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11/03/2020

KR'TNT ! 455 : ROWLAND S. HOWARD + FRIENDS / GORILLAS / THE UNCLE BIKERS / THE PESTICIDES / CHRIS THEPS / GAST / ALICIA F ! / LAIBACH /

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 455

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

12 / 03 / 2020

 

ROWLAND S. HOWARD + FRIENDS / GORILLAS

THE UNCLES BIKERS / THE PESTICIDES

CHRIS THEPS / GAST / ALICIA F ! / LAIBACH

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

La chanson de Rowland

 

Alors c’est à J.P. Shilo qu’échoit le job de l’ersatz. Et pas n’importe quel ersatz : celui de Rowland S. Howard, certainement l’un des guitaristes les plus originaux de son temps, comme le fut Robert Quine à New York. Pour s’en convaincre définitivement, il suffit de sortir de l’étagère n’importe quel Row disk, qu’il s’agisse de the Birthday Party, These Immortal Souls, Crime & The City Solution, ou bien des albums enregistrés en duo avec Lydia Lunch ou Nikki Sudden, ou encore ses deux albums solo : il s’y passe chaque fois des événements soniques assez uniques dans l’histoire de l’événementiel incriminé. Row fut un sculpteur de son exceptionnel, un authentique tisseur de soies, un Jaguar-man féérique, une espèce de force motrice qui sut, comme le fit Robert Quine avec Richard Hell, porter aux nues un rock ambitieux qui rompait les amarres avec le commun des mortels. Oh bien sûr, on ira pas jusqu’à dire que ce rock est à la portée de tous, mais il comblera d’aise les esprits curieux et enchantera les âmes aventureuses. Car c’est bien de cela dont il s’agit, d’une aventure sonique sans concession. Il ne s’agit plus de pop, ni de rock, il s’agit d’une course folle vers le néant, d’une soif d’inconnu, d’un aller simple pour les limbes. Cette musique sent parfois la mort, mais paradoxalement, son énergie la rend terriblement vivante. Les vampires incarnent eux aussi ce merveilleux paradoxe. Et Row l’incarnait mieux que personne : physiquement, artistiquement. Et J.P. Shilo ? Il fait de son mieux. On sent qu’il est fan, il était déjà là au temps de Pop Crimes, mais sa condition ne lui permet pas d’accéder à l’aristocratie.

C’est plus facile pour des invités comme Lydia Lunch ou Bobby Gillespie. Ils sont devenus légendaires et ils entrent dans le show comme s’ils étaient chez eux. Pas de problème, ça marche à tous les coups. Lydia Lunch est certainement la plus attendue. C’est aujourd’hui une vieille dame mais elle a suffisamment de métier pour ramener le focus sur les chansons. Elle sait encore shaker son shit, on l’a vue l’été dernier rendre un hommage spectaculaire à Alan Vega. Cette fois, elle salue la mémoire de Row dont elle fut la compagne avec un «Endless Fall» rocké jusqu’à l’os de l’ass, accompagnée par Mick Harvey à la guitare acide et Harry Howard au chant. Rien de tel qu’une New-yorkaise issue du sérail de la no-wave pour rocker Paname. Elle fait ensuite entrer Bobby Gillespie pour une somptueuse reprise du «Some Velvet Morning» de Lee Hazlewood. On ne sautait espérer meilleur cocktail de légendarité. C’est aussi un hit que Gillespie reprit en duo avec Kate Moss et dont on recommande l’écoute, chaque fois que l’occasion se présente. Lydia Lunch va ensuite reprendre «Still Burning», l’un de ses all times faves, dit-elle.

Mais c’est Bobby Gillespie qui va exploser le set un peu plus tard, avec une version demented de «Sleep Alone». Il fait son Jagger, danse le rock comme un dieu, le coule dans le groove infectueux que triture Shilo dans son coin. On croirait entendre Primal Scream, Gillespie shake le set en vieux pro du rock anglais, il ramène tout le saint-frusquin auquel on s’attache depuis cinquante ans. Gillespie fait son asperge, il en a les moyens physiques et spirituels. Encore un beautiful freak. Le tribute tourne à la féerie. C’est un peu comme si tous ces gens-là nous conviaient à un festin de mets délicieusement avariés.

L’autre totem de la soirée, c’est bien sûr Harry Howard, le frère de Row, le même genre de beautiful freak, même classe, même présence. Au début su set, il dédie «Marry Me (Lie Lie)» à Epic Soundtracks et le joue sur une basse Ricken rouge. Ce rock extrêmement désespéré ouvre le bal du premier album de These Immortal Souls, dont justement Epic était le batteur. Vers la fin du set, Harry Howard reviendra chanter «The Golden Age Of Bloodshed», l’une de ces chansons désespérantes qui finissent par donner le mal de mer. C’est un son dont il ne faut tout de même pas trop abuser. Ce tribute interminable va quand même durer plus de deux heures. On est content quand ça s’arrête. L’instigateur de cet événement n’est autre que Mick Harvey qu’on voit jouer de tous les instrument, principalement de la batterie. Le voilà devenu entrepreneur conceptuel. C’est aussi lui qui drive le tribute à Gainsbourg et qui s’entoure pour ce faire d’un aréopage de chanteuses nubiles, perpétuant ainsi la légende d’un Gainsbarre qui avait le bec fin en matière de chair fraîche. Mick Harvey gère le tribute à Row de la même manière, en invitant sur scène des petites gonzesses toutes plus roses les unes que les autres, notamment l’excellente Jonnine Standish qui chantait déjà en duo avec Row sur Pop Crimes, en 2009.

The Birthday Party ? Si on y revient, c’est à cause de Row. Un album comme Prayers On Fire ne s’écoute pas de la même façon si on l’écoute pour Row. Cave met le paquet mais Row veille au grain de l’ivresse. Il sort un son très particulier, comme s’il imaginait la grande finesse d’un chaos barbare. Il semble se faufiler dans les couches en jouant un funk androïde rusé comme un renard du désert. C’est en tous les cas l’impression que donne «Zoo Music Girl». On le voit ensuite jouer de la scie sur sa gratte pour créer le climax de «Cry», un cut tapé à l’excédée tétanique. Ces mecs n’en finissent plus d’allumer autour du feu et Cave fait le fou. Mais pour une raison qui nous échappe, aucune parenté ne s’établit avec les rois du scuzz-fuzz, les Chrome Cranks. Et pourtant, le Birthday Party vise le même genre de chaos sonique. On tombe plus loin sur un «Nick The Stripper» assez rampant. Ils créent une espèce de mousse de déstructuration. Seul le drive de basse ressemble à quelque chose. Row se promène dans la pampa. Il faut l’entendre gratter à l’intentionnelle ses tiguilis de gratté de poux. C’est un son gorgé de nuances d’inceste, plein d’horribles sous-entendus, un son qui se pervertit en permanence. Row joue en parallèle une suite de chorus des catacombes. Il a comme on dit le physique de l’emploi. On les voit tourner autour du pot avec «Figure Of Fun» et derrière, Row abat un travail considérable, comme s’il décorait la voûte d’une cathédrale. Ils passent à la heavyness avec «King Ink». Heavyness, chez eux, ça veut dire Max la Menace avec un Row en strapontin de résonance. Il ne joue qu’une matière de son et quand Cave arrête de déconner, Row est là. Ils tapent «A Dead Song» en mode rockab de catacombes. Au fond du boyau, fidèle au poste, Row sonne comme un écho moisi. Well this is the end, chaos supérieur stoppé net. Cave en fait trop dans «Yard». Ils reviennent à la grosse matière avec «Dull». C’est un album dont on ne sort pas indemne. Il faut le dire aux autres. Faites gaffe les gars, n’approchez pas trop près de ce truc. Il a peut être des maladies. Bon, Row fait son travail d’habillage habituel et quand ça s’emballe, alors attention aux yeux. En rééditant l’album, 4AD a rajouté deux cuts, «Blundertown» et «Kathy’s Kisses». Row fait des miracles dans «Blundertown». Il s’installe au fond du son et gratte comme un misérable à deux niveaux. Ses petits accords inoffensifs sonnent comme de la paille, et il double avec du ciselé florentin de bloblotte. Il tisse ses trames maladives dans l’air putride d’un mauvais squat. Terminus ! Tout le monde descend avec «Kathy’s Kisses». Il faut voir ce taré de Cave rentrer dans le lard de ce mauvais funk indus. Il fait le show avec une belle hargne. On comprend qu’il ait survécu à toutes ces horreurs.

Leur deuxième album s’appelle Junkyard. La pochette illustrée renvoie au garage des années de braise. Ce qui frappe le plus dans le bordel de «Blast Off», ce n’est pas la voix de Cave, mais le son de Row. Il est aussi nécessaire au son qu’un squelette l’est à une tombe. Il shake it hard. Il invente un genre nouveau, le catabeat des catacombes. C’est encore Row qui ramène de la crème dans la culotte de «She’s Hit». Il travaille aussi «Dead Joe» au corps de la matière. Pas vraiment de vision, Row semble lancer des attaques. Il sait qu’il faut surprendre l’ennemi, alors il en rajoute. Il amène des choses terribles. Dans «Hamlet», Cave pousse les cris du diable confronté à un bréviaire, mais «Big Jesus Trash Can» est trop exacerbé pour être honnête. Ils se lancent dans une extraordinaire aventure d’anti-rock. À l’époque, il fallait oser. De cut en cut, Cave continue de faire pas mal de ravages et Row reste derrière, toujours en embuscade. Il fait un excellent travail de couverture. «Kewpie Doll» sonne comme une entreprise de démolition, ils sont beaucoup plus secs et austères que les Chrome Cranks. Ils vont sur quelque chose de plus funéraire.

Quand le Birthday Party implose en 1983, Cave et Mick Harvey montent les Bad Seeds, mais sans Row. Probablement à cause de l’hérow. Alors en 1987, Row monte These Immortal Souls avec son frère Harry, Genevieve McGuckin et Epic Soundtracks. Leur premier album s’appelle Get Lost (Don’t Lie). Ils restent dans les big atmospherix avec des cuts comme «Hey Little Child» et «Once In Shadow Once In Sun». Row y va même de bon cœur, il monte vite son swagger de heavy hey en mayo howardienne, avec le festin de notes lunatiques habituelles. L’Once in shadow est même plutôt heavy, tapé dans l’excès, c’est rampé dans un absolu de gutter groove que Row chante à l’écœurette insensible maximaliste. C’est assez puissant. On se repaît de son Once. Ce mec sait de quoi il parle. C’est tentaculaire et impitoyablement drivé dans la tourmente. Quant au reste, ça demeure assez obscur. Si t’es paumé, tu te débrouilles. Tu as voulu faire le con avec ton trip d’acide, alors ne viens pas pleurer si tu n’as plus de repères. Avec Row, telle est la règle. Il envoie ses gerbes de beautiful dégueulis éclabousser le cul du culte. Il a raison de vouloir sanctifier la glorification de l’externalisation. Il sait roamer comme un vieux crocodile épuisé dans la vase, à bout de coke et de daze, ahhh, c’mon. Ce mec te plombe la soirée facilement. Extraordinaire. Disons qu’il poursuit la mission divine de Birthday Party. Il perpétue l’ornière du mec qui ne va pas bien. Il traîne son son comme une serpillière glacée et se prend pour un languide, c’est-à-dire une grosse langue de bœuf à deux pattes.

Le deuxième album de These Immortal Souls s’appelle I’m Never Gonna Die Again, et c’est là dessus qu’on trouve l’un des hauts lieux de Row, «The King Of Kalifornia». Tu as tout de suite le son du mec qui ne va pas bien. Ce génie ravagé de Row ravale la façade de son heavy rock déstructuré. On peut même dire qu’il joue à la folie. C’est jeté dans le mur. Ce dégueulis sonique ressemble à s’y méprendre à une œuvre d’art. The space guitar de Row hante ce cauchemar. Mais tout cela n’est rien en comparaison d’«Insomnicide». Row y sonne la charge des éléphants de Salâmbo Bovary, c’est monstrueux, aussi monstrueux qu’un shoot de Weird Omen. Il joue à l’embolie de dégoulinure fatale. On suivrait Row jusqu’en enfer. Il est capable d’exactions extraordinaires, il gonfle ses notes comme des crapauds. Il n’existe rien de comparable sur cette terre, non, rien de comparable à cette pulsion des mille et une nuits. C’est même monté sur un riff des Stooges. Row repeint le génie, avec ce côté anglican qui lui va si bien. C’est un cut fait pour être visité. Il tartine sa pop qui va mal à longueur d’album. En fait Row est influencé par un Cave qui va mal et qui ne veut pas aller bien. Row triture son son à n’en plus finir, il triture comme un maître tourmenteur de l’Inquisition, il pousse le rock dans ses retranchements, pour le forcer à avouer des péchés qu’il n’a pas commis. «Black Milk» ? Impossible ! Le lait ne peut être noir. Mais Row en décide autrement. Il t’empale et te prévient qu’il va t’empaler le crâne si tu le fais chier, alors fais-le pas chier. Ce monde ne nous correspond plus, c’est un monde biaisé. Laisse tomber, tu ne comprendras rien. Avec «Hyperspace», Row navigue à vue. Il laboure aussi à vue. C’est un laboureur suprême, digne des grands laboureurs du Soviet Suprême. Il peut exploser n’importe quel concept quand il veut. C’est titubé et bardé d’accords malencontreux. Tu as peu de cuts qui sonnent ainsi. Row ne s’intéresse qu’au nowhere land. Row claque son cut jusqu’au bout de l’Hyperspace. Quand il chante «All The Money’s Gone», tout s’assombrit. Pas facile d’être le pape de la Tombe Issoire. Et puis voilà, il termine avec «Crowned». Merci Row pour cette partie de plaisir coupable, thank you wonderful freak. Derrière, l’Epic bat ça sec.

Row participe aussi à l’aventure de Crime & The City Solution, avec son frère Harry, Epic Soundtracks, Mick Harvey et Simon Bonney. Un premier mini-album, Just South Of Heaven, parait en 1985. On les voit tous les cinq au dos de la pochette, frais émoulus du moulin à café. C’est Browyn Adams qui peint le ciel tourmenté de la pochette, une sorte de Boudin qui ne va pas bien. Boudin ? Eugène, bien sûr, l’empereur des ciels. Alors dès «Rose Blue», on voit que ça ne va pas. Ils sortent un son très caviste, extrêmement pesant. Ça va mal, oh la la. Voilà un disque dont on ne fera pas ses choux gras. Rien n’est au format chanson, Row et ses amis se complaisent dans le dark atmospherix, un monde opaque, sans port d’attache. En B, c’est Harry Rowland qui mène le bal avec son stomp de basse dans «Five Stone Walls» - Going to hate those walls/ Till the day I die - Puis Row fait la pluie et le beau temps dans «Trouble Come This Morning» avec un thème spatio-temporel assez admirable.

On retrouve Row sur le deuxième album de Crime & The City Solution, Room Of Lights, paru l’année suivante. On peut parler ici d’un album assez dense. Simon Bonney chante à la vraie voix et «No Money No Honey» renoue avec l’esprit howardien des cauchemars gériatriques. Soudain, Row fout le souk dans la médina avec «Hey Sinkiller». Epic bat le beurre. On retrouve chez Crime la passion du big atmopsherix, et quand Row mène le bal, ça tourne au puissant délire comateux. Simon Bonney ultra-chante son «Six Bells Chime». Ce mec est une force de la nature et les arpèges surnaturels de Row l’excitent au plus haut point. Row sculpte l’espace sonore en permanence et joue des arpèges qui ressemblent à des spectres. Chez eux, tout est chargé de nuages noirs. Simon Bonney plombe d’entrée de jeu «Untouchable» et Row décore le cut de notes rondes comme des boules de sapin de Noël. Il joue ses trucs avec un sens aigu de l’apesanteur et vise de toute évidence l’apocalypse. C’est un spécialiste de la descente aux enfers, ses notes stridentes sentent bon la folie douce. On le voit aussi allumer «Her Room Of Lights», hey hey, il gratte la java des catacombes, avec un son unique au monde, si dense et si proche du rrrrring d’une roulette de dentiste, ce mec rayonne comme un soleil noir, c’est battu à la Bo Diddley et d’une rare densité maladive. Sur la version CD, on trouve des bonus dont l’excellent «Five Stone Walls» monté sur un big bassmatic impérieux. Row revient teinter le clair de la lune dans «The Wailing Wall», il gratte dans l’espace temps, il navigue au niveau qui l’intéresse et ce n’est pas forcément le tien, d’où l’intérêt de la démarche. C’est Row qui décide, comme dans «Trouble Come This Morning». Il peut jouer dans sa résonance et trouver le moyen de sortir un son terrible. Il est partout dans le son, c’est un voyageur, il rôde en permanence, il joue tout ce qu’il peut jouer avec la parcimonie d’un vampire récalcitrant.

Nikki Suden et Rowland S. Howard ont enregistré pas mal de choses ensemble, notamment Kiss You Kidnapped Charabanc. C’est un album assez sombre que hante le fantôme Row. Il ne faut rien attendre de ces deux là, ils ne feront aucun effort pour se rendre aimables. Leur «Don’t Explain» est assez désespérant. Ils ne sortent pas de leur routine de coups d’acou. Tout est très plombé, comme privé d’avenir. «Better Blood» est presque une chanson de vampire. Nikki Sudden ne peut pas s’empêcher de faire du Sudden avec son «Debutante Blues». Il semble toujours gratter la même rengaine, avec des faux semblants de Stonesy. Par sa finesse, la partie de slide de Row rappelle celles de Brian Jones. D’ailleurs, Row tâte de tous les instruments, sur cet album, dulcimer, bouzouki, comme le fit jadis Brian Jones. Le cut captivant de l’album s’appelle «Sob Story», du pur jus de Row joué au sonic groove des catacombes.

I Knew Buffalo Bill fut longtemps considéré comme un album culte, car on y retrouve un sacré conglomérat : Jeremy Gluck, Nikki Sudden, Rowland S. Howard, Epic Soundtracks et Jeffey Lee Pierce. C’est le weird sound qui domine sur les quatre faces. «Looking For A Place To Fall» file sur un big easy drive de workout Rowlandish. On le sent rôder dans le son, il le gorge de stridences. Avec «Too Long», ils quittent le chemin de Damas et vont plus sur la pop. Tout au long de l’album, Row joue son petit rôle d’efflanqué du son dans les ténèbres, là-bas au fond du studio. Nikki Sudden domine largement l’ensemble avec ces délicatesses d’acou auxquelles il nous a tellement habitués. «Four Seasons Of Trouble» sonne comme du Sudden d’essor mesuré et prend enfin tournure dans un torrent de relentless. Nikki Sudden reste bel et bien le roi des mélancoliques, il n’en finit plus de tartiner sa plainte à la surface du rock anglais, c’est bardé d’ambiances superbes, de basses, de drums et de chœurs fêlés. Puis on voit Row venir hanter «All My Secrets» à la slide du cheval mort. Il est spectral, et certains relents de son renvoient aux Stones de «You Got The Silver». Row hante les corridors du son, il se passe des choses extraordinaires dans les couches du cut, il gratte à double dose. Le thème remonte à la surface après un blanc en forme de suspense. En rééditant l’album, Munster a rajouté un disque entier de démos et d’outtakes. Le «Burning Skulls Rise» rappelle le Brian Jonestown Massacre. Row et Lydia Lunch le reprendront ensuite sur scène. «The Proving Trail» est certainement le hit de l’album. On trouve aussi un «Threw This Away» monté sur la progression d’accords de «Like A Rolling Stone». Il se pourrait que Jeffrey Lee Pierce chante «Prayer Of A Gunman», tellement c’est désespéré. Tout cet album est bardé de son et d’allant.

Lydia Lunch & Rowland S. Howard enregistrent Honeymoon In Red en 1987. On y trouve une excellente version de «Some Velvet Morning». Elle duette avec un Row qui chante à la petite dégueulée. Aw my God, il se prend pour un Lee Hazlewood en difficulté et Lydia fait sa Nancy avec un ton atrocement faux de lullabye bye. Ils sont immondes. Ils enterrent vivant l’un des plus baux classiques de la pop américaine. Il ne faut pas s’aventurer trop loin dans les parages de cette femme. Elle cultive une sorte de goût pour la dérive mal intentionnée et l’ancolie sadiste. Avec «Three Kings», elle vient se couler dans un dirty groove de funk punkoïde orchestré par son ami Row. Ah comme ce mec est vénéneux ! Il fait aboyer sa guitare dans la nuit. Il joue le groove des squelettes dans une scène de George A. Romero, il vise le dénaturé implacable, il distille le malencontreux jerk des catacombes. On a encore du Row pur et dur avec «Still Burning». Il chante encore plus mal qu’elle. C’est à la fois mauvais et comique. Quasi-caricatural. Aussi inutile qu’une brebis périmée. Lydia Lunch fait encore des siennes sur «Fields Of Fire». Diable, comme elle chante mal, parfois. Elle tartine plus qu’elle ne chante. On serait presque tenté de plaindre cette pauvre fille. Mais on se régale de «Dead In The Head», balayé par les infernales pluies acides du grand Rowland S. Howard. Il chante derrière elle et gratte sa gratte avec une singulière appétence. C’est mortifère en diable. Il ne vit que pour la ferraille de son. Il frise régulièrement le génie.

Paru en 1991, Shotgun Wedding est le grand album classique de Lydia Lunch & Rowland S. Howard. C’est du Kill Bill avant la lettre. Quel album ! «Burning Skulls» fait partie des cuts qui ne devraient jamais s’arrêter. Sur un tempo bien heavy, Lydia écrase ses syllabes comme des mégots, avec l’insistance d’une prédatrice. Et ce diable de Row joue à la clameur délétère. C’est à la fois superbe, gothique et plombé, embrasé aux alentours et monté sur un beat qu’il faut bien qualifier de royal. Row vole le show. Il lancine atrocement et arrose le cut du meilleur jus d’acide disponible sur le marché. Ils font un duo historique avec «Endless Fall». C’est vrai, ils sonnent comme une bénédiction, Row crée des dynamiques à coups de renvois, people die, et ils relancent à deux. L’autre énormité de l’album s’appelle «Pigeon Town», riffé d’entrée de jeu. Row ne rigole pas avec la marchandise et cette garce de Lydia Lunch chante comme la plus vulgaire des putes. Ah ils sont jolis ! Row n’en finit plus de jouer à l’alerte rouge et se montre d’une incroyable théâtralité. Le son fait foi. Row joue ça jusqu’au trognon. Des mecs comme lui ne courent pas les rues. Tiens, voilà «Cisco Sunset», monté sur un heavy groove de basse. Lydia Lunch s’y glisse humidement. C’est du grand Lunch. Elle chante à la racine du beat, Row concasse ses septièmes d’accords de jazz pendant qu’elle part à la dérive dans le moonshine. Elle chante avec toute la maturité de chipie mal dégrossie dont elle est capable. En guise de clin d’œil à Alice Cooper, Row joue «Black Juju» à la pire clameur de l’univers connu. Cette diablesse de Lydia Lunch tente de calmer le jeu, mais à quoi bon ? Les bites lui échappent des mains, c’est foutu d’avance. Elle profite d’«In My Time Of Dying» pour rivaliser de nullité avec la Wendy O Williams des Plasmatics. Elle n’a aucune présence vocale. Elle bâtit sa réputation sur autre chose. Ils chauffent «Solar Hex» à blanc et tapent «What Is Money» au mood berlinois, avec tout l’undergut d’une femme qui a du vécu à revendre. Row gratte ses puces, il joue au circus géométrique de l’after-punk et Lydia Lunch se vautre dans la mélasse avec sa voix aigre et grasse d’une vétérante de la campagne de Russie. C’est encore du big heavy sound. On peut faire confiance à Row pour ça.

On retrouve la plupart de toutes ces merveilles sur un live paru chez Bang et intitulé Siberia. Row et Lydia Lunch jouaient au Paradiso en 1993 et foutaient le souk dans la médina avec «Pigeon Town». Row y multiplie les coups fourrés. Cette femme et cette guitare constituent sans doute l’une des meilleures associations de l’époque : junk new-yorkais + gothique howardien. On y entend un Row jouer dans les dernières convulsions du spasme ultime. Il ne fait que passer des tourmentes solotiques exceptionnelles. Ce mec sort du son à n’en plus finir. Il le monte en chantilly gothique. Encore des fantastiques climats soniques dans «What Is Memory». Lydia Lunch vient touiller ce brasier impérieux, en bonne touilleuse de braise qui se respecte. Elle élève le niveau de l’Atmopsherix à n’en plus finir. On voit bien que Row est lui aussi au sommet de son art tempestueux. Il joue des rafales extraordinaires. Ils bouclent leur bal d’A avec «Still Burning» qu’ils chantent à deux. Row hante le son, et plus la bassline est grasse, plus il est virulent. La B vaut elle aussi le détour, avec cet «Incubator» emmené à la grosse lancinance. Le gang de Row avance à pas d’éléphants et il tisse dans ce bordel d’infernales toiles de venin sonique. Tiens, voilà «Burning Skulls» et son riff de cathédrale. Plombé et magnifique à la fois. C’est leur hit le plus convaincu, il semble luire dans la nuit. Row tisse sa dentelle flamboyante dans le background du cut. Il est étincelant de présence, il irradie son son comme le ferait le soleil noir des légendes barbituriques. Ils terminent avec l’excellent «Black Juju» d’Alice Cooper. C’est visité par des vents terribles. Row est le prince du vent mauvais. Avec sa tête de piaf, il foutrait presque la trouille aux épouvantails. Beau final apocalyptique gratté à l’essaim bourdonnant par un Row en pleine crise mystique. Ah comme c’est puissant !

Dans Mojo, Andrew Perry décrit bien le style de Row : «He chanelled rock’n’roll through a cyclone of avant-noise.» Oui, c’est exactement ça, un cyclone d’avant-noise, un son unique. Mick Harvey raconte que Row l’appela en 1999 pour lui demander de venir en Australie l’aider à enregistrer son premier album solo. Row suivait un ‘weird’ traitement de détox et pendant deux semaines, dit Harvey, ils enregistrèrent intensively - It was like all the stars were aligned and he made his best record - Brian Hooper des Beasts Of Bourbon vint faire des overdubs de basse sur l’album, mais après. Harvey et Row enregistrèrent donc tous les deux, playing wild and free. Harvey ajoute que Row n’était pas un prolific guy. Il ne composait qu’une ou deux chansons dans l’année. Il soignait particulièrement ses textes et chaque vers tapait en plein dans le mille. Sur son premier album solo, les chansons représentent six ans de travail.

Ce premier album solo s’appelle Teenage Stuff Film. Il démarre sur un «Dead Radio» violonné à la grinçante malencontreuse - You’re there for me like cigarettes/ But I havn’t sucked enough on you yet - Voilà, le ton est donné. Il vise comme d’habitude le climatique tourmenté. Il chante son «Breakdown» d’une voix pâteuse très peu zélée - Sweet Jesus/ Ask for Christ - Joli breakdown, en vérité. En fait, Row tartine son miel. Il ne cherche pas à plaire. On est pas chez Stong. Il fait son job de loser patenté, avec des guitares latentes qui renvoient bien sûr au Velvet. On sent qu’«I Burnt Your Clothes» est déterminé à ne pas s’en sortir. C’est monté sur un bassmatic infâme. Row fait du pur Row, il erre comme un Fantôme du Bengale perdu dans la Nuit des Longs Couteaux, sur fond d’heartbeat orloffien. S’ensuit un «Exit Everything» arpenté au kilomètre et peu suivi d’effets. On trouve deux reprises sur l’album, «She Cried» de Jay & The Americans et «White Wedding» de Billy Idol, que Row admirait pour son funny side of rock-star posturing nonsense. Le groove de «Silver Chain» refuse lui aussi d’aller bien, porté par un orgue en point d’orgue. Parfois on écoute Row errer, parfois on passe au cut suivant. Le génie lugubre de Row peut fatiguer l’ouvrier, surtout au soir d’une rude journée de labeur. Il faut imaginer le pauvre ouvrier qui rame pour se payer un disk comme celui-là et qui dégueule de fatigue en écoutant son achat. Row ne se préoccupe pas du confort de la classe ouvrière, mais il n’est pas le seul. On sait que les intellos de gauche ne s’en préoccupent pas non plus. Ils pensent surtout à savonner leur savonnette. Alors que Row, c’est un peu moins pire, il ne songe qu’à rower dans les brancards. Il sort parfois des accords effervescents. «Undone» vaut pour un tour de Row long de 7 minutes. Big Row on the run. Mick Harvey : «Rowland was one of those rare guitar players with a completely distinctive sound and style, and he really cultivated that.» (Row était l’un de ces guitaristes capables de sortir un son très distinctif et il cultivait cette singularité). Et il ajoute : «Mostly he was working inside the song on what his guitar was adding to the atmosphere and how it was playing around the vocals.» (Row travaillait essentiellement à l’intérieur de la chanson, il enrichissait l’atmosphère et rôdait autour du chant).

