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18/12/2021

KR'TNT ! 535 : HOLLAND & HOLLAND / WHY OH WHYS / WHITE FENCE / ROCKABILLY GENERATION NEWS / GENE VINCENT / LANGSTON HUGHES / DANIEL GIRAUD/ ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 535

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

23 / 12 / 2021

 

HELLO, GALS & GUYS

LA LIVRAISON 536 PARAÎTRA

LE 06 / 01 / 2022

NOUS VOUS SOUHAITONS

DE TORRIDES SATURNALES !

KEEP ROCKIN' !

 

ATTENTION CETTE LIVRAISON 535 PARAÎT

AVEC QUELQUES JOURS D'AVANCE

N'OUBLIEZ PAS DE LIRE LA 534 !

 

HOLLAND & HOLLAND / WHY OH WHYS

WHITE FENCE 

ROCKABILLY GENERATION NEWS

GENE VINCENT / LANGSTON HUGHES

DANIEL GIRAUD / ROCKAMBOLESQUES

 TEXTES + PHOTOS SUR :  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Holland & Holland of thousand dances

 

Comme chacun sait, le trio Holland/Dozier/Holland fut la poule aux œufs d’or de Motown : tous les hits des Supremes, des Marvelettes, des Four Tops et de Martha Reeves & the Vandellas, c’est eux. Eddie et Brian Holland reviennent dans l’actualité avec un recueil de mémoires, Come And Get These Memories et le fameux Mojo Interview, réservé aux grands de ce monde.

Les pépères ont pris un coup de vieux, mais c’est un peu logique, car ils composaient déjà des chart-toppers quand tu étais encore en culottes courtes. Ils portent des barbes, des lunettes et des casquettes, mais diable, il s’agit de deux des plus grands héros de l’histoire de la Soul ! Eddie atteint les 80 piges. S’il a attendu aussi longtemps pour publier ses mémoires, c’est dit-il parce qu’il jugeait tout cela trop personnel, une façon de dire : ça ne regarde personne, après tout. Puis des affairistes se sont rapprochés d’eux pour leur soumettre un projet de biopic et quand Eddie et Brian on vu que ça tournait autour des clichés habituels (la relation de Brian avec Diana Ross, les procès avec Berry Gordy et le gambling d’Eddie), ils les ont envoyés sur les roses. Eddie rappelle aussi dans l’interview qu’il eut la chance d’être initié à la musique et à la philosophie par Uncle James, ce qui lui a permis toute sa vie de garder une distance avec la réalité.

Eddie est l’aîné, le plus joli des deux, il réfléchit et écrit les paroles (il est assis sur l’illusse). D’un naturel rêveur, Brian est le mélodiste (debout sur l’illusse). C’est lui amène les idées et qui lance les hits planétaires. Brian commence à gagner du blé en tant qu’auteur/producteur pour Motown, alors qu’Eddie qui est chanteur et poulain de Berry Gordy, n’en gagne pas. C’est là qu’il comprend qu’il est dans le wrong business et qu’il doit devenir auteur, comme son frère. Alors il apprend à écrire des textes de chansons. Pour lui, le crack, c’est Smokey Robinson, toutes ses chansons sont parfaites. Tellement parfaites qu’Eddie se dit qu’il ne parviendra jamais à écrire des textes aussi bons. Il s’aperçoit toutefois que les textes de Smokey sont assez sophistiqués, alors Eddie se dit qu’il va trouver son propre style. Il réfléchit à l’utilisation d’expressions familières et aux associations d’idées, il veut raconter des histoires et rester fluide, il apprend à utiliser les virgules - The correct use of commas. Elles sont devenues très importantes pour moi car nos chansons étaient très rythmiques et le commas jouaient un rôle majeur dans la syncope - Eddie ne cherche pas systématiquement les rimes. Il recherche plutôt à exprimer des pensées et des sentiments. Il trouve la rime trop contraignante. Il s’enferme et passe des semaines sur ses textes. Il est obsédé. On connaît le résultat. Brian résume tout à sa façon : «That quest for perfection... that is what this book is about.»

Côté influences, Eddie dit ne pas aimer le blues. Il préfère le gospel et la pop. Ado, Eddie voit des tas de concerts à Detroit, Little Willie John, Ike & Tina Turner, les Diablos qui étaient les plus populaires à l’époque. Et les Royal Jokers avec Willie Jones qui dit-il était bien meilleur que Clyde McPhatter. Quant à Brian, il écoutait les Flamingos, les Soul Stirrers et the greatest singer of them all, Ira Tucker of the Dixie Hummingbirds, un gospel group actif depuis les années 20 et qui a inspiré tout le monde, y compris Jackie Wilson et James Brown - Black music would have been different without the Hummingbirds et ils avaient encore un impact dans les années 70 - Brian ajoute que Lynda Laurence qui était dans l’un des derniers Supremes line-ups était la fille d’Ira - Nobody could song like Ira - Brian repart de plus belle avec Nat King Cole, the greatest thing ever and I don’t care what anybody says.

Le Holland book apporte un éclairage extraordinaire sur l’early Motown. Tous les férus de Soul vont devoir lire ce book car on entre au 2648 West Grand Boulevard, dans ce gros pavillon qui fut un studio de photographe avant de devenir Hitsville USA, the nerve center of American pop music for the next ten years or more. Brian est le premier employé de Motown. Il ramasse un chèque de 12 $ chaque semaine. Les autres, comme Mickey Stevenson et Norman Whitfield sont arrivés après. Le concept de Berry Gordy consiste à créer un son unique, comme l’a fait Phil Spector. Pour ça, il lui faut un house-band qui va jouer sur tous les disques, une équipe de producteurs maison et un studio intégré. Il veut aussi une équipe d’auteurs pour tous ses groupes, ça fait partie du concept. Il va encore pousser le bouchon du concept en créant le fameux Quality Control Department. Brian en fait partie, avec Billie Jean Brown, VP of Creative Evaluation. Il y a aussi Smokey Robinson et Mickey Stevenson. Eddie est impressionné par Berry Gordy : tout ce qu’il dit et tout ce qu’il fait pointe dans une seule et même direction, Motown - management, composition, publishing, recording, everything - Berry nous dit Eddie aimait le talent, especially raw talent et il aimait par dessus tout le développer - If you were good when you walked through the Hitsville door, you became great. All we had to do was learn - Eddie poursuit : «Everything we knew, we learned from Berry. He was our mentor.» C’est un hommage extraordinaire qui nous repose de l’habituel Berry-bashing.

Lorsque la société américaine des mid-sixties entre en ébullition avec la lutte pour les civil rights, Berry Gordy décide rester à l’écart du mouvement. Il pense que c’est une erreur de se radicaliser. Il a nous dit Eddie une autre approche du problème : il veut combattre le système de l’intérieur. Il rêve d’un temps où les artistes noirs envahiront les hit-parades - Which is what we did, assène Eddie en guise de chute radicale - Motown a plus fait pour la cause des noirs aux États-Unis que le mouvement initié par Dylan, Joan Baez, Phil Ochs, Peter Paul & Mary et tous les tenants de l’aboutissement.

Eddie revient souvent sur la personne de Berry Gordy qu’il connaît depuis toujours. Il l’a vu devenir adulte, connaître des hauts et des bas mais quoi qu’il pût arriver, Berry continuait d’avancer. Il a toujours été déterminé - Le succès de Motown n’est pas un accident. It grew from Berry’s understanding of what both the times and the music required - Eddie enfonce son clou : «The Motown Sound was Berry’s creation. Pas complètement, il est vrai que tous ceux qui ont travaillé à Motown ont contribué sur le plan créatif, but the basics were Berry.» Eddie insiste aussi beaucoup pour dire que Berry payait bien les gens, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs. Il payait même mieux qu’ailleurs. Berry raconte qu’à l’époque où il écrivait des chansons pour Jackie Wilson, il n’était pas payé. Il s’était alors juré qu’il ne traiterait jamais personne comme on l’avait traité, and he didn’t.

Et puis un jour, on présente Lamont Dozier aux frères Holland. Ils sympathisent tous les trois et décident de bosser en trio - The greatest songwriters and production team ever - Eddie nous dit que Lamont était un batteur qui s’y connaissait en syncope. Il ajoute que Lamont était aussi un gros dépressif et pas mal de ses chansons came out of that. La première chanson qu’ils composent tous les trois en 1963 est «Come And Get These Memories» pour Martha & the Vandellas. Au début, les Vandellas s’appelaient les Del-phis, mais Berry détestait ce nom. Il proposa the Dominettes, mais Martha détestait ce nom. Elle suggéra à la place The Vandellas, «a cross between Van Dyke Street in Detroit and her favourite singer, Della Reese. Berry agreed.» Lamont est the driving force dans le trio. «Heat Wave» vient d’un thème mélodique qu’il avait l’habitude de jouer sur le piano du studio quand on arrivait. Comme il manquait une chanson aux Vandellas, son thème est devenu «Heat Wave». Eddie insiste beaucoup pour rappeler à quel point Martha & the Vandellas étaient énormes en 1963. Eddie supervisait l’enregistrement des lead vocals et Brian enregistrait. Lamont supervisait les backing vocals. Et dans tous les cas, c’est Brian qui mixe - the final mixes were my decision - Lorsque les Vandellas perdent de la vitesse, le trio passe aux Supremes et aux Four Tops. Ils ne travaillent pas forcément avec les autres stars Motown. C’est Norman Whitfield qui bosse avec Marvin - Marvin himself was a dream. He was the greatest - Brian ajoute : «Marvin chantait tout ce qu’on lui demandait de chanter. He’d do jazz, he’d do gospel, pop music, he was that good. Vous lui donniez une chanson à interpréter, pas besoin de lui expliquer ce qu’il fallait faire, il savait. That guy was the most brillant singer of them all.» Le système Motown est particulier : le compositeur propose une chanson au producteur. Puis l’artiste l’enregistre - That was one of Motown’s strongest points, the producer chose the songs, not the artist - Mais dans le cas de Smokey, c’est différent, parce qu’il est à la fois producteur et artiste. Holland/Dozier/Holland composent «Mickey’s Monkey» pour Smokey et bizarrement, Smokey l’accepte et l’enregistre. Brian rend aussi hommage à James Jamerson qui savait tout jouer - He played with one finger, ce qui est très difficile (...) Il pouvait jouer très vite avec un temps de réaction exceptionnellement rapide - Il rend ensuite hommage aux fameux Funk Brothers, Benny Benjamin, Robert White, Joe Messina, Earl Van Dyke, Richard Pistol Allen et Eddie Bongo Brown.

C’est bien sûr avec les Supremes que le trio HDH décolle. Les Supremes explosent avec «Were Did Our Love Go». C’est là que Motown devient énorme - Motown became a sound and a lifestyle - Le job du trio consiste à maintenir les Supremes au sommet. Alors ils se mettent à bosser d’arrache-pied : «Baby Love», «Come See About Me» et «Stop In The Name Of Love». Brian avoue qu’il a composé «Baby Love» pour Diana qui était alors sa poule. C’est une période miraculeuse - Everything the Supremes touched turned gold - Eddie compose «You Keep Me Hanging On» grâce à sa copine Venelle qui est enceinte et qui se plaint qu’Eddie la fasse poireauter en ne voulant pas s’engager. Alors elle pleure et elle gueule, you just keep me hangin’ on. Eddie tire tous ses textes de son vécu.

Et puis il y a les Temptations. Tout le monde chez Motown veut travailler avec eux, HDH les veut, Norman Whitfield les veut, mais ils sont la chasse gardée de Smokey. Les frères Holland devront attendre 1978 pour produire Bare Back, qui, d’ailleurs n’est pas sur Motown mais sur Atlantic. Chez Motown, c’est Norman Whitfield qui va finir par les avoir. Il les voulait de toutes ses forces. C’est au moment du virage psyché. Berry monte même le label Rare Earth pour enregistrer des groupes de rock. Brian entend la reprise de «You Keep Me Hanging On» par Vanilla Fudge et trouve ça dément - It was phenomal, it was eight minutes long, they slowed it right down, they completely rebuilt it. The first time I heard it, I said, ‘Oh man, that’s great...’ - Puis Eddie est promu chef A&R chez Motown. Il signe Ashford & Simpson qui sont eux aussi des poules aux œufs d’or et Rita Wright qui justement enregistre l’«Ain’t Nothing Like The Real Thing» d’Ashford & Simpson. Une Rita qui retrouvera son vrai nom un peu plus tard, Syreeta.

Comme Eddie trouve que son frangin n’est pas assez bien rétribué, il en parle à Berry. Berry accepte de verser une prime à Brian en stock options, mais il tarde à agir. Alors Eddie met la pression. Pas de stock options, il veut monter un label HDH à l’intérieur de Motown. Berry dit non. Et les choses s’enveniment. Berry lui tend un papelard et lui dit de signer : c’est sa lettre de démission. Il n’est plus chef A&R. Eddie signe, furieux. Il quitte ensuite Hitsville. Puis Brian est viré à son tour - I left the building and went home, and I never went back - Mais ce n’est pas fini : Berry poursuit Eddie pour rupture de contrat. La guéguerre va durer quelques années, puis comme ils s’aiment bien, ils se réconcilieront.

Les frères Holland parlent de Motown comme d’un phénomène sacré. C’est un peu l’empire romain, the rise and fall. Eddie voit le Motown délocalisé se transformer : «Il y avait encore les grands noms, Marvin, Diana, Stevie, Smokey, Ashford & Simpson et une nouvelle génération était arrivée avec les Jackson 5 et les Commodores. Mais les chansons, c’était n’importe quoi, there wasn’t that old sense of Motown about it.» Brian ajoute que Motown n’aurait jamais dû quitter Detroit - Detroit was still the heartbeat of American music, and it still had a lot of untapped talent, as we had proven with Invictus - C’est Gamble & Huff qui prennent le relais, avec leur label Philadelphia International et les O’Jays, Billy Paul, The Three Degrees et Harold Melvin. Pour Brian, Gamble & Huff font le même job que Berry Gordy, il raflent tout - Ils avaient les artistes, ils avaient les musiciens, ils avaient leur studio et ils décrochaient hit after hit.

Après avoir quitté Motown, Holland/Dozier/Holland montent Invictus, c’est-à-dire invincible, et le sister label Hot Wax. Ils tentent de faire avec Invictus et Hot Wax ce que font Gamble & Huff à Philadelphie. Eddie démarre avec des groupes qui ne sont pas vraiment des groupes, 100 Proof Aged In Soul et Honey Cone, qui dit-il est son parfum de glace préféré. Il avait repéré ces trois blackettes à la télé, elle faisait des backing vocals pour Burt Bacharach : Edna Wright, frangine de Darlene Love, Shelly Clark, ex-Ikette et Carolyn Willis, a session singer. Eddie leur propose de devenir Honey Cone et d’enregistrer sur Hot Wax. Il rassemble aussi une équipe d’auteurs : William Weatherspoon qui n’est pas resté longtemps chez Motown, sa future femme Venelle qui écrit sous le nom d’Edythe Wayne et Ronald Dunbar. Eddie fait travailler des vétérans du snake pit d’Hitsville et le house band from the 20 Grand, McKinkley Jackson & The Politicians - They played on a lot of our sides.

Les artistes phares d’Invictus sont les Chairmen Of The Board, Parliament et Ruth Copeland, déjà évoqués ailleurs. Sur Hot Wax, on trouve principalement Honey Cone et Laura Lee, dont on parle aussi ailleurs, et d’autres groupes passionnants comme The Flaming Ember et 100 Proof Aged In Soul dont on va parler ici.

Eddie rappelle que les quatre Chairmen Of The Board sont des lead singers. Ils peuvent chanter tout ce qu’on leur propose et sonner comme les Four Tops ou les Temptations. Ils sont le fer de lance d’Invictus. Quand General Johnson et Ron Dunbar composent «Patches» pour le premier album des Chairmen, tout le monde tombe en pâmoison devant ce hit. Clarence Carter qui l’entend l’enregistre aussitôt chez Fame et il décroche un number one avec, les Chairmen sont pris de vitesse. Berry Gordy est tellement outré par l’épisode qu’il appelle Eddie pour lui dire «How did you allow that to happen?».

Harrison Kennedy et Danny Woods qui sont deux des Chairmen enregistrent des albums solo. L’Hypnotic Music d’Harrison Kennedy sort en 1971. On y retrouve la version de «Come Together» des Chairmen enregistrée l’année précédente sur l’album sans titre des Chairmen. Il confirme cette tendance poppy qui court sur tout son album : Harrison chante le hit des Beatles à la maniérée de la magnitude. Il attaque son morceau titre d’ouverture de bal d’A à la grosse voix de Detroit Soul Brother. C’est même étonnant d’entendre une voix d’une telle maturité chez un mec aussi jeune. Il passe au balladif poppy avec «Night Comes Day Goes». On croirait entendre un blanc, il fait presque du Traffic avec de longs entrelacs ambianciers qui partent à la dérive sans jamais mener nulle part. Vers la fin, il vise même l’«Hey Jude». Il nous refait le coup du balladif à l’anglaise en B avec «You Hurt Your Mother Again», mais ça ne tient que grâce à sa grosse présence vocale. Il tape aussi dans la Detroit Soul avec un «Gimme A Glass Of Water» bien stompé. C’est avec «Children Of The Day» qu’il finit par emporter la partie, il chante cette belle Soul d’Invictus au mieux du raw, ce très beau Soul Bother peut devenir inexorable c’est un screamer faramineux.

Le Chairman Danny Woods enregistre Aries en 1972. Big album, il ne faut pas prendre Danny pour la cinquième roue du carrosse. Il y a du Levi Stubbs en lui. Danny est un puissant seigneur. Il attaque son «Let Me Ride» au power maximaliste pour en faire du heavy raw de Detroit. Tout sur cet album est traité au même niveau de power qualitatif, on note l’excellence de «Try On My Love For Size», un r’n’b quasi-Sly dans l’exercice du pouvoir. Il reste dans le r’n’b dense et tendu avec «It Didn’t Take Long», just like it baby. Danny chante à la force du poignet. Il passe à la Soul des jours heureux avec «Working On A Building Of Love», you & me, me & you, il veut faire entrer everybody dans le building of love. Il attaque sa B avec un balladif de Willie Nelson, «Funny How Time Slips Away». Danny va le chercher là-haut sur la montagne, comme le ferait Jackie Wilson. Il monte encore d’un cran avec «Two Can Be As Lonely As One», il s’en va travailler sa Soul dans des clameurs spectaculaires. Il a tout le répondant du chant en stock et le trio Holland/Dozier/Holland fourbit l’enchantement orchestral. Dans les crédits figurent aussi les noms de H.P. Barnum et de McKinley Jackson. Danny finit à l’éplorée compositale avec «Danny Boy», il chante à la pointe de la glotte, il va chercher des notes suspendues à un fil, il chante à la poire pleine et remplit tout l’espace. C’est un fabuleux sculpteur d’objets sonores, il fait corps avec sa glaise métaphysique. Il faudrait se souvenir de Danny Woods comme d’un formidable rossignol de la Soul.

L’Inside The Glass House de Glass House paru en 1971 sur Invictus est devenu culte pour au moins une raison : «Heaven Is There To Guide Us». C’est une heavy Soul à la Junior Walker, du pur jus de genius de hot Soul, c’est brûlant, violent et insidieux. Le génie de Holland/Dozier/Holland consiste à recréer Motown après Motown. Ce que montre encore «I Surrendered» en A : Scheerie chérie qui est la sœur de Freda Payne fait du Motown pur et dur. Black power ! C’est sans doute Ty Hunter qui chante «Look What We’ve Done To Love» avec la voix de Marvin. On le retrouve aux manettes de «You Ain’t Living Unless You’re Lovin’», c’est l’un des grands Soul Brothers de la Detroit scene. En B ils passent au r’n’b plus classique avec «If It Ain’t Love (It Doesn’t Matter)». C’est très bon enfant, salué aux trompettes, chacun prend son petit couplet, Pearl Jones, Larry Mitchell, Ty Hunter et Scheerie chérie. Ils passent au Detroit funk avec «Hotel», chanté à la pointe de la glotte rose, ah comme elle est bonne notre Scheerie chérie !

Thanks I Needed That paraît l’année suivante et se distingue encore par les qualités de ses chansons. La petite black de Glass House chante merveilleusement «House Is Not A Home», un hit de Burt. Les frères Holland savent orchestrer, pas de problème. On retrouve Scherrie Payne avec «The Man I’ll Never Have». Elle chante avec une passion consommée, elle monte bien. Holland/Dozier/Holland signent «Thanks I Needed That» qui ouvre le bal de la B, ils font ce qu’ils savent faire de mieux, du pur Motown. Scherrie chérie revient exploser «Don’t Let It Rain On Me», il faut la voir chanter la Motown Soul étoilée ! Elle co-signe encore «Let It Flow» avec Brian Holland et Lamont Dozier, elle chante son I need you baby au gros popotin, alors pas de problème. Au final, c’est un très bel album de Soul, il porte bien la griffe HDH, c’est une perfection.

Les deux albums de The 8th Day parus en 1971 et 1973 sont assez mitigés. Le premier qui s’appelle 8th Day bénéficie d’une pochette superbe : un diable t’invite à danser le funk. Le groupe monté de toutes pièces par les frères Holland propose une Soul qui sent bon le vécu. L’homme chante à l’éraillée. C’est de la Soul classique montée sur un bassmatic bien rebondi à la Jamerson. Ils tapent dans l’énorme hit de Ronald Dunbar, «Too Many Cooks (Spoil The Soup)», un heavy r’n’b chanté à la glotte incandescente. Même power que celui des Tempts, on reconnaît d’ailleurs les dérapages contrôlés d’«I Know I’m Losing You». La B est une face lente, comme sur les compiles Formidable Rhythm’n’Blues d’Atlantic. Ils font du balladif ambiancier à la Curtis Mayfield («Just As Long») et du balladif élégiaque singé Dunbar («I’m Worried»). «I’ve Come To Save You» sonne comme la Soul vainqueuse d’all over the ‘cause I need you.

Leur deuxième album se loge à la même enseigne et s’appelle I Gotta Get Home (Can’t Get My baby Get Lonely). On les voit tous les huit sur la pochette, cinq blacks et trois blancs. Ils démarrent avec «I Gotta Get Home», un fantastique shoot de hard hitting Soul, c’est martelé au beat des forges de Detroit, rivé à chaud et bardé de Black Power, sans doute le meilleur du monde. Ils font des instros de soft groove («Cheba» et «Anythang») joués dans les règles du lard fumant. Pas de meilleur lard que celui-là, le lard Holland/Dozier/Holland supervisé par Ronald Dunbar. En B, ils passent au Soul funk avec «Rocks In My Head», très inspiré de Sly Stone, monté sur un beat hypno bien répercuté par les filles aux chœurs. Ils restent dans le heavy funk avec «Faith Is The Answer» et le réhaussent de wah, c’est un vrai carnage, on frise le funkadelic, boy ! Ces gens expérimentent et «Get Your Mind Straight» en bouche en coin, car voilà un cut en arrêt joué aux infra-basses et lâché ensuite dans la nature pour virer poppy. Ils terminent avec cet «Heaven Is There To Guide Us» qu’on retrouve sur le premier album de The Glass House. Bel hommage aux Tempts, il vise le haut du panier. Dès qu’on touche aux Tempts, ça devient forcément emblématique.

Freda Payne a enregistré trois albums sur Invictus, à commencer par Band Of Gold en 1970. Au dos de la pochette, on voit la belle Freda pensive à la fenêtre et avec le morceau titre, elle nous fait un superbe hit Motown, lourd de conséquences et de gros popotin, gorgé d’aplomb et de rage contenue. Ron Dunbar signe cette merveille impérissable. L’album est très Motown, Freda chante sa soft Soul d’une voix de rêve. Avec «Rock Me In The Craddle», elle règne sur le Freda world, elle est fantastique. Son «Unhooked Generation» est digne des early hits de Stevie Wonder, elle a la niaque du son, c’est pas loin d’«I Was Made To Love Her». Voilà encore un excellent shoot d’Invictus, tous les cuts sont soignés, ce ne sont que des grosses compos. Elle monte bien en neige «The World Don’t Give You A Thing», un hit signé Holland/Dozier, pour changer, et elle revient enchanter le monde avec «Happy Heart», une merveille de Soul magique violonnée par dessus les toits.

Paru l’année suivante, Contact est un peu moins dense. Il semble que cet album soit conçu comme une comédie musicale. C’est très orchestré avec du narratif intempestif. La Soul devient hollywoodienne. Elle fait un peu de Motown avec «You Brought Me The Joy» et casse la baraque en fin d’A avec «You’ve Got To Love Somebody (Let It Be Me)». Elle monte à un très haut niveau d’enchantement. Elle fait du Motown de l’âge d’or. Elle monte en B au sommet de son chat pour «I Shall Not Be Moved», elle sait parfaitement pousser son Motown dans les étoiles. Freda est terriblement savoureuse. Et dans «Mama’s Gone», on retrouve le filet mélodique du «Patches» de General Johnson. Excellent ! Freda le tartine bien.

Elle se tape un dernier shoot d’Invictus en 1973 avec Reaching Out. Elle attaque l’album avec une belle Soul de sexe chaud, à l’image de la pochette. Corps de rêve. Toute l’A est consacrée au sexe chaud. Les affaires reprennent en B avec «We’re Gotta Find A Way Back To Love», big Soul de prestige, tout est là, l’ambiance, le swing, la voix, la classe, c’est à se damner pour l’éternité. Elle reste dans la Soul de charme avec «Rainy Days & Mondays» - Rainy days & mondays/ Always get me down - Avec Freda, le trio Holland/Dozier/Holland tenait une grosse poissecaille. Elle tape à la suite dans l’«If You Go Away» de Jacques Brel, elle en fait une version honorable mais pas aussi définitive que celle de Scott Walker. Elle le chante cependant à pleine gorge. Elle finit en classic Motown Sound avec «Right Back Where I Started From», elle tape ça au gros popotin, à la suprêmo des Supremes, Freda fait sa Ross quand elle veut, avec un sens aigu du chien de sa chienne.

En 1977, Eloise Laws enregistre Ain’t It Good Feeling Good. Elle attaque au diskö Soul, mais avec du chien de sa chienne. Impossible de rester assis en écoutant le «You Got Me Loving You Again» d’ouverture de bal d’A. La diskö Soul d’Invictus est venue pour vaincre, comme dirait Jules Cesar. Encore de la belle diskö Soul de l’autre côté avec «Put A Little Love Into I (When You Do It)» : voix passionnante et orchestrations pulpeuses, tout est soigné aux petits oignons chez Invictus. Quand elle tape un balladif, elle colle bien aux désirs d’Invictus («I Believe In You Baby»). Elle peut aussi taper un r’n’b («Make It Last Forever») et le chanter au souffle court, avec une niaque de remontrance extraordinaire. Elle termine cet album superbe avec «Camouflage», un balladif de Soul sophistiquée, très chanté et très orchestré, avec des chœurs de rêve et tout le bataclan. Eloise arrive comme la cerise sur le gâtö, telle une star Motown, dans tout l’éclat de sa féminité. Black power !

L’un des premiers groupes signés sur le sister label Hot Wax fut 100 Proof Aged In Soul, une sorte de super-groupe monté par Joe Stubbs, Clyde Wilson et Eddie Anderson. Stubbs qui a fait partie des Falcons est en fait le grand frère de Levi Stubbs, le lead des Four Tops. Holland/Dozier/Holland voyait 100 Proof comme une harder-edged alternative aux autres groupes Soul-pop signés sur Hot Wax, notamment les Flaming Ember. Un premier album paraît en 1971, Somebody’s Been Sleeping In My Bed. Attention, ne vous fiez pas à la pochette en forme de gag, car c’est du solide, du hard Soul bien foutu, Soul funk de Detroit, pur jus d’Hot Wax. Ils démarrent avec le morceau titre et ils y vont au heavy Hot Wax. Ils y croient dur comme fer. Ils passent au heavy r’n’b avec «One Man’s Leftovers (Is Another Man’s Feast)». Ils font aussi quelques slowahs assez épouvantables, au sens où ça colle bien, et ils repartent au big rumble de Detroit Sound avec «Not Enough Love To Satisfy». C’est violent et suburbain. Nouvelle explosion de Soul power avec «Too Many Cooks (Spoil The Soup)», ça chauffe comme chez Jr Walker, par dessus les toits de la ville en flammes, c’est du hot de 100 Proof. C’est une vraie bombe de relentless, un hit des plus brûlants, qu’on trouve aussi sur l’album de 8th Day paru la même année. Ça se termine avec le faramineux «Backtrack», qui est tout bêtement le parfait r’n’b, l’excellence définitive. Ça chante à la féminine et c’est terrific. Hot Wax forever.

Leur deuxième album titré 100 Proof paraît l’année suivante. Sur la pochette, une belle afro photographiée de dos. Au moins, on sait où on est. Ces mecs groovent comme les Tempts, sur un beau bassmatic. On reste dans la belle Soul Motown des early seventies. Ils chantent leur «Since You Been Gone» à pleins poumons, avec du come back baby plein la bouche. Ils visent l’ampleur de Sam Cooke. Leur grandeur reste du domaine de l’implacabilité des choses. Avec «Ghetto Girl», ils foncent doit dans la belle Soul urbaine, avec le Ghetto, c’est forcément urbain. Ils restent classiques mais dans l’excellence. Ils reviennent à la Soul de Tempts avec «Don’t Scratch Where It Don’t Itch». Ils visent aussi le power d’Edwin Starr. Ils font du heavy r’n’b à la Starr et le scratch scratche bien. Ils maintiennent le cap sur la Soul conquérante avec «Don’t You Wake Me», ils cultivent leurs germes avec bonheur. Tu ne coupes pas la chique aux 100 Proof.

Le Think Of The Children de Satisfaction Unlimited paru en 1972 sur Hot Wax est un bon album de groove urbain, un peu à la Terry Callier. «I Know It’s Love» est un fabuleux shake de groove chanté au yes it is. Comme le montre «Spread Your Love Around», leur groove est aussi d’une incroyable modernité, à cheval sur la Soul et le heavy rock US. On tombe en B sur l’excellent «Somebody Else’s Woman», un rock de Soul chargé de climax et bien nappé d’orgue, vraiment très bien foutu, chanté à la ferveur de la chandeleur. Ils cultivent leur pré carré de groove urbain, ils excellent dans l’exercice de l’extrême onction. Tout sur cet album est savamment orchestré, percus + cuivres et cette voix de black à l’accent chantant. Une trompette accompagne «Seeing You Throught The Eyes Of A Blindman» vers la sortie, avec une sacrée dignité.

McKinley Jackson est l’un des personnages clés de l’aventure Hot Wax/Invictus. C’est lui qu’on retrouve sur l’album de Lamont Dozier, Out Here On My Own. Il traîne aussi dans les parages de General Johnson. Mais c’est avec son album The Politicians Featuring McKinley Jackson paru en 1972 qu’on va vraiment pouvoir l’apprécier, d’autant qu’il démarre avec un véritable coup d génie : «Psycha-Soula-Funkadelic». La basse y broute la motte du funkadelice. Le bassmatic a l’énergie du diable. Attention, c’est un album d’instros, mais d’instros bien sentis. Les Politicians qu’on voit au dos de la pochette n’en finissent plus de charger la barcasse de la rascasse, c’est plein de bass drive et de percus («Free Your Mind»). Le bassman s’appelle Peanut Roderick Chandler. En B, on se régale de «Funky Toes», un bel instro de good time music. Voilà du Detroit Sound bien tempéré, comme dirait Jean-Sébastien.

Eddie avait repéré The Flaming Ember, un rock group qui nous dit Eddie est dans le circuit de la Detroit scene depuis des années - In terms of local popularity, they were second only to Mitch Ryder - Ce que confirme l’excellent Westbound #9 paru en 1970. Ils démarrent sur une belle cover du «Spinning Wheel» de Blood Sweat & Tears, suivi d’un morceau titre bien sonné des cloches. C’est de la Soul blanche extrêmement solide. Ils tentent de faire du black power avec de la Soul blanche, c’est pas mal, il faut avoir le courage d’essayer, en tous les cas. Jerry Plunk monte bien au chat perché. Ils font un «Going In Circles» somptueux et ils bouclent l’A avec «Why Don’t You Stay», un hit signé Dunbar & Wayne qui ont pondu des œufs d’or pour Freda Payne et les Chairmen. Extrêmement balèze ! On trouve encore deux merveilles en B, «This Girl Is A Woman Now» et le raw r’n’b de «Heat On». Tous les cuts sont inspirés par les trous de nez, diable comme ce Jerry Plunk est bon ! «Flashback And Reruns» est co-écrit avec le General, et c’est forcément bon. Chez Hot Wax, on ne table que sur le qualitatif.

Le deuxième et ultime album de Flaming Ember s’appelle Sunshine et paraît l’année suivante. Ces mecs se battent pied à pied avec le lard de la matière. Il font de la Detroit Soul blanche et une guitare se perd dans l’écho du temps. Il faut attendre «Stop de World (And Let Me Off)» de Ron Dunbar pour que ça décolle. Ils sonnent comme les Tempts. Ça repart de plus belle en B avec un «Gotta Get Away» dévoré par un bassmatic carnivore. Pareil, on y retrouve tout le power des Tempts, avec une belle virée de wah sur le tard. Ils font du Motown en blanc. Jerry Plunk reste un excellent shouter. Leur «Ding Need Dong» reste puissant, avec cette ossature rythmique et ce raunch du chant de Ding-a-ling qui évoquent chaque fois les Tempts.

Pourquoi faut-il écouter It Moves Me - The Complete Recordings 1958-1964, cette compile d’Eddie Holland parue sur Ace ? Parce que c’est là qu’on trouve la version originale du «Leavin’ Here» qu’ont repris les Birds, Lemmy et d’autres. L’ancêtre gaga par excellence. L’autre bombe s’appelle «Twin Brother», hit signé Smokey, heavy shoot de r’n’b, c’est bouffé tout cru par les chœurs de yeah yeah yeah. On trouve à la suite une autre version plus heavy et quand Eddie se coule dans le caramel, les folles reviennent. Le problème que cette compile (56 cuts en tout) grouille de bombes : «True Love Will Go A Mighty Long Way», Eddie nous sert ce vieux r’n’b sur un plateau d’argent. Pas étonnant que Berry Gordy ait tenté de le lancer, Eddie chante comme un dieu, il peut faire son Marvin («(Lonelinness Made Me Realize) It’s You That I Need»), du early Tempts («Happy Go Lucky») et des classiques de r’n’b comme cet énorme «Too Late To Cry». Il peut même taper des pétaudières de type «Pretty Angle Face» et devenir carrément explosif avec «Take Me In Your Arms». C’est du hot Motown sound dévastateur, Eddie rocks it off, c’est aussi puissant que la revue d’Ike. Eddie saute encore dans les bras de la Soul avec «I Like Everything About You». C’est un Soul Brother inexpugnable, il roule tout le r’n’b dans sa farine. Tout est à tomber, sur le disk 2 de cette compile. Et pourtant ce n’est pas évident, car sur le disk 1, Eddie avale pas mal de couleuvres, c’est-à-dire qu’il doit chanter les cuts infâmes que compose son mentor Berry Gordy. On en trouve une bonne douzaine en début de dik 1. Quand il chante «The Last Laugh» composé par son frangin Brian, c’est complètement autre chose. Pareil avec «Jamie», signé Barrett Strong, un vieux rumble plein de son et de chœurs. Puis à mesure que le temps passe, Eddie a des cuts plus solides à se mettre sous la dent comme cet excellent «It’s Not Too Late». Le son Motown prend forme avec «Just A Few More Days». Son «I’m On The Outside Looking In» tient la dragée haute à Stevie Wonder et avec «If It’s Love It’s Alright» et «Candy To Me», les bombes continuent de pleuvoir. Si ne n’était pas une métaphore d’un goût douteux, il faudrait se mettre à l’abri.

Mais Eddie et Brian n’ont pas le backing nécessaire, même s’ils font partie de Capitol. Le problème c’est que Capitol ne pige rien au black market et c’est Eddie qui doit financer sur ses fonds propres le marketing black market. Il est tellement excédé qu’il rencontre Clive Davis qui est alors président de Columbia. Clive Davis pige tout de suite, mais il est viré pour avoir détourné des fonds. Eddie et Brian se retrouvent dans la pire des situations : liés à un label qui ne sait même pas qui sont les frères Holland. Alors glou glou glou.

Brian : «J’ai adoré les Invictus years. Ce fut une période heureuse. Mais au fond de ma tête, il restait ces conflits, avec Motown puis avec Lamont.» En 1984, les frères Holland rebondissent en montant le label Holland-Dozier-Holland. Leur première idée est de rééditer les groupes phares d’Invictus et d’Hot Wax, mais leur manie de la découverte reprend vite le dessus : ils produisent Liquid Heat et Cassandra, puis Ronnie Laws et Rick Littleton. Mais on va s’arrêter là, car l’âge d’or se trouve derrière eux.

Signé : Cazengler, fromage de Hollande

Eddie Holland. It Moves Me - The Complete Recordings 1958-1964. Ace Records 2012

Flaming Ember. Westbound #9. Hot Wax 1970

Flaming Ember. Sunshine. Hot Wax 1971

8th Day. 8th Day. Invictus 1971

8th Day. I Gotta Get Home (Can’t Get My Baby Get Lonely). Invictus 1973

Harrison Kennedy. Hypnotic Music. Invictus 1971

Glass House. Inside The Glass House. Invictus 1971

Glass House. Thanks I Needed That. Invictus 1972

Danny Woods. Aries. Invictus 1972

Freda Payne. Band Of Gold. Invictus 1970

Freda Payne. Contact. Invictus 1971

Freda Payne. Reaching Out. Invictus 1973

100 Proof Aged In Soul. Somebody’s Been Sleeping In My Bed. Hot Wax 1971

100 Proof Aged In Soul. 100 Proof. Hot Wax 1972

Satisfaction Unlimited. Think Of The Children. Hot Wax 1972

McKinley Jackson. The Politicians Featuring McKinley Jackson. Hot Wax 1972

Eloise Laws. Ain’t It Good Feeling Good. Invictus 1977

Eddie & Brian Holland. Come And Get These Memories. Omnibus Press 2019

Andrew Male : The Mojo Interview. Mojo # 315 - February 2020

 

 

Inside the goldmine

- Oh Why don’t we do it in the road ?

 

— Voyons, monsieur Klein, je ne peux pas vous le céder à un tel prix... Vous ne vous rendez pas compte...

— Ce sera mon dernier prix ! Et si vous revenez demain, je réduirai mon prix de moitié ! À prendre ou à laisser. Décidez-vous rapidement, car vous me faites perdre mon temps.

