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24/11/2021

KR'TNT ! 531 :ROBERT GORDON / MERCURY REV / REIGNING SOUND / MICKEY LEE LANE / CRASHBIRDS / DELPHINE DORA / GOLEM MECANIQUE / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 531

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

25 / 11 / 2021

 

ROBERT GORDON / MERCURY REV

REIGNING SOUND / MICKEY LEE LANE

CRASHBIRDS / DELPHINE DORA

GOLEM MECANIQUE / ROCKAMBOLESQUES

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Gordon moi ta main

et prends la mienne

- Part One - Hey Mr. Staxman

 

Robert Gordon et Peter Guralnick ont un sacré don en commun : le souffle littéraire. En France, lorsqu’on parle de souffle, on pense à Balzac ou à Zola, a des gens capables de bâtir des sagas. Robert Gordon et son mentor Peter Guralnick sont de la même trempe, et plutôt que de nous raconter la grandeur et la décadence des bourgeois et des ouvriers du XIXe siècle, ils ont choisi de nous raconter la vie des grands artistes américains du XXe siècle. Dans le cas de ces deux hommes et de leurs ouvrages respectifs, on parle bien de littérature, aucune ambiguïté possible.

Robert Gordon nous raconte l’histoire de Stax dans Respect Yourself: Stax Records And The Soul Explosion. Ou plutôt l’apogée et la chute de l’Empire staxien, car il s’agit bien d’une épopée tragique, de l’écroulement d’un rêve, et pour parvenir à nous faire partager sa fascination pour Stax et tout ce que ça pouvait représenter au plan humain, Robert Gordon utilise les ressorts du roman. Cet ouvrage est un chef d’œuvre d’érudition et de passion, celle d’un homme blanc pour les artistes noirs, mais aussi pour sa chère city of Memphis - Memphis est une ville qui fredonne et qui vrombit. C’est un son constant qui fait partie du sol, du fleuve, de l’air et comme il est partout, on peut avoir du mal à le détecter - Voilà comment Robert Gordon lance un chapitre. Il rappelle un peu plus loin qu’on a toujours su apprécier les excentriques dans le Deep South, notamment à Memphis. Duck Dunn qu’on va retrouver plus loin dans les MG’s affirme qu’un certain Dewey Phillips a changé sa vie quand il était jeune. Eh oui, il préférait entendre à la radio Bo Diddley, Bill Doggett et Little Richard plutôt que les sérénades folkloriques du Grand Ole Opry. Pour Robert Gordon, le Memphis Sound commence avec «Green Onions». Il ressort aussi cette définition de Memphis à laquelle lui et Dickinson sont tellement attachés : Memphis, la ville où il ne se passe jamais rien, sauf l’impossible.

Pour raconter cette histoire grouillante de héros, Robert Gordon va travailler dans une sorte de hiérarchie chronologique et tailler des costards sur mesure à tous les géants de Stax : Rufus Thomas, Carla Thomas, les Mar-Keys, William Bell, Booker T., Otis, Sam & Dave, Eddie Floyd et puis Isaac. Il va aussi évoquer la série de coups terribles qui vont envoyer Stax au tapis, à commencer par la mort tragique d’Otis, puis le vol des masters par Atlantic, la mort du Dr. King, l’éviction d’Estelle Axton puis celle de Jim Stewart et enfin le lâchage de Columbia qui va réduire à néant les efforts d’un Al Bell qui tentait de relancer Stax.

Robert Gordon ne nous raconte pas l’histoire d’un label, mais plutôt celle d’une famille. C’est son tour de force. Jim Stewart, sa sœur Estelle Axton et Packy, le fils d’Estelle, font presque figure de sainte trinité. Il s’agit en tous les cas du trio de base. En vérité, Estelle et Jim ont beaucoup de chance : ils sont élevés correctement, car on leur explique tout petits que tous les hommes naissent égaux aux yeux de Dieu. Mais Estelle et Jim ne vont pas non plus aller militer pour les droits civiques, ils sont comme ils sont. Comme Sam Phillips, ils ne voient pas de différence entre un blanc et un noir. On considère même Estelle comme le nucleus de Stax, tout le monde l’aime et elle aime tout le monde. Elle génère une sorte d’harmonie raciale dans son petit magasin de disques installé juste à côté de l’entrée du studio. C’est elle qui insiste pour qu’on sorte «Last Night» des Mar-Keys, pas seulement parce que Packy joue dessus, mais parce que c’est un hit et qu’à part elle, personne ne le voit ! Et pouf ! Elle en vend 2 000 dans son petit bouclard. Le single se vend à un million d’exemplaires dans tout le pays. Estelle : «I’ve never been as proud of a record in my life !» - Oui, de toute sa vie, jamais elle n’a été aussi fière d’un disque.

Jim Stewart est un curieux personnage. Wayne Jackson le décrit comme «country redneck fiddler in a black neighborhood» qui se passionne très vite pour l’aspect créatif de la production. Il fait ce que Sam Phillips fait avec Elvis et Johnny Cash, il fait travailler les gens jusqu’à ce que ça lui plaise. Exemple avec les MG’s qu’il fait travailler pendant des heures jusqu’à ce qu’ils groovent. Jim a une autre qualité : il n’achète pas les artistes qu’il produit. Quand Jerry Wexler lui propose de racheter le contrat d’Aretha pour 25 000 $, Jim dit non. Pourquoi irait-il payer une telle somme ? Il peut avoir Gladys Knight pour 5 000 $, mais c’est pareil, pourquoi payer une avance ? C’est le coût de production d’un album. Le mot avance ne fait pas partie de son vocabulaire. C’est la raison pour laquelle Aretha est allée enregistrer à Muscle Shoals. Ce n’est pas que Jim soit radin. Il a simplement des principes. Jim est fier de la créativité qui règne dans son studio : «Total involvement from everybody. Pas d’intérêts personnels ni de limites à ce que tout le monde peut apporter.» Quand ça commence à trop bien marcher, Jim embauche Al Bell pour l’aider à développer Stax, il partage son bureau avec lui. Ils ont des petits accrochages, mais globalement, ils s’entendent bien. Jim ne travaille que dans l’intérêt collectif de Stax. Il ne voit d’ailleurs pas que la nomination d’Al Bell affecte profondément Steve Cropper qui est depuis le début son bras droit et son meilleur allié. Steve éprouve une sorte de ressentiment. Pourquoi lui et pas moi ?

Packy Axton a toujours dit qu’il n’ambitionnait qu’une seule chose : devenir alcoolique. C’est que qu’affirme Don Nix qui ajoute : «Il adorait boire !». Mais il tapait un peu sur les nerfs de Jim Stewart, à cause de sa nonchalance, de ses tendances à l’irrévérence et surtout de son besoin constant de faire la fête. Packy joue dans les Mar-Keys et fait comprendre aux autres que ce groupe est son groupe, même si tout le monde sait que Steve l’a monté. Mais Packy leur cloue le bec en expliquant que sans sa mama, ils ne sont rien. Miz Axton tente de responsabiliser Packy en lui confiant la gestion du studio, mais Packy n’est pas fiable. L’alcool. Pour Jim, c’est un désastre. Il préfère que son associé Chips s’occupe du studio. Bien sûr, ça ne plaît pas à Estelle qui ne peut pas encadrer Chips. Ah les histoires de famille ! Packy est tellement alcoolisé que Jim ne veut plus le voir traîner au studio, ce qui devient très compliqué, vu qu’Estelle est co-propriétaire. Packy va mourir d’une cirrhose à l’âge de 32 ans. Son ami Johnny Keyes déclare : «They used to call Packy the Spirit of Memphis». Le plus bel hommage à Packy Axton est sans doute celui que lui rend Jim Dickinson dans ses mémoires. C’est Packy qui a ramené les Mar-Keys en studio. Steve, Duck, Don Nix et Wayne Jackson lui doivent une fière chandelle.

Chips Moman fait lui aussi partie des pionniers. Après avoir accompagné Warren Smith sur la route et les frères Burnette en Californie, puis Gene Vincent en tournée, un accident de voiture l’oblige à se reposer à Memphis. Chips connaît les studios californiens et Jim cherche à en monter un. Ça tombe bien ! Ils démarrent ensemble. Puis les choses vont vite se détériorer, car Chips fréquente une drôle de faune. Miz Axton suspecte la présence de drogues dans le studio. Chips est un flambeur, il vit au dessus de ses moyens et conduit des voitures de sport. Mais le problème est plus profond : Chips est un joueur et Jim un banquier conservateur. Jim joue du rock’n’roll sur une guitare électrique et Jim du violon country. Chips est une forte tête, mais il travaille pour le compte de Jim, dans la boîte de Jim. Alors ça finit par exploser. Un jour, Chips réclame son blé, il sait que les singles de Carla qu’il produit se vendent comme des petits pains. Et Jim lui répond qu’il peut aller se faire cuire un œuf. Ils s’engueulent dans le hall. Les mains sur les hanches, Jim toise Chips : «Si je t’ai roulé, tu n’as qu’à le prouver !» Chips répond : «Well okay then !» et sort de Stax en claquant la porte. Il monte dans sa TR3 et démarre en trombe. Jim dira qu’il ne voulait pas le voir partir. Il gérait Stax avec ce qu’il appelle an iron hand et il devait s’y tenir. L’avocat de Chips réussit à obtenir 3 000 $ de Jim et après un an passé à Nashville, Chips ouvre son studio American à Memphis.

Don Nix joue dans les Mar-Keys avec Duck et Steve Cropper. Il voulait que les Mar-Keys sonnent comme le Willie Mitchell’s band qu’on pouvait voir sur scène au Plantation Inn de West Memphis, de l’autre côté du fleuve. Duck qui fait partie de la bande adore Hank Ballard & the Midnighters, les Five Royales, James Brown et Ray Charles. Tous ces kids sont dingues de musique noire. Vraiment dingues.

William Bell fait partie des pionniers de Stax. Quand Estelle sort les haut-parleurs du magasin, William fait partie des gosses qui dansent sur le trottoir. C’est Chips qui le voit chanter dans un club et qui lui propose de venir auditionner chez Stax. William connaît Estelle et aussi le studio, car il est déjà venu chanter des backing sur le «Gee Wiz» de Carla. Avec Chips, William se sent à l’aise. William n’est pas n’importe qui. Il envisage de faire des études de médecine, ce qui ne l’empêche pas d’enregistrer les premiers grands albums classiques de Stax. Et puis voilà Booker T qui groove son shuffle. Jim n’en revient pas d’entendre ce funky groove qui n’a pas de titre, tout le monde danse dans le studio, on baptise le morceau «Onions», puis quelqu’un suggère «Funky Onions», jusqu’à ce que Miz Axton lance : «Green Onions» ! C’est dans la poche de la postérité ! Pour dire à quel point c’est la fête chez Stax, à l’époque des pionniers. Tout le monde participe et les hits s’entassent.

Autre pionnier de poids : Isaac ! Il travaille aux abattoirs pour nourrir sa famille. C’est Floyd Newman qui lui donne sa chance, même s’il ne sait jouer du piano que d’une seule main. Mais Floyd sent qu’Isaac a quelque chose. Isaac sait quand il faut jouer et quand il ne faut pas jouer. Il a l’instinct et l’oreille musicale. Il s’entend à merveille avec ses nouveaux amis, Al Jackson, Steve Cropper, David Porter, it was like a big family. The Stax magic : talent and fun. Une histoire unique. Isaac se met très vite à porter des fringues très colorées, comme Elvis, d’ailleurs, du rose, du jaune, du vert chartreuse. Sam & Dave n’en reviennent pas de voir cet huluberlu au crâne rasé et en lunettes noires, assis derrière son piano, et l’autre mec, là, un nommé David Porter, qui ressemble à un assureur, dans son petit costume en alpaga. Oh, le pire, se plaint Sam Moore, c’est le patron, ce Jim qui travaille le jour à la banque et qui joue la nuit du violon dans un groupe de country ! En plus, il ne rigole jamais. Il ne pense qu’au business. En arrivant à Memphis, Sam Moore se met à chialer, car c’est Atlantic qui l’a envoyé enregistrer avec Dave dans cette baraque de dingues - Mais comment ont-ils pu nous faire un coup pareil ? - Sam prend les gens de Stax pour une bande de branquignoles et croit sa carrière foutue. Il ne se doute pas que Monsieur Vert Chartreuse et Monsieur Alpaga vont lui tailler des hits sur mesure et les coacher vers la gloire, oui car Sam & Dave, c’est d’abord Sam & Dave & Isaac & David. On n’avait encore jamais vu dans le monde une telle furia del sol. Sam le reconnaît : «Isaac Hayes, bless his heart, he gave me and Dave, the style, all the call and response, the horns became the background singers, the rhythm keeping the beat (Tout notre style, le chant à deux, le cuivres en back-up et la rythmique qui tient le beat, c’est Isaac Hayes).» Robert Gordon affirme que Sam & Dave sont devenus the greatest live act of all times. Si tu ne le crois pas, les preuves sont sur YouTube. Willie Hall dit d’Isaac qu’il est cool as shit, beau personnage qui ne prend pas de drogues, qui ouvre son troisième œil pour voir l’idée, et boom, elle est là, parfaite. C’est un peu comme chez Sam Phillips, les héros sont beaux.

La différence avec Motown saute vite aux yeux. Jim dit à Sam Moore : «Vous voulez rivaliser avec Motown ? Stop ! Motown’s vision is pop. You are raw soul.» Voilà en effet toute la différence. Là où Berry Gordy appliquait à son studio les méthodes des chaînes de montage automobile sur lesquelles il avait travaillé, chez Stax, on travaillait dans l’organique, dans le schploufff et le beep-beep yeah. Motown tourne comme une usine, Stax comme une maison où on s’amuse bien. Motown subit un joug autocratique, Stax fonctionne comme une big family qui accueille les gens. On lit HITSVILLE USA sur la façade de Motown et SOULSVILLE USA sur celle de Stax. Chez Stax, on invente the Memphis-Soul feeling, ce que les Américains appellent le laid-back, une façon d’atteindre la mesure suivante avec un bluesy feeling. Contrairement à Motown, Stax n’a aucun objectif commercial, mais ça marche quand même. C’est Isaac qui le dit : «Stax was down-to-earth, raw, very honest music that represented the common man - The common black man. It was real-life experiences on a very ethnic level. Stax was just a music of the people (Le son Stax était très basique, très brut, très honnête, il s’adressait aux gens ordinaires - aux noirs ordinaires. Stax illustrait la vraie vie, à un niveau purement ethnique. Stax était simplement la musique du peuple).» Il est évident que Robert Gordon bave de joie dionysiaque en citant Isaac le prophète. On ne peut pas mieux dire les choses. Pourtant très pudibond, Jim finit aussi par avouer qu’il éprouve quelque chose de très fort pour cette musique. Pour lui, le job de Staxman devient a labor of love. Mais ce n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire : les gens de radio ne voient pas Motown comme de la musique noire, mais Stax, si. Pour que Stax s’installe dans les radios, il faut attendre que «Who’s Making Love» de Johnnie Taylor se vende à un million d’exemplaires. Mais la principale différence entre Motown et Stax se trouve dans la façon dont on traite les artistes. Duck dit que Motown leur roule la gueule, alors que chez Stax ils sont au contraire bien considérés - Treated fairly - On se croirait dans un conte de fées. C’est un conte de fées.

Chez Stax, tout le monde suit Al Jackson, le batteur miraculeux des MG’s. Booker T dit qu’Al joue entre le jazz et le blues. L’idole d’Al s’appelle Sonny Payne, le batteur de Count Basie. Autre grande particularité du son Stax : le matériel très basique. Pendant toute une époque, on enregistre sur une seule piste et on surnomme Jim the King of The One Track. Pas le droit à l’erreur, si ça plante, il faut tout recommencer. Quand les MG’s arrivent au studio, le matin, ils accrochent leurs manteaux et se mettent à jouer. Quand Jerry Wexler voit ça, il n’en revient pas. Aucun cérémonial, pouf, les mecs arrivent et jouent. Ça n’existe pas ailleurs.

Rufus Thomas figure lui aussi parmi les pionniers, grâce à son fantastique «Walking The Dog» que les Stones vont reprendre sur leur premier album. C’est Miz Axton qui découvre David Porter. Elle pense qu’il a du talent et l’encourage. Elle lui fait écouter les travaux d’équipes comme Bacharach/David ou Holland/Dozier/Holland pour qu’il comprenne bien l’intérêt de bosser en tandem. Pour vivre, David vend des assurances. Alors il se rapproche d’Isaac, et en papotant, ils se découvrent des intérêts communs. Soudain, David s’exclame : «I’m a lyric man, you’re a music man, let’s do like Holland-Dozier-Holland and Bacharach and David !»

Otis fait aussi partie des pionniers et son set à Monterey illustre l’âge d’or de Stax. Booker T raconte que la découverte de Monterey et de la Californie lui a changé la vie. Il y découvre un art de vivre, il n’avait jamais vu des gens s’habiller comme ça ni des restaurants donner de la nourriture aux pauvres. Pas de cops dans les rues. Pour un black de Memphis, c’est un choc ! Aucune tension dans la rue. Aucune trace de ségrégation. Duck tombe lui aussi amoureux de cet art de vivre et du look des hippies. Il se laisse pousser les cheveux. Et quand les MG’s montent sur scène pour accompagner Otis au Monterey Pop Festival, c’est quitte ou double. Ils arrivent avec leurs petits costards en mohair vert et leur boots. Ils sont les seuls à s’habiller encore comme ça dans toute la Californie. Contre toute attente, le set d’Otis casse la baraque ! C’est même un moment historique, le cross-over entre une culture black marginalisée et l’Amérique progressive, entre la deep Soul d’Otis & the MG’s et le monde hippie qui achète des disques. Comme Louis Armstrong, Sammy Davis Jr. et Sam Cooke avant lui, Otis réussit le cross-over. Robert Gordon s’extasie : «Great God almighty, Otis Reading was reaching that fabled shore», oui Otis atteignait la terre promise. Quel moment historique ! Après Monterey, Jim voit les ventes exploser. Stax blows up !

Jerry Wexler amène celui qu’il appelle the Black Panther chez Stax. Pour Wexler, Wilson Pickett est le chanteur parfait : «Quand James Brown pousse un cri, c’est un cri. Quand Wilson Pickett pousse un cri, c’est une note. Gros avantage.» C’est là chez Stax que Wilson Pickett enregistre «In The Midnight Hour». Mais il ne s’entend pas bien avec les Staxmen. Wicked Pickett n’est pas un ange. Il essaye d’acheter la sympathie des musiciens avec des billets de 100 $, alors ça ne passe pas. Jim prend son téléphone et dit à Wexler de ne plus lui envoyer ses stars. Dans le studio, Duck et les autres ne peuvent plus supporter Wicked Pickett : «Don’t bring that asshole down here again. We don’t want to put up with that crap.» Ils aiment bien bosser avec Tom Dowd et Jerry Wexler mais certainement pas avec Wicked Pickett. C’est la raison pour laquelle Wexler emmène Pickett chez Rick Hall à Muscle Shoals.

Et puis voilà Al Bell que Robert Gordon surnomme the Otis Redding of business. C’est un hyperactif qui fait deux choses à la fois. Avec son arrivée chez Stax, le label passe du contexte familial au big business. Al Bell est à la fois un business man et un prêcheur. Il dépasse tout le monde d’une tête. Al Bell commence par salarier les musiciens du studio, qui n’ont plus besoin d’aller jouer la nuit dans des clubs pour vivre. Les MG’s deviennent le house-band de Stax et accompagnent tous les artistes, qu’il s’agisse de Carla, d’Albert King ou des William Bell. Ils savent tout jouer, la pop, le blues, le jazz, la Soul. Al Bell salarie aussi Isaac et David. Duck dit qu’Al lui a sauvé la mise. Après la mort d’Otis et le départ de Sam & Dave, tout le monde croyait Stax cuit aux patates. Tout le monde sauf Al Bell qui refuse de voir Stax mourir. Il réagit en préparant une Soul Explosion, the new Stax Records. Al Bell va se battre jusqu’au bout, mais le destin va se montrer cruel avec lui.

Les premier gros revers de fortune est en effet l’accident d’avion qui coûte la vie à Otis et aux Bar-Kays. La maison Stax qui était si heureuse s’éteint brutalement. Stax devient un mausolée. Ben Cauley est le seul survivant de l’accident et il raconte comment il a flotté dans l’eau glacée pendant une demi-heure avant d’être repêché par les secours. Mais il voit ses copains couler. On repêchera le corps d’Otis le lendemain, attaché à son siège. Les autres Bar-Kays survivants sont ceux qui ne sont pas montés dans l’avion, James Alexander et Carl Sims. Ils vont voir Ben à l’hosto et le trouvent en état de choc, incapable de parler, les yeux fixes. C’est James Alexander qui doit identifier les corps et ça le rend dingue, car ce sont tous ses copains d’enfance. Les Bar-Kays venaient tous du même quartier pauvre et voulaient faire de la musique. Alors ils traînaient au studio Stax, comme Mac Rebennack traînait chez Cosimo, à la Nouvelle Orleans. Moyenne d’âge des Bar-Kays au moment de l’accident : dix-sept ans. Robert Gordon a raison d’insister pour dire à quel point cette tragédie a pu affecter les gens de Stax : Otis, le pilote Robert Fraser, le guitariste Jimmy King, le batteur Carl Cunningham, le saxophoniste Phalon Jones, l’organiste Ronnie Caldwell et le valet Matthew Kelly sont tous morts dans l’eau glacée du lac.

S’ensuit un épisode tout aussi dramatique : en 1967, Warner Bros rachète Atlantic pour 17,5 millions de dollars, une offre qu’Ahmet Ertegun et Jerry Wexler ne peuvent refuser. Stax est obligé de trouver un autre partenaire. Le problème, c’est que Jim a signé avec Atlantic un contrat qu’il n’a pas lu. Jim fait confiance et c’est une grave erreur. Le contrat stipule qu’Atlantic - et donc Warner - est propriétaire des masters de la première époque, c’est-à-dire TOUS les hits Stax jusqu’en 1967. C’est-à-dire tout le travail de Jim, d’Estelle, de Steve, d’Isaac et de tous les pionniers. Jerry Wexler : «There was a clause whereby we owned the masters.» Ça veut dire que Stax ne possède rien. Stax ne perçoit que 15 % des royalties sur les ventes. En plus, Stax a financé TOUS les enregistrements. Ça ne coûtait pas un rond à Atlantic. Jim et Estelle étaient persuadés que leur travail leur appartenait. Mais avec ce contrat, ils ne sont que des sharecroppers, c’est-à-dire des métayers, comme les blacks des champs, ils n’ont rien. Ils bossent pour rien. Ce contrat que Jim a signé en 1965 est une catastrophe. Pour lui, la poignée de main a de la valeur. Pas pour Atlantic. Pour Stax, c’est la ruine et pour Atlantic, c’est bingo ! En signant ce contrat pourri, Jim a commis une faute impardonnable. Robert Gordon parle de corporate homicide. Dans son autobio, Wexler s’en sort comme il peut en affirmant qu’il n’était pas au courant de la clause. Il ajoute qu’il ne lit jamais les contrats. Il paye des avocats pour ça. Quand Wexler dit à Warner au moment du rachat qu’il faut rendre les masters aux gens de Stax, Warner répond : «No way. This is corporate property.» L’histoire est dégueulasse. Comment Jim, Estelle, Steve et les autres vont-ils pouvoir surmonter un coup pareil ? Pire encore, Sam & Dave sont sous contrat chez Atlantic et Wexler les récupère. Avec Otis, c’est eux qui faisaient les meilleurs ventes de Stax. Sam & Dave devaient TOUT à Stax. Mais Wexler dit que Sam & Dave ne sont qu’un prêt d’Atlantic à Stax. Pire encore : en les envoyant enregistrer à Muscle Shoals, Wexler brise leur carrière. La magie disparaît. Une vraie malédiction. Sam & Dave n’auront plus jamais de hits. Pour dire les choses crûment, Wexler tue Stax.

Mais ce n’est encore que le début des gros ennuis. En avril 1968, le Dr. King fait un discours depuis le balcon du Lorraine Motel et un blanc dégénéré l’abat d’une balle dans le cou. L’horreur. Non seulement c’est la fin d’une époque, mais le fait que ça se passe au Lorraine est insurmontable pour les gens de Stax, car c’est au Lorraine qu’ils faisaient leurs réunions du lundi matin. C’est au Lorraine que Steve et Eddie Floyd ont composé «Knock On Wood». Comme si on avait buté le Dr. King au 926 McLemore, où se trouve Stax. C’est la même chose.

Jim revient sur tous ces événements tragiques. Après la mort d’Otis et celle du Dr. King, Stax n’était plus tout à fait Stax. Pour Jim, la première époque est ce qu’il appelle the pure time, le temps béni. Tout le monde s’impliquait dans cette aventure. «La boîte, c’était le studio, on enregistrait des chansons et tout le monde était excité.» Robert Gordon résume en trois lignes l’ampleur de cette tragédie : «La mort d’Otis et des Bar-Kays jeta un voile sur l’âme de Stax. La main basse que fit Atlantic sur les masters porta atteinte à la dignité de Stax. La mort de Martin Luther King blessa le cœur de Stax. Stax était en état de choc et son corps se refroidissait.»

Nouveau coup dur avec l’éviction de Miz Axton. Al Bell et elle ne s’entendent plus très bien. Al Bell doit faire évoluer Stax très vite, au plan corporate, et doit sortir Stax de la vieille structure familiale. Jim doit donc choisir son camp : sa sœur ou la boîte. Il choisit la boîte, car pense-t-il, beaucoup de gens en dépendent. Il faut donc racheter les intérêts de Miz Axton dans Stax. On lui verse 490 000 $ pour qu’elle se retire d’une boîte dont elle est co-fondatrice. Estelle ne se bat pas, c’est trop injuste - I decided to take my money and run - Le jour de la signature, on la voit sortir de la boîte qu’elle avait co-fondée la tête haute, son sac sous le bras, élégamment vêtue, une cigarette Parliament aux doigts. Miz Axton garde sa dignité. William Bell : «Quand elle est partie, on la suppliait de revenir.» Et il ajoute, les larmes aux yeux : «Oh noooo, our mother has left !» Robert Gordon conclut ainsi : avec son départ, the magic was gone. Beaucoup d’artistes disaient que l’endroit ne serait plus jamais le même. Et il n’est jamais redevenu le même. Le magasin de disques fut transformé en bureaux.

Puis c’est au tour de Jim de jeter l’éponge. Après avoir vendu des parts de Stax à Gulf & Western, Jim et Al Bell cherchent un nouvel investisseur pour leur racheter ces parts. Gulf & Western revend bien sûr avec profit. Jim et Al Bel empruntent alors trois millions de dollars à Deutsche Grammophon. En six mois, ils remboursent l’emprunt, et versent un million de dollars supplémentaires pour se libérer de cet engagement. Jim n’en peut plus. Il voit que Stax génère du profit pour rien. L’ancien banquier voit bien qu’ils enchaînent Al Bell et lui les mauvaises décisions. C’est là qu’il jette l’éponge. Il veut vendre ses parts. Il ne veut même pas lire la paperasse. Al Bell négocie avec Columbia et récupère six millions de dollars. Il rachète les parts de Jim pour 2,5 millions de dollars et lui verse un bon salaire sur les cinq années suivantes avec un bout du compte un paiement final de 1,5 million de dollars le 3 janvier 1978.

Et malgré tout ça, Al Bell s’épuise à vouloir redresser Stax. Pour lui, les Staple Singers, Johnnie Taylor et Isaac représentent l’avenir de Stax. Il n’en démord pas : ce qui a été fait une fois peut être refait. Il est persuadé que Stax a conservé le plus important : les talents. Alors il invente the Soul Explosion ! Il sort en huit mois trente single et vingt-huit albums. Du jamais vu. Tout le monde s’y met, les MG’s, les Bar-Kays reconstitués, Rufus Thomas et Isaac avec Hot Buttered Soul. Pops Staples arrive chez Stax en 1968 avec ses Freedom Songs qui vont devenir des hits inter-galactiques. Sir Mac Rice compose «Respect Yourself» pour les Staple. Pops : «We want to sing about what’s happening in the world today !» Pops, c’est le Dylan du peuple noir et s’il débarque chez Stax, ce n’est pas un hasard. Johnnie Taylor, l’un des plus grands chanteurs d’Amérique, débarque aussi chez Stax, et ce n’est pas non plus un hasard, mon petit Balthazar. C’est même lui qui vend le plus, avec Isaac. Avec Al Bell aux commandes, l’argent coule à flots. Al Jackson conduit une Lincoln Continental, Steve une Buick Riviera et Duck une Excalibur jaune. Mais c’est Isaac qui donne à Stax sa nouvelle identité, et qui inaugure l’ère des concept albums, une ère dans laquelle vont s’illustrer Stevie Wonder, Marvin Gaye et Curtis Mayfield. C’est un nouveau marché. Il porte des chaînes en or qui symbolisent le pouvoir, alors qu’avant ces fucking chaînes symbolisaient l’esclavage. Isaac réinvente le black sexual power et fait passer James brown pour une drag queen. Isaac tombe toutes les femmes. Il les baise toutes, même les blanches. Les femmes sont folles de lui. Big crowds. Ça tombe bien, car Isaac ne vit que pour ça : les femmes. Avec Shaft, il inaugure une série de grandes BO de Soul Brothers : Superfly (Curtis), Trouble Man (Marvin), Black Caesar (James Brown), The Mack (Willie Hutch), Across 110th Street (Bobby Womack). Black director, black actors, black composer, c’est la fierté du peuple noir et tout cela grâce à Shaft et à ce démon d’Isaac. On le voit partout à la télé, en 1971, il a quatre albums de suite en tête des ventes, il roule en Rolls, il danse sur scène avec une femme au crâne rasé, il voyage avec son orchestre. Isaac devient l’un de ces monstre sacrés que seule l’Amérique peut enfanter. C’est Isaac qui renfloue Stax au moment du rachat des parts à Deutsche Grammophon. Pauvre Isaac, il cueillait le coton quand il était petit et maintenant, une pluie de dollars s’abat sur lui. Jusqu’au moment où tout s’évapore. Il perd tout, même ses copyrights. La tragédie continue.

Stax est lâché par Columbia qui ne distribue pas les disques. Et l’argent ne rentre plus. Stax est en défaut de paiement. Alors les créanciers deviennent hystériques, d’autant plus hystériques que Stax est une boîte de blacks qui ont réussi, et ça dans le Sud, c’est très mal vu. En septembre 1974, Isaac traîne Stax en justice pour non paiement de royalties. Il réclame 5,3 millions de dollars. Al Bell le paye et lui rend ses masters, mais sur qui peut-il compter désormais pour redresser Stax ? Puis le fisc s’en mêle. Comme Stax n’a plus un rond, le fisc saisit les maisons. C’est le commencement de l’éviscération du Memphis Sound. Robert Gordon qui nous décrit tout ça est horrifié. Les créanciers finissent par obtenir la faillite par défaut de Stax, en décembre 1975. Stax ne doit que 1 910 $, ce qui est dérisoire, mais c’est une décision de justice. Il suffit de trois créanciers pour obtenir la faillite par voie de justice. Le 9 décembre, des mecs de la banque entrent chez Stax et lancent : «Vous avez quinze minutes pour quitter le bâtiment !». Al Bell n’en revient pas et il demande ce qui se passe. On lui rétorque que c’est une déclaration de faillite ! Al demande : «Combien ?», et le mec de la banque lui répond : «1 910 $ !» Alors Al lui dit : «Attendez, je vais vous les donner, je les ai dans ma poche !». Mais la procédure est enclenchée. Rien ne peut plus l’arrêter. On demande à Al d’indiquer l’endroit où sont rangés les masters. Le pire c’est qu’il n’a pas confiance dans cette équipe de sales mecs. Ils sont armés. Nasty nasty. Al va aux gogues se passer de l’eau froide sur le visage pour essayer de retrouver son calme. Un flic dit en douce à Al de se méfier, les mecs de la banque sont là pour le descendre. Al leur dit quand même qu’il ne se laissera pas intimider et demande s’il a le droit d’emmener quelque chose. On l’autorise à pendre une petite mallette en cuir et son répertoire téléphonique. Rien d’autre. On le fait passer par derrière. Al voit des blacks armés dans la rue. Il y a même une équipe privée qui filme la scène. Al est effaré. Il est escorté par des mecs armés. Soudain, un des mecs armés lui demande d’ouvrir sa mallette. Il comprend que c’est un piège et qu’on va prendre ce prétexte pour le descendre. Il jette la mallette. Il pense qu’il doit la vie à ce réflexe.

C’est un peu le destin du peuple noir dans le Sud : on lui reprend tout ce qu’il possède à un moment donné. Pour eux, la justice n’existe pas et n’a jamais existé. Black people couldn’t get too high up without being taken down, nous dit Robert Gordon. Une société multimillionnaire gérée par un black ? No way. La banque finit par avoir la peau du nègre, et à lui filer la trouille en même temps. Vieux procédé. Al Bell perd son oasis de paix et connaît l’humiliation suprême d’être mis en joue, alors qu’il n’a commis aucun délit.

Al rejoint la rue voisine de College Street accompagné d’un employé qu’il a appelé au secours. Il est sain et sauf et n’en revient pas. Ces maudits culs blancs dégénérés ont réussi à détruire Stax et tout ce que ça pouvait représenter. Robert Gordon : «Stax, l’esprit exubérant, la mission divine, la force de vie, the very deep Soul, la musique, Stax vient de mourir.»

Ces maudits chiens galeux vont même commencer à démolir le bâtiment. Ben Cauley vient se planter sur le trottoir d’en face et joue un requiem sur sa trompette.

Il existe un pendant filmique de ce livre sur Stax, l’excellent documentaire Respect Yourself: The Stax Records Story sorti sur DVD en 2007. On a beau dire, un film vaut toujours mieux qu’un livre, dès qu’il s’agit d’un art aussi vivant que la musique. Ce docu est une véritable galerie de portraits : Jim Stewart (banker by day, fiddle player by night), Estelle Axton (school teacher et qui déclare : No colour. Only people. C’est magnifique). D’ailleurs le docu démarre là-dessus, Al Bell déclare : «You could come at the door at Stax and find freedom, harmony, music and no segregation.» D’autres légendes témoignent : Rufus Thomas encore en vie à l’époque qui se souvient de McLemore, Wayne Jackson, disparu lui aussi qui raconte : «La première fois que je suis allé dans un recording studio, I cut a Number one record and that was ‘Last Night’.» Eh oui, il jouait dans les Mar-Keys avec Steve Cropper, Duck Dunn, Packy Axton et Don Nix, des gens qui sont pour la plupart encore en vie. On voit aussi Jerry Wexler témoigner, il est très âgé, coiffé d’une casquette de marin breton et assez comique, à cause de ses grandes oreilles en chou-fleur. On salue le génie d’Estelle Axton qui faisait merveille dans son Satellite Record Shop. Elle savait ce qui marchait. Et le record shop devint le neighbourhood hangout. Tous les gens du quartier venaient y traîner. Et puis voilà le moteur de Stax, le black & white unit, unique à l’époque : Duck, Booker T., Steve & Al. On les voit jouer «Green Onions». Pure démence de la prestance ! Duck et Al font la loco. On va les revoir à deux reprises dans le docu : on les voit jouer ce cut magique qu’est «Time Is Right» sur scène dans les années soixante-dix : Steve et Booker T. échangent un extraordinaire regard de complicité. Comme on a pu rêver ado sur ce fabuleux thème mélodique ! Et à l’époque, Duck porte les cheveux longs. Puis on les retrouve dans une séquence de bonus, filmés live dans un petit studio. Il y accompagnent William Bell puis Eddie Floyd pour une version stupéfiante de «Knock On Wood». Duck est assis, il joue sur une basse rouge et la grosse main de Steve couvre tout le manche de sa guitare. Ils font partie des plus grandes légendes du rock, ne l’oublions pas. Et quand Otis arrive de Georgie et qu’il débarque à Memphis pour la première fois, les MGs l’accompagnent et on voit Steve passer un solo punk. Puis on tombe sur un spectaculaire spot vidéo couleur de «Respect». C’est Atlantic qui envoie Sam & Dave chez Stax. À l’époque Sam & Dave sont persuadés qu’ils sont cuits mais Isaac Hayes et David Porter s’occupent d’eux et Stax prend feu. Rien de plus hot que les hits Stax de Sam & Dave. On voit des extraits de concerts, ces deux mecs qui ne veulent plus s’arrêter et qu’on traîne de force dans les coulisses. Complètement hysterical ! Autre passage poignant : l’arrivée d’Al Bell chez Stax pour travailler avec Jim Stewart. Al se dit touché par le fait d’être respecté par un patron blanc. Et Rufus qui n’en finit plus d’enfoncer le clou de Stax : «Motown had the suits, Stax had the fun.» Puis tout s’assombrit avec la mort d’Otis et celle du Dr King (Room 306, Lorraine Motel). Alors Al Bell décide de réagir. Finger snap ! Le logo Stax ! The music refuses to die ! Le «Who’s Making Love» de Johnnie Taylor se vend plus qu’aucun autre hit Stax. Al Bell mise tout sur l’indépendance. Il lance 28 albums en même temps. Il y croit dur comme fer. Soul Explosion ! Ah il faut voir ça ! Hot Buttered Soul ! On sent toute la puissance de l’humanité de Memphis. Mavis témoigne elle aussi. Elle rappelle que Pops connaissait bien Al Bell - Pops was like a father to him - Et pouf voilà que Mac Rice apparaît, forcément, c’est lui qui écrit les patates chaudes des Staples ! Respect Yourself - If you don’t respect yourself/ Ain’t nobody gonna give a good cahoot/ Na na na na - Al Bell exulte : «We had a hit record !» Et puis après Wattstax, c’est la dégringolade. Stax coule à pic. Le label dépense plus d’argent qu’il n’en gagne. On revend la Cadillac en or d’Isaac et les manteaux de vison. La fin est horrible. Le rêve tourne au cauchemar. Et le pire, c’est qu’on a rasé McLemore, comme on a rasé Beale Street. Ah Memphis !