En fait, le tribute à Rowland S. Howard programmé à la Maroquiqui porte le nom de son deuxième et dernier album solo, Pop Crimes, paru en 2009, l’année de sa disparition. Non seulement on y retrouve la plupart des cuts joués sur scène, mais aussi trois des principaux acteurs de la soirée : Mick Harvey, J.P. Shilo et Jonnine Standish qui, justement, se tape la part du lion dans l’album en duettant avec Row sur l’excellent «(I Know) A Girl Called Jonny». Elle chante à la langueur monotone, d’un ton qui colle au palais comme le bonbon colle au papier - I’m a Joan of Arc/ Of teenage lust - C’est excellent. La configuration du tribute est celle de l’album, puisque Mick Harvey bat le beurre et Shilo joue de la basse (et de la strangeness - sic). Row chante son «Shut Me Down» d’une voix incroyablement tentaculaire. Il va chercher les meilleurs effets dévastatoires. Il paraît jouer un son en constant glissement, c’est en tous les cas l’impression que donne «Life’s What You Make It», ces glissements de matières glacées qu’on filme dans les zones du globe inhabitables. Ça va même encore plus loin, puisque le son paraît enveloppé de son. Row ne cherche pas midi à quatorze heures, la clé des Pop Crimes, c’est l’absolu du son, c’est-à-dire le son pour le son. Autrement dit, une ambiance à l’arrêt, mais un arrêt un peu spécial, l’arrêt de mort, avec ses stridences de terminalité afférentes. Ça ne va pas au-delà. Row se montre pourtant assez héroïque. Il tente des virées spectaculaires, mais il faut que le groove s’installe pour qu’il puisse virer. Il y a du Artaud en Row, de toute évidence. Au bassmatic, Shilo fait bien son job de maître groover, il charge même ses lignes d’arrière-pensées, alors Row peut piquer sa crise. Il entre dans le morceau titre avec une étrange ferveur. Ce démon de Row arrose son groove des fièvres habituelles - Nothing good can comme out of this/ But the open hole of the zero/ And the open heart surgery kiss - Tout est moufté dans le son de Row et personne ne moufte. Il faudrait presque être initié pour écouter «Wayward Man» - And when I kiss you darling/ Does it stick in your craw ? - Fantastique shake de gutter shit - Was there a poverty of care/ When I cared for you - C’est explosif. Il faut en profiter tant qu’il est encore temps, car après ça, Row c’est fini. Comme le fit son frère Harry l’autre soir, Row boucle le set avec le lugubre «The Golden Age Of Bloodshed». Big heavy Row de fin de non-recevoir.

C’est à Mick Harvey que revient le mot de la fin : «Rowland was a very gentle person, and a gentleman, but he was carrying some things with him which were pretty negative as well.» (Row était un homme charmant et même un gentleman, mais il avait aussi des côtés extrêmement négatifs). Harvey rappelle que Row était furieux de voir Harvey et Cave continuer sans lui après Birthday Party, mais comme le précise perfidement Harvey, il n’a jamais compris pourquoi c’était nécessaire.

Signé : Cazengler, Roland Coward

Tribute to Rowland S. Howard. La Maroquinerie. Paris XXe. 8 février 2020

The Birthday Party. Prayers On Fire. Missing Link 1981

The Birthday Party. Junkyard. Missing Link 1982

These Immortal Souls. Get Lost (Don’t Lie). Mute 1987

These Immortal Souls. I’m Never Gonna Die Again. Mute 1992

Crime & The City Solution. Just South Of Heaven. Mute 1985

Crime & The City Solution. Room Of Lights. Mute 1986

Nikki Suden & Rowland S. Howard. Kiss You Kidnapped Charabanc. Creation Records 1987

Jeremy Gluck, Nikki Sudden & Rowland S. Howard. I Knew Buffalo Bill. Flicknife Records 1987

Lydia Lunch & Rowland S. Howard. Honeymoon In Red. Widowspeak 1987

Lydia Lunch & Rowland S. Howard. Shotgun Wedding. Triple X Records 1991

Rowland S. Howard. Teenage Stuff Film. Relient Records 1999

Rowland S. Howard. Pop Crimes. Liberation Music 2009

Lydia Lunch & Rowland S. Howard. Siberia. Bang Records 2017

 

Gare aux Gorilles - Part Two

 

En 1977, Giovani Damono déclarait dans Sounds : «The Gorillas are unashamesly out to make good-time rock’n’roll pure and simple. They’re the nearest in spirit to early Small Faces, Slade and The Who.» (Les Gorillas ne sont là que pour jouer du rock pur et dur, dans l’esprit des Small Faces, de Slade et des Who). Phillip King ressort cette coupure de presse pour célébrer la parution de Why Wait ‘Till Tomorrow 1974-1981, un double album compilatoire des Hammersmith Gorillas paru sur Just Add Water, ce petit label de San Francisco spécialisé dans la réédition de glam des seventies. Ils rééditent aussi Terry Stamp, Trevor White et les Coloured Balls. Go see their site.

En 1976, les Hammersmith Gorillas étaient en route pour la gloire. Rien ne pouvait les freiner. Ceux qui les connaissaient n’avaient aucun doute là-dessus. Le plus convaincu était bien sûr Jesse Hector qui décida un jour de se réinventer : «Un jour je me suis mis devant le miroir et j’ai coupé mes cheveux. Je voulais trouver un look that would kill. J’ai coupé court sur le sommet et gardé mes rouflaquettes. J’avais une coupe de skinhead par derrière, mod sur le sommet du crâne, avec des rouflaquettes de rockab et une raie au milieu. J’étais le seul à être coiffé comme ça. J’avais le plus beau look du monde. Mais je ne pouvais pas sortir. Dans la rue, les gens devenaient dingues en me voyant, les bagnoles se rentraient dedans, les chauffeurs livreurs me lorgnaient d’un sale œil. C’était génial. Ça marchait. C’était le commencement du mouvement punk.» Tout le monde trouve les Gorillas superbes, sauf Mickie Most : Jesse Hector et ses deux amis viennent le trouver chez lui à Maida Vale et Most les envoie sur les roses. En bande son de cet épisode tragi-comique, on entend ce fantastique hit mod digne des Small Faces, «I Live In Style In Maida Vale», terrific de délicatesse arty (qui figure d’ailleurs sur le double album compilatoire). Tout ce qui touche à Jesse Hector est d’une classe absolue, le moindre détail, la moindre anecdote tape en plein dans ce mille qu’on adore, qui fut aussi le mille des New York Dolls, des early Stones et tous les groupes qui y croyaient dur comme fer et qui savaient s’en donner les moyens. Dans ces cas qu’on peut qualifier d’extrêmes, il faut comprendre que le rock est une religion. Où comme le dirait Diderot, une vocation religieuse. C’est ça ou rien. Le rien n’est pas possible et dans le ça, tout est possible.

Sur scène, Jesse Hector en donne aux gens pour leur argent. Il leur fait du concentré de windmill, une sorte de résumé de Keith Richards et de Pete Townshend, il dynamite les dynamiteurs, c’est-à-dire les Kinks de Really Got Me, heavy bash in the face, dégelée d’Excalibur de barroom de bonne bourre, avec son look-out, son k-k-k-killer solo flash et son plombé de référence. Il redonne aussi au stomp ses lettres de noblesse avec «She’s My Gal». Jesse Hector annonce à Chris Welsh qu’il vont ravager l’Angleterre - We’re going to take the country by storm - et annonce fièrement qu’après l’Angleterre, ce sera le tour de l’Amérique. Et pouf, il préfigure les terribles provocations des frères Reid et des frères Gallagher dans la presse anglaise : «C’est simple. Je suis un mec très spécial. Bientôt les kids m’admireront autant qu’ils ont admiré Jagger, Townshend et Hendrix. Chacun son tour. C’est maintenant le mien !»

Dans ses liners d’une extraordinaire densité, Phillip King évoque la filiation Gorillas/Third World War («Hammersmith Guerilla») et les étapes qui ont précédé l’avènement des Gorillas : Crushed Butler (avec Darryl Read et Alan Butler) puis Helter Skelter dont le mini-album est régulièrement réédité. Comme Mickie Most a jeté les Gorillas, Jesse Hector se tourne alors vers Larry Page qui lui conseille de reprendre «You Really Got Me», le mesmerizer définitif qu’on trouve aussi sur le double album compilatoire. Lors de cette session historique avec Larry Page, les Gorillas enregistrèrent en plus «I Live In Style In Maida Vale» et une cover du «Luxury» des Stones - Working so hard/ I’m working for the company/Working so hard/ To keep you in the luxury - et le plus choquant de cette histoire, c’est que ces merveilles vont rester inédites jusqu’en 1999, quand paraît Gorilla Got Me sur Big beat. Histoire incompréhensible !

Pour vivre, les Gorillas doivent abandonner leurs rêves de gloire et bosser comme tout le monde. La batteur Gary Anderson travaille chez un imprimeur, alors que Jesse Hector et Alan Butler bossent early in the morning pour des boîtes qui font le ménage dans les bureaux. Jesse prend les choses du bon côté et dit que ça laisse du temps pour répéter dans la journée. Ils tentent plusieurs fois de redémarrer et enregistrent de nouvelles merveilles épouvantables, «Moonshine» et «Shame Shame Shame» qui, une fois de plus, restent inexplicablement lettres mortes. On entend pourtant de vieux relents de cocotage glam dans Shame. Pareil, ces trucs n’apparaîtront que beaucoup plus tard, sur Gorilla Got Me et bien sûr, Just Add Water n’oublie pas de les caser dans son trip compilatoire. C’est drôle, car on connaît tous ces cuts par cœur, mais chaque fois qu’on les recroise, ils produisent un effet particulier, un sorte d’émotion non feinte, comme si ces cuts d’apparence ordinaire frétillaient d’excitation. On retrouve aussi l’excellent «Miss Dynamite» en B, heavy boogie hectorien hanté par des chœurs dignes de ceux des Stones dans «Sympathy For The Devil». C’est un son très anglais, très pur, très proche de celui des Stones de l’âge d’or. Rien qu’avec sa «Miss Dynamite», Jesse Hector avait largement de quoi foutre le souk dans la médina.

Foutre le souk ? Nous y voilà. Le souvenir le plus spectaculaire des Gorillas est sans doute celui que Phillip King pointe dans Ugly Things. Comme vous le savez, Cyril Jordan publie dans chaque numéro d’Ugly Things un feuilleton de ses souvenirs intitulé The San Francisco Beat. Dans le numéro de l’été 2016, Cyril Jordan évoque une tournée des Groovies en France avec les Gorillas en première partie. Miam miam. Les voilà au Mans et à 9 h les Gorillas démarrent en trombe de blitz avec «Purple Haze». Cyril Jordan dit qu’ils jouent fort, encore plus fort que the Frost from Ann Arbor Michigan. Et pouf, le courant saute. Plus rien. Plus de lumières dans la salle. Panique générale. Plus de lumières non plus dans la rue, ni dans la ville, ni dans le département. Alerte rouge ! Holy shit ! fait Cyril ! Havoc ! Les gens fuient dans les ténèbres en poussant des hurlements, on entend des sirènes de police comme à Detroit en 1967. Les chars arrivent. Les Gorillas entrent dans la légende : kings of blackout !

Pour les ceusses qui ne disposent ni du Gorilla Got Me ni des singles, le double compilatoire que vient de pondre Just Add Water est une véritable aubaine, car tout y est, à commencer par le heavy glam de «Leavin’ ‘Ome» bien cocoté à l’undergut d’Hammersmith, mais aussi ces merveilles héroïques que sont «Gatecrasher», «Gorilla Got Me» et sa belle frenzy, avec un Alan Butler qui mène le bal du bassmatic, et puis cette incroyable dégelée tirée de l’album Message To The World (paru en 1978), «Outta My Brain». C’est joué dans l’urgence des Small Faces, hanté par le bas de manche d’Alan Butler et embarqué dans une sorte de spectaculaire précipitation. Power & style. On trouve aussi ces puissants coups d’épée dans l’eau que sont «I’m Seventeen», modèle absolu de claquemure hectorienne, comme si Jesse Hector donnait rendez-vous à tout ce qui fait la grandeur du rock anglais, et «Move It», dernier single des Gorillas, modèle de stomping ground véracitaire. La seule nouveauté se trouve sur la D : six cuts enregistrés live au Nashville Room en janvier 1997. Bon, le son n’est pas fameux et les Gorillas jouent extrêmement heavy, comme si les piles du magnétophone étaient usées. On sent qu’ils ont du mal à casser la baraque. Ils taillent la route à coupes de «Leavin’ ‘Ome» et de «Gatecrasher». Le «Come On Over» vaut pour une belle incitation à l’émeute des sens.

Apparemment, Jesse a plus de chance aujourd’hui qu’avant, car les canards anglais lui déroulent le tapis rouge. Le dernier en date, c’est Vive Le Rock, avec trois pages bien remplies, illustrées par la photo de pochette de l’album Message To The World. En guise de hors-d’œuvre, Jesse réaffirme sa foi inextinguible - I’m gonna die that way - Soixante-douze balais et toujours aussi incapable de se calmer - Rock’n’roll will always be there - Ça fait du bien de lire de telles déclarations. Le bon rock n’a-t-il pas toujours été l’affaire des esprits éclairés ? C’est un point sur lequel on vous laisse méditer. Mais l’embellie ne dure pas longtemps, car Hugh Gulland pose des questions à la con, du genre : «N’êtes-vous pas un pub rock band ?». Jesse est obligé de tout reprendre à zéro. Il rappelle qu’on les a considérés tour à tour comme un pub-rock band, un punk band, un glam band, un mod band ou un heavy metal band. Il est bien obligé de se marrer avec toutes ces conneries. Il se débarrasse du problème en disant que les Gorillas étaient un punk rock’n’roll Soul mod heavy band. What more do you want ? À ce moment là, Guilland comprend qu’il a raté belle une occasion de fermer sa gueule. Jesse affirme que les Gorillas étaient surtout un sixties band féru de Beatles, de Small Faces, de Who et de Jimi Hendrix, git it ? Il ajoute qu’il leur doit tout. Absolument tout. Il a observé leur façon de bouger sur scène, their unique way of moving, il s’en est inspiré en poussant le bouchon un tout petit peu plus loin. Du coup, Guilland s’étonne :

— Alors ça aurait dû marcher ?

— Non !

— Pourquoi ?

— Parce qu’on a fait les cons en quittant Chiswick et Ted Carroll pour aller chez Raw. Fatale erreur.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est Ted Carroll qui organisait les tournées en Angleterre.

Jesse rappelle aussi qu’il a adoré les punks, car il revivait avec eux l’explosion du British Beat et de tous ces groupes ultra-énervés comme les Small Faces et les Who. Jesse n’en finit plus de dire que les punks méritent le respect, rien que pour ça et pour les accents politiques. En 1977, les Gorillas étaient ancrés dans les sixties et jouaient avec les punks, ce qui était assez inconfortable. On appelle ça le cul entre deux chaises.

— Les Dolls chez Biba ? Oui je les ai vus, mais je ne les ai pas approchés de trop près.

Il dit adorer leurs deux albums comme il adore le premier album des Stooges - It was fucking crazy wasn’t it ! Yeah we were with that, all the way through ! - Puis le voilà parti dans les hommages à ses pairs, Third World War et Jook - Look at Jook, their singles are all hits ! They should have gone to number one, all bloody five of them ! (Regarde Jook, tous leurs singles étaient des hits, ils auraient dû être des number one, tous les cinq).

— Alors pourquoi ça n’a pas marché ?

— La BBC voit des photos et dit : «Oh they’re hard, we don’t want ‘em». Et pouf terminé, à dégager.

On en vient enfin au point le plus important : la bonne santé de Jesse et son allure de rock star incroyablement bien préservée. Son secret ? Pas l’alcool ni de clopes ni de dope. Il fait un boulot très physique qui lui permet de s’entretenir et, pour finir, il fait gaffe à ce qu’il avale. Pas de junk food. Que de la bonne came : des crevettes et des coques. Coques en stock, as would say Captain Ad Hoc.

Signé : Cazengler, Vessie Hectare

Hammersmith Gorillas. Why Wait ‘Till Tomorrow 1974-1981. Just Add Water 2019

Hugh Gullang : Gorillas and the myth. Vive Le Rock # 69

 

BAGNOLET / 06 – 03 – 2020

ESPACE DENNIS HOPPER

UNCLES BIKERS / THE PESTICIDES

CHRIS THEPS / GAST / ALICIA. F !

 

Question épineuse. Rue de L'épine Prolongée. Ma vaste mémoire flanche, moi qui ai durant plusieurs années travaillé à Montreuil, où est-ce au juste ? Mais la Teuf-Teuf rigole et me console, ne fais pas la moue Damie c'est à la Noue, un jeu pour nous, t'inquiète, toutes les bagnoles connaissent Bagnolet, un coup de guignolet dans le réservoir, et hop mon fidèle destrier à quatre roues me dépose sans coup férir et sans GPS devant l'Espace Dennis Hopper. Lieu dédié à toutes les contre-cultures assure son FB. Toutes je ne sais pas, mais ce soir, indéniablement c'est bikers et rock'n'roll. Accueil sympathique et vaste local. Food-truck garé dans un hall immense rempli de véhicules, paddock à motos au fond de la salle à concert, sol cimenté, murs revêtus d'un noir fuligineux, endroit parfait pour des concerts de rock garage !

Entrée en haut d'un escalier extérieur, sur votre gauche le bar dans une pièce dans laquelle une cinquantaine de personnes tiendraient à l'aise, pour les amateurs de vieux films américains un billard trône dans une espèce d'antichambre, immédiatement suivie d'un incongru salon de vieux fauteuils rococo dépenaillés, décor idéal pour une de ces glauques nouvelles de fantômes dont Jean Lorrain possédait le génie angoissant. En tout cas le lieu oscille entre loft délabré d'artiste new-yorkais et local de MJC des années 70.

UNCLES BIKERS

Rien à dire une galure, ça file de l'allure, ça vous pose un homme. Demandez à Sonny Boy Williamson, le deuxième, pas le premier qui fut assassiné dans une rue de Chicago, mais celui qui venu à l'American Folk Blues Festival refusait de se départir de son chapeau melon. Est-ce pour cela pour que sur la balance le chanteur chapeauté des Uncles Bikers sortit son harmonica pour illustrer de longues trilles le Suzie Q de Dale Hawkins. En tout cas les Uncles Bikers sont plutôt sixties-seventies-road que Delta. Pas de surprise, groupe à reprises. Sixties-seventies. Z'aiment les Stones, cela tombe bien, nous aussi. Nous font un appel du pied avec ce vieux morceau ultra-macho, Under my thumb maintes fois cité dès sa sortie pour mettre en évidence l'irrespectueuse et cynique attitude des Rolling envers la gent féminine. Se débrouillent bien, même si Pascal à la batterie, nous semble marquer les temps forts avec trop de netteté. C'est que la frappe de Charlie Watts est des plus difficiles à imiter, à première oreille rien de plus carré, hélas avec des angles pas très droits, elle est marquée par un déséquilibre perpétuel, une instabilité chronique qui infuse à chaque morceau ce roulement d'avalanche qui reste la marque la plus prononcée du style stonien. Mais le Pascal va vite nous en mettre plein la vue pour quelques ronds de zinc. Au début l'on n'y croit, non ce n'est pas possible, ils n'oseraient jamais, comment peuvent-ils se permettre cette hérésie, certes ce tremblement de guitare, et ces avancées à pas de loups de la basse, indiscutable, c'est Riders on the storm, et l'orgue, ils ont oublié qu'il se taille la part du lion et la peau de la panthère sur ce titre culte des Doors, et c'est là que Pascal, nous azimute, pas besoin d'orgue puisqu'il a des cymbales et il vous trousse la mayonnaise au manganèse, vous installe l'ambiance, un incoercible bruissement de pluie sur la chaussée mouillée, qui aurait pu imaginer que l'on puisse rendre l'ambiance ouatée si particulière de ce chef-d'oeuvre sur une simple batterie. L'est sûr que sur sa basse Hervé ne chôme pas, vous dépose la noirceur du monde sur le bitume de l'âme. Rebel Rebel, ne dites pas bof oui, mais Bowie, un riff un tantinet bébête quand on y pense, un véritable casse-gueule, paraît facile, deux funambules, guitare et vocal, obligés de se croiser sur un fil unique, ne s'agit pas de s'emmêler les pinceaux, chacun à sa place, et que personne ne fasse un pas de trop sur les plates-bandes de l'autre. N'ont pas sorti toute la marchandise en une seule fois. Notamment Jean-Michel qui au début est resté discret, on le prenait presque pour un accompagnateur, et puis il faut réviser son jugement, ne s'est guère étendu dans les premières interventions de pyromane patenté, bien fait, toutefois le minimum syndical, mais à chaque fois il la ramène un peu plus, et bientôt vous vous espérez l'instant où il plante sa guitare dans un rayon de projecteur, et qu'il vous égrène ses soli solides à la lead, oui qu'il prenne son temps, qu'il vous envoûte, que vous puissiez vous délecter, et lui crier chapeau ! On l'avait oublié celui-là, il y a longtemps que maître corbeau s'en est débarrassé, nous apprend que c'est la deuxième fois qu'il joue en public avec le groupe, l'est à l'aise, le gaillard prend du plaisir à se pavaner sur le devant de la scène. L'est comme le Monsieur Loyal du cirque qui annonce le numéro du trapèze de la mort, ou du tigre mangeur d'hommes, mais c'est lui qui s'y colle sans souci, et il chante avec cette certitude courageuse du dompteur qui plonge sa tête entre les crocs sanguinolents du sauvage félin rayé, et c'est parti pour un Brown Sugar tumultueux qui ravit son monde. De temps en temps il sort son harmo pour glisser deux ou trois maux de plus au malheur bleu -ombre du monde, mais ce qu'il préfère c'est jouer avec la hampe du micro qu'il manipule avec l'adresse diabolique d'un spadassin arrêtant de son hallebarde une charge de cavalerie. Sont vivement applaudis. Pour deux raisons. D'abord ils ont mis le feu, ensuite avec avec leur interprétation, beaucoup plus incisive qu'au sound-check, de Suzie Q ils nous ont convaincu que la donzelle devait avoir un joli petit cul.

THE PESTICIDES

L'est seul. A la guitare. Vissé dans sa vareuse blanche, un look entre Brian Jones et Cyril Jordan. Mais un visage plus ravagé. En lame de couteau, sous des épanchements de cheveux blonds. Les affres de l'artiste maudit. Le génie incompris. Toute la légende dispersée du romantisme rameutée dans cette position de corps cassé en deux, comme penché au-dessus de l'abîme d'un naufrage. A ses pieds, delays et boîte à rythmes. Pas une accumulation. Le strict minimum. La beauté et la pose de l'ange déchu solitaire. Byronien.

Sont là toutes les deux. Trois pas en arrière. Sur sa gauche. Vous ne voyez qu'elles. Depuis un moment elles attirent tous les regards. Leurs pantalons rouges à carreaux écossais dardent toutes les brûlures. Talons-boots boostent leur silhouette. Le bas est d'amarante, le haut est de sable. Vous aimeriez monter plus haut, mais la blancheur pallide de la coupole de leurs seins qui dépassent un peu de l'échancrure de leur justaucorps noirs vous retient malgré vous. Blancs aussi les bras sous les rémiges alanguies de leur tunique noire, leur lèvres saignent telles les entailles d'une plaie mortelle, les ailes noires de leur longue chevelure encadrent leur visage. Noir, blanc, rouge. Couleurs du grand-œuvre alchimique. Filles charnelles, oui. Âme sœurs, oui. Mais l'une est l'autre. Et l'autre est l'une. Pour le moment immobiles. Sont-elles la vie qui s'offre ou la mort qui se refuse, toute deux en chacune indiciblement mêlées, cygnes blancs qui font signe et cormorans noirs de leurs corps mourant d'opalescence.

Le maître de cérémonie allume sur son cordier les zébrures électriques. Alors derrière les ballerines s'animent. Doucement. Elles chantent aussi. Mais pour l'instant vous ne voyez que leurs mouvements à l'unisson, presque saccadés, une pantomime qui se peu à peu se complexifie. Elles sont face à vous mais l'effet de miroir se déroule entre elles côte à côte. Si au début elles ont fait les mêmes gestes ensemble, bientôt ce haussement de la main gauche jusqu'au visage, l'autre l'exécute de la main droite et tout un enchaînement gesticulatif de jeux de psychés dissociés se suivent comme si le geste de l'une était le négatif photographique de l'autre. Vous êtes perdu dans un labyrinthe infini. Est-ce un hasard si ce premier morceau s'intitule Death Circle.

Mais le jeu se dédouble. Le même principe sera appliqué au chant. Elles alternent, chacune étant tour à tour l'écho de l'autre. Et puis elles se dissocient, chacune dans sa partie. Au début, les voix sont comme étouffées, mais elles prennent force et intensité. Une fission s'opère. Elles se séparent, chacune jouant sa partie, bizarre comme si elles chantaient a capella sur les stridences de la guitare. le sang afflue et gonfle les veines du désir. Elles étaient vestales et les voici lubriques vénustés. Sex Share.

Elles ont allumé le feu. Et lui qui ne les regarde pas subit cette pression dévorante du désir. Se munit d'un archet pour infliger une fessée à ses cordes, et le doigt ganté d'un bottleneck, pointé droit debout, symbole phallique prêt à appuyer sur le bouton atomique, elles viennent à lui, se collent à lui, l'une l'excite, l'autre l'incite, la guitare mugit comme le taureau de Pasiphaé, Take Me.

Il s'éloigne du devant de la scène, la musique hurle toute seule, elles chantent et lui revient, ouvre un cahier et nous restitue la signification des paroles anglaises. Prends moi, Attache-moi, Sois brutal, vous leur auriez donné le bon dieu sans confession et maintenant ce sont elles qui vous offrent leurs confessions de jeunes femelles désirantes, et si vous restez, le bon dieu lui s'est enfui pour ne pas entendre.

Le musicien de ces damoiselles appariée est revenu, il était vêtu de blanc candide mais il jouait la musique du diable, la musique vrombit, la guitare vous cisaille les oreilles, toutes deux sont déchaînées. Trashy twin girls. Elles engoulent l'appel des goules affamées le soir dans les cimetières, elles vous hélent pour que vous veniez vous joindre à cette nuit walpurgienne, le public s'est dangereusement rapproché, sex and rock'n'roll. Elles quittent la scène sur une dernière sarabande infernale C'mon let's go !

C'était leur première apparition publique. Un grand pas écologique vient d'être franchi dans votre vie. Vous n'avez plus peur des pesticides.

CHRIS THEPS

L'a une dégaine incroyable Chris Theps, vous donne l'impression que le grand Keith est un de vos potes. Mais ce soir il a encore mieux, un orchestre. Pas symphonique avec violons pleurnichards et harpe doucereuse. Un rock band. Un vrai. Avec des zicos qui savent jouer. Et qui ne s'en privent pas. Si par hasard vous n'aimez pas le rock, décampez avant qu'ils commencent, car sinon le piège se referme sur vous. Imaginez que vous êtes entré par hasard sans le faire exprès dans le Colisée juste à l'heure où l'Empereur Néron avait décidé d'octroyer leur nourriture à cinq ou six fauves affamés, je ne donne pas cher de votre peau. C'est exactement ce qui s'est passé lorsqu'ils ont lancé les hostilités. A la différence près que nous on adore les grandes tourmentes qui fondent sur vous et vous ratiboisent le cerveau en moins de deux.

Faut répartir les dommages. Au fond vous avez le batteur. Un fou furieux. Doivent le sortir de sa cellule capitonnée de Charenton juste pour les concerts. Un gars qui manque cruellement de vocabulaire, ne sait pas ce que veut dire des verbes tout simples comme s'arrêter ou respirer. N'est pas comme le Vésuve endormi depuis deux mille ans. Lui il vous détruit une Pompéi et un Herculanum systématiquement à chaque morceau. Attention pas une brute, un artiste. L'on se demande pourquoi il a deux mains, tape avec l'une et avec la seconde il s'amuse à imiter les majorettes avec sa baguette. Une frappe infernale, vous passe les breaks à une cadence folle, avec lui les peaux tendues de ses tambours ne chôment pas, ça résonne de partout, vous donne l'impression qu'ils les frappent toutes en même temps, c'est un peu comme les coups de fusil, l'est si rapide que le son claque après que la balle vous a déjà traversé le corps.

Le guitariste est peut-être encore pire. N'a pas joué un seul solo de toute l'heure. Non il n'était pas en grève.  Chris Theps a dû lui dire tu pourrais me faire un petit solo, et le guy il est entré en solo perpétuel. L'a la guitare qui agonise sans arrêt. Nous fait le coup du chant du cygne immortel qui ne parvient pas à mourir. Vous déverse des ribambelles de notes à n'en plus finir. Des traînées de poudre infinies. Guitar super-héros. Un maniaque de la six cordes, avec lui, ce n'est jamais trop. De temps en temps lorsque Chris l'appelle il s'avance et vous vous apercevez qu'il peut jouer encore plus vite, qu'il vous torpille les oreilles avec de notes encore plus aigües et vous avez l'impression que votre tête explose, touchée-coulée.

Les ennuis volent en escadrille. Vous pensiez que le pire était dans les deux paragraphes précédents. Erreur sur toute la ligne de basse. Il reste encore un criminel. L'a dû lire Il ne fait pas assez noir de Joë Bousquet, si vous comparez les deux artistes à un feu d'artifice, celui-ci est un générateur de nuit. A hautes fréquences. Des ondes scorbutiques qui vous déchaussent les dents. Un pervers. Apparemment il ne fait rien. Mais c'est un exponanteur. La tonitruance fracassante et le flamboiement de ses deux camarades, il a décidé de les rendre encore plus percutantes, plus perçantes. L'a compris que ce sont les obscurités indélébiles de la voûte céleste qui rendent les étoiles filantes encore plus visibles, alors il bouche tous les blancs sonores, vous noircit tout l'espace auditif, ce qui était avalanches d'éboulements il vous le compactise, vous le transforme en aérolithe monstrueux d'une extraordinaire densité qui fonce sur votre planète. Vous comprenez enfin ce qu'ont dû ressentir les dinosaures dans les instants qui ont précédé leur extinction.