— Vous abusez de votre position, monsieur Klein, mais c’est chose courante par les temps qui courent. Tout le monde veut tirer le meilleur profit de tout le monde, sans le moindre égard...

— Prenez votre décision car je vous l’ai dit, mon temps est précieux.

— Croyez-vous vraiment que ce soit correct de votre part de me proposer ce prix pour une œuvre aussi singulière ?

— Personne ne vous fera une meilleure offre pour cet obscur objet du désir. Veuillez croire qu’en vous proposant de vous racheter l’objet à ce prix, je vous rends service.

— Vous me voyez contraint et forcé d’accepter...

— Allons mon vieux, ne faites pas cette tête de Juif errant. Vous le savez, dans la vie, il faut des baisés.

L’homme prit la liasse de billets que lui tendait monsieur Klein, l’enfouit dans la poche de son manteau et s’éclipsa sans mot dire. Klein posa l’objet sur un petit chevalet et s’installa à deux mètres de distance pour l’admirer. La pureté graphique du visuel l’enchantait. Un immense ‘Oh’ noir aux contours peints à la main frappait tel un sceau impérial le blanc cassé de l’aplat. Aux yeux de Klein, ce visuel relevait de l’absolue perfection.

 

Pourquoi se pencher sur le destin de l’album des Why Oh Whys ? La réponse est simple. Elle est même toujours la même : il suffit juste d’entendre un cut à la radio pour situer l’importance d’un épiphénomène. Un seul cut suffit.

Ça devait être en 2018 sur le Dig It! Radio Show. Gildas annonça «Join Me In Confusion» par les Why Oh Whys. Ça tilta rien qu’avec la conjonction des deux éléments, le titre du cut - quasi-hendrixien - et le nom du groupe - élégance suprême de la phonétique - À cela s’ajouta dans la foulée un son d’une rare présence, un battage d’esprit de Seltz altéré par des remugles Dollsy. Ces mecs jouaient avec un sens aigu de la désaille et un tact fou, jetant dans leur balance tout le poids d’une résonance de notes de basse qui garnissait le cortex d’une viande considérable. Comme l’y invitait le titre, on se laissa doucement glisser dans la plus délicieuse des confusions.

Allons, allons, un peu de calme. On ne va quand même pas faire un fromage de cet album qui, comme des milliers d’autres, tombe dans l’oubli aussitôt fabriqué. Qui se soucierait encore aujourd’hui de l’album d’un groupe suédois paru en 2018 sur le plus underground des labels suédois, Beluga Records ? Quel sens ça peut avoir d’aller déterrer ce truc-là ? Why Oh Why ? Bonne question.

Le Why Oh Whys n’est pas l’album du siècle. Il n’est pas certain non plus qu’il ait son billet pour l’île déserte. Il fait simplement partie des groupes découverts par Gildas au temps où il conduisait le fol équipage de son Radio Show. Il diffusait chaque semaine trois heures de cuts triés sur le volet et ceux qui sortaient du lot nous poussaient au vice, c’est-à-dire à la commande.

L’arrivée à bon port de l’album des Why Oh Whys fut salué par des oh et des ah d’admiration. Objet parfait, au recto comme au verso. Graphisme pur sur le recto - big fat oh black - et photo du groupe au verso. Et là, on comprend mieux, quand on voit la dégaine des Why Oh Why. Ils ont des allures de Ron Asheton 68, mais à la suédoise. Alors ça devient cohérent. On sait pourquoi ces mecs sont doués et on se débrouille avec ça : onze titres et la photo du groupe. Au fond, le bon rock n’a pas besoin d’autre chose. Au temps du Velvet et des Stooges nous n’avions que ça à nous mettre sous la dent, les titres et les photos, et ça suffisait. Nous n’avions pas vraiment besoin de littérature.

L’album des Why Oh Why ne sera jamais un album culte, mais il peut pourtant plaire infiniment, rien qu’à voir la dégaine de ces mecs. Ils ont vraiment l’air d’en avoir rien à cirer, boom ils envoient leur dégelée d’«Hoochie», un cut que passait aussi Gildas, un «Hoochie» qui dégage de violents parfums seventies, avec un son qui s’entortille dans un lierre référentiel absolu. Ils tartinent leur rock dans la joie et la bonne humeur. On garde précieusement le souvenir de cette première écoute, qui disons-le franchement, provoqua un réel coup de cœur. Il faut aussi les voir allumer leur «Crimey» au ouh-ouh, ils sont assez fiers d’exhiber leurs racines gaga-punk suédois, mais en ferraillant comme les Stones de la grande époque. Ils ont tous les bons réflexes. Les riffs de «Without You I’m Nothing» rappellent ceux de «Should I Stay Or Should I Go», mais ils jouent ça... comment dire... à bride abattue, comme si, déterminés à vaincre, ils cisaillaient l’apanage aurifère. De toute évidence, ces mecs écoutent les grands albums de rock des seventies. La façon dont tombe le pli du riff est chaque fois exemplaire. Il faut voir Alex Patrini Mansson lâcher ses awite ! Quelle classe ! On note aussi l’excellence de la section rythmique. Ces mecs ont le répondant du rebondi, ils savent jouer serré dans les lignes droites, ils disposent de la puissance de la fière évanescence, ils voudraient être des modèles qu’ils ne le pourraient pas, occupés qu’ils sont à remaker le remodel et ils dotent leur «Pov» d’un final gorgé de basse tétanique, alors bravo.

Signé : Cazengler, ouaf oh ouaf (ramène la baballe !)

Why Oh Whys. The Why Oh Whys. Beluga Music 2018

 

L’avenir du rock

- Sittin’ on a White Fence

 

Histoire de varier les plaisirs, l’avenir du rock a décidé de se présenter aux élections. Il arrive sur le plateau d’une grande chaîne de télé nationale. Trois des plus fins analystes politiques l’attendent, comme des vautours guettant leur proie :

— Cher avenir du rock, merci de participer à notre débat. La première question que se posent nos téléspectateurs est de savoir pourquoi vous faites cavalier seul...

— Je n’ai besoin de personne/ En Harley Davidson, vroom la la, vroom la la...

Les analystes se regardent, interloqués. Caroline de Beaunibard relance immédiatement le débat :

— Si je vous comprends bien, vous favorisiez les investissements américains en Europe, au détriment des forces vives de la nation ?

— J’appuie sur le starter/ Et voici que je quitte la terre, vroom la la, vroom la la...

— Mais vous ne pouvez pas faire passer les intérêts de la Nasa avant ceux de l’aéronautique nationale, avez-vous pensé aux milliers de salariés d’Air Toulouse ?

— J’irai peut-être au parlement/ Mais dans un train d’enfer, vroom la la, vroom la la...

— Ainsi, vous faite la promotion du libéralisme radical ? Ne craignez-vous pas de voir les Français descendre dans la rue ?

— Je tiens bien moins à la démocratie/ Qu’à mon terrible engin, vroom la la, vroom la la...

— Vous comptez donc passer en force avec une utilisation abusive du 49.3 au risque de mettre la Ve République en danger ?

— Que m’importe de courir/ Les cheveux dans le vent, vroom la la, vroom la la...

— Soyez certain, avenir du rock, que les Français auront reçu votre message !

— Vive la République, vive la Fence !

 

Il s’agit bien sûr de White Fence, ce projet mené dans l’ombre de l’underground américain par Tim Presley, lequel Presley, qui n’est pas apparenté au Presley qu’on croit, fréquente assidûment un autre grenouilleur impénito-californien, Ty Segall, et comme Ty, Tim œuvre au sein d’une nébuleuse de projets, le plus saillant étant White Fence. Ty, Tim et John Dwyer sont devenus en peu de temps les champions hors compétition du productivisme underground mondial et la septième plaie d’Égypte pour le porte-monnaie des ménagères qui fréquentent les disquaires.

Album étonnant que le premier album sans titre de White Fence paru en 2010. Sur le «Be Right Too» qui referme la marche de la B, Tim Presley sonne exactement comme John Lennon, période Lennon solo. Il se situe à ce degré d’excellence, même sens de la prod spectorienne et du chant d’accent. Fantastique exercice de style ! On est aussi tout de suite saisi par le weird de «Mr Adams» en ouverture de bal d’A, une petite pop d’intimisme prolixe très anglaise, avec des voix évaporées. C’est ce qu’on appelle l’empire du weird. S’ensuit un joli groove underground, «Who Feels Right». Ces petits mecs créent leur monde. Et dans «Slaughter On Sunset Strip», on entend le solo le plus souterrain de l’histoire de l’underground, mêlé à des échos de Velvet, avec du Fence en plus. Tiens, puisqu’on parle du loup, le voilà : «Sara Snow» sonne comme un balladif du Velvet, illuminé de l’intérieur, avec des dissonances dans le solo, comme dans celui de «Pale Blue Eyes». On se régale aussi de la heavy pop de «The Gallery & The Honeydripper», une heavy pop noyée d’éclairs et de stridences parasites du meilleur effet. En B se niche un big bazar nommé «Destroy Everything» : énormité du son, tout le spectre est rempli avec de la disto qui dégueule comme si elle avait le mal de mer. Quant au solo, il ne fait que défenestrer. C’est déjà pas mal.

Tim Presley fonctionne exactement de la même manière que Ty Segall et John Dwyer : il propose des albums à bases d’idées et de son. L’Is Growing Faith paru en 2011 en est le parfait exemple. «And By Always» sonne comme du vite fait bien fait, il ne perd pas de temps, il est tout de suite dessus, il noie sa petite pop indé dans l’écho, il fait claquer sa gratte à l’éclat fatal, avec la pulsion d’un énorme bassmatic derrière. Excellent ! Il a tout bon : une énorme énergie et un gros son de guitare. Il joue «Sticky Fruitman Has Faith» à la petite arrache bienveillante, les guitares scintillent et la rythmique halète, et ça monte encore d’un sacré cran avec un «Enthusiasm» bien demented, furieux et génial à la fois, noyé de folie sonique. Il dispose d’un fantastique power de base. Il revient au heavy sound un peu plus loin avec «Lillian (Won’t You Play Drums?)», il connaît toutes les ficelles de caleçon de l’indie blast, sa pop-rock flirte avec l’effarance, c’est du psyché avec un son bien raw. On le voit ensuite flirter avec le son du Magic Band dans un «Get That Heart» battu tribal. Il veille à rester soigneusement underground. Pas de danger qu’il aille se brûler les ailes. Il bosse pour l’avenir du rock.

Ty & Tim enregistrent Hair en 2012. Bel album collaboratif. On en pince tout de suite pour «Scissor People», un cut tendu visité par des vents psychédéliques. C’est donc un album psyché. Nouvelle rasade psyché avec «Tongues». Ils renouent avec les grandes heures du psyché anglais et des harmonies vocales des Hollies, le tout monté sur un bassmatic élastique et un peu sourd. Que de son, my son ! L’«I Am Not A Game» qui se niche en A est aussi très anglais. On se croirait à Londres en 1965, quelque part entre les Hollies et les Zombies, dans une pop psychédélique teintée d’orgue. Ty & Tim nous offrent ici une belle flambée de freakout so far out. Ils régalent leur auditoire. Ils restent dans la pop anglaise avec un «Easy Rider» imparable, très compréhensible, avenant et vivace, quasi-lennonien. On dira la même chose de «The Black Glove/Rag», encore qu’on y sente plus l’influence de Donovan, puisque ce sont les effets vibrés d’«Hurdy Gurdy Man». Ty s’y fend d’un joli chabalabada psychédélique. Cet album est un véritable paradis pour l’oreille. Encore du haut de gamme avec «(I Can’t) Get Around You». Ty sur-barde à nouveau son cut de son et tape un solo à la George Harrison. Fameux. Même si on essayait, on ne pourrait pas s’en lasser.

Ce serait une grave erreur que de faire l’impasse sur Family Perfume Vol. 1 et Family Perfume Vol. 2, ces belles compiles underground parues en 2012. Ce sont des collections d’exercices de style qui flirtent assez souvent avec le génie, la preuve avec «Down PNX», vieux shoot de heavy punk-rawk joué au rebondi et à la violence étoilée. Le cut d’ouverture de bal vaut lui aussi pour une belle énormité, «WF/FP», heavy trashcore enfoncé au heavy beat, joué aux gros sabots, voilà le trash à la hussarde dont on rêve tous. Tim Presely claque sa chique à la suite avec «Swagger Vets And Double Moon», c’est bien tagada, taillé dans la masse du sur-mesure. Cet album sonne comme une leçon de savoir-faire, c’est intense, bien cloué dans la Fence. Ils jouent quasiment tout à la belle envergure de heavy ramasse. S’ensuit un «Hope! (Servatude, I Have No!)» plein d’esprit, puis ils avalent «Soaring, Daily Pique Num. 2» au heavy trash, glurp, taillé dans la masse une fois de plus, pas de rémission et ils passent au «Hermes Blues» en serrant le son dans les virages, c’est amené au vieux gratté d’excellence. «Hey! Roman Nose» sonne très anglais, très empesé, le trackback est majestueux, c’est joué à la boucle défaite, tordu à ravir. Tim Presley chante ensuite son «Breathe Again» d’autorité, il règne sans partage sur son petit royaume et nous sommes tous les bienvenus. Il maîtrise tous les arts. Et il va continuer de bluffer sa clientèle sur le Volume 2, avec deux pastiches : un pastiche des Beatles («She Relief») - On se croirait sur Revolver, incroyable métabolisme - et un pastiche de Syd Barrett («Lizards First»). Il faut l’entendre passer un solo de fuzz dans «Real Smiles». Il fait encore un pastiche avec «Upstart Girls», cette fois des Mary Chain. Il se montre de plus en plus anglophile. Comme le fait Jim Reid, Tim Presley remonte bien le courant. Ces deux albums sont des mosaïques extraordinaires. On le voit cultiver le classicisme avec «A Good Night» et attaquer «I Am A Sunday» aux accords gaga de Gloria. Il se fond dans son groove d’excellence, c’est infernal car il joue avec les idées de son et il met au passage le gaga à sa botte. Il descend dans l’«Anna» avec un sacré gusto - Country flavor - Quel incroyable caméléon, sa country est un modèle du genre. On le suivrait jusqu’en enfer. Ce mec est bon au-delà de toute expectitude. Il est le premier convaincu de son génie à la ramasse, comme le montre «Tame». Il ramène des guitares sixties dans «King Of The Decade», il joue des licks aériens de George Harrison, il les recycle, on se croirait à Abbey Road. Il joue la carte du son à fond.

Cyclops Reap ? Quel album ! On sent tout de suite la belle énergie indé. Ça ne ressemble à rien sauf à la Fence. Il trame son «Beat» en père peinard sur la grand-mare des canards. Même s’il nous tourne le dos sur la pochette, ce mec force la sympathie. L’album paraît agréable, plein d’inventivité. Pas de vagues, pas de hit, juste une présence. La voix est là, juste derrière. Comme tous les aventuriers, il va chercher du son. Il fait avec «Pink Gorilla» du bon psyché indé et ne se montre pas avare de désinvolture. Il vise parfois la clochadisation du son, comme le fit Jad Fair en son temps. Il lui arrive aussi de s’offrir un beau délire de power pop duveteuse («Live In Genevieve»), on se sent bien en sa compagnie, il noie le chant dans le son, non seulement il excelle, mais en plus il déroute. Il parvient même à se rendre indispensable («New Edinburgh Man»), il chante du fond de l’underground, sa voix se mêle à des relents de riffs infectueux, on tombe sous le charme discret de sa bourgeoisie et il brise la glace avec un final de fou dangereux. Si tu recherches de l’aventure, c’est la Fence qu’il te faut. «Make Them Dinner At Our Shoes» est un petit brouet de tout ce qu’on aime : le psyché insidieux, les montées de fièvre gaga et la pop qui va bien. C’est solide et bien intentionné. Sa façon de jouer sur tous les tableaux est assez pertinente. Tim n’a pas de voix, seulement une présence, c’est déjà pas mal.

Sur l’excellent Live In San Francisco paru en 2013, on retrouve «Enthusiasm», cette belle envolée garage digne du 13th Floor. L’ensemble de l’album est de très haut niveau, à commencer par le dévastateur «Swagger Vets And Double Moon» et sa belle évanescence de swagger, Tim Presley chante à la décadence absolutiste, il fait du heavy gaga dylanesque. Il a tout le power derrière lui, ça sonne comme un extraordinaire entrain piloté par une guitare d’investigation et là tu tombes à genoux. Power pur ! Avec «Mr Adams/Who Feels Right?», il entre dans le lard d’une pop-rock californienne extrêmement bien foutue, dotée de tout le power du monde, il joue sur le pulsatif du beat de Frisco. Psycho-power ! Encore un fantastique numéro d’hypno avec «Baxter Corner», ça dure 8 minutes, ces mecs sont capables du meilleur. Ils montrent un goût prononcé pour le trash-punk avec «Harness», on croirait entendre les Buzzcocks tellement le son est anglais et retour à l’underground avec «Lizards First», joué à coups de slide et au beat de la revoyure. Tim est un bon. Sur scène, il a énormément de son. Et comme le montre «Pink Gorilla», il ne recule devant aucune extrémité. Il sonne encore une fois comme le 13th Floor. Il termine avec «Breathe Again», il y ramène tout le rock du monde, il chante comme Dylan à Frisco.

Avec For The Recently Found Innocent, Tim Presley ne change rien à son mode de fonctionnement : il chante un petit laid-back de petit brun. Il fait son petit truc. On note la présence du copain Ty au beurre. Tim bénéficie donc de la chaleur d’un bon beat, surtout dans «Like That». Tim taille bien sa route. Il reste très vieille Fence, très pop indé. Il balance en permanence entre l’entrain et l’ennui. Il faut attendre «Arrow Man» pour frémir enfin, car c’est joué au beat rebondi. Puis il se prête au petit jeu des redondances infectueuses avec «Actor» et se montre fabuleusement intriguant. Se pose toujours le vieux dilemne, les trucs à dire et à ne pas dire. La heavyness de «Afraid Of What’s Is Worth» est bienvenue de la part d’un mec comme Tim. On sait bien qu’il ne va pas chercher à nous entuber, ce n’est pas son genre, il joue son heavy balladif dans la plus parfaite sérénité. Oui, la sérénité, c’est son truc. Tim est un cas intéressant car il n’a aucun espoir. Et puis voilà le dernier round : «Paranoid Bait». Encore une fois, il est le bienvenu parmi nous, il bascule dans le gaga. Ce qui est bien avec un mec comme Tim, c’est qu’à aucun moment on est obligé de se prosterner. Il fait son job de White Fence en toute sérénité, sans jamais chercher à la ramener.

Autre album collaboratif de Ty & Tim : Joy. On passe un peu à travers, mais la fascination de Ty pour les Beatles refait surface dans «Good Boy». Ils suivent tous les deux un process expérimental vaguement beatlemaniaque. Ty n’en finit plus d’explorer les textures aventureuses - We see oceans baby blue - Il s’amuse aussi avec «Baby Behavior» dans le bac des minutes de sable mémorial et en B, il raconte dans «Do Your Hair» une micro-histoire à la Jad Fair - He stole a car/ And ate garbage - C’est sacrément bien foutu, mais l’album sonne comme un repas frugal. Pour le dessert, ceinture.

L’I Have To Feed Larry’s Hawk date de 2019. Le groupe ne s’appelle plus White Fence mais Tim Presley’s White Fence. L’album est un peu moins dense que les précédents. Il propose une petite pop assez possessive, mais pas innocente. Très Fence, en fait. Il va cependant devoir rétablir la confiance, il va lui falloir beaucoup de courage. Cette fois c’est le côté dandy qui ressort dans le son. Il propose un «I Love You» assez enchanteur. Il sait lever une pâte. Le voilà qui sonne comme Syd Barrett dans «Lorelei». Incroyable rapprochement, c’est très inspiré, même chose avec «Neighborhood Light», plus rock, même s’il semble emmener son rock en ballade. Il chante à l’éplorée des TV Personalities, il fait de la pop anglaise de très haut niveau avec toutes les interférences qu’on peut bien imaginer. Son abandon ne trompe pas. Il reste très anglais avec «I Can Dream You», puis il va se mettre ensuite à expérimenter des trucs, alors on perd le dandy. Dommage.

Signé : Cazengler, White Fiotte

White Fence. White Fence. Make A Mess Records 2010

White Fence. Is Growing Faith. Woodsist 2011

Ty Segall & White Fence. Hair. Drag City 2012

White Fence. Family Perfume Vol. 1. Woodsist 2012

White Fence. Family Perfume Vol. 2. Woodsist 2012

White Fence. Cyclops Reap. Castle Face 2013

White Fence. Live In San Francisco. Castle Face 2013

White Fence. For The Recently Found Innocent. Drag City 2014

Ty Segall & White Fence. Joy. Drag City 2018

Tim Presley’s White Fence. I Have To Feed Larry’s Hawk. Drag City 2019

 

ROCKABILLY GENERATION NEWS n° 20

JANVIER / FEVRIER / MARS 2022

Vous avez commandé quoi au Père Noël, moi j'ai déjà reçu mon cadeau surprise, avec quinze jours d'avance, je l'attendais pour mes étrennes, ça n'a pas traîné, direct dans la boite à lettres. Z'ouvrons zé lizons !

Commençons par le commencement : par le premier des rockers. C'est ainsi que le présentaient Guy Pellaert et Nick Cohn in Rock Dreams, Non ce n'est pas Elvis. Ne pensez pas à Bill Haley. L'est tout beau, avec son chapeau blanc sur la deuxième de couve. Non il n'a pas l'air d'un rocker, un peu cowboy du dimanche dans son costume, le même que vous portiez ( avec moins de classe ) pour le mariage de votre cousine, le parfait plouc qui s'est fait beau pour descendre au saloon et monter honorer les demoiselles au premier étage le samedi soir. Un petit air maladif qui devait plaire aux filles. En plus il ne chantait pas du rock 'n' roll mais du country, pas tout à fait, l'a assuré la liaison entre le hillbilly et le country, dans la mythologie nordique Nidhögg le serpent rouge ronge les racines d'Yggdrasil l'arbre du monde, c'est pareil pour le rock'n'roll quand vous cherchez ses racines, tout au bout vous trouvez Hank Williams, chanteur extraordinaire, compositeur exemplaire, et créateur suicidaire de l'attitude rock. Un rebelle, pas contre le système, contre l'existence, sachez faire la différence, l'a avalé à lui tout seul plus de pills et de whisky que tous les habitants de l'Amérique depuis 1776, l'était comme nous, l'avait du mal à vivre dans la médiocrité du monde, s'est endormi à même pas trente ans sur le siège arrière de sa Cadillac, un premier janvier, sa façon à lui de souhaiter une bonne année 1953 à ses contemporains. Greg Cattez évoque avec brio cette comète qui n'a fait que passer mais dont le souvenir s'est inscrit dans la mémoire des hommes.

Les deux pages qui suivent serrent le cœur. Jenny reprend le flambeau de son père le Grand Dom, suit l'injonction du grand organisateur sur son lit d'hôpital, toute de simplicité et de pudeur, avec la volonté farouche de continuer les trente-six années de combat pour le rockabilly, Rockabilly Generation est présent au premier concert, à ce Tribute to Grand Dom qui n'est qu'un début, l'appareil photo de Sergio Kazh porte témoignage...

Kustom Festival & Tatoo, comme cela ça ne dit rien, dites Parmain et les visages s'éclairent. Des carrosseries et des tatoueurs mais aussi des concerts de rockabilly, Kr'tnt ! vous y a déjà emmenés, Philippe Cousyn raconte l'Odyssée, l'histoire est triste, le covid, l'interdiction du festival, le pari fou de reprendre l'aventure sans un sou dans les soutes, faudra être au rendez-vous pour la prochaine mouture, Parmain reprend son souffle et n'abandonne pas la lutte !

Deux pages, mais du lourd, même si Miss Dey est gracile comme une libellule, Jacky Chalard la présente, le créateur de Big Beat Records raconte la saga de Miss Dey ( Wild Woman ) and the Residents avec en prime mise en page esthétique.

Les premiers festivals ont repris. Sergio Kazh est doublement heureux, Pleugueneuc c'est chez lui ( tout ce qui est Breton lui appartient ) alors il mitraille à tout-va, atout cœur, l'a mis un carburateur sur son obturateur, on ne se lasse pas de tourner et de retourner les pages, certes du beau monde, Tony Marlow, Billy Bix, Fame and the Flames, Spunyboys, mais aussi un artiste qui sait saisir l'instant et fixer les attitudes. Un véritable coloriste aussi.

Trois pages sur les deux sets de Barny and the Rhythm All Stars au Corcoran, vous n'y étiez pas, vous avez eu tort. Moi aussi. L'on se dirige vers la fin, les rubriques habituelles, Backstage, Guide Musique, dernière nouvelle – le Cat Zengler m'avait prévenu - les Hot Slaps se séparent, nous aussi, courez vite acheter ce numéro, le vingtième à qui nous donnons la note 20 / 20.

Damie Chad.

Comment j'aurais oublié quelque chose, pas du tout, vous vous trompez, vous faites erreur. Vous insistez, moi qui voulais la garder pour moi tout seul, elle est trop belle. Déjà sur la couve, vous ne voyez qu'elle, d'abord la pivoine épanouie sur son avant-bras, et derrière la rose des roses, Lily Moe, l'Impératrice du Rhythm 'n' blues. Là perso, je pense que Sergio Kazh n'a aucun mérite pour ses magnifiques pleines pages, Lily sourit et vous voyez la beauté éclore sous vos yeux. Lily Moe se raconte, l'histoire d'une petite fille qui habitait dans la campagne suisse et qui rêvait de devenir chanteuse et qui l'est devenue, c'est venu comme cela, le destin des circonstances, elle aime la vie, toute simple, la joie pétillante, et le vin, et le rhythm 'n' blues, non pas les sonores orchestrations cuivrées de Stax et de Muscle Shoals, le rhythm 'n' blues des années cinquante d'où a émergé le rock 'n' roll, celui de Bill Haley, encore empreint de syncopes noires et du swing des danses enfiévrées...

Editée par l'Association Rockabilly Generation News ( 1A Avenue du Canal / 91 700 Sainte Geneviève des Bois), 5,15 Euros + 4,00 de frais de port soit 9, 15 E pour 1 numéro. Abonnement 4 numéros : 37, 12 Euros ( Port Compris ), chèque bancaire à l'ordre de Rockabilly Genaration News, à Rockabilly Generation / 1A Avenue du Canal / 91700 Sainte Geneviève-des-Bois / ou paiement Paypal ( cochez : Envoyer de l'argent à des proches ) maryse.lecoutre@gmail.com. FB : Rockabilly Generation News. Excusez toutes ces données administratives mais the money ( that's what I want ) étant le nerf de la guerre et de la survie de toutes les revues... Et puis la collectionnite et l'archivage étant les moindres défauts des rockers, ne faites pas l'impasse sur ce numéro. Ni sur les précédents !

 

GENE VINCENT

( in Rock 'n' Folk N° 652 )

652 numéros de R 'n' F et toujours pas de couve consacrée à Gene Vincent... scandalissimo, ridiculissimo, n'en jetons plus, d'autant plus que cette fois le nom est en couverture, signe d'un article à l'intérieur. Je cherche la page sur le sommaire, ah, plumé de Nicolas Ungemuth, je fais la moue, je tremble, j'ai peur, quand il est arrivé dans la revue, l'avait pris l'habitude de dégommer les idoles phares des années 70, une manière de remettre les pendules à l'heure de la modernité, l'est sûr qu'il est parfois bon de disperser les cendres froides du passé, mais il est difficile de démonter les vitraux des adorations perpétuelles sans abîmer la verroterie des affects...

Fausse crainte. Un bel article. Esthétiquement bien mis en page. Un beau portrait, le fan n'apprend rien, mais une introduction quasi-parfaite pour le lecteur curieux qui ignorait jusqu'à son existence. Quelques manquements, les enregistrements Challenge ont bien paru en 33 tour, ( dix morceaux + 1 simple de deux autres titres ) mais en France. Quant à qualifier les deux derniers trente-trois de Kama Sutra de ''quelconques'' c'est être passé à côté de leur poignante et splendide dimension crépusculaire...

Un article à découper et à conserver précieusement. Merci à Nicolas Ungemuth. Very muth.

Damie Chad.

 

 

LA PANTHERE ET LE FOUET

LANGSTON HUGHES

( Ypsilon Editeur / 2021 )

 

Merci à Sébastien Quagebeur de m'avoir signalé la sortie de ce recueil de poèmes de Langston Hughes. Rappelons que dès notre vingt-et-unième livraison du 07 / 10 / 2010 de Kr'tnt ! nous évoquions The Weary Blues son premier recueil, lorsque l'on me demande le titre de mon morceau de blues préféré j'ai pour habitude The Weary Blues de Langston Hughes. Pour ceux qui pensent que je cite un obscur bluesman inconnu, je précise que c'est un livre écrit par un des plus grands poëtes américains, et pourtant les amerloques ils en ont un stock de grandes voix d' Egar Allan Poe à Jim Morrison en passant par Emily Dickinson....

La panthère et le fouet est le dernier recueil que Langston Hughes comptait faire paraître. La camarde blafarde s'y opposa. L'ouvrage parut à titre posthume en 1967. Le volume regroupe des inédits et un choix de poèmes piochés dans différents recueils.

La panthère ( nous la souhaitons aussi noire, aussi belle, aussi chasseresse que celle de Leconte de Lisle ) et le fouet celui qui s'abattait sur le dos des esclaves qui ne ramassaient pas le coton avec une suffisante célérité, en deux mots tout est dit. Après la mort de l'écrivain la célébrité, l'affection et l'admiration que son combat pour l'émancipation du peuple noir lui procura, connut une éclipse. La nouvelle et jeune génération de militants imbue de romantisme révolutionnaire, galvanisée – et en même temps déçue - par les résultats des luttes pour les Droits Civiques le déclarèrent dépassé, il paraissait trop tiède à cette nouvelle mouvance radicale qui se regroupa autour du Black Panther Party.

Ce n'est donc pas un hasard si le mot panthère ouvre le titre. Il est à entendre comme une protestation de Langston Hughes à l'encontre du dédain de cette jeunesse révoltée. Une mise au point nécessaire. Le recueil contient les poèmes les plus engagés de son œuvre. L'on peut parler de poésie politique. Ce genre de cocktails molotov verbal est particulièrement difficile à manier. Il exige des angles vifs, qui des années plus tard donnent au lecteur une impression de trop grande simplicité caricaturale. Hughes évite le piège. Il use de formes brèves et ne cède que rarement à l'invective criarde. Dire moins pour susciter la force imaginative du lecteur. La violence n'est pas explicitement tournée vers les blancs, il préfère rappeler celle dont sont victimes les noirs, toutefois l'ennemi est clairement désigné.

En une cinquantaine de poèmes, c'est toute la lutte des noirs qui est retracée, quelques mots, quelques vers, jamais davantage, tous les hauts-faits de la geste – trop souvent symbolique – de libération, les principales figures du mouvement abolitionniste, les meurtres, les lynchages, les injustices... tout est noté, autant de stèles sanglantes sur un chemin interminable...

Langston Hughes ne se contente pas de se cacher derrière les boucliers commémoratifs du passé que l'on lève sans danger comme des étendards de victoire alors que le combat est à modeler dans la glaise du présent. La lutte n'est d'ailleurs pas là où on le voudrait. Il ne suffit pas de porter des coups à l'ennemi. Serait-il militairement battu que la partie ne serait pas gagnée. Il resterait encore des millions de forteresses à prendre et à dynamiter. Elles ne se dressent pas, de béton armé, hérissées de canons sur des pics inaccessibles. Ce sont juste les cervelles des blancs engluées de préventions et de préjugés, qui demandent aux noirs de les remercier de leur bonne foi, de leur bonne volonté, de la générosité sans faille de leur prise de conscience... le racisme aura disparu où les noirs leur seront éternellement reconnaissants de leur grandeur d'âme... Langston Hughes met le doigt sur la contradiction majeure du problème blanc. Il est de fait sur la même position politique que James Baldwin.

Le livre s'achève par la force des choses en 1967. Un demi-siècle plus tard la situation ne s'est guère améliorée. Ni du côté des blancs. Ni du côté des noirs. A plusieurs reprises Langhston laisse planer une sourde menace, si rien ne change... La prochaine fois... le feu ! prophétisera Baldwin... Rien ne s'est produit. Le mouvement noir est en train de se replier sur des positions identitaires, pour ne pas dire raciales. L'explosion n'a pas eu lieu. L'implosion, si. Remarquons qu'en fidèles imitateurs atlantistes toute une partie de la gauche française est en train de se noyer dans le verre d'eau des notions de genre... Parions que Pascal Neveu, le traducteur n'a pas ajouté au hasard sous le titre original la mention Poèmes de notre temps... Avec le recul l'analyse de Langston Hughes n'a pas vieilli, ou plus exactement la situation ne s'est pas améliorée...

Remercions les Editions Ypsilon de leurs traduction de Langston Hughes, mais aussi de la revue Feu !! ( devoted to youger negro artists, sous-titrée Harlem 1926 ), et encore Canne de Jean Toomer, autre figure de proue avec Hughes du mouvement littéraire Harlem Renaissance. Une maison intelligente qui lors de sa fondation s'était donné pour but d'éditer une version d'Un coup de dés jamais n'abolira le hasard digne des exigences de Stéphane Mallarmé. Bon sang ne saurait mentir !

Damie Chad.

 

LE PASSAGER

DES BANCS PUBLICS

DANIEL GIRAUD

( Les Editions Libertalia / 2021 )

 

Lecteurs, ne vous demandez pas qui c'est ce mec-là. L'était-là bien avant vous. Présent dès la troisième livraison de votre blogue favori, ayant appris que je fondais un blogue-rock, l'a tout de suite envoyé le récit de sa première expérience rock, sa participation à un concert de concert Johnny Hallyday à la fin des années cinquante... Depuis j'avons chroniqué quelques uns de ses livres et deux de ses disques de blues... Daniel Giraud est né en 1946, l'a bourlingué sur toutes les routes du monde, l'a publié des dizaines de plaquettes, l'a fondé la revue-culte Révolution Intérieure, l'a traduit les plus grands poëtes chinois, l'a même écrit un poème sur Éric Cantona, l'a tout fait. Je l'entends me reprendre, erreur cher Chad, je n'ai rien fait.

Si vous vous demandez lequel de Dam ou de Dan ment, vous êtes prêt à vous lancer dans la lecture de ce livre. Pas très long, cent trente pages, mais qui risque de vous laisser de cul. Sur le banc. Bien sûr. Si vous pensez que vous êtes assis à la bonne place et que vous allez bécoter à bouche-que-veux-tu sur un de ces bancs publics chantés par Brassens vous vous trompez. Essayez plutôt de vous poser une question intelligente, par exemple : Qu'est-ce que la métaphysique du blues ? Cela vous mettra en condition. Remarquez que le blues n'est pas vraiment le sujet du bouquin.

L'évoque un peu sans s'attarder, une dizaine de lignes. Puis il passe à autre chose. Normal, c'est un passager. Le Dan a beaucoup roulé sa bosse. En stop, en train, en voiture, à pattes. Oui mais maintenant il est légèrement moins jeune. Alors quand il marche, l'aime bien de temps en temps poser son popotin sur un strapontin public. Question de reprendre souffle. Vous comprenez. Hélas, ce n'est pas tout à fait cela. C'est plus complexe. Pensez-vous que les actes de votre vie ont un sens ? Celui que vous leur donnez, certes. Mais existe-t-il une congruence quelconque entre ce que vous vivez et ce que vous êtes. Question gênante. Qui instille un doute. N'est-ce point être trop présomptueux de répondre oui, et de faire preuve d'une fausse humilité en affirmant : non. Dans les deux cas vous êtes piégé.

Le Dan pose le problème d'une autre manière, je suis ce que j'ai vécu, et ma vie présente n'est que la résultante de tout ce que j'ai vécu. Vous suivez. C'est maintenant qu'il porte son coup de Jarnac. De toutes les manières, tout ce que j'ai fait n'a aucune importance, car si je ne l'avais pas fait, cela n'aurait pas plus d'importance. Agir = Non-Agir. D'où cette habitude de poursuivre la route de son existence, tout en se ménageant des instants de repos ( par exemple sur un banc public ), vivre et ne pas oublier de se regarder vivre alors que l'on ne fait rien, si ce n'est regarder le monde : les arbres, les passants, ceux qui passent et ceux qui viennent taper un brin de causette.

Le Dan, l'a son litron et son sandwich, avec ces deux éléments indispensables il peut aller de banc en banc jusqu'au bout du monde. Mais il n'y va pas. Vous intuitez : il s'assoit pour draguer ! Que nenni, ce sont souvent des octogénaires qui s'assoient à ses côtés, pour se reposer. Rien de bien folichon. Non le Dan, il a autre chose à faire, un autre endroit où aller. Ne s'aventure pas au bout du monde, il va juste au bout de lui-même. Sa propre existence, remonte dans ses souvenirs. Vous aussi. C'est bien, mais Dan il y rajoute un zeste de méditation nietzschéenne, retourner sur ses pas, n'est-ce pas se plier au mythe de l'éternel retour du monde, n'est-ce pas affirmer sa présence passagère en ce monde pour toute l'éternité. Vous pensez qu'il a la grosse tête, qu'il finira fou comme l'auteur de Par-delà le bien et le mal, c'est là que le Dan vous prend à contre-pied, le monde notre présence au monde n'est-elle pas une illusion, le monde n'est-il pas égal au néant, ne sommes-nous pas toute notre existence le cul entre deux chaises et non plus sur un banc. Ne vaut-il pas mieux ne point trop se mêler au monde, plutôt se mettre sur un banc pour le regarder...

C'est ainsi qu'a vécu et que vit Dan Giraud. Sans jamais être dupe de sa propre présence au monde. Neruda a donné pour titre à sa biographie J'avoue que j'ai vécu, l'aurait pu tout aussi bien la nommer : J'avoue que je n'ai pas vécu.

Mais comment s'y prend-on pour vivre sa vie sans la vivre. Avant d'aborder cette vision strictement existentielle, résumons en quelques mots : si la position métaphysique de Daniel Giraud paraissait déroutante à certains lecteurs c'est que ceux-ci se trouvent plus ou moins à leur insu et à leur corps défendant pris dans le réseau inconscient de la pensée occidentale qui au contraire de la pensée orientale - exprimée par Lao Tseu elle pose l'équivalence de la présence à celle de la non-présence, différencie l'être du mon-être, celui-ci pouvant s'inscrire dans le registre de l'être ou y échapper.