Signé : Cazengler, Robert Gourdin

Robert Gordon. Respect Yourself: Stax Records And The Soul Explosion. Bloomsbury Publishing 2013

Robert Gordon & Morgan Neville. Respect Yourself : The Stax Records Story. DVD 2007

 

Rev Party

 

Jonathan Donahue et ses amis de Mercury Rev ont bien marqué leur époque. Ils furent en quelque sorte des héros pour les amateurs de grande pop psychédélique. Ils rivalisaient de grandeur subliminale avec les Beatles du White Album et les Zombies. Un album comme All Is Deam se range dans l’étagère à côté du What’s Going On de Marvin Gaye, de Pet Sounds, de Forever Changes et de quelques autres albums parfaits. Beau comme un dieu, Jonathan Donahue incarne le rêveur moderne. On s’émerveillait à l’époque de le voir poser sa voix d’ange sur des fils mélodiques parfaits, alors qu’un plus loin un petit homme nommé Grasshopper rajoutait de l’enchantement en jouant au note à note des solos qui tendaient vers l’infini.

Le parcours discographique de Mercury Rev n’et pas épais, mais il est assez varié et passionnant de bout en bout. Ils font partie des gens dont on attend des miracles.

Paru en 1992, Yerself Is Steam est considéré comme un swampy take on psychedelia. Grasshopper dit s’intéresser à l’époque aux drones de feedback et aux slow blues progressions de La Monte Young. Jonathan Donahue se dit très intéressé par l’avant-garde et les disques pour enfants. Il cite les noms de Tony Conrad, Terry Riley et Pierre Et Le Loup. Pop came last, dit-il. Pourtant, Yerself propose un sacré cut de pop, l’excellent «Chasing A Bee», véritable rêve de rock joué à outrance. Grasshopper montre déjà une belle disposition à entrer dans le lard d’un cut. C’est tellement beau que les bras t’en tombent. Avec ses invraisemblables percées de wah, Grasshopper vient viruler le laid-back vocal d’un Donahue en état d’extase avancée. Ils passent plus loin à la mad psychedelia avec «Friterring». Gratté à l’acou, ce cut préfigure Deserter’s Songs. Il développe un ruban de beauté, ce qu’on appellera plus tard le Rev Sound. Il leur faut sept minutes pour développer leur mad psychedelia. Cet admirable chanteur préraphaélite aux bras chargés de bracelets qu’est Jonathan Dohanue sculpte la beauté dans une falaise de marbre. Quelle merveille ! Le son semble visité de l’intérieur. Encore de la belle psychedelia avec «Syringe Mouth». Ils disposent alors d’une énergie considérable. On assiste à un fabuleux débat d’idées, à un grand déballage d’extases préméditées, Grasshopper se taille un chemin dans la jungle, yeah yeah yeah, ils cherchent des noises à la noise. Avec ce premier album, le Rev jouait déjà avec le feu, avec le doux et le dur, le riff d’acier et la voix d’ange déchu.

Un an plus tard, Mercury Rev se sépare du chanteur David Baker qui a la fâcheuse manie de quitter la scène en plein milieu du set. Boces est donc le dernier album du Rev sur lequel il chante. Pour Donahue, Boces est un peu l’album de la fin, au sens où un groupe devenu soit trop riche soit fauché n’a plus rien à dire. Ils reviennent à leur mad psychedelia avec «High Speed Boats», c’est même du pur jus de sixties swagger joué au trémolo devilish. Grasshopper monte vite en puissance. «Bronx Cheer» vaut pour une belle énormité. Ils nous claquent ça aux meilleurs accords de Rev. Les chœurs sont livrés à eux-mêmes et Grasshopper entre une fois encore dans le vif du sujet. Encore plus énorme, voici «Something For Joey». Quelle violence ! Une flûte vient faire la conne entre deux vagues d’énormité, c’est gagné d’avance, magnifico, demented à gogo, le Rev conquiert le monde avec une flûte. Du jamais vu. Si on aime le big atmospherix, alors il faut écouter «Moth Of A Rockette’s Kick». C’est une ode à la moth et à la rockette. Ils développent une fantastique ambiance, noient le cut dans un déluge de son, il pleut des cats and dogs, Donahue invoque les démons du Rev. C’est très spectaculaire et battu à la ferrure de pavé. Ce vampire de Grasshopper en suce la substantifique moelle et des chœurs de gamines viennent couronner le tout. Le Rev sait se montrer ahurissant. Ils jouent aussi «Trickle Down» à la folie douce. Ils se croient tout permis, alors ça gicle. Ils savent fourrer la dinde d’un cut. On assiste à des assauts de sauvagerie. On les prenait pour des gens pacifiques, mais ils nettoient la plaine au napalm de disto. On n’avait encore jamais vu ça ailleurs. Il faut aussi partir du principe qu’il se passe des choses étonnantes dans chaque cut, comme par exemple dans «Boys Peel Out» : voilà un cut très spongieux, joué au xylo et plein de swing. Ils pulsent ensuite «Downs Are Feminine Balloons» aux chœurs de pop pop pop qui rappellent ceux de Laurie Anderson et reviennent à la violence intermittente avec «Snarry Mouth».

See You On The Other Side est le premier album du Rev sur lequel Donahue prend le lead. Ils sont gonflés car ils ramènent des flûtes et des cors en pleine vague de Britpop. Donahue dit que cet album fragile et délicat est piétiné par l’armée des Huns, c’est-à-dire Oasis et Blur, à l’époque - We were so disconnected - Grasshopper dit aussi que les gens s’inquiétaient pour eux à l’époque, pas seulement à cause de leur musique, mais surtout à cause de leur consommation de drogues. Disons que ce magnifique album allume tous les lampions. Ils attaquent avec «Empire State», un cut de prog faussement progressif, joué dans la joie et la bonne humeur et qui tourne vite au festin de folie free. Le son déferle par dessus les toits. Le Rev est le champion du libératoire. Ils n’ont semble-t-il qu’une seule valeur : la démesure. Encore un solide zinzin de Rev avec «Young Man’s Stride». Ils rockent le shit du shook quand ils veulent. Grasshopper s’adonne une fois de plus à la violence extrême. Encore plus surprenant, voilà «Sudden Ray Of Hope», vieux groove d’élégance suprême éclairé par des éclairs de Rev. Ils électrifient le son à coups de crises, sans doute est-ce là une recette à eux. On ne se méfie pas et ça nous saute à la gueule. Chez eux, tout devient vite imparable. On tombe plus loin sur l’excellent «Racing The Tide» que Jonathan Donahue enlumine d’un I’m so closed et ça devient une sorte de rêve extraverti gorgé de notes de piano et d’excédents de lipides. Ils savent générer des richesses organiques. Ils connaissent tous les secrets de l’accélération des particules et ce démon de Grasshopper fout même le feu à la centrale. Quel démon ! Rien d’aussi intense que le Rev in full bloom avec un Grasshopper en maraude. Il est l’un des pires démons d’Amérique, il sait perforer le ciel, il va là où il veut. La fin de l’album est moins spectaculaire, mais on se régale quand même du groove psychédélique d’«A Kiss From An Old Flame» et ils tentent de singer le «Good Night Sleep Tight» des Beatles avec un charmant «Peaceful Night». Ils le font plus groovy, avec de l’orgue.

Quand ils enregistrent Deserter’s Song en 1998, ils ont clairement l’impression que c’est leur dernier album. Mais tous ceux qui connaissent bien cet album le considèrent comme l’équivalent moderne de Pet Sounds. Eh oui, Deserter’s et le suivant, All Is Dream sont des albums qu’on emmène sur l’île déserte. Ça grouille de coups de génie là-dedans, un vrai panier de crabes. Dès «Holes», on s’embarque tout seul pour Cythère - Time !/ All the long red lines ! - Ça commence comme ça. Jonathan Donahue chante à l’accent fêlé suprême - That flow into your dreams - On assiste à une fantastique extension du domaine de la chute existentialiste. C’est au-delà du beau. C’est le Rev. Back to the magic avec «Opus 40». Donahue lance sa merveille sur des pompes de violons, comme le firent les Beatles. Il chante au meilleur accent, again, et ça explose, aw my gawd, down the spine, Lord, by your side. Ça pourrait être John Lennon, car c’est un chant d’espoir. On reste dans le génie du Rev avec «The Funny Bird». Dès l’intro, on sait qu’il va nous bouffer tout cru. La voix de Donahue tombe du ciel comme la voix de Dieu. Sa voix s’éraille dans l’éclat azuréen. On est au sommet de l’art pop. Des vagues de beauté ravagent le paysage sonore avec un Grasshopper en franc-tireur, perché dans un arbre. C’est au-delà de tout ce qu’on peut attendre d’un hit de pop, c’est du what I want avec une tempête de Grasshopper, ils s’explosent là-haut sur la montagne. Ces mecs-là n’ont pas besoin de Phil Spector pour plonger la pop dans le chaudron des sorcières. On s’accroche à la rampe, en écoutant ça, comme si on franchissait le Cap Horn par une nuit de tempête. C’est un sonic storm exceptionnel. Pour les avoir vu jouer ça sur scène à l’Élysée Montmartre, on sait que les hits de Deserter’s valent tout l’or du monde. L’autre grand cut de l’album s’appelle «Endlessly». On a là une sorte de cauchemar mélodique souligné au thérémine. C’est effroyablement beau. Donahue chante d’une voix d’ingénue libertine, sa voix flotte dans l’air comme la mort. Il faut se pincer très fort pour échapper à cette incroyable expérimentation symphonique cousue de fil d’argent. Donahue hurle dans le néant. Ce mec est le Caligula des temps modernes. Il explose son «Goddess On A Hiway» dès le premier couplet et donne du fil à retordre à Cervantes. Grandeur et décadence du Rev. Leurs explosions sont des modèles du genre.

All Is Dream est sans doute leur album le plus spectaculaire, ne serait-ce que pour ces deux vers d’ouverture, dans «The Dark Is Rising» : «I dreamed of you on my farm/ I dreamed of you in my arms.» C’est d’autant plus poignant que Jonathan Donahue amène une chute philosophique : «But dreams are always wrong.» Fantastique invitation au voyage. Cet album propose l’un des plus gros shoots de symphonic psychedelia de tous les temps. Eh oui, «The Dark Is Rising» nous plonge dans une espèce de vertige hollywoodien. Donahue l’attaque au falsetto romantique, vite balayé par une trombe hollywoodienne, c’est le côté dur du Rev et Donahue revient comme la vague, à l’assaut du rocher. C’est un lécheur de lichen, un chineur de Lochness. Les nappes sont d’une rare violence - In my dreams/ I’m always strong - On reste dans le génie du Rev avec «Tides Of The Moon» - I wish you could see/ It ties you to me - Il chante de l’intérieur de l’hermaphrodisme, sur fond de tempête orchestrale extrême. C’est tout simplement imparable - I wish you could see/ It leads you to me - On a là toute la beauté suprême du Rev. En fin d’album, on tombe sur une sorte de triplette fatale : «You’re My Queen», «Spiders And Flies» et «Hercules». Donahue chante Queen aux abois du beat. C’est tendu à se rompre et monté sur des échelles de bassmatic. Avec Spider, on revient à la magie du Rev. Pas de retour possible - I can’t remember/ What was the season/ And what was the colour of your eyes - C’est beau à mourir. Donahue élève encore la pop du Rev au sommet de l’art, I can’t decide, c’est ça, exactement ça, le cool desire of death in your eyes. Il parle du souvenir qu’il n’a pas de la couleur de ses yeux. Et Grasshopper finit «Hercules» avec un solo de la fin du monde. On voit aussi Donahue prendre la mélodie de «Chains» à l’envers. C’est très spectaculaire, car construit sur des descentes par paliers dans les registres. Quel éclat céleste ! Ce démon de Donahue travaille ses chansons au corps, il leur brise les reins en les caressant, tout ce qu’il chante monte droit au cerveau, ça pschitte intensément. «Lincoln’s Eyes» sonne comme du saute au paf extrapolé et Grasshopper y hope plus que de raison. Ils gorgent aussi «Little Rhymes» d’adrénaline de Rev. On sort de tout ça épuisé mais ravi.

The Secret Migration rivalise de grandeur épique avec Deserter’s et Dream, même s’ils reviennent à des choses plus conventionnelles. Ils font de la pop, ils expérimentent. Donahue écrit à propos des oiseaux et des fleurs, et il se marre car il pense que les gens attendent plutôt des chansons d’amour. C’est dans la poche dès «Secret For A Song». Ça booste dans la stratosphère. Donahue sort sa plus belle voix sucrée de popster. Le Rev sait naviguer aux confins du réel. On a là l’une des plus belles psychedelias d’Amérique, avec les solos aventureux de Grasshopper. Ces mecs aiment la magie, de toute évidence. «In A Funny Way» fait partie de leurs plus belles chansons - On a summer day/ You can her call - On assiste à une fantastique cavalcade de bassmatic, Grasshopper éclate dans le cœur du cut et Donahue explose en plein ciel, oui, c’est du cinémascope - But in a funny way/ She reminds you of the fall - Même échappée belle avec «The Climbing Rose» : on en prend plein la barbe, quelle dégelée ! Grasshopper sort un solo chargé comme un Polonais un jour de paye. Super power ! Ça n’en finit plus d’exploser, ils montent sans cesse dans les étages. Leur génie consiste à mélanger le sucré de la pop avec le blast du power. «First Time Mother’s Joy» relève aussi de la magie. «Across The Ocean» est saturé de beauté, tellement saturé que le cut chevrote. Ce démon de Donahue attaque «Diamonds» par le côté, en biais. Il rentre par la tangente harmonique, avec des échos de dreams are always true. On lui fait aveuglément confiance. On aimerait qu’il existe des dizaines d’albums du Rev. «Diamonds» évoque la pureté de l’air d’un matin d’été. «In The Wilderness» renvoie à John Lennon, avec le power du Rev dans le dos. On les sent pressés d’exploser, mais ils négocient un retour au calme.

Snowflake Midnight va plus sur l’electro et se double d’un deuxième disk d’instros, Strange Attractor. Ils tentent d’échapper à cette pop qui ne leur convient plus. On retrouve dès le «Snowflake In A Hot World» la magie du chant de Donahue. On sent bien l’arrivée des machines dans le jardin magique. Mais l’electro finit par avoir le dessus et Donahue se fourvoie dans le beat de «Butterfly’s Wing». Il semble tenter le diable. Il tape à coups d’ailes de papillon. Dommage que le son soit si vulgaire. Puis on perd complètement la grandeur du Rev, même si dans «People Are So Unpredicable», Donahue essaye de se dédouaner des machines. Mais on ne se dédouane jamais totalement de Tanahauser et du marteau de Thor. L’affaire tourne au ridicule, on voit le pauvre papillon du Rev se heurter au pilon des forges synthétiques. C’est l’album raté du Rev. Ils n’ont strictement rien à proposer. Donahue le sait, deep inside his heart. Les gens attendent, tu sors un album et tu n’as rien à dire. Quelle déconvenue ! Donahue doit pleurer des larmes de sang dans sa cabane de jardin. Tout son univers s’est écroulé.

Avec The Light In You, il reprend ses esprits et chante comme l’ange Gabriel. Il nous propose avec «Queen Of Swans» une belle pop de pulsation rehaussée de coups d’harmo. On note aussi une belle progression harmonique dans «You’ve Gone With So Little For So Long». C’est extrêmement convainquant car beau, à l’image d’un panoramique olympien. Donahue redit son extase - Lying on your back/ How the sky fits in your eyes/ You will never know - Mais il est bien certain qu’avec une A pareille, ils ne parviendront pas à recréer la magie de Deserter’s Songs. La B sauve l’album avec deux cuts, à commencer par «Coming Up For Air», une pop très enjouée, même si les paroles refroidissent - My godness/ What was left of me/ Drove down the canyon to the sea - Il finit en dolphin - I took a ride after you left me in pieces/ Yes you did/ Yes you did - Fabuleuse mélancolie suicidaire. L’autre puissante merveille s’appelle «Moth Light» - If I was a moth/ I’d fly to the light in you - C’est délicieusement romantique - Let’s just give it one more try/ Ain’t got nothing to lose - Ils terminent avec un «Rainy Day Record» assez beau et monté sur un beat soutenu. Donahue envoie des clins d’yeux à tous ses copains, Wire, Thurston Moore, Elliott Smith, Terry Riley, Dream Syndicate et d’autres.

Jonathan le goéland se marre quand il parle de cet album paru en 2019, Bobbie Gentry’s The Delta Sweete Revisited - C’est comme si vous disiez à tout le monde que ces Technicolor guys from the Catskills vont reprendre un obscur album de country enregistré par une femme qui s’est retirée du showbusiness - Sans doute donne-t-il là la meilleure définition du Rev. Donahue pousse le bouchon très loin, car il ne prend aucun lead au chant. Il n’a que des invitées. Et quelles invitées ! Hope Sandoval vient chanter «Big Boss Man». Elle colle bien à la moiteur du Bayou. Elle sonne si juste. Derrière elle, ça joue à la petite éclate du Rev et ils se mettent à siffler dans l’orchestration. L’autre sommet de l’album est la version de «Morning Glory», avec Laeticia Sadier de Stereolab. Elle prend un mauvais accent grave à la noix, très pop, elle frise le sacrilège, mais elle finit par s’élever par dessus des toits et ça tourne à l’embellie. Suzanne Sundfor récupère «Tobacco Road». Toutes ces filles chantent un peu avec la même voix un peu putassière, comme si elles cherchaient à plaire, mais heureusement, le Rev veille au grain et monte le Tobacco Road en mayonnaise. Parmi les autres invitées, on trouve Norah Jones («Okolona River Bottom Band», mais voix trop mode, pas du tout Gentry), Carice Van Houten («Parchman Farm», chanté à la petite pression d’une chanteuse qui voudrait faire croire qu’elle a du caractère, mais heureusement Grasshopper part en maraude), Margo Price («Sermon», mais elle sonne comme une sorte de Vanessa Paradis). Ça remonte d’un cran avec Vashti Bunyan qui chante «Penduli Pendulum» comme une libellule. Elle renoue un peu avec le Rev. Le cut est même visité par les esprits. C’est extrêmement produit, au-delà de toute expectitude. Quand Beth Orton chante «Courtyard», on a presque envie de lui demander de la fermer. On se croirait dans un défilé de mode. Elles tentent toutes d’être plus intenses les unes que les autres et ça finit par fatiguer les méninges. On n’est pas là pour ça. La seule qui s’en sort bien est Hope Sandoval. Beth Orton gueule un peu trop. On trouve en bonus une version d’«Ode To Billy Joe» que le Rev confie à Lucinda Williams qui d’habitude ne déçoit guère. Mais elle le prend de haut. Sans la moindre sensibilité. Elle se sent obligée de gueuler, alors que ce n’est pas du tout l’esprit du cut. On l’a connue dans des jours meilleurs. Elle chante au tranchant, c’est une erreur stratégique. En vieillissant, Lucinda Williams a perdu tout ce qui faisait son charme. C’est catastrophique, car elle tente de passer en force, ce qui relève de l’hérésie.

Attentions aux albums des Harmony Rockets. On y retrouve bien Jonathan et Grasshopper, mais ce sont des albums de jammers. Paralyzed Mind Of The Archangel Void date de 1995. Le seul cut qu’on y trouve dure quarante minutes. Welcome in the void. On peut parler ici de psychedelia avancée et jouée entre amis. La voix de Jonathan est barrée, loin là-bas. Il faut vraiment adorer le Rev pour aller écouter ça. Skip Spence et Syd Barrett auraient adoré cet album.

Le quatrième album des Harmony Rockets s’appelle Lachesis/Clotho/Atropos et date de 2018. Ils semblent vouloir refaire le Floyd des origines, celui de Syd Barrett. Il faut écouter cet album de près. Comme l’indique le titre, il se compose de trois cuts. Avec «Lachesis», on se croirait revenu au temps béni d’«Astronomy Domine». C’est très ambiancier, très anti-commercial. On a là du gratté libre et délicat. Jonathan joue des Ondes Martenot. On entend ensuite Peter Walker gratter sa gratte dans «Clotho», mais il ne se mouille pas trop. Tous ces gens veillent à rester très psychédéliques. Ils sont obviously barrés comme Barrett, mais dans une autre dimension, la leur. C’est le mec de Sonic Youth qui bat tout ça si sec. Puis on voit «Clotho» basculer dans une heavy psychedelia hypnotique, bien drivée dans l’âme. Les violences deviennent surnuméraires, elles s’accumulent comme des comptes de trade. Ils terminent avec «Atropos», joué au getting de guetteur. Ils semblent guetter le groove du haut du gué. C’est assez magnifique. On entend les rumeurs dans les branches. Alors c’est gagné. Pur jus de gagné, profond et sans risque. Ils jouent à la guitare école, sans capote. Ça gicle dans la rosée du matin, loin des chancres et du system. Tout est beau, comme lavé à l’eau claire.

Signé : Cazengler, Mercury Naze

Mercury Rev. Yerself Is Steam. Beggars Banquet 1992

Mercury Rev. Boces. Beggars Banquet 1993

Mercury Rev. See You On The Other Side. Beggars Banquet 1995

Mercury Rev. Deserter’s Songs. V2 1998

Mercury Rev. All Is Dream. V2 2001

Mercury Rev. The Secret Migration. V2 2005

Mercury Rev. Snowflake Midnight. V2 2008

Mercury Rev. The Light In You. Bella Union 2015

Mercury Rev. Bobbie Gentry’s The Delta Sweete Revisited. Partisan Records 2019

Harmony Rockets. Paralyzed Mind Of The Archangel Void. Big Cat 1995

Harmony Rockets. Lachesis/Clotho/Atropos. Tompkins Square 2018

 

L’avenir du rock

- Le règne de Reigning Sound -

Part Two

 

Comme tout le monde, l’avenir du rock connaît des hauts et des bas. Il lui arrive de se lasser, non pas de la vie ou des femmes, mais du rock. Ce n’est pas qu’il perde confiance en lui et donc qu’il veuille prendre ses distances avec sa raison d’être, le rock, mais il lui arrive d’envier son collègue l’avenir de l’art. Ah comme il aurait aimé pouvoir se consacrer aux effervescentes émanations de l’expression picturale, il lui semble qu’elles requièrent autant d’espace mental que celles de l’expression mélodique, tous genres confondus, mais il devine qu’elles font appel à d’autres réflexes méthodologiques, par exemple ces ressorts qu’enfouit l’intellect au plus profond du dernier cercle. En vérité, ce que jalouse vraiment l’avenir du rock, c’est l’extraordinaire indépendance dont jouit l’avenir de l’art, car chacun sait que l’art ne doit rien à personne et ce depuis la nuit des temps et qu’il prétend plus facilement à l’universalisme qu’un rock empêtré dans ses modes et ses liens avec la littérature et le cinéma. Comme aimait à le fredonner notre cher Fumeur de Havanes, l’art n’a besoin de personne en Harley Davidson. L’avenir de l’art dispose en outre d’une énergie hallucinante, il est en perpétuel renouvellement, il est dans les rues, dans les esprits, dans les télévisions, il pourrait presque servir de modèle à l’avenir du rock. Alors, piqué au vif par un sursaut d’hyper-conscience, l’avenir du rock se précipite au sommet du mont Ararat et là, au milieu des éclairs et du tonnerre, il annonce à Dieu la naissance d’une nouvelle épiphanie qu’il baptise l’avenir de l’art du rock !

 

Il n’a pas l’air comme ça, le nouvel album de Reigning Sound - A Little More Time With Reigning Sound - mais c’est vrai qu’il ressemble à une œuvre d’art, et pas seulement à cause de la pochette. Musicalement, il revient par la bande et il remporte la victoire avec une bonne longueur d’avance. On a l’impression d’avoir entendu tous ces cuts dans les albums précédents, Greg Cartwright ramène le même son, le même enthousiasme et la même facilité à composer de très beaux cuts. Donc l’avenir lui appartient. Il nous ressert chaque fois le même shoot d’entertainment avec des chœurs de lads derrière, Reigning Sound signifie belle envolée ou tout ce qu’on voudra bien imaginer, mais l’idée de règne prévaut. Que ton règne arrive ! Son «Let’s Do It Again» sonne comme un hit judicieux nappé d’orgue par Alex Greene, toujours vert malgré l’âge. Le sound de Reigning Sound est d’une fraîcheur qui n’en finit plus d’en imposer. Peut-on encore parler de Memphis Sound ? Non bien sûr, puisque toute cette petite industrie s’est délocalisée, mais l’esprit est bien là. Les petits balladifs cartwrightiens de type «A Little More Time» et «Oh Christine» passent tous comme des lettres à la poste. Après les excès gaga-punk des Oblivians, le balladif est devenu le péché mignon du vieux Cart, il vise depuis longtemps la pulpe du lard et il s’en sort plutôt bien, car c’est un lard éculé par tant d’abus... Il n’a par contre rien perdu de ses vieux réflexes : son «I Don’t Need That King Of Lovin’» est bien claqué du beignet. On croirait entendre les early Groovies, à cause peut-être de la fraîcheur de ton et des dynamiques internes, qui sont d’ailleurs les deux mamelles de Cart. En B il redouble d’en-choo-choo-train avec «You Don’t Know What You’re Missing», petit shoot de pop-rock parfait. «Make It Up» sonne comme un hit de juke perdu dans l’océan des hits de juke. C’est un peu le problème des grands disques, ils finissent pas se perdre dans l’océan des grands disques. On en connaît tous des centaines, on peut même dire qu’il y en a à la pelle, c’est à la fois épuisant et réconfortant, ça dépend de l’état d’esprit du jour. Tu t’es levé bien luné, alors tu vois cette profusion d’un bon œil. Tu t’es levé avec la gueule en vrac, alors tu vois tout de travers et pfffff, un bon disque de plus ou de moins, qu’est-ce que ça va changer ? Il n’empêche que «Make It Up» incarne bien le power de l’ex-Ob, il le prend à la petite arrache, il l’emmène à la force du poignet, ce mec a toujours su s’imposer, depuis toujours, il continue de perpétuer cet art de big american rock. Il est même l’un des plus obsédés par cette tradition, avec Bob Mould, Chuck Prophet et quelques autres, ces mecs sont les derniers tenants de l’aboutissant, les derniers ténors du barreau, ils ont cette idée du big rock chevillée au corps et chaque fois qu’ils sortent un album, c’est une façon de dire : on ne lâche pas l’affaire, alors tu sors ton billet de vingt, il n’y a aucun risque, tu sais pertinemment que ça va être bien et même si ça reste du modeste rock underground, comme c’est ici le cas, tu te félicites de ton investissement.

Le vieux Cart rafle bien la mise en fin de B avec le spectaculaire «Just Say When» chanté à deux voix. On assiste à une brutale montée des taux d’adrénaline pop, le chant à deux voix envoie le cut valdinguer dans la magie et comme en plus c’est une grosse compo, ça te bilboquette le percuteur, c’est bourré de dynamiques internes, c’est d’une puissance qui en dit long sur la vision du Cart. Il vire au dylanex avec «You Ain’t Me». Ce clin d’œil au Dylan 66 est assez stupéfiant et puis voilà la cerise sur le gâteau : «On And On». Cette fois, ça y est, on est vraiment sur un big album, et même un very big album, n’ayons pas peur des mots ! Vert de Greene noie ça d’orgue et Cart nous déroule une fantastique ode à l’humilité - Happiness cannot be bought/ But you can purchase all the misery you want - Et là ce démon de Cart devient un géant parmi les géants, il claque sa chique en de mirifiques mécaniques atmosphériques.

C’est sans doute la première fois que Shindig! consacre six pages à Reigning Sound. Un événement ! Jon Mojo Mills commence par rappeler que le groupe n’a rien enregistré depuis sept ans et que, comme tout le monde, il s’est fait baiser pendant un an par Pandemic. Cart qui vit en Caroline du Nord raconte qu’il a monté Reigning Sound après le split des Oblivians en 2001 et qu’à l’époque, il commençait à composer pas mal de balades parce qu’il écoutait Gene Clark, les Everly Brothers, Doug Sahm, Del Shannon, Harry Nilsson, et ajoute-t-il, le premier Fairport Convention. Il prenait ses distances avec le gaga-punk et louchait sur les grosses compos. D’où le côté étrangement calme du premier Reigning Sound paru en 2001, Break Up Break Down, qui a l’époque a surpris tous les fans des Oblivians. Il s’agissait en effet d’un album raffiné, délicat et folky-folkah. La gueule qu’on tirait en écoutant ça... Globalement, Cart voulait sortir de la niche gaga-punk, il sentait bien qu’il fallait évoluer. Puis il est revenu au big sound avec Too Much Guitar avant de passer à la prod avec Mary Weiss, The Ettes et The Goodnight Loving. On l’a vu aussi jouer avec les Deadly Snakes, les Detroit Cobras, le ‘68 Comeback et les Tip-Tops. Autre side-project : The Parting Gifts avec Coco Hames des Ettes. Puis retour à Memphis pour enregistrer A Little More Time With Reigning Sound avec Scott Bomar. Cart précise que c’est enregistré live avec la formation originale du groupe.

Signé : Cazengler, Ringard Sound

Reigning Sound. A Little More Time With. Merge Records 2021

 

Inside the goldmine

- Mystery Lane

 

Nous n’avions en tout et pour tout qu’un homard et un bidon d’alcool de contrebande pour célébrer Noël cette année-là. Et la fameuse permission de minuit. Nous nous étions mis tous les trois sur notre trente-et-un, dandys de la cloche de bois, décidés que nous étions à retourner la situation à notre avantage et faire, ainsi qu’on le dit communément, contre mauvaise fortune bon cœur. Cui-Cui portait son survêtement bleu clair lavé de la veille et Brahim une chemise à carreaux boutonnée jusqu’au col. De se retrouver assis tous les trois autour de la petite table en un moment aussi cérémonieux nous transperçait le cœur de bonheur. Nous rapprochâmes nos tasses que Brahim préposé au bidon remplit d’alcool et nous trinquâmes à la santé du petit Jésus en rigolant comme des bossus. Le visage si rond de Cui-Cui luisait dans la lumière blafarde et son rire perçant ricochait sur les murailles. Quant à Brahim, il semblait pour la première fois de sa vie s’abandonner aux joies de la bonne camaraderie. Son visage couvert de barbe et de balafres s’illuminait enfin. C’était un réel bonheur que de voir ses yeux étinceler. Pour cet homme dur, pour ce rescapé de l’enfer, c’était une façon d’exprimer sa confiance. Nous fîmes des manières pour nous répartir les quartiers de homard, Cui-Cui prenez donc la pince, Oh non, moi pas plendre pince, toi donner pince à Blahim, moi manger ventle, pendant que Brahim remplissait encore les tasses d’alcool avec un prodigieux sourire aux lèvres. Nous trinquâmes et nous trinquâmes encore. Cet alcool de contrebande montait droit au cerveau. Les murailles commençaient à chavirer et nous fûmes les trois pris d’une crise de fou-rire. Puis vint le moment des cadeaux. Cui-Cui extirpa de l’intérieur de sa veste de survêtement deux paquets qu’il nous tendit. Ils étaient enveloppés dans du papier journal. Brahim découvrit une bague sertie d’une pierre énorme qui devait être un diamant. Il refusa et voulut rendre l’objet à Cui-Cui, melci mon ami, c’est tlop beau pour moi, alors Cui-Cui insista, si toi plendre cadeau !, diamant du chef Ming, à Hong Kong, buté gang Ming, coupé doigt gang Ming et mis dans tlou du cul pour avion Flance, ha ha ha ! Alors Brahim passa l’anneau à son doigt et devint une sorte de prince de l’Atlas. Cui-Cui reçut comme cadeaux une barrette de shit de la taille d’une tablette de chocolat et un petit carnet rouge dans lequel il allait pouvoir écrire ses poèmes. Brahim qui apprenait à écrire reçut en plus du diamant du chef Ming un stylo-plume dont la plume dorée singeait l’or. Le petit paquet que me tendait Cui-Cui livra bientôt son secret : il contenait un CD. L’artiste s’appelait Mickey Lee Lane. Le visage cadré serré, il portait des lunettes noires façon Lou Reed au temps du Velvet et une longue mèche blonde lui ornait le front. Depuis lors, chaque année à Noël, en souvenir de Cui-Cui, Rockin’ On sonne les cloches à minuit.

 

Ce multi-instrumentiste new-yorkais qu’est Mickey Lee Lane n’a pas fini d’épater la galerie. Il démarre en 1957 avec de sacrées accointances (Alan Freed et Jerry Lee) et «Coffee And Toast», un solide bop rockab un peu pop, mais le beat derrière ne trompe pas. Mickey traîne au Brill, writing songs, knocking on doors, c’est la loi d’alors, tente ta chance, kiddy boy. Il frôle plusieurs fois le jackpot, puis c’est Bill Haley qui enregistre l’une de ses compos en 1960, «My Kind Of Woman». D’ailleurs, avec «Rock The Bop», il rend hommage à Bill Haley, his all-time favorite artist. C’est vrai que ce «Rock The Bop» a fière allure, Mickey sonne comme Gene Vincent à l’église, il swingue ça au beat rockab le plus pur qui soit ici bas, il y frise le génie à chaque instant, wow quel fan-tas-tique bopper ! Mickey se souvient aussi d’avoir tourné avec des tas de luminaries, Link Wray, the Isley Brothers, Neil Sedaka, the Four Seasons, Peter and Gordon, Paul Anka, les Coasters et combien d’autres encore ! Sa première version de «The Zoo» date de 1965 - Gimme the zoo by Mickey Lee Lane ! - belle dégelée d’énergie sauvage - Hey man what’s true - et il en refait une autre version en 1995, avec des cris d’animaux sauvages. Le coup de génie de Mickey c’est aussi «Shaggy Dog» qui sonne comme une petite descente aux enfers. Il swingue son bop à la bouche pleine. Il n’en finit plus de donner des leçons de bop («The Senor Class», «Night Cap»). L’autre coup de génie est bien sûr «Hey Sah-lo-ney», le mythic hey hey hey de Mystery Lane, c’est embarqué au pas-de-pitié-pour-les-canards-boiteux, il joue avec la main lourde du diable. Il amène aussi son «No Doofus» au wild cat strut. Ce mec a le génie du son, il groove dans la jungle avec des cris d’animaux. C’est franchement digne des Cramps. Encore une merveille indiscutable : «When It’s Rocking». Il drive ça en mode control freak. Et son «I’m Not Sure I Still Want To» monte vite en température. Ce mec gratte ses poux dans la lumière de sa légende, alors oui, I’m not sure ! On l’entend aussi pas mal rôder par en dessous («She Don’t Want To»), il peut se montrer très insidieux, c’est sa technique. Beware of the Lane ! Il faut le voir allumer son «Baby What You Want Me To Do», il a une patte, il gratte sa petite gratte et ça monte très vite en température. Il claque ses trucs avec les moyens du bord, mais ça tourne vite au wild de bonne compagnie. Même quand il fait du comedy act avec «Toasted Love», il ramène du big bass sound. Il chante «One And One Is Two» avec sa frangine Shonnie. Ils s’amusent bien. Mickey est à cheval sur le cul entre deux chaises, mais jamais échec et mat. Il passe chaque fois comme une lettre à la poste, c’est ce qui le rend immensément désirable. Il raconte dans le booklet qu’à une époque il tournait tout seul et jouait tous les instruments sur scène. Même sa version de «Tutti Frutti» est bonne. Puis il va devenir ingé-son et en 1976, Artie Ripp l’engage chez Kama Sutra.

Signé : Cazengler, Mickey Lee Larve

Mickey Lee Lane. Rockin’ On. Roller Coaster Records

 

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486... 507... 511... 515... 518... 525... vous ne comprenez pas ce que je fais, je le redis en anglais, Nowhere else... Mental hospital... Silence... You can't always get what you want... European slaves... The good all times... vous ne voyez pas, je vous l'exprime chronologiquement, Février... Avril... Mai... Juin... Juillet... Octobre... oui, ce sont les vidéos des Crashbirds que nous avons chroniquées en cette année 2021. Six vidéos en moins de douze mois, les esprits pointilleux rétorqueront, non cinq, only five, because la reprise des Stones date de 2011, eh bien non, chers comptables, six parce qu'ils viennent d'en sortir une nouvelle en ce mois de Novembre. Les lecteurs de la onzième heure s'exclameront : mais pourquoi tant de vidéos ! Nous leur répondons, GRAND A : parce que le covid pandémique a annulé les concerts ! GRAND B : depuis la levée de l'interdiction et l'institution du pass sanitaire ( ce mot qui contient le verbe taire ), les Crashbirds refusent de se livrer à la comédie de cet ausweis liberticide. Une attitude courageuse. Du coup dans leur chaumière bretonne, ils laissent libre cours à leur fantaisie...

Excusez ma veine énumérative, mais cette fois ils ont changé de dimension, Henri IV... Henri V... Henri VI... Henri VIII... non Shakespeare n'a pas oublié Henri VII, évoque les conditions de son accession au trône dans Richard III, vous savez cette pièce où le roi Richard s'écrie : '' My Kingdom for a horse ! '', je pressens que certains sont perdus, le plus simple est de visionner l'opus :

THE DEAD KING SON

CRASHBIRDS

( You tube / Novembre 2021 )

Donc une vidéo. Non erreur fatale, pas une vidéo de plus, mais la suite d'une première vidéo, l'acte II aurait dit Shakespeare. Les Crashbirds ont adapté la leçon du grand Honoré. Balzac pour ceux qui ne sont pas de ses intimes. L'avait pris l'attitude de resservir les personnages de ses romans antérieurs dans le nouveau qu'il était en train d'écrire. Les Crashbirds ont adopté sa recette et l'ont adapté pour ce nouvel ouvrage. Souvenez-vous de The Good old times qui chantait les joies et les horreurs médiévales, non sans se permettre un léger clin d'œil à notre époque actuelle qui ne vaudrait pas mieux ( voir livraison 525 du 14 / 10 / 2011 ), mais ce coup-ci nous rentrons dans le vif de l'Histoire. La preuve, ils ont gardé le même décor, sous le même arbre le même trône royal, symbole et enjeu de toute puissance, d'ailleurs Pierre ne manque pas de s'y asseoir pour gratter sa guitare, c'est vrai que c'est un clip musical, mais enfin il oublie que le hérault ne raconte pas l'accession de Pierre 1er au siège suprême mais celle du fils du roi mort. Delphine, c'est-elle l'héraultine parce qu'elle chantonne le récit, elle connaît combien ces chaises royales, elles sont périlleuses, aussi s'y risque-t-elle un tantinet mais point trop, elle préfère être la ballerine qui virevolte, la fofolle du monarque qui n'a aucune envie de risquer sa peau ( ce qui est très compréhensible car elle est déjà depuis le premier jour de sa naissance une reine de beauté ).