Chris devrait être en crise. Comment voudriez-vous qu'il place un seul mot dans ce magma. Comme si de rien n'était. En plus il se met à votre portée, chante en français, pourquoi choisir la facilité du volapük d'outre-manche quand on sait faire plus compliqué en le vieil idiome des terres françoises. Ce qui est inquiétant avec Chris c'est son aisance. L'est aussi à l'aise parmi cet équipage de pirates que s'il faisait des entrechats pour présenter le gala de charité des petits rats de l'Opéra. L'a une grâce féline instinctive. Le rugissement du tigre aussi. Dès qu'il ouvre la bouche il couvre le vacarme de ses camarades. Attention l'a une science consommée du chant, sait quand il faut porter la voix, en ces moments de kérosène kairosique où il faut glisser la coque de son bateau entre les redoutables masses des icebergs qui s'entrechoquent.

Une loi innée du rock'n'roll. Si vous avez de bons musiciens c'est bien. Si vous y adjoignez un bon vocaliste c'est mieux. C'est-là que se fait la différence. Les deux parties se transcendent. Avec Chris c'est un régal. Vous invective de toute sa raucité. Vous prend à partie, vous menace. Elle n'est pas Belle la vie ? Commente comment il a écrit Paris en réaction à Charlie ( l'hebdo qui rencontra plus bête et plus méchant que lui ). Des paroles violentes Flinguez mais teintées d'optimisme. Le jour se lève.

Non je n'ai pas oublié. Sur certains morceaux, il y avait un sax et en plus sur la fin du concert Pascal à l'harmonica. Pas facile pour eux d'intervenir sur cette boule noire de forte compacticité, surtout avec un seul micro pour deux, mais ils ont réussi à dégoupiller quelques grenades dans les tranchées.

Un set uppercut, un grand moment de rock'n'roll, la force des Faces pour ceux qui connaissent.

GAST

Il aurait mieux valu suivre la programmation prévue. Mais Gast s'est précipité pour squatter la scène et passer avant Alicia F ! Un manque évident de courtoisie, une attitude pas vraiment rock'n'roll d'autant plus que les enjeux étaient minimes... En furent mal récompensés, le public qui déserta et des ennuis systématiques pour lancer les morceaux. Se définissent comme un groupe de Love Rock Metal. Une formule un peu curieuse. D'autant plus qu'ils n'ont guère manifesté d'amour...

Mi-figue, mi raisin. Pas résolument rock, pas résolument metal. Il semblerait que Gast mise avant tout sur les lyrics. Les titres ne sont pas sans une certaine grandiloquence : Le calme m'emporte, Odyssée, Le sacre de l'homme, d'où cette impression qu'ils veulent installer un certain climat poétique pour les accompagner. Une musique comme immobile, un océan au repos, mais qui couvre les paroles ce qui contrevient quelque peu au projet initial. D'autant plus dommage que les voix trafiquées doivent participer d'un projet dont on a du mal à envisager l'ampleur. Un parti-pris difficile par nature. Soit vous privilégiez le sens des vocables et toute la partie musicale se réduit en musique d'accompagnement – cela est patent sur leur soundcloud – soit vous favorisez l'aspect musical ce qu'ils ont fait sur scène mais alors il faut y aller franco de port. On a envie de leur dire d'écouter comment des groupes comme Yes ( celui des débuts ) ont agi pour réaliser l'équilibre voix /musique.

Gast possède les ingrédients, notamment Julio un batteur à la frappe très personnelle, un bon guitariste Jeco, mais ils n'ont pas encore la recette. Et puis, bien se rappeler une chose élémentaire : aucun groupe de rock n'est parvenu à sauver le monde.

ALICIA F !

Chez Kr'tnt ! on ne vous fait pas le coup des Vingt ans après à la Alexandre Dumas chez nous c'est carrément la semaine suivante. Vous avez aimé Alicia F ! dans la livraison 454, ce sera bis repetita, Farenheit 455 ! Mais attention ce n'est pas le retour à l'identique. Les circonstances ne sont pas les mêmes, comparée au timbre-poste de l'Holy Holster, la scène de L'Espace Denis Hopper c'est un terrain de foot. Vous savez les garnements plus on leur en donne, plus ils en prennent. Et puis quand ils montent sur scène sont encore un peu remontés, un reste de zeste de mauvaise humeur, personne n'aime qu'on lui subtilise sa place dans la file d'attente du cinéma, sont comme le boa constrictor contrarié.

Sont à leur poste en trente secondes. N'y a qu'à regarder Fred Kolinski, d'habitude il ne départit jamais d'une certaine attitude Olympienne au-dessus de la mêlée bassement humaine, mais ce coup-ci il a le visage marqué de la même expression déterminée que Ramsès II, quand lors de la bataille de Qadesh, il s'est saisi des rênes de son char de guerre pour mener la charge sur la cavalerie Hittite, et un et deux, l'a adopté la frappe cataphractaire, celle par laquelle il vous rapproche de votre catafalque mortuaire. Tony Marlow lui a emboîté le pas séance tenante. Pour les fioritures psychédéliques l'on verra la prochaine fois, cette fois il plonge direct dans l'ergonomie rock'n'roll, au plus près du riff, vous plante directement le harpon de la guitare dans le ventre de la baleine blanche, elle se démène comme une tornade, mais Tony la tient ferme, et l'on sait d'avance qui va gagner la partie. Même Fred Lherm en a oublié de sourire, l'en a la basse qui grimace de rage, d'habitude elle est plus coulante, plus détendue, cette fois-ci elle a les sourcils froncés et sur ses lèvres se dessine l'ombre d'un rictus vindicatif... Ce soir le plat de la vengeance sera servie brûlant. Comme par hasard l'assistance qui s'était éclipsée au set précédent rapplique en nombre.

Tout ça pour une fille ! C'est que vous n'avez jamais croisé ses yeux verts. Quand elle les pose sur vous vous ressentez les vipères de Cléopâtre qui rampent sur votre torse. Se tient sagement devant vous, une collégienne qui attend le feu vert du professeur pour réciter la leçon d'histoire. Toutefois une tenue un peu provocante d'élève rock'n'roll, sa mini-jupe, sa manière de la porter telle une corolle vénéneuse de pétales noirs, ses bras de nacre nue, ses jambes résillées, ses cheveux de flamme, ses tatous de ceux que l'on retrouve dessinés dans les marges des cahiers j'écris-ton-nom : désir ! Celui fiévreux des drames de Tennessee Williams.

Alicia chante rock'n'roll, c'est-à-dire qu'elle utilise aussi bien sa voix que son corps. Sa chair autant que son cœur. En un seul mot, cette quadrature se nomme l'esprit. Elle a une manière d'entrer dans un morceau, que ce soit un vieux classique mille fois repris ou ses propres compositions ( musique : Tony Marlow ), et de s'y impliquer avec une telle force que son interprétation vaut certificat d'authenticité. Elle restitue un héritage, d'instinct elle s'inscrit dans une lignée qui vient de loin, elle projette les mots comme des crachats de cobra du Mozambique, atteignent tous leurs cibles, à l'intérieur de vous, transpercent les nodosités de vos rêves, et pour qu'ils fassent encore plus mal, pour que la plaie purule davantage, elle pousse de temps en temps des cris qui s'enfoncent en vous comme des doigts de chirurgien dans une fracture ouverte.

Mais peut-être que ses prestations s'apparentent davantage à de la danse qu'à un tour de chant. Une espèce de ballet solitaire, tel que Mallarmé en a rêvé pour le finale des Noces d'Hérodiade. Juste le corps et le désir. Une espèce d'abstraction mise en scène aux yeux de tous pour exprimer, par les ulcérations du mime, les pulsions animales qui nous construisent et nous détruisent. Juste quelques pas sur Speedrock, l'hymne à son chat, mais cette manière de miauler et de déplacer que vous ne savez plus si c'est la peluche d'une petite fille qui s'anime à la manière d'un dessin animé ou le Seigneur Immémorial des Toits qui rôde à la recherche d'une proie pour sa cruauté de félin en chasse.

Vous avez eu le chat. Vous aurez l'autre face. La chienne vicieuse de I wanna be your dog, la voici à terre, sur le ventre, jambes écartées, elle lèche le micro-pénis qu'elle se tend à elle-même, et puis elle s'expose, s'assoit, ramène ses jambes devant vous, les écarte afin de vous montrer les rousseurs de ses dessous, elle vous aveugle de sa féminité, de sa liberté à vous lancer des miettes d'envie comme l'on nourrit les pigeons dans les squares municipaux. Et tout cela dans une vertigineuse retenue, elle ouvre l'abîme pour mieux le refermer. Elle a tout donné en vous empêchant de rien prendre. Alicia ou l'ambiguïté du rock'n'roll.

Un set torride. De bout en bout. A bout portant. Ils ont aussi joué I fought the law, et ils ont gagné.

Damie Chad.

P. S. : il restait encore deux groupes à passer, mais très tôt, le matin même, j'avais à faire. Sorry.

LAIBACH

 

Le livre n'arbore aucun titre. Il n'est pas facile à lire. Ce n'est pas que le texte soit d'une complexité inouïe, mais quand vous le tenez il vous brûle les mains. Pas du tout au sens métaphorique. C'est que sa couverture vous ébrèche les doigts, elle est réalisée en papier de verre. Particulièrement épais. D'un noir peu engageant. Celui que vous utilisez lorsque vous grattez la grille de votre portail que vous désirez ( est-ce vraiment un désir ? ) repeindre. En plus elle est agrémentée d'une croix en acier, pas un dessin, un objet, qui évoque quelque peu la croix nazie. Son titre relégué en bas de page de garde – teinte gris souris - intérieure risque de vous sembler énigmatique.

NSK

Neue Slowenishe Kunst

RENDEZ-VOUS GRENOBLE

( Editions Kasemate )

 

Les Editions Kasemate n'existent plus depuis décembre 2019. Elles ont été sabordées par leur éditeur-animateur Alexandre Thévenot. Dégoûté du milieu littéraire. Nous ne pouvons que le comprendre. Ce qui nous empêche pas de le regretter. Deux années d'existence auront suffi à faire d'elle un objet littéraire non identifié. Ses tirages minuscules, confectionnés à la main, encres, papiers, matières, formats, finement appariés sont appelés à devenir des objets de collection. Ce qui leur permettra de ne pas se perdre dans la mémoire humaines mais les inscrit d'office dans ces convulsions accapareuses qui motivent trop souvent les adeptes de la bibliophilie davantage intéressés par la valeur marchande d'un produit que par le contenu des idées manifestées dans ces brûlots idéens... Nous avions particulièrement apprécié ces plaquettes dédiées à la littérature symboliste et fin de siècle, par exemple cette réédition de poésies de Georges Rodenbach.

Ce NSK Rendez-vous Grenoble avait été préparé pour accompagner la semaine du 11 au 14 octobre 2018 consacrée en la cité grenobloise aux activités ( conférences, expositions, films, éditions ), de la NSK.

IL ETAIT UNE FOIS EN YOUGOSLAVIE

AURELIE DOS SANTOS

Qui se cache derrière les initiales NSK ? Un regroupement d'artistes slovènes. Notamment à partir du groupe Irwin ( voir plus loin ). Les membres du NSK, dont Laibach est un organe des plus importants, entendent promouvoir un art total. Cette volonté fait sans doute référence à l'idée d'art total initiée par Wagner qui entendait allier musique, chant, théâtre, danse, poésie, peinture, sculpture – pensez aux décors pour ces deux derniers ingrédients - dans ses opéras. L'idée de collectif artistique réside en le principe participatif que chacun des membres apporte selon ses moyens d'expression ses créations à l'émergence d'une vision commune. Mais il vaudrait mieux envisager cette notion d'art total en art totalitaire et même en art de dénonciation du totalitarisme politique. L'on aborde vite des terrains mouvants. Il ne s'agit en rien de dénoncer les totalitarismes en opposition aux vertus démocratiques. Ce genre de discours très en vogue de par chez nous sur les médias de masse n'était pas de mise dans la pratique du NSK, né en Tchécoslovaquie au début des années 80, sous le communisme.

Cet Art Total joue sur les symboles, ceux des iconographies communistes et fascistes, le but est de montrer que des régimes politiques qui se sont en leurs temps farouchement opposés et qui se sont livrés une guerre sans merci, relèvent d'une même pratique totalitaire. L'idée n'est pas neuve. A tel point que va naître le concept d'art-rétro-futuriste. Le NSK joue avec les représentations graphiques des régimes communistes et fascistes pour en dénoncer l'inanité pornographique représentative. Lorsque la Tchécoslovaquie sera démembrée et que ses différentes parties pourront goûter aux délices du capitalisme démocratique financier, celui-ci sera aussi considéré sous ses aspects totalitaires et aura droit aux mêmes dénonciations.

Le NSK se revendique autant du suprématisme que du constructivisme russe, autant de Dada que de l'Internationale Situationniste, autant de Marcel Duchamp que de Guy Débord, le tout en une espèce de dé-constructionisme déleuzienne... qui politiquement se manifestera dans les faits par l'éclatement de la Tchécoslovaquie en plusieurs états nations. L'on touche ici à une certaine contradiction, la dénonciation initiale de l'existence d'un état totalitaire qui se traduit par la création de plusieurs mini-états tout aussi totalitaires. L'on peut ainsi se dire que la partition de la Tchécoslovaquie n'a guère engendré sur le plan politique quelque chose de bien nouveau, et peut-être même en déduire que si la NSK a emprunté les vieilles formes des avant-gardes du début du vingtième siècle c'est qu'elle a été autant incapable de créer de nouvelles formes artistiques que la société tchécoslovaque - dont elle n'était qu'un surgeon et qu'elle voulait transformer - n'a réussi à fomenter de nouvelles esquisses associatives politiques. A tel point que la NSK en est venue à créer un Etat trans-national virtuel, une espèce d'utopie fantôme – si vous voulez rester optimiste vous le qualifierez d'organisme non gouvernemental - qui pour ma part évoque quelque peu la démarche de Robert Musil qui dans son roman L'Homme sans qualité transforme l'Autriche-Hongrie en Cacanie afin de dénoncer d'autant plus librement et vivement la folie des nations européennes en train de se précipiter tête baissée dans la guerre de 14-18, conflit dont l'inanité aura, entre autres, pour conséquences la germination des avant-gardes politiques du vingtième siècle et la naissance des totalitarismes fasciste et communiste... Le serpent se mord la queue mais a du mal à n'en faire qu'une bouchée...

'' WE COME IN PEACE '' : LAIBACH

OU L'ART DE LA FUGUE

FREDERIC CLAISSE

La NSK n'est pas sans rappeler l'éclosion du mouvement futuriste en Italie et en URSS. Deux pays comme par hasard dévorés par le fascisme et le communisme. Le futurisme fut un mouvement artistique multiforme dont les tentatives les plus significatives s'exercèrent en peinture et en musique. Question peinture nous renvoyons le lecteur à la troisième partie de cet ouvrage. S'il est une figure oubliée du futurisme, c'est celle du compositeur Luigi Russolo, il est l'auteur d'un manifeste intitulé L'Art des Bruits qui est au fondement de la musique bruitiste, électro-acoustique et industrielle. Il construisit ses propres instruments qu'il cacha dans un grenier parisien – il était réfugié anti-fasciste – mais qu'il ne retrouva pas après la guerre... Les esprits curieux peuvent aller sur You Tube écouter les rares documents sonores ( Serenata per intonarumori e strumenti, par exemple ) qui nous restent.

Laibach – ce nom n'a rien à voir avec l'expression américaine laid-back qui désigne une musique facile à écouter, il est le nom de la ville slovène Trbovlje lors de la présence allemande dans la région, ce qui équivalait à une provocation pour le régime communiste de Tchécoslovaque - est vraisemblablement le groupe constitutif du NSK le plus célèbre, il est même une des premières formations industrielles européennes à obtenir une aura internationale.

Musicalement Laibach ne me semble pas une réussite. Je ne veux pas dire qu'il joue de la mauvaise musique mais que celle-ci est tellement fidèle à l'idéologie du NSK qu'elle tourne à la parodie. Laibach s'en défend en affirmant que cet aspect est à entrevoir comme une ironie critique au deuxième degré. N'empêche que sa fausse musique pseudo-classique est peu évolutive, écouter un morceau de Laibach c'est un peu les entendre tous. Regarder une vidéo du groupe nous plonge dans la peinture pompière dans le plus mauvais sens de cette expression. Une question vient vite à l'esprit, se moque-ton du nazisme ou du spectateur ? Question stupide car elle en cache une autre ; celle des engrammes encéphalodiens, que veut-on au juste insuffler avec cette mimétique militaro-romanticico-nazie particulièrement cheap ? D'autre part la répétition de cette imagerie ne trahit-elle pas un essoufflement créateur ? Pour ne pas employer le terme d'infertilité incapacitante, celle-ci d'autant plus marquée que le groupe s'est vite adonné aux reprises, que ce soit l'album Let It Be des Beatles ou les hymnes patriotiques européens. Une démarche en quelque sorte idéologique, qui correspond à l'impossibilité actée ou théorisée de toute tentative d'élaboration de formes musicales nouvelles. Remarquons que si l'on compare l'enthousiasme créatrice des années 1920 à l'encéphalogramme artistique du début de nos années 2020, le fléau de la balance ne penche guère en notre faveur. Le rétro-futurisme nous semble beaucoup plus rétro que futuriste. La raison annonciatrice la plus prophétique reste la geste punk : No future !

IRWIN

LE PROGRAMME DU GROUPE IRWIN

Traduction : MARYLENE DI STEPHANO

Vous l'avez compris, je suis plus que circonspect quant à la teneur créatrice tant iconographique que musicale, et cela même en dehors de toute position politicienne, de Laibach. J'avoue par contre avoir été atterré par les cinq textes qui forment comme le manifeste du collectif de peintres Irwin. Que lit-on : un succédané de formules empruntées à Hegel. L'idée de Totalité certes, mais une totalité ajoutée pour emprunter une formule à la mode ces temps-ci. Que peut-on ajouter à la Totalité. Rien répondront les esprits simplistes. Que si, se hâtent de répondre nos théoriciens, ce qui est en dehors de la Totalité ! Vous ne voyez rien ? Mais Dieu voyons ! Philosophiquement parlant l'on pourrait arguer qu'ils ont mal lu la Phénoménologie d'Hegel qui au-dernier moment, en un tour de passe-passe tout-à-fait ironique, substitue l'Esprit à Dieu. Chacun fait le ménage a sa manière, multiples sont les coups de balai sur le vain plumage de Dieu dirait Mallarmé. Mais que reste-t-il à l'Homme si Dieu persiste à ne pas être tué. Et plounck ! La solution irwinesque retombe dans le vieux christianisme des familles : la souffrance ! Grand bien nous fasse !

L'on me répondra que c'est pour me plonger le nez dans le caca, que dans n'importe quel état terrestre national, nous ne connaîtrons qu'oppression. Que le seul refuge consiste en le NSK State in Time. L'état transnational par excellence qui n'existe pas en tant que Etat car ne reposant sous un aucune surface ou délimitation terrestre. Ce qui entre parenthèses n'abolit pas les Etats existants mais qui se révèle tout autant étatique que tous les autres Etats, certes il est trans-frontalier, une espèce de phalanstère emblématique d'artistes réunis au travers du monde, mais cet Etat in Time est porteur d'une esthétique aussi dirigiste que les élites de nos pays, et qui dit esthétique dit idéologie et qui dit idéologie dit absence de pensée puisque celle-ci est corsetée par des principes manifestes.

LAIBACH

D'autres lectures beaucoup plus libertaires de ce mouvement artistiques peuvent être établies. Nous ne les ignorons pas, mais nous nous en tenons à nos propres vues qui portent davantage sur l'implication philosophique de la démarche que sur ses réalisations objectivales. Cette chronique est à mettre en relation avec celle du livre de Max Ribaric, Blood Axis. Day of Blood. ( in Livraison 452 du 20 / 02 / 2020 ), groupe de Michael Moynihan dont l'entreprise paraît beaucoup plus authentique et moins artificielle. Tout ce qui sépare la dangerosité du loup solitaire d'une intelligentsia artistique qui joue sur la facticité miroitante de la société du spectacle.

Peut-être que Tomaz Hostnik chanteur du premier Laibach – plus proche d'un bruitisme exacerbé que du pompiérisme pseudo-classique que le groupe adopta par la suite - et qui en 1982 se pendit en une sorte de rituel sacrificatoire était-il plus près d'une démarche nationaliste plus radicale similaire à celle entreprise par le jeune adolescent Mickael Moynihan. Hostnik pose par son suicide une question essentielle : la copie à l'identique de l'idéologie fasciste est-elle une dénonciation ou une prise de position pro-nationaliste sincère ? Il semble qu'après la mort de Tomaz Hostnik, Laibach laisse à dessein planer l'ambiguïté laissant à chacun le soin de se positionner. Le groupe agissant comme un révélateur des affects politiques des spectateurs qui assistent à ses concerts soit en reconnaissant en son fort intérieur qu'il est partisan de cette forme d'autoritarisme soit en prenant conscience des dangers d'une société qui s'organiserait sur de telles modalités.

Le rock a souvent été décrit comme l'expression d'une révolte anti-sociale. Contre quoi au juste ? Comme tout art, il peut être la proie de manipulations idéologiques de toutes sortes. Il est bon de le savoir. Tout comme de se rendre compte qu'il s'inscrit aussi dans une filiation et des enjeux culturels, pas uniquement musicaux, qui remontent et s'inscrivent en des déploiements politiques dont il convient de ne pas être dupes.

Damie Chad.

05/03/2020

KR'TNT ! 454: GENE VINCENT / ROD HAMDALLAH / JOHN FOGERTY / ALICIA F ! / TWANGY & TOM TRIO / JAMES BROWN

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 454

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

05 / 03 / 2020

 

GENE VINCENT H.S. ROCKABILLY GENERATION

ROD HAMDALLAH / JOHN FOGERTY

ALICIA F ! / THE TWANGY & TOM TRIO

JAMES BROWN

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

GENE VINCENT

LA LEGENDE DU ROCKABILLY

ROCKABILLY GENERATION

( Hors-Série / Série Limitée / Février 2020 )

 

Rockabilly Generation nous offre son premier numéro spécial consacré à Gene Vincent. Quarante pages dédiés à un des pionniers du rock'n'roll les plus emblématiques. Si cher à de nombreux fans français. La bio de Gene visitée pas à pas, sous la supervision éclairée de Gilles Vignal. Toute une carrière qui aurait pu être plus resplendissante mais il des diamants noirs qui étincellent au cœur des nuits les plus profondes.

Certes on ne résume pas toute une vie aussi riche que celle de Gene Vicent en quarante pages, mais l'essentiel ( et même plus ) est dit. Nombreux documents iconographiques intelligemment choisis et significatifs. Ce numéro spécial ravira autant les connaisseurs que les amateurs de la première et de la dernière heure. L'étrange carrière de Cliff Gallup est aussi présentée par un des meilleurs guitaristes français, Tony Marlow.

Ce premier tirage limité à cent exemplaires est destiné à devenir un collector des bibliothèques des heureux possesseurs. Merci à Pascale Clesh, Maryse Lecoultre, Bryan Kazh, Tony Marlow, Damie Chad, Dominique Faraut et Sergio Kazh.

 

Hamdallah au pays de l’or noir

Rod Hamdallah n’est pas aussi farceur qu’Abdallah, le jeune prince héritier qui fait tourner tout le monde en bourrique dans Tintin Au Pays de l’Or Noir, mais il a un petit côté freluquet qui pourrait à l’extrême limite le rapprocher de ce personnage jadis croqué par l’immense Hergé pour les besoins de la cause des jeunes de 7 à 77 ans. Rod Hamdallah allume aussi des pétards, mais des pétards plus intéressants, ceux du punk-blues tel que pratiqué voici vingt ou trente ans par le Jon Spencer Blues Explosion. Il en a récupéré le panache et l’énergie, et le voyant à l’œuvre se livrer à ses exactions, force est d’applaudir des deux mains.

Pour sa mini-tournée européenne, il est accompagné par les Weird Omen et là, on ne rigole plus. Le jeune prince héritier ne pouvait pas rêver mieux. Pas d’équipe plus dédiée, plus rentre-dedans, plus appropriée que celle-là. C’est même peut-être mieux que s’il avait été accompagné par, mettons, le JSBX. Comme grosse cerise sur le gâteau, le jeune prince héritier dispose du sax de Fred Rollercoaster et ce n’est pas rien. Le son hante le son, et c’est un phénomène qu’on observe que dans deux univers : celui des Weird Omen et celui de Rowland S. Howard.

Sous sa casquette de marin breton, Rod Hamdallah shake bien sa chique. On pourrait croire qu’il a fait toute sa vie. On sent chez lui la petite impatience du big guitar slinger. De toute évidence, ce mec sait naviguer comme un capitaine. On l’avait déjà vu à l’œuvre dans les Legendary Shack Shakers, lors d’un set historique au Cosmic Trip. Cette fois, il récupère le premier rôle et tient bien le cap derrière le micro. Il a tout ce qu’un jeune prince héritier peut espérer : le son, l’aisance, les chansons, le guitar-slinging, la casquette de marin, la fraîcheur juvénile, les flaming sideburns, tout est parfait. Il sait glisser des petites tortillettes fatales entre deux power-chords, il est certainement l’un des guitar killers les plus redoutés de la frontière, il joue en tension permanente, il est plutôt prodigue en matière de ferveur, il ne laisse rien au hasard, aucun blanc ni aucune note errante, tout coule en flux tendu et, comme dirait le Capitaine Haddock, ça rocke en stock, mille sabords ! Il gratte des notes comme s’il en pleuvait, il peut même faire du Kramer, il fait tout ce qu’il veut, comme s’il cédait à tous ses caprices. Il claque ses notes sur sa petite guitare noire sans jamais trop regarder où il pose les doigts. Il joue du médiator comme s’il se taillait à la machette un chemin dans la jungle de Bornéo, ah il faut le voir sur scène, sous sa casquette de capitaine Haddock. Le jeune prince héritier Hamdallah est un sérieux prétendant au trône.

Pour l’instant, il n’existe d’un EP cinq titres sur le marché, mais ce n’est pas un coup d’EP dans l’eau. Et comme sur scène le jeune prince héritier Hamdallah n’en finit plus d’annoncer de nouvelles chansons, et il faut s’attendre à l’avènement prochain d’un big bad fat album. Ce mec est capable d’embarquer n’importe quel groove de heavy rock en enfer. Il s’est spécialisé dans les montées de fièvre, c’est même un orfèvre en la matière. Il faut essayer de l’écouter religieusement, car ça vaut la peine. Il a voix au chapitre, il agit comme s’il se sentait investi d’une mission divine. Il faut voir comme il dégage les bronches avec son «Carry You Home».

Et comme par hasard, qui disait de lui le plus grand bien à la radio ? Mr G, évidemment, sur le mighty Dig It! Radio Show. L’an passé, il en proposa même trois rincettes dans la même soirée, «Think About It», «I Don’t Mind» et «Heartbeat». Comme ça au moins, on savait à quoi s’en tenir. Plus de tergiversation possible. Impossible de rester perplexe, comme un con, les bras ballants et la bouche ouverte. Le message était clair. Rod Hamdallah, avec son nom à coucher dehors ? Vas-y mon gars, saute sur ta mobylette et fonce chez ton disquaire !

Tu comprendras mieux quand tu vas entendre «I Don’t Mind». Le jeune prince héritier tape dans la désinvolture du heavy blues punk jadis promu par le JSBX. Rod Hamballah l’a à sa main, vas-y Rod, on est avec toi. C’est bien qu’il réanime la flamme des vieux JSBX qui furent les héros du temps d’avant. Rod le fait bien raide, à sa façon, il joue la puta del sol jusqu’à l’os de la cucaracha. Que le grand cric le croque, comme dirait le Capitaine Haddock dont Rod a de toute évidence piqué la casquette pendant qu’il cuvait l’une des ces grosses bouteilles de rhum remontées par le Professeur Tournesol des cales de la Licorne. Ah ceux qui ont raté les épisodes de Tintin ne savent pas ce qu’ils ont raté. On pourrait aussi plaindre ceux qui vont rater l’épisode du coup d’EP dans l’eau du prince héritier, ils n’auront plus qu’à sortir leur vieux mouchoir à carreaux pour y verser de chaudes larmes, car quand on a tout raté, c’est la seule chose qui reste à faire. Dommage, car le paradis était à portée de main. Le Capitaine Haddock pourrait en parler savamment, lui qui a écouté l’EP du jeune prince héritier et qui, tonnerre de Brest, l’a trouvé sympa. Pas comme les disques des moules à gaufres qu’on ne nommera pas ici pour ne pas salir le joli blog de Damie Chad, même si l’envie tape au carreau. Tiens, puisqu’on patauge dans les bonnes intentions, voilà un scoop : le morceau préféré du Capitaine Haddock. Il l’avoue sans minauder, c’est «Take Me Back», pourquoi, parce qu’il est aussi explosif que son ancêtre le chevalier François de Hadoque qui fit sauter la Sainte-Barbe de la Licorne. Le jeune prince héritier allume sa mèche lui aussi et boum ! Ça saute. Il fait sauter toutes les possibilités du punk-blues avec une aménité qui l’honore, avec un sens du rampant qui n’attend aucun pardon en retour. Attention à ce jeune prince héritier : il pourrait détrôner Spencer 1er, le Napoléon du blast furnace.

Signé : Cazengler, Rod Abdomen

Rod Hamdallah. Les Nuits de l’Alligator. Le 106. Rouen (76). 15 février 2020

Rod Hamdallah. Think About It EP.

C’est jeudi, c’est Fogerty

La scène se déroule en 1969, chez un petit disquaire caennais installé en face des Galeries. De mémoire, il portait des lunettes et arborait une tignasse noire bien frisée. Tout excité, il brandissait une pochette et parlait d’une voix aiguë :

— Tu connais ça ?