Assis sur son banc, Giraud vagabonde, du moins sa pensée, le moindre fragment de la réalité hasardeuse qui accroche son œil ouvre en lui des pistes de réflexions, s'aventure sous les sentes obscures des remembrances. Offre tout en vrac serait-on tenté de dire. Il n'en est rien, le kaos apparent de l'intérieur, se révèle à la longue une cosmographie unifiée. Au début vous avez l'impression d'être parachuté dans un labyrinthe sans queue ni tête mais à tourner les pages vous êtes obligé de reconnaître qu'il s'agit d'une construction mentale, une weltanschauung qui répond à sa propre logique idiosyncratique.

Alain Giraud porte un regard sur le monde profondément libertaire. Pas pour rien que le livre soit édité chez Libertalia. S'asseoir sur un banc est un acte d'une haute portée symbolique. C'est se mettre en retrait du monde, pire que cela se désinvestir de la comédie humaine du pouvoir, des liens de domination et des hiérarchies sociétales. Des plus dangereuses, armée, école, usine, oppression pour reprendre un slogan du joli moi de mai à celles plus insidieuses des regards que la société et les individus des masses anonymes portent sur ces êtres vivants que leurs attitudes dénoncent et trahissent. Des marginaux qui refusent de rejoindre la morale communautaire et de pactiser avec l'hypocrisie du contrat social censé garantir protection et sécurité alors qu'il n'est qu'asservissement et amoindrissement des moindres libertés. Pour être heureux, vivons quelque peu détaché. De la société. Des autres. Et de soi.

Ce troisième point est le plus difficile. Malgré les préceptes et la pensée de Lao Tseu il est difficile de s'arracher de soi. Giraud ne s'assoit pas sur n'importe quel banc. L'a ses préférences. Certains sont mieux situés, un peu d'ombre un jour de soleil n'a jamais tué quelqu'un, une certaine tranquillité n'est pas à dédaigner... mais les bancs de Giraud sont souvent inclus dans un itinéraire. L'assassin revient sur les lieux de ses crimes. Point de terribles turpitudes, les lieux de l'enfance, de l'adolescence, de plus tard. Plus masochiste, de ceux qui ont marqué des étapes difficiles de l'existence. Il n'y a pas d'amour heureux a dit Aragon, l'on aime à revenir lécher ses plaies même quand elles ne suintent plus, ne nous ont-elles pas appris que nos affects si constitutifs soient-ils sont eux aussi transitoires.

Reste à aborder l'aspect politique d'une telle démarche métaphysqique. Giraud ne s'inscrit pas dans le carcan de la militance, l'idée d'agir pour changer ( en mieux ) le monde ne le séduit pas. Ce genre de volonté lui paraît totalement inopératoire. Il ne croit pas en l'efficacité des regroupements idéologiques ou identitaires. Ce ne sont que des hochets inutiles dont ne peut naître que des perversions. Que chacun soit ce qu'il veut être. A sa guise. Selon son choix qui lui appartient. Sous-entendu, que l'on me laisse libre d'être ce que moi je désire être.

Comportement égotiste dénué de toute volonté de dominance. Être soi n'est pas facile dans notre monde. Une existence de retirement n'est pas un long fleuve tranquille. Sur la fin de son livre Giraud se lance dans une longue triade au vitriol – fortement jouissive pour le lecteur - de tous ceux qui par leur comportement et par les représentations qu'ils se font de leurs petites personnes sont des obstacles à l'épanouissement de toute simple vie humaine. Même la leur !

Encore faut-il réussir la dernière opérativité de l'indivis, être soi est impossible. Encore est-il nécessaire de comprendre que l'on ne peut pas être soi autant que l'on peut être. Le Soi est à détacher de l'être égoïste qui croit en être le propriétaire. Il faut tuer le Moi pour atteindre le Soi qui se tient à la jonction de l'être et du non-être. Position extra-êtrale. Il est permis de sourire du mot extra à qui l'on peut prêter deux sens totalement antithétiques ( extrêmement / extra ). Si vous parvenez à rire de cette ambiguïté, vous êtes sur la bonne voie. N'hésitez pas à vous assoir de temps en temps sur le premier banc qui vous tendrait les bras, afin de vous reposer et de laisser vaquer votre esprit librement...

Si malgré tout vous ressentez un léger ennui, sortez Le passager des bancs publics de Daniel Giraud de votre poche, cette lecture vous aidera. Vous en avez grande nécessité.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 12

Une croisière gratuite, qui la refuserait ! L'on s'est mis à galoper le long du quai, ne restait plus qu'à trouver une embarcation, la chance était de notre côté, nous n'eûmes même pas besoin de chercher, alors que nous cavalions comme des fous, un haut parleur se mit à grésiller :

    • Ça y est, je les vois, les six derniers invités en retard, trois couples, 255, 256, 257, 258, 259, 260 la liste est au complet, en plus ils ont emmené leurs chiens, pas prévu, un bateau Mouche qui se prénomme L'Albatros ne peut pas refuser un animal, bienvenue aux heureux retardataires, le départ dans quelques secondes !

Nous enfilâmes la passerelle au pas de course, personne ne faisait attention à nous. Le bateau débordait de monde. Nous nous mêlâmes à la foule et regardâmes autour de nous. A la proue du navire une gigantesque pièce montée de deux mètres de haut, devant ce monument pâtissier un jeune couple s'embrassait, les gens applaudissaient et se pressaient tout autour pour prendre des photos. Le Chef alluma un Coronado, d'un signe bref, il me fit signe de le suivre. Nous nous éloignâmes doucement, nous traversâmes un vaste salon couvert, des employés en grande tenue s'activaient autour d'un vaste buffet, un chef de rang se porta à notre rencontre :

_ Ces messieurs cherchent-ils quelque chose ?

_ Z'oui, le pipi-room !

_ Si ces messieurs veulent bien m'accompagner...

Il y eut une clameur autour du buffet, d'un bond Molossa et Molossito sautèrent d'une table, ils emportaient de concert dans leur gueule, un énorme poisson, les garçons se ruèrent à leur suite, rejoints par notre Chef de rang, perdant toute dignité, gueulait comme un putois : le saumon fourré au foie gras ! Déjà sur le pont les cabots galopaient parmi les invités, la horde des poursuivants reçut fortes moqueries et acerbes quolibets...

En quelques instants nous grimpâmes jusqu'aux postes de commandement. Un homme à casquette s'apprêtait à tourner un volant et enclenchait doucement la vitesse. Au micro, un Monsieur loyal, débutait son speach : '' Juliette et Roméo vous remercient de votre présence, d'être venus si nombreux à la célébration de leur mariage, ah ! euh, oui je... je... une petite surprise offerte par la direction des Bateaux Mouches, accrochez-vous, la course folle vers le bonheur débute tout de suite !''

Au micro, le Chef se débrouillaient comme... un chef ! Les deux malheureux qui avaient tenté de s'interposer à notre entrée dans la cabine, gisaient à nos pieds, je virais brutalement à bâbord, et poussai les gaz à fond, un énorme panache de fumée noire noya les invités dans une brume épaisse, une fois dissipée la robe blanche de la marié se retrouva teinte en noir !

Il y eut des cris de stupéfaction, mêlés d'éclats de rire. L'Albatros prenait de la vitesse, tout compte fait, les invités prenaient la chose du bon côté, lorsque le Chef annonça au micro que nous allions doubler un deuxième Bateau Mouche, tout le monde trépigna pour fêter notre triomphe.

Le Cormoran, ainsi se nommait-il, se prit au jeu, son capitaine obliqua quelque peu afin d'occuper l'espace central sous l'arche du prochain pont, pensant qu'il nous n'aurions pas assez de place pour effectuer notre dépassement, mal lui en pris, quelques encablures avant le pont je le harponnais vivement sur son arrière, et le drossais sur la pile, ce fut sanglant, le Cormoran s'ouvrit pratiquement en deux, la plupart des passagers, femmes, enfants, vieillards, handicapés en tous genres glissèrent dans la Seine, on les entendait crier au secours, mais les flots cruels refermaient leurs bras froids sur eux, et des bulles glouglouteuses remontaient à la surface, le chef ne put se retenir de citer Victor Hugo en l'honneur de ces victimes innocentes :

Ô combien de marins, combien de capitaines

Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines

Dans ce morne horizon se sont évanouis

Combien ont disparu dure et triste fortune...

Les funèbres et énergiques alexandrins hugoliens produisirent leur effet, leur mâle tristesse envahit les cœurs, des larmes coulèrent, des prières furent psalmodiées, le Chef entreprit de raffermir les volontés :

_ Il est plus que temps de venger ces victimes innocentes, nous devons arrêter la mystérieuse péniche chargée de sable qui est la cause de leur disparition, nous la poursuivrons jusqu'au bout de l'océan !

Le Chef savait manier les foules, elles sont par essence versatiles, il suffit d'offrir un but à une masse atterrée pour la transformer en troupes de choc, des cris de haine fusèrent à l'encontre de la mystérieuse péniche, mais brutalement le charme fut rompu. Par la faute de Juliette :

_Vous ne voyez pas que ce sont des fous qui racontent n'importe quoi, Roméo mon amour, va les arrêter, je te l'ordonne au nom de mon amour !

La Juliette était totalement hystérique, une fraction des invités s'apprêtait à prendre son parti, elle s'arracha des bras de Roméo et d'une voix mélodramatique elle reprit son incantation !

_ Va Roméo il n'est plus temps de m'embrasser, va, tue-les et reviens couvert de leur sang criminel te jeter sur mon sein, qui n'attend que tes caresses ! Je te promets...

Elle ne put tenir ses promesses. Nous ne sûmes jamais ce qu'elle voulait promettre, une balle du Chef lui perfora la tête. Son sang gicla sur la pièce montée, elle vacilla, et tomba en arrière entraînant la tour de friandise dans sa chute. On ne la voyait plus ensevelie sous une tonne de choux à la crème. Il y eut un cri terrible qui glaça d'horreur l'assistance.

C'était Roméo, le malheureux se frappa la poitrine de ses poings, regarda la cabine vitrée du poste d'équipage, nous fixa froidement, hurla : '' J'arrive !'' . Il traversa le pont à une vitesse folle, animée par une fureur de berseker, et entreprit d'escalader trois à trois les marches qui menaient jusqu'à nous :

    • Agent Chad, toujours à fond, ne vous préoccupez pas de lui, je m'en charge !

Le Chef n'eut même pas le temps d'atteindre la porte pour lui barrer le passage, ni même de ressortir de sa manche son Beretta, ni même l'occasion d'allumer un Coronado. Roméo était sur lui et l'enveloppai d'une vigoureuse étreinte, un instant je crus que les évènements me portaient à la tête du SSR, il n'en fut rien :

_ Merci, merci, ô merci, des sanglots déchiraient la poitrine de Roméo, ô merci, comment avez-vous su que la détestais, que je me suis marié avec elle uniquement pour son argent, vous m'avez arraché à une existence horrifique, en tant que mari, je suis le propriétaire de sa fortune, en la tuant vous m'avez sauvé la vie, merci, merci, merci ! A moi maintenant, les palaces, les suites de luxe, les mannequins, les actrices, les restaurants douze étoiles, les casinos !

Tout enfiévré de son avenir radieux il s'adressa à tous ceux qui s'étaient massés au bas des escaliers et hésitaient à les escalader :

_ Mes amis tout va bien, ce n'est qu'une vulgaire méprise, Juliette a été touchée par un tireur d'élite posté sur la péniche noire, en abattant mon innocente moitié, il pensait que nous arrêterions la poursuite, je tiens à ma vengeance, nous irons jusqu'au bout !

Des clameurs de joie lui répondirent, un vent de haine et de folie suicidaire emportait les esprits, Joël saisit l'occasion au vol, s'emparant d'une pile d'assiette, il les remplit à pleines mains de choux à la crème tâchés du sang de Juliette, Françoise, Framboise, Noémie les distribuèrent, très vite relayés par Roméo magnifiquement inspiré !

_ Prenez et mangez, elles sont tâchées du sang de mon amour immortel, comme son amour vous deviendrez immortels !

L'on se ruait sur les assiettes, des aspirants ivres de vengeance et d'éternité se jetèrent à genoux devant l'amas de gâteaux, ils puisaient à même la manne miraculeuse source de vie et gobaient les boules débordant de crème pâtissière comme des hosties sacrées, en quelques minutes il n'en resta plus une seule, il y eut un geste de recul devant le corps de Juliette dans sa robe de mariée noire qui lui servait désormais de suaire, des femmes glapirent, elles arrachèrent des lambeaux de tulle qu'elles se disputèrent, chacune exigeant une relique protectrice, tant et si bien que le corps nu de Juliette apparut aux yeux de tous et suscita un redoublement de ferveur, des lèvres se posaient sur cette chair si blanche, elles ne tardèrent pas mordre, à lécher le sang qui s'écoulait des mille plaies de la sainte innocence, à croquer un morceau, ce fut un entremêlement homérique, tout un chacun désirait participer à ce festin, elle fut dévorée en quelques minutes, dans la mêlée j'entrevis Molossa et Molossito qui s'étaient emparés d'un bout d'intestin et ne voulurent à aucun prix le lâcher...

    • Agent Chad, forcez encore la vitesse, j'entrevois au loin la poupe d'une péniche noire !

Je la reconnus, nous gagnions sur elle, le Chef avisa la foule qui se rua sur le bastingage, je reconnus le chef de rang, un sacré futé, dans la mêlée il s'était débrouillé pour pieusement recueillir la petite culotte rose de Juliette qu'il faisait tournoyer sur son index levé comme l'oriflamme des croisés devant les remparts de Jérusalem, la péniche chargée de mille tonnes sable ahanait, je me rangeai contre son bord, nous la surplombions, la silhouette noire de Charlie Watts se réfugia vers l'avant, Rouky bondissait à ses côtés, le chef de rang fut le premier à sauter, tout le monde l'imita, les imprécations fusèrent :

_ A mort ! À mort ! Assassin !

L'étendard de la petite culotte rose menait l'assaut, ils étaient à vingt mètres du batteur des Stones, l'image de ibis rouge se déploya derrière Charlie dont la figure était maintenant cachée par son long bec d'acier...

A suivre...

 

15/12/2021

KR'TNT ! 534 : JAC HOLZMAN / DARRYL READ / BARRY RYAN / TAME IMPALA / MOONSTONE / LEA CIARI / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 534

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

16 / 12 / 2021

 

JAC HOLZMAN / DARRYL READ

BARRY RYAN / TAME IMPALA

MOONSTONE / LEA CIARI

ROCKAMBOLESQUES

TEXTE + PHOTOS :   http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Jac of all trades - Part One

 

Fort heureusement, les acteurs majeurs du showbiz américain ne sont pas tous des truands. Une infime minorité de parfaits gentlemen réussirait presque à sauver la réputation de cette industrie ravagée par la plus brutale des cupidités. Les gentlemen les plus connus sont Uncle Sam, Ahmet Ertegun et Jac Holzman, comme par hasard, trois patrons de labels indépendants. Pendant qu’Uncle Sam lançait à Memphis la plus grande révolution culturelle du monde moderne, Ahmet Ertegun et Jac Holzman œuvraient à New York, dans des secteurs honorifiques : la black music d’Atlantic pour Ertegun et le folk d’Elektra pour Holzman. Sun, Atlantic et Elektra ? Une sainte trinité.

Tout le monde connaît Elektra, grâce aux Doors, aux Stooges et au MC5. Mais le label grouille de trésors, puisque son histoire s’étend sur 30 ans de mouvement perpétuel, ce tinguelinage culturel qui au long des sixties et des seventies n’en finissait plus de révéler des artistes plus extraordinaires les uns que les autres, et Jac Holzman brassait large puisqu’il lança Jim Morrison, Arthur Lee, Tim Bucley, Fred Neil, Iggy Pop, Paul Butterfly, pour n’en citer que quelques-uns.

Nous disposons de deux bibles pour entrer dans le détail de cette histoire passionnante, l’autobio de Jac Holzman parue en l’an 2000, Follow the Music: The Life And High Times Of Electra Records In The Great Years Of American Pop Culture, et un ouvrage encore plus volumineux de Mick Houghton, Becoming Elektra: The True Story Of Jac Holzman’s Visionary Record Label, paru en 2010. Le plus intense est bien sûr l’autobio, mais les deux volumes se complètent bien, il faut juste se donner du temps pour en venir à bout, car ce sont des grands formats de 300 et 400 pages chargés comme des canons de flibuste jusqu’à la gueule. Et on retrouve sur les deux couvertures le papillon d’Elektra qu’on aimait tant voir sur les rondelles de nos vieux disques des Doors et des Stooges, ces disques dont on écoutait un cut chaque matin pour se donner du courage avant de partir au fucking lycée. Five to one, baby/ One in five !

En plus d’avoir un flair de cocker pour les rockers légendaires, Jac Holzman présente l’immense avantage d’être un homme intelligent. On en apprécie d’autant plus sa compagnie. Il crée son label en 1950 et le baptise du nom d’une déesse grecque, fille d’Agamemnon, Électre, soit Electra en anglais, qu’il modernise avec un K. Il trouve que le K apporte un solid bite, du mordant, comme dans Kodak. Quant au papillon, il viendra dix ans plus tard. Pour financer son label, Jac ouvre une petite boutique de disques sur la 10e rue, à New York, The Record Loft. Un soir il aperçoit un black planté devant sa vitrine. Comme il pleut à verse, l’homme est trempé. Il le fait entrer et lui propose un siège. L’homme est charmant, extrêmement poli, c’est un musicien de jazz qui joue au Village Vanguard, just a few blocks away. Then he told me his name: Charlie Parker.

Cette petite anecdote pourrait à elle seule résumer Jac Holzman. Toutes les rencontres qu’il évoque ressemblent à des tours de magie. Si pendant dix ans il ne sort que des albums de folk, c’est parce que dit-il le rock’n’roll lui passe par dessus la tête. Pas de contenu. Il vit près de Greenwich Village, là où se produisent tous les géants du folk, Dave Van Ronk, Fred Neil, Dylan et les autres - My day was defined and circumscribed by the village - La 14e rue constituait la frontière nord de son univers. Jac commence par tomber raide dingue de Judy Henske. Il affirme que Mama Cass s’est modelée sur Judy. D’ailleurs Judy témoigne dans le book. Jac rappelle qu’elle jouait en première partie de Lenny Bruce lorsqu’elle vivait sur la côte Ouest - The Lenny Bruce audience were the hard-bitten Hollywood habitués. They were so hip, so mean, c’mon, the meanest audience on earth - Tout ça pour dire que Judy en avait vu des vertes et des pas mures - J’ai eu du succès à Tulsa, à Oklahoma City, à Boulder, à Chicago. Mais ça n’a pas trop bien marché à Indianapolis et au Canada. J’ai joué une fois à Biloxi, Mississippi, ils me crachaient dessus. Mais ça a bien marché à Cleveland - Jac la découvre sur scène à Los Angeles - Cet humour raunchy, cette voix énorme, elle pouvait secouer les vitrines en chantant, elle tapait du pied si fort pour marquer le tempo qu’elle fit un trou dans le plancher. Je la voulais pour Elektra - Mais Judy n’est pas facile à gérer - I was a troubled beatnick, pas question de me faire porter une robe. La plupart du temps, j’avais des vertèbres cassées suite à des motorcycle accidents and stuff. I was on the other side - Un certain Michael Ochs affirme que Judy Henske fut la première superstar du mouvement - She was this real Bessie Smith type gutsy singer, but white - Judy confirme : «Tout ce qui m’intéressait was the life of being on the road. It was really fun. J’adorais aussi aller en studio, car je chantais tout le temps. Je voulais juste entrer, chanter et retourner à ma vie. I liked drifting, c’est-à-dire la dérive, j’en avais rien à foutre de rien.»

Deux albums de Judy sortent sur Elektra en 1963 et 1964, Judy Henske et High Flying Bird. Pour la pochette du premier, les gens d’Elektra ont réussi à la convaincre de porter une robe. On trouve une belle énormité en B, «Every Night When The Sun Goes In», un blues qu’elle chante à la dure, à la Judy. Elle travaille son jive à la force du poignet, Judy est une puissante chanteuse, elle force bien ses syllabes. Elle tape son «Empty Red Blues» au jazz New Orleans. La plupart des cuts sont enregistrés live et elle fait bien rigoler son public. C’est là sur cet album que se trouve sa fameuse version de «Wade In The Water» qu’elle chante au power du gospel batch. Pour «Hooka Tooka», elle crée une ambiance de mama chalk’d tobacco, elle est assez géniale, elle chante tous ses cuts à l’énergie maximaliste.

High Flying Bird est un album nettement supérieur. On la sent plus concentrée dès le morceau titre en ouverture de bal d’A. Elle se rassemble sur la chanson. On a là la vraie dimension du rock d’Elektra. Avec «Til The Real Thing Comes Along», on passe aux énormités, elle rentre dans le lard du heavy blues comme elle seule sait le faire. Elle se jette dans le son et chante tout à l’accent fatal. Elle est à fleur du peau. En B elle revient au blues avec «Blues Chase Up A Rabbit», elle est idéale pour le rabbit, cet heavy blues de cool Colorado rain. Avec «Glod Bless The Child», elle passe au round midnite, elle est black dans l’âme, comme Nina Simone. On sent bien qu’elle a roulé sa bosse partout à l’écoute de «Good Old Wagon», car c’est de la pure Americana. Et c’est avec le round midnite qu’elle excelle, et notamment ce fantastique «You Are Not My First Love». Tout est bien sur cet album, il faudrait aussi saluer «Lonely Train» et «Charlotte Town», bien développés au Judy power.

Mick Houghton rajoute son petit grain de sel dans son pavé biblique - Becoming Elektra: The True Story of Jac Holzman’s Visionary Record Label - Judy quitte Elektra parce que ça ne fonctionne tout simplement pas. Elle va enregistrer son meilleur album avec son mari Jerry Yester, Farewell Aldebaran sur le label d’Herb Cohen, Bizarre. Cohen est inconsolable : «Elle a eu du succès, mais pas avec ses disques. Elle a joué dans tous les grands clubs, elle est passé au Judy Garland Show à la télé ce qui à l’époque était énorme. Bette Midler a pris Judy comme modèle.»

Et pendant que Jac séjourne à Los Angeles en repérage pour Elektra, John Hammond signe Dylan sur Columbia. Jac reconnaît qu’il a loupé Dylan. Quand il écoute son premier album, il se dit sidéré par le talent de Dylan. Même si dit-il l’album ne marche pas. Il reviendra souvent sur Dylan, rappelant qu’il est arrivé à New York très jeune, «se modelant sur les expériences de vies de Leadbelly et Woody Guthrie - But he did have - and in depth - the power of his beliefs - Bob Neuwirth affirme que Dylan n’est pas arrivé à New York par accident - He was career-oriented.

À l’été 1963, au terme d’un séjour d’un an de prospection à Los Angeles, voyant qu’il ne s’y passe rien, Jac décide de rentrer à New York. Il a déjà 13 ans de bouteille avec son label et c’est là qu’il a avec Paul Rothchild ce qu’il appelle «the single most important conversation of my professional life». Rothchild s’en souvient comme si c’était hier : «Appalachian ballads, Child ballads, bluegrass and all versions of the blues, up to and including electric. Tous ces gens chantaient the truth avec leur cœur. Et quand on ajoute à l’équation Dylan et les Beatles, ça donne une formule explosive. C’est prêt à sauter. Il y a tous ces gens bourrés de talent, tous ces gens qui vont changer la façon dont on fait la musique populaire.» Paul et Jac voient exactement la même chose - Paul et moi aspirions aux mêmes choses à New York. On a parlé pendant deux heures et plus je l’écoutais, plus j’adorais sa façon de penser la musique. On partageait tous les deux la même conviction : faire des disques, c’était comme d’entrer dans les ordres, une vocation plus qu’une carrière - Voilà pourquoi Jac Holzman est un personnage important dans l’histoire du rock américain : il nourrit une vision et tombe sur les gens qui la partagent. Et plus il dénote chez Paul «an obvious energy and a hip hustle, couplés avec une intelligence supérieure et une perception aiguë de la musique et du music business». Alors Jac lui propose un job chez Elektra : «Je veux que vous cessiez de bosser pour les autres compagnies et que vous écrémiez les clubs pour moi. Je veux que vous apportiez the street music to this company.» C’est exactement ce que va faire Paul Rothchild qui comme Ahmet Ertengun passe toutes ses nuits dans les clubs new-yorkais. Jac demande à Paul s’il peut produire dix albums par an, et Paul rétorque : «No Problem.» C’est cette fantastique coalition d’intelligences qui va permettre l’avènement d’un roi, the Lizard King.

C’est donc Paul qui va produire l’un des plus beaux albums de tous les temps, le Bleeker & MacDougal de Fred Neil : «Il était sur Elektra. On m’a puni pour mes péchés en me demandant de le produire. He was a brillant songwriter and a total scumbag. Il était le prototype de l’artiste pas fiable, the original rock flake. On prévoyait des séances, et soit il venait, soit il ne venait pas. C’est le mec qui a composé «Candy Man», Roy Orbison en a fait un hit, et le jour où il l’a composé, il est allé au Brill Building le vendre à 20 publishers pour fifty bucks each. This is not a nice man. C’est le genre de mec qui allait chez Izzy Young, «Izzy je joue ce soir et je n’ai pas de guitare», et Izzy lui répondait : «Freddie, tu me dois déjà vingt guitares, but I love you, tiens prends cette douze cordes.» Et Freddie arrivait au club fucked up, he was always fucked up, je l’ai vu dans cet état au moins dix fois, il était incapable d’accorder sa guitare, alors il la fracassait en mille morceaux sur scène. Une guitare qui ne lui appartenait pas.» Bon, Paul n’aime pas Fred Neil, il n’empêche que l’album est l’un des grands albums magiques du monde enchanté d’Elektra. Fred Neil jouait dans les clubs de Greenwich Village pour quelques dollars. Il grattait sa douze et embarquait le public dans un univers de balades mirifiques. On en trouve une douzaine, pas moins, sur Bleeker And MacDougal. Il attaque avec le Bleeker qui donne son titre à l’album, un gros groove débraillé et il installe immédiatement un mélange de profondeur, de chaleur et d’intense proximité. Il dit qu’il veut rentrer à la maison - I wanna go home - «Blues On The Ceiling» relève du miracle, avec son parfum jazzy. Un filet de fumée opiacée t’effleure la peau - I’ll never get off this blues alive - On monte encore d’un cran dans le vertige sensoriel avec «Little Bit Of Rain». On pense immédiatement au «Pale Blue Eyes» du Velvet, à cause des accents similaires et de cette profondeur émotionnelle d’une rare beauté. Fred Neil laisse flotter sa mélodie au timbre chaud. Il nous refait Folsom avec «Other Side Of This Life» (repris par les Lovin’ Spoonful, les Youngbloods et le Jefferson Airplane). C’est quasiment le même son - mais sans le tagadac - la même ampleur et la même pente. «Mississippi Train» est une petite merveille d’americana bluesy bardée d’harmo. Fred bourre sa dinde d’une farce de classe hargneuse. Pareil pour «Travellin’ Shoes», tapé à la Dylan, sur une fabuleuse mélodie descendante, et John Sebastian souffle comme un dingue dans son harp. C’est exaltant, embarqué comme pas deux, gratté à l’os, mélodiquement parfait - My travellin’ shoes ! - C’est le morceau de folk-rock idéal, bourré d’énergie et de classe vocale. Puis on ira de grosse surprise en grosse surprise jusqu’à la fin de cet album hors compétition. «The Water Is Wide» vaut pour une belle bluette inspirée, chaudasse et vaste, comme l’indique le titre. Profondeur et vibrato restent les deux mamelles de Fred, rocking blues boy de rêve. Et si on aime le blues joué en picking, alors on se régalera de «Yonder Comes The Blues». Composé pour Roy Orbison, «Candy Man» est une belle pièce montée sur des accords à la Bobbie Gentry - C’mon babe let me take you by the hand - C’est une fois de plus gratté sec et dévoyé à l’harmo. Fred pousse les mêmes coups de baryton qu’Ike Turner. «Gone Again» frappe par l’ampleur du ton - Can you hear the whistle/ On on on/ On that lonesome train ! - Retour au shuffle mythique du train des blues de base - I’d loved to stick around/ But you know I’ve got to go again - Et ça tourne à l’hypno avec les coups d’harmo dans le feu de l’action - I love you baby/ But you’ve got to understand right now !

L’Houghton est d’accord avec nous : «C’est un album de chansons classiques enregistré par l’un des chanteurs de folk les plus importants. It’s intense, deeply personal, introspective, bluesy and melodic.» Il ajoute un peu plus loin qu’avec cet album, Fred invente le folk-blues, «fondant le blues, la pop, le folk, le gospel et le jazz, avec cette voix qu’Odetta disait impossible à capturer - Fred’s voice is a healing instrument.» Sur sa lancée, l’Houghton consacre de très belles pages au grand Fred Neil. Il commence par citer Jac qui comme Paul n’apprécie guère Fred pour ses qualités humaines : «Même s’il est certainement très apprécié aujourd’hui, it isn’t for his humanity.» Et crack, prends ça dans ta barbe ! Mais celui qui connaît bien Fred, c’est Herb Cohen : «Sa plus grosse chanson est ‘Everybody’s Talking’, enregistrée in one take. Il a écrit ça en cinq minutes, dans les gogues, parce que je ne voulais pas le laisser sortir du studio. Il avait enregistré neuf titres (pour son premier album Capitol de 1966) et il en fallait encore un. Fred disait qu’il n’avait plus rien et qu’il voulait partir. Il est allé aux gogues, s’est fait un shoot et cinq minutes plus tard il est revenu et a dit : I’m just going to do this once. Il l’a chantée une fois et on l’a emmené à l’aéroport. Trois ans plus tard, Nilsson l’a enregistrée et Fred a gagné tellement de blé avec cette seule chanson qu’il pu prendre sa retraite.» Dans le Village, Fred traîne avec les gloires locales, Bob Gibson, Dino Valente et Len Chandler. Il hérite de tout le talent des pionniers du folk-blues, Josh White, Leadbelly, Lonnie Johnson et Ray Charles - It was one of his crowd, Dino Valente, who introduced Neil to Vince Martin -

Bon, l’album de Vince Martin & Fred Neil paru en 1964, Tear Down The Walls, n’est pas l’album du siècle, mais on le recommandera chaudement aux fans de Fred Neil, surtout pour ce «Baby» embarqué à l’échappée belle. Fred the sailor est la barre, il chante à la bonne franquette de la bonne franchise et se fond dans le groove comme un poisson dans l’eau. Tout aussi idéal pour Fred the sailor, le «Weary Blues» d’Hank Williams, un heavy blues tapé au be cryin’ et au sweet mama please come home, le pauvre Vince Martin claque sa chique et Fred revient dans le chant pour arracher le blues du sol. C’est un album chanté à deux voix et tapé à coups d’acou, très typé, très Greenwich Village des early sixties. Le baryton de Fred domine, le pauvre Vince Martin ne fait pas le poids. Il est avalé par le star system de Fred. Ils font une belle version de «Morning Dew», ils la tapent à deux voix, Fred renchérit sur le copain Vince, walk me out in the morning dew my honey, puis Fred enchaîne cinq de ses cuts, notamment le rampant «I Get ‘Em». Fred Neil est le roi des rampants

Fred avait déjà du métier. Quand il voyageait avec son père qui vendait des jukeboxes dans le Sud, Fred avait rencontré Buddy Holly et Roy Orbison au Texas. D’ailleurs, une fois installé à Greenwich Village, Buddy et Fred vont manger ensemble au restau. Les grands esprits se rencontrent toujours, dit-on. Puis l’Houghton entre dans le cœur du sujet : l’héro. Une héro qui rendait ses relations avec le biz compliquées. L’Houghton cite Jac : «Fred Neil was an artist’s artist. Il écrivait très bien, il avait une voix fantastique, mais travailler avec lui était un enfer. Il cherchait à intimider les gens via son manager Herbie Cohen. Comme il ne jouait pas très souvent, ses apparitions étaient des événements. Il était feignant et n’a pas enregistré grand chose. En qualité, oui, mais il a très peu enregistré. On lui a rendu sa liberté après Bleeker & MacDougal.» L’Houghton rappelle aussi que Mort Shuman a fait la photo de Fred sur la pochette de Bleeker & MacDougal, une photo aussi iconique que celle du Freewheeling de Dylan, et c’est pas peu dire. Toujours sur sa lancée, l’Houghton affirme que Fred Neil a influencé des gens comme Gram Parsons, Stephen Stills, Paul Kantner, Tim Buckely, David Crosby, et il ajoute, au sommet de son élan : «On a dit que Crosby Stills & Nash prévoyaient de s’appeler The Sons Of Neil, bien que Stills ne l’ait pas confirmé.» Stephen Stills embraye aussi sec : «Fred était mon mentor à New York quand j’essayais de percer sur la scène folk, dans les mid sixties. Il a fini par haïr cette scène et il est parti s’installer à Key West, en Floride, aussi loin que possible de Greenwich Village. Je garde de très bons souvenir de ce mec, je l’adorais, il était extrêmement drôle, et quelle voix ! Il m’a fallu des années pour pouvoir apprécier ses chansons, cette façon qu’il avait de chanter très bas. Le gens disent qu’on devait s’appeler The Sons Of Neil ? Je ne m’en souviens pas. Mais c’est possible, car il avait une énorme influence.» Et Croz en rajoute une petite louche : «Freddie taught me a lot. C’était un chanteur de folk extraordinaire, certainement l’une des meilleures voix qu’on ait pu entendre. He was crazy and self destructive, but, oh man, could he sing. Ce mec très talentueux n’était pas fait pour le monde commercial. Et plus ça devenait commercial, plus il disparaissait. Jusqu’au moment où il a complètement disparu.» Fantastique témoignage. Pas étonnant que Crosby & Stills aient fait de grands albums.

Jac va rester toute sa vie fidèle à ce principe : «I just wanted to make records I gueninely loved and believed in». Quand on lui demandait quels étaient les disques qui l’avaient le plus influencé, Jac répondait toujours Koerner Ray & Glover - Their music m’a aidé à décider ce que je voulais faire avec Elektra. Continuer à faire du folk ou enregistrer Koerner Ray & Glover ? La réponse était claire. L’Houghton affirme que Koerner Ray & Glover «jouaient le country-blues comme des punks, fast and furious.» Il ajoute que lorsque Jac rencontre les Beatles en 1965, John et George se disent fans de Koerner Ray & Glover.

C’est vrai qu’il se passe des choses très intéressantes dans le premier album de Koerner Ray & Glover, Lots More Blues Rags And Hollers. Leur «Black Dog» d’ouverture de balda est un pur jus d’Americana, ils grattent leurs poux tous les trois - It’s a full 19 strings in action - la 7-string guitar de Spider John Koerner et la douze de Dave Snaker Ray donnent un son très fouillé, d’une incroyable musicalité, fine hillbilly blues from an Ernest Stoneman Family record, pas étonnant que ça plaise tant à Jac. Sur l’«Honey Bee» de Muddy, Tony Glover joue des coups d’harp au bord du fleuve. On salue l’extrême pureté de la démarche. Avec «Crazy Fool», ils passent au primitif, Spider John Koerner travaille des arcanes d’acou primitifs. Ils récidivent plus loin avec «Fine Soft Land». Dave Snaker Ray chante tellement bien qu’on croit entendre le vieux Big Joe Williams qui est photographié avec eux. Ils rendent hommage à Billie Holiday avec «Lady Day», ils racontent son histoire - She got real sick - et grattent à la suite «Freeze To Me Mama» à la folie de 1963. C’est vrai qu’ils auraient pu devenir des punks. «Ted Mack Rag» arrive à point nommé pour nous rappeler que ce registre rootsy reste assez âpre, et ils reviennent au protest song avec le «Fannin Street» de Leadbelly. Pour finir, un petit shoot d’early blues du fleuve avec «Can’t Get My Rest At Night», suivi de «What’s The Matter With The Mill», un bon vieux shoot d’Americana de blancs.

L’année suivante, Koerner Ray & Glover sont de retour avec The Return of Koerner Ray & Glover. Ils ne pouvaient pas trouver titre plus idéal que celui-ci. Ils profitent de leur élan pour nous proposer un beau festival d’Americana («Titanic» et «Poor Howard»), ça gratte encore aux 19-strings, ça joue à fond de cale d’Americana, au fouillis country-honky de fairly well. Un peu revêche au premier abord, leur Americana finit par devenir lumineuse. Et quand ils jouent le blues («You’ve Got To Be Careful»), ce n’est pas du blues, monsieur, c’est de la dentelle de Calais du fleuve. Chez ces gens-là, monsieur on a des carottes dans des cheveux qu’ont jamais vu un peigne. Ils vont sur la black avec «Looky Looky Yonder», ouh wah ! C’est quasiment du chain-gang chanté a capella, avec des chaînes aux pieds. Ils tapent aussi dans le «Statesboro Blues» de Sleepy John Estes au fouillis universaliste. Rien à voir avec le version magique de Taj Mahal sur son premier album. Le trio en fait une merveille de rootsitude grattée à la moelle d’osso bucco des enfers. En fait, ils tournent un peu autour du pot, avec le même modèle («Eugene C»), ils rootsent les roots aux petits oignons, ils sont purs comme des bonnes sœurs qui ont trouvé leur vocation, on ne peut pas imaginer plus pure pureté. Ils sont même indécrottables, comme le montre «Goin’ To The Country», c’est une country de bouseux de la blouse de blues, on se croirait dans le pays de Caux, ça rootse sec dans les roustons rustiques. Ils tapent «I Don’t Want To Be Terrified» au punk d’around the Koerner, ils amènent ça au Somethin’ else. Ça chante encore à la black dans «Lonesome Road», s’ils n’étaient pas en photo sur la pochette, on se ferait avoir. Retour à l’extrême pureté des intentions avec «England Blues», mais les crocodiles finissent par bâiller aux corneilles. Ils jouent dans toutes les règles du lard, on peut leur faire confiance, il n’en manque pas une. Peu de traditionalistes sont allés aussi loin dans l’exégèse des lieux communs de l’Americana : on peut citer les noms de Ry Cooder, de John Fahey et dans une moindre mesure, de Mike Wilhelm. Ils restent dans leur délire avec «Packin’ Truck». On peut leur faire confiance, ils veillent à maintenir du bon niveau, une rectitude de la rootsitude. Il faut les voir exceller dans l’excavation de regains de blues gutter.