Quand le clip commence, le fils du roi occupe le trône. Quelle merveilleuse trogne de soudard affamé de sang et de crimes ! Et ce regard extasié avec lequel il inspecte d'un regard torve l'instrument de sa puissance, désolé chères lectrices, ce n'est pas ça, c'est son glaive moult ébréché dans les durs et longs combats, son âme frustre a du mal à mettre en ordre les séquences de sa vie, pense-t-il cet assassin à son père, ou, nous tombons-là dans les profondeurs les plus troubles de la psyché humaine, s'imagine-t-il vieillissant confronté à son propre fils ( d'assassin ) qui ne vaudra pas davantage que lui-même, nous côtoyons là des aspects insupportables des passions de l'âme. Le spectacle est si effrayant, qu'abandonnant son luth, Delphine préfère se plonger dans un antique livre d'images, qui hélas raconte la même histoire de laquelle elle essayait vainement de s'arracher, elle pousse alors des cris d'horreur à vous glacer les sangs, mais qui étrangement réchauffe la vigueur du fils du roi mort, quelle virilité dans sa manière de brandir son épée, une énergie que l'on pressent criminelle, qui pourrait s'opposer aux lois inéluctables des destins maudits, même pas Merlin – à sa barbichette blanche l'on reconnaît Pierre - l'enchanteur est désabusé il sait qu'il n'a pas le pouvoir d'arrêter le drame qui se prépare. Dieu merci, nous ne verrons pas le crime, Delphine nous le fait entendre, sa voix monte haut, plus fort que la Castafiore, et même plus fjord que la Castafiore car votre moelle épinière se congèle d'effroi, vous ne verrez qu'un poignard dégoulinant de sang, et la bouche ouverte en gueule de requin du fils du roi mort. Mais que se passe-t-il serions-nous dans un Hamlet revisité, les images obsédantes de son père bourdonnent-elles dans son esprit mélancolique, pourquoi Delphine pousse-t-elle ses hurlements de terreur, et pourquoi soudainement Delphine se met-elle à gambader tel un jeune poulain mené au pré, elle danse, elle sautille, elle tournoie, et s'immobilise tandis que Pierre bloque ses cordes pour mettre un point final à l'histoire.

Mais non le pire est devant nous. Le récit continue, mais il se tinte de philosophie. Et hop une petite danse guillerette, Pierre vous rythme une bourrée bretonne et Delphine se croit dans un dernier fest-noz. Une dernière image, sur le trône gît une marionnette abandonnée. Veulent-ils nous dire que les actions des misérables homidiens n'ont que peu de valeur, qu'il vaut mieux en rire qu'en pleurer. Que malgré ses drames, la vie ne vaut pas tripette, qu'elle n'est qu'une comédie. Une idée vous traverse l'esprit, devrais-je relire Shopenhauer, mais ce n'est pas fini, un chat s'est installé sur le trône, puis il saute de la chaise et disparaît, aurions-nous pénétré dans le rêve d'un chat ?

Certains lecteurs n'auront pas envie de remuer ces vastes interrogations en leurs méninges, qu'ils se contentent d'un regard esthétique, Pierre Lehoulier, Delphine Viane et Rattila pictures ont veillé à l'impact visuel, effets de lumières, bruyères mauves sur landes rousses, arbres centenaires aux formes étranges, nous voici transportés en Brocéliande, le tout magnifiée par le montage de Rattila Pictures, quant au pantalon vert de Delphine et sa veste en fourrure de guépard, elle vous hantera encore lorsque le dernier des rois aura été trucidé ( pour le bonheur de son peuple ) sur cette planète.

Damie Chad.

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Retour à Delphine Dora, deux œuvres, la première peut-être plus difficile. Mais rien n'est moins sûr.

L'ESPRIT DU LIEU / LE LIEU DE L'ESPRIT

DELPHINE DORA

( TITANIA TAPES / 2020 )

( Composition / Enregistrement / Mixage

par Delphine Dora entre Décembre 2019Mai 2020 )

Delphine Dora : voix, piano, piano préparé, clavier, synthétiseur, objets, field recordings, électronique.

D'où un artiste tire-t-il son inspiration. Lui seul est à même de le révéler. Ce qui n'empêche pas le chroniqueur de se livrer à sa petite enquête. Il importe peu qu'il mette le pied sur la bonne piste, une fausse suffit si elle conduit à proximité de là où elle doit déboucher. Pour le moment nous délaissons cette notion de lieu, fût-il celui de l'esprit, nous nous contentons d'un maigre indice. Titania Tapes. C'est sur Bandcamp, un label cornaqué par Khan Jebane dont nous reparlons dans la chronique qui suit celle-ci. Ce dernier mois les USA ont vendu davantage de vinyles que de CD's. Ce retour au vinyl ne doit pas oblitérer la survie des cassettes. Quelques groupes, encore aujourd'hui, notamment en Californie, véhiculent leurs démos et leurs réalisations sur ce support fragile sur lequel il n'est pas facile de se repérer. Cette difficulté ( de localisation, si l'on y réfléchit ) induit à ne publier qu'un seul et long morceau sur chacune des deux faces. Titania Tapes ne produit que des enregistrements sur cassette. Leur catalogue est des plus réduits : huit réalisations à ce jour. La numéro 1 est de Golem Mécanique ( voir chronique suivante ) il est intitulé Maison Morte, la couve représente l'entrée d'une maison, porte ouverte, ce qui semble logique. Plus étonnant, les sept qui suivent offrent aussi des vues de maisons, extérieurs ou intérieurs. La numéro 2 de la série est celle de Delphine Dora. Un label qui n'affiche sur ses couvertures que le même type de lieu ( une maison ) et un opus nommé L'esprit du lieu / Le lieu de l'esprit. Voici d'étranges concomitances.

Face A : écouter cette face est difficile, non la musique n'est ni violente ni perce-oreille, mais il y a comme un problème, il n'y a rien. Attention cela ne signifie pas que vous êtes confronté à vingt minutes de silence, nous ne sommes pas chez John Cage, mais avez-vous réfléchi à la manière dont vous exprimeriez ( par exemple en peinture ) un lieu, je ne dis pas un endroit précis ( la Tour Eiffel, une maison hantée ) ou vague ( un coin de campagne, une rue ) non un lieu qui contienne tous les lieux, un lieu que vous décrivez, non pas un endroit qui pourrait servir de décor de cinéma, mais cette notion de lieu qui s'applique à tous les lieux. Les esprits rebelles s'insurgeront, pour que lieu ait lieu une présence humaine est nécessaire. Delphine Dora répond à cette objection : elle vous emmène au cinéma, elle triche un peu, un film sans image, elle est musicienne, elle n'a gardé que la bande-son, mais le son n'est pas très fort, le danger serait que l'auditeur visualise les scènes et reconstitue dans sa tête par exemple les meubles de la pièce qui ne sont pas expressément nommés dans le dialogue, pas trop de danger l'extrait de Zserelem est donné en langue originale, le Hongrois. Et la musique alors ? Toute douce. Discrète. Avec de légers arrêts. Pas une suite continue. Une voix lointaine, comme venue d'on ne sait où. Qui vient, qui croît, qui redescend. Qui se tait qui repart. Ne restent que des pépiements d'oiseaux et des notes de piano qui résonnent dans le vide, une voix qui chante comme si elle ne se souciait pas de l'instrument. Quand les notes atteignent une certaine densité la voix se rapetisse. Le film s'est arrêté depuis un moment, preuve qu'il n'était pas nécessaire, a servi de guide pour vous mener au centre du lieu, et le chant tourne autour de vous comme s'il voulait vous isoler dans le milieu du lieu, au milieu de rien. Peut-être faut-il faire l'expérience du vide pour saisir le lieu. C'est maintenant que surgit le bruit, des bruits, pas des pétarades, des tapotements, ne marcherait-on pas quelque part et ce bruit soudain de voix de quelqu'un qui parle, incompréhensible – exactement comme ces enregistrements que les chercheurs diplômés recueillent sur des bandes dans des lieux dits hantés ou bizarres – non nous ne sommes pas dans un film à frousse, mais il faut bien donner la parole à cette notion de lieu, en quelque sorte recueillir l'esprit du lieu, Dora ne chante plus, elle pousse de doux cris harmonieux, peut-être sont-ils semblables au chant du cygne qui se meurt, insistances prolongées d'orgue, tintements, le lieu se manifeste-t-il, la musicienne s'est-elle transformée en la voix du lieu, en l'esprit du lieu, est-ce elle qui est dans le lieu, où est-ce le lieu qui est en elle, des notes comme une pendule qui ne marquerait plus le temps mais le bruit du temps, des notes joyeuses scintillent, un bourdonnement les remplace, la-la-la, le moteur de la machine à avaler le temps ronronne. Plus rien. A-t-on touché l'esprit du lieu qui nous livrera le lieu.

Face B : une voix, accompagné de sourds tambours, Delphine Dora lit. Des extraits de Vents de Saint John Perse. Nous devrions être dans le lieu de l'Esprit, mais l'esprit souffle où il veut, Vents est une épopée, celle de la partance, du désir de la race humaine de parcourir la terre, de fonder des civilisations qui engendrent les conquérants propres à entraîner leur peuple en une grandiose anabase. Cet élan de l'Homme à dépasser le songe des Dieux, Delphine Dora presque le chuchote, pose les mots telles des traces de pas sur les dunes qui prouvent que l'on est passé par là, que l'on est maintenant plus loin. Refus de se laisser enfermer dans l'immobilisme d'un lieu, car la terre entière est le lieu de l'Homme. Peu à peu la musique souffle plus fort comme si elle voulait effacer les vestiges de l'homme. Peut-être parce que l'homme se mesure aux Dieux, oubliant qu'il n'est qu'une chose périssable. Maintenant la musique imite le vent. Ritournelle, tout ne se vaut-il pas, les arpèges d'Haendel ou le bruit d'une roue de vélo. Tout n'est-il pas égal à zéro. Violoncelle funèbre pour accompagner Immer Dunkler de Trakl. Le poëte du déclin, Trakl et ses poèmes de l'enténébré, Trakl qui au travers des horreurs de la guerre de 14 a perdu confiance en l'Homme, ce qui ne serait pas si grave s'il n'avait pas surtout perdu depuis longtemps confiance en lui-même, la musique se gondole comme une roue voilée, elle meugle et mugit telle une vache qui a perdu son veau, gouttes de pluie et de tristesse, mélancolie, tristesse, toujours plus sombre, Trakl dont la lecture d'Heidegger a révélé que le regret de l'enfance perdue est celui d'une maison calme et bien chauffée sise au croisement de la terre et du ciel, des hommes et des Dieux, Georg Trakl est mort de cette perte irrémédiable, le lieu de l'esprit résiderait-il en ce carrefour métaphysique, ou en nous-même aussi inaccessible que l'ancien paradis, Delphine Dora prend la parole : il est temps de tirer un trait sur cette poésie inquiète et sa voix prend des couleurs, elle plaide pour un retour vers le réel, pas la grossière réalité des journalistes éparpillés aux quatre coins du monde, le lieu est en nous, dans le renouement à tout ce qui nous relie au monde et aux autres, elle ne le proclame pas, elle dit sans colère, sans emphase, le lieu est le réel, il est partout, il porte en lui les fragments du passé et il nécessite la restauration d'un ordre différent. Et la musique demanderez-vous. Elle est devenue, ce qu'elle a voulu. Pour une fois le son a transcendé le sens.

Vents ( Saint John Perse ) / Immer Dunkler : ( Georg Trakl ) / Wintergang in a roll : ( Georg Trakl ) /Delphine Dora / Haendel : concerto para organo y orkesta N° 8, opus 7 ( Allegro 3 ) / Sylvia Hallet : roue de bicyclette tiré de Lumière aveugle III : in L'inattingible : Delphine Dora / Le Quan Nihn : ondes sinuosidales, extrait d'un workshop ENSA Bourges / Leila Bordreuil : violoncelle, Coïncidence tiré de Headflush

Note 1 : C'est maintenant que l'on comprend le choix de l'extrait du film dans la Face A. ''Zserelem'' de Kàroly Makk signifie ''Amour''. Il relate le combat d'une jeune femme séparée dont la mari a été emprisonné ( nous sommes en 1954 en Hongrie ) qui raconte à sa belle-mère qu'il s'est enfui en Amérique où il commence une grande carrière dans le cinéma. Tout cela pour maintenir la vieille dame en vie et adoucir ses derniers jours. Cela lui permet de résister aux tracasseries policières dont elle est victime. La tendresse entre les êtres humains est présenté comme le dernier rempart contre l'oppression.

Note 2 : Encore une œuvre ambitieuse. A écouter attentivement et à méditer longuement. Ces deux pistes de cassette n'expriment-elles pas la ligne de partage entre poésie et musique. Avec ce tour de force dans la A de faire de la musique le vecteur de l'inexprimable métaphysique de toute essence et dans la B de mettre en scène par le dire de la poésie le nihilisme de la poésie elle-même, le lieu étant positionné dans les îles de séparation et de convergence formées par le limon des deux fleuves, celui qui porte le son, celui qui charrie le sens, deux géants qui se combattent et s'entrelacent afin de mieux se séparer, pour mieux se réunir et recommencer leur infini manège. L'entre-deux n'étant que les îlots infertiles de ce que l'on nomme le réel. D'où la nécessité d'aller puiser de l'eau aux deux numinités créatrices pour rendre ces terres stériles habitables.

IN ILLO TEMPORE

Jolie Vue Festival

( Concert in Eglise de ST Saphorin / Suisse )

( 16  / 07 / 2021 )

Delphine Dora : orgue et voix.

Effroi sacré : comment la petite poucette Delphine Dora arrivera-t-elle à ne pas se laisser manger par le vilain orgue ! Se confronte à un redoutable géant, vieux de plusieurs siècles dont la réputation sonore, religieuse et culturelle écrase tout sur son passage. Le combat est inégal, l'on comprend l'effroi que peut susciter une telle expérience. Un seul mot d'ordre, être soi, le seul moyen pour rester maître de cet instrument célestial et pompeux. Mais ne pas refuser la lutte, accepter d'entrer dans le cercle du sacré tracé sur le sol mental, et par ce geste d'acceptation chasser la peur humaine et la transformer en effroi sacré. Delphine Dora entre dans son propre défi, elle utilise l'orgue en catimini, un son qui vient de loin et qui perdure, un deuxième registre par-dessus, un peu plus cristallin mais de même niveau, Joue des tuyaux comme d'une flûte, elle chante, elle harmonise, elle glossalise, plus haut que l'orgue car il faut mettre le pied sur la nuque de la bête si l'on veut la vaincre, il est dessous et son timbre de fée psalmodie et domine le monde, il n'est plus qu'un mineur qui n'ose élever le ton, il a compris que le sentiment du sacré ne file pas la trouille, on ne l'entend pratiquement plus, il lèche le pied de cette voix flexible qui ne craint, ni lui, ni Dieu, ni personne, protégée par sa seule beauté. Litanie pourpre : n'empêche que l'expression ''effroi sacré'' sent un peu trop la liturgie christologique, la mention purpurale de ce deuxième titre fleure davantage le paganisme et le tapis d'ordalie, toujours cet orgue muselé très vite submergé par le chant, un cortège qui s'achemine avec lenteur, seules quelques notes parsemées surnagent de point en point, la voix s'est tue et l'orgue fait entendre sa plainte joyeuse, une brise légère pousse le radeau d'Ulysse, les prêtresses entonnent un péan en l'honneur d'Apollon, très doucement pour ne pas indisposer le Dieu Lycien, suivie de notes d'allégresse, le son s'étire de tout son long tel le python du sanctuaire, silence presque, impression de pas qui s'éloignent vers on ne sait où. L'Un primordial : Delphine Dora serait-elle parménidienne, à moins qu'elle ne pense à l'œuf germinatif de l'Éros, l'Un déplie lentement le lotus de la présence enfermée en elle même, les notes s'étalent tels de suaves pétales porteurs de l'immensité du monde, ils ne sont encore qu'à peine déployés, un peu de grandeur s'élève dans les notes finales, la voix n'a duré que quelques secondes, il est des spectacle auxquels on ne saurait ajouter... Cosmogonie étoilée : le son s'amplifie un minimum, ce que l'on entend porte un nom : la musique des sphères, sans doute roulent-elles à des vitesses inimaginables, mais les distances sont si grandes qu'elles paraissent avancer lentement, lors la voix s'élève pour traduire à nos pauvres oreilles de mortels l'harmonie suprême que leurs course grandiose émet. Time is the gift of eternity : musique plus sombre, les hindous disent que l'argent est la crotte de Brahma, il y a plus terrible encore cette éternité divine qui nous est accessible qu'en tant que temps, poison mortel que nous offre l'éternité, l'orgue élève la voix, est-il si sûr de sa victoire qu'il claironne, tout bas certes, mais il ne peut retenir son contentement, il ne parle pas, il verbiage, et lorsque nous défaisons l'enveloppe du cadeau empoisonné, l'on sent qu'il sourit, qu'il est heureux. La connaissance cachée : il existe sûrement une connaissance cachée, une illusion que les sages se passent de génération en génération, l'orgue chantonne avec bienséance, un peu comme s'il se retenait de rire à notre enterrement. Pneuma : le dernier souffle se confond-il avec le premier, notes solennelles, s'il n'y a de connaissance peut-être existe-t-il un secret. Non pas à percer. Percé depuis le premier jour. Un souffle de voix renaît des cendres de son silence, elle est la gaze sur la plaie, l'éosine sur le genoux de l'enfant. Elle souffle dessus et le mal disparaît. L'aube des temps : des notes comme des coups de pinceaux sur le matin du monde. L'orgue rayonne, mais en soleil timide, un sourire radieux de nouveau-né, qui prend son temps pour s'épanouir, les temps du grand-midi ne sont pas encore arrivés, l'astre déplie ses rayons bienfaisants un par un, une voix caresse les nuages roses de l'aurore, inutile de se presser, ces instants d'équilibre merveilleux sont trop rares pour que l'on hâte le pas, quelques notes d'allégresse contenues. Applaudissements. Retour à la réalité.

Delphine Dora nous a conté la naissance du monde sans une seule fois avoir donné libre cours à l'ouragan des grandes orgues, elle a tenu le monstre en laisse, à peine s'il a eu la permission de murmurer mezza voce, en sourdine. Le piège était de répépiéger un ersatz de musique classique. Elle est au-delà. Elle est en elle-même. En un style de confluence de toutes les divergences. Autant alcyon dans la tempête que tempête autour de l'alcyon.

Damie Chad.

 

*

Deux cassettes parues sur le label Titania Tapes. La première de Golem Mécanique, nom de guerre musicale de Khan Jebane maître-d'œuvre du label Titania Tapes. Si sur la seconde le mot Golem est crédité d'un '' S '' c'est que Thomas Bell participe à cet opus. Thomas Bell est le créateur de Distant Voices : A contemporary space of artistic resistance & poetic resonnance dont nous reparlerons en une autre livraison.

MAISON MORTE

Golem MECANIQUE

( Titania Tapes 01 : sur Bandcamp )

Maison morte : bruissement de reptile répété, soupçon de bourdonnement, poème, récité en éventail, les lamelles se recouvrant, chant plainte, la mort est là, celle d'une maison, celle d'une enfance, celle de quelque chose qui a vécu, objurgation de pas dans le néant, une voix insistante appelant à entrer non par la porte sinon celle de la réceptivité du cœur et de l'esprit, parfois des éclats de bonheur, des vers dépareillés d'azur et de détresse, la maison est hantée, les voix se recouvrent, lorsque l'on a ouvert le ruissellement des présences qui tombent indéfiniment emmenant avec elles les fantômes d'un passé à jamais perdu, à jamais derrière la vitre des sens, sifflements insupportables, comme des reniflements de peurs, des bruits de fermeture éclair qui donne accès à une dimension improbable. Injonction de pleurs. Grincement de la grille rouillée des âmes enfuies qui se collent à vous en sangsues du désespoir. L'on ne sort pas indemne d'un tel enregistrement que les mots ont du mal à représenter. Ici les mots du poème sont intimement mêlés à l'objet sonore dont ils ne sont qu'un ingrédient, un peu comme dans la poésie classique les mots sont indissociables de la métrique formelle qui les porte. Virginie, souvenir de la maison défunte : bourdonnement suivi de stridences avec glougloutements par dessous de plus en plus forts, à la limite de devenir insupportables à des oreilles humaines de vivants, un moteur d'avion qui fore le temps, une voix de loin que l'on ne comprend pas, que l'on a du mal à entendre submergée par le vacarme du monde, elle chante, un disque usé, vrilles sonore, l'on aurait jamais cru que la mort puisse faire autant de bruit qu'une entreprise de démolition, la voix de ce qui ne veut pas mourir, qui est piégée dans les replis du temps, les décombres et les gravats, se fait plus forte, fontaine de didondaine didondon, la tutelle de la mort tue-t-elle, la mort est-elle morte, destruction implacable, la voix est devenue jappements de chiens, du moins se plait-on à l'entendre telle pour l'imaginer un bonheur simple, concassé, broyé, écrasé, réduit en poudre, barrissements de trompes, l'écho de l'ancien temps brouillé mais qui subsiste, que l'on noie sous des trémies de sable déversé, une autre voix funèbre surgit et disparaît, coups de masses ou claquements de talons hauts amplifiés, elle chante comme Gavroche sur la barricade du temps, elle éclate souveraine, claire comme de l'eau de roche, avant qu'un dernier assaut ne mette un point final à sa destruction à sa disparition.

Peut-être plus difficile d'accès que la précédente à écouter ( play loud ) mais de ce tintamarre surgit une indéniable poésie. Tout cela à base de manipulations de bandes magnétiques, et de collectages, une poésie tissée à partir des débris du monde, construite afin de fracturer le temps. Par contraste total, nous conseillerions à l'auditeur de lire La vigne et la maison de Lamartine afin de mesurer les écarts et les béances du temps.

BLACK METAL MASS TAPES

( Golem(s) mecanique )

( GOLEM mECANIQUE bANDCAMP /Avril 2021 )

Golem Mécanique : electronic, tape, voice, redemption

Thomas Bell : guitar, bass guitar, drum, voice, possession

Face A : Possession : une masse sonore qui fond sur vous et se stabilise, hélices d'avions en marteaux-piqueurs zébrées de déchirements de locomotives à vapeur, apaisement de quelques secondes le temps que surgisse une force menaçante ponctuée du trivial tintement grêle de ces sonnettes disposées sur les comptoirs afin d'appeler l'employé occupé ailleurs, bombardements et, plus inquiétante que ce déluge de fer et de feu, cette voix incompréhensible engluée et comme prisonnière de la tourmente sonore, du bruit comme des trompettes de garde et d'appels, chuchotements gutturaux insinués à votre oreille, est-ce le diable qui essaie de vous envoûter, hurlement pandémoniques, bruits horribles, la voix se fait présente, une pièce de monnaie sur le marbre d'un bar, résonances ineffables et insupportables, la voix plus claire devient tentante, feulement de bête visqueuse, bélier sur les portes de votre âme transformée en église du démon, chants rauques et lucifériens tambours victorieux, des lèvres douces sur votre tympan qui vous dispensent un discours de miel et de cauchemar. Face B : Adoration : harmonies tranchantes, une voix féminine erre dans ces ondées de guitares bruissantes et apaisantes l'on aimerait mieux saisir, juste un mot qui surnage '' néant '' peut-être une illusion imaginative, la douceur est maintenant remplacée par la voix rauque et masculine du démon, à laquelle s'enlace bientôt la féminine, non pas un dialogue, une lecture de litanies en latins, des contre-prières, des invocations... silence... assaut grandiloquent et monstrueux d'une instrumentation électrifiée, les metalleux adoreront cette déferlante sans pitié, est-ce l'éclat insoutenable du Mal qui hurle les soleils de la douleur et de la révolte de vivre, éclatements monstrueux de beauté, don spermatique de la vie exaltée en ses plus cruelles attirances, apaisement, nouvelle décharge sonore encore plus submergeante, borborygmes de vomissures, le serpent se complaît dans la l'ordure et la fange de la création, une guitare à vide et avide de dominance, la voix du prêtre récite l'absolution, celle angélique de la succube évoque les béatitudes bestiales, silence, grondement de tuyère, l'esprit du mal et du bien souffle où il veut. Ceci n'est qu'une interprétation.

Deux morceaux assénés comme des uppercuts. Black metal et black beauty emmêlés.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 08

UNE INVITATION AU CINEMA

Nous étions attendus. Le '' président '' n'était pas content, à peine avions posé le pied sur la première marche du perron qu'il nous houspilla, toutefois il me sembla qu'il était plutôt de bonne humeur. Derrière nous Molossa et Molossito la queue basse essayaient de faire bonne contenance.

_ Alors les agents du Service Secret du Rock'n'roll sont fatigués ils s'arrêtent à l'hôtel au lieu de venir faire leur rapport, en plus vous abattez froidement une pauvre cliente qui se plaignait que vous faisiez du bruit !

_ Pas du tout Monsieur le Président intérimaire, le Chef prit le temps d'allumer un Coronado, vos agents de la Défense du Territoire sont mal renseignés, elle empêchait le portable de l'agent Chad de sonner, alors que c'était votre personne qui nous appelait !

_ Vous avez eu raison, si de simples citoyennes se permettent de se mettre au travers de la route du Président de la République, même intérimaire comme vous l'avez si opportunément rappelé, où va l'Etat, lorsque les intérêts vitaux du pays sont en jeu, il est interdit d'hésiter, je vous félicite pour votre réflexe, mais passons aux choses sérieuses, je vous invite au cinéma. Attention, c'est une avant première, le film ne sera rendu accessible à la population que pour les journaux d'information de 13 heures.

L'avorton rentra dans la pièce, sans dire bonjour, il appuya sur un bouton et un grand écran se déroula sur le mur.

_ Bien, prenons place mes chers invités chargés de chasser le fantôme de Charlie Watts, vous allez voir ce que vous avez raté en quittant précipitamment la soirée de la préfecture, évidemment nous avons effectué un montage à partir des différentes caméras de sécurité que notre service de Défense du Territoire a installées dans tous les lieux susceptibles d'accueillir des réunions politiques. Pour notre part nous avons suivi la soirée en direct depuis le début. Regardons, nous discuterons après.

LE FILM

Les conseillers entouraient le Préfet, ils entonnèrent la Marseillaise trois fois de suite. Manifestement ils ne connaissaient pas d'autres chansons aussi appropriées. Éméchés ils n'étaient pas en meilleur état que les cabots quand nous les avions quittés. La bouche pâteuse, une coupe de champagne à la main, le Préfet prit la parole.

_ Messieurs je vous remercie, la route de l'Elysée nous est ouverte, qui pourrait nous arrêter ?

_ Personne ! S'écrièrent tous ensemble les conseillers

_ Oui vous avez raison ! Personne ! Pa même ce stupide fantôme de Charlie Watts !

Les éclats de rire qui s'ensuivirent furent coupés net, lorsque la lumière s'éteignit. Sur l'écran on ne voyait plus rien, et puis sur un mur rayonna un point rouge, qui s'intensifia au fur et à mesure qu'il grandissait, il prit la forme d'un ibis rouge de plusieurs mètres de haut et devant lui se matérialisa le fantôme de Charlie Watts, souriant, autour de lui fusaient des cris et diverses imprécations, des bruits de galopades, certains profitant de de l'obscurité essayaient de se carapater, il y eut un '' ouf ! '' de soulagement lorsque la lumière revint, c'était trop tard Charlie Watts les attendait devant la porte, il avait fixé son masque de fer en forme de tête d'ibis sur son visage. Il claqua trois fois du bec et bondit sur la première victime qu'il égorgea sans préavis. Aucun n'en réchappa, Charlie Watts fut sans pitié, il en cloua quelques uns contre les lambris, quand ils retirait son bec les cadavres sanguinolents retombaient sur le plancher en position grotesque. Il avait gardé le préfet pour la fin, il lui arracha les yeux et le cœur qu'il déposa soigneusement dans un plat à petits fours. ( A mes pieds Molossa se pourlécha les babines ). Maintenant on n'entendait plus rien, silence de mort, il y eu un gros plan sur le bas des pantalons de Charlie ( Molossito remua la queue avec satisfaction ) il marchait en nous tournant le dos vers la silhouette de l'ibis rouge, qui diminua d'intensité, trente secondes plus tard elle avait disparu, Charlie Watts aussi.

NOUVELLES INSTRUCTIONS

Le Président était tout sourire.

_ je reconnais que vous avez fait du beau boulot. D'abord ces vingt-sept jeunes gens, la France est glacée d'effroi, elle attend un sauveur, une poigne forte qui tient fermement les rênes de l'Etat et qui ne les lâchera pas. Ensuite vous vous éclipsez de la réunion du Préfet et hop une demi-heure après, le fantôme de ce Charlie Watts vient éliminer un prétendant à l'élection présidentielle, même le responsable de tous les services de Défense et Sécurité du Territoire – un semblant de sourire parcourut les lèvres de l'avorton – a reconnu qu'il aurait pu faire aussi bien, mais pas mieux. Je suis d'accord avec lui, avec son analyse et les conséquences qu'il en a tirées, mais je lui laisse la parole.

L'avorton se leva et nous regarda fixement :

_ Si vous n'êtes pas restés jusqu'à la fin de la réunion, c'est que vous saviez que le fantôme de Charlie Watts allait intervenir. Si vous le saviez c'est qu'il vous l'a dit. S'il vous l'a dit c'est parce que entre rockers il existe de facto une amitié et un service d'entraide. Donc voici les ordres : la tranquillité de la nation est en jeu, puisque vous êtes copain avec Charlie Watts, lors de votre prochaine rencontre, vous l'arrêtez et vous nous le ramenez ici. C'est tout simple, exécution immédiate !

_ Oui, précisa le Président intérimaire, dès qu'il sera en prison, on profite de la colère populaire, j'organise dans les huit jours un référendum contre l''abolition de la peine de mort, et huit jours avant l'élection présidentielle on le guillotine, exécution immédiate, comme pour vous si je peux me permettre cette fine plaisanterie, Messieurs on ne vous retient plus, au plaisir de vous revoir vous et vos cabots avec Charlie Watts ficelé comme un saucisson ! Ah ! j'allais oublier, il serait bienséant de laisser dans la cour de l'Elysée la voiture de M. Lavor Tom que vous avez eu la délicatesse de lui emprunter.

MARCHE TRIOMPHALE

On nous fit sortir par une porte de service. Le Chef avait beau allumer Coronado sur Coronado, je le sentais inquiet, les chiens nous suivaient tandis que nous marchions sans but précis dans les rues de Paris.

_ Chef, cet avorton est vraiment fort, il énonce des faussetés mais il retombe sur ses pattes comme un chat ! Quel chafouin ! Un concert d'aboiement s'éleva derrière nous.

_ Agent Chad, je vous avais averti, ce n'est pas que j'ai toujours raison, c'est que je n'ai jamais tort, je... Un nouveau concert d'aboiements s'éleva encore une fois derrière nous.

_ Holà, les cabotos du calme, ce n'est pas parce que j'ai prononcé une fois le mot chat qu'il faut manifester votre mécontentement, vous étiez plus sages à l'Elysée, vous n'avez même pas pensé à faire pipi en douce sur la moquette, ou mieux sur les chaussettes de l'avorton ! Manifestement vexés les cabots se turent. Pour recommencer aussitôt.

_ Agent Chad ne nous laissons pas distraire, la situation est grave, je... Un concert de klaxons éclata derrière nous... pense que... au moins une trentaine de voitures klaxonnaient derrière nous... Agent Chad, occupez-vous de ce tintamarre, sans quoi je sors mon Beretta et j'envoie ad patres une douzaine de ces abrutis. Que voulez-vous Agent Chad, il y a des gens qu'il faut tuer pour leur apprendre à vivre !

Je me retournais et n'en crus pas mes yeux. Certes une file d'une cinquantaine de voitures klaxonnaient, mais la cause était évidente. Molossito et Molossa s'étaient couchés sur la chaussée devant la première voiture, et l'empêchaient d'avancer malgré le feu qui était passé au vert. C'était un taxi qui tempêtait comme un fou derrière son volant. Je croyais qu'il était en colère mais lorsque je m'approchai je m'aperçus qu'il riait aux éclats. Je le reconnus, c'était Joël ! La portière arrière s'ouvrit et en sortirent trois joies filles, Noémie, Framboise et Françoise. Tous quatre rigolaient comme des tordus. Le Chef prit aussitôt la situation en main.

_ Joël, montez sur le trottoir, oui, contre la porte cochère, bien, ils ne pourront même pas sortir pour se plaindre, ils sont bloqués, parfait, maintenant réunion de travail sur la terrasse de ce café. Garçon tout de suite, deux poulets rôtis pour ces chiens, ne me regardez pas avec des yeux de merlan frit, ils sont plus intelligents que vous ! Et vous Joël que faisiez-vous dans ce taxi.

_ Les filles m'ont réveillé à cinq heures du matin, elles voulaient vous voir, j'ai volé un taxi, comme vous la Lambor, pour ne pas nous faire remarquer, j'ai imité la conduite de l'Agent Chad, jamais à moins de cent soixante, ça fait une heure que l'on tournait dans Paris, en comptant sur le hasard pour vous apercevoir, on cherchait une Lamborghini jaune, ne doit pas y en avoir des centaines dans Paris, l'on était arrêté à un feu rouge lorsque deux chiens sur le trottoir se sont mis à aboyer, vous connaissez la fin.

_ Bien dit le Chef, la situation est grave, vous savez où nous sommes ?

La réponse fut unanime :

_ Oui Chef, dans le cul de l'ibis !

A suivre...

 

17/11/2021

KR'TNT ! 530 : LUKE HAINES / BEAU BRUMMELS / SLIFT / MICKEY & SYLVIA / ENOLA / EUDAÏMON / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 530

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

18 / 11 / 2021

 

LUKE HAINES / BEAU BRUMMELS / SFLIT

MICKEY & SYLVIA / ENOLA / EUDAÏMON

ROCKAMBOLESQUES

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Luke la main froide - Part Two

 

L’une des clefs permettant d’entrer dans l’univers des luminaries est celle d’une liste de leurs disques préférés. On voit tout de suite s’il existe des affinités. Dans un vieux numéro de Flashback, Luke Haines évoquait douze de ses disques favoris, démarrant bien sûr avec un single de Gene Vincent, «Over The Rainbow» et indiquant qu’à ses yeux, Gene was the greatest of them all. Puis il passe aux Stones avec Between The Buttons, à l’Airplane avec After Bathing At Baxters et au 13th Floor avec Bull Of The Woods, l’album enregistré sans Roky ni Tommy Hall - What a mysterious and very creepy fucker this album is - Par contre il surprend en choisissant le Third de Soft Machine qui pour les fans de Soft fut une grosse déception. Luke la main froide parle de monolitic jazz destruction, monolitic rock destruction, iconic meditation and more destruction. Chacun entend ce qu’il veut bien dans ce qu’il entend. Et puis bien sûr le Velvet et Syd Barrett. Il écoutait le Live 1969 chaque jour lorsqu’il était au lycée. C’est une grosse déclaration d’amour - I really like the Velvet Underground - pareil pour Syd Barrett - Barrett is the ultimate mandies album. Oh Syd, you were just too far out - Il indique que de nos jours personne ne pourrait enregistrer un album aussi génialement barré que Barrett et il a raison.

Chaque mois, Luke la main froide donne une chronique d’une page à Record Collector, ce qui permet de voir à quel point il reste attaché à l’underground britannique. On l’a vu dresser des éloges de Steve Peregrin Took, de Robert Calvert, des Pink Fairies, et de temps en temps, il ramène dans le rond de l’actu des gens comme Kevin Junior ou les Swell Maps. Si on lit chaque mois sa chronique (et pas nécessairement celles des autres chroniqueurs, ils sont quatre en tout), c’est sans doute parce qu’elle a du caractère. Luke Haines est un écrivain, comme on va le voir tout à l’heure, et même un grand écrivain, de la race des féroces pugnacitaires. Il manie sa langue avec fermeté et la travaille dans la masse de sa mélasse délictueuse, comme les Anglais savent si bien le faire. Voilà comment il amène son hommage aux Swell Maps : «There once was a time when everyone was looking for a semi-obscure band to take on the mantle of the ‘New Velvet Underground’». Alors il décide d’appeler les Swell Maps the British Velvet Underground. En plus, ça tombe sous le sens. Il pousse l’analogie très loin, comparant respectivement Jowe Head, Nikki et Epic à Nico, Lou and Cale. Puis il salue bien bas le premier album solo de Nikki Sudden, Waiting On Egypt, the actual missing link between Dragnet and Electric Warrior, a full-on assault of ultra-primitive intellectual posturing and shape-throwing. It’s a magnificent album. Il implore de lecteur de ne pas se fier aux apparences, c’est-à-dire aux coiffures à mèches et aux écharpes de soie - Reader, I implore you. Fear not the feather-cuts and the scarves, or the wayward vocals. Throw yourself into all things Nikki Sudden - Il rappelle que Nikki a fait 30 albums - You’ll thank me, or hate me - Voilà le vrai Luke, l’infâme provocateur qui a les moyens de sa provocation. Personne n’irait jamais conseiller d’écouter les 30 albums de Nikki Sudden, sauf Luke la main froide. Puis il passe à Epic Sounstracks, le petit frère de Nikki, rappelant qu’il fut dans les années 80 le batteur de Crime & The City Solution, puis de Rowland S Howard dans These Immortal Souls avant d’enregistrer un album solo, Rise Above, que Luke la main froide qualifie froidement de Big Star’s Sister-Lovers style heartbreak classic, et ajoute-t-il un peu plus loin, a guenine successor to Epic’s songwriting heroine Carole King’s Trapestry. Quand on a retrouvé Epic mort chez lui à West Hampstead, Nikki a déclaré que son younger brother died of a broken heart. Nikki décampa pour Chicago et tenta de renaître avec l’album Red Brocade que Luke la main froide recommande : if you need an entry point to Nikki Sudden, go here. Et puis après un gig à New York au Knitting Factory en mars 2006, Nikki fit une crise cardiaque. Heart attack. Il termine sa chronique ainsi : «However, la vraie tragédie, c’est que vous n’entendrez jamais ni Nikki Sudden ni Epic Soundtracks à la radio, partout dans le monde. C’est dommage, car ils sont deux des plus grands songwriters in all of rock’n’roll.» Voilà ce qu’il faut bien appeler un hommage vibrant. Heartbreaking.