— Euh bah non...

— Creedence Clearwater, un groupe de ricains ! Ça vient tout juste d’arriver. ‘Coute ça !

Il le posa sur la platine et poussa le volume à fond. Et boom, «Born On The Bayou» fit brutalement grimper la température dans la boutica. Le ricain chantait son gut out à l’éraillée vermoulue - Chasin’ down a hoodoo there/ Chasin’ down a hoodoo there !

— Ouh la la ! Ben dis donc !

— Pas mal, hein ? Tu le prends ?

Le disquaire savait très bien ce qu’il faisait. C’était vendu d’avance. Il s’agissait d’un gros cartonné US, une copie de Bayou Country sur America, avec cette horrible pochette divisée en quatre pour recevoir quatre grosses bouilles mal dégrossies. Elles étaient cadrées si serré qu’elles en devenaient laides. Ces mecs ressemblaient à des anti-rock stars mais l’album sonnait le tocsin de la révélation. N’oublions pas qu’en 1969, le Bristish Blues monopolisait l’attention, et les cœurs penchaient plus facilement pour Peter Green et Stan Webb que pour d’obscurs challengers américains. Les Creedence nous bourraient ensuite le mou avec un beau brin de heavy groove ferroviaire intitulé «Graveyard Train», monté sur un seul riff, comme chez Bo Diddley. John Fogerty chantait ça de toutes ses forces. En B, ils continuaient de jiver leur Californian Hell avec «Penthouse Pauper» et ses accords bien acérés - If I were a gambler/ You know I’d never lose - Fogerty chantait comme un dieu, il fallait bien l’admettre - And if I were a guitar player/ Lord/ I’d have to play the blues - On tombait à la suite sur la version définitive de «Proud Mary», l’un des plus beaux hits venus des Amériques, idéal et bien balancé, joué aux beaux accords de revoyure. Ils bouclaient cet album somptueux et rude à la fois avec «Keep On Chooglin’» qui reste l’un des sommets du bon vieux boogie d’antan. Quelle attaque ! Ils maîtrisaient déjà l’art de monter en pression, à coups de shuffle d’harmo dans le rumble doucereux. Un modèle du genre. Les sept minutes du cut étaient bien méritées. Ces mecs n’en finissaient plus de remonter dans l’estime des estaminets.

 

Malgré l’aspect révélatoire, on a ensuite lâché l’affaire. Pourquoi ? Parce que Creedence était dans tous les jukes avec des hits qui semblaient trop parfaits, aussi parfaits que pouvaient l’être le «Venus» des Shocking Blue ou «Whole Lotta Love» qu’on entendait aussi partout. Trop, c’est trop.

Cet été là, Yves, un copain du lycée, me refit le coup du disquaire :

— Tu connais ça ?

— Euh bah...

— Creedence Clearwater, un groupe de ricains ! C’est leur premier album. ‘Coute ça !

Il posa le disque sur sa platine et mit le volume à fond.

— Mais c’est «I Put A Spell On You», l’hit de Scrrrrreamin’ Jay !

— Oui, mais ‘coute leur version !

Effectivement, John Fogerty lui explosait littéralement la bobinette. Exploser Screamin’ Jay, il fallait oser ! On aurait dit que ces mecs descendaient jouer à la cave avec des guitares rouillées. Non seulement Fogerty foutait le feu au chant, mais sa partie de guitare se voulait encore plus terrible. Aw, ces mecs étaient les champions du climax. En retournant la pochette, je vis que cet album sans titre était paru un an avant l’autre, le révélatoire, Bayou Country. Ils jouaient le groove exacerbé de «The Working Man» au gratté de côtes, et on entendait encore une fois une incroyable partie de guitare. On tombait ensuite sur ce remake de «Suzi Q» qui allait les rendre célèbres dans le monde entier. Ils s’imposaient par la grâce de leur groove et basculaient dans l’hypno, avec un Fogerty claquant sa chique et tournicotant dans des effets à sec. C’était un peu trop beau pour être vrai. Qui pouvait prétendre incendier un cut comme il le faisait dans «Ninety Nine & A Half» ? Qui pouvait chanter avec un ton aussi abrasif ? Tout l’album était gorgé de ce son acerbe et bienvenu, sec et claironnant. Ils sortaient parfois des solos du meilleur cru et ils terminaient avec «Walk On The Water», un beau spécimen de boogie blast. John Fogerty y rongeait son os. Il chantait ça à la revancharde de pitbull des cités.

 

Pour des raisons économiques, j’évitais de passer tous les jours devant la vitrine du petit disquaire évoqué plus haut. Sa vitrine était la plus parfaite illustration de la tentation. Oscar Wilde disait de la tentation que le meilleur moyen d’y résister était d’y céder, à quoi il eût fallu ajouter : à condition d’avoir le portefeuille bien garni, ce qui n’était évidemment pas le cas d’un lycéen boutonneux issu de la classe très moyenne. Mais je fus pris ce jour-là d’une crise de hardiesse mêlée d’inconscience et entrai d’un pas aussi ferme que possible dans la boutica. Me voyant ainsi lancé, le frisé alla aussitôt extirper un album d’un bac :

— Tu connais ça ?

— Encore un Creedence ? Mais y viennent-y pas d’en pond’ un ?

— C’est leur troisième ! Ça vient tout juste d’arriver. ‘Coute ça !

Même pas le temps de dire non. Ça partait au triple galop avec «Down On The Corner». Fogerty semblait y chevaucher à la tête d’un bataillon de Confédérés, avec un chapeau à plumeau claquant au vent. Du coup, il perdait tout le spongieux bactériologique du Bayou. Trop aéré, mais quand même bien swingué des bretelles. Ces mecs jouaient cartes sur table. Il n’existait pas de meilleur coup de bluff que Creedence. Les accords d’«It Came Out Of The Sky» sonnaient comme du fer blanc. Délicieux effet. Fogerty élaguait son passage, il ne laissait rien traîner, il claquait son razor sharp au vu et au su de tout le monde. L’album s’appelait Willy And The Poor Boys et la pochette n’inspirait pas confiance. On tombait plus loin sur une version de «Cotton Fields» assez dense et bien fouillée, chantée à la chemise à carreaux bien rugueuse, très différente de celle des Beach Boys. On voyait bien que Fogerty était un mec sincère et qu’il chantait à la demande.

— Alors, pas mal, non ?

— Je préfère Bayou Country. Mais c’est vrai, on voit bien que Fogerty est un mec sincère et qu’y chante à la demande.

Comme il me voyait dubitatif, il retourna l’album et bhhham, «Fortunate Son» explosa dans la boutica. Il s’agissait d’un vrai hit en fer blanc, claqué à l’accord et au shout d’attaque. Fogerty semblait sauter à la gorge de son hit. On sentait chez eux la violente énergie des kids américains qui ont tout pigé. Le disquaire sauta un cut pour aller au suivant, «The Midnight Special». Fogerty y proposait rien de moins qu’un Memphis groove, mais on avait envie de lui dire : «Fais gaffe, Fog, ne déconne pas avec le midnight special, c’est le train des taulards, ce n’est pas un jouet.»

 

Le paternel venait de se faire muter en Haute Normandie et la veille du départ, j’allai dire adieu au copain Yves. Il paya son spliff et sa mousse, et sortit un album de la pile posée par terre contre le mur de sa chambrette.

— Tu connais ça ? Y vient tout juste de sortir !

— Quoi ? Y viennent d’en pond’ deux ! Y sont compèt’ment tarés, ces mecs-là !

— Ah oui mais là, tu vas voir ce que tu vas voir !

Il le mit en route et monta le volume. Boum ! John Fogerty sortait un riff noyé dans les sous-bois pour allumer son «Green River». Il développait une dynamique infernale.

— Tu vois, faut pas prendre ces mecs pour des pines d’alouettes !

— Tu l’as dit bouffi, c’est vachement balèze. Comment qu’y s’appelle ton album ?

Green River !

— Ah ouais ! Quelle pochette !

C’était battu sec et net et sans bavure, ils faisaient du punk des bois, flirtant avec un certain minimalisme et chanté à l’écho du Fog. On aurait presque pu parler d’étalon or du rock américain.

— Attends, t’as pas tout vu !

Avec «Commotion», ils retrouvaient l’esprit de Bayou Country. La basse courait dans le cut comme le furet et Fogerty chantait au gras du menton, c’était plein de rustines de son, de relances de batterie approximatives, mais ces mecs y croyaient dur comme fer, ils jouaient avec la foi du charbonnier et nous embarquaient dans leur délire de véracité exacerbée. Ils offraient encore un festin de son avec «Tombstone Shadow», le riff semblait grossir pour devenir phénoménal. Plus qu’ailleurs, Fogerty semblait y créer un monde. Creedence devenait un groupe épais, ces mecs savaient claquer des notes à la volée. Le copain Yves retourna le disque et «Bad Moon Rising» fit vibrer les carreaux de la fenêtre. On avait beau se dire que leur beat était trop sincère et le chant trop in the face, on cédait au charme toxique de ce hit extrêmement rock’n’roll. Les accords semblaient rebondir, ces mecs n’en finissaient plus de ramener du gusto. «Cross-Tie Walker» sonnait comme le meilleur boogie de tous les temps et ils terminaient avec une version épouvantablement géniale de «The Night Time Is The Right Time». Ils swinguaient leur Night Time à l’extrême, l’infestaient de remugles, le bardaient de chœurs tendancieux qui préfiguraient ceux des punks et Fog chantait à l’incendiaire. Alors qu’ils renouaient avec le divin groove de swamp, Fog vibrait son night time à la folie.

— Génial !

— Tiens, j’te le file, c’est mon cadeau d’adieu.

— Mais non t’es jobard ! J’le ramasserai à Rouen, t’inquéquète donc pas !

 

Ado, on trimbale pas mal de superstitions. L’une d’elle consistait à croire qu’un changement de région allait calmer l’ardeur productiviste des Creedence. Il n’était tout simplement pas possible de les suivre, ni au plan économique, ni au plan émotif. D’autant qu’à l’époque, les bons albums se bousculaient littéralement au portillon.

Un disquaire rouennais s’était installé dans une encoignure, comme une araignée. Physiquement, cet homme n’avait rien d’un disquaire, il aurait pu être prof de techno ou contremaître dans une usine d’aspirateurs, mais il vendait des bons disques, du genre Toe Fat ou Gasoline Alley. Il me laissa farfouiller un bon quart d’heure dans ses bacs, puis il engagea la conversation :

— Vous cherchez quelque chose en particulier, jeune homme ?

— Bah non, j’jette just’ un œil.

— Vous connaissez ce groupe ?

Il brandissait un album. Je vis les barbes et les moustaches et les reconnus immédiatement. Je décidai de faire l’érudit interloqué :

— Mais c’est les zèbres de Creedence ! Y zont pas encore sorti un album, quand même !

— Mais si, il s’appelle Pendulum. Les gens se l’arrachent, vous voulez l’écouter ?

— Alors just’ un ou deux morceaux, just’ pour voir...

Je pris la pochette et vis que le cut qu’on entendait s’appelait «Pagan Baby». Fogerty semblait encore travailler l’inventivité du raw et gardait la mainmise sur le drive. Il se permettait même le luxe d’enclencher de sacrés vieux coups d’overdrive.

— Qu’en pensez-vous ? C’est pas mal, non ?

— Ben ouais, le problème c’est qu’c’est toujours bien. Pour vous, ça doit être sympa de vendre ce genre de p’tite galette.

— Tous les clients n’ont pas forcément bon goût.

Je fis semblant de ne pas entendre le compliment caché. Il sauta le cut suivant pour aller au troisième, «Chameleon». Fogerty semblait monter à bord de son cut comme un mec saute dans un train, avec l’énergie d’un nègre fuyant les champs de coton et les chiens du patron blanc.

— Ah la gueule du truc ! On s’croirait chez Stax !

— Vous allez voir le suivant, c’est un tube !

C’est vrai que «Have You Ever Seen The Rain» sonnait comme le hit pop absolu. Fog chantait à l’aube du rock. Le disquaire retourna l’album pour passer «Born To Move», que Fog semblait chanter sous la carpette.

— Et maintenant, vous allez avoir encore un tube pour le même prix...

Eh oui, comment résister à l’ampleur d’un hit comme «Hey Tonight» ? Fogerty n’en finissait plus d’exploser son vieux boogie blast, et cette affaire commençait à devenir drôlement mythique.

 

Comme je ne voulais pas qu’il me colle sous le nez un nouvel album de Creedence à chaque fois que je mettais les pieds chez lui, je cessai tout simplement d’y aller. Je ne voulais pas passer ma vie à acheter des albums de Creedence. Au moins avec les Stooges et le MC5, on était moins sollicité, ces mecs-là avaient l’élégance de se limiter à trois albums.

C’est chez un nouveau copain de lycée que je découvris par inadvertance le petit nouveau. Le copain Pierrot bricolait des motos anglaises et écoutait accessoirement un peu de rock. Après qu’il m’ait filé la trouille de ma vie en m’emmenant faire un tour aux Essarts derrière lui sur sa BSA, il voulut se faire pardonner en me payant un coup de cidre chez lui. Il vivait dans une ferme, avec ses parents. Il sortit un album de la petite pile posée contre le mur du salon.

— Tu connais ça ?

— Ben ouais, c’est Creedence ! Comment qu’t’as chopé c’truc-là ?

— C’est mon cadeau d’annive ! Ma mère voulait une nouveauté et le disquaire lui a dit que ça venait tout juste de sortir.

— Ouais, je sais, Creedence, ça vient toujours d’sortir. Y z’arrêtent pas, ces mecs-là !

Sur l’horrible pochette on pouvait lire Cosmo’s Factory. Fogerty continuait son petit bonhomme de chemin en chantant ses cuts à la meilleure profondeur de champ. «Ramble Tamble» sonnait comme du big time stuff. Il reprenait aussi un cut de Bo Diddley, «Before You Accuse Me» en mode boogie down et soudain tout valsait avec «Travellin’ Band». Fog s’y montrait aussi raucous que Little Richard, c’mon c’mon ! Ils revenaient plus loin au jungle beat avec «Run Through The Jungle». C’était à la fois sans surprise et terriblement convainquant. Tout le dilemme de Creedence semblait se concentrer dans ce cut emblématique. Pierrot retourna l’album et ça repartit de plus belle avec «Up Around The Bend» qu’on allait entendre continuellement à la radio. Il était impossible d’échapper à l’emprise de ce hit universel. Fog le chantait une fois de plus à l’arrache définitive, il se voulait démesuré, brûlant, c’mon around the wheels ! Il riffait son gimmick dans le feu de l’action. Il rendait ensuite hommage à Elvis avec une version sidérante de «My Baby Left Me». Ça pulsait comme chez Uncle Sam. Fog réinventait la bravado d’Elvis. Le festival se poursuivait avec «Who’ll Stop The Rain», un autre balladif imparable. Fog l’emmenait haut dans le ciel. Il transformait cet album en paradis du rock. On sentait que Fog était devenu l’un des plus brillants songwriters d’Amérique, il naviguait au même niveau que Lou Reed et Bob Dylan. Il savait faire éclore la rose du meilleur rock américain. Il enchaînait avec une version hallucinante d’«I Heard Through The Grapevine» qu’il swinguait comme un démon. On sentait chez lui une passion dévorante pour la Soul et la musique des blacks et il ramenait un léger accent américain dans l’éclat du groove. On voyait bien qu’il allait perdre la tête - About to lose my mind - il faisait du very big Creedence gratté à l’accord.

 

En rentrant du lycée se soir-là, je vis mon cadeau d’annive posé sur la table à manger du salon. Il fallut attendre la fin du repas pour l’ouvrir. Le dernier Creedence, Mardi Gras ! La belle-doche me dit qu’elle avait suivi le conseil du disquaire.

— Lequel ?

— Celui qui se trouve dans une encoignure.

— Ah bah d’accord ! Y l’en rate pas une, ce mec-là !

Un peu plus tard, je descendis dans la cave où je dormais et mis Mardi Gras sur la platine, histoire de tâter le terrain. Ce démon de Fog attaquait à la ferveur des cabanes avec «Looking For A Reason». Avec ce shoot d’Americana, il devenait the king of the Cajun thang ! On ne pouvait décidément rien espérer de mieux. Il revenait ensuite aux racines du big American rock à la ZZ Top avec «Take It Like A Friend». Fog ne chantait pas sous le boisseau, il le râclait, et Stu Cook faisait pouetter sa basse. Avec toute cette désinvolture, ils grimpaient une fois de plus au sommet de leur art. On se régalait d’entendre cette basse pouet-pouet dans le fond ! Fog terminait son bal d’A en chatouillant sa femme entre les cuisses et ça semblait faire son effet, en tous les cas «Someday Never Comes» passait comme une lettre à la poste. Fog se spécialisait dans une Americana de gros sabots. La B semblait moins évidente. Il fallait attendre «Sweet Hitch-Hiker» pour renouer avec le pur jus. Fog y swinguait sa chique et chantait à l’échaudée, la bouche en feu, avec du reviens-y de riffing. Terrific ! Il redevenait tout simplement énorme, il fallait le voir rebondir dans le beat.

 

Tous les fans de Fog devraient lire son autobio, même si elle est écrite en anglais et pas encore traduite. Fog n’est pas un crack de l’écriture et donc sa prose est d’un accès extraordinairement facile. Rien à voir avec Oscar Wilde. Autre particularité : ce n’est pas à proprement parler un livre sur la musique. Fog traite principalement d’un sujet : l’arnaque dont il a été victime. Il consacre les deux tiers de son livre à nous raconter comment il se l’est fait mettre profond en signant bêtement un contrat. Il l’a vraiment très mal vécu. Un vrai traumatisme. On croyait que l’histoire de Creedence était une histoire gaie, celle de quatre kids qui pondaient des tubes comme d’autres pondent des œufs, mais Fog fait de cette histoire un vrai cauchemar, un truc encore plus kafkaïen que les pires délires de Kafka. On comprend à un moment donné que si Fog écrit un livre, ce n’est pas pour vanter les mérites du rock, c’est plutôt pour régler ses comptes, pas seulement avec le boss de Fantasy, Saul Zaentz, mais aussi avec ses collègues de Creedence, qu’il accuse de tous les maux, le pire étant la trahison. Fog est un homme amer, épuisé par quarante ans de luttes intestines et incapable d’accepter de s’être fait plumer comme une oie blanche. À un moment, on se dit en lisant ça qu’il faut être très con pour aller signer un contrat qui donne tous les droits au label boss. Fog raconte en plus qu’ils ont tous les quatre signé ce contrat dans un resto italien très sombre : il n’y avait pas assez de lumière, ils n’arrivaient même pas à lire le menu. En plus ils étaient tous étaient mineurs, sauf Tom, le frère de Fog. C’est une histoire incompréhensible. En plus, les patrons du label qui sont encore les frères Weiss obligent Fog et les trois autres à s’appeler les Colliwogs - A hip-sounding name. Mod. It’s mod - leur disent ces escrocs. Fog et les trois autres ne savent même pas ce qu’est un Golliwog. Des poupées voodoo imaginées par les soldats de l’armée coloniale britannique pour sympathiser avec les indigènes ? L’horreur. Fog déteste le nom. Pourquoi il l’accepte ? Incompréhensible. Quand Saul Zaentz rachète Fantasy aux frères Weiss en 1967, Fog croit retrouver sa liberté. Il commence par changer le nom du groupe et le baptise Creedence Clearwater Rival, après avoir envisagé Whiskey Rebellion. Il en fait deux pages pour montrer à quel point il est intelligent. Stu Cook voulait appeler le groupe Hardwood et Doug Clifford avait trouvé Gossamer Wump and Gumby. Ça ne volait pas très haut chez ces mecs-là. Alors évidemment, quand Saul Zaentz les voit tous les quatre, il se frotte les mains. Il copine avec eux, leur fait croire qu’ils sont en sécurité, et leur fait signer un contrat qui est encore pite que le premier : Zaentz devient propriétaire du copyright de toutes les chansons - lock, stock and barrel, comme dit Fog - mais comment peut-on être assez con pour aller signer un contrat pareil ? Oh, ils ont bien un copain dont le père est avocat...

— Hey Jack, ton père a vu le contrat ?

— Ouais...

— Alors il en dit quoi ?

— Bah rien...

Évidemment, le père du copain n’a jamais vu le contrat et personne ne s’en inquiète. Alors allez-y les gars, écrivez des tubes. Le contrat prévoit 10% de royalties, ce qui rétrospectivement paraît désastreux aux yeux du pauvre Fog qui a dû pleureur toutes les larmes de son corps à voir Zaentz s’enrichir sur son dos et acheter un IMMEUBLE à Los Angeles avec le blé gagné par Creedence, enfin non, pas par Creedence, mais par John Fogerty, car c’est lui qui fait tout. D’ailleurs les trois autres lui en veulent, ils sont jaloux, ils l’accusent de despotisme, évidemment puisque Fog ne s’arrête pas à la composition de SES tubes, il en fait aussi les arrangements, il fait les backing vocals, il mixe des journées entières, il sait exactement comment doit sonner chacun de SES tubes, il ne veut voir personne dans le studio, alors les autres deviennent fous - Y s’prend pour qui John Fogerty ? - Ils devraient pourtant fermer leur gueule, car les tubes se succèdent à une vitesse hallucinante, mais non, ils veulent aussi composer et même chanter. Ce que Fog appelle la mutinerie remonte à l’enregistrement de «Proud Mary», quand il annonce aux autres qu’il ne veut pas les voir traîner dans le studio ni pour les voix ni pour le mix. En 1970, au moment d’entrer en studio pour Pendulum, les trois autres font la gueule et réclament une réunion. Fog sent que la bombe à retardement ne va pas tarder à péter. Un groupe, c’est souvent ça : une bombe à retardement. Les trois autres veulent écrire des chansons. Ok, fin de la dictature et bonjour la démocratie : pour calmer le jeu, Fog dit ok, allez-y les gars, chantez donc vos chansons, mais ce qu’il entend est catastrophique. Les trois autres sont parfaitement incapables de chanter ou de composer. In-ca-pables ! Quand on a la chance de jouer avec un rock genius comme Fog, on devrait avoir la décence de fermer sa grande gueule. On devrait savourer l’incroyable privilège de pouvoir l’accompagner. Fog s’est quand même posé la question de savoir s’il était un tyran - I don’t feel that I was, even now. Was I sure-handed, a perfectionnist, even bullheaded about what I wanted ? Yeah, you bet, sometimes (Je ne crois pas avoir été un tyran, j’étais simplement très sûr de moi, perfectionniste et même assez obstiné, vous l’avez bien compris) - En lisant ce livre, on comprend que Creedence était drôlement mal barré avec ces super-cons et ça n’a tenu que par l’éclat et le panache invraisemblable des compos de Fog. Diable, comme cet homme a dû en baver : écrire des chansons géniales au beau milieu de ce cloaque ! Fog revient inlassablement au contrat : non seulement Fantasy lui pompe une fortune, mais le label possède aussi son avenir, car visiblement, le contrat s’auto-reconduit automatiquement - I was enslaved - Il se voit réduit à l’esclavage. On a envie de lui dire : bien fait pour ta gueule, tu n’avais qu’à pas signer. Encore plus bête qu’un nègre, ce mec-là ! Cette histoire est tellement horrible qu’on doute à un moment de sa crédibilité. Puis Zaentz propose à Fog d’acheter 10% de Fantasy. Fog refuse. Il se méfie. Il découvre plus tard que Fantasy n’a jamais été mis sur le marché. Encore une combine ! Quelques semaines après la mutinerie que Fog appelle The Night of the Generals, Tom, dit nous Fog, «did a remarquable thing. He left the band. I was stunned.» Oui, Tom a eu l’idée remarquable de quitter le groupe, et j’étais scié. Du coup Creedence devient un trio et fait une tournée complètement foireuse. C’est là que Fog décide tout arrêter - I am not going to do this anymore. This is dumb (Je ne veux pas continuer à faire ce truc, c’est complètement con) - Quand le groupe se sépare, Fog croit retrouver sa liberté. Manque de pot, Zaentz l’informe qu’il exerce son pouvoir de renouveler une option sur son contrat, car le contrat ne concerne pas que le groupe, il concerne aussi chacun des quatre individus, dont la poule aux œufs d’or, Fog. Baisé. Ce n’est pas fini. Horrifié, Fog apprend que Fantasy a libéré Tom, Stu et Doug de ce contrat. Zaentz ne garde que Fog. Argghhh !

Quand Fog démarre sa carrière solo, il rencontre David Geffen qui prend pitié de lui et qui rachète son contrat pour un million de dollars. Mais seulement pour les États-Unis et le Canada. Ailleurs, Fog dépend encore de Fantasy. Geffen donne le million de dollars à Fog qui doit le donner à Zaentz. Résultat des courses : Fog doit payer des impôts sur ce million de dollars qu’il n’a même pas encaissé - The whole thing was totally fucked - Là, il commence à battre tous les records de l’enculade. Mais ce n’est pas fini ! Zaentz avait fait croire aux Creedence qu’il avait déposé leur blé à la Castle Bank, dans un paradis fiscal aux Bahamas, pour leur éviter de payer des impôts sur leurs 10% de royalties. Évidemment, il n’y a pas plus de Castle Bank que de beurre en broche. Horrifié, Fog réalise qu’il n’a jamais gagné un rond avec ses tubes. Et en plus, il doit encore quatre albums à Fantasy. Pourquoi ? Le contrat. Alors Fog enregistre un album de reprises, comme ça l’autre enculé ne se fera pas de blé sur son dos. Et puis, de toute façon, il est tellement épuisé par toute cette merde qu’il est incapable d’écrire une nouvelle chanson. C’est là qu’il arrête de façon complètement inconsciente de faire le con. Il commence même à se demander comment il va réussir à sortir de cette histoire. Se faire plumer, c’est une chose, c’est même acquis, mais composer à l’œil pour un escroc en est une autre. Composer à l’œil, c’est tout juste bon pour les nègres. Puis tout se complique car ses trois anciens collègues lui intentent des procès. Ils croient que Fog a tapé dans la caisse, car eux aussi ont vu leurs économies se volatiliser, c’est-à-dire l’argent déposé dans cette fucking Castle Bank qui n’existe pas. Le procès est une manie américaine. Fog en tartine des pages entières : la préparation des procès, le déroulement des procès, les conséquences des procès. Sa nausée devient vite contagieuse. Quand Fog compose «The Old Man Down The Road», Zaentz l’accuse de pomper «Green River», compo (de Fog) dont il possède les droits et pouf, il lui colle un procès dans la barbe. Il réclame 144 millions de dollars de dommages et intérêts. Ce livre est vertigineux de conneries en tous genres. Parfois, il vaut mieux aller travailler dans une charcuterie plutôt de vouloir faire une carrière de rock star. Zaentz lui colle un deuxième procès dans la barbe pour diffamation, à cause de «Zanz Kant Danz», un cut qu’il juge injurieux à son égard. Fog chante en effet l’histoire d’un little pig nommé Zanz - Zanz can’t dance/ But he’ll steal your money - Pour calmer le jeu, Geffen fait retirer l’album des ventes et demande à Fog de corriger la chanson pour débouter le charognard. Fog parvient péniblement à gagner ses procès, en allant devant la Cour Suprême. Mais ça lui coûte la bagatelle d’un million de dollars en frais de justice. Fog demande l’aide de Bill Graham pour convaincre Zaentz de lui revendre les droits de SES chansons. Ok. Comme la somme est énorme, Fog se fait aider par Warner et signe le chèque. Zaentz l’encaisse mais bien sûr il ne tient pas sa parole et ne rend pas les droits des chansons. Une nouvelle fois, Fog se fait rouler la gueule en beauté - I realized that Saul was just evil, pure evil - Bill Graham va disparaître, puis Saul Zaentz, le même jour que Phil Everly, nous dit Fog. Il envisage d’aller pisser sur sa tombe, mais bon, il est temps de passer à autre chose. Fog va aussi découvrir le petit business que Tom, Stu et Doug ont manigancé avec Zaentz derrière son dos : ils ont vendu leur accord 30 000 dollars à Zaentz qui voulait faire des compiles commerciales de Creedence, le genre de trucs qu’on trouvait à l’époque dans une station service. Évidemment, Fog était contre. Zaentz avait la majorité des votes du groupe et donc il pouvait faire n’importe quoi avec les disques de Creedence, sans que Fog en soit informé.

Fog parle quand même un peu de musique dans son autobio : il commence par faire l’éloge de Scotty Moore qui selon lui inventa the rock’n’roll guitar, et Danny Cedrone qui jouait dans les Comets de Bill Haley. Puis Carl Perkins qu’il rencontre en 1986 à Memphis, dans le studio de Chips Moman. Puis Wolf avec lequel il fume des Kool. Il rend aussi hommage à Jimmy Reed - Why has no one ever done Jimmy Reed since Jimmy Reed ? - Puis, Bo Diddley - In my eyes Bo was like Elvis - et il ajoute : «The song ‘Bo Diddley’ is probably my favorite. Spooky as all get-out (...) The most primitive mumbo jumbo !». Little Richard - He’s probably the greatest voice ever in rock’n’roll - Puis James Burton - James just shines ans sparkles - Il dit que son solo sur «Believe What You Say» is the greatest solo you ever heard. Coup de chapeau à Buddy Holly aussi, buy every record he made, puis Jody Reynolds dont le «Endless Sleep» is one of my favourite songs of all time - Wow, he’s talking about suicide ! - Il a 14 ans quand il voit James Brown. Forcément, ça traumatise - His legs are going crazy - C’est là qu’il comprend ce que veut dire le mot showman. Il voit d’autres géants de la scène : Larry Williams et Jackie Wilson, dont les femmes (blanches) arrachent les vêtements. Puis gros coup de cœur pour Booker T & the MGs - The greatest rock and roll band of all time - Les Beatles ? No one ever had it like Booker T & the MGs, affirme Fog - I’m talking about soulfulness, deep feeling, especially in between the beats - Fog dit même qu’en jouant son solo dans «Proud Mary», il essaye de faire son Steve Cropper - That’s me doing my best Steve Cropper - Puis il tire un sacré coup de chapeau aux Sonics - The Sonics I loved. «The Witch» ? I’m still going to do that song one of theses days. Hell Yeah ! - Il rend aussi hommage à Albert King qu’accompagne son groupe préféré, Booker T & the MGs.