En fait, Jac pousse le bouchon assez loin : il vaut faire d’Elektra un label hip, avec un Paul qui traîne dans les clubs pour copiner avec les hipsters, les cajoler et éventuellement les signer. Paul could do that. Ça s’appelle un concept. Leur premier gros coup, c’est le Paul Butterfield Blues Band. Quand Paul les harponne, Jac ne sait pas où cette histoire va les entraîner. Ils sont trop en avance sur leur époque. Dans le book, Paul raconte comment ce coup est arrivé : il est à Cambridge, Massachusetts pour le jour de l’an 1965 et un mec le branche sur Paul Butterfield, «The best music I’ve heard in my entire life. You should go there right away.» Le mec en question, c’est Joe Boyd, mais Paul ne le dit pas. C’est en lisant l’autobio de Joe Boyd qu’on tombe sur le pot-aux-roses. Bon, Paul saute dans l’avion et débarque à 3 heures du matin chez Big John’s, le club où joue Paul Butterfield - And I heard the most amazing music. It was thrilling, chilling - changed my entire genetic code - À la fin du set, Paul chope Butter et lui propose de le signer sur Elektra. Ça discutaille pendant dix minutes pour le principe et finalement Butter accepte. Puis il demande à Paul s’il est fatigué et Paul dit non, «I’m on fire!». «Great», fait Butter, «I’ve got this buddy playing at an after-hours club over on the South Side. Pepper’s Lounge». Ils entrent au Pepper’s et c’est Muddy Waters. Puis Butter dit qu’il aimerait avoir Michael Bloomfield dans le groupe, mais Bloomy ne veut pas jouer avec lui. Alors Paul chope Bloomy dans un club et lui demande s’il aimerait bien venir enregistrer un album à New York avec Butter. Aussi sec, Bloomy répond : «Sure!» - Fuck it ! Butter n’en revient pas - He is sitting there with his jaw on the table - Ils vont ré-engistrer l’album trois fois, car Paul est atteint de perfectionnite aiguë. Lorsque la premier tirage de l’album est pressée, Paul l’écoute, mais il dit non, ça ne va pas. Il dit à Jac :

— Jac I got a problem.

— Quoi ?

— Je veux refaire the Butterfield album.

— You want to do what ?

Jac ne comprend pas, l’album est fabriqué, prêt à être distribué. En fait, Paul veut retrouver le son qu’il a entendu quand il est entré pour la première fois chez Big John’s à Chicago. «We don’t have that on tape. We have a pale facsimile. I want to record them live for a week.» Jac réfléchit un instant et dit : «Not a bad idea.» Avec le recul, Jac pense que cette décision n’était pas raisonnable, mais «Rothchild had my artistic sensibility convinced». Paul ré-engistre le groupe au Café Au Go Go, un club folk en face du Bitter End et fait venir the recording trucks. Ils enregistrent plusieurs soirs de suite, mais Paul n’y trouve pas son bonheur. Il dit à Jac qu’«it sucks beyond your wildest expectations. We have nothing.» Alors Jac s’écrie : «Oh my God!!! What are you going to do now?». Alors Paul dit qu’il va retourner en studio to get it right. Et Jac dit ok. Finalement, l’album coûte 50 000 $ ce qui à l’époque est une somme énorme, mais l’épisode montre bien à quel point Jac veille au grain. Cet album est devenu un énorme classique, comme d’ailleurs pas mal d’albums Elektra.

Ce premier Butter paraît en 1965. Sur la pochette, le groupe pose devant l’échoppe d’un marchand d’herbe. On compte deux blackos superbes dans les rangs du groupe, Sam Lay et Jerome Arnold, alors que Bloomy et Butter ressemblent à des freluquets. Par contre, sur la deuxième photo de la pochette, on les voit sur scène dans l’effarance du blues. Ils attaquent avec «Born In Chicago» - I was born in Chicago in 1941/ Well my father told me son you’re going well - Jerome Arnold joue de la basse folle sur «Shake Your Money Maker» et Sam Lay y tape le beat du diable. C’est Elvin Bishop qui rappelle que Sam et Jerome jouaient avec Wolf avant de jouer avec Butter. Mais on n’entend pas Bloomy. Il est perdu au fond du mix ! Bravo Paul ! Et ça commence à déconner quand Butter se prend pour Little Walter dans «Blues With A Feeling». Puis il se ridiculise en voulant imiter Muddy dans «Got My Mojo Working». En B, «Our Love Is Drifting» tente de sauver l’album à coup de heavy blues insistant et ils se vautrent encore une fois en tapant dans le «Last Night» de Little Walter. Butter fait pitié. Il subissait le même sort que Mayall en Angleterre : les blancs ne faisaient pas le poids face aux géants du blues électrique : Muddy, Wolf, Junior Wells et tous les autres.

Pour Paul, Butter était le boss, a tough guy - He was the guenine article: feeling the blues. Je crois qu’il a été l’un des plus grands bandleaders de ce pays. Même niveau que Benny Goodman et Nelson Riddle.

L’année suivante paraît East-West, le dernier album avec Bloomy. Ils tapent directement dans Robert Johnson avec «Walking Blues», c’est cousu, affreusement cousu. Mais à l’époque, ils ne le savent pas. Puis Bloomy pose «I Got A Mind To Give Up Living» dans l’écrin blanc du Chicago Blues. Malheureusement, Butter chante comme un blanc qui n’a pas de crédit. Le «Work Song» qui clôt l’A est cousu jusqu’à l’os. Bloomy a eu raison de se faire la cerise. La viande se trouve en B, d’abord avec «Mary Mary» que Butter chante à l’insidieuse, puis avec le morceau titre, monté sur un gros drive de jam à la revoyure. Jerome Arnold pulse un drive de bille en tête. Butter passe ses coups d’harmo et ça vire à l’orientalisme cabalistique. Monstrueux car novateur. Elvin Bishop abat ses cartes. L’incroyable de la chose est qu’on remonte à travers ce groove halluciné jusqu’à l’origine des temps puis Bloomy coule de la Soul dans l’Asie mineure d’un art majeur, son miel mêle la Mésopotamie au beat nombriliste de l’ombilic des limbes et il repart à l’aventure, comme si de rien n’était.

The Original Lost Elektra Sessions du Paul Butterfield Blues Band est une sorte de passage obligé : Rothchild a réussi à retrouver les masters du premier enregistrement, celui qu’il a fait mettre à la benne. C’est une révélation et ces early cuts sont certainement bien meilleurs que ceux de l’album officiel, ne serait-ce que pour la version punkish d’«Our Love Is Drifting», tapée au wild boogie de Chicago. C’est carrément du proto-punk, rien de plus wild, ces mecs sont les killers du South Side, monster drive, cette façon de claquer le riff est unique. Ils jouent le beat des squelettes de l’underground avec une réelle violence de la pugnacité - It’s too late babe/ Our love is drifting - Ils jouent tous leurs trucs sec et net, comme cet «Hate To See You Go», violent et punkish, claqué à l’harmo, Butter est le roi des punks, ces mecs sont des dingues de blues, you know babe, c’est là où Butter fait son beurre, si tu cherches les punks du blues, c’est là. Ils restent dans le heavy punk de rock me avec «Rock Me», Butter y va au sun goes down, c’est du punk de rock me slow. Ça joue à l’enfer de la ferraille derrière Butter. Pour l’époque, la version d’«Help Me» est assez révolutionnaire. Même chose avec «Lovin’ Cup». Ils passent au heavy blues avec «It Hurts Me Too». Encore du punk-blues avec «Ain’t No Need To Go No Further» et ce démon de Butter profite de «Going Down Slow» pour traîner sa hure dans un gutter de way no more.

Jac assistera fasciné au fameux concert de Newport 65 lorsque Dylan goes electric - C’était l’électricité mariée au contenu - C’est là qu’il prend conscience d’un son, le rock - It was like a sunrise after the storm, when all is clean, all is known - Et comme des gens sifflent le Dylan electric, Jac n’en revient pas, «je n’arrivais pas à comprendre que ces gens n’entendaient pas the wonderful stuff I was hearing.» Pour Paul Rothchild, cet épisode de Newport symbolise la fin d’une époque et le début d’une autre. Pas de précédent historique, ajoute-t-il - This is a young Jewish songwriter with an electric band that sounds like rock and roll - Et Paul se dit fier de Jac qui à l’opposé des vieux crabes du folk trouvait Dylan génial - J’étais très fier de Jac, le voyant choisir l’inconnu plutôt que le confort de ce qui était alors connu - Et Jac ajoute : «I followed my instinc and my heart. I followed the music.» Par contre, Elvin Bishop n’est pas du tout fasciné par Dylan : «J’ai rencontré Dylan. Nice guy, mais je reste partagé. Je trouvais qu’il ne savait pas chanter ni jouer de l’harmonica. J’avais accompagné Little Walter et c’était autre chose. Mais Dylan n’avait pas besoin de ma sympathie. Le meilleur souvenir que j’ai de Newport, c’est le moment passé avec Mississippi John Hurt et Mance Lipscomb : on s’est sifflé tous les trois a half pint of whiskey.»

Jac repère les Lovin’ Spoonful, il les veut sur Elektra, mais les Spoonful demandent une avance de 10 000 $. Jac répond : «No way, I have never given an artist 10 000 $ and I can’t start now.» Finalement les Spoonful vont ailleurs et Jac est inconsolable. Il les voyait comme «an electrical extension of what Elektra had been doing. L’année suivante, on entendait «Summer In The City» all over radio, with its pulse and urgency, that gritty New York rooftop feeling, it was exactly the kind of powerful music I wanted.»

Dans le cours du fleuve, Jac avoue un goût prononcé pour le cannabis. Il organise chez lui des soirées musicales où l’on se goinfre de cannabis cookies - People floating away in their private reverie, head soirées. Grass was cheap. We’re talking $150 a kilo, though it didn’t have the potency of today’s product, but it certainly cooked up well - L’autre aspect fondamental du cat Jac est qu’il roule en scooter dans les rues de New York.

Puis on arrive à l’un des chapitres les plus fascinants de la saga Elektra : Love and Arthur Lee. Quand Jac les voit sur scène à Los Angeles, il est impressionné, car ils reprennent le «My Little Red Book» de Bacharach & David - Hip but straight. Et Arthur Lee & Love going at it with manic intensity. Five guys of all colours, black, white and psychedelic - That was a real first. My heat skipped a beat. I had found my band - Herbie Cohen qui les a découverts pour Jac rappelle qu’à l’époque Arthur Lee & Love crevaient la dalle et qu’ils vivaient tous les cinq dans une chambre d’hôtel. Arthur demande une avance cash de 5 000 $, Jac dit OK, meet me at the bank. Il file le cash, Arthur l’empoche et dit aux membres du groupe de l’attendre à l’hôtel. Cinq heures plus tard, Arthur réapparaît au volant d’une two doors gull-wing gold Mercedes 300 qu’il a payée 4 500 $. Il explique à ses copains consternés qu’il fallait un moyen de transport pour le groupe, so we can get around to the gigs. Puis il donne 100 $ à chacun de membres du groupe qui ne mouftent pas, nous dit Herbie Cohen qui assiste à la scène. Hilare, Jac ajoute : «That car was just big enough for him, his girlgriend and his brand new harmonica.»

Jac signe Love pour trois ans et six albums. Mais très vite, Arthur dit à Jac qu’il va casser le contrat, sous prétexte qu’il était mineur au moment de la signature. Donc le contrat n’est pas valable. Personne ne connaît l’âge d’Arthur. Jac : «He was a heavy ingester of substances and he wasn’t Dorian Gray.» Arthur dit qu’il veut bien re-signer chez Jac, à condition d’avoir a higher royalty, a ten percent, parce qu’il a dix membres dans le groupe. Et tu sais ce que lui répond Jac ? : «By that logic, the Mormon Tabernacle Choir gets a one hundred-ten percent royalty.» Jac lui accorde 7% et Love reste sur Elektra. Selon l’Houghton, Jac trouve Love fresh, exotic and deliciously weird. Jac : «Le background d’Arthur Lee était le Memphis R&B, mais Love intégrait toutes les valeurs traditionnelles de la pop. Ils reprenaient ‘My Little Red Book’, after all. Love n’était rien de plus ou de moins qu’Arthur’s conception of what it should be - a terrific band with tons of enrgy and crazy as loons. That appealed to me. Lorsqu’il y a un élément de danger, quand on ne sait pas ce que le groupe fera à la prochaine étape, ça m’attire. Bland bands need not apply.»

Bruce Botnick qui enregistre Love et qui dans la foulée va enregistrer les Doors est fasciné par Arthur : «Je n’ai jamais entendu personne parler comme Arthur. Il était sous acide 24 h/24, or smoking hemp-something. He was so high all the time that he wasn’t high. Il était arrivé à ce qu’on appelle l’état de clear light. Je garde un souvenir ému d’Arthur, because he was a very, very gentle human being.» Le fils de Jac qui s’appelle Adam a aussi des souvenirs extraordinaires d’Arthur : «Arthur m’a emmené chez lui. Il roulait vraiment très vite et j’avais la peur de ma vie, mais en même temps je trouvais ça extraordinairement excitant. Je savais juste qu’il n’aurait pas d’accident de voiture. Il avait l’une de ces maisons où la piscine rentre à l’intérieur du salon. On s’est assis et on a écouté le premier album du Jimi Hendrix Experience, Are You Experienced. On disait qu’Arthur et Jimi avaient monté un groupe ensemble longtemps avant Love. Je pense qu’Hendrix aurait bien aimé qu’Arthur lui écrive des textes de chansons. Ils auraient formé l’un des meilleurs groupes de tous les temps. Arthur adorait Jimi Henrix et il repassait inlassablement l’album. Il se levait et disait : ‘Je dois absolument réécouter cet album une fois de plus.’ Et il remettait ‘Purple Haze’.» Et puis comme Arthur déteste voyager, Jac ne peut pas organiser la promo du premier album. Jac insiste pour qu’il vienne à New York rencontrer le staff d’Elektra qui a bossé dur pour Love, mais Arthur ne reste que 36 heures. Les quatre albums de Love parus sur Elektra ne marchent qu’en Californie et en Angleterre, où nous dit Jac, il bénéficie d’une énorme réputation «precisely because he was so mysterious and refused to travel». Jac pense qu’Arthur ne voulait pas s’éloigner de ses connections - Which is not to minimize the importance of connections - Les tournures de Jac Holzman sont toutes somptueuses. À l’image des artistes qu’il prend sous son aile.

Bon, les albums de Love sont épluchés ailleurs. Jac indique que c’est Bruce Botnick qui a sauvé Forever Changes. Malgré les tensions, il a adoré travailler avec Arthur : «J’adorais son étrange sens de l’humour. Mais pendant les dernières sessions, il m’a balancé des choses que je n’ai pas réussi à encaisser, je n’étais pas assez mûr pour ça. C’était trop intellectuel pour moi. J’ai appelé Jac et lui ai demandé de retirer mon nom de l’album. C’est pourquoi on peut lire que l’album est produit par Arthur Lee. Mais je suis fier d’y avoir participé.» Jac confirme : «Il était très difficile de travailler avec Arthur qui était un downer et donc extrêmement critique envers les gens qui bossaient avec lui. Il faisait rarement un compliment, parce qu’il se sentait supérieur. Mais en même temps, il n’a pas réussi à montrer au monde son vrai talent. Arthur est l’un des génies que j’ai rencontrés. But genius needs focus and intent, otherwise it just discharges into the ground.»

Puis l’Houghton salue Love Four Sail, le quatrième et dernier album de Love sur Elektra et l’un des plus grands disques de rock de tous les temps. Arthur avait reformé Love avec Jay Donnellan qu’il vira aussi sec pour le remplacer par Gary Rowles.

C’est à cette époque que Paul Rothchild est envoyé au placard pour une valise de shit. Au procès, Jac soutient Paul, évidemment - Jac était courageux car à l’époque personne n’aurait osé témoigner pour une personne accusée de trafic de drogue - Ce courage s’appelle l’élégance. Et c’est ce qui fait la force d’Elektra, on retrouve cette élégance aussi bien dans les choix musicaux que dans les comportements humains. Jac ne sait même pas si Paul est un vrai dealer. Il s’en fout - I never knew and I never asked - Pendant que Paul moisit au placard, Jac lui verse son salaire et donne du travail à sa femme Terry. Paul va y rester sept mois avant d’obtenir une condi. Il rentre chez lui, prend une douche, dort un bon coup et le lendemain matin il est au bureau, chez Elektra.

Les gens qui fréquentent Jac lui trouvent d’autres qualités : «Jac had style, mystique. He was mysterious. On ne pouvait pas le situer. Personne ne savait dans quelle direction il avançait, mais lui le savait.» Sa collaboratrice Suzanne Helms dit qu’il est l’un des esprits les plus vifs qu’elle ait connu, avec David Geffen. Jac continue d’appliquer sa formule : «Rassembler les meilleurs talents, faire en sorte que le process fonctionne bien et assurer le résultat.» Et il ajoute pour que les choses soient bien claires : «Suivre la musique signifie bien plus que de traquer les tendances. Chaque fois que je m’interrogeais sur un enregistrement, j’ai toujours obtenu la réponse en écoutant la musique, jusqu’à ce qu’elle m’indique ce que j’avais besoin de savoir.» Le résultat de tout ça est qu’à l’époque, un artiste ou un groupe devient aussitôt important, parce qu’il est signé sur Elektra. C’est un label qui fascine le jeune Lenny Kaye. Il louche surtout sur le premier album de Love - Chaque album paru sur Elektra était intéressant, je trouvais les artistes fascinants. C’était une pure démarche intellectuelle (Definitely intellectually challenging). Aucun label ne ressemblait à Elektra. They were cutting edge - C’est d’ailleurs pour ça que son Nuggets paraît sur Elektra un peu plus tard. Danny Fields arrive aussi dans la boucle, très vite Jac l’impressionne : «Jac always wanted to do the right thing for the right reason. I never saw hypocrisy or venality or political ambition.» La meilleure preuve aux yeux de Nina, la femme de Jac, c’est qu’il n’a jamais eu de procès - Jac would always say «I’m not in the suing business, I’m in the music business - Aux yeux de Bill Graham, Jac est un saint : «He ran his label in a much more humane fashion.» Et Tony Glover ajoute le coup de dé qui jamais n’abolira le hasard : «He was the first rich guy I met that wasn’t an asshole.» Jann Wenner, le fondateur de Rolling Stone, raconte qu’un jour il est venu trouver Jac pour lui emprunter du blé : «He said ‘sure’ in a second.»

Paul Rothchild va encore bien plus loin que tous ces apologues : «Je pense que Jac doit être le père du genre humain, parce qu’il a dû être son propre père quand il était jeune. Il a dû se débarrasser de ce père qui n’en fut pas un et créer une autre autorité en lui, trouver ses propres règles de vie.» Jac embraye aussi sec pour dire que Paul tape en plein dans le mille, comme d’habitude. Comme son père n’était pas capable de briser sa carapace, Jac a commencé à l’imiter jusqu’au moment où dit-il il a compris qu’il devait se recréer comme quelqu’un de plus bienveillant - At first it felt like an act mais au bout d’un moment c’est devenu naturel.

Avec les Doors, on touche encore une fois au cœur du mythe Elektra. C’est Arthur qui insiste pour que Jac vienne un voir un groupe au Whisky. Jac est fatigué, il descend d’avion et il ne sait rien de ce mystérieux groupe - Quel que fut le groupe, Arthur en avait une haute opinion, et comme j’avais une très haute opinion d’Arthur, je suis resté - Il s’agit des Doors - And they did nothing for me. Il y avait un autre groupe qui jouait au Whisky et que j’adorais, j’ai même essayé de les signer : Buffalo Springfield. Mais Ahmet Ertegun d’Atlantic s’est montré plus convainquant que moi. Elektra était beaucoup plus petit qu’Atlantic qui avait sorti un nombre incroyable de hit singles. Avec Love j’avais mis un pied in the rock door et j’avais besoin d’un autre groupe pour donner plus de crédibilité à Elektra, mais les Doors ne me plaisaient pas. Jim est agréable à regarder, but there was no command. Peut-être que j’avais des idées trop conventionnelles, mais leur musique n’avait pas le rococo des autres groupes de l’époque, on était en 1966, en plein Revolver des Beatles. Une petite voix intérieure me disait que ce groupe avait autre chose à offrir que ce que j’entendais et je suis revenu les voir sur scène. Finalement le quatrième soir, je les ai entendus. Jim générait une énorme tension, il fonctionnait comme une sorte de trou noir, il aspirait toute l’énergie de la salle - Et voilà c’est parti, Jac a pigé les Doors. Il flashe notamment sur la reprise d’«Alabama Song» - Aha! Kurt Weil, Bertold Bretch. These Doors are not just California pretty boys, they actually have some brains - Paul Rothchild produit le faramineux premier album et Bruce Botnick l’enregistre. Botnick dit pouvoir compter les moments magiques en studio sur les doigts de la main et l’enregistrement de «The End» en fait partie. Jac dit que Paul a pris d’énormes risques avec les Doors, car il les poussait à se surpasser - He was able to get them to want to perform for themslves and for their audience in a way that transcended ‘going into the studio’, because they weren’t just going into the studio, they were going into the soul of the music - Voilà, c’est encore du Jac, du paragonnage de visionnaire. Il voit les Doors comme un groupe strange and dangerous. Quand ils partaient en tournée, nous dit Jac, personne ne savait à quoi s’attendre : nous voilà donc au cœur d’un mythe qui s’appelle le rock. Il faut se souvenir que le cuir noir n’était pas encore très répandu au temps des Doors. C’était réservé aux bikers et aux gays. Quand Jimbo débarque sur la côte Est, he knocked New York on its ass, nous dit Ray. Un Jimbo qui devient vite ingérable. Paul : «Control is a word that didn’t work around Morrison.» Jac préfère rester à l’écart, il évite de traîner avec les artistes dont il s’occupe - Devenir trop proche, ça érode l’autorité et l’objectivité et on peut avoir un jour besoin des deux - Quand Jim traîne au bar avant de monter sur scène, il siffle des vodkas à la chaîne. Bill Siddons qui est le road manager des Doors demande au barman combien Jim a sifflé de verres, le mec ne sait pas, alors Bill demande à voir l’addition : 26 verres ! Jimbo ramène souvent des copains bourrés au studio et Paul se charge de les virer. Robby Krieger : «Some heavy, heavy scenes. Heavy pill taking and stuff. That was rock and roll to the fullest, I would say.» Tout ce qui touche aux Doors est héroïque. C’est pour ça qu’on s’ennuie tellement depuis que Jimbo est mort.

L’Houghton rappelle que Botnick est celui qui a eu la relation la plus longue et la plus suivie avec les Doors. Botnick peut donc dire en quoi les Doors sont différents des autres groupes californiens - There were no peace-and-love vibes et le seul lien qu’ils avaient avec la scène acid-rock de San Francisco, the Dead and Quicksilver, c’est l’improvisation. Et à Los Angeles, ils n’avaient rien à voir avec les Byrds et les Mamas & the Papas - Il ajoute : «Ils étaient très forts pour les mélodies et amazing pour les lyrics. Les Doors se foutaient des tendances, notamment du folk-rock alors en vogue à Los Angeles. On ne trouvait dans leur son rien de ce qui faisait alors le son des sixties, pas de douze cordes, pas d’harmonica, même pas de basse. Ils étaient à part.» Ray Manzarek renchérit : «On a créé une nouvelle musique américaine qui était universelle : un rock band américain qui commentait l’Amérique. On a exploré night and day, ying and yang, we loved Orson Welles and the music of Howlin’ Wolf, en d’autres termes, darkness. Ou encore Muddy Waters chantant ‘Hoochie Coochie Man’. On écoutait Miles Davis, with its dark overtones. Une musique qui proposait a deep dark psychological poetry. On aimait beaucoup l’opening d’Allen Ginsberg sur Howl : ‘I saw the best minds of my generation destroyed by madness.’ Les Doors sont issus de tout ça : city of night, Raymond Chandler’s Los Angeles, Nathaniel West’s Miss Lonelyhearts and Days Of The Locust.» L’Houghton confirme que cette descente dans l’underbelly of America s’illustre parfaitement sur la pochette fellinienne de Stange Days.

Paul Rothchild voit Jimbo comme un mage qui invoque the dark forces et qui est avalé par elles - It’s very hard to control the madness that such a conjure brings - Mais toujours selon Paul, c’est ce que Jimbo voulait, il trouvait ça intéressant, c’est ce qu’il recherchait, the madness. À quoi Jac ajoute, goguenard : «En mars 1969, Jim a provoqué l’ultimate out-of-control experience. The word came that he had exposed himself in full view of concert audience in Miami.» Tu noteras l’élégance de l’expression. Un Français moyen aurait dit : «Il a sorti sa queue devant tout le monde à Miami.» Jac se marre bien avec cette histoire. On sait qu’il n’existe aucune preuve d’exhibition, même pas une photo - If It had happened it would have been a sight to remember - La belle expression, a sight to remember. Et Bruce Botnick ajoute : «The Great White Shaft.» Ray rebondit à son tour : «The sheer heft! An avenger! A Terrible object! The destroyer!». Ils sont tous pliés de rire avec ces conneries. Mais Jac conclut : «Mais personne n’a pu voir the weapon being brandished. Personne dans le backstage. Personne sur scène, ni John, ni Ray, ni Robby.»

Pour garder les Doors sur Elektra, Jac leur fait des cadeaux princiers et monte leur royalty rate à 7 %, puis à 10 %. Il leur refile aussi 25 % du publishing pour les remercier de leur fidélité - That was the right and proper thing for me to do - Bill Siddons est sidéré par la générosité de Jac : «Ça lui a coûté des millions de dollars, car c’est ce que valait le catalogue des Doors, mais en échange il a obtenu leur loyauté.» Comme chacun sait, Paul Rothchild va arrêter de produire les Doors au moment de LA Woman. Il trouve les chansons mauvaises - Two good songs, «LA Woman» and «Riders On The Storm» and the rest is lounge music. Two weeks into production, I quit - C’est Bruce Botnick qui prend le relais : «On enregistré l’album en dix jours. Le jour du mixage, il y eut le tremblement de terre. J’ai fini de mixer et suis allé voir Jac chez Elektra avec les Doors, mais sans Jim qui ne venait jamais - Et Jac s’est assis et s’est mis à pleurer.» Oui, il avait raison de pleurer Jac car LA Woman est de toute évidence le couronnement de sa carrière. Jac dit avoir été inquiet suite aux propos négatifs de Paul, «but the album knocked me out, song after song.» On l’évoque longuement ailleurs, dans ‘Ka-Doors - Part One’, mis en ligne en mars dernier.

Quand Jac apprend la mort de Jimbo à Paris, il est complètement secoué - Jim’s death affected me more than the death of my dad or my grandparents - Il explique à la suite que ça équivalait à perdre quelqu’un qui avait occasionné dans sa vie «des changements tellement profonds que les choses ne furent plus jamais les mêmes après». C’est Bill Siddons qui dans ce livre fascinant dit les choses les plus définitives sur Jimbo : «L’une des manies de Jim était de vous pousser le plus loin possible dans vos retranchements pour vous faire sortir de vous-même et pour être qui vous étiez vraiment. Il faisait ça avec tout le monde. J’ai eu avec lui de longues conversations et j’ai dû finir par le faire taire car il m’entraînait dans des schémas de pensées que je ne savais pas maîtriser. He could be the biggest asshole in the world. Et il était l’un des mecs les plus gentils qu’il m’ait été donné de connaître. Ce mec que les gens percevaient comme quelqu’un de cinglé et d’arrogant était en fait l’être plus sensible et le plus développé au niveau esprit qu’on puisse imaginer. There was a gentle, generous human soul there. Et ce dont je me souviens le mieux, c’est sa générosité.»

On croise aussi Tim Buckley sur Elektra, un Buckley fucked up on heroin at the Chelsea Hotel - It was trouble behind my perception, nous dit James Jackson. Un Buckley qui va faire quatre albums sur Elektra, tous devenus un peu cultes.

Son premier album sans titre paraît sur Elektra en 1966. Cette année-là, on avait avec les Troggs, les Pretties, les Kinks, les Who, les Stones et tous les autres zigotos d’autres chats à fouetter. On est revenu sur Tim Buckley un peu plus tard, comme on allait sur Love ou les Doors, via Elektra, en quête d’une certaine modernité. Paul Rothchild produit l’album, Bruce Botnick l’enregistre et Jack Nitzsche fait les arrangements. Buck bénéficie donc des services d’une grosse équipe. On voit tout de suite qu’il échappe à tous les genres. Il a dérouté plus d’un cargo. Il ne chante pas, il fait des oraisons, comme Jacques Brel. Il se livre à des dérives octogonales, va là où le vent le porte. Il fit déjà partie des inclassables, comme Brel, Scott Walker ou Captain Beefheart. Il fait du Buck comme Brel faisait du Brel. Comme Dylan fait du Dylan. C’est tout ce qu’il faut comprendre. Et à partir de là, c’est simple. Pourtant Buck ne se vend pas. Buck ne doit sa survie artistique qu’à son génie d’auteur et d’interprète. Et à Jac Holzman qui croyait autant en lui qu’il croyait en Jimbo et en Arthur Lee. Ce qui frappe à l’écoute de cet album, c’est le côté bien décidé de Buck. Il semble te dire : «viens !». Alors tu y vas. Ce genre d’invitation n’est pas très courant. Buck te propose un univers même pas psychédélique, juste un univers de sensations. Il peut chanter d’une voix d’ange, mais on préfère penser qu’il chante comme un dieu, et ça établit aussi sec ce qu’on appelle un contrat de confiance. Il chante à la régalade et nous enchante. C’est pas compliqué. Cet album regorge d’ambiances. On en pince surtout pour «It Happens Every Time», une Beautiful Song qu’il prend à la clairette d’élan patriotique. Cut idéal pour l’amateur de beauté pure. C’est l’album du vif argent.

Sur la pochette de Goodbye And Hello, Coco Bel Œil nous décoche un franc sourire. Pochette parfaite. Quand on ressort l’album, on est frappé par la singularité du ton de Buck. Il psalmodie plus qu’il ne chante, avec des accents tranchants et souvent pelucheux. Comme Brel, il cherche les voies impénétrables de la dérive astronomique, il chante à la puissance hertzienne et compresse son feeling dans une nuisette de bas des reins, comme s’il visait la perfection de la perversion. En fait, il vise l’envol élégiaque, c’est son truc, mais il nous faudrait des ailes pour pouvoir le suivre. Sa religion, c’est la tension. Il en joue. Si ce cut s’appelle «Hallucinations», ce n’est pas pour rien. Avec «I Never Asked To Be Your Mountain», il préfigure Jonathan Richman et se livre à l’exercice d’un final apocalyptique. Buck n’en finit plus de jouer les indicibles. Il brouille les pistes au long cours. Il peut aussi chanter des petites conneries et puis voilà «Morning Glory», la dérive d’excellence par excellence, sous le voile à peine clos, Buck bouge encore, il veut encore prodiguer ce groove inespéré de beauté baudelairienne, c’est très spécial, on suit car on l’adore, mais c’est pas gagné. Comme il a dû ramer pour convaincre les convaincus ! Pas si simple. Les légendes, vois-tu, c’est comme le pâté, on les tartine comme on veut, sans vraiment savoir.

Encore une belle pochette pour Happy Sad, un album nettement plus détendu que les autres. Buck y propose avec «Strange Feeling» un rock confortable et ensoleillé, destiné aux gens qui ont du temps et de grandes baies virées, un rock plus jazzé, bien balancé des hanches, avec l’extraordinaire Lee Underwood on guitar. Buck sonne comme une centrale marémotrice. Avec le buzz de «Buzzin’ Fly», il propose un heavy groove californien à califourchon. Deux dérives mêlent leurs langues, celle de Buck et celle d’Underwood. Ces mecs brillants s’étalent sur la longueur, Underwood épouse la dérive de Buck, I miss you so. Tout l’album s’imprègne de cette ambiance mercuriale, avec le bruit des vagues, histoire de nous faire rêver, nous autres, les parvenus jusqu’ici. Tiens, comme c’est étrange : avec «Love From Room 109 At The Islander», Buck et Underwood s’amusent à prendre les gens pour des cons, enfin ceux qui ont des grandes baies vitrée ensoleillées et des charmantes épouses qui sentent la lavande. Bon, parfois, c’est un peu moins pompeux et on retrouve ce qu’on aimait bien chez Buck au départ, la perdition, comme avec «Dream Letter» qui ouvre le bal de B. C’est joué au xylo. Mais on n’écoute même pas ce qu’il raconte tellement on s’ennuie. Cut un peu gluant, un peu Cave dans l’esprit, Buck a besoin de se répandre. Alors vas-y mon gars, répands-toi. Quel dommage ! L’album s’annonçait si bien. On attend des miracles d’un mec comme Buck, mais il a du mal à fournir.

Son dernier album pour Jac s’appelle Lorca, comme le poète. Sur le morceau titre, Buck ramène sa ramasse existentielle et l’ami Lee pianote. Il pianote même sauvagement. Buck fait ramer sa voix, comme aux galères. «Lorca» sonne comme une merveille tentaculaire. L’ami Lee pianote de plus en plus et Buck chante à la perdition définitive. C’est une merveille délivrée de ses chaînes, enfin libre, avec un son unique dans l’histoire du rock. On suivra donc Buck jusqu’en enfer. Avec «Anonymous Proposition», Buck sonne comme un Brel déguisé en hippie californien qui se passionnerait pour le crépuscule de Big Sur, assis en compagnie d’Henry Miller. Il chante du plus profond de son âme. Désolé, les gars, d’avoir recours à des formules aussi ringardes, mais c’est la seule façon d’exprimer ce qu’est le blues, comme dirait l’autre asticot. C’est beau et plein de jazz, mais du jazz manouche, avec le round midnite d’une stand-up. Buck est l’un de ces géants des Amériques dont parle Dylan dans Chronicles. En B, Buck nous fait le coup du petit groove de congas avec «I Had A Talk With My Woman». Quel dommage que la pochette de cet album soit si foireuse, car Buck est ici au sommet de son art. Il groove son petit business perditionnaire et ça pourrait durer des heures qu’on ne s’ennuierait pas. On entend des belles guitares à la Croz dans «Driftin’», un drive de psychedelia magique. Pur jus de Croz. Lee Underwood monte ça bien en neige. Et la voix de Buck se perd là-bas au loin. Underwood est un génie, il distille une sorte de pureté groovytale dans sa façon de jouer et dont Buck s’enivre - I’ve been drifting in between/ What used to be - C’est vrai qu’il va de plus en plus loin. Cet album miraculeux s’achève avec le fast ride de congas de «Nobody Walkin’», Buck lance une sorte de fiesta frénétique et il devient héroïque, même si ça reste un groove typique de l’époque, mais Buck se met en roue libre, il dicte ses lois et voilà qu’arrive un solo de wild piano, quelle sinécure !

Les autres gros cultes d’Elektra sont bien sûr le MC5 et les Stooges. C’est l’époque Danny Fields qui devient tout de suite pote avec John Sinclair, le manager du MC5 - I thought he was a fantastic man. He was funny, il aimait la bonne bouffe, il aimait sortir, il aimait avoir des plans, il aimait causer. Et c’était un businessman. Il parlait le même langage que les gens du music business. J’ai l’ai virtuellement signé, lui ai serré la main et l’ai assuré que l’approbation de Jac ne serait qu’une simple formalité - Eh oui, Danny sait ce qu’il faut pour Jac qui est d’accord : «Danny had immaculate taste for the arcane and he knew I’d go for it.» Jac sait que l’arrivée du MC5 et des Stooges chez Elektra va faire grincer les dents de ses principaux collaborateurs, mais l’engagement politique du MC5 l’intrigue - Pour moi Sinclair n’avait rien de nouveau. Je m’étais fait les dents avec Phil Ochs. Sinclair avait plus de cheveux que Phil, il était plus violent, wild, woolly, intelligent et d’abord facile. Sinclair voulait le succès du groupe et Elektra était un label hip. La signature se fit aussitôt, dans les meilleures conditions. Les révolutions sont des événements immédiats et je voulais les enregistrer dans le feu de l’action, which meant right away - Tout se passe bien avec le premier album, puis ça dégénère assez vite. Bruce Botnick indique que le groupe défèque sur scène pour protester, puis ils barbotent l’équipement du studio où ils commencent à enregistrer le deuxième album. Alors Jac leur envoie un télégramme leur suggérant d’aller chercher un autre label. Ils traversent la rue pour aller signer chez Atlantic.

Danny propose les Stooges à Jac en même temps que le MC5. Jac est impressionné par Iggy qu’il situe beyond Jim Morrison - You had to be ready for something beyond stock outrageous - Chacun sait que les Stooges n’ont pas marché commercialement mais qu’ils ont inspiré autant de gens que le Velvet. Danny Fields dit que les deux albums des Stooges were way ahead of their time. Il parle même d’avant-garde - I thought it was the perfect group - Et nous aussi, on pense la même chose. Danny reprend : «J’aimais le MC5 pour leur vitalité, leur power, leur impact sur de grosses audiences et le carnaval qu’ils développaient sur scène. Mais j’aimais surtout les Stooges pour la pureté de leur son, de leurs chansons et de leur lyrics.» Et emporté par la flamme, il poursuit : «Sans les Stooges, il n’y aurait jamais eu de punk rock, de Sex Pistols, de Ramones, aucun des groupes qui furent importants dans les seventies. S’il n’y avait eu ni les Stooges et le Velvet, il n’y aurait plus rien d’intéressant aujourd’hui.»

Jac aime bien Danny Fields : «J’ai été vraiment charmé par des gens comme Frazier Mohawk et Danny Fields. J’aime bien avoir ce type de personnages dans mon orbite. Frazier still has an eye for the unusual.» C’est lui qui ramène en effet les Holy Modal Rounders chez Jac. Par contre, c’est Danny Fields qui présente Nico à Jac. The Marble Index est enregistré en quelques jours. Frazier Mohawk : «Le budget était très limité et le studio minuscule. On a enregistré la nuit, quand le studio était plongé dans le noir. Je suis tout de suite tombé amoureux de Nico. C’était un rêve que de travailler avec elle. Belle, théâtrale, and a marvellous human being. Les gens la trouvaient glaçante à cause de sa voix, mais elle était de compagnie très agréable et riait beaucoup. Il y avait beaucoup d’hero. Nico and I were stoned the whole time. Le fait d’être dans le même état qu’elle m’a permis de me concentrer sur la musique.»

Comme tous les albums de Nico, The Marble Index est exclusivement réservé aux fans de Nico. On y retrouve l’ambiance glacée. Très difficile de rentrer là-dedans. C’est complètement barré. Très Nibelungen. Elle fait du germanique, pas toujours juste et c’est très loin du Velvet. «Ari’s Song» est plombé dès l’arrivée du chant. C’est très spécial, paumé, oui, elle semble complètement paumée. Bizarre que Jac ait pu entrer dans ce son. Il faut faire gaffe avec Jac, certains de ses premiers coups de cœur sont très ésotériques. Nico n’est pas faite pour le rock, elle est faite pour la légende. Il faut attendre le dernier cut, «Evening Of Light» pour trouver la perle noire : elle y crée du flux, c’est indéniable. C’est une fantastique cut de junk, joué à l’irréelle, dans un environnement supérieur. Et là on dit amen et merci à Jac.