Dans un autre numéro, il titre sa page ainsi : We need to talk about Kevin Junior. Il situe l’Américain Kevin Junior comme the final part of the Nikki Sudden-Epic Soundtracks axis of burning talent and horrible early death. Kevin Junior tourna nous dit Luke avec Epic et enregistra avec lui l’album posthume, Good Things, un album enregistré chez Epic à West Hampstead sur un quatre pistes - There are still a few copies out there. Seek one and you will never be without - Luke la main froide rappelle froidement que personne ne connaissait Kevin Junior, sauf ceux qui examinaient dans le détail les pochettes des disques d’Epic ou de Nikki. Il appartenait à la scène indé de Chicago, sa ville d’adoption et fit paraître deux albums sous le nom de The Chamber Strings, Gospel Morning et Month Of Sundays, sur lesquels Luke se lâche - The culmination of its influences (Carole King, Alex Chilton, Brian Wilson, power pop, country, gospel, blue-eyed soul, the Go-Betweens) - Et comme les frangins Nikki et Epic, Kevin Junior casse sa pipe de bonne heure, à 46 balais. Heart problems. Décidément, on n’en sort plus. À la fin de sa chronique, Luke s’adresse aux labels : «Then please reissue his recordings. That goes for Epic Soundtracks too. Ne laissez pas ces fantastiques artistes disparaître, se faire effacer de l’histoire et tomber dans l’oubli.»

Il continue sa croisade avec un hommage à Vic Godard dans un autre numéro : Is Vic there? Yes he is. C’est assez drôle car Luke la main froide rappelle le contexte : les quatre Subway Sect voulaient monter un groupe, mais ils n’avaient pas d’instruments. Alors Vic qui étudiait Molière proposa aux autres de jouer des pièces de Molière sur scène. Vic indique que les K7 doivent toujours exister quelque part. Ce premier album doesn’t need to exist, nous dit Luke, it just needs to be mythical. Oui enfin c’est vite dit. On se souvient des Subway Sect en première partie des Clash, et c’était assez pénible, car il faisaient semblant de savoir jouer. En évoquant les singles de Subway Sect, la main froide parle de 86 billion-carat classics. Pour lui, Vic est the South-London answer to Jackie Wilson. C’est vrai qu’il existe de bien beaux albums du crooner Vic. Et puis bien sûr arrive sous la plume de la main froide l’excellent End Of The Surrey People et du fameux «Johnny Thunders». Quand la main froide demande s’il recherchait la gloire, Vic répond «Nah» et ajoute : «I wanted people to write about me in 200 years’ time», à quoi la main froide rajoute : «I think his place is assured.»

Et puis bien sûr, voici le chouchou définitif, Mark E. Smith, dans une chronique que la main froide intitule The unutterably great lesser-known Fall. Il y évoque les albums moins connus de The Fall, Middle Class Revolt, The Unutterable et le dernier, New Facts Emerge. Et pouf, il se fend d’un «Frenz, let us dig deep into the lesser known corners of Britain’s greatest avant-garde showband: The Mighty Fall Group.» Il évoque la période Brix Smith et avoue avec un soupir que ce fut un soulagement que de la voir quitter le groupe. La main froide insiste pour dire que les albums des années 90 posèrent un problème à leur sortie (Middle Class Revolt et Cerebral Caustic) mais avec le recul, ils sont devenus extrêmement pertinents. Mark E. Smith picolait de plus en plus et il atteignit en 1998 le climaxing en se battant sur scène à New York avec ses musiciens et en se faisant ensuite coffrer par les cops pour misdemeanour assault charge. La main froide dit qu’il n’a pas vu le show du Brownies, mais il se trouvait dans le même hôtel que The Fall ce soir-là, car il jouait à New York avec The Auteurs au Mercury Lounge. Avec la période finale des quatre albums Cherry Red, la voix de Mark E. Smith avait changé, nous dit la main froide (perhaps due to illness) - The Smith bark-ah of the past had been replaced by a feral Alzheimer’s growl; un-pretty but utterly compelling - Et là c’est l’hommage fatal, lesté de tout le poids de la véracité : «Écoutez ‘Couples Vs Jobless Mid 30s’ sur l’album final New Facts Emerge et vous serez émerveillé de voir comment un outsider poet accompagné par a bunch of avant-garde carriers peuvent réinventer la rock-music.» Oui, car c’est bien de cela dont il s’agit : de réinvention. The Fall n’a fait que ça en permanence, réinventer le rock. La chute est somptueuse : «Chaque année, The Fall me manque. On ne voit plus paraître the new Fall album chaque année, comme avant. Ces albums devenaient de plus en plus fabuleux. Il ne reste plus grand chose à se mettre sous la dent - There is little to look forward to now - Il faut juste espérer qu’un jour Steve Hanley sera décoré pour les services rendus.»

Comme indiqué plus haut, Luke Haines écrit aussi des livres, et pas des petits livres. Ne vous fiez pas aux apparences, ces livres de poche ressemblent à des romans de gare, mais il s’agit en réalité d’ouvrages extrêmement redoutables. Bad Vibes - Britpop And My Part In Its Downfall paraît en 2010, avec en couverture l’homme à la tête de chou. Luke la main froide bat Léon Bloy à plates coutures. Sa violence verbale ne connaît pas de limites. Il ne fait pas bon traîner sous ses coups de hache. Luke la main froide voit la scène Britpop des années 90 de la même façon que Léon Bloy voyait la scène littéraire de l’Avant-Siècle : comme un ramassis de gens occupés à fouiller du groin le fumier de leur médiocrité, ceux que Laurent Tailhade qualifiait d’Imbéciles et Gredins. Tiens un petit échantillon de coup de hache pour se mettre en bouche : «En réalité, dans les années 80, le NME n’était qu’un sous-Socialist Worker. Christ, des ‘star’ writers comme Paul Morley désignaient Kid Creole & The Coconuts comme le futur of ‘New Pop. New Pop. Hahahaha.» Puis il s’en prend au Melody Maker qui ose le mettre, lui, Luke la main froide en couverture, avec ses cheveux longs for full messianic effect - I look like Peter Frampton on the sleeve of Frampton Comes Alive. Not a good look - Plus loin il se moque de Guy Chadwick et de House Of Love qui ont le malheur de passer en première partie des Auteurs - I feel no pity towards him. He’s yesterday’s man - Prends ça, Guy ! Il s’en prend plus loin à deux attachés de presse qui représentent les fleurons de la Britpop : «Le jour du Jugement Dernier viendra et ces deux-là auront à répondre de leur implication dans les pires atrocités de cette époque. On les condamnera pour avoir osé imposer ces calamités que sont Powder, Marion, Menswear et Echobelly à une nation affaiblie et décadente.» Du pur Bloy. Et il ajoute dans un spasme que la modestie n’est pas son style. Il ne rate pas Sting non plus : «Un homme qui a taillé son chemin vers le sommet à la seule force de son ambition, bottant en touche toute notion d’esprit et d’intégrité. Comme il est arrivé au sommet, il peut se pencher vers moi et me faire profiter de sa magnanimité. Thank you, Sting.» Il croise aussi Russel Senior, le guitariste/violoniste de Pulp : «Russell est déguisé en fasciste italien. Bientôt, le grand songwriter écossais Momus va me traiter d’Adolf Hitler de la Britpop. Je pense que ce surnom irait mieux à Damon Albarn.» Prends ça, Damon ! Damon est sûrement son pire ennemi, il y revient plusieurs fois : «Frischman is a drag, une arriviste phénoménale, avec deux jolis trophées à sa ceinture : Brett Anderson et maintenant Damon Albarn. Je n’avais pas vraiment prêté attention à lui jusqu’alors, mais aujourd’hui, le fucker se répand partout dans la presse, en disant le plus grand mal de mon groupe ou de Suede. Ce mec est une peste. La première fois que j’ai vu Damon et Justine ensemble, ils remontaient Camden Hight Street, un couple impressionnant, ils cognaient dans les gamins qu’ils croisaient, dans les passants et dans tout ce qui pouvait faire obstacle à leur ascension vers le sommet.» Il n’existe pas de polémiqueur plus féroce en Angleterre que Luke la main froide. Tiens, encore un exemple terrifiant, sous forme de note de bas de page : «La première chasse aux sorcières d’Hopkins eut lieu en 1644, à Manningtree, un village situé près de Colchester. Dix-neuf ‘sorcières’ furent pendues et quatre moururent sous la torture. Hopkins travaillait ses victimes à la pointe du couteau. Il cherchait l’endroit insensible, the ‘witch’ point, qu’on appelle aussi la marque du Démon. Damon Albarn est originaire de Colchester.» Ce démon de Luke la main froide ne s’arrête pas en si bon chemin. Il erre dans la Britpop et règle ses comptes brutalement. Un jour, il se trouve embarqué pour une tournée américaine en première partie de Matt Johnson, qui demande à tous les participants de se présenter à lui sur scène pendant le premier soundcheck. C’est son discours de bienvenue et il rappelle à tous qu’il est le boss. La main froide vit mal, très mal cet épisode : «Le discours de Johnson était aussi rassurant qu’une invitation à aller prendre une douche pour se rafraîchir à Dachau.»

Comme celle de Léon Bloy, sa férocité déclenche souvent l’hilarité. Fatigué par toutes ces abominations, par tous ces comportements et par toutes cette médiocrité artistique, Luke la main froide songe à se retirer du showbiz, mais les gens de sa maison de disques insistent pour qu’il tente le coup du break-up aux États-Unis : «Crap new comedy band Oasis leur font signe, et ils tournent autour comme des mouches sur de la merde. C’est peut-être le moment d’aller aux États-Unis. Kurt Cobain n’est mort que depuis quelques mois. Il a de la chance. Pas de meilleur moment pour mourir.» Mais il se retrouve quand même dans l’avion avec Oasis («Derivative northern boors») et the Verve («Useless prog rockers»). Et dans une note de bas de page, il ajoute : «The Verve. Utterly hopeless. Mass appeal and stupidity are, sadly, intrinsically linked. See also Oasis, U2.» Il raconte un peu plus loin une rencontre dans Camden avec Noel Gallagher. Il essaye de l’éviter, mais Noel le voit et vient le féliciter pour la qualité de ses pop songs (You’ve got some pop tunes!). Et là Luke ajoute : «Oh dear, it’s so disappointing when one’s enemies don’t turn out to be complete cunts after all.»

Il arrive que l’hilarité prenne le pas sur la férocité et là il devient un vrai Monty Python à lui tout seul. L’épisode se déroule pendant la fameuse tournée américaine avec Oasis et The Verve. Au pied de l’hôtel se trouve une fontaine et la nuit, après le concert, les mecs d’Oasis et de The Verve complètement bourrés viennent y chanter «Two World Wars and one World Cup». Luke la main froide est excédé, surtout par le roadie Pete Wolf qui, dans le même état que les autres qui sont partis se coucher, continue de chanter à tue-tête : «Fucking cants fucking cants fucking cants». Luke sort le German flare gun (pistolet de détresse) qu’il a acheté dans une armurerie américaine, comme le font tous les touristes, et vise Pete Wolf’s stupid bonce, c’est-à-dire la stupide bobine de Pete Wolfe : «Jesus Christ, le vendeur ne m’avait pas menti, le gun a un sacré répondant, ça part dans tous les sens, on se croirait pendant les derniers jours de Saïgon, je m’attends même à entendre le Star Spangled Banner de Jimi. Bien sûr, je n’ai pas réussi à atteindre ce stupide roadie, mais comme il se croit victime d’une attaque mortelle, il a plongé dans la fontaine. L’éclair de la fusée est tellement aveuglant qu’il ne peut pas savoir d’où le coup est tiré. Évidemment, je suis triste d’avoir raté ma cible et de ne pas avoir tué ce con (kill the cunt), mais je décide d’aller me coucher avant l’arrivée des secours.»

Ce book qui est l’équivalent britannique du Désespéré de Léon Bloy évoque la scène anglaise des années 90 qu’on appelait Britpop, dont Luke la main froide fut l’une des figures de proue avec The Auteurs et un fantastique premier album, New Wave, évoqué dans un Part One. Dans une courte introduction, il déclare : «Quand je me suis assis pour écrire ce recueil de mémoires, je fus surpris de constater à quel point ces souvenirs ricochaient dans mon subconscient : la jeunesse, l’ambition, l’échec, la dépression, les excès, le dépit et la stupidité. Maintenant je crois que c’est fini. Je suis un egomaniaque en convalescence.» Puis il re-situe le contexte : «En 1986, la presse musicale britannique était occupée à baver sur les Sonic Youth qui se croyaient intelligents et qui ne l’étaient pas vraiment. Elle fait aussi semblant d’écouter les Butthole Surfers.» Puis il rencontre David Westlake, le mecs des Servants, avec lequel il s’entend bien. Pourquoi ? Parce qu’ils écoutent les mêmes choses : Modern Lovers, The Fall, le premier album des Only Ones, Adventure de Television, Wire et les Go-Betweens. Ailleurs, il rend hommage aux Modern Lovers, rappelant que John Cale produisit les sessions qui allaient devenir The Original Modern Lovers and this is the one you want, mais il faut aussi choper les sessions produites par Kim Fowley et notamment cette version de ‘Don’t Let Your Youth Go To Waste’. Il revient sur le Velvet pour dire que ses deux albums préférés du Velvet sont le third album et Loaded - «Heroin» sur le premier album est génial quand on l’écoute à 13 ans, mais c’est une chanson sombre, implacable et solipsiste, c’est-à-dire auto-centrée qui n’a pas les uh-uh-uh et le white-boy-hanging-with-the-pimps-in-Harlem sass d’«I’m Waiting For The Man». Quant à «Sister Ray», c’est idéal pour faire chier les voisins, mais il faut passer à autre chose car la vie est trop courte. Je préfère the sunny nihilistic resignation of ‘Oh Sweet Nothing’. Ce qu’avait aussi très bien compris Jonathan Richman. Ce Velvet nut a enlevé tout le côté dirty-needles-and-hepatitis des chansons de Lou Reed and just kept that beat.

Bien que n’ayant que 19 ans, Luke la main froide se considère comme appartenant à une petite caste : «Lawrence from Felt, Bobby Gillespie, Alan McGee, Grant McLeman, Robert Forster et David Westlake.» Surtout Lawrence - Lawrence , a rock star in is mind only, travels with a small entourage - C’est l’époque où il sort son neo-glam masterpiece Rock In Denim. Luke choisit de baptiser son groupe The Auteurs pour la simple beauté du nom. Rien à voir avec la Nouvelle Vague et le cinéma français - It’s one of the all-time great band names. Like the Supremes ou the Monkees. But for intellectual snobs - Puis il trouve un manager nommé Tony Beard qui tenta de relancer la carrière de Peter Perrett - This alone is enough for me - Luke et son groupe se retrouvent en tournée, en première partie de Suede - Suede ne sont plus les chouchous des critiques. Ils sont entrés dans les charts et sont à la pointe du teenage rampage - La tournée a lieu en septembre/octobre 1992 - Ils sont devenus énormes, supercharged, violent and commanding. Dans les années à venir, la populace gazée par les relents de Britpop aura oublié the guenine pop mayhem of the early Suede shows - Luke a raison, Suede fut en son temps l’un des groupes les plus balèzes de la scène anglaise et il ajoute qu’il était ravi, lui, la main froide, de se retrouver au centre de ce chaos et de voir jouer Suede sur scène tous les soirs - Il ajoute un peu plus loin : «The Auteurs sont européens, intenses et intellectuels. Suede are a quick fix, backed beans and sulphate.» Il ne supporte pas les Boo Radleys et leur ‘resident genius’, Martin Carr. Bizarre, car les Boos sont excellents.

Il parle très peu des drogues. Il dit prendre du speed car c’est le prefered narcotic de Lou Reed and Mark E. Smith then it was good enough for me. Il rend aussi hommage à Steve Albini, qu’il considère comme son égal - Une course de chars à la Cecil B de Milne (sic), un embrocheur de première qui n’hésite pas à monter à l’abordage, un oracle rock’n’roll avec le curseur tourné sur ‘Hautement Subjectif’. Il a même quasiment raison à 70% sur la moitié des conneries qu’il débite. J’adore ce mec. Il est l’un des plus grands ingés son de tous les temps. Ever.

Mais c’est en tant que styliste que Luke la main froide fait la différence. Il se rend dans une soirée et s’exprime comme Sommerset Maugham : «J’ai choisi de détourner le dress code en portant un chapeau Mac beige légèrement souillé. Je lance ce soir mon look de photographe d’avant-garde. It is the least I can do.» Il devient encore plus délirant sur le ferry qui le ramène en Angleterre : «Cet état de succès larvaire me donne carte blanche pour aller répandre mon effarante bonhomie parmi les membres de Pulp et siffler un early morning verre de vin rouge au bar du ferry, avant d’aller sur le pont me pavaner dans un trois-quart en velours beige outrageusement laid.» Plus loin, il évoque David Gray que tout le monde a oublié : «Gray croit ce qu’on raconte, que je suis un aristo hautain qui condescend à porter le regard sur lui. Il a raison aux deux tiers, mais au fond, c’est vrai, je ne cherche pas à fraterniser. Je pense qu’il n’existe rien de pire que Gray.» Luke joue à Paris et un promoteur gay le drague : «Naturally, I décline his amourous advances. ‘Vous cassez vous peu de poof’ (sic) I smile. Il répond : «Ha ha Fuck you, you English sheet», flashing a mouth full of blackening dentures.» On est dans les catacombes de la langue, là où rampe toute la violence existentielle. Il a aussi une façon très particulière d’analyser les réactions des critiques et du public : «Quand le premier album est sorti, j’étais parfois flatté par les critiques, mais jamais surpris ni soulagé. Cet album ne méritait pas moins. Maintenant, à ma grande surprise à mon immense soulagement, les critiques de Now I’m A Cowboy sont unanimement fucking great. Rien en dessous de quatre étoiles dans la presse. C’est une époque très bizarre. Vous savez que vous avez enregistré un album de qualité inférieure et tout le monde l’aime - une situation que ne manquera pas de s’inverser dans les années à venir.» Et il ajoute un peu plus loin : «Le fait que je sois dans le Top 20 est à la fois une surprise et un soulagement. Après les deux derniers singles, je redoutais le pire. (Rassurez-vous, le pire viendra bien assez tôt). Apparemment, mes succès et mes échecs sont dus à une espèce de phénomène cosmologique qui n’a rien à voir avec l’art et qui porte le nom de contexte.» Là Luke triche un peu, car il n’a pas encore le courage de reconnaître qu’il fait de mauvais albums. Il évoque aussi, à sa façon, les ravages commis par les drogues sur les cervelles étriquées : «Durant les années 90, la horde Britpop dévorait les drogues de classe A comme des paysans invités à un festin pour y manger à volonté. Et certains de ces Britpoppers furent Dequinceyed jusqu’aux branchies. Preuve, si besoin en était, que l’héroïne ne libère pas toujours the dark creative beast.» Et toujours ce regard désabusé qu’il porte sur lui-même, à l’anglaise : «Juin 1994, je me retrouve en plein cliché rock’n’roll. Ça ne m’a pris que 18 mois pour devenir une sorte de moi-même. Ça va s’aggraver avant que ça ne s’arrange. Et c’est exactement ce qui se passe.» Puis il revient à sa marotte - First rock star? Oh please. Marc-Antoine, Brutus, Wilde, Paganini... La liste est longue. On n’en finirait pas. La fixation sur l’iconographie nazie date de l’adolescence, profondément stupide et immature. Comme l’est globalement le grand rock’n’roll - Il se sait à part, alors il cite un exemple, celui d’un auteur génial pas très connu en France : «De la même façon que le Vorticiste Wyndham Lewis - un Lewis que haïssait le grand Bloomsburry group - je me construis la réputation d’un contradicteur.» Mais le désabusement finit par le ronger comme l’acide ronge le métal. La fin du book a un parfum de décomposition, mais fabuleusement littéraire : «1996 fut une année horrible (the kaleidoscope of shit that is 1996) - les indignes apparitions à la télé, les ventes déplorables, l’irrépressible ascension des groupes qui m’étaient inférieurs, la fin de mon groupe et son cadavre pourrissant que j’ai dû traîner une dernière fois en tournée - Je restais obsédé par une seule chose : achever l’enregistrement de l’album Baader Meinhof et essayer le plus possible de ne pas saccager les sessions.» Il nourrit une véritable fascination pour Baader et tous ces mecs qui ont fait la légende de la lutte armée : «Tu peux te garder ta pochette d’Absolutely Live et ton Jim Morrison en pantalon de cuir. Je préfère un mauvais photomaton de Carlos the Jackal. Immortality or inhumanity. Le rock’nroll peut seulement fournir une version séculaire de l’immortalité, alors que le terrorisme conduit aux deux en même temps. The Baader Meinhof album ne demande qu’une seule chose : être jugé sur sa pochette. Terrorisme chic. Vous devriez adorer ça.» À ce niveau d’excellence, la provocation porte le nom de cynisme, un art typiquement anglais. Et vers la fin, il se donne le coup de grâce : «Happy fucking Christmas. Je viens de faire deux albums difficiles et ma popularité en a pris un coup, but Jesus, tout cela devient extrêmement ridicule. Non seulement je suis devenu impopulaire, mais maintenant je fais tout ce qu’il faut pour devenir impopulaire.»

Deux ans plus tard, il fait paraître la suite de ses aventures au pays de la Britpop. Sur la couverture de Post Everything. Outsider Rock And Roll, il apparaît caricaturé dans son petit costard beige frippé et slightly soiled, comme il le disait de son chapeau Mac dans l’ouvrage précédent. Il s’adresse donc aux outsiders. Cette fois il rend des hommages pour le moins spectaculaires aux groupes qu’il admire, Sabbath, Mott, Doors, Motörhead, Lennon, Hawkwind, MC5 et Television, concentrant le gros de ses troupes dans un paragraphe final qu’il intitule Further listening. Et là, forcément, on le suit à la trace : «Les cinq premiers albums de Sabbath parus sur Vertigo commencent à peine à être compris par les rock-critics, même si cela n’a plus aucune importance. Le Midland death trip d’Ozzy culmine en 1975 avec l’album Sabotage qui depuis la pochette jusqu’au contenu est l’un des albums de rock les plus étranges jamais enregistrés. Les paroles sont pour la plupart signées by Brummie shaman Terry ‘Geezer’ Butler.» Il s’étend encore plus longuement sur Sabbath dans une note de bas de page : «Ozzy chante comme un homme qui serait à la recherche de la partie manquante de son cerveau.» Et il revient sur Sabotage, «the most psychologically damaged record (just look at the sleeve)». Mais qu’est-ce qu’on a pu adorer cet album à sa sortie, on parlait dans notre petit groupe du grondement des hauts-fourneaux de Birmingham. Luke la main froide n’en finit plus de porter Sab aux nues : «Without doubt some of the greatest rock’n’roll ever made. These records fucking swing, man.» Il fait exprès de s’exprimer vulgairement, pour mieux coller au terrain. Luke la main froide sait créer les conditions d’une fascination, un art réservé aux grandes plumes anglaises et à une seule et unique plume française, celle d’Yves Adrien, Outsider lui aussi. Mais comme chacun, sait, mieux vaut être outsider que rien du tout.

Avec ce paragraphe final, Luke la main froide enfonce de sacrés clous. Il salue Mott avec ce qu’il appelle the essential Mott the Hoople albums, Brain Capers, All The Young Dudes, Mott, The Hoople, quelques albums solo de Ian Hunter - All American Alien Boy is perhaps the under-appreciated jewel - Puis il passe aux Doors - Il y a les hommes et il y a les petits garçons. If you you don’t get the Morrison, I know which one you are. Si tu n’aimes pas les Doors, tu n’as rien à faire ici. Ici, on rend hommage à l’éclat de la mauvaise poésie d’un alcoolique, aux pantalons de cuir, et aux shamans priapiques. Ici, on parle de rock’n’roll. Pour entendre les Doors en tant que existentialist bar band (tel que défini par Jim), écoute Morrison Hotel - Plus loin, il en rajoute une petite couche : «Un panthéon rock’n’roll sans Jim Morrison ne serait pas un panthéon. Quand Jim a plongé dans sa baignoire, non seulement les Doors ont perdu leur chanteur, mais le rock a aussi perdu la possibilité d’entrer en communion avec des Indiens morts, et ça les amis, c’est une tragédie.» Il dit aussi sa fascination pour le Lennon post-Beatles - C’est intéressant de voir que much of Lennon’s infinitely superior post-Beatles output se réduit de façon caricaturale à «Imagine» - Puis Luke met les gaz pour Motörhead, vroaaaaaaar, on sent qu’il aime ça, les gaz - Il a fallu Overkill et Bomber pour peaufiner l’esthétique Motörhead. Ace Of Spades sonnait déjà comme une parodie, mais diable, le public achetait en masse. Quand Lemmy fut propulsé dans la stratosphère en 1980, son vieux groupe Hawkwind avait mangé son pain blanc. Tous leurs albums enregistrés sur United Artists sont essentiels, In Search Of Space, Doremi Fassol Latido, Space Ritual, promu comme un «90 minutes brain damage», et Hall Of The Mountain Grill sur lequel on trouve le proto-Pistols «Psychedelic Warlords». Quand le Space Poet Robert Calvert est devenu le chanteur du groupe, Hawkwind s’est métamorphosé pour devenir méconnaissable. Hawklords - 25 Years On pourrait bien être their finest half-hour - Et dans la foulée il se prosterne jusqu’à terre devant Captain Lockheed And The Starfighters. Il rend aussi hommage à Yoko Ono et au Plastic Ono Band, qui pour lui sonnaient comme le early Public Image Ltd. Avant-garde corporation - Plastic Ono Band is the real primal scream album - This is what the Beatles could have sounded like if they’d carried on after sad Mac hopped off - Il dit aussi le plus grand bien d’un album de Scritti Politti, Anomie And Bonhomie - This late expansive sounding production was never off my turntable. Big influence on The Oliver Twist Manifesto - Il salue aussi les premiers albums de Quo - Ma Kelly’s Greasy Spoon, Dog Of The Two Head, Piledriver and their 1976 masterpiece, Blue for You. C’est seulement après Whatever You Want que Quo fut considéré comme some kind of joke. Il aime bien l’Uncle Meat de Zappa, c’est d’ailleurs là-dessus que s’achève sa rétrospective de ce qu’il appelle les grands disques.

Dans le cours du récit, il rappelle aussi sa passion pour les Dolls et Lou Reed, qu’il partage avec John Moore, l’ex-Mary Chain avec lequel il monte Black Box Recorder. On retrouve la filiation Mary Chain dans l’hommage de bas de page qu’il rend à Earl Brutus, «a chaotic, raucous glam situationist mid-90s rock’n’roll groupe fronted by the late, great Nick Sanderson.» Il rappelle aussi que Sanderson avait joué dans le Gun Club et les Mary Chain. Luke dit avoir vu «Pop Music is wasted on the Youth» sur un T-shirt d’Earl Brutus, une formule qu’il adore et qu’il utilise. Il traite aussi les Go-Betweens de greatest pop group since the Monkees.

Plus loin, il rend un hommage retentissant à Sam Phillips qui, dit-il brancha son micro à valve dans un Ampex deux pistes en juillet 1954 pour enregistrer non seulement la voix d’Elvis, mais aussi son psyche - He was capturing sur une bande magnétique deux pistes l’odeur de la gamine de Tupelo dont Elvis avait caressé le vagin - Luke la main froide est très fort à ce petit jeu, il cite un autre exemple : «Quand James Williamson fout le trebble à fond sur sa Les Paul pour jouer le riff d’intro de «Search And Destroy», ce n’est pas le son d’une guitare branchée dans un ampli qu’on entend, mais on voit le jean argenté que porte Iggy, celui qu’on voit au dos de la pochette de Raw Power - Iggy’s idiot savant silver flares flappin’ in the breeze. Psycho - acoustics.» Alors bien sûr il fait la comparaison avec Pro Tools. Quand on clique sur ‘Record’, il manque tout ça, la sueur d’Evis, l’odeur de la petite chatte de Tupelo, le jean argenté d’Iggy. À la place, on a «the aural equivalent of budget-range fish fingers for twenty-century ears. Si Elvis avait été enregistré en mode digital, on l’aurait oublié avant même qu’il ne parte à l’armée.»

Il rend aussi un hommage de bas de page à Guy Debord et aux Situationnistes, un mouvement qui a bien fasciné les Anglais - A group of artists and writers who were against art - une mouvance à laquelle Luke rattache King Mob et the Angry Brigade et tout cela finira avec l’avènement des Pistols, bien que, précise-t-il, John Lydon n’ait jamais mentionné les Situ. Luke évoque aussi une conversation téléphonique avec Bowie qui le félicitait pour ses chansons et en retour, Luke a l’impudence de lui dire qu’il préfère ses albums des années 70, à quoi Bowie répond qu’il est d’accord. Hommage aussi à Television - Marquee Moon was sacrosanct, and its follow up, Adventure, nothing less than a noble failure - L’hommage le plus percutant de tous est sans doute celui rendu au MC5 et à leur wild ride across Amerikkka - Au moment où ils enregistrent Kick Out The Jams Motherfuckers, le MC5 et Sinclair sont harcelés par les flics. Au XXIe siècle, un groupe anglais devrait abattre un flic pour atteindre la notoriété qu’avait tragiquement acquise le MC5 en son temps. Oui, ce fut une tragédie. Après leur premier album, ils étaient foutus (fucked). Kick Out The Jams Motherfuckers était un documentaire incendiaire - Pour eux, la révolution était imminente. Luke préfère High Time, le troisième et dernier album du MC5 - an album of high-realisation inseparable from the era it was made in - Et il se paye une grosse déprime en évoquant l’inévitable reformation des surviving members et l’encore plus déprimante collaboration avec Primal Scream - In our age of no imagination, aucun groupe à succès ne va splitter au bout de six mois et Primal Scream ne splittera jamais, ils sauront toujours passer un bras autour des épaules d’une légende pourrissante et sauront toujours se livrer à une humiliante danse macabre. Just don’t get me started on the New York Dolls.

Question éthique, Luke garde la main froide : «Le rock’n’roll est une affaire de young men, tout au moins devrait-il l’être. Même quand j’avais 25 ans, au commencement des Auteurs, faire partie d’un groupe pop me semblait embarrassant. J’espère ne jamais finir comme Bobby Gillespie. Maintenant, à l’âge de 32 ans, je me sens complètement décrépit à l’idée de faire encore partie d’un groupe pop.» Il renoue aussi avec sa chère hilarité en racontant un épisode de beuverie avec John Moore : «John Moore et moi célébrons notre sortie du purgatoire de la manière la plus sensible que nous connaissons : en nous soûlant la gueule. La patronne du Spread Eagle nous dit gentiment qu’elle a déjà lavé les carreaux ce matin alors qu’elle est en train de tirer gentiment mais fermement John Moore qui est justement en train de lécher ces mêmes carreaux.» Évidemment, ça dégénère : «À l’apogée de notre soûlographie, John Moore ne trouve rien de mieux pour s’occuper que de se pencher par la fenêtre du pub et d’inviter les passants à entrer pour se battre avec lui.» C’est drôle comme une fois traduits ces petits passages retombent comme des soufflés, alors que dans leur forme originale, ils sont intrinsèquement délicieux.

On va finir avec quelques petits éclats de férocité et savourer une dernière fois l’aimable talent d’exécuteur public de Luke la main froide : «En 1997, la bulle Britpop avait explosé. Damon Albarn eut la sagesse de refuser la perche que lui tendait le gouvernement à venir. Mais les plus bêtes l’acceptèrent. Gallagher et McGhee burent goulûment au calice empoisonné. Qu’espéraient-ils ? Britpop politics ?». Autre épisode redoutable. Quand ils montent Black Box Recorder, ils ne sont que trois, Luke et sa guitare, John Moore et sa perceuse Black et Decker et une chanteuse, Sarah Nixey. Mais pour partir en tournée, leur label pense qu’il faut étoffer le line-up. Ils décident donc d’embaucher the oddest rhythm section in the world : Chris Wyles, l’ex drummer de Shaking Stevens et Punky Tones que leur prêtent les Buzzcocks. Luke et John Moore rencontrent Punky Tones pour la première fois dans un pub de Wardour Street, «accompagné de Glen Matlock, d’un book sur Badfinger, d’un sac contenant les albums de T. Rex, d’un aréopage de jurons et d’une forte odeur d’huile de patchouli». Bien sûr, Luke se moque, il prépare l’assaut final, la première répète : «Le mec est old school, il vient de l’époque du premier album de Motörhead et s’arrête au moment du split des Pistols. Punky Tone, champion olympique du juron et rocker olympique, vous ne voudriez pas l’avoir comme ennemi. ‘Me and you dahn the front!» Oh God c’est à moi qu’il parle ! ‘Fackin’ Piledriver!’ crie Punky Tone, jambes écartées, la tête penchée en avant, la basse si bas que je reconnais aussitôt la pochette de Piledriver. ‘Fackin’ come on!’ ordonne le commander of rock. Il ne plaisante pas. La bonne position dans l’orthodoxie du rock est tout pour un homme comme Punky Tone. Alors j’obéis avec enthousiasme et me mets à côté de lui, faisant de mon mieux pour refaire la pochette de Piledriver, l’album classique du Quo qui date de 1972, l’archétype de mindless shuffle rock. Nous brisons la glace. Sarah Nixey n’en revient pas d’assister à ce spectacle.»

Allez, un autre petit coup de hache pour la route, cette fois sur the music industry - Aucun de ces ex-music journo vieillissants n’a jamais vu un contrat de major label, n’est jamais monté dans le buisness end d’un tour bus, et n’a jamais mis les pieds dans un studio d’enregistrement. Who killed Bambi ? I’ll tell ya sucker, so listen good - Le pire est à venir avec la rencontre du batteur de Supergrass qui lui demande au bar s’il veut rencontrer Bono. Avant que Luke n’ait eu le temps de dire, ‘No, not really’, le drummer de Supergrass est parti chercher Bono et revient, «accompagné de l’extrêmement stupide chanteur de U2. Ce genre de situation ne donne jamais rien de bon. Les dés sont faussés dès le départ. On aura dit au chanteur de U2 que j’avais sollicité une audience de sa bienveillance, que je connais bien son œuvre et que je lui voue le plus grand respect. Bien sûr, je ne sais presque rien de ce minuscule fucker, je frissonne de dégoût au souvenir de «New Years’ Day» et ça s’arrête là. Comme chacun sait, le showbiz et le rock’n’roll sont un jeu de miroirs et le chanteur de U2 y joue un rôle de shaman messianique. Fuck that, buster. Son château de cartes ne repose que sur le plus stupide des principes : on vivrait dans un monde privé de nuances. Deux mots, chanteur de U2, comme l’aurait dit Tom Verlaine : ‘Massive twat!’» Ce qui n’est pas très flatteur. On traduirait ça ici par ‘gros connard’. Bon le chanteur de U2 arrive dans le petit groupe, «serre les mains en posant des questions, comme s’il était un fucking royalty. Arrive mon tour. Je ne tends pas la main mais je le ferai si nécessaire. J’ai des manières, mais je ne ressens pas le besoin de les montrer. Le chanteur de U2 me fixe à travers ses stupides lunettes à verres fumés, ricane et continue d’avancer, m’ignorant totalement. Peut-être qu’il sait lire dans les pensées. Le drummer de Supergrass semble embêté pour moi, mais il ne devrait pas, car rien n’est meilleur dans la vie que d’être snobbé par un imbécile.»

L’idéal serait bien sûr écouter son dernier album, Luke Haines On... Setting The Dogs On The Post Punk Postman. On y trouve un cut mythique, «Ivor On The Bus». Il s’agit bien sûr d’Ivor Cutler, qui est l’un des héros de John Peel et qui nous dit la main froide est aussi son voisin - Mr. Cutler used to be my neighbour, we would occasionally meet on the C11 bus (from Archway to Brent Cross) - C’est une pop anglaise assez convaincue d’avance et pour l’occasion, la main froide ramène un son superbe - Sing a song with Ivor on the bus - L’énormité de l’album s’appelle «Two Japanese Freaks Talking About Nixon & Mao». Il nous fait le coup des effets de chant et revient dans la vague comme un London silver surfer, ce mec est un démon du même acabit que Lawrence, il développe des tonnes de son et attaque son wall of sound à la wah. Il développe encore d’énormes quantités de chant dans «I Just Want To Be Buried», un chant qu’il entourloupe à coups de virevoltes de sonic trash. Ce monsieur se plaît à cultiver l’excellence. Il laisse pour ce faire traîner une guitare infectueuse dans son couplet chant, elle est là juste derrière. Fuck Luke n’écoute que des bons albums. Il est vieux mais il continue d’y croire sous son chapeau, il fait avec «Andrea Dworkin’s Knees» son vieil Auteur sénile, avec sa mauvaise haleine, il perpétue une tradition bouffée aux mites. D’ailleurs, dans l’«Ex Stasi Spy» d’ouverture de bal, il chante à l’intimisme des premiers temps, l’Auteur chante d’une voix de cancéreux, il développe son power balladif à l’étouffée de haricots verts, il excelle dans l’art du ridicule de vieux crabe qui se prend au sérieux, son ex stasi pue l’ecstasy, il est comique et anecdotique, mais en même il faut faire gaffe à ses coups de hache, c’est un sanguin. Il zèbre son «U-Boat Baby» d’éclairs de vieille serpillière énervée et vise chaque fois le chant de Concorde. Il joue de tous les instruments, accompagné de Tim Weller aux drums. Il travaille la pop de «Yes Mr Pumpkin» à la vacharde, avec une voix de faux-filet. Il termine cet album cocasse avec le morceau titre au cours duquel il appelle Epic Soundtracks !