Fog parle aussi du son. Quand l’aiguille du vu-mètre va dans le rouge, à l’enregistrement, il dit que c’est là que ça vit - That’s where rock’n’roll lives - et il ajoute : «We don’t stop where it starts to go into the red - That’s the holy grail !». Puis, à cause de Lead Belly, il apprend à accorder sa guitare en Ré (low-tuned D-chord) - It was just... the sound and I go brrrring. That was the holy grail.

Fog est aussi très à cheval sur le métier de rocker. Il ne supporte pas le Grateful Dead, par exemple. Il préfère James Brown ou Hank Ballard qu’il a pu voir à l’Oakland Auditorium - There was so much energy - Il ne supporte pas de voir le Dead s’accorder pendant dix minutes. Ce qu’il supporte encore moins, c’est voir des mecs stoned sur scène. Pas question d’être stoned si tu montes sur scène avec Fog - You dare not be stoned playing music around me. Not in MY band. No - Il profite du passage pour voler dans les plumes de Timothy Leary - What a jerk - Fog voit des gens proposer des pilules au Carousel Ballroom de San Francisco et ça le terrifie - This scared me. LSD ? I didn’t want to jump out a window (Il n’a pas envie de sauter par la fenêtre sous l’emprise du LSD) - Et Fog nous explique qu’il prit très tôt les choses en mains, il ne voulait pas que les autres Creedence viennent mettre leur grain de sel quand il mixait - I didn’t need that distraction - D’où le ressentiment déjà évoqué. Il rappelle qu’au début, ils allaient vite : les trois premiers albums n’ont coûté que 5 000 dollars. Fog se dit borné, au sens où il ne lâche jamais une compo avant qu’elle ne soit parfaite. On connaît les résultat de son obsession - I was pretty tenacious. I’d lock my alligators jaws onto an idea and never let go - Et il ajoute en guise de chute : «Until it worked.» Il voulait que ses hits soit parfait et il ne lâchait jamais le morceau.

Pour l’anecdote : Tom voulait engager le Colonel Parker comme manager et Fog dut lui dire que c’était une mauvaise idée, car Creedence était trop raw. Ils rencontrent aussi Allen Klein en 1970 pour lui demander de les arracher des pattes de Fantasy et Klein répond : «There’s nothing I can do» (Il n’y a rien que je puisse faire). Autre passage purement anecdotique : Woodstock. Fog à l’époque considère que Creedence est le plus grand groupe de rock du monde, il veut donc la tête d’affiche. Mais ils sont programmés après le Dead. Fog poireaute pendant des heures, d’autant que le matos du Dead tombe en panne en plein set et qu’ils redémarrent après la réparation - The Grateful Dead had put half a million people to sleep - Quand Creedence monte sur scène, c’est au cœur de la nuit et tout le monde roupille. Fog ne voit que les premiers rangs, des gens couverts de boue et à moitié nus. Il compare la scène à l’enfer de Dante. Creedence réussit à en réveiller quelques-uns. Si Creedence n’est pas dans le film, c’est parce que Fog a dit non : public endormi, la batterie cassée, mauvais son. Il croit même se souvenir que Creedence n’a pas été payé. Fog ne voulait pas que le monde entier puisse voir un mauvais set. Il ajoute, comme pour se justifier, que Creedence faisait des tas de bons sets ailleurs, à l’époque. Il ne veut même pas avouer qu’il a fait une grosses connerie. Mais il n’en est pas à sa première.

Pour en finir avec Creedence, Fog dit que Green River est son album préféré - My favorite place musically - Il explique aussi qu’ils ont changé de méthode pour enregistrer Pendulum : ils sont entrés en studio sans compos et se sont mis à jammer et à expérimenter. Processus démocratique ! Tout le monde voulait faire Sergent Pepper, mais seuls les Beatles en étaient capables - No one else could, including Creedence - Fog explique qu’«Have You Ever Seen The Rain» concerne la fin du groupe - I was watching the band disintegrate right in front of my eyes - Puis il coule Mardi Gras, à cause des compos de Stu et Doug - They thought they’d written some good songs.

 

En 1975, Fog entame sa carrière solo avec un album sobrement titré John Fogerty. On y va les yeux fermés. Quel album, les amis ! On trouve au moins trois hits là-dedans, à commencer par «The Wall». Back to the big Creedence rumble. Seul un mec comme Fog peut allumer un tel brasero. Il sort là un gros gimmick en fer blanc, aussi puissant qu’un riff de Billy Gibbons. C’est monté sur un beat pilon des forges et ce riff fabuleusement américain sent bon la poussière des dirt roads. Même chose avec «Travelin’ High» : Fog s’embrase, sa voix dégage un souffle brûlant, quelque chose qui relève de la physique nucléaire, et c’est cuivré de frais, alors t’as qu’à voir ! Le troisième hit de l’album ouvre le bal de la B et s’appelle «Almost Saturday Night». Encore un fantastique exercice de style, un nouveau hit à la Creedence, éclaté au sommet de l’art foggy. Il tente aussi une reprise de «Sea Cruise». Cette cover lui va comme un gant, mais il ne dispose pas du son New Orleans. C’est autre chose, Fog chante à volonté, à pleine gueule, les bras en croix, face au monde. Il faut aussi saluer «Rocking All Over The World», car dans le genre, on fait difficilement mieux. Fog chante tous ses cuts à la force du poignet, ce mec n’accepte pas l’idée de rencontrer un obstacle, il est de toute évidence la réincarnation d’un bulldozer, ou pour rester dans un référentiel moins travaux publics et plus mythologique, la réincarnation du Minotaure. Celui de Fellini, bien sûr. En guise de commentaire, Fog lâche ceci : «The Shep album is not my best work. I was having flashes of brillance in the middle of the incompetence.» (Shep album, à cause de son chien qui est avec lui sur la pochette, le Shepherd, c’est-à-dire le berger).

 

Chacun son tour.

— Tu connais ça ?

Et comme le frisé de Caen, on fait des petits bonds en brandissant la pochette de Blue Ridge Rangers. Il n’y a personne en face, mais on le fait juste pour la rigolade, en souvenir du bon vieux temps.

— ‘Coute ça !

Il faut savoir que Fog joue de tous les instruments sur cet album. One-man band ! Il attaque avec un gros coup de bluegrass, «Blue Ridge Ranger Blues». Quel enfoiré ! Débrouille-toi avec ça. Si on aime cette Americana très spéciale de tapé de pied au saloon, on se régale. Zy va Mouloud ! Quelle rasade ! Et pouf, Fog tire l’overdrive avec «Somewhere Listening (For My Name)». Il chante au coin du grand feu de bois sous le ciel étoilé avec des anges qui font les chœurs. Pur jus de gospel batch, baby ! Fog emmène sa mélodie par dessus les toits du monde. On le sent complètement investi de sa mission. Pas plus convaincu que ce mec-là. Mine de rien, il fait de cet album un vrai classique d’Americana. Il tape «You’re The Reason» aux tortillettes de yodell. Comme Fog dispose d’une vraie voix, il se paye tous les luxes intérieurs. Il est tout simplement exceptionnel de chant canard. Il rend ensuite un bel hommage à Hank Williams avec «Jambalaya (On The Bayou)». Il est dessus, avec une incroyable justesse de ton. Fog est l’un des grands chanteurs américains, ses accents perçants ne trompent pas. Ce sont les éclats brûlants de sa voix qui font toute la différence. Et ça continue comme ça jusqu’au bout de l’A avec «She Thinks I Still Care» (chanté au sommet de la glotte) et «California Blues» - I’m going to California/ Where I’ll sleep out every night - le rêve du bouseux, le pensum du rêveur. Il repart de plus belle en B avec «Working On A Building» qu’il chante comme un blackos, wow my Lord, c’est un peu osé, d’autant qu’il n’est pas noir, alors il fait du Creedence et du bon, du chanté serré, il bosse sur un building, c’est bien épicé, avec du gratté de boogie et des chœurs en fer blanc. Il en fait une authentique merveille. Il passe au vieux boogie avec «I Ain’t Never». Admirable Fog, il anime un album entier avec du son et une présence vocale inexorable. Wow comme ce mec est bon, il est tellement américain, il gratte son riff bien sec. Quand on écoute «Heart Of Stone», on se dit qu’il faudrait encourager ce mec, mais il n’a pas besoin de nos encouragements. Il se débrouille très bien tout seul.

 

Comme il n’y a personne en face, alors on s’adresse directement à Fog.

— Bon, ton nouveau truc, là, Centerfield, c’est pas gagné. Comme tous les géants, te voilà confronté aux ravages des années quatre-vingt !

Fog a l’air surpris, il arque le sourcil gauche bien haut.

— Et «Big Train (From Memphis)», c’est du 80 ? Tu te fous de ma gueule ou quoi ?

Et voilà, encore perdu une occasion de fermer ma gueule. Fog a raison, il ramène dans son Big Train un vieux parfum de magie, il y va à coups de when I was young, il recrée sa vision d’un rock parfait, et il faut le respecter pour ça. Il ramène aussi du Creedence dans «The Old Man Down The Road». Il ne peut pas s’en empêcher, the hidey-hide, c’est un accro, ce vieux dieu du rock n’en finit plus de gratter sa vieille harpe, quel son, tout est là, le chant, le juke, la caisse de résonance, l’hidey-hide, il n’a pas bougé d’un seul iota, il n’en finit plus de creedencer avec les loups. Il repart à la conquête avec «Rock And Roll Girls». À la conquête de quoi ? On s’en fout. Il va plus loin se perdre dans un balladif country assez puissant, «I Saw It On TV». Pas de problème, ce mec sait rester crédible - Time to sing/ Time to join a band - Il reprend son bâton de pèlerin pour «Mr Creed» et chante à la brûlante. Il n’en finit plus d’y croire, alors nous aussi. Il reste creedencé jusqu’au bout des ongles avec «Searchlight» et tape dans un truc plus festif avec le morceau titre. Il adore faire la fête, ça fait partie de ses attributs. Tout le monde est invité. Les gens ne l’écoutent que parce qu’il perpétue son extraordinaire saga - Aw put in coach/ I’m ready to play today ! - Fog explique dans son book qu’il est désormais chez Warner qui a racheté Asylum et qu’il bosse avec Mo Austin et Lenny Waronker, enfin des mecs bien - Two of the best guys I’ve ever known in my life - Fog concède que le Old man concerne Zaentz - Take that you fuckin’ old man! It was a catharsis (...) Thus was a triumph over evil - Fog en plus est assez fier de cet album, car il l’a enregistré au Record Plant de Sausalito, dans une pièce qu’avait utilisée Sly Stone et qu’on appelait the Pit. Fog est encore un one-man band à cette époque. Mais il avoue que c’est trop de boulot. C’est comme de monter un film d’animation image par image.

 

— Désolé, Fog, mais Eye Of The Zombie ne mérite aucune pitié. C’est le point bas de ton admirable carrière...

— Bon, ça va, arrête de me cirer les pompes. Ça fait vingt ans que j’allume, alors j’ai pas besoin qu’on m’explique comme ça se creedence !

— C’est vrai, mais tu n’aurais jamais dû mettre un cut aussi poussif que «Going Back Home» en ouverture de bal. Les bras nous en tombent quand on écoute ça !

C’est vrai qu’ensuite, ce démon de Fog se réveille très vite, notamment avec le morceau titre. Il repend les rênes, he rocks it out, comme un vieux rocker des Amériques. Quel shock de rock ! Même chose avec «Headlines», Fog le martèle, on voit bien qu’il restera incendiaire jusqu’à la fin de ses jours. Il fout littéralement le feu au rock. Mais après, ça se gâte, il fait un peu de variété avec un «Knockin’ On Your Door» assez putassier, même si on le voit jeter toute sa niaque dans la bataille du Péloponnèse. Il revient au swamp le temps de «Change The Weather». Il fait sa chèvre et se prend pour Tony Joe. Pas forcément la meilleure idée. Il a perdu ce qui faisait le charme de Bayou Country. On le voit chercher sa pitance dans la mode avec «Wasn’t That A Woman». Atroce ! Il fait une espèce de Soul diskoïde à la mormoille.

— Fuck you Fog !

— Bon, ça va ! ’Coute plutôt «Soda Pop» !

Oui, il a raison, «Soda Pop» sonne comme du gospel batch groové à la basse funk. Quel incroyable retournement de situation ! Inespéré, voilà Fog en mode diskö-funk ! Mais en réalité, il le reconnaît lui-même, I messed with my sound. Les synthés et les boîtes à rythme, c’est pas pour lui. Il a la stupidité de croire qu’il peut faire sonner une boîte à rythme comme un vrai batteur. C’est comme vouloir transformer du plomb en or, dit-il. Un batteur ne doit pas sonner comme un robot. Il se lève d’un bond et les bras au ciel, il s’exclame : «On ne peut pas comparer une boîte à rythme avec Al Jackson !». Il considère cet album comme raté. «How the album is shaped and played just doesn’t seem like me.». Même Mo Ostin lui dit que l’album est foireux. Alors Lenny Waronker demande à Fog de faire un autre Centerfield.

 

— Alors là, mon pote, avec Blue Moon Swamp, tu remontes dans notre estime.

— Oui, j’avais bouffé un gros steak d’alligator, j’avais une de ces triques, mon vieux !

Ça s’entend dès «Southern Streamline». Il amène ça au midnite train, il fait du Creedence avec un aplomb qui laisse rêveur. Wow, il est dans son train et nous avec, il fait une apologie de l’apanage définitif, Fog forgette à qui mieux mieux, fabuleux pusher ! Il claque un solo d’acier et revient au chant comme Arsène Lupin, déguisé en Chef de la Sûreté et tout le monde n’y voit que du feu. Il tape ensuite son «Hot Red Heart» au meilleur stomp de swamp, c’est claqué du beignet au punch élastique, celui qui rebondit dans le feu de l’action, une merveille de démesure punchingballique ! Yah ! Il lance son solo comme on lançait autrefois le Septième de Cavalerie sur un village indien sans défense, mais comme Fog est un héros, alors on claque des mains et on tape du pied. Duck Dunn l’accompagne sur l’effarant «Blueboy» et diable comme il fait chaud dans «A Hundred And Ten In The Shade» !

— Fog, donne-nous un coup à boire, on crève de chaud dans ta chanson !

— Oh pas le temps, je dois chanter mon rumble de vieille cabane pourrie !

Et tout doucement, Fog glisse dans le gospel des esclaves...

— Vas-y Fog, on est avec toi !

Il repart de plus belle avec «Rattlesnake» en mode heavy boogie de chemin poussiéreux. Il plie tout à sa volonté et joue à l’os du crotch. Heavy as hell ! Nouvelle virée rock avec «Walking In A Hurricane», il bat toujours le fer pendant qu’il est chaud, il chante à la ferveur la plus inflammatoire. Fog est un rocker à toute épreuve. Tiens, voilà un nouveau shoot de Creedence : «Rambunctious Boy». Il rallume sa vieille chaudière et nous ressert du c’mon baby sur un plateau d’argent. Ce mec a tellement d’appétit qu’il boufferait un régiment de lanciers du Bengale au petit déjeuner. Il tape «Joy Of My Life» à la slide.

— Vas-y Fog, on est avec toi !

Did I tell you baby/ You are the joy of my life !

Ce mec est un shaman. Sous son air benêt, il remue le ciel et la terre. Il termine avec «Bad Bad Boy» monté sur un heavy riff bien cracra. Il ne laisse absolument aucune chance au hasard. Il taille une route assez unique dans le paysage du rock, shame on you, il revient invariablement aux grandes heures de Bayou Country. C’est une merveille de swamp rock, shame on you ! Il n’existe rien d’aussi délicieusement moisi que le rock de Fog. Le secret de la réussite de cet album, c’est le Mississippi et la découverte du Dobro. Du coup, Fog considère cet album comme l’un de ses favoris.

 

— Là Fog tu exagères avec Premonition !

— Faudrait savoir ce que vous voulez les gars !

Eh oui, dès les premières notes fédératrices de «Born On The Bayou», les gens savent. Fog rentre dans le meilleur lard de rock, il ramone son backwood bare/ Chasing a hoodoo there, il est fantastique, il grimpe dessus comme le loup sur le chaperon rouge, ça chauffe pour les abattis du Saint-Frusquin, on ne pourrait pas s’en lasser, il fait jouir son bayou, alors la foule l’acclame, c’est du live, I thank you so much. Peut-on rêver d’une meilleure entrée en matière ? Non. Il va enfiler les hits comme des perles, «Green River», «Suzie Q», «I Put A Spell On You» et là Fog va chercher les heavy vibes du vieux Jay, il brûle de fièvre et râle ses yeahhhhh comme un hérétique tombé dans les griffes de l’Inquisition. Et paf, il enchaîne avec «Who’ll Stop The Rain», vieux hit parfait et sans histoires, ce mec a tout en magasin, on peut lui demander n’importe quoi, il l’a, il fait du country rock les deux doigts dans le nez, il bat tous les autres à la course. Puis il annonce a new song : «Premonition», le morceau titre. Il revient à ses gros sabots, avec une solide pop-rock on the loose. Et soudain, tout explose avec «Almost Saturday Night», il annonce que c’est une ancienne chanson piratée à outrance, but I don’t mind, here we go ! Admirable ! C’est le hit le plus exaltant de tout le tas, taillé pour la route, aussi powerful qu’un hit des Beach Boys, effarant d’allant. Il revient à son cher vieux «Rocking All Over The World» et le chauffe à la perfection. Il fait du Alvin Lee, puis cet enfoiré vient vanter les mérites de l’amour avec «Joy Of My Life» - This is a song I wrote for my darling wife Judy !

— C’est comme si tu te branlais quand tu chantes ça, mon pauvre Fog...

— Si tu veux, je peux aussi gratter les cordes de ma guitare avec ma bite !

— T’es pas obligé de devenir vulgaire.

Fog repart naviguer à très haut niveau avec «Centerfield». Son set sonne comme un jukebos bourré de hits séculaires. Ce mec est infatigable. Il finit toujours par l’emporter haut la main. C’est un privilège que de le fréquenter. Quand il revient à son cher swamp rock avec «Swamp River Day» il donne l’impression d’avoir inventé le genre. Son rock sent bon la chaleur moite des plans lubriques et les chemises à carreaux ouvertes sur des poitrines généreuses. Il continue de mettre le rock en coupe réglée avec «Hot Red Heart» et roule son boisseau dans la farine. Il claque tout le beignet qu’il peut claquer. Il agit en seigneur, même si cette distinction ne signifie rien dans un pays qui n’a pas connu de moyen-âge. Il multiplie les retours de c’maw, cet album n’en finit plus de friser la perfection. Impossible d’imaginer un rocker plus accompli. Fog annonce que le vieux est sur la route dans «The Old Man Down The Road» et ça bat la chamade côté guitares. Fog fait rouler les hits comme d’autres font rouler les dés, laissez le bon temps roulé, c’est exemplaire, pour un peu, on ferait de lui le guide spirituel du rock. On l’écoute les yeux fermés.

— Vas-y Fog, fonce dans le fog ! On te suit !

Ils enchaîne avec ses hits les plus terribles, «Bad Moon Rising» et «Fortunate Son».

— Des mecs comme toi, il faudrait les faire piquer à la naissance.

— Pourquoi ?

— Parce que tu nous épuises la vervelle avec tes rafales de hits tentaculaires !

Et ceux-là ne sont pas des moindres. «Fortunate Son» est l’un des plus vitupérants, amené par un authentique riff royal. Il l’allume avec une constance qui scie toutes les branches. Fog vaut à lui seul une armée de bûcherons. Pour finir, il nous sort la doublette fatale, «Proud Mary» et «Travelin’ Band». Ah il peut être fier de son good job in the city et son hommage déguisé à Little Richard qui est sans doute sa plus grosse influence. Il chauffe sa hurlette à blanc.

 

— T’as l’air fin sur la pochette de Deja Vu All Over Again. Tu ne sais pas qu’il faut porter un casque pour conduire une moto ? J’espère qu’y t’ont collé une prune !

— Fuck the cops and fuck you !

— Oh la la, ce que tu peux être susceptible. Tout de suite les grands mots ! Et tout de suite les gros accords ! Tu es vraiment le roi du pathos à la sauce tomate, tu plombes le rock dès les prémices, on sait que c’est toi dès les premières mesures de «Deja vu (All Over Again)» ! Tu es reconnaissable entre mille et c’est bien ce qui faut ta force, puissant Fog !

— Ugh !

Oui, le puissant Fog a su instaurer son règne au pays des jukeboxes. Album après album, il reste dans les mêmes ambiances et ne génère jamais le moindre soupçon d’ennui. Les deux blasters de l’album se trouvent à la fin : «Wicked Old Witch» qu’il claque au son de vieille cabane creedencée et qu’il braille au big brawl, et «In The Garden», encore plus explosif, un vrai retournement de situation, Fog y plombe tout le rock américain, il stompe le crâne du rock et redonne au power de Creedence une nouvelle jeunesse. C’est une révélation, il bombarde comme peu savent bombarder.

— Fucking genius !

— Ugh !

Même s’il fait une calypso inepte avec «Sugar Sugar», il se rattrape avec «She’s Got Baggage». Il adore frapper sans prévenir, comme la plupart des mecs dans les combats. Fog est une sorte de Cassius Clay du rock, sa prune ne fait pas de cadeau. Par contre, son «Radar» pue des pieds, on entend des synthés derrière et il fait encore n’importe quoi avec «Honey Do». Le manque d’inspiration ne pardonne pas. Ah comme la vie peut être parfois cruelle. Avec son «Nobody’s Here Anymore», il fait sa pute et se prend pour Dire Straits. Il nous remonte le moral avec un coup de country intitulé «I Will Walk With You». Après les horreurs qui précèdent, c’est un réconfort. Et puis ça recommence.

— Tu nous prends vraiment pour des cons avec ton «Rhubarb Pie».

— T’aime pas la tarte à la rhubarbe ?

Petite précision de taille : Deja Vu concerne la guerre en Iraq, une guerre qui lui rappelle la grosse arnaque de la guerre du Vietnam, à laquelle il a échappé de justesse, bien qu’ayant été mobilisé. Fog dit aussi que cet album est l’un des sommets artistiques de sa vie, même s’il n’a pas gagné un rond avec, dit-il en faisant ha ha, comme le font tous les gens qui se croient drôles.

 

Alors pour bien remettre les pendules à l’heure, Fog se fend en 2006 d’un double live qui contient TOUS ses hits : The Long Road. C’est une bombe ! D’autant plus une bombe qu’il attaque au chaud bouillant avec «Travelin’ Band». Il a récupéré Billy Burnette et Bob Britt on guitars. C’est à la fois heavy et dévastateur. Il n’existe pas dans l’histoire du feuilleton de plus bel épisode. Puis il tape «Green River» à la cisaille de tibia. Le riff taille dans l’os et déclenche l’invasion des frissons dans l’inconscient collectif. Fog joue au pire gusto d’Amérique, son Green River claque dans le bel azur des mythologies adolescentes.

— Vas-y Fog ! This is the heavy load of the CCR !

Cet enfoiré enchaîne avec «Who’ll Stop The Rain». C’est facile quand on a les hits. Il tape dans l’apanage avec la grâce flasque d’un demi-dieu fellinien, il éclate la coque du chant à coup de who’ll stop the rain, il sait ce qu’il fait, il ne laisse aucune chance à la complaisance, Fog est l’artiste parfait. Plus loin, il touille les vieux remugles de boogie rock avec «Hot Red Heart» et revient aux affaires avec «Born On The Bayou» que tout le monde attend comme le messie. Magie pure ! Le solo emporte la tête. Pas besoin d’avaler un truc. C’est un extraordinaire festin de son. Il enchaîne avec l’excellent «Bootleg» tiré du même album et reste dans la jungle avec «Run Through The Jungle» qu’il chante d’autorité. Il attaque le disk 2 avec l’imparable «Have You Ever Seen The Rain». Il chante au brûlot définitif, c’est mélodique en diable, comin’ down on a sunny day. Fog restera l’un des créateurs de hits les plus somptueux d’Amérique, son wanna know éclate au firmament. En matière de pop, on a rarement fait mieux. Pas de plus bel allumage que celui de «Tombstone Shadow». Fog mord dans le métal, il chauffe sa heavy pop rock avec une niaque qui fout les jetons, c’est éclaté au grand jour, ça retapisse des pots d’épices, ça nettoie les parois. Quelle vigueur ! Fog baise tout le rock par devant et par derrière. C’est un immense fucker. Attention, ça explose encore avec «Keep On Chooglin’». Avec Fog, il faut s’attendre à tout et surtout au blast du Chooglin’. C’est démoniaque, on croit entendre Thor battre le fer dans le Bayou, ça bat si dur. On entend rarement des coups de Chooglin’ d’une telle intensité. Cet enfoiré monte encore d’un cran avec «Sweet Hitch Hiker». Fog chevauche en tête, il a derrière lui la meilleure armée du monde, il chante à la force du poignet. Il déborde de power. S’ensuit un autre hit intersidéral, «Hey Tonight», pur chef-d’œuvre d’effervescence universaliste qui dévore tout cru l’inconscient collectif. La clameur l’embarque. À part Chuck Berry et les Beach Boys, personne n’a jamais pondu autant de hits aussi flagrants. D’une certaine façon, Fog est l’un des rois du monde. Il joue son «Centerfield» à la petite entourloupe et se rattrape aussitôt après avec «Up Around The Bend». Le riff indique la voie. Fog nous fourvoie une fois de plus. Et cette façon de hurler son yahhh le rend unique dans l’histoire du rock. Méchant gueulard ! Chaque riff de Fog est un chef-d’œuvre d’art binaire. Il va terminer en beauté avec un enchaînement de cinq titres, à commencer par l’excellent «The Old Man Down The Road», ce heavy groove de swamp rock de hidey-hide. Il y atteint la perfection. S’ensuit «Fortunate Son» claqué au riff vainqueur. Il saute en selle et file ventre à terre, it ain’t meeee ! Ça fracasse tout, c’est bardé de riffs et chanté à l’incendiaire. Fog grimpe au sommet de son art. Il sort ensuite «Bad Moon Rising» de sa manche. Fog est un phénomène. Rien ne l’arrête. Puis il sonne les cloches du rock avec «Rockin’ All Over The World», nous voilà au bal des vampires et boom, il envoie «Proud Mary» éclater en bouquet final. Fog a raison de conclure avec son hit le plus connu.

 

Ah tiens, voilà le bien nommé Revival.

— Dis donc Fog, tu renais de tes cendres ?

— Oh une petite envie de faire des étincelles...

— Décidément, c’est une manie.

Tiens tu vas mettre l’album dans ton lecteur, attacher ta ceinture et aller directement au 7 : «Summer Of Love». Ça y est ? Fuzze-moi, Fog ! Là on ne rigole plus. Fog te pulse le bulbe au fuzzy crash de CCR, il rince tout ça à la petite rincette hendrixienne, comme si de rien n’était. Tu veux un autre shoot ? Va au 12 : ««Longshot» - I ain’t no doctor - Fog pique sa crise de Stonesy les deux doigts dans le nez. Tu veux du big old CCR ? Va au 6, «Long Dark Night». C’mon, il ressort son bon vieux vitriol, il exacerbe son c’mon. Inespéré ! Pur jus ! Il roule son c’mon dans sa farine de riff. Encore besoin d’un petit shoot, honey babe ? Alors va au 8, «Natural Thing», il y shuffle son Natutal avec une incroyable facilité. Il nous refait le coup du CCR. Fog est un démon doré sur tranche, le roi du développé d’orgue, de chant et de guitare. Laisse filer le 9, «It Ain’t Right», et tu verras que Fog ne lâche rien. Il nous refait son Little Richard en 10 avec «I Can’t Take It No More». Il en a les moyens et il reste dans l’inflammatoire en 11 avec «Somebody Help Me». Fog est un lance-flamme à deux pattes, il est le pyromane par excellence, il n’a rien perdu de sa superbe des origines. Bon maintenant reviens au 1, «Don’t You Wish It Was True». Il y chante son gut à l’undergut. Il fait ce qu’il veut de nos oreilles. Fog est le seul maître à bord de son art. Il est le champion du don’t you wish you push too. C’est un sacré régal que de l’écouter braire, il chante à l’intégralité de l’émerveillement. Une fois que tu as rapatrié le disk, Fog te file tout à l’œil, tout ce qu’il a. Il refait du CCR sans foi ni loi, en vrai desperado. Puis il explose «Gunslinger» de son. Il tue carrément la peau de l’ours, Fog chasse dans les forêts, ça se sent au ton de sa voix. Il a la peau cousue de cicatrices, il joue à la revancharde, en vrai grizzly man à la barbe drue. Il veille si bien au grain de l’ivraie. Il erre en Gunslinger dans un monde violent et primitif. Puis il revient sur ses traces avec «Creedence Song». Il est encore pire qu’un renard. Alors évidement, il fend le cœur de ses fans. Fog n’en finit plus de faire le show. Même à l’époque de CCR, il n’avait besoin de personne en Harley Davidson. On le voit bien avec «Broken Down Cowboy», il fait tout le boulot à lui tout seul. Ça prouve ce que ça prouve.