John Cale dit que Marble Index «is an artefact, not a commodity». Il ajoute : «You can’t sell suicide.» Il a raison, l’album ne se vend pas. Et bon prince, Jac déclare : «Sales are not the only benchmark.» Mais chez Elektra, Bill Harvey qui est le directeur des ventes ne peut pas schmoquer Danny Fields. Il ira même jusqu’à entrer dans son bureau pour lui péter la gueule. Jac : «Danny was let go by Bill Harvey who said : ‘I can’t stand Danny Fields, he’s wrecking the label, either he goes or I go.’ And I said OK, tu peux le virer. Maintenant je regrette profondément d’avoir autorisé ça. Danny Fields was smart, with excellent taste : highly outspoken, frequently outrageous.» Danny aurait pu ramener les Ramones chez Elektra.

L’autre gros coup d’Elektra, c’est Delaney and Bonnie, enfin surtout Bonnie. Jac l’a repérée : «Bonnie was one hell of a singer, the best white blues chick singer I’d ever heard. Blonde à la peau claire but sounding so black. À 17 ans, elle avait chanté avec Ike & Tina Turner à Saint-Louis, elle fut une Ikette pendant trois jours avec une perruque noire et du fond de teint pour s’assombrir la peau.»

L’Houghton nous rappelle que Delaney & Bonnie étaient the hottest act in the San Fernando Valley, ils faisaient partie d’un loose collective qui comprenait Gram Parsons, Leon Russell, Mac Rebbenack et Rita Coolidge. Le couple avait un backing band terrible, Bobby Whitlock, Carl Radle, Jim Keltner, Jim Price, Bobby Keys, qui dès qu’on leur proposa en 1970 d’accompagner Joe Cocker sur la tournée Mad Dogs & Englismen, mirent les voiles. Tous sauf Whitlock. Delaney & Bonnie n’avaient plus de groupe.

Ils signent sur Elektra, mais Jac n’aime pas beaucoup Delaney : «I just didn’t like him. Il était sur le label parce qu’on lui a proposé un bon deal, et son manager voulait qu’il soit sur Elektra, mais Delaney always thought we were small potatoes, qu’on était pas dignes de lui. Avant même que l’album ne sorte sur Elektra, il essaya de le vendre à Apple, mais ce n’était pas possible, car le contrat était signé avec nous. Il était le prisonnier de son ego, burning the bridges with everyone.» Puis le couple pose vite un problème, car Delaney est tout le temps bourré et Bonnie most of the time mad. Jac évoque des problèmes terribles avec Delaney : «It was the only artist with whom I ever had major personal problems. Je dirigeais la compagnie et je ne pouvais faire de bons disques qu’avec des gens que je respectais. Il y avait chez Elektra des stars beaucoup plus importantes qui ne se conduisaient pas aussi mal que Delaney.» En fait Delaney se plaint que l’album ne se vend pas. Ça le rend agressif. Un jour il appelle Jac qui est en voyage en Angleterre pour lui dire qu’il est à Aardvark, Texas, là où vit son père, et qu’il n’y a aucun album de Delaney & Bonnie dans le local store - Il me disait : «Si demain, les albums ne sont pas dans ce magasin, je viens en Angleterre pour te buter.» Je lui ai répondu qu’il pouvait lui-même se charger d’y déposer ses albums. Ensuite qu’il pourrait aller terroriser un autre label, parce que je le libérais de son contrat. Enregistrer pour Elektra est un privilège qui marche dans les deux sens, pour l’artiste comme pour le label et personne ne peut me menacer.» Puis j’ai appelé David Anderle qui s’occupait du groupe, et qui avait eu lui aussi des problèmes avec Delaney. Il y a eu 15 secondes de silence et il a dit d’un ton très calme : «Well Jac, go look in the mirror and be proud of yourself.» So Delanay & Bonnie went to Atlantic, new home of the MC5... - À quoi, David Anderle ajoute : «And drove Ahmet Ertegun and Jerry Wexler crazy.» Fantastique façon de relater les événements.

Jac est le premier à reconnaître qu’Accept No Substitute paru en 1969 est excellent. Bonnie y fait des étincelles. Elle explose au moins trois cuts, à commencer par «When The Battle Is Over», qu’elle attaque à la black. Elle s’insinue dans le groove avec une voix de petite souris noire et elle transforme la Battle en pure staxerie. Même chose avec «Dirty Old Man», toujours très deep Soul dans l’esprit et bien monté aux chœurs. Il faut entendre Bonnie tartiner ses syllabes comme une géante de la Soul. Elle dégage autant d’animalité que toutes les grandes Soul Sisters. Elle embarque aussi «Soldiers Of The Cross» au combat. Elle invente carrément la deep Soul blanche. Elle sait se montrer énorme, d’autant que Jim Keltner double sur le tard du cut. Ça vire gospel frénétique et Bonnie s’active comme une diablesse. On entend aussi Rita Coolidge sur cet album. Elle chante dans les chœurs. Toute l’équipe est là, Leon Russell, Bobby Keys et Jim Price, Carl Raddle et Jim Keltner, bref tous les gens qui vont quitter Delaney & Bonnie pour aller accompagner Joe Cocker dans Mad Dogs & Englishmen.

Bon, il manque encore un paquet de gens, mais on verra ça dans un Part Two.

Pour se développer, Jac essaye d’embaucher Clive Davis, qui se disait mal loti chez Columbia. Jac lui propose «a thirty percent stake over time et l’opportunité de bosser en tandem, pour joindre nos forces. Il prit le temps d’y réfléchir, puis il déclina l’offre. Ça devait le gêner de bosser for a boutique label sans avoir l’infrastructure d’un gros label comme CBS derrière lui. Pourtant, c’est exactement ce qu’il fera plus tard avec Arista, mais en 1969, il n’était pas prêt.»

Puis quand Elektra grossit, Jac n’a plus le temps de rien. Il bosse chez lui car au bureau il est constamment interrompu. Il se compare à un joueur de tennis qui joue contre cent adversaires en même temps. Il bosse tous les soirs tard et se lève de bonne heure chaque matin, et hop ça recommence. Puis apparaissait des crevasses dans sa relation avec Paul Rothchild. La décision finale appartient toujours à Jac, mais il laisse Paul monter ses projets, même si parfois Jac sent que ce n’est pas bon. Il cite l’exemple de Rhinoceros, a Rothchild-confected supergroup.

Puis quand il s’aperçoit avec le succès des Doors qu’il n’a pas les réseaux de distribution nécessaires, Jac sent qu’il doit fusionner. Il pose la question à Jerry Wexler qui vient de fusionner avec Warner : «Comparé à celui d’un label indépendant, que vaut le réseau de distribution d’une grande compagnie ?», et Wexler lui répond que le pire réseau de grosse compagnie sera toujours meilleur que la distribution d’un indépendant. Jac sent que l’ère de la distribution indépendante s’achève et qu’il faut intégrer un grand groupe. Il sait qu’Elektra ne survivrait pas au racket institutionnel des grosses structures qui prennent la distribution en charge. Il vend Elektra à Warner. C’est le début de l’ère WEA, Warner/Atlantic/Elektra, chaque label conservant la maîtrise de ses choix artistiques. Il ne restera que trois ans dans la multinationale et quittera son job de président pour aller s’installer à Maui dans le Pacifique - Pendant 23 ans Elektra fut toute ma vie. Tout en moi me disait que ce cycle s’achevait et arrivait à sa fin naturelle. Les seventies n’avaient pas été aussi prometteuses au plan musical. Mais quelqu’un devait veiller sur ma société et la solution que se semblait évidente était David Geffen. C’est Paul Rothchild qui dit tout le bien qu’il faut penser du nouveau boss d’Elektra : «Quand David Geffen est entré dans les eaux californiennes en tant que manager, les requins sont entrés avec lui et toute l’ambiance a changé. It became: ‘let’s make money, music is a by-product.’»

Le fin d’Elektra sous la houlette de David Geffen n’est pas jojo. L’Houghton donne tous les détails, c’est le management à l’américaine, on vire en masse pour faire des économies.

Pour se remonter le moral, on peut écouter la petite compile encartée dans la troisième de couve de Follow The Music, l’autobio de Jac. Elle propose 26 cuts et couvre toute l’histoire d’Elektra, y compris les artistes de la première époque, ceux dont on n’écoutera jamais les albums, car ils sont terriblement spéciaux. C’est le folk des années 50, Jean Richie, Susan Reed, Frank Warner, Cynthia Goody, tous les caprices de Jac. Il y a aussi des blacks, Sonny Terry et Josh White. On tombe sur l’Americana pré-pubère de Kathy & Carol («Wondrous Love») puis ça rebascule dans le vieux Theodore Bikel et la pire de toutes, Jean Redpath qui roule des r, ah la garce ! Le premier gros truc est le «Banjo In The Hollow» des Dillards, ils sont encore pires que dans Deliverance, ils explosent tout à coups de banjos. À sa façon, Judy Henske défonce tout aussi, mais avec sa voix, dans une version somptueuse de «Wade In The Water». Judy is on fire ! Koerner Ray & Glover font une apparition avec une chanson de chain gang et là c’est pas terrible, on ne joue pas avec ces choses-là. On arrive dans le secteur des grandes voix avec Tom Rush et une version solide de «Milk Cow Blues». Admirable, grosse énergie new-yorkaise, trois albums sur Elektra qu’il faut explorer. S’ensuit le «Got My Mojo Working» du Butterfield Blues Band, ça joue sec et net avec Bloomy et Butter ne rigole pas. On monte au cran supérieur avec le jazz blues de Fred Neil. Fantastique «Blues On The Ceiling», magie pure du son et de la voix - I’ll never get out of this crazy blues alive - Grosse surprise avec The Incredible String Band, gentle folk-rock mais avec un drive, des guitares partout, c’est assez impressionnant. Quant à Phil Ochs, il est trop énervé. Il gratte comme un con, il chante à la colère pure, alors ça ne peut pas marcher. On est surpris par le timbre extrêmement chaleureux de Tom Paxton, par l’autorité féminine de Judy Collins et c’est à Tim Buckley que revient l’honneur de fermer la marche.

Signé : Cazengler, Jacques Holsmerde

Jack Holzman. Follow the Music: The Life and High Times of Electra Records in the Great Years of American Pop Culture. First Media Books 2000

Mick Houghton. Becoming Elektra: The True Story of Jac Holzman’s Visionary Record Label. Outline Press Ltd 2010

Judy Henske. High Flying Bird. Elektra 1963

Judy Henske. Judy Henske. Elektra 1963

Koerner Ray & Glover. The Return of Koerner Ray & Glover. Elektra 1964

Koerner Ray & Glover. Lots More Blues Rags And Hollers. Elektra 1965

Vince Martin & Fred Neil. Tear Down The Walls. Elektra 1964

Fred Neil. Bleeker & MacDougal. Elektra 1965

Paul Butterfield Blues Band. The Paul Butterfield Blues Band. Elektra 1965

Paul Butterfield Blues Band. East West. Elektra 1966

Paul Butterfield Blues Band. The Original Lost Elektra Sessions. Elektra Tradition 1995

Delaney & Bonnie. Accept No Substitute. Elektra 1969

Tim Buckley. Tim Buckley. Elektra 1966

Tim Buckley. Goodbye And Hello. Elektra 1967

Tim Buckley. Happy Sad. Elektra 1969

Tim Buckley. Lorca. Elektra 1970

Nico.The Marble Index. Elektra 1968

 

Inside the goldmine

- Darryl de poudre

— À vot’ bon cœur, m’sieurs dames... À vot’ bon cœur...

L’aveugle assis au coin de la rue de la Convention psalmodiait tout le jour, de l’aube jusqu’à la nuit tombée. Un haut chapeau cabossé trônait au sommet de son crâne et comme le vieil homme portait passée autour du torse une trompette antique, on l’appelait Jéricho.

— À vot’ bon cœur, m’sieurs dames... À vot’ bon cœur...

Suffisants et ventripotants, les bourgeois du quartier passaient sans même lui jeter un regard. Ils ne craignaient pas le mépris de l’aveugle puisque celui-ci ne pouvait les voir. Ça leur conférait une sorte d’impunité qui, soyez-en sûrs, n’eut pas soulagé cette conscience qui leur faisait si cruellement défaut. Seuls les voyous du quartier, craignant sans doute de finir comme l’aveugle à mendier dans les rues, lui jetaient un sou. Cling !

— Sank you Paris match, milord !, croassa l’aveugle d’un ton guilleret.

L’aveugle le voyait-il ? L’apache eut un doute et il repartit d’un pas pressé, un sourire aux lèvres, en direction de la Seine qu’il franchit au Pont Mirabeau pour gagner Auteuil. Il alla s’enfouir dans l’ombre d’une porte cochère pour guetter une demeure bourgeoise. Il attendit le milieu de la nuit, s’introduisit dans le parc et escalada la façade jusqu’au balcon. En échange de la moitié du butin escompté, un vieux serviteur lui avait indiqué qu’une fois entré dans le salon par le balcon, il verrait un coffre. L’apache tailla la vitre au diamant, claqua le coupe et passa la main pour atteindre l’espagnolette. Il traversa le salon à pas de loup et vit le coffre, près de la cheminée. Il sortit d’une vaste poche intérieure un pied de biche et une tenaille de chirurgien de marine. Il entreprit de faire céder le premier gond. Puis le second. Il déboîta ensuite le lourd battant du coffre. Quelle ne fut pas sa stupéfaction ! Le coffre ne contenait ni argent, ni bijoux, juste un microsillon.

 

Crushed Butler, lit-on en haut de la pochette, Uncrushed, lit-on en bas et au milieu, trois graines de violence posent dans les éboulis d’un immeuble de banlieue écroulé. N’importe quel amateur de proto-punk aurait pu rassurer l’apache. En effet, ce microsillon de Crushed Butler vaut tout l’or du monde, enfin, de manière symbolique, entendons-nous bien. En fait, il ne vaut pas un clou sur Discogs. Mais bon, pour certaines personnes, c’est un Graal. Uncrushed ! Au seul prononcé du mot, certains visages s’illuminent. «My Son’s Alive» et sa fantastique heavyness éreintée, travelled down to Mexico, et puis «Ractory Grime» et ses syncopes cardiaques tirées tout droit du «Fire» de Jimi Hendrix. Fantastique osmose hectorienne ! Mais il y a aussi le glam d’«Highschool Dropout» et le Sabbing de «Love Fighter» : Jesse Hector y hallucine dans les mauves du premier Sab. Et puis il y a un DVD glissé dans la pochette : on y voit les trois Crushers répéter dans une cave, filmés en plan fixe, avec un Jesse Hector qui saute partout, tel un étalon sauvage.

Quel album étrange que ce Beat Existentialist enregistré en 1993. Darryl Read y propose une version surprenante de «Band New Cadillac». Il veut rendre hommage à Vince Taylor, alors il s’y colle. Il cherche l’écho et la canaille, il y va de bon cœur, mais il va dans le mur, c’mon sugar, personne ne peut égaler la grandeur de Vince Taylor. Le pauvre Darryl se vautre à coups de she ain’t coming back. Il tape aussi dans l’excellent «Gin House» rendu célèbre par Amen Corner. Ce vieil heavy blues remonte jusqu’à Bessie Smith, et Darryl y rôde comme un loup affamé. Il rend un bel hommage à Dylan avec son «Blue Fandango Man». Une vraie osmose, il fait son Dylan 66 à merveille, il ramène tout, même le masterplan et le Baltimore. Le hit du disk s’appelle «Shake Off The Devil». En fait ce sont les chœurs de filles qui en font la grandeur. L’univers photographique de l’album est rudement intéressant : on y trouve du perfecto et du sein tatoué. Darryl y joue son rôle de prince des ténèbres à la perfection. Il ramène bien son stranger dans «Love Is A Perfect Stranger». Dans «Vipers Of Harlem», il mugit comme un bœuf chargé d’ouvrir la voie. C’est comme toujours chez lui, excellent, plein de son et plein de filles qui font des chœurs.

En 1999, Darryl Read s’acoquine avec Ray Manzarek pour enregistrer Freshly Dug. Bon alors attention, il s’agit d’un exercice de style censé rééditer l’exploit poétique de Jimbo, lorsqu’il enregistra An American Prayer. Darryl Read lit ses textes et Manzarek l’accompagne au piano. Alors pour tromper l’hydre de la monotonie, ils varient habilement les genres. Ça devient vraiment intéressant quand ça vire jazz («Man O Jazz» ou «Behind The Beat»), et bizarrement Manzarek devient bon. Il est aussi capable de jouer le piano d’aube blême («Cup Of Dark») et de créer la sensation. On finit par succomber au charme discret de l’ensemble. Darryl est assez drôle avec ses petits poèmes de reptile family («The Plumes Of Fire») mais au fond on voit bien que Manzarek rafle la mise avec son excellence pianistique («Azur Skies»). Tout est très poétique sur cet album, très piano-advanced. Ils sont dans un son qui nous dépasse, puisque ça les concerne eux, directement. Darryl ramène sa poésie dans le giron du big Ray piano man («Broken Highways») et cet album hautement littéraire se termine avec «Last Poets Land». Du coup, Darryl Read devient un immense poète underground, un de plus.

En 2002 paraît un autre album de Darryl Read, l’excellent Shaved qui s’ouvre sur une reprise stupéfiante de «You’re A Better Man Than I». Darryl Read se transforme en Max la Menace pour redynamiser les Yardbirds, dans l’éclat du chant proto-punk et des guitares flamboyantes. Darryl joue de la guitare mais le monster break est signé Geoff Knwoles. C’est Dave Goodman, the Pistol man, qui joue de la basse. Ce n’est donc pas un hasard si «Programme» sonne comme un cut des Pistols. Darryl y déploie la même ampleur, la même démesure, pas de problème, c’est un énorme shoot de big English rock. Puis il passe à Dylan avec «Love Falling Like Rain». Il fusille ça au riffing définitif, c’est terrifiant d’à-propos. Il tape chaque fois dans le mille : Crushed Butler, Third World War, les Yardbirds et maintenant Dylan. Aw my Gawd que de son ! On se croirait sur l’un des grands albums de Mick Farren, ça tape dans le haut de gamme imputrescible. Et le roi s’écria : «Mon royaume pour un Darryl !». Il y a bien sûr des cuts plus faibles mais il revient sur le tard avec une somptueuse cover de «Positively 4th Street». Il se rassasie du génie de Dylan, et réussit une fois de plus l’exploit d’y associer la pure Brit energy. Dans les pattes des proto-punks britanniques, le Dylanex ne pardonne pas.

Le Collectomatic Vol. 1 paru en 1997 ressemble étrangement à un passage obligé. Pourquoi ? Parce que Darryl Read y commente ses cuts, et là, on en a pour son argent. On a tout le détail d’«On The Street Tonight», vieux shoot de rock underdog, artefact du proto-punk, composé avec Jim Avery et enregistré en 1975. Le cut est ressorti en 2013 sur un single qu’on pouvait commander chez Crypt, à Hambourg. L’ex-Silverhead Steve Forrest joue de la basse et le lead guitar, Darryl bat le beurre et chante. La démo n’a pas plu, à l’époque. Darryl explique qu’au moment de Crushed Butler et d’«On The Street Tonight», il tentait de convaincre les mecs des labels que le proto-punk allait bientôt exploser, ce qu’il fit deux ans plus tard, avec les Pistols et tous les autres. Darryl et Jesse Hector avaient pas mal d’avance. «Back Street Urchin» date de 1976 et Steve Forrest joue aussi dessus. Ça sonne un peu comme les Pink Fairies, un peu éparpillé au gré des couplets, pour ne pas dire décousu. Manque de lien, manque de prod. On tombe un peu plus loin sur une puissante cover de «Play With Fire» enregistrée à Berlin. Avec «Trouble In The House Of Love», il fait autorité - We’ve got trouble in this house of love - Il sait rôder sous le boisseau. Et puis voilà le coup de génie : «The Devil In Black Leather» co-écrit avec Terry Stamp. Comme son nom l’indique, le cut parle de Gene Vincent, c’est groové dans le lard fumé, Stamp plays the slide guitar, pas de drums, Darryl tape sur un chaise en plastique. Rien plus mythique que ce genre de Black Leather. Terry Stamp est l’auteur de «La Punka Morbida», solide groove underground enregistré à LA - Body surfing South on the San Diego freeway - «Vipers Of Harlem» qu’on trouve sur Beat Existentialist est aussi co-écrit avec Terry Stamp. C’est d’ailleurs à cette époque que Darryl fait la connaissance de Ray Manzarek. Plus loin, il reprend le «Teenage Dream» de Marc Bolan pour en faire un bijou Dylanex. C’est dingue ce qu’il sait bien le faire. Il rend aussi hommage à Bo Diddley avec «Walking In Shadows» et à Captain Beefheart avec «Full Speed Ahead».

Si en 2013, on commandait chez Crypt l’«On The Streets Tonight» paru sur Last’ Year’s Youth Records, c’était pour pouvoir l’écouter jusqu’à plus-soif, comme on écoutait jadis nos précieux EPs des Pretties et d’Eddie Cochran, debout devant le tourne-disques. Il est bien le petit Darryl sur ce 45 tours. La guitare de Steve Forrest sonne comme une trompette, mais Darryl sonne comme un vrai proto-punk. La structure est classique, mais l’à-propos ne l’est pas. Il n’y a que des mecs comme Terry Stamp, Phil May, Steve Peregrin Took, Mick Farren ou Jesse Hector pour chanter avec un telle fureur apache.

Signé : Cazengler, Darryl Raide (manche à balai dans le cul)

Cruched Butler. Uncrushed. Crush Records 2013

Darryl Read. Beat Existentialist. Rock Chix 1993

Darryl Read & Ray Manzarek. Freshly Dug. Ozit-Morpheus Records 1999

Darryl Read. Shaved. Madstar Records Ltd 2002

Darryl Read. Collectomatic Vol. 1. White Label Records 1997

Darryl Read Group. On The Streets Tonight. Last’ Year’s Youth Records 2013

 

Il faut sauver le soldat Ryan

Tous les ceusses qui écoutaient la radio dans les années soixante se souviennent parfaitement d’Éloise. Ah comme ça gueulait dans la radio - Eloise/ Eloise/ You know I’m on my knees/ Yeah I said please/ You’re all I want so hear my prayer/ My prayer - Les frères Ryan n’y allaient pas de main morte. Ils sont même entrés dans l’histoire avec ce hit considérable que les Damned avaient repris sur l’album Anything. Dave Vanian rivalisait de virevoltes octaviennes avec l’excellent Barry Ryan qui comme beaucoup de gens célèbres en 1967 vient de casser sa pipe en bois, aussi allons-nous lui rendre un modeste hommage. Pour les situer, Paul & Barry Ryan figuraient dans le peloton de tête des grands popsters britanniques.

Leur premier album Two Of A Kind paru en 1967 est une merveille absolue. On trouve en bout de la B deux cuts produits par Les Reed, «‘Twas On A Night Like This» et «Silent Street», un Les Reed qui se prend véritablement pour Totor, il ramène tout le saint-frusquin et ça tourne à la fantastique exaction productiviste. Barry Ryan chante «Silent Street» à l’extrême power du Silent Street, et Les Reed le monte en neige, au maximum des possibilités de la pop anglaise. En bout d’A, Ivor Raymonde, autre monstre sacré, produit «Am I Wasting My Time». Présence inexorable, les frères Ryan travaillent leur pop au corps. Avec «Hey Mr Wiseman», les frères Ryan rivalisent de vélocité avec Moby Grape. Ils vont vite et bien, c’est fast and beautiful et ça joue derrière à la fantastique énergie. Ils font aussi une cover des Yardbirds, «I Can’t Make Your Way» bien pop, avec une guitare suceuse. Cette belle pop anglaise pressurisée est l’un des joyaux de la couronne du roi Ryan. Ils tentent aussi le diable avec une cover du fameux «You Don’t Know Like I Know» de Sam & Dave. Ils le blanchissent, on perd la niaque, mais il faut saluer l’effort. Ils démarrent leur album avec une autre cover, «That’ll Be The Day», un hommage sucré au grand Buddy Holly. Les Anglais adorent Buddy Holly. Et sur «Love, You Don’t Know What It Means», les frères Ryan sonnent comme les Hollies, alors t’as qu’à voir. Globalement, ils se situent avec cet album au cœur de l’âge d’or du British Beat des reins.

Si tu veux mesurer le génie du soldat Ryan, inutile de sortir ton mètre-ruban, un simple Best Of suffira, comme par exemple celui que propose Repertoire : The Best Of Paul & Barry Ryan. Attention, c’est un double CD d’une rare densité. Il faut partir du principe que le soldat Ryan est un chanteur extraordinaire, que son frère Paul lui compose des chansons extraordinaires et qu’il bénéficie en prime d’une prod extraordinaire : bienvenue dans le saint des saints du Swinging London. Trois énormités guettent le chaland sur le disk 1 : «Have You Ever Loved Somebody», «I’m Telling You Later» et «Rainbow Weather». Ce sont trois fantastiques dégelées de pop anglaise, le Telling You Later est monté aux harmonies vocales des Hollies avec du shaking de glotte en prime. C’est même complètement saturé d’harmonies vocales. Le Rainbow Weather est amené à la cloche de bois et le soldat Ryan s’en va chanter ça au sommer du lard. «Have Pity On The Boy» - Baby pity on the boy - et «Carry The Blues» sont deux modèles de prod. Tout ici est gorgé d’écho et d’allure. Les frères Ryan chantent comme des Mods, à la folie du can’t you see. Même le rocky «There You Go» sonne comme une énormité, tellement c’est bien orchestré. Ils ont du son à un point inespéré. Ils surpassent tous les tenants et tous les aboutissants d’Angleterre, y compris les early Bee Gees et les Hollies. Paul et Barry Ryan sont de puissants seigneurs. Ils attaquent même leur «I Love You You Love Me» à la cornemuse. Ils font des fantastiques numéros de chant à deux voix («Keep It Out Of Sight» qui n’est pas celui de Wilko). On croit entendre les Beatles dans «Pictures Of Today» et on entend un guitar hero dans «Reincarnation Games». Le soldat Ryan se réserve le disk 2 et attaque avec l’un des plus grands hits des sixties, «Eloise». C’est une fantastique envolée mélodique avec la tension des tambourins, on a là un hit exceptionnel de Swinging Londonnery - Every night & day/ I break my heart/ To pliiiiise/ Eloiiiiise - Le soldat Ryan grimpe à l’Anglaise, avec une niaque très particulière qui n’appartient qu’aux dandys britanniques, une niaque chaude, bien timbrée, bien dans les knees. Il se paye en chemin des ponts à la Brian Wilson et finit à la Wilson Pickett. Barry Ryan est l’artiste complet par excellence. À côté d’«Eloise», «Kitsch» reste sans doute l’une des meilleures introductions à l’art fumant du lard fumé. Le soldat Ryan chante ça à l’efflanquée carabinée, comme il chante Eloise, il va chercher l’effort suprême dans l’heavily orchestrated, il sait monter son Kitsch en neige, c’est puissant et bien cadencé, au sens des cadences infernales, vraiment très impressionnant, il va chercher les effets maximalistes, «Kitsch» est un cut qui kicke, très harnaché, très caparaçonné, très flamboyant, bourré de farce de layers comme une dinde de Noël, le soldat Ryan s’en va hurler son beautiful word au sommet du mont Ararat comme s’il était le Moïse du Swinging London. L’autre coup de génie, c’est «I’ll Be On My Way Dear», amené au heavy beat de gaga brit, au monster push. Le soldat Ryan s’en va screamer au bout du lac, ça sonne comme du proto-punk, c’est un passage obligé pour un DJ car on a là l’un des cuts les plus définitifs du Swinging London. Barry Ryan l’explose. En fait, les frères Ryan combinent bien les climats, ils se donnent tous les moyens. Ils sont dans l’exercice de la puissance. Leur pop chargée reste invariablement du meilleur goût. «The Hunt» se développe comme un hit de Jimmy Webb. Le soldat Ryan chante à l’extrême pulsion du gig, il accompagne ses compos et les enlace. Dans «It Is Written», il a des chœurs terribles derrière lui, les girls sont explosives, c’est une véritable clameur et Barry fait son dandy, il sait monter par dessus les toits. Encore une énormité avec «Sanctus Sanctus Hallelujah», il claque sa pop quand il veut. Mélodiquement parlant, son Sanctus reste exceptionnel. Il fait du Tamla anglais avec «Give Me A Sign» et son «Alimony Money Blues» sonne comme un hit des Kinks. Il retrouve les accents épiques d’«Eloise» dans «We Do It Together», bref, pour qui ne connaît pas le soldat Ryan, ça peut être une révélation.

On ne perd pas son temps à entrer dans les cinq albums que le soldat Ryan a enregistrés entre 1969 et 1972. Les pochettes sont toutes superbes. Bienvenue dans la grand art du Swinging London avec Barry Ryan, un Raymond Polydor arrivé premier en 1969. Le hit s’appelle «I See You», un enchantement. On se régale aussi du «Makin’ Eyes» en ouverture de bal de B et de cet environnement orchestral solide comme un bœuf. Tout est très ambitieux sur cet album, très composé. Dans le «Man Alive» qui boucle le bal d’A, on observe une fantastique tension d’I’m alright et d’I’m OK. Le soldat Ryan chante son «Not Living Without Her Love» au timbre Brit pur, d’une voix ample et âpre à la fois, et d’une résonance exceptionnelle. Il est l’un des très grands chanteurs de son temps. On ne se lasse pas de sa magnitude et de sa clameur.

Si on ouvre le gatefold du Barry Ryan Sings Paul Ryan paru la même année, on voit les deux frères au travail, Barry debout et Paul de dos assis au piano. Mais on voit surtout deux des plus belles superstars d’Angleterre. Ce sont des dandys londoniens, ils portent la même chemise blanche à motifs imprimés et d’énormes rouflaquettes. En plus, l’album est monstrueux. On se prosterne devant «Why Do You Cry My Love» : grande pop, vraie voix, grand élan. Ils continuent de baigner dans l’excellence avec «The Colour Of My Love». Paul & Barry Ryan naviguent au même niveau que Lennon & McCartney et que Jimmy Webb. Ils cultivent l’art pop. D’ailleurs, la pochette offre une troublante ressemblance avec celle du Twelve More Times de P.F. Sloan. «Eloise» boucle le bal d’A avec le même power vocal et composital. Le soldat Ryan s’en va chanter là-haut sur la montagne, c’est un hit à la fois épique et fascinant. Même power et même ambition que «MacArthur Park». En B, ils font avec «My Mama» un heavy pathos spectaculaire. Le soldat Ryan clame son amour à sa mère. Tout ici est formaté au sommet du lard, cette pop gorgée de vie et de power flirte avec le surnaturel.

On trouve deux belles énormités sur Barry Ryan 3 : «Follow Me» et «We Did It Together». Avec le Follow Me, ils font du Jimmy Webb de London town, c’est de la heavy pop dotée de développements orchestraux assez mirifiques, c’est plein d’énergie et d’excellence de la prestance. «We Did It Together» ouvre le bal de la B et laisse échapper des échos de «Let’s Spend The Night Together». Le soldat Ryan orchestre au chant toute la démesure du Swinging London. Encore de la belle pop orchestrée avec «Stop The Wedding». Le soldat Ryan se coule dans son moule avec une élégance qui en bouche un coin. Il finit encore une fois au shouting de star. Ils font de la Soul blanche avec «In The Shelter Of My Heart». Présence inexpiable, comme toujours. Et puis on a cette pop alerte et vive, «Better Use Your Head», dressée face à l’horizon, avec son jabot et sa mâchoire volontaire, une pop de dandy absolu. C’est sur cet album qu’on trouve «Kitsch» dont on a déjà dit le plus grand bien. Barry barrit bien sa dandy pop et grimpe son beautiful word dans les volutes de trompettes antiques. Les vagues de violons libèrent des staccatos d’effluves capiteuses.

Le dandy Ryan orne la pochette de Red Man. Toute la viande est en B, cette fois, à commencer par «Dance To The Rhythm Of The Bard», un cut extrêmement bien contrebalancé et orchestré à l’anglaise, avec cette voix en figure de proue, toujours bien profilée. «Show Me The Way» est une pop qui se donne les moyens de ses ambitions, avec notamment l’adjonction de chœurs d’église somptueux. Le soldat Ryan mérite bien ça. Le hit de l’album, c’est «I’ve Been Around», pur jus de good time music, anglicisme à toute épreuve et ampleur considérable, à la fois digne du Brill Building, du Swinging London et de Broadway. Il termine l’album avec un «It Is Written» superbement orchestré - I’ve been down so long/ I could not say - Il chante à la fantastique persistance de Jesus Christ/ He will care for me et il repart à l’assaut du ciel.

Retour du dandy jaboté pour Sanctus Sanctus Hallelujah. On y trouve l’excellent «Alimony Honey Blues» digne des Kinks comme on l’a dit, mais aussi de Ronnie Lane. Le «LA Woman» d’ouverture de bal de B n’est pas celui des Doors et les frères Ryan retrouvent leur veine avec «I Think You Know My Name», une belle pop ambitieuse gorgée de développements. Le morceau titre est une merveille inexorable, une pop de gospel londonien signée Paul Ryan, bien au-delà des attentes de camping camp. Avec «Storm Is Brewing», les frères Ryan se fâchent, ils ramènent du gros riff anglais, on se croirait sur le premier Sabbath, c’est exactement le même son. Par contre, ils sonnent comme les Monkees avec «When I Was A Child». On entend les riffs de «Last Train To Clarksville». Le soldat Ryan ramène du heavy beat dans «Slow Down» et cette fois il frise le Lennon. Il boucle l’album avec un «From My Head To My Toe» signé Russ Ballard, grande pop anglaise, bien bâtie et dans les pattes de Barry, ça prend de l’allure, beaucoup d’allure.

Signé : Cazengler, Barry rillettes

Barry Ryan. Disparu le 28 septembre 2018

Paul & Barry Ryan. Two Of A Kind. Decca 1967

Paul & Barry Ryan. The Best Of Paul & Barry Ryan. Repertoire Records 1998

Barry Ryan. Barry Ryan. Polydor 1969

Barry Ryan. Barry Ryan Sings Paul Ryan. MGM Records 1969

Barry Ryan. Barry Ryan 3. Polydor 1970

Barry Ryan. Red Man. Polydor 1971

Barry Ryan. Sanctus Sanctus Hallelujah. Polydor 197

 

L’avenir du rock

- Tame ça ou Tame pas ça ?

 

Contrairement à ce que tout le monde croit, la vie de l’avenir du rock est un vrai cauchemar. Dans la rue, les gens l’accostent sans arrêt :

— Que pensez-vous du dernier album de Catarina Shit ? Téléramax en dit le plus grand bien !

— Savez-vous si Jean-François Asshole va remporter les élections ?

— Dites-moi, avenir du rock, pensez-vous comme moi que les Bleus vont écraser la Patagonie, ce soir, au stade de France ?

Eh oui, l’infaillibilité peut détruire une vie. Alors l’avenir du rock n’a plus que deux solutions : changer de sexe ou altérer volontairement son jugement. Il écarte rapidement la première solution car les cons vont sauter sur l’occasion pour l’appeler Madame Soleil. Alors, il opte pour la deuxième solution, au risque d’y perdre son honneur. Mais bon, au point où en sont les choses...

 

Si on souhaite tester la faillibilité des choses, Tame Impala est le cobaye idéal. Ce groupe de la nouvelle vague psyché fut porté aux nues par les Shindigers - Kevin Parker (...) shows how psychedelia can move with the times - Alors que fait le fidèle lecteur de Shindig! ? Il se penche sur le cas du Lonerism paru en 2012. On y trouve en effet de la mad psychedelia, notamment dans «Mind Mischief», joué à la heavyness de gros consommateurs d’acide. Ça groove au nowhere land, ça se perd dans des Sargasses, du coup on s’y prélasse. C’est un son qui emporte la cervelle comme le ferait un boulet rouge à l’abordage. Même chose avec «Keep On Lying» joliment nappé d’orgue et fabuleusement embarqué pour Cythère. Ça s’étend à longueur de temps, bien élancé aux guitares. Avec «Elephant», les Tame nous font du glam de Tame. Ils renouent avec l’énergie du riff glam et ça sonne comme un hit des Beatles. Tout aussi digne des Beatles, voici «Nothing That Has Happened So Far Has Been Anything We Could Control». On sent que ces Australiens de Perth adorent le son. Quand on écoute «Be Above It», on se croirait convié à une fête. Ces mecs imposent un son qui se répand, plein d’écho, lancé comme une passerelle vers l’avenir. On se demande bien quel rêve poursuivent ces mecs dans «Apocalypse Dream». Ils font leur petit business de voix écloses dans la douceur des matin blêmes. C’est très spécial. Ça prend un peu la gorge. C’est quasiment du symbolisme à la Fernand Khnopff. Ils réussissent leur coup. Ils créent la sensation sans effort. Le son des Tame se répand en continu dans les plaines, ils créent leur monde, indéniablement. On devrait plutôt parler de voyage musical, car tout est très changeant. Encore un cut terriblement impliqué avec «Music To Walk By». Ils s’inscrivent dans le temps. Ils marquent les esprits. Ils montent même sur leurs grands chevaux pour un «Why Don’t They Talk To Me» poppy et alerte. Voilà encore l’un de ces disques bien foutus mais noyés dans la masse.