Signé : Cazengler, lancelot du Luke

Luke Haines : Jukebox. Flashback # 5 - Summer 2014

Luke Haines : Is Vic there? Yes he is. Record Collector # 493 - June 2019

Luke Haines : A trip back to Marineville. Record Collector # 494 - July 2019

Luke Haines : We need to talk about Kevin Junior. Record Collector # 495 - August 2019

Luke Haines : The unutterably great lesser-known Fall. Record Collector # 511 - November 2020

Luke Haines. Bad Vibes. Britpop And My Part In Its Downfall. Windmill Books 2010

Luke Haines. Post Everything. Outsider Rock And Roll. Windmill Books 2012

Luke Haines On... Setting The Dogs On The Post Punk Postman. Cherry Red 2021

 

Tout nouveau tout Beau Brummels

 

À tout seigneur tout honneur : c’est à Alec Palao qu’échoit la mission de restaurer la grandeur des Beau Brummels dans Shinding!. Dès le chapô, Palao polit son panégyrique paléolithique : il traite des Brummels d’innovators qui préemptent les nascent themes of baroque-pop, Americana et country-rock. Comme on dit chez les goinfres, Palao n’y va pas avec le dos de la cuillère.

En fin limier, il amène son propos en cite l’exemple des groupes qui disparurent avant de devenir célèbres, et les deux exemples sont bien sûr ceux du Velvet et de Big Star. Pour lui, les Brummels ont connu le même destin. Il cite aussi l’exemple des Monkees qui n’ont été reconnus que longtemps après que les poètes aient disparu.

Originaires de San Francisco, les Brummels - comme d’ailleurs les Groovies - furent en quelque sorte négligés, car ils restaient en dehors de la scène psychédélique alors en odeur de sainteté. Ils ne prenaient pas d’acides avec les célébrités locales et s’attachaient à cultiver leur différence, ce qui bien sûr les marginalisait d’office. Tout se met en route sous l’impulsion du gros Tom Big Daddy Donahue et de son label Autumn Records. À l’époque, Donahue emploie un jeune ingé-son black nommé Sly Stewart, le futur Sly Stone. C’est là que les Brummels pondent leur premier hit, le fameux «Laugh Laugh».

En 1965, les Beau Brummels partent à la conquête du monde avec Introducing The Beau Brummels. Ils attaquent d’ailleurs avec leur petit hit languide, «Laugh Laugh», et son refrain gorgé de soleil et de tambourins. Grosso modo, on est dans la même ambiance que les Mamas & The Papas. On sent vite pointer chez eux le dard d’une fantastique énergie, leur «Still In Love With You Baby» vaut pour un vieux shoot de garage folky jingle-jangly. C’est excellent, sec et net et sans bavure. Ces beaux Brummels ont du son. On note au passage l’aisance du beat dans «Just Wait And See». Ils terminent leur bal d’A en beauté avec une reprise de Jimmy Reed, «Ain’t That Loving You Baby». Mais ce n’est pas une reprise classique. Elle est étrange et soignée et on verra par la suite qu’ils vont en faire l’une de leurs spécialités. Ils attaquent leur bal de B avec «Stick Like Glue», une belle compo de Ron Elliott, typical Brummel sound, up-tempo et belles harmonies vocales. Ils virent presque gaga avec «That’s If You Want Me To», bien cerclé du beat et fouillé du son, belle clairettes de die hard et de tambourine manne tombée du ciel. Nouveau choc esthétique avec «I Want More Loving», bien boppé dans l’admirabilité des choses et puis l’album s’en va coucher au panier.

Mais Sly se désintéresse des Brummels qui vont devoir se débrouiller tout seuls pour enregistrer leur deuxième album, Volume 2, qui paraît la même année, en 1965. Sur la pochette, ils ont une méchante dégaine, surtout Ron Meagher, avec son gros pantalon et une chemisette blanche passée par dessus un pull à col roulé noir, comme on en portait à l’époque. Le plus wild des quatre, c’est John Peterson, véritable rock’n’roll animal, une sorte de Brian Jones étiré sur la hauteur et tout vêtu de blanc. Dès «You Tell Me Why», ils sonnent comme les Byrds et roucoulent des harmonies vocales viscérales. Ils montent vite en neige avec «Doesn’t Matter», ils mettent parfois du temps à conquérir une ville, mais ils finissent toujours par l’avoir. Ils se montrent beaucoup plus hargneux avec «Can It Be», c’est la hargne de Frisco, beaucoup plus bohème que celle de Los Angeles. C’est en B qu’on trouve ce petit chef-d’œuvre de good time music qu’est «I’ve Never Known», joli cut atmosphérique fouillé au bassmatic. Tous leurs cuts sont excellents, car chargés de potentiel, même si ce ne sont pas forcément des hits. «Sad Little Girl» vaut pour une belle pop tentaculaire, chargée de pathos. Ils visent en permanence un idéal de beauté pure. Ce bel instro qu’est «Woman» sonne comme une révélation et «Don’t Talk To Strangers» comme un hit, alors que demande le peuple ?

Quand Autumn fait faillite, le gros Donahue confie les Brummels aux bons soins de Warner Brothers. Étrangement bel album que ce Beau Brummels 66. Les Beau portaient beau avec cet album de reprises, et plus spécialement avec le «Homeward Bound» de Paul Simon, fantastique balladif quasi-mythique, avec cette façon de descendre dans le mmmm et de remonter vers la lumière. Ils font aussi leur «Mr Tambourine Man» en l’amenant au tambourine et ça se met fan-tas-ti-que-ment en route au deuxième couplet. What a cover ! Cover toute aussi prodigieuse que celle de «Yesterday». Leurs attaques sont très raffinées. Ils portent si bien leur nom : raffinés sans la ramener, voilà l’une des définitions du dandysme. Ils ont un son d’une extrême pureté d’intention et d’une clairvoyance exceptionnelle. Ils font aussi un «Louie Louie» à la petite ramasse exotique de Frisco, ils le jouent à la bonne traînarde de gonna now, ils swinguent ça à leur manière et c’est tellement plein de son qu’on en reste comme deux ronds de flan. Joli clin d’œil à Lee Hazlewood avec «These Boots Are Made For Walking». Ils savent se mettre sur leur 31 : Paul Simon et Lee Hazlewood, c’est du très haut de gamme. Ils font de Boots une merveille intrigante. Le festin de son se poursuit en B avec «Bang Bang» chanté au mieux des possibilités. Sal Valentino de pardonne pas, il ramène du dandysme dans le chant, exactement comme le fait Chuck Prophet aujourd’hui. Il chante d’un accent fabuleusement élégant. Ils parviennent même à sauver cette pop-song insupportable qu’est «Hang On Sloopy», ils y injectent toute l’énergie du tambourinage et tu as cette voix qui revient comme une vague de chaleur. Superbe chanteur ! Il colle bien à l’esprit de cette pop endémique. Ils choisissent «Play With Fire» pour passer la Stonesy à la moulinette, mais en même temps, ils la voilent de mystère. Ils s’ingénient à créer chaque fois de la délicatesse, ce qui leur vaut notre reconnaissance éternelle. Ces mecs sont rompus à tous les délices. Ils terminent avec une reprise flamboyante de «Monday Monday». Ils approchent ce hit intouchable avec le tact des dandys, dans l’excellence de la finessence, à l’incroyable acuité du doigté et Sal Valentino donne au chant une insondable profondeur, ce qu’on appelle ici bas une approche mélancolique néphrétique. D’ailleurs, Palao l’explique bien : «Il y a les chanteurs et il y a les stylistes, et il y a ceux qui savent à la fois interpréter un texte et lui donner une qualité d’interprétation sans précédent. Sal Valentino est l’un de ces rares individus et sans sa façon captivante de chanter, les Beau Brummels ne seraient jamais sortis de l’ordinaire.»

Fatigués de tourner, Ron Elliott et Sal Valentino se réinstallent à Los Angeles. Les Brummels ne sont plus que deux et deviennent un groupe de studio. Ils commencent à bosser avec leur nouveau mentor, Lenny Waronker - Waronker’s belief in Sal and Ron was absolute - Waronker pense qu’ils sont beyond brillant.

Avec Triangle, on entre dans la courte série des albums considérés comme cultes. Palao évoque the baroque splendour of the Triangle album. C’est Lenny Waronker qui produit cette belle lampée de soft rock franciscain. On s’incline devant une telle musicalité. Avec son surlignage à l’accordéon, «Only Dreamin’ Now» renvoie à Scott Walker. On s’effare évidemment de ce foisonnement de qualités, qualité du son, du chant et de la compote. Sal Valentino injecte tout le jus du sunshine dans «The Keeper Of Time». C’est tellement grandiose et conquérant que ça frise la bénédiction. Encore une belle pop de fouette cocher pour boucler le bal d’A avec «Nine Pound Hammer». Les Brummels transfigurent à merveille la Fisco pop. Mais on s’ennuie un peu, même avec ce folk-rock de bonne instance qu’est le morceau titre, c’est très pourléché, on entend des cors et des hautbois, c’est une véritable équipée, comme d’ailleurs «The Wolf Of Velvet Fortune», qui se révèle très élégiaque, obsédant et ambitieux. Ils terminent cet album atypique avec «Old Kentucky Home», un violent shoot d’Americana. C’est là où ils excellent et ça banjotte sec derrière Sal.

Le deuxième album culte des Brummels est le fameux Bradley’s Barn enregistré en 1968 à Nashville, un album qu’on revend puis qu’on rachète, car comment peut-on résister à une telle pochette lorsqu’on la recroise dans un bac ? Cet album est réservé aux amateurs de country-rock. On perd complètement le côté californien, même si le son de Sal a des beaux restes. C’est avec la heavy psychedelia rampante de «Little Bird» et surtout le pathos de «Cherokee Girl» que Sal sauve son bal d’A : big, very atmospherix savamment orchestré. En B se niche une perle nommée «Love Can Fall A Long Way Down». Belle pop languide du grand Sal de la terre, il arc-boute l’arc de son cut, il chante à la traînasserie insistante comme Tim Buckley, mais avec quelque chose de plus fruité dans le ton.

Attention, il ne faut pas prendre à la légère ce Beau Brummels paru en 1975. Sal Valentino, Ron Elliott et John Petersen sont au rendez-vous et dès «Tell Me Why», ils sonnent comme des dieux, c’est-à-dire comme les Brummels des origines, avec une fantastique aisance dans le son. La légende a parfois du bon. On a tout ce qu’on peut attendre d’un groupe légendaire sur le retour : réelle présence musicologique, climat d’excellence et prod de Waronker. Ils font de la heavy psychedelia avec «Down To The Bottom» et un slow groove de rêve avec «Tennessee Walker» - She’s the queen of Kentucky - Sal chante ça au doux du doux avec une réelle profondeur de champ. Le «Singing Cowboy» qui ouvre le bal de la B n’est pas celui d’Arthur Lee, le Cowboy de Sal va plus sur Fred Neil et ça reste du très beau soft-rock de Frisco. On retrouve encore le Brummels sound avec «Goldrush», très lowdown, finement psyché, joué au tempo languide, sous le vent. Le grand Sal Valentino chante «The Lonely Side» à la gravitas. Ce mec n’en finit plus d’étendre son empire par delà les modes et les époques.

Singé : Cazengler, Brumell toi de tes oignons

Beau Brummels. Introducing The Beau Brummels. Autumn Records 1965

Beau Brummels. Volume 2. Autumn Records 1965

Beau Brummels. Beau Brummels 66. Warner Bros. Records 1966

Beau Brummels. Triangle. Warner Bros. Records 1967

Beau Brummels. Bradley’s Barn. Warner Bros. 1968

Beau Brummels. Beau Brummels. Warner Bros. Records 1975

 

 

L’avenir du rock

- Quels sont ces serpents qui Slift sur nos têtes ?

 

L’avenir du rock n’a jamais compris pourquoi les djihadistes l’avaient relâché après avoir menacé de le décapiter. Ils l’ont donc jeté comme un sac à l’arrière d’un pick-up Toyota et déposé au bord d’une piste en plein cœur du désert. Sans eau ni nourriture. Amelican déblouyer tout seul ! Ouais c’est ça, t’as raison, déblouyer tout seul. La piste ne semblait pas tellement fréquentée. Quand au bout de trois jours il comprit que personne ne passerait par là, il prit la décision de suivre la piste en direction du soleil couchant. Il s’enveloppa la tête de sa chemise, mais le soleil lui brûla le dos et les épaules. Il se mit à halluciner. Comme le Capitaine Haddock, il apercevait ces belles bouteilles de rhum noires aux panses rondes. Il avança tant qu’il put et finit par s’écrouler. Le jour suivant, il distingua vaguement un nuage de sable à l’horizon. Il vit se rapprocher un groupe d’hommes montés sur des dromadaires. Il parvint péniblement à lever le bras pour leur faire signe. À leur tête se trouvait un homme entièrement drapé de blanc. L’avenir de rock n’en croyait pas ses pauvres yeux brûlés par le soleil... Lawrence d’Arabie ! Son idole ! Enfin, l’une de ses idoles. Lawrence fit agenouiller son dromadaire et approcha de l’avenir du rock.

— Vous n’avez pas l’air frais, old chap. Je vais vous humecter les lips, si on peut encore appeler ça des lips. I’m Lawrence d’Arabie, et vous ?

— L’a...venir... du... rock...

— Que faites-vous par ici, c’est insensé ! Ce n’est pas votre place !

— Arrgglllll...

— Calmez-vous ! Je disais ça comme ça. Si chacun s’occupait de ses faces, nous n’en serions pas là !

— Grumblllll...

— Bon, vu votre look, vous n’êtes pas transportable. Il vous reste one heure, peut-être two à vivre. D’ailleurs, les buzzards sont déjà là. Saddle up a buzz-buzz ! Avez-vous un message à transmettre ?

— Schmimimibilimimi...

— What ?

— Slift...

 

Slift ? Oui, Slift. Choix mystérieux, choix séraphique, choix étrange, en qui tout est comme en un ange aussi subtil qu’harmonieux. Slift, power trio toulousain, Slift pas d’un abord facile, but modernity à tous les étages. Slift, power-proggers spécialistes de l’advienne que pourra et du va comme je te pousse dans les abîmes. Cette fois, l’abîme s’appelle Ummon. Tu y plonges à tes risques et périls, mais comme c’est bon, les risques et les périls ! Ummon va même plus loin, c’est un album qui t’aspire. On aspire tous à se faire aspirer, mais cette fois, c’est pour de vrai. Ummon aspire-moi ! Schloufffff ! C’est immédiat, dès l’ouverture de balda, ça chante tout de suite dans l’écho de temps, c’est balayé par ce que les spécialistes appellent des vents définitifs. Jamais les surdoués du genre que sont Cream ou Van Der Graaf Generator ne sont allés aussi loin dans la frénésie inconditionnelle. Trop de power ! Beaucoup trop de power ! Ça bascule dans un absolu qui échappe à toute forme compréhension, mais c’est fait pour. Alors, inutile de s’inquiéter. Ils manient un extrême pulsatif qui nous dépasse. Si on se laissait aller, on pourrait parler d’outlandish extravaganza.

Ils passent tout de suite à autre chose. C’est pour ça qu’ils échappent aux interviews, alors essayons de les suivre dans leur monde supérieur et émerveillons-nous de les voir gérer leur biz-biz. Ce sont des adeptes du power-trip, ils bataillent dans la foison du son et créent un univers sonique complètement inclassable, ils sont dans leur ailleurs, alors avis aux amateurs d’ailleurs et d’higher, comme dirait Eve Sweet Punk. Il leur arrive parfois d’ornementer leur ailleurs, alors on comprend que ça puisse plaire à des Anglais, notamment ceux de Shindig! qui sont les seuls à s’être prosternés devant Ummon. Plus on voyage dans Ummon et plus on s’émerveille, «Altitude Lake» étend son empire sans aucune parcimonie et ça wahte à tire-larigot, alors on décolle, tout se passe comme prévu. Puisse la quête être sans fin, prônent-ils at the gate of dawn. Parions que tous les réfractaires au prog vont succomber au charme toxique d’Ummon. Jean Fossat va percher ses notes au dessus de l’horizon boréal, c’est tellement puissant qu’on pourrait laisser tomber les mots, les climats se débrouillent tout seuls. Les paysages défilent. On entre dans le «Sonar» avec une joie non feinte. Ici règne une énergie tonifiante, ça reste très sculptural, plein de liberté de ton, ça donne des envies de réécoute, les charges sont toutes somptueuses, bien amenées, l’ensemble relève du désordre bien ordonné, ils vont où le vent les mène, ils ne suivent aucune règle, ils jouent un rock progressiste qui ne revendique rien et qui ne vit que pour lui-même. Il est d’une gratuité extrême, très spacieux, plein d’attaque, la guitare de Jean Fossat reste hyperactive, aussi agressive qu’un ptérodactyle, ils cavalent tous les trois comme des Slifters ivres de liberté à travers la pampa toulousaine. C’est assez inespéré d’entendre une telle expression de la liberté à tout crin. Et voilà qu’avec «Dark Was Space Cold Were The Stars» ils claironnent dans le soleil couchant de Waterloo, au dessus des événements de ce double album condamné à la gloire underground. Ils abattent du terrain, ils épousent les courbes, ils plument tous les fions, ils enfilent les enfilades, wow comme ce mec joue bien son gras double dans les corridors de la folie Méricourt, on se passionne pour ce trio aux pieds nickelés, ils dégagent bien le passage Démogé, ah il faut les voir repartir sans prévenir. Ces trois-là, c’est un vrai roman, pire encore, une saga. Ils profitent de la moindre occasion pour filer à la belle, ils jouent à la pure énergie rock, ils se cognent au coin du rock, ça pulse dans les artères du rock, ils claquent des accords comme on claque des pourliches. Tiens ! Voilà pour toi ! Font-ils halte avec le bien nommé «Aurore Aux Confins» ? Oh que non ! Ça rôde dans l’ombre des écuries d’Augias. Pas de hit bien sûr, mais du grandiose à tout bout de champ, de quoi effacer le souvenir du gaga-punk, comme si désormais la puissance devait passer par la beauté. On se sent fier de participer à leur voyage, fier d’être le bienvenu, fier de s’être fait aspirer. Oh Ummon, aspire-moi ! Non seulement ils t’aspirent mais ils t’accueillent. Ils créent les condition du meilleur accueil aspirant. Leur musique palpite bien, ils sont généreux, ils délivrent des tonnes d’entrain, leur véracité remonte certainement à des temps très anciens, mais quoi qu’il en soit, ces trois mecs sont visités par la grâce. Ils terminent avec une séquence d’une rare violence, «Lions Tigers & Bears», perforée dans l’intestin du groove. C’est sans remède, mieux vaut le savoir. Ils sont tellement ivres de colère qu’ils chantent comme des cons, mais ils développent une sorte de prestance de l’effarance. Quelle plongée en enfer ! Peu de groupes sont capables d’aller aussi loin.

Signé : Cazengler, Shit

Slift. Ummon. Vicious Circle 2020

 

Inside the goldmine

- Mickey Mousse et Sylvia y va

 

— Commenche à en avoir ras l’bol de cette conne de Minnie ! È’veut pas que j’l’encule !

Dingo posa la main sur l’épaule de Mickey :

— Tu t’prends vraiment la tête pour ‘rrren, mon poto. Fais comme bibi, prends un clébard et tu l’encules, r’garde, Pluto, il a pas l’air jouasse avé son p’tit calcul en chou-fleur ?

— Ah mais tu piges ‘rrren du tout, chaumier ! Tu mélanges tout, les tiques et la corpulation, j’te cause des zones aspiratrices et tu m’réponds des insanitaires. Chaque fois que j’te branche sur la métachimique, tu ramènes ton patin-couffin de ratacouille.

— Voulais pas te contraventionner, Mickey, c’était jusse comme ça, histoire de t’acomprégner dans tes zoubliettes...

— Marre de tes bondiments ! Supporte plus ta compression d’cur’ton. Des fois j’me dis que j’devrais t’enculer pour te ramette de l’orde dans ta tirelire !

— Çui qui va m’encularès l’est pas encore né, gros ! Fais gaffe !

Et Dingo sortit son cran d’arrêt. Schlakkk !

— Tu crois qu’tu m’fous les chapattes avec ton crin-crin, pauv’ pomme, j’vas t’éclater vite fait ta tronche de cake, tu vas voière !

Mickey bondit sur Dingo et les deux amis roulèrent en boule, dévalant les rues et quittant la ville. La boule de la bagarre roula jusqu’à l’horizon, semant des petites étoiles noires sur son passage, un horizon au fond duquel dansait un soleil couchant en forme de ballon crevé. Rendu fou par le chagrin d’avoir été abandonné, Pluto alla tapiner sur Sunset Boulevard. Il portait une petite couronne de carton doré et se faisait appeler Freddie Mercurette.

 

Mickey Baker et Mickey Mouse n’ont en commun que le prénom. D’un autre côté, Mickey & Sylvia n’ont jamais fait de dessins animés, et pourtant, ils ne crachaient pas sur le kitsch, avec leurs beaux atours et leurs cheveux pommadés. Il suffit de feuilleter le petit livret de la compile Bear parue en 1990, Love Is Strange, pour s’en faire une idée précise. Avec leurs guitares, ils battaient tous les records de glamour. Cette compile est surtout une vraie mine d’or. On y entend jouer l’un des plus grands guitaristes de tous les temps. Laisse tomber Jimmy Page. C’est Mickey Baker qu’il te faut. «Love Is Strange» date de 1956, c’est amené au fondu de voix et Mickey arrive avec sa guitare, il sonne comme le maître de l’univers, il gratte ses grappes de rêve au ciel étoilé. «Dearest» produit sensiblement le même effet, il claque ses notes à Hawaï, comme un guitar God exquisite. Il shake ça bien sur «Shake It Up», pas de problème, il sait shaker avec sa petite Les Paul. On sent bien qu’il s’amuse. Il fait encore des merveilles sur «Bewildered», il joue ça au feeling pur, I need your guiding hand. Côté duo, ils sont au point très tôt. Mickey se positionne très vite comme l’un des meilleurs guitaristes d’Amérique, avec James Burton. Il joue tout au déroulé de notes. Il faut le voir jouer le rockab sur «No Good», il casse littéralement la baraque, I’m on my way/ Goodbye ! Il joue comme un dieu ou comme un diable, c’est pareil. Mickey et Sylvia foutent le feu dans «Walkin’ In The Rain» et «In My Heart». Quand ils jivent à deux ça devient explosif, on croirait entendre Fats Domino dans «I’m Going Home». Mickey claque sa chique et le sax s’en mêle alors ça devient puissant. Il claque ses notes à l’ongle sec dans «Where Is My Honey», tout ce qu’il gratte est flashy, définitivement flashy, même quand il se tape un shoot de calypso. Il passe encore un solo killer dans «Let’s Have A Picnic», c’est d’une violence extrême, il shoote du punk dans la variette. Ils duettent comme des stars sur «Say The Word». Fabuleux artistes ! Mickey sonne le clairon dans l’intro de «Love Will Make You Fail In School», c’est de la petite pop, mais il claque quelques retours de manivelle, il bout d’impatience, il a besoin de se défouler. Il fait encore de la pop profonde des Amériques avec «I Gotta Be Home By Then» et cette fois c’est la basse qui nous régale. Les labels ont fini par museler Mickey. Alors il se fond dans le moule de Sylvia, mais comme c’est un punk, il joue fort pour secouer le moule. Il faut le voir rôder comme un requin dans «Love Is A Treasure». Ils font tous les deux une belle cover du «Gonna Work It Fine» d’Ike & Tina, et le festin se poursuit avec une version d’«I Hear You Knockin’» chantée à deux voix et savamment orchestrée. Mickey revient faire son wild rocker dans «No Good Lover». Il joue à la descente d’organes et elle rentre dans le lard du kitsch. On retombe vers la fin du disk 2 sur une nouvelle mouture de «Dearest» qui est le cut emblématique. Mickey forever ! Pur genius avec ses stabs de gratte dans le son et il barre en sucette one more time.

Dans les mid-fifties, Mickey Baker est le session-guitarist le plus demandé à New York. Il accompagne toutes les stars de l’époque, Little Willie John, Screamin’ Jay Hawkins, Joe Tex, Brownie McGhee, LaVern Baker, il bosse pour Atlantic et OKeh, il accompagne Chuck Willis, Wilbert Harrison, Big Maybelle et des quantités d’autres grands artistes de l’époque. Puis il flashe sur Les Paul et Mary Ford et se dit qu’il y a du blé à faire avec un duo. Il a juste besoin de trouver une petite nénette pour duetter avec lui. Il connaissait déjà Little Sylvia et pouf, leur biz démarre en 1956. Mickey est déjà un vétéran de toutes les guerres quand il rencontre Sylvia. Il lui montre des trucs à la guitare et elle apprend vite. En fait, «Love Is Strange» est une chanson de Bo Diddley qui s’appelait «Paradise». Sylvia entend Bo la fredonner et lui demande s’il l’a enregistrée. Bo dit non, they don’t like it at Chess et il la file à Mickey & Sylvia. Pourtant au début, Mickey n’aime pas ce cut, sounds like Uncle Tom shit, c’est Sylvia qui insiste, elle sent que c’est un hit - Love Is Strange became the biggest hit Bo Diddley never had - Il faut ajouter à ce gag que «Dearest» est aussi une chanson de Bo Diddley. Ils deviennent énormes, font des télés et des shows. Sylvia est alors the sexiest girl so far out. Leur show devient excitant, ils remplissent l’Apollo de Harlem.

Ils commencent par enregistrer «No Good Lover» qui ne marche pas, puis «Love Is Strange» qui explose. King Curtis est leur chef d’orchestre. Mais autant Sylvia adore la célébrité, autant Mickey ne la supporte pas, ce qui le conduira à arrêter les frais. Il va d’ailleurs se barrer à Paris avec sa femme Barbara. Il hait les États-Unis.

Mickey & Sylvia sont de retour en 1973, soir 15 ans après leur premier succès, avec Do It Again et forcément leur vieux «Love Is Strange», illuminé par le fabuleux solo en biseau de Mickey Baker, l’un des stylistes les plus purs de la stratosphère - Mickey tall & masculine, with a touch of mystery about him - Mickey & Sylvia duettent sur pas mal de cuts comme Ike & Tina sur «It’s Gonna Work Out Fine», notamment dans «Love Will Make You Fail In School». Mickey Baker y glisse de fantastiques guitar licks. Puis on les voit swinguer «There’ll Be No Backing Out» comme des démons. King Curtis vient passer un solo de sax. Big New York City Sound ! Ils bouclent leur bal d’A avec «Bewildered», un superbe coulé de guitar slinging. Mickey Baker est sans doute le plus grand guitariste de charme discret. Il claque de l’Hawaï dans l’éther. Attention au «No Good Lover» d’ouverture de bal de B : c’est joué à l’énergie du jump avec des licks de wild gaga. C’est quasiment le riff de Billy Harrison dans «Baby Please Don’t Go». Puis on retrouve l’excellent «Dearest» et l’Hawaï cosmic sound de Bo Diddley, fervent tropical, un vrai rêveur. On se régalera aussi du calypso flavor de «There Oughta Be A Law», bien chaloupé des hanches, avec un petit poil à gratter à la Baker.

Signé : Cazengler, Mickon Baker

Mickey & Sylvia. Do It Again. RCA Victor 1973

Mickey & Sylvia. Love Is Strange. Bear Family Records 1990

 

*

J'avais décidé de les chroniquer avant même de les avoir écoutés, sans même avoir vu une couve de leurs disques, deux raisons, une mineure, leur nom apparaît, très bon signe, sur le catalogue de P.O.G.O. Records, une majeure : ils sont de Toulouse, ville où j'ai passé une bonne partie de ma jeunesse. Flair de rocker, queue de goupil, selon le proverbe médiéval serbo-croate. N'oubliez pas que les deux maîtres-d'œuvre de ce blog sont passés peu ou prou par Toulouse, le Cat Zengler et votre mauvais serviteur qui n'en fait qu'à sa tête.

ENOLA

N'étaient ni tombés de l'œuf ni de la dernière pluie lorsqu'ils ont formé Enola. Z'étaient sans doute habités par une idée platonicienne, mais noire. Déjà le nom n'est pas très gai, Enola Gay était sans doute une femme charmante, nous n'en doutons pas, elle a su élever son fils dans le respect de l'ordre et de la hiérarchie. En digne rejeton conscient de la valeur morale maternelle le fiston a baptisé son avion du nom de sa maman. Félicitez-le de son geste d'amour pour celle qui lui avait donné la vie. Z'ensuite l'est monté dans son bombardier pour jeter la ( première ) bombe atomique sur Hiroshima. Un bon américain, un pionnier de notre modernité.

THE LIGHT FRÖM BELOW

( Avril 2014 )

Jordi : drums / Stef : guitar / Arnaud : guitar / Thomas : vocal / Mitch : bass, vocal.

Pochette surprenante. Du siècle dernier. Essayez de savoir qui c'est. Docteur Freud ? Ce très curieux Jules Verne ? Le jeu n'a aucune importance. Ce qui compte ce n'est pas le visage de l'hypocrisie, mais ce qu'il y a dessous dans la tête, qui commande nos conduites, mais qui reste inabordable. Le supérieur inconnu qui nous commande. Matérialisé par cette espèce d'embryon de mille-pattes tentaculaire dégénéré collé sur sa face. Une sorte de matière visqueuse bacillique qui représente votre volonté. Il existe une deuxième version de cette couve que je préfère.

The light fröm below : une musique sourd de nulle part et s'adjuge une magnifique ampleur, une lave noire de volcan qui s'épanche lentement du cratère et descend sans se presser la pente abrupte, serait-elle consciente du désastre qu'elle emmène, veut-elle jouir des cris de terreur de la population qui hurle d'horreur, un film-catastrophe passé au ralenti. Une espèce d'oratorio metal totalement maîtrisé. A pilot : envol vers la catastrophe, sans se presser, une voix lointaine englobée dans la pâte sonore, niveau vocal c'est un peu Hiroshima mon désamour, Enola excelle en le metal peplum, pose une ambiance délétère lourde comme des stèles de granit, que vient abraser un vocal concasseur, une basse grondante, une batterie genre charge des cuirassiers, cris de haine, les hélices tournent à plein régime, les moteurs prennent feu, la carlingue n'en continue pas moins de foncer vers l'objectif, tout s'emballe et se précipite, apocalypse now, affolement général, plus de son après la dégringolade finale. Enola ne rabougrissent pas le banzaï en bonsaï. The door : pas tout à fait un havre de repos mais après les deux cataclysme précédents ça fait du bien de faire semblant d'y croire, cette guitare cliquette comme une sonnerie d'alarme, cette rythmique qui l'air de rien ne ménage point sa peine mais la fait cuire à l'étouffée cela ne présage rien de bon, boum ça démarre, chez Enola ce qui déclenche l'orage, c'est le vocal, cette fois-ci nous avons droit à un monsieur Loyal survolté qui bonimente pour ameuter la foule à entrer dans sa baraque foraine, sûrement une horreur à admirer à l'intérieur, lourdeur batracienne, la guitare revient, le chant de la baleine s'élève, très doux, gagne une ampleur démesurée, la rythmique appuie sur l'accélérateur et l'effroi surgit sous forme de roulements cannibales, encore une fois l'on bascule dans la folie. Tant pis pour vous vous n'aviez qu'à pas pousser la porte. Remarquez certains aiment ça. Moi aussi. Desolated landscape : pas de pitié le growl vous saute à la gorge, sont particulièrement énervés, une tuerie, des égosillements de gorets que l'on tue à la chaîne, et toujours ce Monsieur Loyal qui vous présente l'horreur absolue comme s'il commentait un match de catch à la radio en pleine nuit pour tenir les routiers éveillés à leur volant. Respirons, lentement suivons la basse, maintenant l'on dévoile l'inexprimable, la musique monte comme des œufs brontosaure battus à la nitroglycérine. Atterrissage en forêt vierge. Fog : démarrage symphonique en douceur, entre nous soit dit toute relative, ce n'est pas parce que l'on est parti pour onze minutes qu'Enola prend son temps, une petite éructation vocalique n'a jamais fait de mal à personne, nous touchons au principe énolique de base, ne jamais laisser l'auditeur s'ennuyer, lui réserver toujours un spécimen de l'île du Docteur Moreau pour combler la faim qu'il n'a pas encore ressentie, les hurlements défilent, les instruments voudraient-ils se lancer dans un solo, c'est permis, mais collectivement, le mieux c'est qu'ils marquent des points d'orgue par exemple imiter le pas lourd de ceux qui portent un cercueil sur leurs épaules, en contre-point une homélie qui refuse de donner l'absolution, et le vocal qui imite le chant du coq de la trahison, un truc à vous donner la chair de poule, et l'on s'enfonce dans un tunnel sans fin dont on ne ressortira pas vivant puisque l'on est déjà mort, roulements de tambours, torsions de guitare et cris de guerre, des peaux-rouges vous assaillent de tous côtés, frappent avec leur crosse sur votre cercueil, oui c'est vous qui êtes dedans, les séquences s'enchaînent rapidement, les images de votre cauchemar éclatent à la surface du monde comme les bulles des noyés qui rejoignent l'air libre. L'on souffle les bougies, la cérémonie est terminée. Pas encore, des coups de masse ébranlent l'occiput de votre squelette. Enola est aux petits soins. Votre personne ne le mérite pas. Mais ils sont généreux, ne savent pas quoi imaginer pour vous faire du mal.

Comme par hasard Jérémie Mazan était au commandement. ( Voir chronique ci-dessous consacrée à Eudaïmon ).

VOLUTES

( Décembre 2017 )

Jordi : drums / Stef : guitar / Arnaud : guitar / Thomas : vocal / Mitch : bass, vocal.

Difficile d'annoncer plus concrètement la couleur de cette couve, noir c'est noir, elle arbore l'étamine frappée de poudre noire des bateau pirates, nul besoin d'effigie crânienne pour semer la terreur ! Simplement le nom du brick, Enola vit sur sa réputation. Non usurpée.

Bis repetita, il existe une deuxième couve, à fond noir sur laquelle se détache la transparence l'opaque transparence de volutes occasionnées par la fumée d'une cigarette. En essayant d'exprimer de tels déploiements en équations le mathématicien René Thom a mis au point la théorie des catastrophes. Un mot qui ruins très bien avec Enola.

We need : mise au point de la fréquence, après quoi sursaturation de guitares, le vocal enlisé dans ce maelström sonore, par rapport au premier EP Enola à recherché la puissance et la compacticité, passage fréquentiel à gué, le vocal explose et prédomine et s'impose sur la masse musicale, derniers pointillés séquenciels. Holy pain : micmac de batterie et de vocal emmêlés tels les deux serpents du caducée qui culmine sur une explosion growlique du pire effet, durant quelques secondes les guitares se transforment en grincements industriels, le growl porté à fond de gorge tel un graal revient et l'on assiste à une étrange mutation, la batterie devient pilon, et les guitares ronflements de moteurs, mélange transsexuel de genre. le metal se frotte contre l'échine du noise, serait-ce un désir ou une hérésie, il semble qu'Enola hésite, retour au calme, l'on alanguit la bête, clignotements espacés, message de satellite perdu dans l'espace, levée de guitares, le chant qui vient de dessous, la batterie cogne de plus en plus, moins de peau, davantage de ferraille, hinterland, respirations répétées, mais il faut savoir qui vaincra, courage et détermination, cap sur la confrontation, gros grumeaux de growl, la voix aboie telle une meute de loups acharnés sur le mammouth instrumental qui barrit de toutes ses forces et plonge ses défenses d'ivoires dans les corps pantelants des assaillants, pas de vainqueur, chacune des deux forces s'éloigne, le son décroit. Ce n'est que partie remise. The long walk : arpentages mécanisés à grandes enjambées, le combat a repris, le mammouth pris au piège de l'attaque surprise a cédé du terrain, la frontière des deux territoires sera poreuse, les guitares d'Enola produisent le bruit de ces immenses foreuses qui s'en prennent à la croûte terrestre, la batterie imite ce battèlement particulier des excavatrices à tunnels autoroutiers, tintamarre partout, la meute du vocal pousse des hurlements d'extase, ils explorent de nouveaux territoires de chasse, la gueule pleine de sang, semblant d'apaisement les vieux de la tribu les ont rassemblés sous la lune ardente, pour leur rappeler la terre de leurs ancêtres, les jeunes n'en ont que faire, discussions à coups de crocs, la batterie bulldozer laboure le champ de bataille. Le nom des vainqueurs reste inconnu. Mais le souvenir de l'épopée hantera les oreilles de beaucoup. Empty shadow : entrée sur les chapeaux de roue, roulements de tambours sauvages, les guitares jouent à l'égoïne, le vocal n'est plus qu'une diarrhée infâme à laquelle nul n'ose s'opposer, un vacarme infernal, maintenant l'on sait que les jeunes ont gagné, une brise légère effleure les museaux, ils hurlent à la lune, le monde leur appartient ils sont les maître d'un empire invisible peuplé de fantômes, que personne ne saura leur reprendre. Ils sont les conquérants, ils n'ont lâché ni les proies, ni les ombres, final grandiose, le rideau se referme sur l'écran, dans l'oreille des spectateurs abasourdis résonnent les cris des agonisants.

Il existe sur YT un trailer de 60 secondes assez bien fait avec quelques images du groupe sur scène qui mettent l'eau à la bouche.

INNER RUINS

( P.o.g.o records / Octobre 2021 )

Jordi : drums / Stef : guitar / Arnaud : guitar / Thomas : vocal / Mitch : bass, vocal.

Les ruines intérieures s'affichent en couverture. Virginie Berdot Sénat créatrice de l'artwork nous a-t-elle tendu un test de Rorscharch ou a-t-elle tenté de dresser notre portrait de l'intérieur, sous la peau, encore plus profond que l'écorché où nous apparaissons telle une grossière face de clown ou d'épouvantail pitoyable et sadique. Bonjour Stephen King.