 

Avec The Blue Ridge Rangers Rides Again, Fog revient à sa passion pour la country music et un choix de reprises qui va faire bander les amateurs de country. À commencer par le «Garden Party» de Ricky Nelson. Il tape aussi dans John Denver avec «Back Home Again», country pépère et sans histoire. Il passe aussi par John Prine avec «Paradise», down in Kentucky where my parents were born, puis il s’arrête au bar du saloon pour taper dans Delaney Bramlett avec «Never Ending Song Of Love». Fog adore danser la gigue de country ball. Il rend aussi hommage à Phil Everly avec «When Will I Be Loved», mais c’est avec «Change The Weather» qu’il décroche la timbale. Eh oui, Fog nous pète un coup de CCR. Inespéré. Du CCR au cœur d’un océan de country ! Il ramène son vieil épouvantail et le fait avec aménité, très benoîtement, bien appliqué, il fait twanguer sa réverb et sa voix sonne comme elle n’a jamais sonné. Il faut aussi voir le numéro qu’il fait avec «I Don’t Care» : il lance sa country avec un allant qui laisse perplexe, car son East to West swingue la grosse couenne de la country motion. Quel jus ! - I don’t care if the bells don’t ring ! - Il fait comme si de rien n’était.

— Sacré Fog, tu t’arranges toujours pour te mettre à la pointe du progrès !

— J’adore faire progresser le progrès !

Il a raison au fond, car si personne ne le fait, le progrès n’avancera jamais. On ne remerciera jamais assez Fog pour son dévouement. On retombe en plein dans la country avec «I’ll Be There». Il sable le champ’ du champ, on danse à la campagne de la country, Fog adore cette abondance de good vibes, la nature lui monte au cerveau, il n’a jamais été aussi joyeux. Tu vas aussi te régaler de «Moody River». Fog traite d’égal à égal avec la rivière. Encore du pur jus de country flow avec «Fallin’ Fallin’ Fallin’», même si ça violonne à la mormoille, Fog s’empiffre de toute cette vieille fiesta redneck mais il le fait avec un tact qui en impose.

 

— Bonne idée Fog, ton Wrote A Song For Everyone.

— Yes, un invité par cut. Tiens on commence avec «Fortunate Son» que j’avais écrit pour épingler les fils de sénateurs qui s’arrangeaient pour échapper à ce fuckin’ draft qui envoyait les kids d’Amérique se battre au Vietnam. J’ai écrit ça en vingt minutes, it was very personal to me !

— Tu as été appelé sous les drapeaux ?

— Oui, en 1965, mais on m’a affecté à l’Armée de Réserve et je suis rentré chez moi six mois plus tard, au moment où ça commençait à barder sec.

Fog tape une version extrêmement musclée de «Fortunate Son» avec les Foo Fighters. C’est explosé de son, écartelé à la Ravaillac, ça gicle dans tous les coins, Fog devient fou, complètement fou, un malade bat le beurre derrière lui, alors il en rajoute encore. On entend rarement des blasters aussi ravageurs. Fog c’est le Capitaine Fracasse du Rock.

— Il paraît que tu n’as pas de bons souvenirs d’«Almost Saturday Night»...

— Non, Creedence venait de splitter et j’ai compris que j’étais baisé par mon contrat avec Fantasy. Alors j’ai voulu écrire une chanson joyeuse - Somehow in the midst of this dark times I wrote a very cheerful song - Tout le monde aime le samedi soir.

Qui dira la fabuleuse santé du rock de Fog ? Ça bouillonne dans les artères. On entend même un banjo claironner dans la chtouille. Puis Fog chante «Lodi» avec ses fils Shane et Tyler. Il mène la meilleure des barques.

— «Mystic Highway» est une chanson ancienne, n’est-il pas vrai, señor Fog ?

— Oui, je l’ai composée il y a vingt ou trente ans et conservée dans mon carnet. J’y parle des voyageurs en route vers leur destin. Ils ne savent pas exactement où ils vont ni combien de temps ils voyageront, mais ils savent qu’au bout du compte, leur voyage aura valu le coup.

C’est un vrai hit CCR bardé de son. Herb Peterson amène de la bluegrass guitar à gogo, il gonfle le Fog System à outrance et on entend cette voix se consumer dans le crépuscule ! S’ensuit le morceau titre que chante Miranda Lambert. Fog doit bien aimer son cul pour la laisser démarrer toute seule. Il reprend heureusement les rênes et Tom Morello prend un solo étourdissant.

— Ça devait être en 1999. J’assistais à une réunion de parents d’élèves et un type que je ne connaissais pas est venu droit vers moi pour me dire qu’il avait combattu au Vietnam. Il m’a raconté qu’il faisait partie d’une patrouille qui devait aller chaque nuit dans la jungle traquer ‘Charlie’. Pour se donner du courage, lui et les membres de sa petite patrouille foutaient le volume à fond pour écouter «Bad Moon Rising» avant d’entrer dans la jungle.

Alors Fog le joue jumpy et funny, mais à très haut niveau. Le soliste Guy Bowles fait de la dentelle de Calais. My Morning Jacket accompagne ensuite Fog sur «As Long As I Can See The Light» et Jim Jones démarre au chant. Fog entre au deuxième couplet.

— Dis donc, Fog, «Born On The Bayou» est un vieux coucou !

— Oui, on était programmés à l’Avalon Ballroom, avec Creedence. On était en sixième position sur l’affiche et tout à coup cette chanson m’est arrivée en tête, comme ça, bham !

— Dommage que tu fasses entrer Kid Rock dans cette merveille absolutiste. Il vaut mieux écouter l’original. C’est mieux quand tu partages le chant avec Bob Seger sur «Who’ll Stop The Rain».

— Ahhh «Who’ll Stop The Rain» ! C’est une chanson à propos de Woodstock, a huge gathering of my generation. On y cherchait un maître à penser, a spokesman. Je suis rentré chez moi en pensant qu’on le cherchait encore. This s a song about seeking the truth.

Fog et Bob ramènent tous les deux leurs vieux powers de vieilles biques. Ça devient forcément infernal. Ce hit terrific grille en enfer comme une vieille merguez oubliée sur le barboque. En fait c’est Bob qui voulait reprendre ce vieux hit. Puis Fog part en fog de bonne aventure avec «Hot Red Heart». Brad Paisley nous y claque des accords qui ne laissent pas indifférent. Ce démon de Fog s’arrange toujours pour développer du son. Puis il attaque «Have You Ever Seen The Rain» avec Alan Jackson.

— J’ai écrit cette chanson alors qu’avec Creedence on était arrivés au sommet de la montagne et plutôt que de profiter du soleil, on a préféré avoir la pluie - We should have been having a sunny day, but chose instead to invent rain.

— Finalement, t’es un mec drôlement mélancolique, Fog !

— Oui, mais bien des années plus tard, cette chanson prend un nouveau sens à mes yeux : j’y vois un rainbow.

«I know !» gueule Alan Jackson et Fog reprend le dernier couplet. Quelle merveille ! C’est le hit parfait, ultra-joué à Nashville avec du violon et de la slide à gogo. Fog revient à ses affaires on a sunny day. Il termine avec «Proud Mary». Allen Toussaint l’accompagne au piano. Mais une folle se prend pour Tina.

— Que veux-ru que je te dise de plus, Fog ? Que c’est putassier ?

 

Ce foggy panorama est bien sûr dédié à Mr G, qui démarra son dernier radio show avec «I Put A Spell On You». Well done, G ! Et la paternité de la formule ‘C’est jeudi c’est Fogerty’ lui revient, bien sûr.

Signé : Cazengler, creerance darkwater

Creedence Clearwater Revival. ST. Fantasy 1968

Creedence Clearwater Revival. Bayou Country. America Records 1969

Creedence Clearwater Revival. Willy And The Poor Boys. Fantasy 1969

Creedence Clearwater Revival. Green River. Fantasy 1969

Creedence Clearwater Revival. Pendulum. Fantasy 1970

Creedence Clearwater Revival. Cosmo’s Factory. Fantasy 1970

Creedence Clearwater Revival. Mardi Gras. Fantasy 1972

John Fogerty. John Fogerty. Asylum Records 1975

John Fogerty. Blue Ridge Rangers. Fantasy 1980

John Fogerty. Centerfield. Warner Bros. Records 1984

John Fogerty. Eye Of The Zombie. Warner Bros. Records 1986

John Fogerty. Blue Moon Swamp. Warner Bros. Records 1997

John Fogerty. Premonition. Reprise Records 1998

John Fogerty. Deja Vu All Over Again. Geffen Records 2004

John Fogerty. The Long Road. In Concert. Fantasy 2006

John Fogerty. Revival. Fantasy 2007

John Fogerty. The Blue Ridge Rangers Rides Again. Verve Forecast 2009

John Fogerty. Wrote A Song For Everyone. Vanguard 2013

John Fogerty. Fortunate Son. My Life My Music. Back Bay Books 2015

PARIS / 29 – 02 – 2019

HOLY HOLSTER

ALICIA F !

 

La rue Basfroi débouche dans la rue Charonne. Quand vous apercevez sur un mur l'inscription '' Nous sommes toutes des héroïnes '' en grosses lettres capitales, vous n'êtes plus loin. Les filles se vantent un peu trop mais je ne dis rien puisque ce soir je vais justement voir mon héroïne rock à moi ( et à quelques autres ). Une petite merveille qui s'appelle Alicia F !

L'Holy Holster n'est qu'un bar, mais l'on s'y sent bien. Un de ces vieux rades comme l'en fait plus. Un antre à rockers, pas très grand mais muni d'un outil indispensable, une scène surmontée d'un beau drapeau pirate. Gros flots de bonne musique, bières et affiches de concerts jusqu'au plafond.

ALICIA F !

Elle a sa garde rapprochée derrière elle. Mais c'est Alicia, devant. Alicia F. Les lettres ont leurs résonances secrètes. Robert Graves nous en dévoile quelques unes dans son ouvrage La Déesse Blanche. Ce F, comme hache d'abordage levée bien haut, prête à frapper. A moins que ce soit le signe du feu dévorant s'attaquant à l'arbre du monde. Quelle que soit la lecture de cet alphabet celtique, Alicia porte une mini-kilt, tartan aux teintes d'or blanc, qui irradie et attise l'œil abstrait des désirs épanouis.

Elle chante. Pas Alicia, pas encore. Ce ne sont que les premières secondes du set, mais la basse de Frédéric Lherm entonne le péan guerrier. Elle ne hisse pas le drapeau noir habituel des lignes de basse, l'est particulièrement inspiré ce soir Frédéric Lherm, sa basse est un chant de pourpre profonde, une flamme qui ne s'est pas ralentie une seconde de tout le show, une orange coulée d'annamite suave qui a distillé son poison vital toute la soirée. Rien que cette sonorité inextinguible et c'était gagné.

Et Alicia s'est glissée là-dessus comme une gamine sur le toboggan de la mort. Une voix qui déclare la guerre au monde entier, et à ses côtés Tony Marlow a effleuré sa guitare trident, et Fred Kolinski a frappé, non pas la fin de la récréation, mais le début de la création. Elle a tout compris Alicia. Que le rock'n'roll est une relecture infinie de l'éclat vital de vivre. Qu'elle ne sera intensément Elle que si elle devient la prêtresse du public. Que si elle infuse cette fusion de rêve et de réalité, cet alliage d'énergie et d'attente qui émane d'elle et du public pour le transformer en aile de foudre.

Alors Tony Marlow a allumé le feu de sa guitare. Dès Monthly Visitors parce qu'Alicia y évoque le rougeoiement de sa féminité, ce sont de gros caillots de sang psychédélices qui se sont échappés des cordes de Tony, et Alicia a mordu dans la chair vive du vocal. Etrange comme elle semble portée par son corps, son âme de feu exsudée dans chacun de ses mouvements, arquée en elle-même, elle est en même temps la lave bouillonnante contenue dans le volcan et l'éruption fatidique. Alicia F c'est un peu si vous me permettez ce mauvais jeu de mot systole packin mama, ça ne dure jamais longtemps, un fragment de seconde, durant lequel elle se tait, se rétracte sur elle-même, qui lui est nécessaire pour capter les effluves invisibles du rock'n'roll qui émanent d'elle, elle les rappelle, chienne de berger qui ramène les moutons à la maison, et alors seulement, après cette contraction musculaire, ce bras qu'elle a ramené tout près d'elle, elle vous regarde, elle sait votre attente, et elle libère toute l'énergie amassée. Diastole atomique qui gronde et pulvérise le monde autour d'elle.

Derrière Fred Kolinski mène la danse. Il frappe les mille coups saccadés du destin d'Alicia F, et toute la salle reprend en chœur, I love rock'nroll, l'hymne sacré du rock'n'roll féministe, qui lui colle à la peau, telle une lèpre voodooïque. Et Kolinski magistral, royal, impérial, avec ses longs cheveux d'écume neptutienne qui roule sur ses épaules, le visage impassible, à croire qu'il est sereinement étranger à cette ferveur qu'il a déclenchée, il semble présider une cérémonie secrète dont il marque le déroulement fatidique de ses baguettes catacombères.

Le morceau suivant à vous couper le souffle, le vieux classique malmené de bien belle façon par Tony, une guitare qui se permet toutes les libertés, tous les outrages, une horde de pillards qui boutent le feu au palais, et vous le reconstruisent encore plus beau, car il faut savoir brûler la part humaine pour ne garder que les éclats de divinité dont le rock'n'roll est criblé. Ce soir, tout le long du show, la guitare de Marlow crisse et crise, course poursuite, les pneus qui chuintent sur l'asphalte, dans la grande tradition américaine du blues qui s'est enflammé et a enfanté le démon du rock'n'roll, le fils du diable encore plus méchant et fascinant que son père.

Question angoissante : nos deux deux Fred et Tony, tous trois sur les chapeaux de roue, vont-ils finir par submerger Alicia toute seule avec sa voix et ces trois monstres grondant derrière elle. Dissipez vos doutes, non ! D'abord parce que ce sont des gentlemen. Ensuite parce que seraient-ils les pires des malappris que notre héroïne ne se laisse pas marcher sur les pieds. Ce n'est pas qu'elle commande. C'est qu'elle paye de sa personne. En coupures d'authenticité. Elle ne triche pas. Elle ne joue pas à la diva. Elle s'asperge simplement de l'essence du rock'n'roll et elle craque l'allumette. Qu'elle interprète ses propres morceaux ou les classiques inusables, elle va jusqu'au bout.

Vous seriez en droit de vous demander, avec ses bras résilles, son justaucorps noirs et ses tatous bleus sur ses bras nus, ce qu'elle veut de vous. La même chose qu'elle donne. Tout. Car Alicia une fois qu'elle est dans sa voix, n'est plus avec vous, elle est en elle et en son désir de rock'n'roll. Exhibitrice solitaire. D'abord elle chante pour elle. Et puis pour vous. Ah ! cette manière d'entrer dans un morceau, et surtout d'y rester de bout en bout, de s'y camper dedans, de s'y cramponner comme si elle ne voulait plus en sortir, ne plus jamais le laisser échapper. Elle vous aligne les lyrics comme si elle entreposait des pots de confiture à la dynamite sur l'étagère. Une voix ample et puissante. Et puis elle crie. Des rugissements de panthère. Courts mais intenses. Pour vous avertir que vous êtes sur son territoire de chasse, et que c'est chasse gardée. Mais pas interdite. A vos risques et périls. Et tout le monde s'y risque. Du moins des yeux.

Car il n'est de pire piège que ceux qui se voient. Magie du cirque. Elle sait vous attirer. De ses yeux taquins. De cette main qui descend sous la jupette. Mais qui remonte aussitôt comme pour vous épargner la tentation. La belle hypocrite. Elle fout le feu et elle se tire. Allumeuse de fantasmes. La voici chienne couchée à terre, soumise et aguicheuse, elle se traîne, elle rampe, elle aboie, elle remue de la croupe et du bassin, elle est ce vous voudriez être et que vous n'osez pas devenir, elle froisse les draps de satin de vos intimités et vous exultez, I wanna be your dog, le rock est autant outrage qu'orage. Sinon, bien avant sur City of broken dreams, magnifiquement orchestré par ses trois acolytes, elle a été la grande dame romantique, l'intouchable qui vous a brisé le cœur, votre vie est finie et les vautours du malheur vous dévorent l'âme. Vous la verrez aussi à terre, à genoux, assise, gosse dans le bac à sable, puis pratiquement star de revue, et insupportable Lolita, telle que Nabokov n'a réussi à la rendre si charnellement insaisissable dans son roman. Ses yeux tour à tour lumineux et souverains, cruels et complices, ses cheveux de feu qui brûlent, Alicia toute belle, toute et uniquement rock'n'roll.

Deux rappels et en final un You never can tell, bien nommé, car jamais vous ne pourrez dire les émotions qu'Alicia F a instillées dans les fibres de l'assistance, ce ravissement admiratif qu'elle a suscité dans les esprits d'un public de connaisseurs et d'amateurs, ce sentiment de satisfaction comblée sur les visages. Une soirée rock'n'roll. Merci, Alicia and his boys.

Damie Chad.

 

1, 2, 3, 4 !

THE TWANGY & TOM TRIO

( Twang 002 / Mai 2018 )

 

Un groupe pythagoricien, pythagrockricien pour employer le mot juste, qui essaie et réussit de démontrer la quadrature du triangle, vous annonce la couleur dès le titre, 1, 2, 3, 4 ! , bref un trio à quatre angles – chacun aigu et très pointu en sa matière – inutile de chercher l'erreur, ils ont deux contrebassistes mais n'en utilisent qu'un à chaque fois. Vous trouvez cela bizarre mais pourtant vous avez bien quatre roues à votre voiture et une cinquième en réserve dans la malle !

Phil Twangy : guitar / Long Tom : harmonica / Gégene : contrebasse / Bout d'Fil : contrebasse.

Artwork : Milouf / Photos : Arnaud LD & Jack Torrance. Faut féliciter ces gars. Rien de plus difficile que de réussir une pochette de CD, cela ressemble en poésie classique à l'art imposé du sonnet, caser quatre gars sur une surface réduite et leur donner l'expression de ce qu'ils sont ou ne sont pas selon une esthétique directrice, n'est guère donné à tout le monde. Ici c'est subtil, remarquez l'angle droit formé par le manche de la guitare protubérante qui a l'air de s'échapper du cadre avec celui de la contrebasse croisé aussi à angle droit avec le bras de Gégene qui lui-même initie le troisième côté d'un carré formalisé par la bande blanche de la tunique. Si vous rajoutez au fond la tête et l'épaule de Gégene qui forment l'hypoténuse d'un triangle rectangle, vous vous dites que l'ensemble est construit comme ces tableaux de la Renaissance à consonance structurelle ésotérique élaborés à partir des traités de Macile Ficin.

I got pain : avez-vous fait gaffe au sourire sardonique de Twangy sur la pochette, vous zieute avec ce regard qui en dit plus long que le temps qu'il vous reste à vivre, en corrélation étroite avec sa voix, un froissement inquiétant de reptile qui rampe sur du verre, I got pain qu'il dit mais vous avez plutôt l'impression que le jeu de la contrebasse et les giclées de twang de la guitare ont plutôt envie de vous envoyer un pain sur la gueule. Et derrière le Long Tom qui joue de l'harmonica comme s'il vous enfonçait une vrille dans les yeux. Si vous n'aimez pas, c'est que vous ne savez pas ce qui est bon. Tore apart : essaient de se faire pardonner au morceau suivant de belle facture rockabilly, une histoire classique elle est partie et le gars lui demande de revenir. Même que Long Tom vous envoie un de ces solos encore plus poignant que la Plainte d'automne de Verlaine, voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais à sa place je ne reviendrai pas, avec cette dégelée de guitare qui va lui tomber sans préavis sur le dos au deuxième solo, je me méfierais. En plus ses copains le soutiennent, on dirait qu'ils caressent leur batte de baseball. Let's do the wrong : y a des gars qui sont attirés par le mauvais côté des choses, vous n'y pouvez rien, c'est leur nature, vous envoient une petite rythmique guillerette pour amadouer la compagnie, et après on ne les arrête plus, des rockies qui se livrent à tous les excès permis par le rock'n'roll, et chacun essaie de faire mieux que l'autre, inutile de vous apprendre que cela se finit par un de ces charivarocks du meilleur effet et vous aimeriez que ça ne s'arrête jamais. Jusqu'à la mort qu'ils disent. Blue moon baby : ça a l'air tout mignon avec sa brillance de guitare ce vieux truc de Dave Didllie, mais ce n'est pas pour rien que les Cramps l'ont repris, c'est comme la téquila, la première avalée vous requinque, à la soixantième vous ne savez plus, je vous certifie que les Twangy ils tanguent salement. En plus ils vous font le coup du morceau qui s'arrête. Pour reprendre en pire. Mais vous ne regrettez pas. Somebody's been rocking my boat : qui se souvient encore de Norman Witcher et de son Somebody's...boat, avec guitare déjantée et cette espèce de saxophone dont le son oscille entre la clarinette et le violon, une belle occasion pour le trio de remplacer cette étrange sonorité par celle de l'harmonica. ( L'amateur en profitera pour réécouter le Who is pushing your swing baby since I've been gone de Gene Vincent, et méditer sur la confluence jazz-rockabilly ) en tout cas les Twangy restent dans l'orthodoxie rockab tout en prenant soin pour Phil Twangy de noircir quelque peu sa voix et d'isoler les notes de son solo, et c'est l'harmo qui booste la vitesse en accord avec le pumpin' incessant de la contrebasse. Le chœur final apporte une touche de vieilloterie ancestrale, preuve qu'ils ont dû salement intuiter pour respecter l'esprit du morceau. Please give me something : le gars sait ce qu'il veut et il insiste pour l'obtenir, comme elle n'a pas l'air de comprendre, ils s'y mettent tous à tour de rôle, et ma foi je vous jure qu'ils sont convaincants. Z'ont compris que sur les trente premières secondes de son hit Bill Allen n'était pas assez vindicatif. Pas de temps à perdre à amadouer les greluches, foncent tout de suite, un solo de guitare à faire péter l'élastique de la culotte, et ça finit en un étrange cri de satisfaction. Plus rut que roots. Going strong : ne jamais relâcher la pression. Un harmonica démoniaque qui klaxonne pour vous avertir de ne pas traverser sur le passage clouté, et ça roule à fond la caisse. L'on se doute bien de l'endroit où ils se rendent, alors on monte en passager clandestin dans la remorque et ne croyez pas que l'on va descendre en route, de toutes les manières ce serait trop dangereux. Please don't leave me : plus c'est gros plus ça domine, peut-être est-ce pour cela qu'ils vous le sulfatent avec plus de force, la french touch c'est pas Hou ! Hou ! sous forme de jérémiades plaintives, c'est Ho ! Ho ! qui trompette de la mort si tu fais un pas de plus. Nettement plus percutant. ( I got ) a hole in my pocket : l'on quitte la New Orleans pour le Grand Ole Opry, attention pas la country nostalgique et pleurnicharde, les parties de guitare de Little Jimmy Dickens n'étaient pas piquées de hannetons, faut dire qu'avec Grady Martins derrière ça aide un peu, un beau challenge pour Phil Twangy, mais dans la vie qui ne risque rien n'a rien, et lui il empoche un max, par dessus le marché le Long Tom vous le seconde tout du long. Ain't that a dilly : même genre que le précédent mais les rôles sont un peu inversés, c'est la guitare qui ponctue et l'harmo qui se plante devant et qui ne lâche pas le morceau. La contrebasse poinçonne le shuffle à la TGV et la voix qui aboie vous mordrait presque. Le détour par l'original de Marlon Grisham s'impose toutefois. I'm back again : peut-être le meilleur morceau du CD, mais il n'y a que du meilleur sur cette galette merveilleuse. D'abord cette fragrance de mélancolie dans la voix du gars qui a tout vu tout vécu, cet harmonica qui pousse en douce à la manière de ces taureaux vicieux qui introduisent leur corne dans le ventre du torero et ces éclats de guitare aussi tranchants que du verre. Tore up over you : et un petit dernier pour la route pour vous faire oublier que sur cette terre toutes les choses ont une fin, même le CD du Twangy & Tom Trio. Ne réclamez pas que c'est trop abrupt, vous abreuvent de ces interruptions fatidiques qui vous trouent le cœur pour mieux vous injecter une double potion d'adrénaline à la seconde suivante. Si vous n'êtes pas déjà en train de l'écouter c'est que personne ne peut rien pour vous. Que jamais vous ne serez assis à la droite du diable. Tant pis pour vous. Vous n'avez rien compris au film.

Un disque de rockabilly moderne qui sonne juste.

Damie Chad.

 

METS LE FEU ET TIRE-TOI

JIM McBRIDE

( eD : Gallmeister / Col : Totem / Oct 2019 )

 

Ceci n'est pas une biographie de James Brown. Pour ceux qui veulent suivre dans l'ordre chronologique James Brown dans ses tournées et participer à ses séances d'enregistrement les unes avec les autres, c'est raté. Le choix d'un autre bouquin s'impose. Mais de quoi nous parle donc Jim McBride ? D'abord de lui-même, il est bien connu que charité bien ordonnée, commence par notre petite personne. N'était pas particulièrement enthousiaste pour écrire le bouquin mais son agent littéraire n'avait rien d'autre à lui proposer. Pour être très précis, notre auteur n'avait plus de fric. Passage à vide. Dans ces cas-là, en dernier recours, on ne mégote pas. Soyons honnête ce n'était pas une proposition malhonnête, Jim McBride est un passionné de musique noire. Pour deux raisons, il n'est pas qu'écrivain, l'est aussi musicien, saxophoniste de jazz pour être précis. Une deuxième plus intime : l'est un afro-américain, un noir pour employer le mot qui peut vexer.

Ensuite tout dépend de la méthode employée. Sur n'importe quel type de sujets beaucoup de chercheurs qu'ils soient professionnels ou amateurs, se contentent de lire tous les ouvrages pondus avant eux, compilent les articles de presse, n'oublient pas de visionner l'ensemble des images disponibles, et puis se mettent au boulot... Travaillent chez eux bien au chaud dans leur bureau. McBride n'a pas mis ses pas dans les empreintes laissés par ces devanciers. L'a pris son téléphone et sa voiture et est parti interviewer ceux qui ont côtoyé de près le godfather of funk. Aucun voyeurisme chez lui, n'est pas allé explorer les fonds de culotte des maîtresses ( nombreuses ) de James. Uniquement ceux et celles qui ont permis à James Brown d'être James Brown, les musiciens qui ont bossé pour l'aider à parfaire son style, le staff qui s'est chargé de tout l'aspect organisationnel de l'aventure. Les petites mains si précieuses comme ceux qui s'occupèrent des finances. Nous sommes en Amérique et l'argent-roi est ce qui structure la société... N'a pas interrogé tout le monde, une vingtaine de témoins essentiels. Ce qui induit un double regard. Celui apporté par les réponses aux questions posées par l'interviewer à l'intéressé qui raconte ses souvenirs et fait part de son analyse des évènements, et puis c'est comme en physique quantique il y a toujours une interaction entre l'électron observé et l'observateur. McBride rapporte autant les propos de ces témoins que la façon dont il est entré en contact avec eux, leurs attitudes, leurs mimiques, le décor, et tous ces non-dits qui en disent souvent davantage que les déclarations officielles... Chaque interview est habilement mis en scène, de véritables débuts de romans, parfois policiers, souvent psychologiques, avec présentation, descriptions, analyses, aller-retours incessants entre le passé et le présent. Méfions-nous, ce n'est pas un journaliste qui a rédigé ce bouquin, mais un véritable écrivain. Qui vous en apprendra beaucoup sur James Brown, mais qui avant tout se sert du personnage dont il dévoile des facettes ignorées pour mieux vous communiquer aussi sa vision du monde à lui. Ce qui ne signifie pas qu'il vous raconte des bobards mais qu'il nous livre avant tout ses propres réflexions. En gros, il y va beaucoup plus gonzo-gonzo que mollo-mollo.

James Brown est né en Caroline du Sud. Pour les Européens ce n'est qu'un territoire sur une carte de la grande Amérique. Pour un américain, c'est beaucoup plus précis, c'est le Sud. Pas le Sud géographique des Etats-Unis. Le pays des esclaves. Le pays de la ségrégation. Ne dites pas que c'était il y a longtemps, que c'est de l'histoire ancienne. Que cela n'existe plus. Un mauvais et triste souvenir sur lequel il vaudrait mieux ne pas revenir. James McBride nous dit l'exact opposé. Le racisme est toujours là. Feutré, mais omni-présent. Au Sud. Et au Nord. McBride ne chausse pas les gros sabots revanchards. Ne peint pas la situation en noir et blanc. Il n'y a pas d'un côté les pauvres noirs surexploités et de l'autre les méchants blancs oppresseurs. C'est beaucoup plus complexe que cela. Beaucoup plus subtil. Simplement si vous voulez comprendre le personnage de James Brown, vous ne devez jamais oublier qu'il est né en 1933, que sa carrière a commencé au moment des luttes pour les droits civiques, qu'elle s'est poursuivie lors des soubresauts des révoltes idéologiques des Black Muslims, des Black Panthers, et des émeutes de Watts... Mais ceci n'est encore que l'écume historiale des évènements, la vague est plus profonde, l'histoire de la musique noire est marquée au plus profond de sa psyché, bien des épisodes qui peuvent paraître dramatiques, incompréhensibles, voire cocasses, sont uniquement explicables par la purulente fêlure jamais refermée de l'esclavage.