Leur premier album s’appelle Innerspeaker et date de 2010. Dès «It’s Not Meant To Be», on les sent motivés. Ils sont très psyché dans l’esprit. Ils sont dans leur trip, faut pas les embêter. C’est plein de son et de bonne volonté, mais pas de voix ni de mélodie. C’est tout sauf une chanson. Impala n’est pas là. Par contre, si on cherche la viande, elle se trouve dans «Alter Ego», une pure merveille, ils arrivent en vol plané et explosent dans l’œuf du serpent, et là on peut dire que ça devient monstrueux. L’autre smish smash de l’album s’appelle «Runway Houses City Clouds». Ils grimpent à la surface avec les moyens de l’excellence psychédélique, c’est très gonflé de leur part. Ils sont là dans une sorte de génie du son, des processus se mettent en route et on s’en effare. Quant au reste, c’est très varié. Avec «Desire Be Desire Go», ils se prennent pour les rois du gaga, c’est assez violent et plein de pouet-pouet, alors forcément ça sonne un peu les cloches. Dommage que le chanteur n’ait pas de voix. Son everyday ressemble à un radis noir. «Why Won’t You Make Up Your Mind» sonne comme une belle expectation psychédélique destinée aux cervelles fragilisées. Leur truc finit par exploser, c’est prévu. «Solitude Is Bliss» a de jolies jambes et les solos s’écoulent dans la rivière. Ces mecs sont un peu des diables, ils créent des ambiances de non-retour, leur mélange finit par devenir hautement toxique. Disons pour faire court qu’ils produisent un psyché racé et acéré. Même sans voix, «Expectation» atteint des profondeurs. Ces mecs sont dans l’épaisseur du son et savent finir en beauté : certaines fins comme celle-là sont spectaculaires. «The Bold Arrow Of Time» sonne comme un chèque en blanc sur le compte du rock. Ces mecs jouent leur va-tout au heavy blues graveleux. Ils sont capables de tout, ce qui les rend sympathiques. Ils terminent avec «I Don’t Really Mind». L’album est tellement chargé de son qu’il menace en permanence de couler. Ils amènent ce final cut au petit drive de disto et ça prend vite des proportions extravagantes. Bravo pour ce festival de heavy psycho-pot-au-feu.

Le Live Versions paru en 2014 est un excellent album. Attention, les synthés brouillent les pistes sur toute l’A, même si les thèmes récurrent, grâce à une dominante élégiaque. En fait ce sont les thèmes qui captivent. C’est en B que se joue le destin de l’album, et ce dès «Halfull Glass Of Wine», qui renoue avec les guitares, c’est même assez heavy, une bonne aubaine, avec un petit cœur de métier hypno. Très bonne emprise. On reste dans l’hypno dodelinant avec «Be Above It». On retrouve cette qualité mélodique superbe, même si c’est relayé par des machines. On reste dans la grâce avec «Feels Like We Only Go», chant très mélodique, certains accents pointent sur la mélancolie du Robert Wyatt des Windmills, mais c’est lointain. Les ambiances sont superbes, encore une finesse mélodique édifiante dans «Apocalypse Dreams», ce mec crée la sensation, il déploie ses climax comme savait si bien le faire Todd Rundgren en son temps. Ça donne au final un ersatz paradisiaque.

Et puis les choses commencent à se gâter avec Currents, paru l’année suivante. Ils sont comme qui dirait passés à autre chose, à un son plus synthétique, et là, ça coince, même si «The Moment» vaut pour une belle pop envahissante. Mais dans cet album, il n’y a pas plus de psyché que de beurre en broche. Si le Tame de Currents est psyché, alors la concierge de l’immeuble est la sœur du pape. Et ta sœur, elle bat le beurre ? Les Tame ta mère sont passés à la pop orchestrale qui pète plus haut que son cul, une petite pop d’orchestral manœuvre in the dark, ils articulent leur petit monde au chat perché, mais franchement, il n’y a pas de quoi se damner pour l’éternité. «Eventually» sonne comme une petite pop de pétales. On y va ou on n’y va pas. Chacun cherche son chat. «Gossip» manque tragiquement de power mélodique, ils n’ont pas de wall, et pas grand chose dans la culotte. Leur pop vire trop electro et ça coince. On finit par ne plus entendre que les synthés. Les guitares ont complètement disparu et ça commence à craindre. Fuck the machines. Dans «Disciples», le mec se prend pour Dwight Twilley, il chante au petit chat pelé perché, mais ça ne marche pas, car bien sûr la magie se fait porter pâle. Tame is lame. Ils essaient de revenir avec du son dans «Reality In Motion», mais les fucking synthés dévorent tout, comme le feraient des crabes des cocotiers affamés de chair fraîche. Ils nous font le coup de la larmoyante avec «Love/Paranoia», mais la crédibilité s’est barrée depuis longtemps. Elle est partie se coucher. Cet album méprise les conventions de Genève et se situe au delà de toute forme de médiocrité. Tame ta mère ! Ils sont dans un délire de synthés et font injure aux lois sacrées du psyché so far out. Ils croient faire sensation en réhabilitant les machines, mais ça ne marche comme ça.

Allez, soyons magnanimes et donnons-leur une chance de se racheter avec The Slow Rush. Hélas, les machines sont toujours là. Tame peine à jouir. Ça pue la boîte à rythme. Kevin Parker est dans un son qui ne va pas bien. Trop electro, pas de guitares, c’est pénible. On s’emmerde comme un rat mort. C’est bien, car chaque fois qu’on s’emmerde comme un rat mort, on pense à Choron. Plus on avance dans l’album et plus ça plonge dans l’electro. Ni Bardo Pond ni Wooden Shjips ne nous infligeraient une telle confiture de déconfiture. Et le Parker fait son petit numéro de chat perché et en plein «Posthumous Forgiveness», il nous sert en prime un solo de synthé. On se croirait chez Rick Wakeman. Berk ! Nous voilà au paradis de l’electro shit de choc, c’est tragique, tout est sevré de synthé, tout sonne faux. Si c’est ça le psyché du futur, laisse tomber. Tame n’offre aucun échappatoire, les tentatives d’enrichissement de l’uranium échouent lamentablement. Le problème est qu’on attend monts et merveilles d’un groupe qui n’a plus grand chose sous la capote, à part un synthé en forme de saucisse plate. Ils vont même pousser l’ignominie jusqu’à injecter du simili-reggae dans l’electro-shit de «Lost In Yesterday». Ils finissent par battre tous les records de putasserie avec «It Might Be Time». Et comme si ça ne suffisait pas, ils te font le coup de lapin avec le diskö-funk de «Gimmer». Whoah !

Signé : Cazengler, Impala peine de discuter

Tame Impala. Innerspeaker. Modular Recordings 2010

Tame Impala. Lonerism. Modular Recordings 2012

Tame Impala. Live Versions. Modular Recordings 2014

Tame Impala. Currents. Fiction Records 2015

Tame Impala. The Slow Rush. Island Records 2020

 

 

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Des groupes qui se prénomment Moonstone vous en trouvez pratiquement dans tous les pays. Celui-ci vient de Pologne. De mémoire si je ne m'abuse c'est le premier groupe polonais que nous chroniquons. Quand j'ai vu qu'ils étaient basés dans la cité de Krakow j'ai cru qu'ils provenaient des abysses du Kraken, seulement de Cracovie. Deux opus à leur actif, le dernier est paru ce 03 décembre 2021, avant de l'écouter nous tendons l'esgourde gauche sur leur première production, en décembre 2019.

MOONSTONE / MOONSTONE

( Interstellar Smoke Records / 2019 )

The oncoming : bizarroïde, à peine une minute et demie et vous ne savez pas quoi en penser, tout ce que vous pouvez désirer est dans cette mini-boîte magique, de belles sonorités cordiques, une espèce de sifflement interstellaire sous-jacent, des éclatements d'orages continus, rien d'assourdissant, un trop-plein sonore des plus agréables. Mushroom king : dés la première seconde une curieuse voix de fausset nous raconte une courte histoire à dormir debout, étrange musicalement ce n'est que la reprise de l'introduction, une réplique à l'identique, on avance lentement, ne se pressent pas, le fuzz fuse par-dessous, l'on pressent quelque chose mais quoi, pas cette espèce de cantique majestueux et lorsque l'on croit le morceau fini, ils mettent en marche le sèche linge, vite fait bien fait, vous comprenez au moins le champignon sur la pochette, le morceau est dédié à ce monarque, mais quel est son royaume. Pale void : méfions-nous des champignons, vous mènent facilement par le bout du nez en voyage, pas de panique l'on s'élève sans secousse sur un tapis volant, l'a déjà quitté la stratosphère, une guitare claironne le riff sempiternel qui vous emporte de plus en plus vite, cette accélération est amortie par la batterie qui ralentit le rythme alors que basse et guitare grimpent maintenant dans l'espace intersidéral, la voix que vous entendez n'est pas la musique des sphères mais un chant sacré processionnaire, fermez les yeux l'espace est noir mais l'œil de la lune éclaire votre âme, vous marchez sur la voie lactée, la voix vous appelle, montez et planez, vous êtes bercé par un mouvement ouaté qui vous enfonce toujours plus profondément vous ne savez pas dans quoi, la basse vous caresse, la batterie devient tribale et le bonheur vous envahit, vous êtes redevenu le bébé que vous n'êtes plus, vous buvez le lait à même le sein virginal de Diane la chasseresse. Ash and stone : la guitare s'assombrit, la batterie appuie lourdement, la basse balaie vos émotions, qui êtes-vous pour croire que l'on pose ses lèvres sur les dômes sacrées de Séléné sans contre-partie. Il est des laits qui sont trop beaux pour les simples mortels, ce suc nourricier comporte une part sauvage, elle n'est pas destinée à votre faible constitution, un chœur d'avertissements s'éloignent dans le lointain, la musique est omniprésente et en même temps elle semble s'éclipser alors qu'elle vous écrase de plus en plus violemment, vous ne savez plus qui vous êtes, pas très grave vous n'êtes pas grand-chose, mais elle l'Immortelle que vous veut-elle, votre cœur s'emballe, tout va trop vite, vous étiez tapis de cendre et maintenant la pierre brûlante qui roule sans fin, lancée comme un boulet de canon, troupeau de chevaux sauvages, galopant au-delà du zodiaque. SulphurEye : sans préavis dans l'orbite de l'œil de soufre. Vents violents et pluies acides. Vous ne saviez donc pas où vous mettiez vos ailes frelatées, grandiloquence menaçante, la basse est une flamme de bougie qui manque d'oxygène, vous voici dans un pays sombre et désolé, mille lumières vous assaillent, du pareil au même, cet instant s'appelle la mort, la voix vous cloue au piloris de votre souffrance, la batterie martèle votre condamnation sans appel, vous avancez dans le dernier corridor, le background devient plus lourd, tu n'en réchapperas pas, énorme poussée dans votre dos, on ne résiste pas une telle force, la musique incoercible s'éteint doucement, vous ne l'entendez déjà plus. Une seule consolation vous n'aurez pas à vous plaindre. La lune froide comme une pierre clignera-t-elle de l'œil en lorgnant votre cadavre inutile.

Superbe chausse-trappe, Moonstone vous offre les reflets chatoyants des pierres de lune, vous aimeriez les garder prisonniers de votre regard, mais ils sont changeants, insaisissables, un nuage qui passe, une inclination de votre tête et la pierre change de couleur, peu à peu les reflets s'assombrissent et la tête ricaneuse de la mort vous sourit... Cependant l'ensemble vous ensorcèle du début à la fin.

1904 / MOONSTONE

( GSHIRS005 / 2021 / Bandcamp ))

( Pre-order : diponible en vinyl, CD, cassette, au 30 / 01 / 2022 )

Une couve bien mieux réussie que la précédente qui laissait l'amateur dans l'expectative. En arrière-fond mais dominant l'image, la lune, au centre un monolithe commémoratif, érigé au milieu d'une place, pointe vers le ciel. Derrière les bâtiments, les cimes de hauts sapins teintent l'atmosphère d'une touche funèbre. A quoi correspond la date de 1904 : la mise en train d'un soulèvement populaire contre l'occupation russe en 1905, je n'en sais rien.

Magma : le premier Ep de Moostone ressemblait un peu à un conte pour les enfants, il se terminait mal certes, mais ici l'ambiance est d'entrée et de facto beaucoup plus noire. Une longue suite que l'on pourrait qualifier de musicale si ce n'était qu'un très court espace réservé au vocal. A lire les lyrics, l'on s'attend à une énorme tonitruance sans fin, pas du tout, de la mutation géologique décrite par les paroles, Moostone n'exprime que l'inéluctabilité du phénomène géophysique. L'orchestration est grave mais pas forte. L'on assiste au déploiement de quelque chose de monstrueux, comme vu de haut, observé d'un avion par un pilote qui n'entendrait rien mais qui serait aux premières loges du cataclysme, il ne peut rien faire pour s'y opposer, alors il jouit esthétiquement de la fureur des éléments, une lave rouge issue des profondeurs de la terre ravage la planète. Grandiose et magnifique, Moonstone tisse un linceul musical, un voile noir horrifique qui recouvre les continents, la musique se soulève comme la respiration d'un mourant, un immense géant de pierre, qui chercherait à reprendre souffle, qui tousse d'angoisse et de terreur, sans ostentation, écrasement carcasseux de batterie, scie de guitare, turbine de la basse. Tout s'apaise pour mieux redémarrer, une guitare qui égrène un vent triste de sanglots, l'acmé de la catastrophe est dépassé, l'horreur continue, si victorieuse qu'elle en paraît paisible. Plus rien à prouver. Tout est accompli. Nostalgie de ce qui est et qui triomphe, tout se précipite, le dernier effort, le drap dont on recouvre le cadavre, le moment crucial de l'adieu, la terre a gagné, les hommes n'existent plus. Tsunami écologique. Flonflon de l'extinction humaine. Définitive. La vengeance est assouvie. L'engeance détestable anéantie. Spores : quels sont ces bruissements, ces notes de basse comme si un débutant faisait ses gammes, l'on croyait qu'il n'y aurait pas de suite, que le sujet était mort et enterré, que l'espèce humaine avait été annihilée, si l'on en juge par la montée instrumentale progressive il n'en est rien, les atomes dispersées et enfouies des œufs du serpent de la vie venimeuse, s'interpellent et s'accouplent entre eux, un nouveau cycle est en préparation, nette coupure dans le morceau, l'on ne suit pas pas à pas toute l'évolution, l'on use de la métaphore pour traduire l'idée que toute existence est tissée de sa propre mort, l'on nous raconte l'histoire du roi mort dont les enfants s'emparent de la couronne non pas pour préserver le royaume mais pour affirmer leur volonté de puissance, dans l'unique but de tuer leurs semblables, la musique se calme comme désabusée, même plus la peine de chanter, parler suffit, la ronde continue tout lentement, voici qu'elle tournoie et virevolte sur elle-même à toute vitesse, une toupie folle que rien n'arrête et qui sème la terreur et la désolation, le plus terrible c'est que cela importe peu, qu'elle tourne vite ou lentement la meule n'en broiera pas moins la quantité de grains à moudre, vis sans fin ni commencement, lorsque tout aura été réduit en poussière, les spores se reconstitueront et tout recommencera. Eternellement.

Plus sombre, plus tragique, plus désespéré que le précédent, mais bien plus beau, un chef-d'œuvre du stoner-doom. Terriblement pessimiste. Schopenhauerien. Le monde comme volonté d'impuissance à se surmonter.

Damie Chad.

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Amis rockers nous ne parlerons pas ici de lindy hop, ni de jerk, ni de pogo, ni de toute autre danse en relation directe avec la musique rock. De fait nous n'évoquerons pas la danse en tant que danse se déroulant devant nos yeux, mais de représentation graphique de la danse. Notons que toute représentation de danses quelles qu'elles soient, tous styles confondus, ne sont que représentations de mouvements. Le lecteur kr'tntiste réticent à ce genre d'exercice pourra jouer au jeu chinois de la métaphore en répondant à la question suivante : si le rock 'n' roll est un art que représente-t-il ?

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Léa Ciari se définit comme artiste plasticienne. Soyons plus précis, peinture, photo, vidéo, musique. Je l'ai entendue interpréter divinement les Gnossiennes d'Eric Satie. Non elle n'est pas spécialement rock 'n' roll, serait plutôt jazz, l'aime aussi jouer et chanter au piano les vieilles rengaines populaires d'Italie et d'ailleurs, mais dans cette chronique je n'évoquerai en rien cet aspect musical. Me contenterai d'explorer une partie de sa production graphique, ce dernier mot est assez approximatif, mais je n'en connais pas d'autre qui me satisfasse. L'expression '' arts plastiques'' ne me plaît guère, ressemble un peu trop à celle de '' sandwichs composés '' qui contiennent on ne sait trop quoi. Je préfèrerais employer les termes d'arts synesthésiques qui ouvrent à l'idée de plusieurs arts ou moyens d'expression emmêlés, nous entrons là en des ratiocinations superfétatoires quant à ce qui suit.

Le lecteur intéressé trouvera sur son FB nombre de photos de ses représentations picturales et photographiques, notamment la série de 81 éléments intitulée Dance.

QUAND LEA CIARI DANSE

1

Blanc acrylique sur fond noir. Cette esquisse n'est pas sans évoquer une certaine idée de la nudité. Juste suggérée par l'échancrure des corsages. Le flou rapide des vêtements n'empêche pas la netteté des formes. S'en dégage non pas la prégnance du groupe mais l'idée de la force. Elles dansent, fixées dans leur immobilité, elles ne vieilliront plus, le pinceau de Léa Ciari les a arrachées de leur danse, les a immortalisées dans un bref instant de papier, les a détachées d'elles-mêmes, leur a permis d'échapper à la vie vivante du temps qui passe et qui déjà n'est plus.

2

C'est un peu comme si l'on repassait un film à l'envers. Cette photographie précède la vue précédente. Représente-t-elle la réalité d'un spectacle, disons qu'elle est déjà la réalité travestie par le regard et le travail de la photographe. Nous ne croyons pas à une simple prise de vue objective. L'art est un traficotartge. L'on n'expose pas, l'on impose. Que font ces femmes ? Vers quoi tournent-elles leurs regards ? Implorent-elles ? Sont-elles Les Suppliantes d'Eschyle ? A vrai dire l'on s'en moque, elles sont la représentation de quelque chose dont on ignore tout, si ce n'est cet aperçu que Léa Ciari daigne nous montrer.

3

L'on ne sait pas davantage, mais l'on sait mieux. Léa Ciari a rajouté du rouge. Un nuage de sang sur le mur décrépit du haut. Voici nos danseuses comme arrosées de cette rosée sanglante qui teint leur vêtement. Ne serait-ce pas une lumière ensoleillante qui les éclaire et leur distribue en partage l'orange de l' espérance. L'image est terriblement ambigüe. L'artiste se joue de nous. Nous sommes la plaque sensible, à moitié positive, à moitié négative, le verre d'eau à moitié rempli de nos impressions. Cédons-nous aux vertiges de l'interprétation, la photographe s'amusera-t-elle à varier les couleurs pour juger des effets des différentes teintes. Qui mène la danse, l'artiste, la technologie ou le hasard ?

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Acrylique manifestement inspiré de la série précédente, trois danseuses isolées du groupe, toujours cette impression de femmes d'Afrique qui baissent en s'accroupissant très légèrement leur centre de gravité ce qui leur permet de soutenir sur leur tête de lourdes charges, autant sur les trois premières images l'on pensait à un ballet classique mis en scène d'une façon moderne, autant maintenant l'on est convaincu qu'il s'agit de danse contemporaine. Le rouge a perdu toute référence sanguine, il recouvre le mur, comme si l'on dansait devant le rideau, quant à nos trois danseuses leurs visages arborent le look des joyeuses commères shakespeariennes, nous tutoyions le drame antique, nous voici dans la réalité humaine quotidienne. Quasi aristophanesque. Avec de mêmes lettres vous composerez des histoires différentes, le peintre évoque autres spectacles du monde en usant des mêmes formes, des mêmes couleurs.

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Elles étaient trois, elles sont deux. Acrylique. Pure, serais-je tenté d'écrire, couleurs et motif. L'on n'est pas loin des Danseuses de Degas et pourtant à cent mille lieues. Cela ressemble à une ébauche. Ce qui est très bien. Hélas, cela ressemble encore plus à notre monde, qui se déglingue. Ce qui est beaucoup plus inquiétant. Trop fragile, trop hâtif, des essais de mouvements qui ne respirent pas la beauté, trop humbles, trop maladroits. Des filles honteuses qui n'osent pas nous regarder en face. Léa Ciari accompagne ce chef-d'œuvre d'une citation de Pina Baush qui déclare que le mouvement de la danse commence quand les mots se taisent et quand le geste isolé s'arrête. Notons le défi relevé par Léa Ciari, sûr que sur un tableau le mouvement est stoppé, figé en son élan, que le peintre ne peut rivaliser avec le danseur, mais la danse est un acte fugace qui meurt dès qu'elle cesse, alors que la peinture reste en elle-même en son fragment stabilisé de mosaïque mouvante. Si je devais qualifier ceci j'inventerais le terme d'art-post, non pas celui qui continue ce qu'il y a eu avant, mais qui arrive après tout ce qui a précédé. Il ne lui reste plus rien à signifier, sinon que nous sommes au bord de l'abîme. Est-ce un hasard si une des œuvres suivantes s'intitule : Danser jusque sur le bord des abîmes.

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Si la peinture est l'art qui reste, que reste-t-il dans cette acrylique. Nous et notre représentation du passé. Un simili de fresque sur un mur blanc desquamé de son vert-empire. Qui fut encadré d'un rouge pompéien aujourd'hui bien terni, au premier plan,une singerie peu héroïque de l'Héraklès de Bourdelle et une Vénus au bain pas assez dénudée, derrière des ombres, ce ne sont pas les âmes des morts ensevelis sous les cendres du Vésuve, mais nous-mêmes, nous les contemporains, réduits à des masses indistinctes, des curieux sans entrain, des touristes désabusés, qui nous penchons sur les représentations d'avant-temps, que nous regardons avec les filtres de notre impuissance à vivre pleinement. Une toile qui nous dit que notre monde a perdu ses dieux, ses héros, et que ses couleurs s'estompent.

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Nous ne sommes plus sur la photo, nous sommes sur le plateau. Les danseurs se débrouillent mieux sans nous. Notre regard ne les amoindrit pas. Ils ne miment plus notre atonie, mais la vie. La photo a cet avantage de saisir le vivant sur le vif, alors que le pinceau reconstitue la construction mentale du peintre par laquelle il s'est emparé en premier temps du monde suite à laquelle il la retransmet à celui qui regarde son œuvre. Un jeu de miroirs brouillés, les choses ne nous parviennent que par une vitre ici comme opacifiée, rayée, salie à dessein, toute illuminée d'une pluie d'orangeade bienfaisante, qui redonne à ses acteurs l'énergie et la joie de vivre. Les œuvres de Léa Ciari sont à regarder comme des triptyques mentaux. La chose s'efface devant sa représentation pour mieux culminer en elle-même, en autre-même selon le guetteur obstiné à l'affût de quelque chose qui n'est plus mais qui subsiste.

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La danse est-elle une renaissance. Le geste de l'artiste est-il une remémoration d'instants perdus. La vision du spectateur des retrouvailles avec une antériorité souveraine. Une vue d'un ballet actuel, des danseuses aux gestes qui miment l'antique, sans doute existe-t-il une éducation commune à tous, une espèce de padeïa grecque de nos représentations historiales, qui surgit à tout instant et s'intercale dans les interstices de toute présence au monde. Il n'est pas besoin de visiter les galeries pour apprendre à peindre ou à photographier, la réalité s'impose à nous, pas celle qui s'étale devant, celle qui resurgit de l'oublieuse mémoire, Platon traite de cela dans le Sophiste en devisant du travail de l'artisan, sa démonstration s'applique aussi à l'artiste, cet artisan de l'art-tison, la flamme qui dévore les chairs humaines d'Achille pour frayer un chemin à sa part immortelle.

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Tribute to Pina Baush, acrylique sur papier. Et si l'on posait la question béotienne par excellence. Qu'est-ce que cela représente ? Elémentaire cher Watson. D'abord surtout pas deux danseuses qui dansent. Ce serait trop simple. D'ailleurs sont-elles vraiment deux. La forme toute jaune, ne serait-elle pas la codification figurative de la position qu'occupait à la seconde antérieure la seule danseuse vraiment représentée. L'espace, le lieu qu'elle vient de quitter, admettons cher Cherlock, n'est-ce pas chercher midi à quatorze heures, que vouloir symboliser l'endroit que notre corps vient de quitter ? Je le concède volontiers cher Watson, l'on pourrait imaginer une longue file de fantômes destinés à indiquer toute sa progression sur des kilomètres de marche, mais le sujet du tableau n'est pas la marche. Regardez les deux mains pointées sur les seins, et cet espace de peau nue dévoilée par la tunique, ces deux jambes légèrement repliées, et ce regard vers le haut, non Léa Ciari n'a pas peint la marche, mais l'instant fatidique où la danseuse s'arrache à l'attraction terrestre, c'est à un envol que nous assistons. Apprenons à regarder non la réalité montrée mais l'intention suggérée.

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Regardez cette photographie. Dans les marges Léa Ciari a inscrit une phrase de Paul Valéry ( l'ami de Rilke a beaucoup écrit sur la danse ) : '' Il faut être léger comme l'oiseau et non comme la plume '' la plume n'a aucun mérite le vent l'emporte, la danseuse tout comme l'oiseau doit s'arracher au sol, regardez celle-ci, fagotée dans sa robe telle une lourde futaille cerclée de fer, seule sa cambrure révèle son envol, et bien plus que son envol son désir, désir de femme et désir d'envol, n'en forment plus qu'un, avez-vous pensé à l'érotisme véhiculé par la danse. Dans la série vous trouverez des couples enlacés, le bal du 14 juillet si vous voulez, ce ne sont-là que reconstitution naïve de l'idée du désir qui vole de l'un à l'autre. Ici la danseuse n'appartient à personne, elle se s' appartient même plus, elle n'est que désir d'envol, et si elle s'envolait, pour parodier Rilke, quel ange voudrait bien danser avec elle ?

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La réponse est ici. Aucun, si le danseur est habité par le mythe de Narcisse, spectateurs regardez-moi, puisque je ne peux me voir, vous serez mon miroir. L'intérêt d'un peintre ou d'un photographe pour la danse réside en cet attrait de représenter non pas le danseur, mais la représentation de lui-même que le danseur ne voit pas. De figurer le mouvement par une image statique. Mais la danse emprunte aussi au mythe d' Icare que nous résumerons par les expressions consacrées, plus dure sera la chute, qui trop étreint mal embrasse, dès que l'on s'arrache à l'air dans le but d'évoluer dans l'éther, l'échec est sans appel. Cette photographie en est la représentation la plus frappante. L'on n'empiète pas dans le domaine des Dieux, sans dommage. Corps blanc étendu devant une muraille de pourpre.

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Puisque la photographie et le pinceau ne suffisent pas, ne faudrait-il pas faire appel à un troisième art. Celui de la statuaire. Certes les statues des Dieux ne sont pas des Dieux, mais les statues des danseurs restent des danseurs. La pétrification n'abolit pas tout à fait la chair. Ces Cariatides ne soutiennent pas le ciel, elles sont fixés au sol, sont des guerriers, des guerrières qui restent debout, l'échec les tue mais elles restent en vie, elles barrent l'espace, elles le délimitent, elles séparent le monde du possible de celui de l'impossible, elles sont des bornes dressées à la gloire de toute démesure humaine.

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Certains n'y croient pas. Ils espèrent encore en la lutte avec l'ange. Ils n'ont pas compris que l'on est toujours seul, que l'ange n'est que nous-même. Nous brassons l'air. Nous gesticulons d'invraisemblables mouvements, nous saisissons à bras le corps le vide qui nous entoure, nous donnons des coups de pied au néant. La danse est un sport de combat. Le danseur ne se bat que contre lui-même, par la décomposition des mouvements, toujours cette zénonienne fragmentation cruelle de l'espace que l'on occupe mais que l'on ne saurait franchir d'un centimètre, Léa Ciari dénonce l'apparence de la réalité, nous bougeons davantage dans notre tête que nous ne traversons la fragmence mosaïcale du monde. Le danseur glisse sur l'illusion de sa propre victoire.

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Qu'est-ce ? Un corps morcelé. Mangé, bouffé, récuré jusqu'à l'os, creusé jusqu'au vide. L'on connaît l'ogresse : la danse. Celle qui se confronte à la danse, n'en ressort pas entière. Elle est le risque total. Elle sculpte le corps, elle massacre à la tronçonneuse. Elle pulvérise sa propre représentation, tout ce qu'elle touche, elle le tord, elle le détruit, elle presse les chairs comme une éponge pour en extraire le suc de ces gestes de toute beauté qui nous stupéfient. Mais encore debout. Chevalier sous sa cotte de maille. Prêt à recommencer le combat. Écuyère en équilibre sur une jambe, bras absents, Galatée sans cesse renaissante de son immobilité première, nous tourne le dos pour mieux s'affronter au monstre invisible de sa volonté.

15

Si vous estimez que Léa Ciari peint la danse comme au cirque vous filmez l'acrobate en haut du chapiteau en espérant secrètement qu'il tombe, vous vous trompez. Léa Ciari au travers des autres ne peint et ne photographie que soi. Cet autoportrait le prouve. La voici désir de son propre reflet. Elle n'est pas la danseuse qui déchire l'espace, elle traverse le mur qui le circonscrit, de tous ses clichés retravaillés, réajustés à sa vision, de tous ses pinceaux, elle n'a fait que donner l'illusion de coller des aplats graphiques sur la muraille mouvante et amphionesque de la danse, dans le désir illimité de l'arrêter en plein vol avant qu'elle ne s'écrasât au sol, elle était de l'autre côté, cela ne lui suffisait pas, elle surgit dans le ballet, karatéka métaphysique elle brise la dialectique des briques pour se fondre à son désir physique, qui danse et palpite sur ses feuilles de papier. Et nous regarde. Sans nous voir.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 11

FIN DE SOIREE

Le Chef referma placidement la porte. Il ne paraissait guère inquiet. Molossa et Molossito s'extrayèrent de dessous leur coussin et agitant leur appendice caudal s'en vinrent gratter l'huis que le Chef venait de fermer.

_ Quelles bêtes intelligentes ! Elles ont préféré se coucher que d'ouvrir à un simili fantôme – il prit le temps d'allumer un nouveau Coronado – regardez, je rouvre et qui rentre ?

C'était Rouky, tout heureux de retrouver ses copains qui lui firent fête. Le Chef caressa la tête du Golden :

_ L'a dû s'ennuyer terriblement avec son handicapé, l'est prêt à suivre n'importe qui, n'est-ce pas Agent Chad, où n'importe quoi, par exemple cette espèce de baudruche ectoplasmique qui nous apporte un message qui n'en est pas un... nous découvrirons bien un jour ce qui se cache derrière cette étrange manigance, concentrons-nous sur le fantôme de Charlie Watts, une fois que nous l'aurons coincé, l'aura des renseignements à nous fournir nettement plus intéressants qu'une feuille blanche. Il se fait tard, il est temps de dormir, demain nous partons en chasse.

REVEIL MATINAL

Le reste de la nuit s'écoula paisiblement, quoique la vérité historique m'oblige à rapporter que le début en fut kaotisé par de nombreux ébats sur lesquels je ne m'étendrai pas, que voulez-vous la nuit tout.e.s les chat.e.s sont gris.e.s, le lecteur aura remarqué ce premier essai d'écriture inclusive. Me suis réveillé de bonne heure. Alors que je m'étirai une idée philanthropique me traversa l'esprit. L'on est toujours trop bon, j'ignorais alors quelle catastrophe elle allait déclencher, si j'avais su je serais resté couché. En fait j'en doute, le métier d'agent secret n'est-il pas d'affronter le danger si grand soit-il. Je vous laisse méditer... Ce n'était pas très original, j'avais décidé de ramener des croissants pour les dormeurs.

MATINEE CHANCEUSE

De la boutique s'exhalaient d'appétissants effluves, derrière son comptoir la boulangère souriait :

_ Bonjour Madame, je voudrais soixante croissants.

_ Oh ! Oh ! Monsieur a une grosse faim, à moins que Monsieur ne soit directeur de colonie de vacances !

_ Pas du tout, nous sommes six, avec trois chiens, en comptant six viennoiseries par individu, nous en sommes à cinquante-quatre, j'arrondis à soixante car je déteste mégoter !

    • Oh ! Oh ! Monsieur et ses amis ont de l'appétit, je ne peux que vous féliciter, ces six croissants supplémentaires trouveront bien acquéreur, j'en suis certaine, n'est-ce pas Monsieur Neil !

    • Je l'affirme Madame Gisèle, je me porte volontaire !

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je me retournais pour dévisager le client derrière moi qui se proposait de participer à la sainte table du petit déjeuner, je le reconnus immédiatement. Portait les mêmes cheveux longs et le même T-shirt Neil Young qu'à notre première rencontre. Pendant que Madame Gisèle s'affairait dans l'arrière-boutique pour empaqueter mon maigre en-cas matutinal, Neil s'approcha de moi et me souffla dans l'oreille droite :

_ Je suis sûr que vous ne me croirez pas, j'ai revu Charlie Watts !

PETIT DEJE INSTRUCTIF

Nous nous assîmes dans le premier troquet

    • Cher Neil, puisque vous me faites l'honneur de bien vouloir terminer ces six croissants en trop, permettez-moi de vous offrir quelques bols de café afin de les accompagner.

Le gaillard ne refusa pas. Pendant un long moment il ne dit pas un mot, trop occupé à engloutir sa nourriture. Ensuite nous échangeâmes des banalités sur le temps, l'ingratitude humaine, la beauté de Madame Gisèle, et la recette de la soupe au pistou. Je ne ferai pas languir davantage le lecteur, j'en viens tout de suite à la partie de notre si philosophique conversation qui vous intéresse :

_ Avez-vous deviné ce que je fais dans la vie, il n'attendit pas ma réponse, je suis guitariste, tous les jours je donne un concert au pied de la Tour Eiffel, devant des centaines de personnes, le public est si enthousiaste qu'au bout d'une demi-heure, la police est obligée de m'exfiltrer, je ne me plains pas, que voulez-vous, c'est le lot quotidien des rockstars poursuivis par des fans en furie.

_ Je suppose que vous chantez du Neil Young !

_ Exactement, je commence tous les après-midi à cinq heures tapantes, venez me voir ce soir, vous ne serez pas seul, ne croyez pas que j'extravague ou que je me vante, à chaque fois Charlie Watts s'arrête quelques minutes, puis il me quitte sur un dernier petit signe de la main, un gars vraiment sympathique, il n'est pas obligé, enfin, nous sommes tout de même collègue en quelque sorte !

_ Oui mais vous vous êtes vivant, et lui il est mort !

_ Mort ou vivant il sait reconnaître la bonne musique, Charlie Watts un connaisseur, je le suivrais bien, je n'ose pas, j'essaie de voir quelle direction il prend, ce n'est jamais la même !

LES GRANDES DECISIONS

Mes croissants n'eurent aucun succès. Les chiens se sacrifièrent. Le Chef alluma un Coronado et prit les décisions qui s'imposaient :

_ Quatre heures tout le monde sous la Tour Eiffel. Joël posté sous le pilier nord. Noémie pilier Sud. Françoise pilier Est. Je me charge du pilier Ouest. Framboise au plus près de notre guitariste, Agent Chad pour vous récompenser de votre renseignement, vous serez chargé de la mission la plus délicate, vous volez une ambulance et vous vous arrêtez sur le boulevard juste devant la Tour Eiffel, c'est interdit, toutefois la police n'osera rien dire, dès que vous verrez Charlie Watts s'éloigner, descendez du véhicule et prenez-le en chasse discrètement. Quant à vous les chiens, cachez-vous, je ne veux pas vous voir, accrochez-vous un touriste anodin, dès que Charlie Watts s'éloignera vous suivrez de loin l'Agent Chad, nous vous suivrons à vous, si l'Agent Chad a besoin d'aide, deux d'entre vous se porteront à ses côtés et un troisième retournera sur ses pattes pour nous avertir de presser le pas. Vous avez tous compris.

_ Oui Chef, bien Chef !

_ Ouah ! Ouah ! Ouah!

LE GRAIN DE SABLE

A quatre heures nous étions tous à notre poste. J'avais garé l'ambulance de telle sorte que je pouvais voir mes camarades jouer les touristes, l'air de rien. A cinq heures moins cinq je reconnus la silhouette de Neil, outre ses cheveux et son T-shirt il portait sa guitare, un pliant et petit ampli. Ils s'installa et commença à jouer. Les gens passaient devant lui sans s'arrêter. Devait toutefois être content puisqu'une jeune fille décida d'assister à son set. Molossa avait fait la conquête d'une vieille grand-mère qui le caressait en lui racontant ses malheurs. Molossito dragua ostensiblement une petite fille qui n'hésita pas sous l'œil attendri de ses parents à partager sa barbe à papa avec lui.

Brutalement je le vis ! Joël avait agité un chapeau dont il avait pris soin de se munir. De derrière le pilier Nord surgit Charlie Watts. Il était seul et se dirigeait vers Neil. Jusque-là tout allait bien. Mon cœur s'arrêta de battre. Rouky manquait d'entraînement. Il avait mal interprété la consigne. Il s'extirpa de dessous d'une voiture de police et se mit à suivre un touriste. Sauf qu'il se colla aux basques de Charlie Watts et ne le quitta plus d'une semelle ! Charlie n'en parut pas dérangé. Il se retourna et lui gratta la tête. Le batteur des Stones s'arrêta devant Neil durant une dizaine de minutes, Rouky s'assit bravement à ses côtés. Quand Charlie adressa de sa main un signe d'au-revoir à Neil, Rouky lui emboîta le pas comme s'il était son maître...

Cela ne me disait rien de bon, mais je descendis de l'ambulance et débutai ma filature. Assez facile à ses débuts. Charlie se dirigeait ostensiblement vers le passage clouté, je devinai qu'il allait emprunter le Pont Alexandre III. Il me précédait d'une trentaine de mètres. Il avait déjà parcouru la moitié du pont lorsqu'il s'arrêta. De l'air désinvolte d'un curieux il semblait admirer la Seine. Tout se passa très vite. Brusquement Charlie Watts se baissa prit Rouky dans ses bras, franchit d'un bond léger le parapet et se jeta dans le vide. Ce fut si rapide que personne ne s'en aperçut.

_ Jamais entendu parler d'un fantôme qui se suicide, pensai-je !

J'avais affaire à un mort qui n'était visité par aucune idée morbide. L'avait sauté dans une péniche, cale ouverte, chargée de sable, il courait joyeusement me semblait-il sur ce désert artificiel poursuivi par Rouky qui s'amusait à se glisser entre ses jambes...

Une truffe humide se posa sur mon mollet. Moossa ! Au bout du pont j'entendis les aboiements perçants de Molossito, braves bêtes, je le rejoignis en courant. Tous trois nous dégringolâmes la pente qui donnait sur les quais, des coups de feu claquèrent derrière nous, une ambulance nous dépassa toutes sirènes hurlantes, Joël semblait avoir perdu le contrôle du véhicule, les gens s'enfuyaient de tous côtés en hurlant, le Chef abattait systématiquement les maladroits qui ne s'écartaient pas assez vite pour qu'ils ne soient pas écrasés par la voiture. Les filles descendirent toutes pâles du véhicule, ses deux roues-avant engagées au-dessus de la Seine. Le Chef prit le temps d'allumer un Coronado :

    • Agent Chad, nous arrivons à temps pour la croisière, ne vous inquiétez pas si vous n'avez pas votre billet !