Inner ruins : harmonie vibrionnante de grosses cordes ( celles pour se pendre ) et doucement la machine se met en branle, le vocal noyé par le bruit du moteur qui prend avec régularité de l'ampleur, apparemment nous sommes dans les canons introductifs de tout metal qui se respecte, juste un hic, cela à la couleur du metal le plus policé mais il y a comme qui dirait un bruit de fond à tel point que l'appareillage déraille et se coince brutalement. The entity : vernis nous le sommes nous avons l'entité en quentité, un gros son brutal qui vous veut du mal, une batterie qui frappe de toutes ses forces comme si elle allait rater le dernier train pour une meilleure existence au pays des pétaudières, en voyage dans le traquenard le plus bruiteux que vous n'avez jamais entendu. Ça couine, ça grince, ça pince, ça poinçonne, ça cahine et ça cahate dans les descentes vertigineuses, la locomotive à vapeur du vocal s'époumone et s'essouffle dans les montées à crémaillères. Beaucoup de bruit, mais par pour rien. Juste pour le plaisir d'entrevoir l'id-entité spectrale de notre monde. August : barattons tous en chœur, facile hachez le vocal en lui ajoutant la matière grasse du vomi, tapons fort, sans arrêt, que la substantifique moelle de notre matière cervicale soit dument pilée pour goûter à ce qui s'en exhalera, une certaine extase à triturer ainsi nos méninges, un bombardier passe dans le lointain, métaphore de nos rêves les plus flous enfouis. Lich : ce qui s'appelle marcher sur un sentier miné, l'est si engageant avec sa rythmique pataude qui accompagne vos premiers pas, ensuite vous ne savez plus, un éboulis de fureur déboule sur vous, à peine si vous reconnaissez la crête rouge de l'étendard du vocal qui surpasse de cet amas informe qui vous englobe sans raison mais qui doit en avoir cent de très bonnes pour vous submerger et vous entraîner vous ne saurez jamais où. Même une fois arrivé. Black teeth : vont vous l'extraire cette dent ébénique qui a poussé au travers de vos neurones, corne de taureau qui pénètre dans le ventre du torero déjà la roulette ronronne de joie, le gars qui hurle sur le fauteuil voisin n'a pas l'air à la fête. Z'ont dû décider de la lui extraire en passant par le larynx, lui tapent dessus violemment pour qu'elle descende, c'est à ce ce moment que vous apercevez la monstrueuse canine qui marque la limite de l'univers, heureusement que la musique se fait plus douce et se teinte de chœurs berceurs, peine perdue, vous ne voyez rien, alors ils dansent une fricassée effrénée autour de votre trône de torture, et vous reconnaissez qu'ils y mettent une énergie folle. A link between us : c'est tout mignon un lien entre nous, la grande fraternisation humaine il n'y a pas mieux, vous sortent un glissandi de guitare à caresser votre chair, depuis le dessous de l'épiderme, Enola vous fait le coup du slow qui tue, erreur celui de la ballade du pendu, maintenant vous vous balancez accroché au gibet, sous les bourrasques de vents violents, l'homme est un loup pour l'homme, vous l'avez oublié à vos dépends, si vous n'êtes pas contents allez vous faire pendre ailleurs. Pas la peine une musique paradisiaque résonne à vos oreilles, c'est juste pour vous faire croire que vous serez bientôt sauvé, mais le disque s'enraye jute au moment où vous frappez à la porte. War torment sorrow : pas de regret idéaliste, la fraternité n'est que le nerf de la guerre, elle se déclare sans ambages, fond tel un aigle impérial, grondement apocalyptiques, l'on crie de tous les côtés, pas de pitié, pas de prisonniers, tuez les tous, peut-être qu'ils reconnaîtront dieu s'ils montent au ciel, pas de problème c'est le diable qui occupe le trône céleste, l'adore verser de l'huile bouillante sur les combats et le corps des suppliciés. Entendez la complainte finale des cimetières qui débordent. Poison : au cas où vous auriez survécu aux six morceaux précédents, ils vous offrent la coupe de réconciliation. Avec la mort. Ils n'avaient pas précisé. Gonflent la basse et adoucissent la cadence pour vous faire accroire que vous buvez l'ambroisie des Dieux, se gaussent de votre méprise, de votre bêtise et tout s'échevèle en un immense et joyeux capharnaüm... Whithout you : danse du sabre, votre absence n'a pas l'air de les attrister, une véritable orgie russe dans laquelle on boit le champagne dans les souliers de satin des catins, c'est cela l'amour, le désir et la fièvre chaude du sexe, une bacchanale infernale les emporte autour de la terre, reprennent un peu leur souffle, ils vous ont oublié, ils adorent jouer la grande comédie romantique, jouent à l'esseulé qui devient fou à lier. Cherchez l'erreur, ils sont en liberté. Cela s'entend. Miasma : généralement on évite les miasmes, pas Enola, ils ont décidé de hâter leur émanation putride hors des marais des turpitudes humaines, la maison Enola ne fait pas de cadeau, l'introspection grâce à la machine à décrypter les rêves et les pensées cachées de tout individu déroule vos ressentiments les plus secrets, vos désirs de vengeance les plus abjects et les projette au grand jour. Le plus terrible c'est que ceux qui se soumettront à l'expérience et qui oseront se pencher sur leur idiosyncrasie révélée, souriront, seront aux anges, tout compte fait ils sont moins cruels qu'ils ne le pensaient.

Trois disques. Trois sans fautes. En gradation ascendante. Avec ce premier album Enola joue dans la cour des grands.

Damie Chad.

 

RAUNCHY BUT FRENCHY ( 6 )

EUDAÏMON

Je me laisse souvent porter par la beauté des noms. Le nom du groupe et puis le groupe du nom pour parodier Proust. Sont de Toulouse, une raison suffisante mais pas nécessaire pour les chroniquer. Hélas, il n'était plus temps. Le dernier post daté du 06 / 06 / 2020 sur leur FB, signé de Pierre, Donovan, Vincent, Aurélien, Guillaume, est sans appel : '' Nous avons décidé de mettre un terme à l'aventure Eudaïmon. Même s'il n'a pas été facile de se l'avouer, nous avons réalisé que les envies et les motivations de chacun avaient évolué au fil du temps et qu'elles étaient maintenant trop éloignées pour nous permettre de faire grandir encore ce projet... '' . C'est ainsi que vivent les hommes et meurent les groupes... Pour la petite histoire, ils précisent dans le reste du texte que leur décision est totalement indépendante de la crise covidique...

THEN SHE COMES

( Avril 2012 )

On aime rêver sur cette couve attribuée à Lueur noire, cela ressemble un peu à l'observatoire du Pic du Midi, mais cette voûte stellaire jaune-orangé nous projette dans une nouvelle de Lovecraft, pas tous les jours que nous ayons la chance de visualiser La couleur tombée du ciel. Nous voici en pleine science-fiction, les paroles, moitié en français, moitié en anglais démentent cette vision. Le monde de ce premier EP est beaucoup plus terre à homme, tout se passe à l'intérieur, dans ce mal-être post-adolescent qui assaille les premières expériences déceptives de la prime jeunesse. Même si le teaser de 47 secondes de présentation de l'EP nous propulse dans une espèce d'explosion solaire dont les éclats retombent sur la terre, et se termine en image fixe sur l'apparition de la couve...

En cage : longue et surprenante intro sur un rythme qui fleure presque les Caraïbes surmonté d'une guitare plaintive et déchirante, dans un hurlement déboule la cavalerie lourde, aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années, certes mais là la voix est très jeune, l'on se demande si elle tiendra la route, ce qui est sûr c'est qu'au mixage Jérémie Mazan a réalisé des miracles, pour la poser en avant de telle façon qu'elle soit parfaitement audible, un peu au détriment du background musical, mais ce léger défaut est corrigé lorsque le morceau entre dans son dernier tiers, le chanteur growle ( pas encore un vieux grizzli revenu de tous les guerres ) mais il s'en tire bien et derrière lui le reste de la bande se montre imaginative. Reject me : le morceau commence là où le précédent se termine à croire qu'il en est la suite, ce coup-ci voix growlée et musique sont en parfait équilibre et l'on peut admirer le moutonnement des guitares qui se pressent en troupeau poursuivi par un incendie, beau travail à la batterie, une frappe originale, qui manque peut-être de puissance mais qui aère et voluminise l'ensemble, et là surprise, silence total avec reprise et variation sur l'intro d'En Cage, l'on ne sais plus trop où l'on en est, voici qu'un train lancé à toute allure se jette sur vous, un super-shuffle-haché qui passe sans se soucier de votre corps tronçonné entre les rails. Que d'idées dans ce titre, z'ont peaufiné avant de rentrer en studio. Encore verts, mais ô combien imaginatifs. Funambule : grognement bien balancé, normal pour un funambule, cette fois la voix trop blanche est mangée par la guitare, l'on ne s'en plaint pas, l'on suit la batterie qui batifole, se mélangent tous un peu les pédales mais le pendule imperturbable des guitares maintient le cap, les Eudaïmonistes excellent en l'achèvement les morceaux, gardent le meilleur pour la fin, une de leur marque de fabrique, il ne reste plus qu'une carte à jouer, ils en posent une dernière qui n'était pas prévue. Then she comes : guitare élastiques et tinteries de triangle, une basse qui fait le gros dos par dessous, savent aussi varier les intros, l'on attend l'explosion, l'on a droit à une espèce de chant à demi-étouffé, sur cet accompagnement de serpents de verre qui glissent et ne cassent pas, enfin les guitares envoient la marmelade, des grognements de bête préhistorique surprise dans sa caverne retentissent, une basse auto-tamponneuse bourrine à mort, rallume l'énergie, un dernier dégueulis de voix avant de légers tintements terminaux.

Il est deux sortes de jeunes groupes de metal, ceux qui mettent les pieds dans les traces des grands ancêtres, ceux qui essaient de prendre la tête de la course, un seul mot d'ordre : plus vite, plus fort. Eudaïmon essaient une troisième voie, travaillent la structure de leurs cuts, comptent sur leurs propres forces et leurs propres faiblesses, cultivent leurs particularités. Une démarche qui exige une auto-analyse de soi-même non négligeable à moins qu'un superviseur un tantinet sorcier ne soit aux manettes.

Vous trouverez sur You Tube une vidéo du dernier morceau enregistré live le 14 décembre 2013, à La dernière chance à Toulouse. Un jeune groupe pas vraiment à l'aise, confirme qu'ils ils ont dû être très bien pris en main et guidé en studio. Jérémie Mazan qui les a cornaqués n'est pas un inconnu sur Toulouse.

A ma connaissance la meilleure vidéo d'Eudaïmon est Catabase enregistrée dans une cave toulousaine. Toutefois elle n'est en rien exceptionnelle.

ABYSSES

( Janvier 2017 )

Plus de quatre ans entre les deux premiers opus. Belle pochette de P Neri. Elle ne rompt pas avec l'imagerie cosmique du premier EP. Le jaune brumeux est remplacé par des couleurs ternes et froides. Que raconte-t-elle au juste, la terre est-elle avalée par une planète désolée ou s'en arrache-t-elle ? Est-ce au contraire une note d'espoir signifiant que rien ne se perd et que le monde est capable de se régénérer sous une autre forme... Nous remarquons que deux cercles se retrouvent aussi sur le logo d'Eudaïmon, marquent-ils la fusion impossible entre les humains et les états de l'être ou l'intersection souhaitable et désirable...

Intro : encore une fois l'on ne sait pas où ils nous entraîneront, le soupir de basse relayé par une guitare triste nous indique que le son sera plus sombre, que le ton a changé. Ils ont grandi. Ce n'est pas mourir : une voix d'agonisant pour hurler que mourir n'est pas mourir, le message paraît optimiste, mais le texte macabre n'incline pas à sourire, ces racines d'arbres qui se saisissent des corps et les hissent sous forme de sève jusqu'à leur cime est saisissant ! Le chant alterne entre grêle de growl et intonation claire et creuse, tout est fait pour filer le frisson, la guitare s'écartèle et gémit, la batterie tambourine aux portes de l'enfer, se termine sur une lenteur d'adagio qui enterre vos derniers frissons. Superbe réussite, en cinquante mois Eudaïmon n'a pas perdu son originalité. Anxia : ne suffit pas de dire anxiété pour que l'auditeur ressente de l'anxiété, mais là c'est réussi, ce serrement du larynx et de la gorge théorisé par Heidegger vous le ressentez très fort grâce ( mot mal choisi ) à ce gargouillement d'étranglement du vocal, et ce tassement de guitares écrasées par la batterie, il ne faut pas que les couleuvres de vos souffrances que vous avez avalées ressortent de votre bouche. Angoissant. Abysses : une remontée, chacun possède ses propres abysses, le tout est d'en sortir, d'avoir la tête hors de l'eau, de refuser le vortex de ce soleil noir qui vous happe vers les profondeurs, ce titre est grandiose Eudaïmon parvient à établir une sorte d'équanimité sensorielle entre musique et vocal, chacun mord et mange l'autre pour aussitôt le revomir et le restituer dans sa puissance. Dans leur premier EP Eudaïmon tirait leur épingle du jeu, mais avec ce titre ils affichent une maturité étonnante. Ici rien ne dépasse et rien ne manque. Désorienté : l'on ne s'extirpe pas de l'abîme sans être cabossé, mais aussi sans avoir une énergie nouvelle de vainqueur, galop de guitares éclatant, course vers le haut, la musique s'emplit de cette envie de vivre, de dominer le monde, et peut-être même de se retrouver face aux abysses pour les franchir sans dommage, ou alors de se laisser porter par la furie des éléments. Insaisissable : cavalcade vers le bout du tunnel, duel de voix pour vaincre le mur du son et devenir maître de sa vie, la musique semble se détendre, pas relax, mais poussée dans le dos par l'espoir de la réussite, la ligne claire d'un chant de guitare s'élève au-dessus du tumulte. Sublimation : les abysses sont toujours là, à portée de mémoire, l'accompagnement devient plus lourd, la voix claire comme celle d'un enfant tuméfié par l'existence, le titre n'est pas mal choisi, car toute matière noire peut se sublimer en poudre de vie. Glapissements de souffrances et trépignements de pulsions musicales salmigondis de batterie folle de rage.

Un album qui n'a pas eu l'attention méritée. Eudaïmon prouve à l'envi que le metal peut être chanté en français. Le disque manque un peu d'unité entre ses morceaux. Il aurait mieux valu, d'après moi, continuer dans la veine du deuxième titre, si particulière, si originale, si à part. Les trois derniers titres sont musicalement trop près l'un de l'autre. Mais l'ensemble reste percutant. Il existe aussi une vidéo enregistrée à Bordeaux aux Runes sur laquelle Eudaïmon joue Abysses en entier. Le son n'est pas très bon, malgré cela une conviction s'impose : Eudaïmon est meilleur en studio qu'en live. Ce qui nous paraît inquiétant.

STEP INTO THE VOID

( Juin 2019 )

Dernier enregistrement de Eudaïmon. La pochette est signée de BlackBeard. Planétaire comme il se doit ! Une représentation géométrisée de la voûte stellaire, au premier abord se reflétant sur la Terre, dans un cadre de lichen bleu et rose. Ils ont le chic pour les couves énigmatiques.

Enjoy : le son n'a pas évolué depuis Abysses, hélas si ! le chant en anglais qui détonne, pourquoi n'avoir pas gardé le français qu'ils maniaient avec tant de dextérité, puis il y a ces lignes mélodiques qui n'apportent pas grand-chose. L'on a l'impression qu'après leur premier album passé inaperçu Eudaïmon se cherche, pas en lui-même, résultat : il a perdu en force et en originalité. C'est d'ailleurs le thème même du morceau qui nous enjoint de vivre selon nos désirs et non pas se laisser enterrer vivant dans l'anonymat. Fuckbook : dénonciation un peu trop convenue de FaceBook, le titre est sans surprise, le chant n'est guère entraînant et l'on attend en vain quelque nouveauté dans la trame musicale. Le groupe ne se renouvelle pas, il fait de l'Eudaïmon, comme d'habitude la fin arrache et sauve le morceau. This track is worth it : de quel vide s'agit-il au juste, en tout cas pas l'infini intersidéral, le vide est en nous et en notre société, l'on suit les modes, l'on se laisse porter par le courant parce que l'on n'a rien trouvé de mieux à faire, le problème c'est qu'Eudaïmon se répète, donne l'impression de s'adapter à produire un metal qui puisse plaire à un plus grand nombre. Ce qui est dommage, c'est souvent un choix qui ne mène pas loin. Awareness : d'ailleurs ils l'énoncent eux-mêmes dans leur dernier morceau, dénoncent cette folie collective qui mène à l'effondrement, terminent en beauté, davantage de rage et de feeling.

Ce dernier EP aide à comprendre pourquoi quelques mois plus tard Eudaïmon prend la décision de se séparer. Ils n'ont pas su évoluer selon leur base de départ. Après Abysses il fallait un nouvel album plus audacieux et pas cet Ep de rupture et de débandade.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 07

 

PETITS-FOURS ET GRANDE DECISION

Après la cérémonie publique Monsieur Le Préfet nous avait invités le Chef et moi-même sans oublier les cabots, qui il faut le dire ce soir-là se comportèrent fort impoliment, à la réception qui suivait, une soirée strictement privée, confidentielle, à laquelle n'était convié que l'état-major de crise. Nous dûmes attendre que la foule s'écoulât avant de prendre la Lambor, Françoise, Framboise et Noémie furent kidnappés par leurs parents qui nous couvrirent de remerciements pour avoir sauvé leurs filles. Joël un peu secoué par les événement rentra chez lui... Le Préfet grâce à son escorte de motards de la gendarmerie arriva bien avant nous avec sa vingtaine de conseillers spéciaux. Ils ne nous avaient pas attendus pour commencer la réunion de travail, debout sur une table le Préfet, effectuait des sauts de cabris, tandis que les conseillers comptaient à voix haute : un... deux... trois... quatre... cinq... lorsqu'ils atteignaient le chiffre 27, ils poussaient un hourra tonitruant à la suite duquel le Préfet se lançait en une gigue effrénée en psalmodiant sans fin '' 27 morts... 27 morts... 27 morts '' pendant ce temps les conseillers buvaient trois à quatre coupes de champagne et une fois ce devoir roboratif accompli ils se remettaient à compter : un... deux... trois... quatre... cinq... La scène se répéta une vingtaine de fois, mais nous apercevant le Préfet sauta de son estrade improvisée et courut vers nous, de la main il ordonna le silence, et se saisissant d'une coupe de champagne, il exprima sa volonté de porter un double toast en notre honneur. Puis il prit la parole :

_ Messieurs grâce à nos deux valeureux agents du Service Secret du Rock'n'roll, la préfecture de la Haute-Vienne est la seule à avoir eu la chance de déplorer vingt-sept morts, pas de vieux croulants dont tout le monde se moque, non des jeunes filles belles comme le jour, et des jeunes gens forts comme des Turcs, retournement complet de la situation, ce Charlie Watts est apparu, je peux maintenant vous le révéler, dans pratiquement toutes les préfectures de la France, mais c'est ici que grâce à l'action de nos deux agents secrets qu'il s'est livré au plus abominable des massacres, l'on a voulu à l'Elysée nous faire porter le chapeau, nous ridiculiser, nous transformer en chasseurs de fantômes, Limoges devait devenir la risée de la France entière, évidemment ce n'était pas notre ville qui était visée, même pas la Préfecture en tant qu'institution, mais moi-même, je vous demanderais de prêter une grande attention aux paroles qui vont suivre mais d'abord humectons de quelques larmes de ce nectar notre gosier, cette nuit est un grand jour !

Sur ce tout le monde se rua sur les coupes de champagne, le Préfet s'octroya une bouteille de Dom Pérignon qu'il but à même le goulot, les chiens se joignirent au joyeux charivari qui s'ensuivit, s'adjugèrent chacun une coupe, Molossito peu habitué à l'alcool faillit tourner de l'œil, je craignis un coma éthylique, mais non il se reprit, et titubant quelque peu il entreprit de lever la patte sur les quatre-cents coupes qui attendaient sur le buffet, faut croire qu'il avait une urine dompérignonesque car par la suite personne ne s'en aperçut. Molossa s'allongea carrément dans un plat de toasts au foie gras dont elle se goinfra, après quoi elle attaqua les canapés au caviar.

_ Messieurs après ce bref intermède, passons aux choses sérieuses. De toutes les préfectures de France me parviennent des messages de condoléances pour le drame de la nuit dernière, ô combien chacun aurait aimé que cela se déroulât chez eux, ils en crèvent tous de jalousie, c'est que, j'ose à peine le dire – il baissa la voix – un boulevard s'offre à nous tous, vous mes conseillers dont je ne doute pas une seconde de votre aide, sachez que vous êtes déjà tous sur l'organigramme du prochain gouvernement, oui messieurs la voie de l'Elysée nous est ouverte, grâce à ces vingt-sept jeunes imbéciles qui ont eu l'idée, entre nous soit dit stupide, de se faire tuer, mon nom court sur les antennes nationales, il s'étale en grosses manchettes dans tous les journaux, les réseaux sociaux ne parlent que de moi, un coup de pub inespéré, aussi moi Adolphe Rateau je vous réserve la primeur de ma décision, dès demain j'annonce ma candidature, non je ne doute pas une seconde que le peuple ne m'élise au poste de président de la République !

Applaudissements nourris, rire, cris de joie, furent bientôt remplacés par des Rateau Président ! exaltés. Pus personne ne faisait attention à nous, nous récupérâmes les cabots que nous dûmes porter, nous descendîmes l'escalier, une voix, celle de Rateau, résonna : '' Pour Charlie Watts !'' '' Hip, Hip, Hip, Hourrah ! '' lui répondit l'assemblée en liesse !

_ Ils ne croient pas si bien dire ! murmura le Chef avant d'allumer un Coronado.

UN PEU DE REPOS

Nous rentrions sur Paris, la Lambor tapait un modeste petit 230, lorsque le Chef brisa le silence qui s'était établi entre nous depuis Limoges :

_ Agent ne seriez-vous pas fatigué par hasard ?

_ Pas du tout Chef, mais Molossa et Molossito se sont livrés durant cette folle soirée à quelques facéties...

_ Qui pourraient leur donner quelques envies de vomir, Agent Chad vous pensez exactement comme moi, une bonne nuit réparatrice de sommeil dans un lit d'hôtel ne saurait leur faire de mal. Prenez la prochaine sortie qui se présentera...

Une demi-heure plus tard nous étions dans la dernière chambre à deux lits de la charmante bourgade de Vatan. Les chiens s'adjugèrent le premier sur lequel ils s'étalèrent de tout leur long, nous dûmes nous contenter du second. La tête sur l'oreiller nous ne parvenions pas à nous endormir. Le Chef fumait Coronado sur Coronado et moi je gardais les yeux fixés sur mon téléphone portable.

_ Agent Chad, il est trois heures du matin, je suppose que vous n'attendez pas un coup de fil d'une petite amie, voire de Framboise si j'en crois la bise toute tendre, quoique saliveuse, que vous avez échangée devant ses géniteurs.

_ Pas du tout Chef, la pauvre petite a vécu bien des émotions, laissons-la reposer auprès de ses parents. Non Chef, je ne voudrais pas avoir l'air de me prendre pour ce que je ne suis pas, toutefois je pense que quelqu'un de très important devrait me passer un coup de fil d'ici quelques instants.

_ Etrange agent Chad, je le subodore moi aussi, soyons raisonnables, je termine mon Coronado, posez votre appareil sur la table de nuit, et fermons les yeux, j'ai l'intuition que la nuit sera courte.

NOUVELLE PERIPETIE

Elle le fut en effet. Des coups redoublés furent frappés à la porte. Qui s'ouvrit brutalement. Le veilleur qui nous avait accueillis quelques heures plus tôt entra tout affolé.

_ Messieurs, la cliente de la chambre voisine se plaint, votre portable sonne sans s'arrêter depuis une demi-heure !

Le Chef était déjà debout Coronado allumé, son revolver à la main :

_ Chambre de droite ou de gauche, de ce pas je vais la rendormir d'une bastos bien ajoutée dans son cerveau ravagé par les termites à fromage ! J'en ai pour trente secondes.

Je m'extirpai péniblement du lit que le Chef revenait un large sourire aux dents !

_ Voilà, c'est réglé, plus rien ne la réveillera !

_ Très bien Monsieur, entre nous une emmerdeuse, mais ce n'est le problème, ce n'est pas pour cela que je viens, c'est la gendarmerie qui m'a passé un coup de fil ultra-urgent, vous devez immédiatement reprendre la route, on vous attend !

ON THE ROAD AGAIN

Réveiller les cabotos, ne fut pas facile. Nous dûmes nous résoudre à les porter à demi-comateux, l'œil vitreux, dans la Ghini, que je démarrai à fond de train :

_ Agent Chad, je suppose que je n'ai pas besoin de vous indiquer le but de cette promenade !

    • Pas du tout, je fonce tout droit à l'Elysée, par contre Chef comment ont-ils su que nous nous étions arrêtés à Vatan pour dormir ?

    • Vous souvenez-vous, en le lieu sommital de notre précédente entrevue, de ce petit homme qui s'est assis et qui n'a pas desserré les dents une seule fois ?

    • Cette espèce d'avorton, cette ignoble raclure de bidet, cet...

    • Agent Chad, je le connais, c'est lui qui chapeaute tout les services qui s'occupent de la surveillance du territoire. Un homme redoutable, vous reprenez une portion de frites dans un restaurant de Triffoullis-les-Oies, un quart d'heure après un coursier entre dans son bureau et lui apporte une dépêche relatant que vous vous êtes resservi d'exactement l'équivalent de deux pommes de terre trois-quart de taille moyenne. retenez bien ceci, agent Chad, il est manifestement plus dangereux que le fantôme de Charlie Watts !

A suivre...

 

11/11/2021

KR'TNT ! 529 : MILF ( + KLIM ) / GARRY BUSHELL / BANG / DRUGDEALER / DELPHINE DORA / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 529

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

11 / 11 / 2021

 

MILF / GARRY BUSHELL / BANG / DRUGDEALER

DELPHINE DORA / ROCKAMBOLESQUES

TEXTE + PHOTOS SUR : : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Milf cow blues

Le retour aux choses sérieuses se poursuit avec un concert des Milf dans un petit bar rock de Rouen, quelque part de l’autre côté du pont. Mais quand on arrive là-bas, on se croit à Londres, avec ce bar qui fait le coin de la rue et cet attroupement de gens autour. Le bar est minuscule. Comme dirait Arletty dans les Enfants du Paradis, ce bar est tout petit pour ceux qui, comme nous, s’aiment d’un aussi grand amour. Il est même trop petit pour un groupe aussi chargé de légende que les Milf. Les Milf ? On en parle à droite à gauche. Connais pas, qu’ils font. Et les Klim ? Ah bah non, jamais entendu parler. C’est extrêmement bizarre cette histoire, car les Klim furent en leur temps la meilleure chose qui soit jamais arrivée à la Normandie, en matière de rock à guitares. Puis les têtes pensantes des Klim - c’est-à-dire la chanteur José et le guitariste Gilles - sont devenus les Milf et se sont entourés d’une section rythmique aussi redoutable que celle du temps des Klim. Tous ceux qui connaissent les deux albums de Klim ne comprennent pas qu’un groupe de ce niveau soit tombé dans l’oubli - et pire - qu’il ait subi du temps de son existence une sorte d’indifférence. Les concerts des Klim étaient spectaculaires, ces mecs avaient tout ce qu’il faut pour devenir énormes : des compos, du son et un performer exceptionnel, ce démon de José qui en plus d’avoir une vraie voix - et là on ne rigole plus - est du genre à se rouler par terre avec son micro au moment où derrière, les compañeros font sauter la Sainte-Barbe. On ne voit ça que chez des groupes comme Gallon Drunk ou les Cramps. José est le parfait rock’n’roll animal. On avait déjà vu jouer les Milf un peu avant le bordel de pandemic, pour un set haut en couleurs et en température au Trois-Pièces, mais bizarrement, plus l’espace est réduit et plus le set est intense et l’autre soir, dans ce bar minuscule, les Milf ont foutu le souk dans la medina à coups de reprises fantastiques, de «Suffragette City» à «Slow Death» en passant par un «Psychotic Reaction» digne des grandes heures du Duc de Lux, et un José qui se roule par terre comme s’il avait fait ça toute sa vie, une crise de transe comme on n’en voit plus beaucoup. C’est là où le rock reprend son sens, t’es là à cinquante centimètres d’un mec qui se roule par terre avec son harmo, dans une ambiance surchargée d’électricité, section rythmique invincible avec ce batteur qui joue à l’économie et ce bassman présent et discret à la fois, et puis tu as tout le son que sort Gilles sur sa Les Paul. Autrefois, il jouait sur une Gretsch, mais il n’a rien perdu de sa niaque, au contraire. On sait pour avoir écouté ses albums qu’il est le meilleur guitariste du coin.

Deux albums et de somptueux concerts auraient dû faire des Klim des stars, pas ici bien sûr, mais en Angleterre. On n’avait encore jamais vu un groupe de ce niveau en Normandie. Leur premier album Elevenhobbysongs date de 2002. Il n’est même pas sur Discogs. C’est un album qui sort complètement du registre «rock français» pour aller rivaliser avec les stand-outs anglais et américains, les compos sont tout simplement énormes. Ils battent même pas mal de groupes anglais à la course et le plus troublant c’est que l’Anglais de José est impeccable, toujours juste, ce qui n’est hélas pas le cas chez la plupart des Français qui chantent en anglais. Le «Razor Blade» d’ouverture de bal donne le ton, c’est explosé dans la montée à la manières des Pixies. On pense tout de suite aux Pixies, c’est dire leur niveau. Tout sur cet album apparemment produit avec les moyens du bord est gorgé de son et de chant. «Full Of Rose» sonne comme un hit de power pop over the top, et c’est ravagé par des vagues de guitar slinging. C’est le genre de cut qui pourrait figurer sur le White Album. The voice + the sound + la compo = la clé de tout. Ils disposent de toutes les aisances inimaginables. Ils finissent leur «Bossboss» à la folie Méricourt, la plus pure des folies, celle dont on ne se lasse pas. Puis ils se payent un coup de jazz-rockab avec «Allright». José chante ça au deepy deep avec une classe indécente et sur sa Gretsch, Gilles tourne autour du pot avec une classe encore plus indécente. Ces deux-là mériteraient qu’on leur fasse un procès pour indécence. Ça sonne incroyablement juste et ce franc-tireur tombé du ciel part en solo jazz. Eh oui, c’est un luxe que les groupes normands n’ont jamais pu se payer. Sauf Klim. Solo jazz ! C’est avec «Allright» qu’ils assoient leur crédibilité. Ils reviennent à la heavy pop avec un «Miss Money Go Round» joué aux arpèges du diable et chanté à la voix de son maître. Ils rivalisent tout simplement de génie pop avec les très grands groupes anglais. Le festin se poursuit avec «Pressure Moves» chanté au sommet du lard fumé, ces mecs ont tout bon, le beat, les arpèges, le push du chant et ça tourne au demented are go. «Get Screwed» explose en plein ciel et on atteint une sorte d’apothéose avec «Sounds So Light». José chante comme un dieu inconnu des dictionnaires de mythologie, il prend les choses à bras le corps, il travaille sa mélodie et ça tourne à la magie. Présence fantastique ! C’est inespéré pour un groupe local, il fait le croon des Américains avec une classe surréaliste, soutenu par des arpèges tout aussi surréalistes, rien d’aussi pur ni rien d’aussi définitif dans le paysage du rock normand. Il est possible qu’on ait jamais vu des groupes d’un tel niveau en France. Il faudrait vérifier, mais bon, il est possible que ça ne serve à rien.

Un deuxième album de Klim paraît en 2006 : The Bite Of Dew-Dew. Le coup de génie s’appelle «So Blind». Dès l’attaque, José va chercher le chant des Anglais. On pense à des tas de gens, mais les Klim font du Klim. En fait, ce démon de José emmène tous ses cuts à la victoire, «Day To Day», «Hello Slave», une énormité quasi glam avec un chant qui se répand, ils ne sont capables que du meilleur et jamais du pire, ça chante sous le boisseau, avec un énorme ricochet de solo. Ils éclatent leur «Shooting High» dans un mur et avec «Smile Again», cette voix inespérée plonge dans la mélodie, filochée par un solo de guitare. Il faut aussi le voir se balader dans «Cry Overdue», belle tension, c’est amené au fier drumbeat et vite ravagé par un incendie. Avec «Destination Honey Moon», ils plantent leur drapeau non pas sur la lune mais sur la planète power pop, c’est du pur jus, laisse tomber les Plimsouls et toute la bande, José emmène ça au chant, comme un chef de meute. Leur truc, c’est le power.

Signé : Cazengler, Klim Kong

Milf. Rock’n’Bulles. Rouen (76). 23 octobre 2021

Klim. Elevenhobbysongs. 2002

Klim. The Bite Of Dew-Dew. 2006

 

In Mod We Trust - Bushell overcome

 

Le British Mod Revival est un gros morceau. Soit on l’attaque par le Bushell book, soit on l’attaque par la Millions Box, de toute façon, il faut bien commencer par un bout. Tiens on va jouer à pile ou face. Pile, Bushell, face la box.

Face !

La box s’appelle Millions Like Us. Cherry Red la fit paraître en 2014. «Millions Like Us» est un hit des Purple Hearts, l’un des groupes phares du Revival. Cette box propose pas mal de cuts déjà présents sur la Piller Box qui raconte elle aussi l’histoire du Revival, mais c’est John Reed qui se tape le book de la Millions Box. À la différence de Piller, Reed consacre à chacun des groupes un petit paragraphe bien documenté, ce qui rend l’écoute de la box moins vulnérable. On aime bien laisser la musique se débrouiller toute seule, mais l’écoute active peut aussi avoir ses avantages. On mémorise beaucoup plus facilement, par exemple quand on sait que les New Hearts qui ouvrent le bal du disk 1 vont devenir par la suite Secret Affair. En plus, avec leur «Just Another Teenage Anthem», les New Hearts y vont de si bon cœur qu’on les en félicite. Sur qui tombe-t-on plus loin à la Tombe Issoire ? Sur Secret Affair, of couse, avec l’inénarrable «Time For Action». Big Affair. Voilà que déboulent les seigneurs de la guerre. C’est radical, tu te prosternes devant cette évidence. Parmi les autres célébrités du Revival, voilà les Purple Hearts avec le «Millions Like Us» déjà cité. Ces mecs nous font les Who à bras raccourcis, ça flashe à qui mieux-mieux. On retrouve aussi les Chords, bien entendu, les tenants et des aboutissants du MODus operandi, avec «Now It’s Gone» qu’on chante dans son sommeil, tellement c’est entré dans l’inconscient. Parmi les groupes qui ont enregistré des albums sur Detour, voici les Donkeys et Speedball. Connus dans les parages de Manchester, les Donkeys allument le MODus vivendi avec «What I Want», claqué aux accords de clairette, mais c’est trop Mod pour être honnête, trop pur, trop spirited, trop monté en épingle, trop versé dans le whaking du wailing. Speedball vient du Southend, comme Dr Feelgood et Rob Beulo chante à l’arrache mélodique, c’est excellent et bien sûr ça donne envie d’aller écouter l’album paru sur Detour. Ces petits mecs savent tous se donner les moyens du MODernisme. Parmi les noms connus, on trouve aussi les groupes à deux roues : les Lambrettas et les Merton Parkas. Pourquoi Merton Parkas ? Parce qu’ils viennent de Merton Park. Le «Plastic Smile» des Merton n’est pas jojo, par contre le «Go Steady» des Lambretta file sous le vent, bien propulsé par le bassmatic. Connu aussi comme le loup blanc, Long Tall Shorty fait partie du voyage avec «1970s Boys» joué au beat des enfers. Tiens voilà Jolt avec «See Saw», petit brin de Mod pépère, guitares en clairette de do or die et chant chou-fleur en petite éclosion pantouflarde. Puis il reste les millions d’autres comme the Exits avec «The Fashion Plague», des South London Mods dont Reed recommande The Legendary Lost Exits Album sorti sur Rev-Ola. Conseil qu’on suivra à la lettre étant donné la qualité du Mod craze qu’affiche «The Fashion Plague». Quelle merveilleuse dégelée ! Autre belle révélation : Sema 4 avec «Sema 4 Messages», joué à la vieille niaque de British Mods. Ces mecs écrasent tout sur leur passage. Même chose avec les Cigarettes et «They’re Back Again Here They Come», ils ramènent du punk dans la chaudière Mod, c’est aussi explosif qu’un mégot qui tombe dans un baril de poudre malencontreusement resté ouvert. Le chanteur des Killermeters s’appelle Vic Vespa et ils ont nous dit Reed un cut titré «Twisted Wheels» qui rend hommage au legendary 60s club in Manchester. Detour les arrache eux aussi à l’oubli. Les plus brillants sont sans doute Back To Zero avec «Your Side Of Heaven», oui car voilà un violent chock de Mod rock, ils plongent dans le creuset des culbuteurs, c’est très excédé, ça sonne comme la messe des Mods, oups, pardon, the mess of Mods. Les Squire sont eux aussi à l’aise avec «Walking Down The Kings Road», pur jus de Mod walking. Par contre, les Crooks sonnent comme les Boys et Untamed Youth sonne trop clair, trop anglais, trop pur. Reed nous dit aussi que le «Strength Of The Nation» des Teenbeats illustrait le sommet du Mod Revival. Fabuleuse attaque, laisse tomber, tu ne peux pas suivre ces mecs-là. Ils jouent au power maximum, c’est un incendiary cut, l’excellence du Mod beat. Back To Zero et les Teenbeats sortent vraiment du lot. Bien sûr, ces deux groupes figurent sur la Piller Box. Mais ils n’ont enregistré que des singles. Avec ce disk 1, la partie est gagnée. Cette Box sera passionnante ou ne sera pas.