Pour comprendre James Brown il ne suffit pas d'écouter sa musique, de dire qu'elle est belle, qu'elle est un jalon indispensable de la soul bla-bla-bla... James Brown a fait comme il a pu. Comme toute sa communauté il s'est protégé. Une loi intangible : ne pas faire confiance à l'homme blanc. Ne jamais s'opposer directement. Sourire mais n'en penser pas moins. Baisser les yeux mais tisser ses murailles auto-protectrices. Un unique précepte : ne compte que sur toi-même. Ta famille peut être un rempart, et James McBride arrive à retrouver la filiation familiale du petit James qu'il n'a jamais dévoilé de lui-même. Cet ancêtre qui s'est échappé du pénitencier, qui s'est enfui de Georgie pour fonder une famille en Caroline, de son père qui le laissera à une tante qui s'occupera de lui. Mais cette idée fortement implantée dans sa tête, qu'il est lui James Brown la seule personne qui le tirera de la misère. Une première tragédie incompréhensible : toute une portion du comté, notamment son village natal de Barnwell, dont la population sera expulsée pour construire les usines nécessaires à la confection des bombes atomiques nécessaires à l'Amérique... Sa famille s'installera à Augusta en Georgie. C'est là qu'il rencontrera Leon Austin. L'ami fidèle. Indéfectible. Qui choisira une vie simple : une femme aimée, des enfants. L'anti-James Brown par excellence. Un refuge auquel il retournera souvent.

La suite ressemble à un film, le trafic de pièces de voitures, l'arrestation, trois ans de prison. Libéré à dix-neuf ans, le désir de chanter, de danser de ne pas courber l'échine dans un boulot mal-payé, l'amour de Velma Warren, le mariage, la formation des Flames dans la suite logique des chants à l'Eglise et le rhythm'n'blues de Louis Jordan, les soirées, les fêtes, et le premier succès ( plus d'un million de disques vendus ) Please, Please, Please... Nous sommes en 1956, la partie n'est pas gagnée mais James Brown est déjà tel qu'en lui-même. Ce n'est pas qu'il s'est trouvé, c'est qu'il a tout compris.

L'écriture du livre repose sur la logique de ce que sera désormais la conduite brownienne. A part égale : lui et la communauté noire américaine. Brown s'en tiendra toute sa vie à la même stratégie. D'abord et avant toute chose : c'est lui le patron. Ainsi ce ne sera plus les Flames mais les Famous Flames et bientôt sur les affiches : James Brown and his Famous Flames. Voilà c'est écrit en grosses lettres, le boss c'est James Brown. Ceux qui ne sont pas d'accord peuvent décamper. La plupart des musiciens et des choristes dégageront au bout de quelques années. Brown est intransigeant. L'on obéit au doigt et à l'œil et l'on ferme son claque-merde, sinon l'on est viré. L'est un tyran, une minute de retard à la répète, une chaussure mal cirée, une erreur sur scène, et l'on est foutu dehors tambour battant. Parfois les colères de Brown tournent à la folie, vous pouvez être renvoyé chez vous et rappelé dans les quinze secondes suivantes pour illico presto être de nouveau radié des effectifs et la scène peut se renouveler plus de quarante fois. Brown peut être odieux. Il le sait, mais il ne se soigne pas. N'a même pas envie de guérir. Oui il est terrible avec les femmes, oui elles aussi sont virées de son lit et de sa vie, il les maltraite, il les frappe, il le reconnaît, l'est le premier à avouer que ce n'est pas bien, mais ce n'est pas de sa faute puisqu'il ne peut pas s'en empêcher. Aujourd'hui la bonne mauvaise foi de Brown rendrait folles les militantes de Me Too, il est même étonnant qu'elles n'aient pas encore exigé que l'on brûle ses disques.

C'est que Brown se méfie de tout le monde. Sans doute est-il un tantinet paranoïaque. Envers les blancs et les noirs. Envers ses proches, et toute personne qui pour une raison ou une autre entre en contact avec lui. James Brown contre le monde entier. Mais pas seul. Il sait s'entourer d'amitiés indéfectibles. Le titre du livre explique ce miracle. Mets le feu et tire-toi, l'éditeur a-t-il tiqué devant le titre original : Kill'em abd leave, littéralement Bute-les et barre-toi. C'est le grand secret de James Brown, quand tu fais quelque chose tu le fais et tu décampes aussitôt, après parce ce qui se passe après n'a plus d'importance. Tu as fait ce que tu voulais réaliser, pas la peine de bavasser dessus par la suite. Une règle d'or, le show terminé, pas de réception avec les autorités du coin ou les fans, l'on charge les camions et l'on démarre en pleine nuit. Nombreux témoins dans le bouquin le répètent à l'envi. James Brown, ne faisait pas le service après-vente, ni les risettes à la femme du maire. L'était comme cela avec tout le monde. C'était ainsi qu'il recrutait ses fidèles : le jeune gars sans envergure qui n'osait même pas lui adresser la parole, il lui refilait le deal tout de suite : écoute moi my guy, si tu veux réussir, agis comme je te le dis, suis-moi et je t'apprendrai, facile, obéis-moi, fais comme moi, on les écrase et on se calte !

Pédagogie un peu frustre et expéditive ! Encore faut-il en connaître les deux versants. Si James Brown était dur envers les autres c'est parce qu'il était encore plus dur envers lui-même. Un travailleur infatigable. Ne se tolérait aucune faiblesse. Ne croyait qu'à la persévérance, qu'au travail. Avait l'œil à tout, aux détails les plus insignifiants. Tirait les leçons de ses moindres échecs et y remédiait sur l'heure. Aux jeunes noirs qu'il rencontrait il répétait le même message : travaille, ne quitte pas l'école, instruis-toi, c'est ta seule chance de t'en sortir dans cette société de requins. Avant de mourir James Brown a tenu à rédiger son testament. Pas une feuille de papier griffonnée à la va-vite, un document officiel conforme aux recommandations légales. Ses volontés sont très simples. Près de trois millions de dollars pour ses enfants. Le reste entre cent et cent cinquante millions de dollars versés à des associations ou à des fondations pour que les enfants pauvres ( noirs et blancs ) puissent suivre des études. Brown meurt en 2006, en 2016 date de l'écriture du livre, pas un seul centime n'est parvenu aux enfants. La famille a remis en cause le testament, et des dizaines et des des dizaines d'avocats ont multipliés à l'infini les procédures. Coûteuses. Très coûteuses... Brown avait raison de ne faire confiance à personne.

Brown s'était forgé une éthique. On l'appelait Monsieur Brown et lui-même donnait ce titre à n'importe quelle personne que ce soit le président des Etats-Unis, ses musiciens, ou le moindre anonyme qu'il rencontrait dans la rue. Il exigeait le respect et ne le refusait jamais à un tiers. Depuis tout petit Brown savait que la puissance d'un homme tient pour lui-même à sa valeur morale et selon le restant de l'humanité à sa fortune. Un bon compte en banque vous pose n'importe qui, mais Brown n'avait pas confiance en les banques. Entre 1956 et 1960, cela ne posait guère de problème, il n'avait pas grand-chose, tout ce qu'il gagnait était dépensé pour agrémenter le show ( paye des musiciens, décors, costumes, choristes... ), entre 1960 et 1980, il n'y avait pas non plus de problème, l'argent coulait à flot, et tout le monde y trouvait son compte, lorsque la vague disco a tout submergé, l'étoile de James Brown a pâli, moins de disques vendus, le montant des cachets pour ses shows a fondu comme neige au soleil. Brown s'est battu, des années de vaches maigres mais il a toujours cru qu'il remonterait la pente, l'a tout perdu, ses stations de radio, ses commerces, ses meubles, ses voitures, son avion, mais il s'est obstiné, il est revenu au sommet. Mais entre temps les vautours se sont déchaînés : les agents du fisc lui ont réclamé quinze millions de dollars d'impôts, on allait enfin lui faire la peau à ce négro, tout le monde le crut perdu, mais Brown a su trouver les conseillers financiers qui l'ont tiré de la panade. Il ne les a pas aidés ces alliés inespérés, James Brown a toujours préféré le cash, de la main à la main, faisait parvenir à ses experts ce qu'il voulait, en gardait une grande partie pour lui, d'abord il était dépensier, ensuite il en cachait un peu partout, des réserves au cas où l'aventure tournerait mal...

L'âge est venu. La fatigue, et les douleurs aussi. Des genoux en capilotade. De l'arthrose partout, ses anciennes articulations nickel-chrome totalement niquées. Mais plus que cela, une fatigue morale. James Brown veut bien admettre que la musique ait évolué, que son vieux funk des familles fait partie de ces monuments nationaux que plus personne ne visite, même s'il le juge supérieur à la daube disco et au rap des jeunes générations noires. Ce sont celles-ci qui lui causent du souci. Certes l'est un peu comme ces grands-parents qui poussaient des cris d'horreur devant les cheveux longs de leurs gamins en 1966, lui ce sont les pantalons à mi-cul qui le choquent. Après ces shows il passait systématiquement trois heures sous le sèche-cheveux pour remettre en ordre sa pompadour refusant de recevoir quiconque qui n'était pas de son entourage... Mais il ressent un laisser-aller général dans ces jeunes qui viennent quémander des milliers de dollars pour enregistrer un disque. Qu'ils commencent par travailler, Rome ne s'est pas faite en jour, mais chacun se construit lui-même, brique après brique. Il est devenu la conscience morale de sa communauté, le premier qui leur ait crié haut et fort qu'ils étaient noirs et qu'ils devaient en être fiers. Les pages consacrées aux obsèques de Brown sont édifiantes et bouleversantes à cet égard.

Mais le livre ne s'arrête pas à la mort de James Brown. Le saxophoniste McBride établit une filiation entre Miles Davis, John Coltrane et Brown, des créateurs infatigables qui ont su se remettre en question. Coltrane a reçu cent cinquante dollars pour l'enregistrement de Kind of blue le disque de jazz qui s'est le plus vendu au monde. L'on comprend mieux pourquoi James Brown tenait à être maître chez lui ! Mais dans la vie tout se paie. Et Brown a payé cher. Derrière les barrières protectrices érigées, une terrible solitude. Il a tout connu, la gloire, deux fois la prison, et pire que tout, la honte, lorsque la pression s'est faite si forte, lui qui ne buvait pas d'alcool, que l'on n'a vu que très rarement, jamais en public, une clope au bec, a fini par se droguer, en cachette afin de ne pas donner le mauvais exemple aux jeunes noirs, il s'est abrutir de produits afin d'oublier la déshérence de ces temps nouveaux de renonciation générale qui, lui semblait-il, s'annonçait pour sa communauté...

McBride finit par deux personnages. Vous connaissez le premier : Michael Jackson qu'il présente comme un perfectionniste digne de James Brown, terriblement solitaire comme Brown et terriblement croyant comme Brown. Et puis une dernière, Sister Lee qui tenait l'orgue de l'Eglise que les parents de McBride ont fondée. Une femme un peu stricte qui passait son temps à enseigner la musique aux enfants... La mise en pratique de la grande idée de James Brown, travailler pour soi-même, veiller à éduquer les autres.

Un beau livre, vous y apprendrez beaucoup sur la musique de James Brown et aussi sur l'interdépendance et l'entre-soi des deux communautés américaines, la noire et la blanche, deux culs, entre acceptation et répulsion, posés sur la commode du racisme, un tiroir ouvert et l'autre fermé.

Damie Chad.

 

26/02/2020

KR'TNT ! 453 : SCREAMIN' MONKEYS / ANDY LEWIS / THE TWANGY & TOM TRIO / WHO / TENDRESSE DECHIRANTE / CODICILLE

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 453

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

27 / 02 / 2020

 

SCREAMIN' MONKEYS / ANDY LEWIS

THE TWANGY & TOM TRIO / WHO

TENDRESSE DECHIRANTE / CODICILLE

TEXTES + PHOTOS : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Too much Monkeys business

 

Seulement deux 45 tours ! Les Screamin’ Monkeys préfèrent la raréfaction à la prolifération. Pas de danger qu’on les accuse de Ty-Segaller. Leur premier 45 tours date de 2016 et vaut qu’on y fourre son nez car un hit s’y niche : «Cosmic Farmer». Ils amènent ça au heavy groove envenimé et après un superbe solo à la déglinguette bourguignonne, on les voit s’enflammer, c’est fuzzé dans l’âme à coups d’awite awite. Avec «Walk Alone», ils se prennent pour des Américains et ça leur va bien, ils ont de la rémona à revendre, hey hey ! Ils savent ouhater leur pré carré et cultiver une certaine forme de démesure. Ils passent au vieux shoot de garage fever avec «Makes Me Fever». C’est là où les singes sautent sur les archéologues pour leur dévorer les yeux. Quelle boucherie ! Leur fever sent bon la fièvre aphteuse, ils savent articuler leur shit, c’est admirable et intéressant à la fois, une belle énergie sous-tend l’ensemble, d’autant que le mec est bon au chant, comme le montre «Ginger Twister», il traîne ça jusqu’au sommet à coups de what’s the matter, c’est du sérieux, ils groovent un sacré big bag of sound.

L’autre single refuse de décliner son identité. Les flics insistent. No title ! Bim bam ! «Band Of Freaks» ! Les coups commencent à pleuvoir. Garage d’orgue embarqué pour Cythère. Dynamique ventrue et chargée de fagots. Les Monkeys écument la contrée comme les colonnes infernales de Turreau, ils dévastent les Vendées du garage. «Poison Vivi» refuse aussi d’obtempérer. Rien à faire, même si c’est chanté au gras. Bim bam ! Alors il ne leur reste plus qu’une seule chose à faire : une B-side. Ça tombe bien, car voici leur hommage à Jack Scott avec «I Love You Until The Song Is Over», c’est du Way I Walk de bonne guerre et les Monkeys sont malins car ils savent générer des petites débinades psychotropiques. Le chanteur fait une parfaite impersonation de wild rockab, il frise le Robert Gordon, ce qui vaut pour un compliment. Beau final en mode hypno, rehaussé de roucoulades somptueuses.

Vous l’avez bien compris, c’est sur scène qu’ils donnent leur pleine mesure. Attention, les Chalonais sont six sur scène et ils réussissent l’exploit de s’encastrer tous les six dans un minuscule recoin avec une batterie, un orgue et trois amplis. Il faut savoir le faire. Ils semblent réactiver une vieille manière de jouer le rock, pas loin de l’anglaise, celle qui reposait sur une science aiguë du jumping beat et des maracas. Et lorsque l’harmo pointe le museau, il charrie des petits échos de pub-rock à l’anglaise. Oui, un son déjà entendu des milliards de fois mais quand c’est amené avec autant d’allant, ça cloue vite le bec aux commentaires. Ils mettent leur petite industrie en route et s’y tiennent avec une suite dans les idées qui les honore. On ne sait pas qui est Belinda, mais elle a un joli cul. Il faut voir comment les Monkeys lui shakent le booty. Fantastique présence ! C’est la dynamique des deux chanteurs qui donne aux Monkeys ce côté explosif. Franck et Fouine se partagent les cuts et chantent à deux sur d’autres, alors ça précipite le dégorgement des engorgements, ça émoustille les wild émanations, ça bisque les basques du best blast around, ça rue dans les brancards et ça maracasse la carcasse de la rascasse. Et quand on a dit ça, on n’a rien dit.

On les voit vite partir en mode Fuzztones avec une voodooterie nommée «Voodoo Doll» avant de sombrer dans les affres d’un «Primitive» joué au trombone à coulisse, ce qui est un pari osé, mais qui ne tente rien n’a rien, n’est-il pas vrai ? Leur dominante reste bien le garage d’orgue à la Fuzztones, il adorent se couler dans ce type de mood, c’est leur manière de prêter allégeance au rude Rudi qui du haut de ses deux mètres domine encore l’immense cimetière où dorment en paix relative les milliers de tenants et d’aboutissants du garage moderne. Les Monkeys redonnent vie à leur vieux «Cosmic Farmer» chargé de relents beefheartiens, mais privé du scream final qui impressionnait tant dans la version enregistrée. Quand ils piquent une crise avec «Paranoia», ils filent ventre à terre, histoire de rendre hommage au speed-garage héroïque des New Bomb Turks et autres calaminés des années de braise, et ils reviennent au jumpy jumpah de bonne famille avec «Walk Alone». Comme tous les grands amateurs d’apocalypse, ils aménagent des petites zones de calme pour mieux rebondir au moment de l’assaut final. Si on aime le garage bien foutu et bien senti, c’est le groupe qu’il faut voir. Ils dégagent une sorte d’excédent budgétaire, ce qui mérite d’être noté. Ils dépotent une vingtaine de morceaux avec un enthousiasme qui ne pâlit pas un seul instant et une énergie qui est celle des opiniâtres invétérés.

Leur «Monkey Twist» est une petite merveille d’insistance cavalante, Ces mecs ne lâchent jamais la rampe. Ils redonnent vie à toute cette culture Back From The Grave/Pebbles qui fit les beaux jours des oreilles d’antan. Le garage quand il est bien joué reste l’un des styles de rock les plus vivants, les plus frétillants et certainement le moins corrompu de tous les genres puisque condamné à l’underground. Mais encore une fois, l’underground est un havre de paix, si on voit ce qui se passe aujourd’hui dans les grandes salles de concert. Voir Franck et Fouine chanter à deux «Le Stonien» console du spectacle de toutes ces horreurs. Ils mettent tellement de jus dans ce cut qu’il sonnerait presque comme un hit, d’autant que c’est gorgé d’accents de Stonesy et explosé aux yeah d’unisson du saucisson. Joli coup de chapeau aux Stones qui, faut-il le rappeler, sont à l’origine de tout, enfin de ce qui nous concerne ici. Les Monkeys enchaînent avec un autre clin d’œil, cette fois à Screamin’ Lord Sutch, avec «Jack The Ripper», l’occasion de ressortir le trombone à coulisse pour cuivrer de frais cette vieille scie sautillante qui ne prend toujours pas de rides. C’est chanté au meilleur guttural local, avec du scream à la clé et un sens aigu du boogaloo qui non seulement nous enchante, mais qui en plus croule sous le poids de sa crédibilité. S’ensuit l’excellent «I Love You Until The Song Is Over» qui se trouve sur leur deuxième 45 tours. Ils en font une version longue, un peu hypno et l’arrêtent brutalement. Dommage. Ils pourraient tirer la sauce et faire sauter la sainte-barbe. Ils vont faire un rappel bien sonné des cloches avec un «Diddley Train» tatapoumé dans les règles de l’art et chanté aux renvois de chœurs. Hey Bo Diddley ! Rien de plus légendaire. C’est là où la dynamique des deux chanteurs reprend du poil de la bête. C’est le vrai Diddley beat, avec ses crises de scream et toute sa spectaculaire modernité. Ils finissent à l’emporte-pièce avec un clin d’œil fatal aux Dictators. Ils déterrent «California Sun» de ce premier album des Dictators qui frappa tant les imaginations à sa sortie en 1975. N’oublions pas que Lindsay Hutton tirait le titre de son fanzine The Next Big Thing de cet album fantastique. Les Monkeys amènent le riff de «California Sun» aux deux guitares alternées. C’est en place, bien posé sur le California beat et vite explosé au coin du bois. Ils restituent avec brio la magie de ce cut de cinquante ans d’âge qui repose sur l’alternance de passages clairs et de bouquets d’harmonies vocales noyées de son. Vertiges de l’atour.

Signé : Cazengler, Screamin’ moquette

Screamin’ Monkeys. Chez Kriss. Évreux (27). 31 janvier 2020

Screamin’ Monkeys. ST. Pop The Balloon 2016

Screamin’ Monkeys. No Title. Pop The Balloon 2018

 

Handy Andy

 

Pour bien situer Andy Lewis, il faut commencer par écouter un album paru sur Acid Jazz et annoté par Eddie Piller, qui s’appelle Billion Pound Project. Comme on dit dans les milieux autorisés, c’est un chef d’œuvre. Andy Lewis y invite tous les gens qu’il admire. Piller dit d’Andy qu’il porte son cœur sur les lèvres - this creator and composer wears its heart on its sleeve - Pour Piller, Andy est le gentleman quintessentiel - the quintessential English gentleman - Quand on entend le groove magique de «100 Oxford Street», c’est un peu comme si on se retrouvait à l’angle de Wardour Street at midnight. La température monte violemment avec «(Love is) Alive In My Heart», car Andy fait chanter Keni Burke - a Curtis Mayfield prodigy - Il plane sur le cut un parfum de strong groovy magic. Mais ce qui suit est bien pire : Andy confie «Laughter Ever After» à Bettye LaVette et tout bascule dans la monstruosité, d’autant que Bettye attaque ça à la manière d’Esther Phillips, en chuintant légèrement. Le cut tourne à la dinguerie et ça groove tellement dans l’os de l’art qu’on se retrouve au sommet du genre. Stupéfiant ! En réalité, c’est Bettye qui rend hommage au quintessential gentleman et non l’inverse. La fête se poursuit avec une autre idole d’Andy, Reg King, qui comme chacun sait fut le chanteur de The Action. Le cut s’appelle «Since I Lost My Baby», une fière reprise de Smokey. On a là un fantastique condensé de rock Action définitif. Nous voilà une fois de plus au cœur du mood de myth Mod, dans une sorte de perfection absolue, à l’équilibre parfait entre la classe Soul et l’élégance pop britannique. Encore un coup d’éclat avec «See You There» chanté par l’extraordinaire Lynda Laurence. Elle gueule comme Aretha et vrille son me-eeeeh. Encore une révélation un peu plus loin avec «Devastated», un cut de funk allumé au white heat et que chante Loleatta Holloway. C’est tout simplement le white funk de Sloane Square par un soir glacé et foggy, violonné et saxé, effarant de modernisme déterminé. Andy tend le micro à un autre héros, Andy Ellison, qui ramène sa morgue pour chanter «Heather Lane». C’est toujours un plaisir que d’entendre chanter ce fabuleux glamster métastaseur. Il reste encore une merveille au bout de cette B fatidique : «One By One» que chante Fonchi, une autre reine de la nuit londonienne. Andy lui fournit des chœurs de rêve, c’est-à-dire des chœurs Tamla. Et là, on re-décolle, une fois encore. Impossible de rester assis quand on écoute ce disque.

Au final, cet album donne l’équation magique de la scène Mods anglaise contemporaine, qui propose un mélange unique au monde de Soul et de Mod-rock. Tout ça sur Acid jazz.

Album bien intentionné et même lumineux que ce You Should Be Hearing Something Now paru aussi sur Acid Jazz en 2007. Ce qui frappe le plus, chez Andy Lewis, c’est la clarté du propos. Ce mec joue dans les règles de l’art et s’entoure d’invités de choix. Tiens par exemple Corrina Greyson pour «Window Shopping». C’est une vieille descente au dance-floor, Corrina sait de quoi elle parle, bienvenue au paradis de l’English diskö. Quelle violente énergie, ça transfigure la diskö, kökö, tu n’as même pas idée, voilà le monster küt par excellence ! L’énergie dévore l’oreille. Andy duette ensuite avec Paul Weller qui chante son ass off sur «Are You Trying To Be Something». Ils embarquent ça au meilleur beat qui se puisse concevoir, mais ça va encore se corser avec «Don’t You Know Why You Do it». Claire Nicolson chante ça sucré et propose une fantastique lampée de pop anglaise, avec une perfection qui renvoie bien sûr au cœur de ce vieux mythe qu’on appelait autrefois le Swinging London. Ils sont en plein dedans. On assiste là à un phénomène d’insistance lumineuse assez rare. Sur cet album, tout semble couler de source. Andy Lewis embarque «Phantom Street» au glouglou famélique, il joue son bassmatic avec la grâce d’un saumon d’Écosse argenté et vivace, lancé à l’assaut du torrent. Il duette ensuite avec un certain Johnny Cooke sur «Come Along With Me». C’est un fantastique shuffle d’anticipation, avec une trompette en or qui se glisse dans la ferveur du groove, et Johnny Cooke chante dans la chaleur de la nuit londonienne, c’est somptueux, ultra-orchestré, hissé au sommet de tous les apanages, surtout celui du Mod Jazz. Retour de Claire Nicolson pour ce coup de génie intitulé «In The Land Of You And Me». Elle y va direct. Ah comme c’est puissant ! Elle revient au sucré du jerk, au pur London shake. Ils sont dans l’excellence de la pertinence, dans le tronc du culte, comme dirait Mocky. Andy Lewis sonne comme les Beatles sur «Tell Me Once Again You Love Me» et duette avec David Jay sur «The Love Of My Life», assez black dans l’esprit. Pur son d’exception, une fois encore, David Jay tire la bobinette et ça devient vite énorme. Existe-t-il quelque chose d’aussi parfait ? Dieu seul le sait. Claire Nicolson est au rendez-vous de «Beyond The Fields». Elle chante d’une voix de rêve. Andy Lewis ne pouvait pas espérer mieux. Derrière, ils sont au carré. Et puis voilà le grand retour d’Andy Ellison avec «Top Of The Tower». Il est en place et what a voice ! Il brandit le big étendard du glam anglais. Andy et Andy font bien la paire. C’est convaincu d’avance, le bassmatic dévore le cut tout cru. Croutch croutch.

Le mini-album 41 est paru sur Acid Jazz en 2011 sous la forme d’un double EP. «Complexity» et «Sky Bar» sonnent comme des solides Mod rocks, bien dans l’esprit de la London Mod scene, pas loin de Jam. Par contre, «Centre Of Attention» sonne plus psychédélique, même s’il est monté sur un tempo diskoïdal digne des diskö-floors britanniques.

Avec le Billion Pound Project, l’album qu’Andy Lewis a enregistré avec Judy Dyble est le plus réussi. Il s’appelle Summer Dancing et date de 2017. Il faut se souvenir que Judy Dyble fut la chanteuse & founder-member de Fairport Convention, qu’elle quitta pour aller monter Trader Horne avec Jackie McAuley. Elle a ce qu’on appelle un pedigree. Le morceau titre de l’album sonnerait presque comme in hit psych des sixties. La voix est toujours là. Cette fois, Andy Lewis ne vise pas le Mod rock mais l’esthétique Fairport. Premier point fort de l’album : «A Message». C’est en enchantement. Andy Lewis accompagne Judy Dyble à la stand-up. On sent l’inspiration, elle est palpable. Ça devient infernal avec «Night Of A Thousand Hours», un groove de jazz pianoté dans le flesh du groove. En B, Judy Dyble passe au jerk avec «My Electric Chauffeur». Eh oui, c’est aussi simple que ça. Andy Lewis réussit l’exploit de la ramener sur la piste de danse. On note l’extrême pureté de sa voix dans «Treasure». C’est un filet lumineux, incroyablement juste. L’enchantement se poursuit avec «The Day They Took The Music Away», extraordinaire coup de transe. On entend tout simplement des héros de l’underground britannique. Judy Dyble revient avec «Summer Of Love» à son cher chant chaleureux de l’archiduchesse, alors sont-elles sèches, archi-sèches ? Elle règne sur la tradition d’un chant très anchien. Elle chante aussi «Tired Bones» à la clameur d’antan, la bonne vieille clameur d’excellence privative. C’est paisible et si profondément beau.

On trouve aussi sur Acid Jazz l’album des Red Inspectors, Are We The Red Inspectors? Are We? Andy et ses amis y proposent des instros de clubbing londonien à la James Taylor Quartet. Ils affectionnent particulièrement le groove charmant. On entend Pete Twyman chanter «He’s A Menace» et c’est excellent. On le retrouve au chant sur «The Apology Squad», petite pop montée sur une bassline de rêve, comme suspendue dans le son.

Donc pas grand chose pour un personnage aussi légendaire, mais ses trois albums figurent parmi les grands classiques du rock anglais.

Signé : Cazengler, Andy Le vice

Andy Lewis. Billion Pound Project. Acid Jazz Records 2005

Andy Lewis. You Should be Hearing Something Now. Acid Jazz 2007

Andy Lewis. 41. Acid Jazz 2011

Judy Dyble/Andy Lewis. Summer Dancing. Acid Jazz 2017

Red Inspectors. Are We The Red Inspectors? Are We? Acid Jazz 2011

TROYES / 22 – 01 – 2020

3B

THE TWANGY & TOM TRIO

 

Huit cents kilomètres de la veille dans les pneus et la Teuf-teuf file sur la route de Troyes comme une jeune fille à son premier rendez-vous d'amour. Pour moi ce n'est pas pareil, une question métaphysique m'obsède depuis que j'ai repéré l'affiche sur le FB de Béatrice Berlot, comment trois peut-il être égal à deux ? N'ai jamais été fortiche en mathématique, mais tout de même ! Un truc encore plus difficile que le mystère de la sainte trinité qui nous dit que trois égale un. Maintenant que j'écris cet incipit j'ai la solution, celle du trio pas de la trinité, vous la refilerai tout à l'heure. Le temps de vous faire saliver. Une petite discussion avec Béatrice, toute fière des cent-dix groupes de rockab qui ont défilé dans le 3 B en six ans, mais cela c'est le passé, le futur c'est la programmation qui vient, avec une grosse surprise à venir. Non je ne vous donnerai aucun indice, ni un, ni deux, ni trois, d'autant plus que le Twangy & Tom Trio entre en scène.

THE TWANGY & TOM TRIO

Je vous rassure tout de suite. Le trio est bien constitué de trois éléments. Ce qui est terrible, car il faut l'avouer vous pourriez en supprimer deux au hasard, que celui qui resterait tout seul vous l'écouteriez avec autant de plaisir. A notre droite Gégene ( du Loiret n'oubliez pas la formation est basée à Orléans ). Contrebasse vert turquoise. Avec un auto-collant de pin-up collé dessus. Ce qui pose problème. Pas la pin-up. La colle. Elle tient, un véritable miracle. L'image ne s'est pas décollée de tout le set. C'est que Gégene quand il cogne, vous l'entendez. Ce doit être son karma. Dans une autre vie il a dû mener la charge des éléphants de Porus contre les fantassins d'Alexandre le Grand. Chaque fois que sa menotte s'en vient se catapulter sur les cordes, c'est votre cerveau dans votre boite crânienne qui fait un tour sur lui-même. En plus il exagère, il écrase tout sur son passage, vous pensez que l'histoire du monde vient de se terminer, mais non, si c'était un musicien classique faudrait lui écrire Molto Allegro sur la partoche, car il swingue et caracole comme un jeune poulain qui s'élance au grand trot vers les infinis de l'herbe bleue du Kentucky.