A suivre...

 

08/12/2021

KR'TNT ! 533 : ROBERT GORDON / YARD ACT / LEE BAINS III & THE GLORY FIRES / JEANETTE JONES / DISCORDENSE / HECKEL & JECKEL / MARIE DESJARDINS / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 533

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

09 / 12 / 2021

 

ROBERT GORDON / YARD ACT

LEE BAINS III & YHE GLORY FIRES

JEANETTE JONES / DISCORDENSE

 

HECKEL & JECKEL / MARIE DESJARDINS

ROCKAMBOLESQUES

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Gordon moi ta main,

et prends la mienne

- Part Two - Bob & the boys

 

Considérable acteur de la Memphis Scene que ce Gordon-là. N’allez pas le confondre avec l’autre Robert Gordon, celui qui enregistra de très beaux albums avec Link Wray et Chris Spedding. Ce Gordon-là joue un rôle tout aussi majeur dans l’histoire du rock américain : il écrit des bibles et produit en plus des classiques du cinéma.

It Came From Memphis est un ouvrage si dense qu’il est conseillé de le lire plutôt deux fois qu’une. Il fourmille tellement d’infos qu’à la première lecture on passe à côté de plein de choses. Le seul moyen de contrecarrer la déperdition, c’est d’y revenir encore et encore, et là, ce remarquable travail ethno-musicologique prend toute sa mesure. Robert Gordon bosse comme Peter Guralnick, il enquête et multiplie les interviews. Comme il se passionne pour the Memphis scene, on se retrouve avec une espèce de bible dans les pattes. Une bible si vivante et si bon esprit qu’on prend en compte tout ce qu’il recommande dans le chapitre Futher Reading, Watching and Listening. Robert Gordon est un bec fin et ce sont les becs fins qui mènent le bal du rock, en tous les cas, d’un certain rock. Tiens, parmi les becs fins, on peut citer les noms de Nick Kent, Lux & Ivy, Kim Fowley, John Broven, David Ritz, Long Gone John, Ted Carroll & Roger Armstrong, Shel Talmy, Bert Berns, Ahmet Ertegun, Shadow Morton et Phil Spector. Tous ces gens ont contribué de manière effective à forger la légende du rock.

Inépuisable source d’informations, cette bible nous ramène à Sun, à Elvis, à Stax, à Jim Dickinson, à Furry Lewis, à Dan Penn et à Big Star, mais c’est aussi une fabuleuse galerie de portraits, et ce sont des portraits de gens qu’on ne croise pas tous les jours, tiens, par exemple le père fondateur de la Memphis Scene, Dewey Phillips - The (Howlin’) Wolf to whom all whites were suspect called him ‘brother’ - Et Dickinson rappelle que Dewey passait tout dans son émission, «Red Hot» de Billy Lee Riley, Little Richard, Sister Rosetta Tharpe, du blues, de la country. John Fry dit aussi que Dewey à la télé, c’est le truc le plus bizarre qu’il ait vu de sa vie. Portraits de Lee Baker et de Chips Moman - His house rhythm section, unlike the cultural collision at Stax, was a group of musicians raised together and familiar with each other charms idiosyncrasies (comme ils avaient grandi ensemble, ils savaient tout des leurs charmes et de leurs particularismes respectifs). They simply did what they could do and watched the nation and the world applaud - Voilà qui résume bien style de Chips. Joli coup de chapeau aussi au fatidique guitariste des Jesters, Teddy Paige - Others cite Paige as the first in the area to say that the Beatles ruined music - Jerry, fils de Sam Phillips, avait déniché ce punkish kid with lots of attitude qui écrivait des chansons et qui jouait de la guitare. Teddy Paige s’appelait en réalité Edward Lapaglio. C’est lui qui écrivit «Cadillac Man», le dernier single Sun, produit par Knox Phillips en 1965.

Avec les Jesters, Jerry et Knox Phillips reviennent aux sources, au primal Sun sound. Knox avoue que depuis cet épisode, il n’a jamais eu l’occasion d’enregistrer anything with that kind of energy. C’est à la fois le mythe de Link Wray Teddy Paige gratte une Les Paul branchée sur un Fender bassman crevé, avec trois speakers qui pendouillent - To get a distorded sound - et le mythe des Cramps - Tommy Minga saute partout - Knox adore that Minga’s voice et le guitar blend de Teddy Paige : «Il n’y avait rien de comparable à Memphis, chez les white people !». De la même façon qu’il n’y avait rien de comparable à Link Wray et aux Cramps. C’est l’infernal Teddy Paige qui compose «Cadillac Man», mais il n’aime pas la voix de Tommy Minga qui est viré. Alors qui ? Dickinson bien sûr ! Teddy l’appelle. Pourquoi ? Parce qu’il a une grosse réputation d’anti-conformiste et une vraie voix - He sang straight old blues things well, but he was always trying to do something unatural and kooky - C’est ce que recherche Teddy Paige, un mec capable de bien chanter les vieux coucous, mais en leur twistant la chique. Du coup les Jesters deviennent une bête mythique, a two-headed monster, Dickinson et Teddy Paige - his guitar was another vocal in itself - Pur jus de rockalama, Dickinson chante au raw comme un gros nègre de barrelhouse et Teddy entre en délinquance sonique comme on entre en religion. On croirait entendre le house-band d’un juke-joint paumé. Knox est frappé par le monster sound - With Jim there was more anarchic energy - Et la guitare de Teddy Paige is the proverbial headless chicken rockabilly yore, hot-rodded with a corrosive blues edge, c’est-à-dire le strut rockab de poulet décapité, aggravé d’un edgy blues sound corrosif.

Les Jesters enregistrent deux autres cuts avec Dickinson, une cover de «My Babe» et un «Black Cat Bone» qui a disparu. «My Babe» servira de B-side à «Cadillac Man». Dickinson y ravage Little Walter qui n’en demandait pas tant. Vas-y Dick ! Il explose la rondelle des annales. Derrière, Teddy Paige hoquette ses gimmicks, il grelotte d’impatience, jusqu’au moment où il se met en pétard, cet enfoiré joue à la poigne du poignant, oh Boy, tu as tout le Memphis Sound dans cette cover, toute la folie du monde. Sur la compile Big Beat, on entend aussi la version de «Cadillac Man» qui ne plaisait pas à Teddy Paige, celle que chantait Tommy Minga. Pourtant, la version est bonne, même s’il chante plus à la discrétion. On comprend ce que voulait Teddy : un chant plus black.

«Cadillac Man» est le dernier single Sun (Sun 400), avec, nous dit Palao, une erreur de crédit sur l’étiquette (Tommy Minga à la place de Teddy Paige). Le gros intérêt de ce single, dit Dickinson, est qu’il réveille momentanément l’intérêt d’Uncle Sam pour Sun. Judd et Sam demandent à Dickinson de signer sur Sun pour faire partie des Jesters. Uncle Sam : «Boy, you gotta cast your lot !», et Dickinson lui répond : «I’m afraid my lot’s already cast !». En effet, Dickinson est déjà sous contrat avec Bill Justis, mais Uncle Sam lui dit que Bill s’en fout. C’est vrai que Bill ne moufte pas quand le single paraît. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est qu’Uncle Sam s’enflammait pour ce projet, même si Dickinson refusait de signer. Knox : «Sam loved it all : he loved Teddy, he loved anybody that was trying to express something in an extraordinary way.» (Sam adorait tout ça, il adorait Teddy, il adorait les gens qui cherchaient à s’exprimer de façon extra-ordinaire). Knox ajoute que son père était tout sauf un suiveur. Malgré l’enthousiasme d’Uncle Sam, l’épisode Jesters va retomber comme un soufflé. Teddy va vite déchanter, car Judd ne sait pas comment promouvoir «Cadillac Man» : le temps du rockab de Memphis est largement dépassé - It was kinda odd for the time - Et en 1966, les Jesters disparaissent.

Tout comme la compile des Jesters, c’est sur Big Beat qu’on trouve celle de Randy & The Radiants, Memphis Beat - The Sun Recordings 1964-1966. Mais les Radiants, contrairement aux Jesters, apprécient les Beatles et la British Invasion. Randy Hasper est un fan des Beatles de la première heure - Once we saw the lads on Ed Sullivan, it was all over - Palao considère même Randy Haspel comme the Memphis answer to Allan Clarke des Hollies. La réputation des Radiants grandit assez vite, et leur manager John Dougherty les présente à un jeune homme blond très stylé - looking like he’s just stepped out of Gentleman’s Quaterly - Il s’agit d’un certain Knox Phillips qui les félicite - You guys are great - Knox les trouve même tellement bons qu’il parvient à convaincre son père de les recevoir. En fait, Knox croit avoir trouvé le pot aux roses : the Memphis commercialy-potent interpretation of the British beat. En 1964, Randy Hasper et ses amis débarquent au Sam Phillips Recording Service de Madison. Uncle Sam les reçoit chaleureusement, vêtu d’une chemise Ban-Lon et coiffé de sa casquette de yatchman. Les Radiants passent l’audition et Uncle Sam leur propose un contrat Sun de cinq ans. Sun Records, baby ! Randy a l’impression qu’Uncle Sam tente, dix ans après le coup d’Elvis, de rééditer le même exploit avec les Radiants. Une fois le contrat contre-signé par les parents, les Radiants entrent en studio. Uncle Sam est à la console et Knox l’observe attentivement. Les Radiants enregistrent «The Mountain’s High» en une prise. Uncle Sam exulte : «That’s a hit !». Ce sera le single Sun 395, mais ce n’est pas vraiment un hit. Randy en est bien conscient - That wasn’t very good, wasn’t it ? - Il trouve Uncle Sam trop bienveillant. Mais en même temps, Randy comprend sa philosophie qui consiste à tirer d’artistes amateurs le meilleur d’eux-mêmes. Le conte de fées se poursuit : les Radiants se retrouvent bombardés en première partie du Dave Clark Five au Memphis Coliseum, devant 12 000 personnes. En 1965, les Radiants étaient devenus rien de moins que the hottest band in Memphis. Leurs seuls rivaux à l’époque sont les Gentrys. C’est Uncle Sam qui leur recommande d’enregistrer une compo de Donna Weiss, «My Way Of Thinking», qui sera le single Sun 398. Les Radiants jouent avec l’énergie des early Kinks de Really Got Me. Pas de problème, on est à Memphis, ça joue au kinky blast. Thinking est une véritable horreur de Memphis punk infestée par les jambes, ils risquent l’amputation, c’mon, mais ces mecs s’en foutent, c’est leur way of thinking, c’mon. En tout, les Radiants n’enregistrent que deux singles sur Sun, mais Big Beat rajoute vingt titres pour donner une petite idée du potentiel qu’avait ce groupe destiné à devenir énorme. Un cut comme «Nobody Walks Out On Me» va plus sur la pop de tu-tu-tu-tulup, mais avec Memphis dans l’esprit. Dommage qu’ils n’aient pas un Teddy Paige en réserve. Leur pop est souvent passe-partout, on attend du gros freakbeat, mais rien ne vient. Tout repose sur la voix de Randy Hasper. Ils foirent complètement leurs reprises de «Boppin’ The Blues», de «Money» et de «Blue Suede Shoes». Par contre, celles de «Lucille» et de «Glad All Over» sont des overblasts. Et ils deviennent passionnants quand ils passent au heavy folk-rock avec «Grow Up Little Girl». On peut parler ici de Memphis beat évolutif et même d’énormité de la modernité. Ils font aussi une version ultra-punk de «You Can’t Judge A Book By The Cover», ils la secouent du cocotier à coups de yeah yeah, sans doute avons-nous là, avec celle de Cactus, la meilleure cover de ce vieux coucou. Avant de refermer le chapitre radieux des Radiants, il faut saluer les compos de Bob Simon, notamment ce «A Love In The Past» qui groove à la perfection, comme une merveilleuse chanson de proximité bourrée de sexe, that’s all I do.

Coup de projecteur aussi sur Terry Manning qui arrivait d’El Paso où il avait joué dans le Bobby Fuller Four - Son père était un pasteur qui déménageait souvent et Terry harcela ses parents pour qu’ils s’installassent à Memphis, ce qu’ils finirent par faire. Une semaine après leur installation, Terry se rendit chez Stax, frappa à la porte et dit : ‘Here I am’ - Il va rester 20 ans chez Ardent. Il travaille avec la crème de la crème de Stax, les Staple Singers, Booker T. & the MGs, Isaac Hayes. Il est le bras droit de John Fry qui sous-traite alors énormément pour le compte de Stax. John Fry indique que Dickinson cultivait un beau scepticisme envers le music business - which probably provided some guidance for a lot of people - Bel hommage à Reggie Young, dont la façon de tirer les cordes de guitare aurait influencé George Harrison. Le jeune Young était déjà un vétéran à 20 ans, c’est lui qui jouait sur «Rocking Daddy» d’Eddie Bond, avant de jouer dans le Bill Black Combo et de mettre en place de son d’Hi Records. Justement, le Bill Black Combo tourna avec les Beatles et c’est là que le jeune George loucha sur la technique de Reggie.

Ce Gordon-là rappelle aussi que Stax vient tout droit des groupes qui jouaient au fameux Plantation Inn de West Memphis, localité située de l’autres côté du fleuve, en Arkansas, un endroit mal famé dont est originaire Wayne Jackson, ce même Wayne Jackson qui démarra dans les Mar-Kays avec Steve Cropper, Don Nix, Packy Axton et Duck Dunn. Jim Dickinson : «Packy Axton learned to play from Gilbert Caples. That’s where the whole Stax sound comes from. It’s Ben Branch’s band, pure and simple. The idea of light horns is, I think, the Memphis sound phenomenon.» On tombe un peu plus loin sur ce genre de résumé : «Jim Stewart the fiddle player wasn’t considering a career in black music, Estelle Axton the bank teller sure wasn’t and Steve Cropper who was, would never have been around the place had not it been for Packy.» Eh oui, on en revient toujours à Packy Axton, le fils d’Estelle, ce mec qui aimait tellement la musique noire et prendre du bon temps. Grâce à Light In The Attic, on peut entendre les singles que Packy enregistra avec différentes formations en 1965 et 1967. L’album s’appelle Late Late Party. Ces gens-là adorer groover et Leroy Hodges, bassman du house-band d’Hi, y faisait des miracles. Il faut l’entendre dans le «Bulleye» des Martinis. Et tout à coup, on tombe sur un single infernal de Stacy Lane : «No Entry». On se demande d’où ça sort ! On retrouve plus loin Booker T dans les Packers et Leroy Hodges revient vamper le «South American Robot» des Martinis. Nouveau shoot de r’n’b avec «LH & The Memphis Sounds : «Out Of Control». Pure staxy motion, groove rampant extrêmement tendancieux. L’immense Leroy Hodges revient faire des siennes dans le «Key Chain» des Martinis et Lee Baker passe un beau solo dans le «Hip Rocket» des Pac-Keys. La B se termine avec un nouveau coup de Jarnac singé Stacy Lane («No Love Have I»), un retour en force de Leroy Hodges dans le «Greasy Pumpkin» des Pac-Keys et l’excellent «Late Late Party» des Martinis.

Lorsque les Staxmen vont à Los Angeles en 65, ils jamment avec Nathaniel Magnificent Montague, le célèbre DJ d’époque. C’est lui qui branche Packy sur Johnny Keyes, qui va devenir son meilleur ami. Ils vont même partager une piaule dans Memphis, à une époque où la ségrégation fait encore pas mal de ravages. Ils font les Pac-Keys ensemble. Ils recrutent le Moloch Lee Baker à la guitare. Comme Jim Stewart ne supporte pas Packy et ses excès, les Pac-Keys enregistrent soit chez Ardent, soit chez Willie Mitchell. Estelle Axton monte le label BAR pour aider Packy, mais c’est difficile. Puis Packy et Johnny montent les Martinis avec la section rythmique d’Hi Records, et notamment les frères Hodges. Teeny Hogdes est très content de devenir pote avec Packy car il avoue aimer les white girls. Memphis Sound, baby.

C’est peut-être l’endroit idéal pour saluer l’album solo que Steve Cropper enregistra en 1969, With A Little Help From My Friends. Crop se lance dans des ré-interprétations instrumentales de hits séculaires, comme «Land Of 1000 Dances». Bon d’accord Crop sait jouer, mais ça on le savait. Il taille une belle croupière à «99 1/2». Il sort sa plus belle disto et joue au gras double. Ce son magique rend bien hommage à Wicked Pickett. Il passe à la petite insidieuse pour tailler une bavette à «Funky Broadway», il joue au son d’infiltration, dans la masse d’un énorme groove de Staxy Stax. Crop est un démon, dans le Sud tout le monde le sait. Comme Ry Cooder, Crop crée la sensation en permanence. Avec le morceau titre, Crop fait du Joe Cocker sans la voix, il fait chanter sa Tele. Ils sont tout de même gonflés de se lancer dans cette aventure devant 500 000 personnes. Crop réussit à créer de la tension, il fait le plan des screams en mode deep south. Bien vu, Crop ! Ce qu’il parvient à sortir est exceptionnel. Il prend ensuite «Pretty Woman» au funky strut de Stax, il joue tout le thème au claqué de Tele. Crop ne se refuse aucune extravagance et du coup, l’album devient palpitant, aussi palpitant que peut l’être la pochette. Il s’en va ensuite swinguer «I’d Rather Drink Muddy Water» au jazz et là ça devient stupéfiant. Il va là où le vent le porte. Guitar God on fire ! On le voit aussi rentrer dans le lard du heavy blues avec «The Way I Feel Tonight» et il claque le beignet du Midnight Hour à la Crop, c’est-à-dire droit au but, sans voix, c’est encore la Tele qui fait tout le boulot. Bon, ce n’est pas Wicked Pickett, mais ce n’est pas si mal. Les cuivres arrivent en renfort dans «Rattlesnake». Comme d’usage, les Memphis Horns font la pluie et le beau temps. Tout s’écroule prodigieusement dans des vagues de son successives. Cet instro est une telle merveille qu’elle pourrait servir de modèle à Michel-Ange.

Portrait aussi de l’immense Sid Selvidge : «Selvidge brings to the group (Mud Boy & the Neutrons) a voice as pure and sweet as a Delta songbird, with as much range as the expansive sky.» Ce Gordon-si considère Sid Selvidge comme un folk punk of sorts. Il se préparait en effet à sortir sur son label Peabody l’incroyablement bon Like Flies On Sherbert d’Alex Chilton. Robert Gordon recommande tout particulièrement Waiting For A Train - you also get a taste of Selvidge’s falsetto howl, Baker’s insane slide guitar, and Dickinson’s piano beating (...) On ‘Swanee River Rock’, Jim Lancaster plays the rockingest tuba solo I’ve ever heard north of New Orleans. Selvidge enregistre cet album extraordinaire au studio Ardent avec la fine équipe, c’est-à-dire les Dixie Flyers. Alors que Dickinson pianote sur ce pur jus d’Americana qu’est «All Around The Water Tank», Selvidge yodellise et claque un solo à l’ongle sec. Lee Baker rôde aussi dans le coin. Selvidge tape un vieux blues de Fred Mc Dowell, «Trimmed And Burning». Il préserve avec le plus grand soin l’esprit de la véracité. Il tape ensuite dans Allen Toussaint avec «Wrong Number». Dickinson y pianote comme un diable de saloon. On passe directement au New Orleans Sound avec «Swanee River Rock», mélange de country blues et de New Orleans brass. Selvidge tape aussi dans Tom Paxton avec un «Last Thing On My Mind» digne du Dylan de l’âge d’or. Lee Baker fait un festival dans «Torture And Pain». À noter la photo de pochette signée Bill Eggleston.

Joli coup de projecteur aussi sur Insect Trust, ce groupe touche-à-tout qui tapait aussi bien dans Joe Callicott que dans le free-jazz, ce qui inspira Dickinson pour son album Dixie Fried. Insect Trust testait en effet le country-blues-inspired free jazz. Ces mecs retravaillaient des chants de marin au banjo des Appalaches et au violon. Robert Palmer jouait aussi dans le groupe et y faisait un peu office de liant, tellement les profils différaient les uns des autres. L’album Insect Trust vaut le détour, ne serait-ce que pour entendre «Special Rider Blues», inspiré du «Blues Rider» d’Elmore James. Nancy Jeffries y chante le blues fantastiquement, elle se laisse porter par d’indicibles vagues de blues et ce diable de Bill Barth joue l’acid rock dans un fracas de free jazz. Quel mélange ! Bill Barth n’en finit plus d’irriter les zones érogènes de l’instinct free du sax et cette folie contribue largement aux frictions salvatrices. Quel freakout ! On comprend que l’album soit devenu légendaire. Ils reprennent aussi le «World War I Song» de Joe Callicott. Nancy Jeffries chante le blues d’une belle voix généreuse, elle embarque son monde comme savait si bien le faire Joan Baez avec «Joe Hill». C’est un retour aux racines du blues de Memphis. Autre pièce de choix : «The Skin Game», blues solide et bien cuivré, ambitieux et fouillé par un délire foutraque de saxophones en délire. On assiste là aussi à une merveilleuse envolée d’impro, ou si vous préférez, une échappée belle délibérée. Ils finissent leur B avec trous cuts à dominante folky. Cette femme chante comme une militante, on la sent animée d’une foi de pâté de foi. Et ça se termine avec un «Going Home» joué à la flûte de pan, et comme on dit, c’est de la bonne Baez.

Robert Gordon passe aussi en revue les house-bands de Memphis, celui de Stax que tout le monde connaît, celui de Sun, les Little Green Men de Billy Lee Riley, avec Roland Janes et JM Van Eaton, et celui moins connu de Hi Records avec les trois frères Hodges, Teenie, Charles et Leroy.

Lee Baker rappelle qu’il a monté Moloch bien avant tout le bordel du heavy metal - We wanted to be loud, rockin’ rock and roll and offensive - C’est Don Nix qui les produit chez Ardent. - Moloch is a beastly-sounding blues-based swirl - C’est d’ailleurs Moloch qui enregistre pour la première fois le fameux «Going Down» de Don Nix, un Don Nix omniscient qui a l’idée du son - the Don Nix Don Nix Don Nix album - Producer : Don Nix, Arranger : Don Nix, Engineer : Don Nix. C’est ce qu’on peut lire sur la pochette. Et bien sûr, Don Nix signe tous les morceaux. L’album Moloch est réédité, on peut donc l’écouter tranquillement au coin de la cheminée. Dès «Helping Hard», on sent le souffle du heavy rock seventies, oh mama. C’est digne d’Atomic Rooster et typiquement hendrixien dans le traitement du groove. Lee Baker joue comme un démon. Et voilà le «Maverick Woman Blues» (que Mike Harrison reprend sur Rainbow Rider). Typique de l’époque avec le son bien rond et ils finissant l’A avec «She Looks Like An Angel», heavy blues cousu de fil blanc. Encore un artefact nixien avec «Gone Too Long», monté sur le riff de «Dust My Blues», pur jus de Memphis Sound car joué dans la désaille. Ainsi va ce disque, de heavy blues en bloogie rock, au fil du fleuve du temps. Tout est admirablement drivé, ces mecs savent gérer un groove et Lee Baker sait percer les lignes. Ils tapent «Mona» au heavy low-down de big bad stash. La prod rappelle celle de «Crosstown Traffic». Et avec «People Keep Talking», ils se prennent carrément pour Led Zep, car c’est chanté à la petite hurlette de Plantagenet. Don Nix ramène des sons très intéressants dans le boogie. Une cymbale savamment orientée swingue le boogie. Le pauvre Genz Wilkins se prend encore pour Robert Plant dans «I Can Think The Same Of You».

Et lorsqu’il aborde le chapitre Mud Boy, Robert Gordon devient intarissable : «Dickinson is a musical chemist balancing order and chaos, with the approach of an historian. Baker can unleash heroic guitar riffs because he spends all summer atop a tractor cutting grass.» Et il ajoute : «One could say that Mud Boy is the inheritor of the Memphis Country Blues Festivals.» Il poursuit en expliquant que Mud Boy n’a rien appris aux vieux bluesmen et que les vieux bluesmen ne leur ont pas appris grand chose. Il s’agissait plutôt d’une osmose. Le vecteur de cette osmose étant le verre de whisky. The language was the jelly lid over Furry’s shot glass. Et comme Dickinson, Charlie Freeman préférait le confort de l’anonymat et de la vie normale au bazar de la gloriole. Oui, ça semble idiot, dit ainsi, mais tous ces gens ont le génie de la modestie, ce qui fait d’eux des héros de l’underground. Jerry Wexler laisse un bel épitaphe concernant les Dixie Flyers : «For a while, the Dixie Flyers were flying high. I didn’t know that they were doing everything in the drugstore, but I did know they were some wild motherfuckers... I should’ve known there never were enough projects to keep a house rhythm section working steadily. My conception - to import and keep a cohesive group - was naive.»

Puis Robert Gordon attaque le chapitre Alex Chilton, devenu superstar à seize ans, a brillant pop individualist à 21 ans et trois ans plus tard, il ne parvient pas à terminer Big Star 3rd que tout le monde considère aujourd’hui comme un masterwork. L’histoire de Big Star est typique de Memphis : c’est un groupe complètement hors normes. Quand Chris Bell et Alex Chiton décident de monter le groupe, ils se prennent pour Lennon et McCartney. Le pire, c’est qu’ils en ont les moyens. Et puisqu’on est chez les surdoués, on peut aussi citer Richard Rosebrough qui travaillait chez Ardent : «J’aimerais dire que j’ai trois mentors : John Fry qui m’a appris à enregistrer, Jim Dickinson qui m’a appris à choisir le bon moment pour enregistrer, et Sam Phillips qui m’a appris à rendre une séance d’enregistrement intéressante.»

Il est essentiel pour tout amateur de Memphis Beat d’écouter l’album solo de Chris Bell, I Am The Cosmos. Car oui, quelle merveille ! Bell sonne les cloches. Bell fait du Big Star sans Alex, il excelle dans cette petite pop exacerbée d’arpèges de clairette et de yeah yeah yeah, il développe un super pouvoir lucratif de haute transparence. C’est éblouissant de pur jus. Il fond son son dans l’azur immaculé, il va même beaucoup trop loin et pousse ses yeah yeah yeah du haut de la montagne - I’d really see you again - Big Bell sound ! On croise plus loin un titre aussi pur, «You And Your Sister», avec Alex en background. C’est enregistré chez Ardent. Quasiment tout le reste est enregistré au château d’Hérouville. L’autre énormité s’appelle «Make A Scene», big rumble de Memphis sound. C’est gorgé d’espoir et si magnifique. Il faut suivre ce Bell à la trace, il est doué d’un don de Dieu. «I Got Kinda Lost» est aussi enregistré à Memphis. On croirait entendre les Byrds, c’est dire si Bell est bon. Il est capable de miracles. Il y va de bon cœur, il ne craint ni la mort ni le diable. Quelle espèce de puissance est-ce donc que la sienne ? Dickinson joue du piano sur «Fight At The Table», il est important de le noter. Retour au Big Star sound avec «I Don’t Know». Bell fait du pur jus et il pourrait bien être l’âme de Big Star. Saluons aussi «Get Away», encore du pur Big Star sound, battu à la folie et qui bascule dans la beatlemania. Il ne laisse décidément aucune chance au hasard.

Le fameux bootleg Dusted In Memphis est une sorte de passage obligé. Dans ses liner notes, Ray Fortuna explique qu’Alex cherchait à l’époque à écrire the perfect pop song pour la détruire ensuite. Mais il rappelle aussi que les gens qui l’accompagnent sont des highly gifted professionals. Ce qui conduit l’infortuné Fortuna à penser que la démarche chiltonienne telle que nous la restitue ce boot vaut bien Dada. Bien vu, Ray. Alors boot Dada ? Non, pas vraiment. Trop américain pour être Dada. Souvenons-nous : Dada New York, c’est Duchamp. Un import. Impair et passe. Tout cela n’enlève rien au talent d’Alex : en B, on tombe sur une absolue merveille, «She Might Look My Way», l’une des fameuses démos Elektra. Enregistrée à New York en 1978, cette belle pop tourbillonnaire tourne à l’enchantement. On se régale aussi d’un «Walking Dead» enregistré à Memphis en 1975. Quelle douce désaille ! Les punks ne feront jamais mieux. Ray Fortuna cite Dickinson, l’un de acteurs majeurs du so-called Memphis Dada : «Sometimes there was somebody in the control room and a lot of times there was nobody there.» Des quatre faces, la B est la plus consistante, car enregistrée dans un club new-yorkais. Une version de «Little Fisky» passe comme une lettre à la poste. Même chose pour «Window’s Motel», on retrouve ce son qu’on aime bien, le Memphis Sound, une déglingue de swing traversé par des gimmicks de fulgure. Cette B mirifique s’achève sur une imprenable version de «No More The Moon Shines On Lorena». Section rythmique minimaliste et bourrée de swing, un brin de piano et un killer solo flash : il y a là de quoi rendre un homme heureux. Mais le sommet du boot se trouve en D : l’infamous KUT Radio Show d’Austin, en 1978. Alex joue en solo et se débarrasse comme il peut des questions à la con que lui pose le speaker sur Big Star et les Box Tops. Alex se dit homosexuel puis onlysexuel, il fait sa provoc, on le sent excédé, alors il attaque son fameux «Riding Though The Reich», puis enchaîne avec une version délirante de «The Lion Sleeps Tonight» en ululant à la lune. Pour le coup, ça tourne à l’Austin Dada ! Les pontes de l’histoire de l’art vont s’arracher les cheveux. S’ensuit une version qu’il faut bien qualifier de magique de «No More The Moon Shines On Lorena», et la fille qui accompagne Alex déraille complètement - Baby’s on fire ! s’esclaffe Alex qui visiblement s’amuse bien, mais attention, ce n’est pas terminé, le voilà au cœur du sujet avec «Waltz Across Texas», fantastique coup de kitsch qu’il enchaîne avec «Lili Marleen». Il chante cette magnifique rengaine avec un talent fou et désordonné - It’s you Lili Marleen - et il termine en rendant un superbe hommage à ses amis new-yorkais les Cramps avec «The Way I Walk».

Quand Dickinson accepte de produire le troisième album de Big Star, il est dans une mauvaise passe : son meilleur ami Charlie Freeman vient de casser sa pipe suite à une overdose et il vient de se fâcher avec Dan Penn pendant le mix du fameux deuxième album jamais paru, Emmett The Singing Ranger Live In The Woods. Il a donc une revanche à prendre sur Dan qui avait produit les Box Tops. Selon Robert Gordon, l’enregistrement de Big Star 3rd fut un épisode assez malsain. Dickinson raconte qu’Alex et lui rigolaient ouvertement pendant qu’un mec jouait de la stand-up. Steve Cropper accepta de jouer dix minutes sur «Femme Fatale», mais pas davantage - He thought this was scary evil shit - Quand Dickinson envoie la bande de Big Star 3rd chez Jerry Wexler, celui-ci l’appelle pour lui dire : «Baby, that tape you sent me makes me very uncomfortable.» À l’époque personne ne veut de Big Star. Dickinson et John Fry tapent à toutes les portes. Écœuré, John Fry jette l’éponge et met son studio en vente. Mais les acquéreurs ne parviennent pas à honorer leurs engagements et Fry récupère miraculeusement son studio peu de temps après. Tout est examiné dans la détail au chapitre Alex.

Bien sûr, lorsqu’Alex découvre que les Cramps jouent du rockab à contre-courant des modes et notamment du punk rock, il est fasciné - Such a renegade spirit was a natural attraction for Chilton - Robert Gordon rappelle que Flies is an épitome of Memphis music - a complete rejection of the industry norm. It is sloppy, often indecipherable, and very very alive. Pour Gordon, Flies, c’est du Dewey Phillips - Among the sources for Flies are the Greenbriar Boys’ bluegrass, the Long Island vocal group the Belltones and the Carter Family’s interpretations of a slave song. If that’s not a likely Dewey Phillips set, I don’t know what it is - Et Randall Lyon qui a filmé les séances d’enregistrement indique que Flies a presque réussi à anéantir tout le gratin de l’underground de Memphis - It was an horrible experience from beginnig to end (...) The music was so heavy. Chris Bell died while Alex was working on that record and Flies to me is the end of the whole ChrisBell/Alex freakout.

Bosser avec les Cramps, ça laisse forcément des traces. Alex a de nouvelles idées de son. Il fait appel à son vieux mentor Dickinson pour produire Like Flies On Sherbert (qui devait au début s’appeler Like Flies On Shit). Cet album sonne comme la suite de Big Star, car on y trouve quelques énormités fatales comme «Hey Little Child», petite pièce de garage d’excellence impartie et joliment tapée - Hey ! - On croit entendre du Sonny & Cher, c’est monté sur un beau bien rebondi et Dickinson fait monter la basse dans le son - Hey ! - On sent bien qu’ils s’amusent comme des fous dans le studio. L’autre monstruosité, c’est le morceau titre qu’on trouve en B. Il s’agit là de la chanson la plus barrée du Deep South. Alex chante vraiment à la désaille, c’est stupéfiant de densité et fort en teneur de laid-back. Véritable coup de génie pour Alex et Jim. Oh mais on trouve d’autres pépites sur ce disque infernal, comme par exemple «Boogie Shoes», à l’image de la déglingue du studio et de son parquet jonché de mégots. Muddy as hell, joué au hasard des condoléances, gratté à la bonne franquette, ça bat comme ça peut, on est à Memphis, Sugar babe, et le chaos y est différent. L’air et l’énergie aussi. Il y a quelque chose de dévertébré dans le son, ça pianote dans un coin et ça chante au réveil, mah, mah mah. Pareil pour «My Rival», le boogie-rock le plus laid-back de l’histoire. Alex traînasse dans la mélasse et il place ici et là des petits guitar licks à la Keef. Tout est savamment faisandé sur ce disque. Encore du sacré bon rock de Deep South avec «Hook Or Crook», joué à la revoyure et sans attache particulière, et un chant terriblement décalé du micro. Alex claque ça dans un coin et ça joue là-bas, de l’autre côté, dans la cuisine. On a là une sorte d’Americana perdue dans le plus bel écho du temps d’avant. Franchement, c’est joué au plus profond du studio, c’est du rock d’Ardent et décade après décade, la descente reste d’une beauté qui ne se fane pas. Dickinson semble au somment de son art. Si avec ça on n’a pas encore compris que cet homme est un génie, c’est qu’il y a un problème. On retrouve cette ambiance de jam informelle dans «I’ve Had It» et nos deux cocos basculent dans le délire complet avec «Rock Hard» : le cut se limite au seul tatapoum et Alex gratte une corde de guitare à l’ongle sec, juste sous le boisseau. On retrouve le foutraque du Memphis Sound dans «Alligator Man», ça claque dans tous les coins, encore un modèle du genre.

Dickinson est certainement le mieux placé pour donner une définition du fameux Memphis sound : «The Memphis sound is something that’s produced by a group of social misfits in a dark room in the middle of the night. It’s not committees, it’s not bankers, not disc jockeys. Every attempt to organize the Memphis music community has been a failure.» On a l’illustration de ce propos dans Stranded In Canton, le film culte de Bill Eggleston.

Robert Gordon boucle son panorama avec des pages fascinantes sur la relève : les débuts de Tav Falco, puis quelques clins d’œil de poids aux Hellcats et aux Country Rockers qui comme par hasard ont vu leurs disques paraître sur New Rose - comme d’ailleurs tout ce qu’a pu enregistrer Dickinson. Étrange phénomène que ce désintérêt des labels américains pour une scène aussi riche. Alors encore une fois, merci Patrick Mathé.

Merci pour le Free Range Chicken des Country Rockers paru en 1988. On les voit tous les trois sur la pochette, avec pépé Gaius Ringo Markham au premier plan. On note aussi la présence de Misty (tambourine) dans les crédits. Et ça démarre en force avec le swing parfait d’«Arkansas Twist». Ils jouent ça dans les arcanes du temple. Quelle fantastique leçon de rockabilly, son clair et swing de slap, oh boy et pépé Ringo nous bat ça sec sous le manteau. Ils enchaînent avec une reprise du fameux «Mona Lisa» rendu célèbre par Carl Mann. On est chez Doug Easley, alors quel son, my son ! Ils passent au jazz avec «Stomping At The Savoy». Ambiance à la Django et plus loin, ils tapent dans le fameux «Rockin’ Daddy» au pur jus de Memphis Sound. En B, ils vont chercher le vieux «Pistol Packing Mama» pour en proposer une version joyeuse et bien vivante. Rien à voir avec Gene Vincent. Retour au rockab avec «Love A Rama». Ils tiennent vraiment le haut du pavé, leur rockab vaut tout l’or du monde. Et pour l’anecdote, pépé Ringo prend le lead sur «My Happiness». Il ne chante pas très juste et fait un peu mal aux oreilles. Par contre, l’amateur de trash va pouvoir se régaler. Il existe un autre album des Country Rockers intitulé Cypress Room et doté d’une belle pochette, mais ce sont quasiment les mêmes titres.

Robert Gordon évoque aussi Lorette Velvette, qui fait comme Alex l’objet d’un chapitre à part.

Puisqu’on est dans l’underground de ces dames, il est intéressant de se pencher sur le cas des Klitz. Il existe quelques bricoles accessibles, comme ce Live At The Well. On croit entendre les Babes In Toyland, tellement c’est mal chanté. Leur «TV Set» est trop bruyant, trop mal contrôlé, on dirait que c’est voulu. Joli choix de covers, en attendant, puisqu’elles tapent dans le «Funtime» d’Iggy. Par contre, elles changent de registre avec «Noel Motel», un shoot de heavy pop de power pop joué à la fabuleuse énergie et chanté à l’ingénue libertine, avec un flavour très particulier, soutenu au piano de bastringue. Avec «Couldn’t Be Bothered» on passe au vrai son, à l’EP Sounds Of Memphis 78. Tout cela vaut pour acquis. «Two Chords» sonne très typique de l’époque, two chords, three chords, one chord ! Elles passent au beat tribal pour «Head Up». Celle qui tape y va de bon cœur. C’est gueulé, bien gueulé, admirablement gueulé. Elles jouent leur va-tout avec l’«Hook Or Crook» d’Alex. Dommage que la chanteuse soit obligée de gueuler par dessus les toits.

Dans cet infernal chapitre de fin, Futher Reading, Watching and Listening, Robert Gordon renvoie sur des tas de disques tous plus intéressants les uns que les autres.