Sur le disk 2, les Chords sortent du lot avec l’explosif «Maybe Tomorrow». Tout est là, les Chords ont du son et de la souplesse. On retrouve aussi Secret Affair avec une grosse compo, «My World». Ils investissent des moyens considérables dans leur Mod pop. Retour aussi des Lambrettas avec «Daaaance» et de Squire avec «My Mind Goes Round In Circles». Les Lambrettas ont l’avantage du nom et un sens aigu de la trépidation. Fantastique énergie ! Quant à Squire, ils claquent des windmills à tous les coins de rue. Premier groupe Detour : Circles, avec «Opening Up», bien in the face, tapé au petit beat turgescent - I can feel the new sensation - Très beau spurge de sperme Mod, éclatant, vénéneux, pressé, pas tenable, pas beau mais on s’en fout. C’est du pur jus de résurgence, ça sort à jets continus. Ils tirent bien sûr leur nom d’un hit des Who. Autre gang sauvé des eaux par Detour : The Name avec le solide et ambitieux «Fuck Art Let’s Dance», doté d’un chant gorgeous et bien amené. Et puis arrive le bataillon des inconnus au bataillon, à commencer par The Most avec «Carefree», joué à la petite énergie de quartier et une belle basse. On se régale du «Wild About You» de The Same, sec comme un os, waiting for a bus, ils jouent sur la tension, leurs emballements sont superbes. On sent une belle détermination chez The Directions, leur «Three Bands Tonite» est superbe, plein d’esprit, le hit Mod par excellence. Encore de fabuleux shakers avec Sta-Prest et «School Days», fast and furious. Detour les a aussi arrachés à l’oubli en sortant Welcome To My World, l’album de reformation. On croise aussi deux groupes de Soul : Q-Tips avec «SYSLJFM» et Red Beans & Rice avec «That Driving Beat». Le chanteur des Q-Tips chante comme Wilson Pickett. Les Dead Beats font du punk-Mod avec «Choose You», ils bandent sec dans leurs pantalons trop serrés et du coup leur son s’exacerbe. Tout aussi doués, voici les Letters avec «Nobody Loves Me», ils caressent le Mod Sound dans le sens du poil. Pas d’infos sur The Scene et «I’ve Had Enough», dommage car ils jouent à l’énergie dévorante, avec cette niaque des bas-fonds de London town - Had enough ! - Ils ont tellement de suite dans les idées que ça devient puissant. Dans un genre différent, voici les DC10s, avec «I Can See Through The Walls» tapé aux arpèges de Ricken. Ils jouent bien leur carte de Mod freaks sharpy as hell. Et puis voilà le coup de génie : The Fixations avec «No Way Out». Ces mecs jouent leur va-tout et ça devient glorieux. Après un déluge de power-chords arrive un solo à la titille. Ils enchaînent déflagration sur déflagration, tout est porté à incandescence, ils élèvent le Mod Sound au rang d’art majeur, les guitares transpirent et ça bascule dans la magie.

Les rois du disk 3 sont les Purple Hearts avec «Plane Crash». Ces mecs-là ne rigolent pas, ils amènent leur crash au punk-Mod et c’est atrocement bon. Ils cumulent les fonctions du proto-punk et du Mod craze, il n’existe rien d’aussi demented en Angleterre, ils ramènent les accords des Who dans «My Generation», oui, wow, t’as les Who ! Rien de plus sauvagement whoish que ce truc-là, rien de plus riffé dans l’ace de l’ass, Fa Sol, bien matraqué, on a tout le tatapoum des silver sixties et toute l’agressivité du Purple Crash. Quelle attaque ! Reed : «Purple Hearts will forever be among the Mod Revival’s premier league.» On retrouve aussi Long Tall Shorty avec cette belle dégelée qu’est «Win Or Lose», et les mighty Prisoners avec «Hurricane» - A psychedelic garage band par excellence, dixit Reed - Un Reed euphorique qui ajoute : «For many, The Prisoners were the finest purveyors of 60s-styled garage/psychedelia.» Oh la violence du Hurricane ! Graham Day chante au raunch des Mods, c’est riffé dans l’axe de la mortaise, incendié dans l’œuf du serpent, priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! On passe ensuite aux groupes chouchoutés par Detour, à commencer par les brillants Onlookers avec «You And I», un véritable Small Faces breakout et un brin de décadence dans le chant. Pur jus de dandysme Mod. Detour leur a consacré une belle rétrospective, Blue And Green And Tangerine. Encore deux Small chouchoutés par Detour, Small Hours et Small World. Les Small Hours déboulent avec «The Kid», un vieux shoot de Mod rock claqué au clair de la lune Tele. Ces kids dégagent de la chaleur et leur cartilages délicats s’articulent merveilleusement. Le bassman des Small Hours n’est autre que Kym Bradshaw, l’ex bassman des Saints. Small World bat des records d’explosivité avec son «Love Is Dead». C’est cavalé ventre à terre au drive de basse et arrosé d’arpèges de Ricken. Quelle merveille ! Power & style, une fois de plus - Considered by some to be the finest-ever Mod Revival band, dixit Reed - Detour a rassemblé les miettes de Small World sur Slight Detour. Weekend et The Upset prennent le chemin de traverse du blue-beat et on revient à nos moutons avec The Amber Squad et «Can We Go Dancing?». Trop excité, trop d’amphètes, mais c’est bien. Tellement bien que Detour les a aussi compilés en 2004 sur Arewehavinganotherinorwhat?. Avec cette cover des Creation, «Red With Purple Flashes», The Times sont trop purs et durs, presque anecdotiques. The Times est le groupe d’Ed Ball, le bassman de Television Personalities. Mais en tant que Mod Ball, The Times est une institution. Signalons aussi l’excellente petite niaque des Heartbeats avec «Go». Petite voix, mais ils y vont, c’est bien monté au chant avec des guitares loin derrière. Montés sur les cendres des Exists, les Direct Hits cassent bien la baraque avec un «Modesty Blaise» éclaté aux bribes d’excellence. Les claqués d’accords sont ceux des Who, avec de belles descentes d’organes au chant. Tiens encore une belle trouvaille avec le «Confusion» de The Truth. Aw comme ces mecs sont bons dans l’ampleur de leur big pop de dance craze. Seule l’énergie du diable peut conduire un truc pareil jusqu’au Wigan Casino. Dee Walker est amenée en 1984 comme la Cilla Black du Mod Revival. Elle est fantastique et elle est blanche. Elle ramène sa petite fraise humide et sucrée dans la box, et c’est une bonne chose, d’autant qu’elle est aidée par Ed Ball et le mec des Jetset, Paul Bevoir. D’ailleurs, les Jetset piquent leur petite crise avec «Wednesday Girl». Bon le disk 3 se termine avec deux groupes américains, Manual Scan et Mod Fun, et forcément il y a un problème car les deux groupes sonnent faux. En plus l’album de Mod Fun trouvé dans un bac est une vraie catastrophe.

Le disk 4 recèle lui aussi son petit lot de merveilles, à commencer par l’«Here Is My Number» de Makin’ Time. Reed dit qu’avec Makin’ Time, Mod is culminating. C’est Eddie Piller qui les découvre et le groupe démarre sur Well Suspect Records, puis Makin’ Time arrive sur Countdown, l’autre label d’Eddie Piller. Reed parle d’un fresh new Mod sound allant plus sur Brian Auger & The Trinity. «Here Is My Number» sonne comme une giclée dans l’œil du cyclope, quelle ampleur ! On entend Fay Hallam dans les retours de manivelle. L’autre grosse poissecaille du disk 4 est le super-groupe Mod The Rage avec «Looking For You». On retrouve dans le groupe Buddy Ascott des Chords, Derwent Jaconelli et Steve Moran de Long Tall Shorty et Jeff Shadbolt des Purple Hearts. Le résultat ne se fait pas attendre, Jaconelli chante à la pointe de la glotte et derrière, les autres n’ont aucune retenue. Une vraie bombe ! Power & style, une fois de plus. All the Rage dirait Ian McLagan. Parmi les connus comme le loup blanc, voici le James Taylor Quartet avec «Blow Up» et les mighty Aardvarks avec «Arthur C. Clarke». Tout droit sortis de leur fascination pour le freakbeat anglais et les Small Faces, les Aardvarks délogent vite les dents du beat. Reed parle de magnificence et il raison, car la compile Cherry Red des Arrdvarks est un must inexpugnable. Avec «Worming», The Clique fait partie des groupes Detourés. Selon Reed they epitomize the best of a new breed of Mod bands playing 60s-centred R&B music in the 1990s. Eddie Piller les suit de près et Reed nous renvoie sur Self Preservation Society qui selon lui est resté un classic. Un autre classique devant l’éternel : «Something That You Said» by The Scene. C’est explosif, bien au-delà du common Mod craze, pah pah pah, emmené ventre à terre, chanté à la petite délinquance, au like you baby. S’ensuit un «Bend Don’t Break» des Australiens Stupidity, un Don’t Break lancé dans la nuit comme un scoot en folie, muté à l’orgue tournoyant et cuivré à la folie. Bien sûr, Eddie Piller les a repérés et collés dans la compile Countdownunder. Encore une belle trouvaille : The Moment avec «In This Town» et un beau bassmatic. Ça ferraille au paradis. Dans leurs parages on retrouve Ed Ball et Paul Bevoir, comme par hasard et Reed indique que le groupe s’est reformé avec Brett Ascott des Chords et Ben Addison de Corduroy à la prod, et qu’un album est attendu. Il est arrivé, Reed ! Il s’appelle The Only Truth Is Music. The Untouchables sont américains, mais on accueille leur «Free Yourself» à bras ouvert. Quelle belle escapade ! C’est une mixed-race band qui avale sa langue au chat ventre à terre. Ça vaut pour un shoot de fast stomp. C’est encore Eddie Piller et Terry Rawlings qui révèlent The Combine dans leur compile Countdown avec «Dreams Come True». Joli fracas d’accords. Tous ces groupes ont leur mot à dire. Il règne dans cette box une spectaculaire unité de ton. Non seulement The Combine fourbit le fracas, mais le groupe fourbit aussi la mélodie, alors t’as qu’à voir ! C’est tellement mélodique que ça fait tourner la tête du Mod craze. Reed indique que The Combine et Small World sont comme bonnet blanc et blanc bonnet, donc tout s’explique. Encore un Mod band Detouré : The Boss, avec «One Good reason», alerté tout du long par une fantastique énergie. Ils sont dans le bid Mod running down, the descending of it all. On retrouve Tara Milton dans le «Catcher In The Rye» de 5:30!, c’est-à-dire Five Thirty. C’est amené comme un hit des Who. Même énergie de windmill solaire, ça explose littéralement. On le sait depuis trente ans : Five Thirty est un groupe considérable. Oh encore une belle flambée de violence avec Solid State et «Train To London Town». C’est en plein dans les Who, no one gets out alive, avec une fin en folie. Le pire est que Solid State n’a même pas eu le temps d’enregistrer le moindre disque. Eddie Piller a aussi repéré The Kick avec «Julie London», un joli shoot de Mod pop avec des chœurs Whoish. Ils sont doux comme des agneaux, ils frisent l’«I’m A Boy». Tout dans cette box a de l’allure, c’est encore ce que montre l’«All I Want To Be» de The Reflection AOB. Tous ces groupes savent jouer et ce n’est pas du favoritisme que de dire ça. Même le plus petit cut accroche. The Reflection AOB ont des cuivres et une vraie voix. Reed qualifie The Studio 68 de wildcards of Mod. Il indique en outre qu’ils avaient un auto-destructive live set. C’est vrai que «Get Out Of My Hair» est du heavy stuff, du wild r’n’b à l’Anglaise, c’est noyé d’orgue et gorgé d’amphètes. Reed indique que Paul Moody est devenu journaliste et qu’il faut se mettre en chasse du lost album, PortobelloHello, sauvé des eaux par Detour, bien sûr.

Avec Reed et Eddie Piller, Garry Bushell est le troisième homme clé du Mod Revival. Du temps où il bossait pour Sounds, il fut le chantre du Mod Revival. Ses articles sont compilés dans un petit book qui vient de paraître : 79 the Mod Revival Time for Action: Essays from the Frontline. Bon, ce n’est pas de la littérature, mais Bush fait son boulot de journaliste, il est comme on dit chez les con-sultants «sur le terrain». Il voit les groupes sur scène et assiste aux bagarres qui éclatent entre les clans. Son book regorge d’épisodes violents qui rappellent l’ambiance du film sur les Cockney Rejects, East End Babylon. L’Angleterre fut à cette époque le théâtre de véritables batailles rangées entre ces ennemis héréditaires que sont les Mods et les rockies, sans oublier les punks puis les skins. Mais nous ne sommes pas là pour ça.

Les trois groupes vedettes du Mod Revival de 1979 sont les Chords, les Purple Hearts et Secret Affair, trois groupes sur lesquels Bush revient inlassablement, avec de l’éloge à gogo. Il rappelle que les Purple Hearts tirent leur nom du Dexamyl et que les Chords combinent the crashing power chords drive in a Jam/Jolt vein avec un sens aigu de la mélodie - Pop with guts ma babes (sic) and well structured stuff boot - Pour Bush, les Purple Hearts et les Chords sont les emblèmes de «the Mod on the street», alors que Secret Affair, prédit-il, va atteindre le mainstream (wider markets). Ian Page déclare : «We’re Mods without parkas», et Dave Cairns ajoute : «Our kids are into fashion, ils vont chaque semaine s’acheter des fringues and they’re into the go-go not pogo and that is what we’re about.» Bush ajoute que chaque fois qu’il voit Secret Affair sur scène, il trouve qu’ils sont simply the best, et il ajoute un peu plus loin : «Probably the best dance band in the country.» Ils combinent nous dit Bush old style Motown dance rhythms with Dave Cairn’s powerful biting rock guitar. Il rend aussi hommage à Long Tall Shorty. C’est Jimmy Pursey qui baptise ainsi le groupe, d’après une compo de Don Covay enregistrée par les early Kinks. Long Tall Shorty est le prototype du groupe brillant détruit par la poisse, mais qui se reforme en l’an 2000 autour de Tony Perfect. Ils jouent à trois, nous dit Bush, et qualifient leur son de «giffer punk». Bush évoque aussi The Rage, premier post ‘79 Mod supergroup qui se forme à la suite du split de Long Tall Shorty en 1974 : Derwent Jaconelli au chant, Steve Moran on guitar, Jeff des Purple Hearts on bass and a Chord Buddy Ascott on drums.

Mais la clé du Bush book, c’est la culture Mod, un phénomène typiquement britannique. «Ces pionniers, kids like Wayne Kirven, Steve Sparks and John Simon combinaient les influences - le jazz américain, la Nouvelle Vague française et l’Italian cool - to cook up something we see now as quintessentially English.» Il ajoute que dans son roman Absolute Beginners, Colin MacInnes taxe de ‘Modernist’ un jeune fan de jazz in sharp Italian clothes, un terme dérivé du Modern Jazz de Miles Davis et Charlie Mingus. Bush se fend de pages superbes pour nous dire à quel point Mod est anglais et surtout à quel point cette culture appartient aux kids. Au début, un tout petit noyau de «Jam fans as well as a lot of the older East End and Essex skinheads were talking about ‘going Mod’». Des mecs commencent à s’habiller et à se considérer comme des Mods. Le mouvement prend officiellement naissance lors d’un concert des Jam à Paris où se rendent cinquante London Mods, et pouf, les Purple Hearts jouent à Londres - Then Billy Hasset qu’on avait rencontré à Paris said why don’t we come and see his group, the Chords - Billy Hasset ajoute que Mod est une façon d’être, une attitude - Fun-loving and smart. On était des kids qui voulaient s’amuser, on voulait boire, danser, draguer des filles, aller aux concerts et être fiers de nous. Voilà ce que Mod signifiait à nos yeux. On voulait aussi s’en sortir, mieux que ne l’avaient fait nos parents - Bush en conclut que Mod se définissait en opposition aux ‘mug punters’ et aux dérives pseudo-politicardes du punk. C’est là que la scène Mod Revival a explosé, avec les Purple Hearts de Romford, Essex, les Chords de Deptford, South East London et Back To Zero from North London. La force de cette scène reposait sur sa capacité à prendre le meilleur du passé pour produire un son original - New Mod began to create a youth movement with vitality, direction and above all marvelous music - Et là Bush cite les hits : «Millions Like Us» des Purple Hearts et «Time For Action» de Secret Affair. En fait le Mod Revival est arrivé au bon moment, quand le punk n’avait plus rien dans le ventre - Mod was like a breath of fresh air to a tired circuit - Bush revient aussi longuement sur les scooter clubs et la scène Northern Soul du Wigan Casino et ses all nighters que les Mods vénéraient. Bush insiste pour dire que la culture Mod est née dans la rue et non dans les bureaux de la pop industry, une culture inventée par des kids déçus par le punk «but who kept its love of energy, sulphate, DIY ethics and three minute pop songs alive.»

Après la fin du Revival, Bush cite les Dexys en 1980 et le virage Soul de Paul Weller. Secret Affair va splitter avant de se reformer plus tard. De toute façon, la New Wave ravage tout et Mod replonge dans l’underground avant de refaire surface dans les années 90 avec Acid Jazz et Eddie Piller. Bush signale aussi l’émergence de la Britpop - more of a Mod baby - Mais au moins, pop was up-beat and axciting again. Bush dit que tous les tenants de la Britpop, Oasis, Blur, Pulp, Ocean Colour Scene, Supergrass devaient beaucoup aux groupes des sixties, aux Mods, au glam et au punk. En 1997 apparaissent enfin the New Untouchables de Rob Bailey - club nights, national and international weekenders, scooter runs, clothes and record markets - et bien sûr la série Le Beat Bespoké dont on va reparler. Bush achève son excellent trip nostalgique en signalant que Chris Pope des Chords est resté actif et qu’il continue d’enregistrer des albums de Mod-rock sur lesquels il va aussi falloir revenir.

Garry Bushell nous refait huit pages de Time for action dans un Vive Le Rock de l’an passé. Belle ouverture sur le scooter club, Secret Affair and Mod fans, c’est là qu’on apprécie le confort des magazines. Plein la vue. Mods anglais. La classe définitive. Bush reprend les grandes lignes de son book, Secret Affair, Long Tall Shorty, Chords, Purple Hearts et il rappelle que tout le mouvement était pur et spontané, à tel point que la sortie dans les salles du Quadrophenia movie plana comme une menace all over the beautiful fragile purity of it all. Le succès du film signifiait en effet l’arrivée des médias. Puis il y a l’épisode des fifty self-styled Mods descendus à Paris voir jouer Jam. Le chanteur des Purple Hearts Simon Stebbing rappelle l’autre caractéristique fondamentale du Mod Revival : «We stand for rebellion, but it’s not political. We’re not into politics.» Bush revient aussi sur les racines musicales de Secret Affair, «the big wheels of Motown, the greatest pop catalogue ever written (and like ska, the original soundtrack to Sixties Mod subculture). It was music you can dance to, agression served with melody and commitment.» Ian Page rappelle aussi à quel point il haïssait la récupération du mouvement punk par ceux qu’il qualifie de tinsel-and-tat merchants, inutile de faire un dessin : «Cette mafia qui a transformé le punk en produit et qui en a tué l’esprit. Pour moi, le punk était un message, l’idée qu’il fallait rejeter l’industrie, mais en dépit de ces belles paroles, ils ne l’ont pas fait. Les Clash ont signé sur CBS, nous aussi, d’ailleurs.» Bush rappelle aussi l’existence de Back To Zero, des Killermeters et des Merton Parkas dont le keyboardist s’appelait Mick Talbot. Il allait devenir célèbre en rejoignant Weller dans the Style Council. Il faut aussi se souvenir que le Mod Revival marchait de pair avec la scène 2 Tone, et c’est elle, avec les Specials, Madness et tous les autres qui allait décrocher le jackpot. Dave Cairns pense que la scène Ska avait un son plus facilement identifiable - The Mod Revival, unlike the Ska revivalists, didn’t have a similar musical style.» Cairns rappelle aussi que la presse anglaise s’est acharnée sur le Mod Revival - We got sticks from the music press, Sounds aside, for looking back to the sixties, but you couldn’t get more 60s than Prince Buster - Cairns ajoute que les Chords ont été coulés par leur label, Polydor, qui voulait préserver les intérêts de Jam. Les Chords étaient une menace, donc il fallait les annihiler. C’est ce qui est arrivé en France à Ronnie Bird. Puis le mouvement va s’écrouler, Simon Stebbing rappelle que les Dexy’s Midnight Runners et Madness faisaient au début leurs premières parties, puis ce sont les Purple Hearts qui se sont retrouvés en bas de l’échelle - down at the lower end of the chart. Sniff.

Signé : Cazengler, Garry Bouché

Millions Like Us. Box Cherry Red 2014

Garry Bushell. 79 the Mod Revival Time for Action: Essays from the Frontline. Red Planet Publishing Ltd 2019

Garry Bushell : Time for action. Vive Le Rock # 75 – 2020

 

Inside the goldmine - Big Bang

 

Naoh releva subitement la tête. Les oiseaux de nuit avaient arrêté de chanter. Un silence de plomb s’abattit sur les environs. Il sentit monter la peur en lui. Il s’empara de son pieu et se prépara au pire. Il posa une grande pierre plate au dessus des braises pour les protéger. Les autres membres de la tribu sentirent aussi le danger. Les femelles allèrent s’enterrer au fond de la caverne. Naoh entendit une brindille craquer à l’entrée de la caverne. Animal ou cannibale ? Il craignait surtout le tigre aux dents de sabre qui parlait d’une voix d’homme pour tromper la vigilance de ses victimes. Naoh tendait l’oreille. Il claquait des dents. Il redoutait plus que tout ces combats nocturnes. Lors de la dernière attaque de la caverne, un coup de massue tranchante lui avait arraché une jambe. Il dut se fabriquer une béquille sommaire. Son pauvre corps était couvert de cicatrices, la plus spectaculaire étant celle de l’avant-bras droit, un cannibale essayait de lui dévorer le bras pendant qu’il l’éventrait avec un gros silex. Les cannibales pouvaient se montrer plus féroces que les tigres. Ils mangeaient eux aussi leurs victimes vivantes. Puis il y eut des chuchotements. Naoh entendait battre son cœur. Soudain une silhouette surgit dans l’entrée éclairée par la lune. Cannibale ! Les hommes de la tribu se levèrent tous ensemble, terrorisés mais prêts à se battre. D’autres silhouettes se joignirent à la première. Les deux camps s’observaient, figés dans le silence. L’un des inconnus leva les bras au ciel et déclara :

— Ola les gnards ! On passait dans l’secteur, on a vu d’la lumière et on s’est dit p’t-être qu’y vont nous payer un scooop ?

Les hommes poussèrent un gros soupir de soulagement. Naoh déplaça la pierre plate, souffla sur les braises et lança un feu de bienvenue. Il leur fit signe de s’asseoir :

— Vous nous avez foutu les chabada, bande de troncs ! On a un coup d’ratafiac à vous ch’proposer, ça vous dit d’trincouiller ?

— Walhalla, chooper ! C’est quoi ton blazard, gros ?

— Je suis Naoh ! You-youh, Naoh-na-kunne-patte ! Et toi c’est comment ?

— Bang ! Lui, ché mon frangirac Bing et l’aut’ là, c’est Beng, des vrais corniflards !

 

Bang était peut-être l’ancêtre de Bang, un trio de surdoués de Philadelphie. Vu la gueule des trois Bang, c’est même fort probable. Il y a forcément des puces dans la crinière et la barbe de Frank Ferrara, le bassman/chanteur de Bang. Dans un petit book paru en 2018, Lawrence Knorr raconte leur histoire : The Bang Story - From the Basement to the Bright Lights. En fait, le pauvre Knorr n’a pas grand chose à raconter. Le seul intérêt du book est de nous rappeler que dans les early seventies, le circuit du rock américain grouillait littéralement de groupes. Une fois lancés par Capitol, les trois Bang, Frank Ferrara, Frankie Gilcken et Tony Diorio ont côtoyé toute la faune de l’époque, des Three Dog Night à Cactus en passant par Brownsville Station et tout ce que le rock américain comptait de prétendants au titre. Basés à Philly, les trois Bang durent quitter la ville qui était alors en plein boom de Philly Soul. Un groupe qui prétendait sonner comme Sabbath n’avait aucune chance de s’y faire connaître. Ils mirent le cap sur Miami et commencèrent à jouer dans les stades.

Ces mecs ont tout de même réussi à sortir six albums, ce qui n’est pas rien. Le plus connu est sans doute le fameux album sans titre paru en 1972. Cet album fait partie des chefs-d’œuvre des seventies. On le voit dès «Lions Christians», un cut amené au ouuh yeah typique de l’époque et au petit chant plein de hargne à la Ozzy, mais early Sab. Just perfect ! Voix colorée et bonne production. Ils passent au big heavy Sound System avec «The Queen». On note une persistance du chant ozzien et on se régale de l’onctuosité du solo de guitare. Il raconte son histoire de service. So Bizarre. Rien de laborieux, chez Bang, bien au contraire. Ils disposent d’une merveilleuse aisance. Ils dégagent même une sorte de grâce avec un «Come With Me» chargé de son éculé de basse fosse et bien explosé au cymbalum de satrape. Les décollages en solo sont superbes et inspirés, très tiguiliguili et sous tension, comme indisciplinés. La fête se poursuit en B avec «Our Home». Ça reste du prog anglais américanisé. Quel magnifique bouquet de son ! Bang joue un rock savoureux et peut se montrer diablement mélodique. Ils enchaînent avec «Future Shock», joué au riff sévère qui ne plaisante pas. On se repaît de cette belle mélasse hérissée d’électricité aussi râpeuse qu’une peau d’iguanodon. Leur heavyness est attachante, on voit qu’ils visent les sommets du genre. Ils en ont les moyens. Tout aussi superbe, voilà «Questions». Frank Ferrara chante comme un dieu des cavernes. Et ils terminent avec «Postman», beau slab de seventies rock. Pour l’amateur de rock seventies, c’est l’album idéal.

Leur premier album, Death Of A Country, n’est jamais sorti à l’époque. Il fut enregistré au Criteria de Miami par Ron et Howie Albert. Au moment où ils signent leur contrat avec Capitol, ils apprennent que leur premier album dont ils sont si fiers ne sortira pas. Pourquoi ? Capitol jugeait le son trop hard. Il n’est sorti qu’en 2011, sur un petit label spécialisé justement sur le son hard, Rise Above Records. Bon, il faut bien reconnaître que ce n’est pas l’album du siècle. Ils se veulent aventureux et tentent d’imposer un son, c’est plein d’iode et d’électricité, ils sont intègres, ils banguent du Bang. Ils sont marrants et très impliqués, mais leur son va plus sur le prog que sur le heavy rock. Ils partent en mode heavy Bang avec «Life On Ending», mais il n’y a vraiment pas de quoi en faire un fromage. Du son, c’est sûr, mais pas de compos. Ils restent coincés dans l’arrière boutique des seventies, d’où la décision des oies du Capitol.

Leur premier album officiel est donc le Mother/ Bow To The King paru en 1972 sur Capitol. Ils vivent pendant l’enregistrement un petit psychodrame : on demande à Tony Diorio de ne pas jouer et on colle à sa place un autre batteur. Du coup, Tony quitte le groupe et rentre au bercail, écœuré. Ils démarrent sur «Mother» et développent les beaux chevaux vapeur de 1972. Frank Gilcken amène du jeu et son départ en solo impressionne. En fait, Frank Ferrara sonne au chant comme l’early Ozzy, avec cette petite insistance de Birmingham. Ils ont tous les réflexes et connaissent toutes les ficelles de caleçon. Dans «Humble», Gilcken passe de beaux solos abrasifs. Ferrara refait son Ozzy dans «Idealist», il ne lâche pas l’affaire et c’est de bonne guerre, yeah yeah. De l’autre côté, «Feel The Hurt» flirte avec le heavy balladif, c’est même visité par la grâce, ils chargent bien la barcasse de la bangasse, ça joue les prolongations et ça regorge de power. Dans «Tomorrow», on entend les backing singers, elles swinguent ça au sexe pur, elles jivent leur Tomorrow à la black. On les entend encore dans «Bow To The King», elles chantent juste derrière, les filles sont folles, elles explosent la braguette du bow. Avec ce Bow, Bang aurait pu devenir big.

L’année suivante, Capitol leur demande de sonner plus pop. Plus pop ? On leur demande de sonner comme les Raspeberries, de faire de la power-pop. Ils ne sont pas du tout faits pour ça. Le résultat s’appelle Music. On sent un gros malaise dès «Windfair» : cette petite pop faiblarde et plan-plan tourne joliment en rond. Ils tentent de sonner comme les Beatles avec «Don’t Need Nobody» et se mettent à chanter comme des petits branleurs sur «Page Of My Life». Le malaise grandit. Il faut attendre «Exactly Who I Am» pour retrouver la terre ferme. Ils y sonnent exactement comme Badfinger. Leur pop légère et très anglaise impressionne. Les voilà devenus complètement anglophiles avec «Pearl And Her Ladies», une ode aux groupies et l’album devient passionnant avec «Little Boy Blue». C’est un son très confortable, avec du solo à la coule. Dans son book, Knorr raconte que Bang sonne ici comme Big Star - Everything will be ok in the end my friend - C’est excellent. Ils repartent en mode fast Bang avec «Brightness». Ce démon de Gilcken alimente à outrance, il joue même du solo trick au dessus de son track - And all the plans we plan to do - Gilcken joue au fast picking, c’est un sérieux client. Pourquoi diable ce groupe n’a-t-il pas explosé ? Mais l’album ne marche pas et Capitol coule le groupe. À dégager.

Ils se reforment en 1999 pour enregistrer RTZ. Return To Zero sur leur label, Bang Music. Devenus indépendants, ils ne risquent plus rien. Et là, attention, RTZ est un album extraordinaire. On a tout de suite du gros son, les trois Bang ne sont pas là pour rigoler. On les sent parfaitement à l’aise dans leur vieille heavyness pleine d’accents légers. C’est un album très instructif : on y apprend qu’on peut claquer des power chords et rester léger. Le morceau titre est excellent, ambiancier, ils tiennent bien la bavette, Frank Gilcken montre toujours des dispositions à éclairer la nuit avec ses solos. C’est dans «Should I» qu’il excelle par dessus tout. Il est terrific de présence - Good advice/ That’s a start - et il part en vadrouille d’arpèges. L’incroyable bonne santé du big Bang ! Gilcken se balade, il coiffe «Another Time» d’un jeu superbe, il est all over the place avec son jeu dévorant. Ils proposent encore une belle dégelée d’«Here I Go», une pop-rock de bonne encolure, Gilcken est dans tous les coups fourrés, il omniscie en mode kill kill. «Lil’ Joe» sonne comme un cut des Stray Cats, c’est du gros beat rabâcheur extrêmement bien soutenu au pulsatif et Gilcken s’y fourvoie à la note généreuse. Ces mecs tiennent leur son par la barbichette. Ils atteignent une sorte de plénitude. «Be The One» est encore de très haut niveau, chanté au dessus d’une palanquée de gros accords de concorde. Spectaculaire ! Gilcken reste imparable et même flamboyant. C’est incroyable comme leur son a bien évolué. Ils sont brillants au delà de toute expectitude. Dans «Middle Of The Night» - It’s been son long/ Since you been gone - Gilcken passe un solo effaré. Leur aisance les exonère non seulement de tout impôt, mais aussi de toute critique. On sent chez eux une facilité extraordinaire, une maîtrise du son qui dépasse les normes. Il faut les écouter car ils sont bons. Encore de la belle pop atmosphérique avec «Kissing Me», et un «True Love» chanté au sommet du lard fumant. Cet album est un chef-d’œuvre.

Leur dernier album date de 2004 et s’appelle The Maze. Il s’y niche un véritable coup de génie, la reprise de «Bow To The King 2». Gilcken est à la manœuvre pour sept minutes et ça monte vite en puissance, et comme le groupe s’appelle Bang, il est logique que ça explose. C’est blindé aux chœurs de gospel et ça goutte de jus. Ces mecs sont les rois de l’explosivité. Le morceau titre est un heavy blues bien senti, bien foutu, avec des relents mélodiques au coin du bois. Ils tapent leur «Momo Rock» au heavy revienzy. Gilcken veille bien au grain, ne t’inquiète pas. Il profite de «RTZ2» pour envoyer quelques torpilles et ils taillent bien la route avec l’atypique «Popcorn Dreams». Ils refont du Sabbath avec «413» et Frank Ferrara embarque «Eve Of The End» à l’anglaise. Ils renouent avec l’écroulement des falaises de marbre, avec les entractes d’espagnolades, ils disposent de moyens énormes. Ils finissent leur album dans les affres du meilleur power rock américain et gagnent encore en respectabilité.

Signé : Cazengler, Banc (public)

Bang. Mother/ Bow To The King. Capitol Records 1972

Bang. Bang. Capitol Records 1972

Bang. Music. Capitol Records 1973

Bang. RTZ. Return To Zero. Bang Music 2000

Bang. The Maze. Bang Music 2004

Bang. Death Of A Country. Rise Above Relics 2011

Lawrence Knorr. The Bang Story - From the Basement to the Bright Lights. Sunburry Press 2018

 

 

L’avenir du rock

- My soul belongs to the Drugdealer

 

À l’aéroport, l’avenir du rock présente son passeport. L’agent des douanes consulte son écran. Il semble y avoir un problème car il appelle son supérieur.

— Mettez-vous sur le côté en attendant, monsieur, lance l’agent d’un ton sec.

L’avenir du rock se met sur le côté. Le supérieur arrive et l’agent lui tend le passeport.

— Suivez-moi, fait le supérieur d’un ton sec.

L’avenir du rock suit le supérieur. Ils empruntent un couloir et le supérieur le fait entrer dans une pièce.

— Déshabillez-vous. Nous allons procéder à une fouille corporelle.

L’avenir du rock s’exécute. Il a l’habitude.

— Enlevez tout ! Tournez-vous, baissez-vous et toussez !

Au moment où le supérieur approche de l’anus pour l’examiner, l’avenir du rock lâche l’un de ces ignobles pets dont il a le secret.

— Arggghhh ! Espèce de dégueulasse ! Je vais vous coller une prune pour insulte à agent de la force publique dans l’exercice de ses fonctions, vous allez voir !

— Mais je ne vous ai pas insulté. J’ai simplement envie de chier. Dépêchons-nous car je vais chier dans votre bureau ! J’ai le bamboula qui tape au carreau !

Grâce au travail de sape des médias, l’avenir du rock et les drogues sont devenus indissociables. Pourtant, il ne prendrait jamais le risque d’en transporter, mais vous savez comment sont les représentants de l’autorité. Ça ne vole jamais bien haut. Au fond, ce qui amuse le plus l’avenir du rock, c’est l’énorme différence des poins de vue : contrairement aux représentants de l’autorité, il a très haute opinion du Drugdealer.

Aux yeux de Martin Ruddock, Drugdealer fait des vagues avec ses impeccable cinematic Laurel Canyon grooves. Les Shindigers ont vraiment le don des formules chatoyantes ! En fait, le cerveau de Drugdealer s’appelle Michael Collins. Drugdealer est en quelque sorte son Wrecking Crew. Le parallèle s’établit assez vite avec Brian Wilson, car Michael Collins est aussi songwriter et arrangeur. Il cite d’ailleurs comme influence le Sunflower des Beach Boys - I really like ‘Tears In The Morning’ - Quand il n’est pas en Californie, il est au Texas pour bosser avec un autre démon de midi, Tim Presley, le cerveau de White Fence. Pour Drugdealer, Collins s’entoure de sacrés luminaries : Ariel Pink et Natalie Mering of Weyes Blood fame. Il assemble son Wrecking Crew en fonction des cuts.

Une belle énormité se planque dans The End Of Comedy. C’est le morceau titre. Natalie Mering of Weyes Blood fame chante cette complainte pianotée. Elle allume autant que tout le Brill réuni. Elle est d’autant plus balèze que ça joue au piano sec. On imagine que Michael Collins chante la mer de rien de «Sea Of Nothing». Il se prélasse dans le son avec une autorité qui en dit long sur son amour pour les Beatles du White Album. Il va chercher un son out of nowhere et parfaitement séquencé sur les ondes du legendary strut. Cet album est visité par les esprits. «The Real World» sonne comme la pop-song parfaite. Michael Collins fait jouer les mecs habilités, c’est bien foutu, such a psychedelic place, ça vient siffler dans le groove d’air chaud à la Brian Wilson, parmi les magnolias en fleurs. On retrouve Weyes Blood dans «Suddenly». Elle règne sur l’album, elle se prête au jeu de flavor et sait rester à sa place. Et voilà Ariel Pink qui sort des limbes pour chanter «Easy To Forget». Il lalalalate tout ce qu’il peut, avec un son que la prod suit à la trace. Curieux effet. Michael Collins a engagé un flûtiste qui s’en donne à cœur joie dans «Were You Saying Something», mais ça tourne au gag.

Trois ans plus tard paraît un Raw Honey infiniment plus pertinent. On retombe en pleine beatlemania avec «Honey». Oui, Michael Collins est en plein dedans. C’est encore Weyes Blood qui chante cette merveille. Quelle belle présence psychédélique ! S’ensuit un admirable cut de pop lumineuse intitulé «Lonely». Un certain Harley Hill-Richmond chante ce cut pour le moins extraordinaire. On se croirait encore une fois chez Brian Wilson. On monte encore d’un bon cran avec «Lost My Dream». Michael Collins l’explose. Ce mec crée de la magie, le buzz est bien fondé, on est en plein cœur du mythe d’une sunshine pop jouée dans l’ersatz de l’apanage des Alpes, avec tout le son de l’âge d’or. On entend jouer une belle fanfare de poppy groove. Il faut voir comment c’est salué aux trompettes. Collins fait du pur jus de Steely Dan avec «Fools». Il tape dans les vieilles formules gagnantes, avec ce groove qui voyage sous la peau, le vieux groove des jours heureux. Michael Collins cristallise les vieux rêves. Il ne compose que des hits demented, comme le montre encore «If You Don’t Know You Never Will». Il se situe dans l’énergie des Beatles. On ne peut pas écouter un mec comme lui à la légère. Chez lui, tout est extrêmement soupesé dans la balance. Dans «Wild Motion», Michael Long prend un joli solo à la George Harrison. Encore de la pop digne des Beatles avec «London Nightmare», oui, une pop bien enveloppée et tenue au chaud, chantée d’une voix transie d’inspiration.

Signé : Cazengler, Crottedealer

Drugdealer. The End Of Comedy. Weird World 2016

Drugdealer. Raw Honey. Mexican Summer 2019

Martin Ruddock : A taste of honey. Shindig! # 92 - June 2019

 

 

DELPHINE DORA ( I )

Certains, les esprits étroits, pourraient s'étonner qu'après la présentation de ILS la semaine dernière, je m'intéresse cette fois-ci à Delphine Dora. Y aurait paraît-il comme de la dichotomie entre ces deux sortes de musiciens, les premiers provenant des tonnerres du hardcore, et la seconde plutôt, pour filer la métaphore, de La symphonie pastorale de Beethoven, dans ses passages les plus agréablement agrestes... pour employer un mot qui résonnera mal aux oreilles des purs rockers, nous emploierons celui du folk, mais d'un folk qui s'apparenterait pour rester dans les démarches de groupes que nous avons déjà présentés à Forêt Endormie qui n'a pas peur de zieuter du côté de Verlaine ou de Debussy, ou à Stüpor Mentis qui au travers d'un chant lyrique et d'une ambiance gothique, privilégie avant tout la transcription sonore de l'impact poétique de grands textes tel le Prometheus Unbound de Percy Bhisse Shelley.