A notre gauche Phil Twangy, à la Gretsch cochranique. Et granitique. Ne vous fiez pas à son air sympathique. Un étrangleur. La main tout en haut du manche. Vous le tient ferme. L'on dirait qu'il a attrapé un cobra par le collet et qu'il lui serre le cou à mort. La poigne reste immobile. N'y a que ses gros doigts qui bougent, comme s'il cherchait à lui éclater quelques ganglions vitaux à l'intérieur. De l'autre main, ce n'est guère mieux. Disons-le franchement, c'est pire. N'est pas du genre à gentiment gratouiller les cordes comme s'il caressait un chat. L'est du style à percer sans pitié le ventre du greffier de multiples coups de poignards. Et vos oreilles le remarquent, il vous les cingle comme s'il vous ramonait l'œsophage avec un fil de fer barbelé. C'est violent, c'est brutal, et vous vous rendez-compte que vous avez en vous une dimension masochiste que vous ignorez.

Oui Phil et Gégene ont le rockabilly sauvage. A tel point que vous dites que ces deux malfrats vous suffisent. Qu'il n'y a aucune nécessité d'ajouter un troisième larron à ce duo. Et pourtant, il y a bien un troisième individu entre ces deux rocs, un gars longiligne, sous une grosse casquette bouffante. Au début vous pensez qu'il est là pour rien. Le gus inutile par excellence. D'ailleurs il n'a même pas un instrument. Enfin si, un minuscule, qu'il cache dans sa main. Un harmonica. Vous le plaignez, mais à part fredonner Oh ! Susanna en sourdine entre deux morceaux, vous vous demandez ce qu'il peut bien pouvoir faire entre ces deux monstruosités rockabyliennes. S'appelle Long Tom, et ce mec il exagère. Nous sommes en plein rockabilly, et au lieu de dire pouce, je passe mon tour, le guy se met à jouer... du blues. Mais du blues plus bleu que bleu. Au début vous pensez qu'il s'est trompé de casting, peut-être même de café, qu'il doit y avoir un concert de blues organisé à l'autre bout de la ville, et puis au bout de deux minutes, vous êtes obligés de reconnaître qu'entre la sauvagerie du rockabilly et la trouble lancinance du blues s'installe une étrange alliance. Ce ne sont pas des contraires qui se repoussent mais des pertinences qui déteignent l'une sur l'autre.

C'est qu'entre le blues et le rockabilly, vous avez quelques relations incestueuses. A l'inter set, Long Tom résumera ces accointances très simplement : vous accélérez un blues vous avez un rockab, vous ralentissez un rockab vous obtenez un blues. Certains croient avoir trouvé la solution en créant le concept de rocking blues. Qui ne me satisfait pas. C'est un truc qui n'a jamais existé, d'un côté vous avez le blues et de l'autre le rockabilly et à eux deux c'est exactement la même chose. La musique du diable pour résoudre le mystère de la sainte trinité ! Si vous en avez deux, vous en avez trois !

La théorie c'est bien. La pratique c'est mieux. Le Twangy & Tom Trio vont aligner trois sets. Nous avouent qu'ils n'ont que trois compos à eux, mais quand l'on compte les compos personnelles d'un Gene Vincent, l'on est surpris. La reprise n'est pas un problème, la solution c'est l'appropriation, vous pouvez faire mieux peut-être, mais l'important c'est de faire autrement. Je prends un exemple : These boots are made for walking, avec eux ça ne marche pas, ça galope, un déchaînement, en l'écoutant je me dis que c'est comme cela que Lee Hazlewood avait dû le rêver avant de la refiler à la petite Nancy. Mais revenons au rockabilly et au blues. Vous ne trouverez pas plus noir que Bo Diddley. Entre nous soit dit avec Gégene, le beau Bo a bobo avec ses congas, peut aller se rhabiller, la contrebasse vous aligne le jungle beat avec une férocité inégalable, Phil à la guitare se charge du rebond, vous tranche les lianes de la forêt vierge à coups de machette, vous débite les pythons en tranches sans état d'âme. Le jeu est si serré que Long Tom n'y glissera pas une fumée d'harmonica, juste quelques bouffées rapides, ne prendra ses aises que lorsque le morceau s'accélèrera, s'échevèlera sur lui-même, alors là vous aurez droit à un incendie australien. On ne peut pas dire que Phil y cassera une corde, c'est si violent que l'on dirait qu'il l'a arrachée.

Mais non, ne sont pas spécialisés dans les instrumentaux, un rockab sans vocal c'est comme film de science-fiction sans extraterrestre. Phil chante comme il joue de la guitare. Fort et incisif. Pousse les lyrics comme des lames de rapière dans le corps d'un ennemi. Particulièrement bon sur les morceaux de Cochran, un Skinny Jim raboté à l'entaille, un Summertime Blues à vous cogner ( merci Gégene ! ) la tête sur le plancher, et un Twenty Fligth Rock monstrueux. De la belle ouvrage. Le troisième set sera démoniaque. Un Mystery Train fabuleux, si vous aviez été là vous comprendriez la trisomie du rockabilly et du blues, Long Tom nous ramène dans le delta alors que dans le même temps Phil nous en éloigne pendant que Gégene nous martèle un boogie-shuffle à vous briser les os. L'on croyait avoir atteint la cime du concert, mais non comparé au Mojo Working qui suit l'on n'était que sur des plateaux de moyenne altitude. Vont nous le faire défiler longtemps, mais en accéléré, sans halte, pire qu'à Chicago à la grande époque de la Chess électrique. Long Tom comme chez lui, et les deux autres qui ne lui cèdent en rien. Jamais l'eau dans laquelle vous avez lavé votre âme n'aura été aussi boueuse. Mais le trio est survolté, vous avez eu du black handsome man, eh bien vous aurez des petits blancs et ils nous fourguent un Rock This Town à faire sauter les centrales atomiques.

Z'ont trop bien fait leur boulot. Doivent payer l'addition. Sont les premiers à s'apercevoir que le Thirty Days de Chuck Berry même rallongé au bouillon-cube explosif ce ne sera pas suffisant. Un rappel avec le monde entier qui danse devant eux, quelle soirée ! J'ai oublié pour débuter le deuxième set les deux morceaux en l'honneur de Crazy Cavan qui s'en est allé rejoindre les anges noirs de l'enfer du rock 'n' roll sans préavis.

Ma promesse : au début c'était Twangy & Tom Duo parce qu'ils étaient deux. Gégene est venu et le duo s'est mué en trio. Mais ce n'est pas fini, Phil me dit qu'ils pensent rajouter un batteur. A croire que ce coup-ci ils veulent ratiboiser l'univers. Surtout laissez-les faire. Après la grande claque, ce sera la grosse beigne. Monstrueux !

Damie Chad.

 

THE WHO

( Collection ROCK&FOLK # 13 / 06 – 02 – 2020 )

 

Pour ne pas vous mélanger les pédales ne confondez pas Rock & Folk Hors - Série, le dernier, le Numéro 38, 22 V'la les filles ! est sorti en novembre 2019, avec Collection Rock & Folk dont le Numéro 13 consacré aux WHO vient de paraître cette première semaine de février 2020. Si les Hors-Séries proviennent tout droit de la plume des journalistes du plus vieux mensuel rock national et international, la Collection est réalisée en collaboration avec Uncut. Une revue rock anglaise à laquelle notre Cat Zengler fait régulièrement allusion dans ses chroniques car les anglais sont plutôt pointus question rock.

L'expression '' biographie non autorisée '' permet de mieux comprendre la raison du titre du magazine britannique. Non coupé, car Uncut n'a pas l'habitude de ne pas poser les questions embarrassantes et de passer sous silence les épisodes plus ou moins controversés de la vie de nos idoles. Toutefois avec un zèbre à la Pete Townshend, c'est comme les tubes de dentifrice, à peine avez-vous dévissé le bouchon que le contenu se hâte de se déverser dans la bonde du lavabo. Ce mec est un bonheur pour les journalistes, vous ouvrez le micro et il prend la parole pour des heures et des heures. Les 120 pages du numéro sont remplies d'interviews données au fil des années à différentes revues, notamment le Melody Maker et Uncut...

Certes les Who étaient quatre mais Keith Moon et John Enwhistle ont quitté notre planète voici longtemps, Roger Daltrey n'a jamais été un grand hâbleur – ce qui ne l'a pas empêché d'avoir ses petites idées personnelles sur la carrière du groupe – et c'est Pete Tonwshend qui est apparu dès le début comme le leader incontestable du bataillon de cette mauvaise troupe. L'est sûr que quand l'on compare Keith à Pete, il n'y a pas photo, entre le gamin qui se complaît à empiler conneries sur conneries et Pete l'intellectuel toujours prêt à expliquer longuement le pourquoi et le comment de tous les actes du band... D'un côté la folie, de l'autre la réflexion. Quant à John et Roger ils suivaient sans trop la ramener, même sans être convaincus, parce que pour prouver à Pete qu'il avait tort, ce n'était pas évident. D'autant plus que les évènements lui donnaient raison. L'était un peu comme ces joueurs d'échecs qui ont un tour d'avance, ou ces turfistes dont la dernière martingale se révèle la plus efficace. Du moins au début. C'est après que les choses se sont gâtées. Mais l'arbre n'est pas tombé du côté par où il penchait.

Donc quatre gamins qui arrivent un peu après la bataille. Beatles, Rolling Stones, Kinks, Animals squattent les premières places depuis deux ans lorsque nos quatre malotrus se jettent dans la mêlée. Ne sont peut-être pas plus plus doués que les autres mais ils possèdent le cinquième élément : l'énergie. N'y a qu'à les voir pour en être convaincu. D'abord vous avez Moon qui vous montre les deux faces de la lune en même temps, il ne joue pas de la batterie, il la détruit. Ensuite vous avez Daltrey qui s'égosille comme un cochon que l'on saigne, Tonwshend qui ne sait pas vraiment jouer de la guitare, alors il lui mouline et lui assène de ces tornioles à lui faire rendre l'âme, et Entwistle qui dans son coin vous surfile toute cette cacophonie au gros fil de basse aussi épais qu'un démarrage de quadrimoteur. Sur disque, ils font ce qu'ils peuvent, de l'improbable au chef d'œuvre. Du rhythm 'n' blues de deuxième zone, des harmonies vocales d'oiseau de volière, et des tranches de grabuge éhontées.

Et là-dessus se pointe le plus gros malheur que la terre ait porté depuis la création des chevaliers de l'Apocalypse. Ne venez pas tenter une piètre divergence avec le dérèglement climatique. Un truc ovnique venu d'ailleurs qui vous pulvérise toute la concurrence. Un morceau, comme on n'en fait plus. Comme ils n'en feront jamais plus. La preuve c'est qu'ils en aligneront des meilleurs. My Generation ! My Malediction ! conviendrait mieux. Surtout pour Pete. '' People try to put usd-down talking 'bout my generation '', entre nous soit dit ça sonne moins bien qu'un vers de Shelley, mais ça pète dur dans les consciences de tous les adolescents du monde. Un beau remue-ménage sonique et un superbe remue-méninge consciencial. Première fois qu'un groupe de rock'n'roll voit plus loin que sa bite, ce n'est pas encore le Tractatus Logicus de Wittgenstein, mais ça s'en rapproche. D'assez loin, pour être franc, disons qu'un professeur ferait suivre de la mention «  En progrès ! » Nous sommes en 1965 et Pete Townshend ( et ses acolytes ) viennent d'inventer le rock'n'roll intellectuel.

Le pauvre Pete n'en croit pas ses yeux. L'est comme l'autruche qui découvre qu'elle vient de pondre un œuf dur. En or. L'avenir est tout tracé. Suffit de suivre la ligne droite du succès. La pente fatale de la victoire. Des trucs aussi chiadés que My Generation, il va vous en écrire toute une série. Saison 1000 en perspective. Un avenir radieux s'annonce. Mais le soleil refusera au dernier moment de se lever. Les singles suivants comblent les fans et les amateurs. La pente sisyphique est toutefois ascendante. I can see for miles le single sur lequel Townshend misait beaucoup pour un numéro 1 n'est pas au rendez-vous. Succès d'estime en quelque sorte, mais pas de quoi remplir la tirelire de l'auto-satisfaction. Townshend est touché dans son orgueil. Mais pas coulé. Réunit son équipage de forbans et leur propose l'inouï. Sont bien obligés d'accepter car ils n'ont aucun autre produit de substitution à offrir.

Ce sera Tommy. Le premier opéra-rock. Ce n'est pas vrai, Townshend le répète à longueur de colonnes, l'a fauché l'idée au Kinks. Certes elle le tenaillait depuis longtemps, l'envie de produire un trente-trois tours qui ait une unité qui racontât une histoire. Un truc qui se tient, avec un début, un milieu et une fin. Il ne va pas y arriver. Va tout juste parvenir à produire un gruyère. En gros la story d'un gamin, une espèce d'autiste, un asperger du flipper, Pete lui-même le reconnaît, pour un auditeur pourvu d'une intelligence supérieure il est difficile de comprendre la logique interne du scénario. L'est rempli de trous. Ce n'est pas très grave, l'humanité est constituée en sa majeure partie d'un ramassis d'esprits moyens. Chacun remplira les vides à sa manière. C'est qu'en y réfléchissant un peu, la véritable nature de Tommy ce n'est pas un opéra. C'est un concept. Mais de quoi ? De Tommy évidemment. Il n'est guère de serpent plus long que celui qui se mord la queue.

Par contre question musique Tommy est une réussite. C'est un opéra – répétons-le – mais nos quatre lascars ne convoquent pas le London Symphonic Orchestra, se chargent du boulot de A à Z. Un orchestre de rock. Un point c'est tout. Avec l'ajout de quelques curiosités pour faire gloser le bas-peuple des journalistes, comme Daltrey qui souffle dans un cor... Mais dans la vie, il ne s'agit pas de faire. Faut aussi refaire. Et les Who vont vous exécuter leur œuvre en public, tout seuls comme des grands, du début à la fin. Succès phénoménal. Townshend n'a pas les chevilles qui enflent. Mais la tête qui explose. Comprend que le problème n'est pas de remporter une victoire si éclatante soit-elle, mais d'en aligner d'autres à la suite.

Dans son cerveau surchauffé Tonwshend se lance dans l'écriture d'un nouvel opéra. Un projet mirifique. Tommy n'est qu'un individu, Lifehouse sera plus ambitieux, une espèce de métaphore musicale de la vie humaine qui embrasse aussi bien le passé que l'avenir. Projet ambitieux qui n'aboutira pas. Echec cuisant mais qui ne se verra pas. Avec les débris de Lifehouse, les Who bâtiront Who's Next ? Une splendeur, bourrée de rock et d'électronique. Ce n'est plus un succès, c'est un virus meurtrier. Les Who ne sont peut-être pas le plus grand groupe de rock du monde, mais certainement le plus novateur. Une promesse d'avenir. Ce fabuleux quatuor détient le futur du rock.

Tiens si on parlait rock. Le rock à prétention intellectuelle c'est bien, mais c'est fatigant. Avec Live At Leeds, les Who démontrent qu'ils n'ont rien perdu de leur fougue et de leur virulence. Un disque à ranger sur l'étagère du haut à côté de Jerry Lou au Star-Club de Hambourg. Townshend se défend à moult reprises d'avoir inventé le hard-rock avec this record. Laisse la couronne à Deep Purple et à plein d'autres. Ce n'est pas que le hard soit trop simpliste, c'est que reconnaître cette paternité c'est perdre l'aspect novateur des Who, n'être plus qu'une étiquette qui sert à désigner une tendance, dont l'évolution lui échappera un jour. Le problème c'est l'échec de Lifehouse. Dans sa tête. Comment le surmonter ? Comment aller de l'avant ?

Townshend tombe dans le piège qu'il a creusé de ses propres mains. Quand on ne peut pas avancer. Ne reste qu'une solution, le retour en arrière. Ce sera Quadrophenia. What is it ? Un nouvel ( un autre ) opéra rock. Bien plus puissant que Tommy. Mais qu'on le veuille ou non, pas autre chose que le concept d'opéra-rock ! Mais ce n'est pas le plus grave. La prescience du danger est d'autant plus dangereuse que souvent elle est inconsciente. Quadrophenia conte la vie de Jimmy, un jeune Mod, autant dire que c'est du passé, nous sommes en 1973 et les Mods c'est de la préhistoire, une période qui connaîtra son acmé entre – soyons généreux – 1964 et 1966. Avec Quadrophenia les Who sont en train de scier les six planches nécessaires à la confection de leur cercueil.

Les disques qui suivront seront un cran au-dessous. Je me souviens d'une longue discussion à la cafetaria de la fac sur le Who by numbers, les malgré-tout et les déçus, mais dans les deux cas la sensation de participer à un combat d'arrière-garde. Les Who se cherchent et ne se trouvent pas. Aux temps d'Elvis, l'on disait qu'une carrière ne durait pas plus de deux ans, ensuite c'était les oubliettes et pour les plus doués la capitalisation rentière assurée par la fidélité des fans des années fastes. Les Who sont dans le peloton de tête depuis plus de dix ans. Le problème c'est qu'il leur reste encore un demi-siècle à vivre. Les choses ont commencé à mal tourner en 1975, les deux années suivantes porteront un coup terrible au rock dit classic. La génération punk ne respecte rien. Rien à foutre des glorieux ancêtres. L'avenir appartient aux jeunes. Les Who s'en vont visiter ses mauvaises troupes dissidentes, sont reçus avec un respect empreint de forte goguenardise. Les grand-pères que l'on aime bien mais totalement dépassés. T'es plus dans le coup papy ! C'est Moon venu en Rolls-Royce qui s'en tirera le mieux. Sur ce, Moon tire sa révérence. L'histoire des Who ne s'achève pas en cette funeste année 1978, mais elle est symboliquement terminée. Par contre c'est celle de Pete Townshend qui commence. Ce numéro spécial Who devient un super spécial Townshend.

Tonwshend est une tête d'œuf cassé. Une espèce de neurasthénique jamais content de lui. Toutefois un déprimé qui se soigne. Un artiste du recollage des morceaux. Un expert de l'art de recycler les restes. Dès 1979, sort The Kids are Allright, un film qui retrace les folles années du groupe à partir de documents d'époque. Même pas six mois plus tard sur les écrans le film Quadrophenia. Puis la bande-originale du film, puis une comédie musicale... Suivront quelques albums des Who, un retour sur scène avec tournée mondiale pour le cinquantenaire, des éditions d'inédits à n'en plus finir, tout cela n'empêche pas Nicolas que la Commune n'est pas morte, non ce n'est pas cela, tout ces efforts, plutôt mieux que mal aboutis, font que Townshend se retrouve renvoyé à lui-même, non pas à son œuvre, l'en est même s'il dit le contraire, assez sereinement satisfait, mais à son corps qui se dégrade, aux années qui s'accumulent, au vieillissement pour employer le mot qui fâche. Ce n'est plus le cinquième élément de l'immortalité éthéréenne des Dieux mais le quatrième âge et son déambulateur qui se profile.

Comme pour tout le monde. Z'oui mais lorsque l'on est un artiste de rock'n'roll c'est plus difficile. Vivre vite et faire un beau cadavre. James Dean avait ainsi défini l'art de vivre very rock'n'roll. Pour la première partie de l'adage chacun se débrouille au mieux, pour la deuxième moins de monde se presse au portillon. Est-ce bien raisonnable, n'est-ce pas une imposture lorsque l'on s'appelle Pete Townshend. Le temps est le lézard dans l'horloge et la lézarde fissure la psyché Townshendienne. L'était un jeune homme en colère contre les adultes de ses jeunes années, mais maintenant le seul coupable qui ne lui a pas permis de s'adjuger ce qu'il désirait – mais quoi au juste ? - c'est lui-même. D'où la nécessité de revenir ronger les vieux os de sa jeunesse. De repartir en tournée. D'enregistrer un nouveau disque des Who en 2019. De publier un roman en 2020, et surtout de s'interroger sans fin sur le sens de cette odyssée du rock'n'roll, de s'obstiner à trouver à cette cochonnerie une tête, une queue, et un sens qui lui apportent sinon satisfaction – les Stones s'en chargent – du moins plénitude.

A première vue, l'on peut s'en moquer. Les affres et les douleurs de Townshend lui appartiennent et personne n'a envie de s'en charger. Surtout pas vous. Moi encore moins. Devrait se souvenir de l'hémistiche fatal des Destinées d'Alfred de Vigny : '' Seul le silence est grand ''. Le genre de rétention orale à laquelle Pete Townshend ne peut se résoudre. Pour nous agacer. Pour notre plus grand plaisir aussi. Le rock est un miroir et nous ne ferons pas comme Tommy l'erreur de le briser. Ce serait se retrouver face à soi-même. L'est plus plaisant de voir Townshend se débattre à notre place. Le spectacle en vaut la peine. Ce pourrait être nous. Mais c'est lui. Tant pis pour lui. Quelle jouissance de le zieuter s'emmêler sans fin les pinceaux de ses contradictions. Voyeurisme et cynisme sont les deux mamelles du rock'n'roll. Et ce treizième – chiffre tarotique maudit – opuscule de la Collection Rock & Folk nous offre cent quarante agoniques pages de délectation assurée. This is not yet the end, beautifull friend !

Damie Chad.



PLANE / TENDRESSE DECHIRANTE

( Clip / 6 – 02 – 2020 )

Troisième clip de Tendresse Déchirante. Nous avions chroniqué le premier Romance Américaine dans notre livraison 412 du 28 / 03 / 2019 et le deuxième Acte II dans la livraison 420 du 23 / 05 / 19.

Un projet d'une simplicité extrême. Du fait maison. Du cousu main. Sont trois, Diane Aberdam et Emilien Prost. Plus une idée. Une ambiance. Une solitude, celle qui régit les êtres entre eux. Une infranchissable pourriture dirait Joë Bousquet, qui sépare et unit tous ceux qui se mettent en marche l'un vers l'autre. Des chansons d'amertume douce, des frisottis d'écume sonore, la plaie et le sel. Celui de la vie qui fuit. Et celui de la mort qui ne vient pas. Un entre-deux. Entre regret et désespoir. Entre présence et absence. Entre fille et garçon. Si loin de l'androgyne initial. Si ce n'est par l'affleurance de la cassure initiale, seule faille qui permette de remonter vers l'origine. Sinon il ne vous reste plus qu'à explorer les conduites induites.

Un clip qui se lit. Une véritable bande-dessinée. Qui bouge. Une application qui métamorphose les images en dessin. Noir et blanc absolument tranchés. Esthétique froide. Expressionniste. Un véritable roman policier. La victime est devant vous. Vivante. Elle dort. Elle se réveille comme tout un chacun puisque le portable sonne. Heureusement qu'il y a ce téléphone qui fait son office de réveille-matin. Il vous rappelle que vous êtes dans un clip musical. Et la musique arrive doucement, des gouttelettes de pluie qui s'éparpillent sur le cristal des songes. Elle est là. L'absente du Dormeur. Poupée fantôme qui danse dans les coins et empoisonne la mémoire de l'Eveillé. Elle joue de la guitare et vous entendez ce froufrou de soie infinie qui bourdonne comme une mouche tsé-tsé qui vous réveille et ne vous laisse que votre rêve à vivre.

Et Lui se plante devant vous. Elle derrière, qui s'agite comme en contre-chant. Car Lui il ne chante pas. Il exhale une longue plainte. Il étire les syllabes, il révèle un secret que tout le monde connaît. Muezzin muré en lui-même qui se mire en son minaret, enfermé dans la tour d'ivoire de sa folie, il évoque l'idole enfuie. Une histoire terriblement quotidienne. Le ballet de la vie heureuse terrassé par les coups de balai du grand nettoyage. Celui des rapports humains, du partage des tâches ménagères, toute cette non-vie qui corrode les âmes bien mieux que le désir.

C'est alors que commence l'histoire. Je ne vous rassure pas, elle n'a pas de fin. Même lorsque le clip s'arrête. Ce n'est pas que nos deux artistes créateurs-réalisateurs n'auraient pas eu le temps de l'achever. Tout au contraire c'est qu'ils ont compris que le temps est discontinu. Qu'il n'est pas une matière homogène. Qu'il est constitué de bulles. Que lorsque vous êtes coincé à l'intérieur de l'une d'entre elles, soit vous êtes assez fort pour la crever et partir vous enfermer dans une autre. Soit vous êtes incapable de casser la coquille protectrice de l'œuf temporel où vous étiez si bien et vous vous recroquevillez entre ses parois ovoïdes car vous êtes persuadé que vous n'en trouveriez pas de meilleur ailleurs.

Ce qui a existé existe pour toujours. Le mieux est de ne pas s'en éloigner. D'y rester à jamais. Cela tourne dans votre tête, cela les autres l'appelle délire. Plane conte cet enfermement en soi-même. Peut-être que ça plane pour lui, mais c'est sûrement plane after crash. Pour que vous compreniez mieux, les paroles ( en anglais ) défilent au bas de l'écran. Elles sont en jaune. La seule couleur du clip, avec le mauve pâle, couleur du sang séché, du chemisier de l'Enfuie.

L'Eveillé est en lui-même. Il est conscient qu'il marche sur l'abîme. Mais il sait que les autres ont tort. Qu'ils sont rétifs  à une réalité plus subtile du monde. Il n'a même plus besoin d'aller vers eux, vers ces semblables si dissemblables, n'envoient-ils pas une messagère, chargée de le ramener à la vie courante. Mais c'est la même qui revient toujours. Car c'est elle que son absence obsédante appelle. L'histoire se répètera mille fois, c'est la seule qu'il veut lire et revivre. Pour des myriades d'éternité. Le schème de la folie n'est que la répétition du même schéma désiré. Cette tendresse déchirée et déchirante se reconstitue sans cesse elle-même.

Très beau clip – une réussite parfaite tant dans la mise en scène de l'adéquation du son et de l'image que dans sa portée métaphysique - avec ce chant de cygne lancinant qui agonise sans fin. Une goutte de poison finement élaborée. Ne l'écoutez pas, ne le regardez pas, vous en deviendriez prisonnier, vous ne pourriez plus vous en détacher. Il est des séparations impossibles.

Damie Chad.

 

CODICILLE A LA CHRONIQUE

   ( IN LIVRAISON 452 )

HAPPY LEGS YEAR 2020

Une précision d'importance apportée par Jean-Michel Esperet quant à ma chronique de la semaine précédente sur le calendrier Happy Legs Year 2020. Non ZioLele n'est pas un être du sexe féminin comme je l'avais induit du court liminaire qui en langue anglaise le définissait en tant que feminist photographer. C'est un homme. Cette qualité n'enlève rien à la beauté de ses photographies mais peut en oblitérer quelque peu la réception. Les esprits pondérés feront remarquer que des jambes féminines photographiées par un homme ou par une femme restent toujours des jambes de femmes. Ce qui est absolument vrai, et totalement faux. Dans une photographie ce n'est pas tant l'objet ou le sujet photographié qui compte mais la vision de l'artiste et aussi son intention.

Les courts dialogues de Jean-Michel Esperet qualifié de mysogynist writer qui mettent en scène la confrontation d'Elle et Lui, m'ont poussé à l'erreur funeste de croire que cette guerre des sexes se perpétuait aussi dans le choix des artistes, un homme écrivain et une femme photographe. Peut-être mérité-je le qualificatif de misogyne au moins autant que Jean-Michel Esperet puisque instinctivement et inconsciemment en ai-je déduit qu'un homme ne pouvait pas être féministe. Par nature. Et par culture. Pour ne pas entrer en d'oiseuses digressions philosophiques, disons par stratégie politique. Qu'un homme puisse se dire féministe me semble relever de ce que Marx appelait, sur un tout autre plan, trahison de classe. Ce qui n'empêche en rien qu'un bourgeois puisse se rallier au prolétariat et en sens inverse un prolétaire à la bourgeoisie. L'intérêt de l'individu s'opposant à celui de sa propre classe.

Je ne pense pas que trahison de sexe soit une heureuse expression. Elle est porteuse d'une certaine connotation moralisante que je réprouve. De même chez Marx cette notion de trahison contient aussi cette dose de moralité qui paraît dire qu'entre les factions qui s'opposent l'une émarge du côté du mal et l'autre du bien. La notion d'intérêt s'y oppose pourtant formellement. En tant que stirnérien – et au-delà de toute vision transgenre - je ne saurais être féministe non pas parce que je suis un homme mais parce que je ne suis que Moi.

Reste maintenant à dégager l'intention du regard de l'homme qui a pris les photos de ces jambes féminines et que je crus femme. Oultre le fait que tous deux soient des êtres humains, celui-ci se décline en tant qu'autre et celle-là en tant que même. Nous entrons-là dans les combinaisons hegelienne de la positivité et de la négativité. Le tout obvié par ma propre subjectivité. Selon que ZioLele soit homme ou femme, la visée de la tentation pourrait être modalisée sous forme active ou passive. Avec aussi cette possibilité que son intention puisse être entrevue sous la forme contraire.

Mais peut-être vaudrait-il mieux se complaire dans la contemplation esthétique de ces photographies que de se perdre dans des ratiocinations indues. Qui n'apportent rien à leur beauté intrinsèque.

Damie Chad.