Delphine Dora est pianiste, elle a une trentaine de disques ou d'enregistrement divers derrière elle, le genre d'Ovni ( objet vibrophonique neuf et inouï ), qui fonce dans l'inconnu, tantôt en solitaire ou à effectif réduit, tantôt en compagnie d'équipages de mutins hétéroclites, elle est exploratrice de contrées étranges et nouvelles, qui allient musique, poésie, peinture, non pas qu'elle soit en recherche d'un art total wagnérien, mais elle ose se lancer en des démarches borderline prêtes à toutes les dérives et à toutes les ambitions.

Nous nous intéressons pour cette première approche à deux de ses enregistrements. Tous deux effectués en 2018, paru cette même année pour le premier et deux ans plus tard pour le second.

EUDAIMON

( Three : Four Records / Avril 2018 )

Delphine Dora : piano, vocals, composition, recording, mixing / Katleen Raine : words

Artwork : Dovile Simonyte, lithuanienne née en 1991, un tour sur son Tumblr s'impose, elle ne possède pas le monde, c'est bien mieux, elle possède son monde à elle, à Elle. La pochette composée pour l'opus est prodigieuse, non pas par l'habileté du graphisme mais par le fait qu'elle est habitée par l'Idée de ce qu'elle a à exprimer. Nous expliquerons davantage dans l'analyse même de l'opus.

Petit cocorico : Delphine Dora est française, elle chante en français mais aussi en anglais et aussi en autre chose ( nous verrons dans la deuxième chronique que nous lui consacrerons ). Pour ce disque la langue de Keats s'impose puisque les paroles sont des poèmes de Katleen Raine poétesse anglaise née en 1908 et morte en 2003.

Delphine Dora : piano, vocals, composition, recording, mixing / Katleen Raine : words

HGA : en toutes lettres Holy Guardian Angel, ne connotez point cet ange gardien sacré avec une vision christique, vous risqueriez de mésinterpétrer le texte de Katleen Raine, cet ange n'écarte pas les dangers qui vous guettent, sa fonction n'est pas de vous maintenir en vie, elle est de vous permettre le passage vers la mort. Dora vous aide à comprendre, quelques touches claires de piano et sa voix joyeuse, doublée avec ce léger décalage qui lui donne cet air naïf et innocent de ritournelle virginale. Gospel allègre qui remercie Dieu, comprendre les Dieux, de lui offrir la mort éternelle. Toutefois Dora n'est pas Raine, elle rajoute quelques notes mélancoliques sur la fin. Who are we : mouvement plus ample, un des poèmes les plus célèbres de Raine, le premier morceau aurait pu laisser croire que Raine professait un nihilisme destructeur. Il n'en est rien. Rien à voir non plus avec les trois questions angoissées de Gauguin : D'où venons-nous, Qui sommes-nous, Où allons-nous ? Raine connaît les réponses, nous venons de la mort, nous sommes des vivants, nous allons vers la mort, rien de terrible, la vie vient de la mort et la mort provient de la vie, c'est un cycle, Platon parlerait de la transmigration des âmes, mais pour Raine, cette explication n'est qu'une image, Dora traduit cela, non pas par des touches noires, non pas par des touches blanches non plus, elle ne croit peut-être pas aux ivoirines qui lui semblent trop bien sonner pour être honnêtes et les touches nocturnes lui font sûrement un peu peur, alors elle se sert des touches grises. Faut être un sacré pianiste pour les trouver sur un clavier, mais c'est justement ce qu'elle est. Honesty : le chant s'élève et chantonne, superposition, l'une qui chante et la même qui parle comme si elle lisait, il y a toujours deux manières d'appréhender la réalité, il semblerait que celle du bas se hausse vers le haut, medley de douceur mais Parménide nous a prévenu, s'il y a deux chemins, l'un n'est que mensonge. The Pythoness : un jeu beaucoup plus lyrique, sont-ce les vapeurs qui montent des abysses ou un Dieu qui descend, des notes qui enjambent le clavier et la voix claire et voilée qui se termine en extase... il est temps de regarder la pochette, si une route monte et si une autre descend, peut-être les deux n'en forment-elles qu'une seule, qui se referme en cercle, mais le serpent ne se mord pas la queue, il s'infiltre autour du corps de la pythonisse, et la femme à son tour devient serpent, sa chevelure ondoie dans l'infini, elle est celle qui permet au cercle de se fermer et de s'ouvrir, est-elle le symbole du poëte, et n'est-elle pas aussi Dora Delphine qui par son piano revisite le mythe de l'omphalos de Delphes sis dans le temple d'Apollon pythien... Not in time : nous ne reviendrons pas dans ce temps puisque nous y reviendrons toujours, et si nous y revenons toujours nous y restons éternellement, Dora joue à l'institutrice, elle prononce lentement les mots, elle sait qu'ils sont difficiles à comprendre, ses doigts claquent sur l'ivoire, toujours cette seconde voix qui essaie de faire passer la difficulté, sans y parvenir vraiment, comment faire admettre que la partie contient le tout. Qu'un fragment de temps englobe l'éternité. No-where : une procession qui passe, la voix portée en avant tel le foc du voilier gonflé par l'alizé, des notes qui brillent comme si les étoiles avaient refusé de s'éteindre le jour venu, et puis le tout s'en va et disparaît, comment voulez-vous que cela reste, s'il n'y a plus de temps il n'y a plus d'espace, car celui-ci n'est qu'un point sur lequel il n'y a pas assez d'espace pour que l'on puisse s'arrêter. Retour à la transmigration platonicienne. The wilderness : le piano ronronne en majeur, mais la voix ne suit pas, elle reste en arrière, elle est comme écrasée par l'ampleur sauvage de la nature, l'on dirait qu'elle se parle à elle-même. De toutes les manières elle ne connaît pas les réponses. Âme perdue dans l'immensité du monde, Raine est entrée enfant en poésie grâce à son père qui était un amateur de Wordsworth, le poëte anglais de la nature panthéïque radieuse. Lorsque l'on grandit l'on a du mal à perpétuer l'enseignement de ses parents, l'on essaie de creuser par soi-même et au fond du trou on ne trouve pratiquement rien, un point qui dure une seconde. The sphere : une voix fragile mais sereine, des notes qui s'égouttent telle la rosée qui tombe de l'herbe, l'infiniment petit est aussi l'infiniment grand, tout est question de perspective, il faut savoir regarder et comprendre que tout instant est éternel, l'homme est une particule qui zigzague sans fin entre la mort et la vie. Eudaimon : le morceau charnière, sur la crête entre deux abîmes, un des plus courts, il est difficile de garder l'équilibre, la voix de Dora est emplie de sérénité, le chant est une ballerine à petits pas sur le fil tendu. Il est deux façon d'entendre le mot Eudaimon, est-ce un immortel heureux ou un homme heureux qu'un immortel fasse attention à lui, dans les deux cas, vue d'en bas l'homme côtoie les Dieux, vue depuis d'en haut l'immortel côtoie le mortel, pour bien comprendre il faut faire un pas, quitter l'exil de l'âme platonicienne qui après d'innombrables réincarnations, grâce à la transmigration, atteint enfin le royaume rayonnant et contemplatif des idées, ou alors prendre l'ascenseur ultra rapide plotinien qui permet à l'âme individuelle par une succession d'ascèses et d'extases de pénétrer dans la sphère du divin, le mortel se métamorphosant en immortel... Kathleen Raine a beaucoup étudié les néo-platoniciens, autrement dit elle a été une auto-initiée... Proclus, le dernier d'entre eux a ainsi sauvé l'historialité du paganisme interdit par le christianisme en le hissant dans la pointe ultime et diamantine de l'île des Bienheureux. D'où les Dieux préparent leur retour. On a deserted shore : si les dieux se sont retirés, le monde n'est plus qu'une rêve déserté, Raine symbolise cette absence par un chagrin amoureux, l'amant est inatteignable, le morceau est pratiquement parlé, car le chant se tait, chandelle de désespoir soufflée par un vent mauvais, et le piano lui-même éparpille ses notes dans le silence, mais la plainte reprend en mineur, la bougie de l'être est éteinte, mais se consume encore celle du non-être. Lament : la voix comme une brise qui se complaît dans sa solitude, piano cahin-caha, regardons autrement, toute complainte lamentable comporte sa beauté, encore une fois le chant s'arrête au milieu du gué, il se reprend sans rien demander au monde. Toute chose ne se suffit-elle pas à elle-même. La plus atroce, la plus cruelle, la plus insipide n'est-elle pas une parcelle d'absolu. Death's country : chant de victoire, rythme martial, le soleil se lève à l'orient de tout chagrin, finirait-il dans la mort, n'a-t-il pas atteint le pays de la renaissance. La mort n'est pas un terminus, juste un passage vers la vie. Fire : plénitude de la destruction, deux voix qui s'exhaussent, retour au mythe stoïcien de l'éternel retour, s'il n'a pas de fin il n'y aura pas de retour, sinon notre vie n'est qu'un ensemble de préceptes moraux. Moraline a dit Nietzsche. Pour que l'aurore brûle elle doit être ardente. Déflagration cosmique. The invisible kingdom : la voix et le piano comme un baume, un des poèmes les plus célèbres de Raine, le Royaume invisible n'est pas au bout de la route, il est lui-même la route, la mort est présente dans la vie, elle n'arrive jamais par hasard malheureux, ou par accident stupide, elle est constitutive de la vie, rien de plus facile que d'atteindre l'autre rive, sur n'importe lequel des rivages où vous vous trouvez. La différence n'est pas bien grande, elle est même infime, Rilke exprimera cela d'une façon bien plus percutante en disant que l'ange ne sait s'il passe parmi les morts ou les vivants. Lily of the valley : printanier et virginal, chant d'oiseau, une ronde enfantine de jeunes filles ces brins de muguet qui embaument si fort la vie, qui embaument si fort la mort. Words : le dit d'Hamlet, des mots, des mots, des mots, en tant que vanités humaines, mais aussi mots de démarches poétiques, mots de poésie, beaucoup d'angoisse et de douceur, la voix délaisse les mots et vocalise, les mots ne sont-ils que des passerelles trouées lancées au-dessus des abîmes entre les hommes et les humains, entre les mortels et les immortels. Des cercles de cellophane d'où peut surgir à tout moment le tigre de la réalité ou de la panthère de la poésie. The unloved : sans amour, sans forme à donner au monde, chuchotis de piano qui marque davantage les espaces de son silence, lecture à deux voix pour se donner courage, toutefois le chemin de solitude traverse le monde comme tous les autres chemins. Last things : les dernières choses sont aussi les premières, appui de clavier et la voix qui prend le devant de la scène, s'infléchit bientôt dans le jardin du monde, s'apaise et le piano ronronne comme la bouilloire sur le feu, incessantes mutations de climats, l'on change sans arrêt de sentiment, d'attitude, l'impression de se regarder dans une glace et de s'essayer à être soi en modifiant les rides du sourire de notre visage, n'est-ce pas illusoire, de vouloir se figer en soi-même, les dernières choses sont aussi les premières, aussi vaines, nous déambulons dans le monde comme en nous-mêmes, le paradis est notre pays, il est inutile de pleurer.

Une voix souvent doublée et décalée au mixage, des notes égrenées, qui tombent tels des petits pois écossés dans l'assiette, c'est tout. Pas d'éclats. La poésie de Katleen Raine en ressort mise à nue, dévêtue de sa prosodie classique, du folk si vous voulez mais dépourvu de ses facilités populaires, point de refrain, juste des sentiers qui se perdent un peu et se continuent on ne sait comment. Cet album est un miracle de grâce qui confine à la poésie la plus pure.

EUDAIMON II

( Three : Four Records / Octobre 2020 )

Delphine Dora : piano, vocals, composition, recording, mixing / Katleen Raine : words

Ce n'est pas une suite. Un vinyle ou un CD offrent des capacités limitées. Pour le disque précédent il a fallu faire un choix parmi les trente morceaux enregistrés, Maxime Guitton s'est chargé de cette tâche, l'on peut comprendre comment il l'a élaboré. La première partie d' Eudaimon regroupe des poèmes que l'on définira comme théoriques, contemplatifs et philosophiques, la deuxième partie délaisse un tantinet ces aperçus métaphysiques et se rapproche du vécu individuel du poëte, il n'est pas toujours aisé de faire coïncider sa vie avec ses idées, surtout lorsque celles-ci ne vous traversent pas la tête, mais s'apparentent à des formes immuables, extérieures à votre situation dans le monde.

La couverture de cet album est moins percutante que celle d' Eudaimon. Une photographie de Delphine Dora de pied, dans une forêt, prise de loin. Des sapins derrière elle, sur sa gauche s'élève un énorme tas de rondin, preuve que l'exploration forestière bat son plan. Nous refuserons l'interprétation écologique sur l'empreinte carbone. Nous préférons y voir cette proximité entre la vie et la mort qui est au fondement de la poésie de Katleen Raine. Une photo plus subtile qu'elle en a l'air. Doit en exister quelques millions de semblables par le monde. Oui, mais il faut savoir lire entre les arbres.

The traveller : quel est ce voyageur, si ce n'est un ange qui marche dans la forêt du monde, pour une fois Dora chante vraiment, une mélodie à pleine voix mais discrète, le piano quant à lui accompagne, il ne se permet aucun commentaire dissident, l'en est dissuadé par la ferveur du timbre, non pas une prière, mais un dialogue, peut-être mieux : une entente. The presence : plein-chant, discret certes mais présent, sans quoi comment être au plus près de cette présence, de cette autre rive, de ce pays où l'on arrive toujours, de ce royaume invisible qui ressemble tant au royaume près de la mer où repose Anabel Lee. La gravité du propos impose la sourdine au piano, le chant l'efface et l'annule. Azrael : piano funèbre, Azrael est l'ange de la mort, le morceau est arrangé comme un requiem, ici Delphine Dora se confronte à la vision de Katleen Raine, une reine trop froide selon elle, Delphine conquise et fascinée mais peu encline à souscrire à de telles vues. Elle jette un regard mélancolique sur la beauté du monde qui rebondit sur les touches de l'instrument. Night though : voix blanche et piano ralenti, Dora est entrée dans le corridor du monde, ce n'est pas le monde qui a changé mais elle qui perçoit sous son écorce chamarrée une couleur plus sombre intimement mêlée à l'apparence des choses, mais invisible, le rythme ralentit, n'est plus qu'une légère couche de neige froide sur laquelle il faudra bien s'aventurer, quoique le danger ne soit pas bien grand. Invocation : une certaine sérénité, car toute invocation repose sur un espoir, presque un chœur de demandantes, une voix se détache et la musique se brise, tout repart plus assuré, car l'on peut invoquer sans avoir une ferme volonté d'être exaucée, terrible solitude dans ce morceau malgré la surmultiplication des voix. The world : piano évanescent, au contraire de la voix qui affirme la vanité du monde, que rien ne reste, que tout bouge, tout tremble, tout change, qu'il est nécessaire d'en prendre son parti et mettre ses actes en accord avec sa vision tremblante du monde. Two invocations of death : la pièce la plus longue du disque, située à l'exact milieu, l'instant décisif, presque gaie dans sa première partie, l'on ne s'attend pas à ce chant folâtre, mais peu à peu la gravité du propos impose un certain trouble, l'hésitation est surmontée, le rythme est ralenti mais avance sûrement, une touche noire enfoncée, et les pas progressent toujours, rien n'arrêtera celle qui marche, elle entre dans la zone d'ombre éclairée par sa seule volonté, elle s'éloigne dans la nuit, est-elle celle qui marche ou est-ce un ange qui s'approche. Spell of sleep : notes cristallines et chant pointu, venus du plus profond, le tout accompagné d'une voix de récitante creuse et comme désincarnée, si l'on traverse les états du sommeil, l'on voyage aussi dans les degrés de l'être. Plus loin que le rêve. Spell against sorrow : hantise orphique qui descend sans fin sans espoir de retour, des notes de piano cassantes qui brisent les oreilles, est-ce le prix à payer pour atteindre l'autre rive, pour effacer tout ce que l'on laisse et connaître la Joy : chuchotements, elle n'est pas éclatante, elle claudique dans d'obscurs souterrains, de la voûte du piano tombent des notes qui s'écrasent avec des reflets d'eau lustrale. Isis wandered : Isis errante à la recherche si vous voulez du sexe d'Osiris mais pour Raine d'une plus grande compréhension du monde, sous toutes ses formes, de l'étrange acceptation des bêtes et de la tranquillité paisible des arbres, ceci pour une rive, et pour l'autre cet eudaimon incompréhensible qui nous pousse et nous devance sur l'autre rive, sur l'autre rêve d'un embrassement, d'un embrasement total, car si la nuit est égale au jour notre insatisfaction émerveillée est partout la même. Purify : nous sommes passés par des siècles de purification intense, l'écorce de notre chair a enfanté un autre cercle et puis s'est dégradée jusqu'à ce nous soyons ombre translucide dans le royaume invisible. Nocturne : un tel titre sied à un pianiste, mais Delphine Dora ne chopine pas, elle est partisane d'une musique qui se décharne, qui se déquasme, qui se tait. La nuit se fait. Silence.

Eudaimon II est très différent d'Eudaimon ( I ). L'on comprend les choix de Maxime Guitton. Il a privilégié pour le premier opus, les morceaux qui retraçaient et explicitaient l'itinéraire poétique de Katleen Raine. Mais si Delphine Dora a tenu à collecter ce deuxième volume, c'est parce qu'elle a compris que ce premier opus ne révélait que la face claire, acceptable pour un large public de la poëtesse, mais qu'il en existait une autre plus sombre, qui conte par bribes essaimées dans ses recueils, ce que selon Nerval l'on appelle la traversée de l'Achéron. Dans les deux sens. Cycle orphique que chantera Rilke. Reste encore à s'interroger sur cette notion de présence chère à William Butler Yeats, dont Katleen Raine fut une fervente admiratrice. Pour ceux qui suivent certaines de nos chroniques, Yeats fut membre et même Grand Maître ( entre 1901 et 1903 ) de La Golden Dawn qui compta parmi ses membres Aleister Crowley... Pour ma part je rajouterais que si vous écrivez Eudaimon, Eudaïmon, vous n'êtes euphoniquement pas très loin de L'Endymion de Keats. Ce sont les vers que Percy Bhysse Schelley composa pour la mort de Keats que lut Mick Jagger au concert de Hyde Park en adieu à Brian Jones. Le monde est plus petit que l'on ne pense, même si certaines de ses sentes sont obscures.

L'INATTINGIBLE

( Three : Four Records / Février 2020 )

L'Inattingible est une œuvre à part dans la discographie de Delphine Dora. Nous n'avons pu résister à l'intégrer à la présentation des deux précédentes...

Très beau titre, ce n'est pas l'intangible que l'on ne peut pas toucher, le mot enjambe la marque infamante de notre inaptitude, de notre incomplétude, il nous porte dans cette chose qui nous est inatteignable, nous transporte dans sa nature même, dans sa constituvité même, qui est justement d'être inattingible. Pochette : puits d'ombre encadré de blanc. Trois cercles concentriques, en cœur de cible Delphine Dora au piano, deux margelles exentriques, jeu de l'oie de photographies, cases d'affects et de symboles, séparées d'un mince trait blanc. Elle est de Marie-Douce St Jacques. Artiste canadienne multidisciplinaire. Une démarche formelle qui interroge la perfection à laquelle, selon différents médiums artistiques, elle peut atteindre, le pronom ''elle'' représentant autant elle-même, que la démarche elle-même, que la perfection elle-même. Plus abstraitement je dirais qu'elle cherche à transformer le signe qui ne peut-être entrevu que par certains en une forme que tout un chacun peut percevoir. Ce qui ne signifie pas comprendre.

Question instrumentation, ce n'est plus le piano dépouillé d'Eudaimon, l'orchestration oscille entre classique évanescent et noise discret.

L'horizon inconnu : entrée organique, bouquet de voix inaudibles, Dora est au piano, elle parle avec ce débit que l'on adopte pour avouer une faute, ou un état d'âme ou un désir d'absolu inavouable à la commune humanité, l'on saisit les mots plus qu'on ne les entend, arabesques de violons, un synthé joue à l'orgue de cathédrale, le morceau est si court qu'il paraît rapide, sensation augmentée par la richesse orchestrative, l'appel de l'horizon n'est pas une ligne qui se dérobe, mais une profusion englobante. Les sensations enfouies : vibrionnant, une montée en flèche aussi aigüe que la voix pointue qui monte, un son qui fuzze et bientôt le morceau se teint d'une splendeur tibétaine, chœurs de moines en prière, la recherche intérieure décroît et s'achève au crépuscule du soir. Songe : ( paroles extraites d'un poème de Pierre Jean Jouve ) bruit de porte qui se referme, suivi d'une espèce d'accompagnement qui imiterait un orgue de barbarie qui se détracte, qui se rétracte en un sifflement contigu, Dora récite un extrait de Noces de Pierre Jean Jouve, pas le poëte le plus joyeux de la poésie française, pour qui la seule ligne d'horizon de l'homme est la mort. L'avenir s'étend restreint :flûte agreste, comptine enfantine, aux paroles trop graves pour des enfants, soulignées par un bourdon incessant, qui se distend et vous a de ces soubresauts de reptile dont la colonne vertébrale est brisée. Ma voix vacille : une voix perdue dans la tourmente des éléments, si jeune, si pure, mais des accords graves de cuivres et de guivres aggravent le message, imaginez un jazz ( le titre le plus long du disque ) sous perfusion, qui essaie de retrouver la conscience par des éclats de clarinette, ce morceau ressemble à une procession pour une descente au tombeau, plainte amère étouffée par l'incommensurable. Vers l'impatience promesse : perles de pianos, magnifique drapé orchestral, en contrepoint Dora à la voix étouffée, mais tout se désagrège, la musique ne survit pas à la négativité de l'impatience, une face cachée de nos échecs. L'ombre de nos silences : bruit de sitar, clinquance indienne, échos de chœurs, Dora récapitule toutes ses déceptions, ce qui n'a pas tenu ses promesses, toutes nos compromissions. Rien ne sert de rejeter la faute sur les autres. L'ombre de nos silences parle pour nous. Loin : trop loin, et lent très lent, l'orgue déroule ses arpèges à la manière d'un tapis de pourpre, voix de clarté, lente et dogmatique, doucereuse et articulée, car toute vérité est bonne à dire, il ne s'agit plus de regarder à l'extérieur de soi mais de porter les yeux vers ce qui se cache, au fond des cieux et au fond de soi, s'il est loin l'Inattingible hulule, une chouette dans la nuit, que l'on ne voit pas, qui effraie, dont les yeux fermés fascinent. L'inexploré : quelques notes qui frottent et miaulent, le temps de la confession est venu, la musique gémit et se tord, les révélations de Dora n'apportent aucune quiétude, la pensée est impuissante à saisir le monde, une percussion tapote comme elle peut, la musique est à l'image de l'oiseau à l'aile brisée qui essaie de s'envoler, sans y réussir. Lumière aveugle II : pluie et ruissellement, ce n'est pas la lumière qui est aveugle, c'est ceux qui ne savent pas la voir, un violoncelle sonne le glas de nos impuissances. Pas de parole, le chant s'est tu, comment parler de ce que que l'on ne voit pas. Ivre et serpentée : serpentin de notes joyeuses, vent charmeur de serpents, retour non pas aux sensations mais aux sens, être la chair de soi-même, si le soi est soi, il devient l'autre, bouquet de fleurs du mal, le serpent entrelacé rampe sur la rampe. L'utopie du renouveau : froissements, tintanibulements, éclats d'orfèvres, morceau maelström, vertige de se perdre, tambour indiens d'Amérique, les mots s'égarent dans les ferveurs des découvertes, un accordéon au soufflet cassé, au centre du vortex dans lequel on s'est laissé couler, il n'y a rien qui ne soit inattingible. Lumière aveugle III : instrumental tamisé, un fleuve qui charrie les âmes des morts, une flûte s'essaie à un solo, mangé par les clameurs sourdes des souffrances emportées qui s'exaltent, roulent en cascade et disparaissent, faute de mieux. Dans la torpeur du lacunaire : piano, silence entre les notes comme interstices dans les pensées, du passé et de l'impuissance du présent à aller de l'avant, il ne reste plus qu'à s'en remettre au plaisir des corps d'avant, l'accompagnement se fait langoureux, pour finir par dérailler, s'étreindre et puis s'éteindre. Rien n'est parfait. Métamorphose déracinée : comprendre que ce qui précède n'était qu'une image du travail de l'esprit à vouloir penser l'inattingible, de cette difficulté à percer le mur, la mince cloison qui sépare et incite. Musique vermisseau qui se trémousse sur le plancher des illusions perdues. Lumière aveugle IV : voix comme des sanglots d'impuissance sur un tissu orchestral qui se déchire, lumière infranchissable pourriture affirmait Joe Bousquet, cris de répulsion. Mes rêves inondés : plongées de bassons mortuaire, Dora dresse le bilan de son existence, négatif, elle n'a jamais atteint ce sentiment de plénitude recherchée ou attendue, sa seule bouée de sauvetage reste la musique, une vie parallèle à la sienne. Elle se tait et la musique s'entasse sur elle-même, un ramassis de débris qui n'augurent rien de bon. Lumière aveugle I : une flûte un tantinet faunesque, l'on sait comment se termine le poème, le faune fatigué du réel se recouche pour revenir à son songe. Dans l'absence : Dora revit la situation mallarméenne, à l'envers, si le morceau précédent débutait comme Debussy et se terminait sur du Miles Davis celui-ci sonne beaucoup plus contemporain, quoi de plus concrète qu'une absence quand on y songe, un charmeur de serpent ne sait plus s'il est le charmeur ou le serpent. Devant l'inexplicable : musique tremblée, comme décollée d'elle même, comme le regret d'un sentiment perdu, nos échecs existentiels sont-ils entés sur notre blessure fondamentale de n'avoir jamais pu approcher cette perte terrifique qui nous renvoie à nous, car nous sommes le principal obstacle à la réalisation de nos désirs. La musique semble se noyer en elle-même. Tu me résistes à l'abandon : voix aérienne, complainte du tutoiement, amère, mélancolique, ironique, élégie éligible du retournement, de l'erreur acquise, l'inattingible n'est pas au loin, là-haut, inaccessible, il est à l'intérieur, tout aussi loin, tout aussi inaccessible, mais en nous, nous ne pouvons nous en prendre qu'à nous, peut-être es-tu, comme moi, peut-être es-tu l'inattingible, qui ne peut s'atteindre lui-même. Musique de fête foraine. Deux manèges qui tournent ne se rencontrent jamais.

L'Inattingible est une œuvre cime dans la discographie de Delphine Dora. L'opus reste marqué par la poésie de Katleen Raine, il est à lire en tant que réponse doranienne à la vision poétique rainienne. Cela est davantage visible dans les morceaux du début, ce n'est qu'après que Dora développe ses propres vues. Ce n'est pas un hasard si Dora s'est chargée de l'écriture des textes... quant à la musique elle est l'aboutissement de tout un parcours créatif. Il est le fruit d'un long désir. C'est un chef-d'œuvre qui reste difficile d'accès. Dune richesse musicale extrême que nous n'avons qu'à peine évoquée dans notre chronique, nous contentant d'en définir un parcours idéographique. Qu'il soit clair que nous avons essayé d'en donner une sorte de transcription nôtre, qui ne vise à aucune objectivité critique, réservée à notre propre usage.

La composition et l'enregistrement, fragmentés sur une dizaine de pays, s'étalent sur une seule année, ils oscillent sans cesse entre improvisation et fixation, entre écriture solitaire et mise en forme collective. Elle risque de désarçonner les fans de rock purs et durs et d'intriguer les amateurs de jazz. Elle emprunte au classique, au noise et à l'électro. Ce n'est ni du rock, ni du jazz, mais elle possède à sa manière la virulence du premier et la subtilité du second. Quoi qu'il en soit pour voler un mot à Baudelaire, nous affirmons qu'il s'agit d'une œuvre phare.

Participants à l'aventure : Aby Wulliamy / Paulo Chagas / Valérie Leclerc / Adam Cadell / Gayle Brogan / Susan Matthews / Andrea-Jane Comell / Marie-Douce St Jacques / Caity Shaffer / Taralie Peterson / Sylvia Hallett / Laura Naukkarinem / Tom James Scott / Jackie McDowell. ( + instruments hétéroclites. )

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 06

UNE NUIT EFFROYABLE ( Part 2 )

Un frisson parcourut les échines. Il y eut un silence, une voix tremblotante s'éleva :

_ Mais comment savez-vous cela ?

_ C'est une longue et étonnante histoire, nous avons encore un peu de temps, je laisse à l'agent Chad, le soin de vous la raconter, du moins le début, pendant ce temps je me permettrais de fumer un Coronado si personne n'y voit d'objection.

Tous les regards se tournaient vers moi, j'avoue qu'à la vue des yeux fiévreux de toutes ces jeunes filles fixés sur mes lèvres j'éprouvais une pointe jouissive de fierté, mais un agent du SSR surmonte facilement ses pulsions sexuelles, fussent-elles de celles que le commun des mortels décrivent comme irrésistibles. Je m'éclaircis la voix :

_ Sans doute avez vous lu d'Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires – il y eut un murmure d'approbation – les plus férus d'entre vous se seront jetés sur Vingt Ans Après, quelques oui s'élevèrent, les plus courageux auront continué par la fin de la trilogie Le vicomte de Bragelonne – silence absolu – je ne vous résumerai pas ces trois romans de cape et d'épée aux intrigues tourbillonnantes, là n'est pas la question, il y a quelques années de cela le Chef qui est un amateur d'Alexandre Dumas, farfouille dans un carton de documents non classés du fonds Dumas de la Bibliothèque Nationale. Mais avant que le Chef n'entame un nouveau Coronado, peut-être voudra-t-il nous conter lui-même son étrange découverte.

_ Certainement, agent Chad, toutefois je puis fumer un Coronado en vous faisant part de ma trouvaille – le Chef prit le temps d'inhaler une bouffée de fumée, je le soupçonne d'avoir voulu faire durer le plaisir - une vulgaire feuille de papier dans une enveloppe froissée que personne n'a eu la curiosité de lire, espérons-le, depuis plus d'un siècle, elle est d'Auguste Maquet, je rappelle qu'il fut un collaborateur de Dumas, certains lui attribuent la rédaction complète des Trois Mousquetaires, mais ceci n'est pas de notre ressort. La lettre est adressée à un certain Lemoyne, au ton employé par Maquet l'on devine un ami cher capable d'accueillir un épouvantable secret sans le divulguer. Le Chef prit le temps d'exhaler une dizaine de nuages de fumée aussi moutonneux qu'un cumulus nimbus.

Dans le silence attentif qui accompagna cette respiration peu écologique rejetant à elle seule plus de carbone qu'une centrale au charbon, éclata brusquement le terrible grondement de Molossa, immédiatement suivi de celui plus pointu de Molossito. Tout le monde sursauta, le groupe se disloqua quelque peu, il y eut des cris et des imprécations, Joël accompagnés de quatre garçons courut vers sa voiture, ils en revinrent les bras chargés d'une quarantaine de manches de pioches, tout le monde se munit sans rechigner d'un de ces joujoux contondants, sauf le Chef qui déclara que lorsque l'on avait en main un Coronado, l'on détenait l'arme absolue, son impassibilité raffermit le courage de toute la bande

_ Il n'est que minuit moins-le-quart, nous avons un quart d'heure avant que l'horreur ne se déchaîne, notez que les chiens ont senti quelque chose mais que maintenant ils se recouchés aux pieds de leur maître, j'ai juste le temps de terminer mon histoire. A son ami qui lui adresse ses compliments en insistant sur la complexité de l'intrigue qui tient le lecteur en haleine, Maquet le met en garde, les trois romans sont codés, l'histoire qu'ils racontent n'a rien à voir avec les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, elle n'est que la transcription d'une antique conjuration dite de l'Ibis Rouge !

A peine avait-il prononcé ces derniers mots qu'une lueur d'un rouge purpural illumina le haut de la colline. Dans les secondes d'ahurissement et le silence médusé qui suivirent, l'on entendit le Chef murmurer :

_ Nous y sommes, en plein dans le cul de l'ibis !

LA NUIT DE L'IBIS ROUGE

En quelques instants la lueur purpurale avait pris la forme d'un immense ibis rouge, d'une quarantaine de mètres de hauteur, brutalement s'en détacha l'ombre de Charlie Watts, aussi haute qu'une maison de deux étages, elle se dirigeait vers nous à vive allure, malgré nos objurgations, notre troupe s'éparpilla, seuls Joël, Françoise et Framboise et une certaine Noémie restèrent près de nous, n'ayez pas peur nous ne craignons rien dit le Chef, pour les autres je n'en dirais pas autant.

A une dizaine de mètres l'ombre de Charlie s'arrêta, elle diminua jusqu'à reprendre la taille exacte de l'ancien batteur des Stones, toujours le même sourire désinvolte flottait sur ses lèvres, d'une de ses poches il tira une tête d'ibis rouge au long bec de métal effilé, tranchant comme un rasoir, qu'il emmancha sur sa tête, sur ses flancs poussèrent rapidement deux ailes de plumes qui lui permirent de voleter de ci de là. Par bonds successifs il se précipita sur les étudiants dispersés, sans pitié, méthodiquement il plantait son bec dans le corps des jeunes gens qu'il transperçait ou cisaillait cruellement sans regret. Lorsqu'il eut fini sa macabre besogne, il revint vers nous, les yeux illuminés d'une stridence rouge insoutenable, n'ayez pas peur, nous ne craignons rien répéta le Chef, il avait raison, Charlie se tenait à trois mètres de nous, mais il n'osait avancer, Molossa et Molossito étaient pendus à chacune des jambes de son pantalon et tiraient comme des diables sur le tissu qui commençait à se déchirer. Brusquement il se retourna et entreprit de remonter la colline. Son ombre s'effaça en quelques instants, ainsi que celle de l'ibis géant qui disparut.

_ Charlie a toujours été soigneux, un peu dandy, il n'a pas supporté que notre courageuse brigade canine s'en prenne à son costume, proposa Joël

_ Pas du tout répondit le Chef, il a eu peur de mourir.

EXTRAITS DE LA REPUBLIQUE DU CENTRE

plus de vingt mille personnes étaient massées devant la tribune que le personnel de la municipalité avait installé avec diligence. Le préfet se leva de son siège et lorsqu'il vint prendre place devant le micro, l'on sentit l'émotion sourdre de cette foule immobile et silencieuse. Ce fut une allocution digne et pathétique, les limougeois se souviendront jusqu'à la fin des temps, de ce discours qu'il faudra un jour graver en lettres de bronze sur un monument, nous recopions quelques passages, par exemple celui-ci où désignant du doigt les vingt-sept cercueils drapés du docteur national alignés en arc de cercle au bas de la tribune, il s'écria : '' Les voici nos vingt-sept enfants, filles et garçons fauchés dans l'âge d'or de leur jeunesse, des êtres à qui l'avenir souriait, ils étaient partis pour ramasser des champignons en compagnie de leur professeur et ils ont récolté la mort. Nous avons ce matin recueilli leurs corps sans vie, près du Bois du Pendu. Nous les pleurons, de tout notre cœur, nous joignons nos larmes à celle de leurs parents, de leurs proches, de leurs amis...'' à ce moment-là la police municipale dut intervenir pour empêcher une dizaine de mères de nos chères victimes de se se lamenter sur le cercueil de leurs enfants, il fallut utiliser les matraques et les gaz lacrymogènes pour dissuader ces malheureuses d'étreindre de leurs bras le bois des cercueils, mais il était temps que tous apprennent les circonstances exactes de cette tragédie '' ...que s'est-il passé au juste, les six rescapés de cette nuit de terreur nous l'ont raconté, ils étaient tous regroupés en train de discuter de littérature du dix-neuvième siècle, lorsque dans le noir de la nuit, sur un fond de nuages rouges sans doute dû au halo de la lune rousse surgit une ombre armée d'un long coutelas, un serial killer qui occit pas moins de nos vingt-sept enfants, ô nuit sanglante, ô nuit rouge de sang, ô nuit de meurtre, ô nuit de carnage, ceux qui prirent peur et s'éparpillèrent périrent, seules les trois plus sages, qui avaient su rester près de leur professeur et de ses deux accompagnateurs, ont survécu... je demande à nos trois éducateurs et à nos trois rescapées qui eurent la présence d'esprit d'écouter les sages recommandations des adultes de se lever... '' ce fut un moment grandiose, nos six héros se levèrent et au nom du Président du Sénat qui mène la barque de l'Etat en attendant les prochaines élections, notre Préfet, empli de la dignité de sa charge, leur octroya la Légion d'Honneur, l'émouvante et brève cérémonie terminée, la fanfare municipale joua la Marseillaise que la foule reprit en chœur, seule note discordante deux chiens vraisemblablement abandonnés qui s'étaient glissés on ne sait comment parmi les rangs officiels, se mirent à aboyer rageusement. Mais monsieur le Préfet n'y prit pas garde et reprit son homélie '' … ces vingt-sept crimes ne resteront pas impunis, nous connaissons le nom de l'assassin, un certain Charlie Watts, évidemment un étranger car un français n'aurait jamais pu commettre un pareil forfait, lâchement en fuite, mais un indice permettra à toutes les polices nationales bien aimées de l'arrêter rapidement, les bas de son pantalon sont déchirés... '' un frémissement parcourut l'assistance, chacun se penchait discrètement pour vérifier l'état des pantalons de son voisin ''... Limougeoises et Limougeois, mes chères et chers concitoyens, je vous en fais la promesse solennelle : aujourd'hui nous avons connu le crime, demain Charlie Watts connaîtra le châtiment ! Vive Limoges ! Vive le Département ! Vive la France !... '' La foule s'est dispersée lentement le cœur rasséréné par les paroles marquées du sceau de la vérité et l'intonation mâle et virile de notre Préfet.

Une bien belle cérémonie, toutefois nous regrettons que Monsieur le Préfet se soit brûlé en embrassant un des deux éducateurs, celui-ci visiblement émotionné et troublé avait oublié de retirer de sa bouche son cigare, un Coronado reconnaissable à sa bague d'or. A tel point que parfois dans le milieu des grands fumeurs de havanes, certains le surnomment El Coronador.

A suivre...