L’ouvrage s’accompagne d’une compile qui porte le même nom, It Came From Memphis. C’est sans doute le meilleur moyen de donner envie aux lecteurs de creuser, car comment peut-on résister au souffle du «Money Talks» de Mud Boy & The Neutrons ? C’est impossible. Quel incredible blast ! C’est l’une des pires fournaises de l’histoire de l’humanité, tout est poundé dans l’oss de l’ass avec un Dickinson qui chante au raw et derrière lui, les accords frisent la stoogerie. La grande force de Robert Gordon est d’avoir su mettre en valeur le Memphis Blues qui est la racine du Memphis Beat. Il ramène le plus primitif des Memphis cats, Moses Williams avec «Which Way Did My Baby Go». C’est plus que primitif, c’est carrément africain. Il ne peut rien exister de plus primitif en Amérique. On ne sait pas sur quoi il gratte. Il gratte sur rien. On croise des noms connus comme Sid Selvidge et Furry Lewis, mais aussi des inconnus extraordinaires, comme par exemple Flash & The Memphis Casuals avec «Uptight Tonigh». On ne sait pas d’où ça sort, mais quelle énergie ! Dickinson gratte sa gratte là-dessus. Même chose avec The Avengers et «Batarang», on tombe ici dans la psychedelia d’Ardent, avec Terry Manning à l’orgue. Lee Baker et Dickinson grattent leurs grattes dans cet enfer. Restons dans cette mythologie de l’underground avec Cliff Jackson & Jellean Delk With The Naturals et «Frank This Is It», produit par Jerry Phillips et Teddy Paige. Bien sûr, Teddy joue le groove et il place un solo du diable sur cette merveille mythologique. Dickinson revient jouer de la gratte avec Drive In Danny sur «Rocket Ship Rocket Ship». C’est tellement weird qu’on reconnaît Dickinson qui se fait appeler ici Captain Memphis. On croise aussi Jessie Mae Hemphill avec «She Wolf». C’est le Memphis Beat à l’état le plus pur. Tout le génie compilatoire de Robert Gordon, c’est d’avoir choisi «She Wolf». Le «Wet Bar» du Panther Burns Ross Johnson est weird as fuck. Quant à Lesa Aldridge, la poule d’Alex Chilton, elle est complètement pétée. Chilton l’accompagne et Dickinson bat le beurre. Ils font n’importe quoi. Ça fait partie du mythe de Memphis. Et pouf tout explose à nouveau avec Otha Turner’s Rising Star Fife & Drum Corps et «Glory Hallelujah». C’est tellement ancien que Dickinson fait remonter ça à Dionysos. Bon les gars, laissez tomber Metallica et écoutez Otha, ça vous fera du bien. Un brin d’antiquité, ça vaut tout l’or du monde. Robert Gordon ramène aussi Moloch dans sa compile avec «Cocaine Katy», ce qui donne un avant goût du son psychédélique de Lee Baker et puis voici Lorette Velvette avec «Oh How It Rained», la petite reine du rodéo, pur jus de Memphis underground. Elle a la main sûre et Lee Baker l’accompagne. Et tout ceci s’achève avec Big Ass Truck («I’m A Ram», énergie considérable, sur les traces des MGs avec le fils de Sid Selvidge à la guitare) et puis William Eggleston joue une sélection de sa Symphonie #4 au piano.

Robert Gordon, c’est du délire. Il cite encore des tonnes de choses en référence et bien sûr il existe un volume 2 d’It Came From Memphis, et même un volume annexe sur lesquels on reviendra, c’est certain.

Signé : Cazengler, Robert Gourdin

Robert Gordon. It Came From Memphis. Pocket Books 1995

Jesters. Cadillac Men. The Sun Masters. Big Beat Records 2008

Randy & The Radiants. Memphis Beat. The Sun Recordings 1964-1966. Big Beat Records 2007

Packy Axton. Late Late Party. 1965-67. Light In The Attic 2011

Steve Cropper. With A Little Help From My Friends. Volt 1969

Sid Selvidge. Waiting For A Train. Peabody 1982

Insect Trust. The Insect Trust. Capitol Records 1968

Moloch. Moloch. Enterprise 1969

Chris Bell. I Am The Cosmos. Rykodisc 1992

Alex Chilton. Dusted In Memphis. Bankok Productions 2016

Alex Chilton. Like Flies On Sherbert. Peabody 1979

Country Rockers. Free Range Chicken. New Rose Records 1988

Country Rockers. Cypress Room. New Rose Records 1990

Klitz. Live At The Well/ Sound Of Memphis 78. Not On Label

It Came From Memphis. Upstarts Sounds 1995

 

Yard Act Sud

Au moment où nous sortîmes du métro, un phénomène surnaturel se produisit : dans l’extraordinaire clameur d’un crépuscule toulousain apparut l’image de Gildas. Ce petit carré de lumière jaune fiché au sommet d’une tour de béton semblait guetter notre venue, comme l’œil d’un cyclope. C’était d’autant plus spectaculaire que la silhouette du bâtiment commençait à se fondre dans les ténèbres. On ne pouvait interpréter ce phénomène que d’une seule façon : un clin d’œil surnaturel. L’image disparût au profit d’une autre car elle faisait partie d’un roulement de programmation, et il fallut attendre son retour quelques minutes plus tard pour s’extasier de nouveau. La silhouette de la tour cubique appartenait au Métronum, un complexe culturel qui organisait en plus d’un concert une petite exposition consacrée à Gildas et au livre dans lequel il raconte sa vie. La soirée se présentait donc sous les meilleures auspices. Rien de tel qu’une apparition surnaturelle pour embraser l’imagination.

Oh, il n’y avait pas grand monde à l’expo, mais il y eut des rencontres bougrement intéressantes, notamment celle d’un journaliste qui comme Gildas était originaire de Gourin, là-bas au bout du monde, à la frontière du Finistère. Merveilleuse coïncidence. Et comme si cela ne suffisait pas, Gildas nous envoya un troisième clin d’œil : les gens des Musicophages qui organisaient l’expo eurent l’idée de diffuser en fond sonore le fameux Dig t! Radio Show du 16 janvier 2020, et donc, entre deux rasades de Stooges et de MC5, nous pûmes entendre cette voix si particulière à laquelle nous étions tellement habitués. On ne peut pas imaginer plus belle évidence d’une présence surnaturelle. Fort heureusement, nous avons des témoins.

Et le concert ? En tête d’affiche se produisait un groupe anglais originaire de Leeds, Yard Act, à propos duquel nous n’avions aucune info. Il n’existait pas non plus de disk, leur premier album étant encore à paraître. Nous apprîmes cependant en discutant avec le journaliste de Gourin qu’ils pratiquaient le spoken word et ça nous fit redouter le pire. Visiblement Yard Act entrait dans cette nouvelle génération de groupes anglais à cheval sur le post-punk et le hip hop, et dont le modèle le plus connu est sans doute Sleaford Mods qui furent têtes d’affiche du dernier festival de Binic et dont nous n’avons rien vu, puisqu’à aucun moment nous n’avions avec Gildas envisagé l’hypothèse d’aller les voir sur scène, occupés que nous étions à nous schtroumpher dans les grandes largeurs. Le journaliste de Gourin rapprochait aussi Yard Act des Idles, pour l’aspect socialement engagé de leurs textes. Il semble que la société anglaise soit bien plus mal en point que la française et que ce phénomène de dégradation sociale soit devenu irréversible. Certaines classes sociales sont depuis quarante ans définitivement condamnées et c’est dans ce purin dégératif que fleurit le nouveau rock anglais.

Chacun sait que les chansons à textes - en anglais - demandent un niveau d’attention soutenu, et c’est avec une certaine appréhension qu’on attendit le début du Yard show. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas de pire diction que celle des gens du Nord de l’Angleterre. On gardait de très mauvais souvenirs de voyages en auto-stop dans la région du Nord et de ces moments pénibles où on ne comprenait rien, mais vraiment rien, de ce que nous racontaient les gens qui nous ramassaient. Le bassiste et le batteur arrivèrent les premiers sur scène pour jouer une espèce de groove d’intro. Comme c’est le cas pour la grande majorité des musiciens anglais, le bassman avait vraiment fière allure. Puis est arrivé un étrange personnage.

Silhouette ronde, cheveux longs, moustache de hussard et Telecaster. Sa mise accentuait à outrance la rondeur ubuesque de sa silhouette, il portait un T-shirt noir et une sorte de très gros pantalon noir, on aurait dit un sac immense, ah quel cul, un gros froc comme en portent les clowns pour accentuer l’aspect caricatural de leur démarche. Il s’appelait forcément Ubu, guitariste pataphysique, membre honoraire de la satrapie Dac-o-Dac, et lorsqu’il se mit en mouvement, il incarna sous nos yeux ronds de stupeur le croisement illusoire d’une libellule et d’un pachyderme, sautant en l’air, doté comme par enchantement d’une incroyable vélocité, accentuant encore la disgrâce de ses gestes pour atteindre à l’envers de la grâce, il offrait le spectacle d’un phénomène encore plus surréaliste que l’apparition de Gildas dans le ciel, il était une sorte de Roy Estrada croisé avec Nijinski, une sorte de Bob Hite enfanté par Pina Bausch, il était la créature éléphantesque de rêve du rock moderne, wow, il y avait du Orson Welles en lui, du gros lard qui sait bouger, et il jouait sur sa Tele une sorte de funk ahurissant, qu’il érigeait comme une cathédrale sonique dans un monde de son invention. Allait-il faire le show à lui tout seul ? Ça paraissait évident. Il dansait à sa façon, comme dansent les gros, jouant avec la probité des probabilités, organisant l’anéantissement du nantissement, la boule de suif rockait comme Sancho Panza et on craignait que son gros bal de naze ne s’achève brutalement avec l’arrivée du chanteur. C’est exactement ce qui se produisit.

Le chanteur arriva sur scène vêtu d’un imper et portant des binocles. L’anti-rock star, comme Ubu. Au moins, le message était clair. Plutôt jeune, avec une réelle présence vocale, mais rien de plus. Il se livra en effet à quelques belles échappées belles de spoken word qu’il accompagnait d’une gestuelle de hip-hopper bien martelée. Il cadrait parfaitement avec son temps. Il fallut attendre quelques cuts avant de voir Ubu reprendre son ballet grotesque et génial à la fois. Il se savait bon, alors il pouvait s’ingénier à mal danser, au fond ça n’avait pas d’importance.

Il est probable que ces petits mecs de Leeds feront parler d’eux. Il faut en tous les cas leur souhaiter un peu de succès. Pour l’instant, ni Mojo, ni Uncut, ni Shindig!, ni Record Collector n’ont encore parlé d’eux. Ubu s’appelle en réalité Sammy Robinson, l’excellent bassman Ryan Needham, le batteur qu’on ne voyait guère planqué derrière ses cymbales s’appelle George Townend et le binoclard de service James Smith. Ils n’ont pas joué très longtemps, car ils n’avaient pas beaucoup de morceaux.

Signé : Cazengler, Jeanne d’Act

Yard Act. Le Metronum. Toulouse (31). Le 19 novembre 2021

Merci aux gens du Metronum pour la qualité de leur accueil, et bien sûr aux Musicophages pour leur soutien.

 

L’avenir du rock

- Ah Bains dis donc !

L’avenir du rock est au pieu. Mais il n’est pas seul. À côté de lui sommeille la femme, c’est-à-dire l’avenir de l’homme. Le jour s’est levé. L’avenir du rock allume une clope. Comme dans les films de Claude Sautet, elle ouvre les yeux et lui sourit. Il tire une taffe.

— Tu as bien dormi ?, demande-t-il d’une voix de velours.

— Mmmmm... Comme un charme, murmure-t-elle. Qu’est-ce qu’on dort bien ici !

Elle pose la main sur sa poitrine, en caresse les poils... Puis la main descend inexorablement.

— Oh oh, monsieur est en forme..., insinue-t-elle d’une voix câline.

— Monsieur est toujours en forme.

Elle repousse le drap pour le caresser au grand jour. Il pousse un long soupir...

— Je ne me lasse pas de tes caresses. Tu es vraiment la reine des coquines...

— Que concoctent la coquine et le coq en pâte ?

— Un coquet pacte de cock en pack !

Décidément, l’avenir du rock et l’avenir de l’homme forment un joli couple. Refermons doucement la porte de la chambre pour leur restituer leur intimité et allons faire un petit tour en Alabama.

 

C’est en fouinant dans l’incroyable curriculum de Matt Patton (bassiste des Dexateens, des Drive-By Truckers, et producteur de Bette Smith, Alabama Slim, Dan Sartain, Jimbo Mathus et Tyler Keith) qu’on recroise le nom de Lee Bains III & The Glory Fires, un groupe basé à Birmingham, Alabama, jadis repéré par nos services : en effet, leur premier album sortait en 2012 sur l’Alive de Patrick Boissel, l’un des labels de référence en matière d’underground américain.

Attention à cette scène alabamienne d’une grande fertilité et dont l’origine remonte à Muscle Shoals, Hank Williams et aux Louvin Brothers. On y trouve aussi The Immortal Lee County Killers de Chetley Cheetah Weise, Verbena, Shelby Lynne, Dan Sartain, St Paul & The Broken Bones et les Dexateens, dont fit partie Lee Bains.

C’est Jim Diamond qui produit There Is A Bomb In Gilead, le premier album de Lee Bains III & The Glory Fires. Ils portent bien leur nom les Glory Fires puisque l’album s’ouvre sur un véritable feu d’artifice : «Ain’t No Stranger». Nous voilà dans le Bains, ben dis donc ! Bon Bains d’accord ! Lee Bains sait lancer sa horde d’Alabamiens, il est dessus, c’est un chef né, sa façon de lancer l’assaut est une merveille et tout le monde s’écrase dans les fourrés avec des guitares killer. C’est exceptionnel de son, d’enthousiasme et d’envolée. Le problème, c’est que le suite de l’album n’est pas du tout au même niveau. On oserait même dire qu’on s’y ennuie. Ils ramènent pourtant des chœurs de Dolls dans «Centreville», ce qui les prédestine à régner sur l’underground alabamien, mais après le soufflé retombe. Plof ! Ils végètent dans une sorte de boogie rock sans conséquence sur l’avenir de l’humanité. Ils font du heavy revienzy de bonne bourre, comme les Gin Blossoms et tous ces groupes de country rock américain qui rêvent d’Americana, mais qui n’ont pas l’éclat. Avec «The Red Red Dirt Of Home», ils deviennent très middle of the road, c’est sans appel, le destin les envoie bouler dans les cordes, c’est trop country rock. Il ne se passe rien, comme dirait Dino Buzzati face au Désert des Tartares (attention, à ne pas confondre avec le fromage).

On reste dans les mains lourdes puisque c’est Tim Kerr qui produit Dereconstructed, paru sur Sub Pop en 2014. Dès «The Company Man», on est bluffé car les Bains développent une violence inexpugnable. Wow ! Et même deux fois wow ! Ils attaquent le rock à la racine des dents, ils te paffent dans les gencives. S’il fallait qualifier leur rock, on dirait in the face. C’est une horreur, une véritable exaction paramilitaire, toute la violence du rock est là, avec une voix qui te fixe dans le blanc des yeux, c’est d’une extravagance sonique qui dépasse les bornes. Alabama boom ! Ils font une autre flambée d’Alabama boomingale avec «Flags», c’est extrême, à se taper la tête dans le mur, tu ne peux pas échapper aux fous de Birmingham, Alabama. Oh mais ce n’est pas fini, tu as plein de choses encore sur cet album béni des dieux comme ce «The Kudzu & The Concrete» vite brûlant, viscéral, immanent, doté d’un power dont on n’a pas idée et d’un final apocalyptique, ça balaye même les Black Crowes d’un revers de main, alors t’as qu’à voir. Toutes les guitares sont de sortie sur «The Weeds Downtown», toutes les guitares dont on rêve, c’est une sorte de summum du paradis rock, foocking great dirait Mark E Smith, explosif dirait le grand Jules Bonnot. On reste dans la violence alabamienne avec «What’s Good & Gone», encore une fois bien claqué, plein de son, extrêmement chanté, au-delà du commun des mortels. Si ces mecs n’étaient pas basés en Alabama, on les prendrait pour des Vikings, à cause de leur power surnaturel, poignet d’acier, rock it hard, mais avec l’aplomb d’une hache de combat. Ils développent un genre nouveau qu’on va qualifier d’outta outing, si tu veux bien. Même leur morceau titre est ravagé par des fièvres de délinquance, une délinquance de la pire espèce, celle qui rampe sous la moquette pourrie de ton salon. On savait que Tim Kerr était un génie de l’humanité, alors on peut rajouter le nom de Lee Bains dans la liste. Il est là pour te casser la baraque, son «Burnpiles Swimming Holes» t’envoie rôtir en enfer sur fond de Diddley swagger, c’est à la fois violent et beau, Lee Bains multiplie les exploits. On s’effare encore de «Mississippi Bottom Land» et de l’excellence de sa présence, de l’indécence de sa pertinence, fuck, ces mecs ramènent tellement de son que ça gonfle le moral de l’avenir du rock à block. Grâce à Lee Bains dis donc, l’avenir du rock navigue au grand large et respire à pleins poumons.

D’album en album, Lee Bains monte dans la hiérarchie des héros. Les hits qui grouillent dans Youth Detention sont d’une rare intensité, notamment «Crooked Letters» qui flirte avec le génie pur. Cet album est une aventure extraordinaire et «Crooked Letters» en est le couronnement. C’est très heavy, très capiteux, joué aux arpèges délétères, les pires de tous. Là, tu prends des coups dans le ventre, avec ce cut, on atteint à l’impavidité des choses, ça vire à l’apocalypse, «Crooked Letters» prend feu au downtown, on n’avait encore jamais vu un cut prendre feu et l’all the crooked letters explose dans le ciel. Ce démon de Lee Bains revient rôder dans les vapes de son art et ça explose encore une fois, mais pour de vrai. Bains dis donc ! Ce mec sent bon la folie et le cramé de l’apocalypse. Retenez-bien son nom : Lee Bains. Le «Save My Life» qui referme la marche de l’album se présente comme un petit country rock malveillant qui ne rêve que d’une chose : casser la baraque, alors il faut le laisser faire. C’est un genre nouveau. Lee Bains est bien plus puissant que les Stones ne l’ont jamais été. Save my life font les chœurs, les mecs sont dans la démesure - Tell me it’s only rock’n’roll/ Save my life ! - Stupéfiant ! Ils démarrent l’album avec un «Breakin’ Down» fracassé d’avance. Ça prend feu au moindre retour de manivelle. Ils sont en permanence au bord de l’orgasme, ils sont bien plus forts que le Roquefort, t’as pas idée. Ça grouille de son, comme la paillasse d’un bagnard grouille de poux. Lee Bains sonne comme un délinquant. Avec «Street Disorder», il passe sans crier gare au trash-punk. Ils ont tellement de son que c’est est indécent. Et pas une seule photo du groupe dans le booklet ! Ils n’aiment pas qu’on les prenne en photo. Ce ne sont pas les Clash ! Ils sucrent leur folie - Oh sister/ Can you shout it out ? - Lee Bains est complètement fou - Oh Brother/ Can you write it out ? - Leur trash punk est d’une extrême violence, fini le country rock pépère du premier album, ils préfèrent aller exploser dans le ciel d’Alabama. Lee Bains est un wild screamer, qu’on se le dise. «Black & White Boys» est tout de suite embarqué en enfer, avec un beat solide, un tambourin et des accords en acier fondu. Fusion de rêve, c’est de la mad psyché coulée au creuset, le guitariste est un dangereux alchimiste, les Glory Fires sont plein d’aventures, d’esprit et de tambourins. Avec «Underneath The Sheets Of White Noise», ils fabriquent une machine de Jules Verne activée aux éclats psychédéliques. Ils ramènent du son à tous les coins de rue. Un cut comme «I Heard God», même très pop, s’en sortira car bien élevé par ses parents. Lee Bains a du power plein la culotte. Il tord sa serpillière au dessus du micro jusqu’à la dernière goutte de son. Back to the extrême violence avec «I Can Change». Les attaques de riffing ne pardonnent pas. C’est puissant et plein de mauvaises intentions, mais quelles épaules ! Lee Bains navigue au wouahhh de can’t change. Ils font là un trash-punk extrêmement émérite. On l’a dit, mais on le redit, l’album est très haut en couleurs, avec ses 17 titres, c’est en plus bardé de contenu, Lee Bains n’en finit plus de raconter des tas d’histoires, tout explose dans les refrains et il faut souvent se faire aider par le booklet car il a une fâcheuse tendance à avaler les syllabes et donc on rate des mots. Après t’es baisé, car il y a du débit. Le Yah d’ouverture en dit long que «Trying To Ride». Ces cul terreux d’Alabama sont les nouveaux barbares moderne. Les départs en solo sont atroces et le final demented en dit long sur leur état de santé mental. Quelle bande de cinglés fabuleux !

Petite déception avec leur dernier album paru en 2019, Live At The Nick. Comme d’autres grands groupes énergétique d’Alabama (on pense bien sûr aux Dexateens), les Bains s’épuisent et peinent à recharger leurs batteries. Ça démarre pourtant avec une beau «Sweet Disorder», bien énervé, avec un refrain d’envol garanti. On sent clairement l’envie d’en découdre à plates coutures. Sur toute l’A, ils restent sur un son à la Drive-By Truckers, sans surprise. En B, on retrouve le fameux «We Dare Defend Our Rights», ces mecs haranguent bien le rock, ils ne font pas dans la dentelle de Calais. Il y a ce mec derrière, Eric Wallace qui amène énormément d’eau au moulin d’Alphonse Bains, c’est un vrai puits d’hooks et de licks, il ne vit que pour l’exaction guitaristique. Il profite de toutes les occasions pour se glisser dans la brèche. Avec «I Can Change», ils trempent dans la stoogerie, le Southern power télescope des forges de Detroit et cette belle aventure s’achève avec «Good Old Boy». Lee Bains est dans le discours. Il défend les born black, les born in Mexico, les born queer, il les défend tous, les Good old boys.

Signé : Cazengler, dans le Bains jusqu’au cou

Lee Bains III & The Glory Fires. There Is A Bomb In Gilead. Alive Records 2012

Lee Bains III & The Glory Fires. Dereconstructed. Sub Pop 2014

Lee Bains III & The Glory Fires. Youth Detention. Don Giovani Records 2017

Lee Bains III & The Glory Fires. Live At The Nick. Don Giovani Records 2019

 

Inside the goldmine

Jeanette est une bête

On n’en pouvait plus de la traîner partout avec nous. Dans les pirogues, dans les hayons à travers la jungle, dans les villages indiens, elle n’était pas méchante, c’est vrai. Elle se contentait de suivre le mouvement, elle goûtait à tous les plats et se mêlait toujours de ce qui ne la regardait pas. On ne comprenait d’ailleurs pas qu’elle ait pu enseigner à une époque de sa vie, en plus dans le circuit expérimental des écoles Freinet. Elle était toujours la première levée, à préparer le bivouac et à demander bêtement si on avait bien dormi, si on avait bien fait caca et si on voulait du thé alors qu’il n’y avait rien d’autre à boire. Comme elle était la grande sœur de mon âme sœur, elle tapait systématiquement l’incruste, quelle que fut la destination choisie dans le monde. On pensait que ce trip en forêt amazonienne allait l’effrayer, pas du tout, elle fut même la première à faire ses vaccins et à s’équiper d’une machette en arrivant à Cayenne. Contrairement à toutes les gonzesses, elle n’avait ni peur des serpents ni des mygales, elle leur courait après, même si on lui expliquait que ça ne servait à rien de les tuer. On rêvait de voir un caïman la choper pour nous débarrasser d’elle. Oui, c’était à ce point. Tous ceux qui ont subi l’épreuve des sangsues savent de quoi il en retourne. On donnerait n’importe quoi pour se débarrasser d’une sangsue. Et puis un soir, la providence s’en mêla. Nous traînions dans le ghetto brésilien, vers le fleuve, et décidâmes d’entrer dans le moins mal famé des bouges, histoire de goûter à l’exotisme local. Un vieil homme édenté coiffé d’un chapeau de paille complètement démantibulé nous accueillit, avec un sourire étrange. La peau de son visage parcheminé était couverte de tatouages, comme d’ailleurs ses bras. Il portait un marcel immonde. Il posa sur le bar branlant une bouteille de rhum blanc sans étiquette et une bouteille de sucre de canne. Il nous expliqua dans un mauvais français qu’on payait ce qu’on buvait. Nous nous servîmes de grands verres. Nous trinquâmes à la santé de Rackham et le temps s’arrêta brusquement. Nous étions tous les quatre paralysés du bulbe. Impossible de bouger. Impossible de prononcer le moindre mot. Il fallut attendre. Nous retrouvâmes nos esprits petit à petit, mais pas Jeanette qui depuis lors est restée muette. De ne plus l’entendre parler pour ne rien dire fut une délivrance.

 

Il existe une autre Jeanette qui n’a Dieu merci rien à voir avec la sangsue. Elle s’appelle Jeanette Jones et en 2016, Kent Soul qui est une filiale d’Ace proposait une petite compile intitulée Dreams All Come True. Dans ces cas là, on ne perd pas son temps à peser le pour et le contre, on court chez son disquaire, comme le disait si justement Paul Alessandrini en 1969 dans R&F. Comme on est sur Kent, c’est Alec Palao qui s’y colle et qui raconte comment Jeanette est allée en 1967 chanter dans un petit studio de San Francisco. Boom ! Ça démarre avec «Cut Loose», c’est-à-dire du Aretha à la puissance mille avec du heavy sound derrière et des chœurs de femmes sournoises, aw my gawd, c’est arrangé par H.B. Barnum, quelle rythmique, ils jouent à la sourde du power supremo, alors t’as qu’à voir !

Comme Jeanette vient du gospel, elle fait forcément autorité. Elle chante le raw r’n’b d’«I’m Glad I Got Over You» avec la maturité d’une vieille jazzeuse, hey hey hey, elle se situe nettement au dessus de la mêlée, elle bénéficie du même instinct de chef de meute qu’Aretha, Jeanette est une louve, avec encore quelque chose de plus ferme dans le ton, c’est indéfinissable, on appelle ça un grain. Même puissance qu’Aretha mais grain différent : jouissif pour Aretha, bleu comme l’acier de Damas pour Jeanette. Mais au final, on a le même résultat : des frissons. Elle tape ensuite son «Jealous Moon» à la puissance seigneuriale, elle ne craint ni Dieu ni le diable, elle chante à pleine gorge et sa puissance nous réjouit, car franchement, elle dégage bien l’horizon. Et le son, derrière, quelle merveille, tout est fabuleusement dense, la rythmique, les chœurs et les cuivres, ça foisonne dans l’excellence d’une jungle, celle du Douanier Rousseau, bien entendu. Elle part à Broadway avec le morceau titre. Mais elle en a largement les moyens. Elle sait donner de la voix, pas de problème Jeanette, vas-y, ma poule, on est avec toi. C’est toujours un grand moment que de se retrouver juste derrière une chanteuse exceptionnelle. You clap your hands and you stomp your feet.

Bon la B est un tout petit peu moins dense, mais on ne va pas commencer à cracher dans la soupe. Jeanette a toujours été claire, elle ne souhaitait pas faire carrière, juste quelques singles parce que Leo Kulka insistait lourdement, lui disant qu’elle chantait bien. D’ailleurs Palao dit qu’elle était an enigma, c’est-à-dire une énigme. Elle ne voulait chanter que pour the Lord, pas question de chanter du secular material. Ça foutait Leo en pétard :

— But Jeanette, you are the beast !

Elle tente de nouveau le diable avec «Beat Someone Else’s Heart», cut de fantastique allure, puis elle attaque fermement son «Quittin’ The Blues». Elle irradie sa Soul avec un aplomb sidérant. Et puis, il y a aussi cette compo signée Goffin/Gold, «You’d Be Good For Me», gros popotin de San Francisco, mais rien n’y fait, Jeanette ne percera pas. Quand cinquante plus tard, Kulka en parle à Palao, il s’en lamente encore - He had been unable to make her more successful - Merci à Ace d’avoir racheté le catalogue Golden State Recorders.

Signé : Cazengler, Jaunâtre Jones

Jeanette Jones. Dreams All Come True. Kent Soul 2016

 

P.O.G.O A GOGO

 

NORMANDIE AND FIVE OTHER SONGS

DISCORDENSE

( P.O.G.O Records 158 / 28 – 11 – 2021 )

Bien sûr que la discorde doit être dense si l'on ne veut pas qu'elle ressemble à une querelle de bambins en cours de récréation toutefois en regardant la pochette du premier opus du groupe dont les deux titres se retrouvent remixés sur cet EP, une nouvelle étymologie s'impose. En effet elle représente six vues de la danseuse Isadora Duncan, prises par Eadwear Muybridge. Discordense ou discordance, est-il obligatoire de choisir. Si le mot discordance contient le mot ( anglais ) dance, il est aussi un terme qui évoque la dysharmonie musicale, et un terme psychiatrique associé à la notion de schizophrénie... Tout cela nous amène à penser que la musique de Discordense risque de ne pas être un long fleuve tranquille. Quant à Isadora Duncan n'a-t-elle pas révolutionné le ballet académique du dix-neuvième siècle en profilant les bases de la danse contemporaine. A l'ouïe de cette rondelle sonore les tympans délicats risquent de répondre non !

Normandie : pont de fer en couverture, modèle de ceux que construisirent les américains pour assurer l'avancée des troupes alliées lors du débarquement sur les côtes normandes... frotti-frotta caractéristique du brouillage par les allemands des émissions de radio diffusées depuis l'Angleterre, le motif reviendra tout au long du morceau, ensuite nous nous attendons à des bombardements et des éclats d'obus, mais non ce qui se met en place c'est l'imperturbabilité de la guerre qui s'approche, un trot de batterie toute sample que rien n'arrêtera, et une voix sans emphase qui énonce la peur des enfants terrorisés, pas de panique, pas de progression extraordinaire, juste une montée en impuissance de l'inéluctable catastrophe qui s'avance dans le ciel et à laquelle personne n'échappera. Glacial. F. W. C. : serait-ce une chanson d'amour puisque ces trois initiales correspondent à Female Water-Closet, à chacun ses illusions, toujours est-il que le rythme est plus allègre que le précédent, ira tout de même en s'accélérant, tout en vous laissant dans l'expectative, même si vous comprenez qu'en ce bas-monde le pire est toujours certain, pour bien vous l'enfoncer dans le crâne, sont trois au vocal, toute menace est d'autant plus forte qu'elle est insidieusement inévitable. I bought a gun : sempiternelle drum machine qui a pris le pouvoir, une intro type western ( ce n'est pas non plus Ennio Morricone ) disons que l'impression est plus expressive, le gars s'est acheté un gun il est prêt à s'en servir, à tirer dans le tas pour en finir avec ce monde d'esclaves agenouillés, une bande-son idéale pour le massacre de Colombine, ne plus passer le pont, passer à l'acte. Froid dans le dos. Cervelle givrée. Provide you : bruit de téléphone qui ne capte que l'émission tonalitaire de sa propre présence et vous vous demandez qui est à l'autre bout du fil, un bon gratté de basse pour vous réveiller, n'accusez pas la machine, c'est vous qui ne captez pas que le système vous cause à tous moments et que vous ne comprenez pas que big brother c'est vous qui ne vous interrogez jamais sur votre vie de consommateur asservi, yes vous êtes insensible à ces images d'horreur du monde dans lequel vous habitez, que vous zieutez sur vos écrans sans vous révolter, une espèce de grandiloquence lyrique dans ce morceau qui transcende le froid horrifique de la drum machine. Ventoline : confusion, un nuage sonore de gouttelettes d'un spray vous embrume le cerveau, une femme parle sa voix englobée dans un épais brouillard, z'êtes comme sous l'eau, vous ne recevez plus aucun message, l'incommunicabilité des êtres avec les autres et soi-même semble être un des leitmotives de Discordense, la musique de plus en plus violente écrase tout, rien ne vous sauvera de votre malaise généralisé, pas même le rock 'n' roll posé sur votre âme comme une enclume sur votre volonté de vivre. Les dernières secondes du morceau n'arrangent en rien la situation, le titre se termine comme il commencé. Mal. Headache : un cran au-dessus, une batteuse qui vous hache menu, arrêt brutal, vocal en évidence péremptoire et sans appel, paranoïa justifiée à tous les étages, coupé régulièrement par des averses mécaniques de haine envers soi-même, titre de manipulation mentale ou d'auto-manipulation maladive, ce n'est pas plus de votre faute que la souris blanche de laboratoire à qui l'on injecte le sida du chat, ce monde est sans pitié. Gondolations musicales, parfois l'orchestration est comme un pansement sur une jambe de bois bouffée par les termites, le vocal s'est tu, l'a compris qu'il peut ajouter tout ce qu'il veut mais que ça ne changera rien à l'affaire.

Fortement déconseillé à ceux qui souffrent de tendances suicidaires. L'univers de Discordense n'incite pas à la résilience, l'est froid comme le cadavre de votre futur dans le cercueil que vous transportez sur votre dos. Quand j'ai vu que l'album ne comportait que cinq titres, j'ai tiqué, après écoute je leur donne raison, il est des médicaments dont il ne faut pas dépasser la dose prescrite. Quoique à la réflexion, abondance de biens ne nuit pas. Faites comme moi, surmontez l'épreuve, ce qui ne vous tue pas vous force à vivre les yeux fixés sur le néant de notre modernité... Position peu positive.

Damie Chad.

*

Les romains disaient que deux augures ne pouvaient se regarder sans rire, surtout quand ils vérifiaient si les vols de corbeaux survenaient sur votre gauche ou sur votre droite. Plus tard, en 1946, les américains ont inventé Heckle et Jeckle deux pies bavardes stars d'un dessin animé, lorsque dans les années 80, il a fallu adapter la série pour les z'enfants sages de notre douce France, les pies sont devenues des corbeaux et ont été baptisées Heckel & Jeckel, première transmutation transgenre à laquelle à l'époque personne n'a prêté attention. Existerait-il une cause à effet, toujours est-il que quelques décennies plus tard sont apparus deux étranges volatiles dans le monde du rock, deux individus d'un type nouveau, à têtes de corbeaux, est-ce le glyphosate, le covid 19, ou le changement climatique, l'on ne sait pas, mais très vite l'on s'est aperçu que ces bestioles ébouriffantes se sont révélées particulièrement bruyantes... pour la plus grande joie des rockers. Comme par hasard P.O.G.O Records a installé un nichoir sur son balcon, depuis le mois d'août 2018, ils ont pondu dix œufs tout rond. Nous vous convions à gober les trois derniers, tout frais, tout tièdes...

THIS WAR

HECKELL & JECKEL

( P.O.G.O Records 153 / 30 – 12 – 2020 )

Sont dans l'expectative. Non, sur la carcasse rouillée d'un char. L'un n'empêche pas l'autre. La guerre pose-t-elle davantage de questions qu'elle n'en résout. Nos deux corbeaux seraient-ils de dangereux philosophes pacifistes. Si Bakounine ( le camarade vitamine ) a déclaré que : La passion de la destruction est en même temps une passion constructive, nos bessons corbacs n'ont pas l'air convaincus, restent dubitatifs devant les dommages collatéraux de cette noble pensée. L'on comprend leur perplexité, qu'on l'accepte ou qu'on le jette à terre notre monde est-il destiné à finir par une catastrophe. Le lecteur notera l'ambiguïté du titre, ce n'est pas la guerre en général ( notez que la guerre est souvent menée par des généraux ) mais cette guerre, serions-nous donc en guerre, contre qui ? Contre quoi. Je ne ne vois qu'une seule réponse. Contre nous.

This is war : soyez modernes, ne vous contentez pas d'écouter avec vos oreilles, prenez-en plein les yeux avec l'Official Vidéo sur YT. L'on retrouve la scène de la couve, nos deux corvidés dans leur tank en mauvais état. Une jeune femme qui vous regarde bizarrement. Paraît un peu folle, remarquez qu'avec les sifflements qui lui vrillent les esgourdes, il y a de quoi, des espèces d'électro-chocs, petite rythmique binaire pas méchante pour un quart de caramel, trop fort pour elle, elle décolle d'elle-même n'est plus qu'un ectoplasme qui danse devant des images. Musique de plus en plus violente, se prend la tête entre les mains, notre ballerine tournoie sans fin sur le centre de gravité de son corps, chance extraordinaire derrière elle notre président bien-aimé dans son bureau élyséen nous prévient que nous sommes en guerre, et sur les images suivantes l'on se retrouve dans un camp de migrants avec toute la misère du monde qui leur colle aux basques, tout va très bien madame la Marquise, les chefs d'Etats réunis pour la photo de famille nous font un petit signe de la main, c'est sympathique, la musique l'est beaucoup moins, de plus en plus forte, ils ouvrent leur grand bec et coassent en traînant sur les syllabes, c'est là que l'on se rend compte que ce n'est pas l'adagio d'Albinoni, les images deviennent plus réjouissantes, nous voici à Paris ville lumière, pas de tour Eiffel mais ses CRS qui chargent, ses valeureux black blocs qui contre-chargent, cela nous rappelle de joyeux souvenirs de manifestations, des voitures flambent et les banques suppôts du Kapital passent de mauvais quart-d'heures, drapeaux noirs et cocktails molotovs, notre danseuse s'hystérise elle hurle, l'on n'entend rien, le ramage des corbeaux s'amplifie, la voici maintenant qui s'agite au bas d'un monstrueux radar chargé de défendre l'Occident, changement de climat, retour de la petite brise binaire, l'est drapée dans une robe blanche virginale, ce n'est qu'un rêve, trente secondes de répit dans la fureur du monde. L'enfer sonore et les scènes d'émeute reprennent. Retour à la case départ en chair et en os devant la carcasse du blindé. Notre égérie se voile de sa chevelure le visage , Heckel et Jecckel se postent à ses côtés en signe d'assentiment. Noir total l'on ne voit plus que les mains blanches de notre danseuse au-dessus des volcans. Scratchs de fin... Stoner lobotomi + Waterglass : redémarrent à fond les bruissements, essayez d'amplifier les reptations d'un anaconda de douze mètres de long qui force le passage du tout à l'égout vers le conduit de votre baignoire, maintenant ils tapent comme des sourds pour vous entailler l'occiput, un, deux, trois, quatre c'est parti pour l'opération de décervelage, ils y vont, marchent à la baguette, chantent a capella tous en chœur, respectent la parité sexe fort-sexe faible, pardon monsieur-madame, corbeau-corbelle pour respecter la couleur locale, ils sont prêts on ne sait pas à quoi, mais ils le sont, jouent à reprise-reprise vocale, au ping-pong total, s 'amusent un peu à chat africain, ça s'appelle un tigre, illico la musique rugit et abat méthodiquement les herbes hautes de la savane, rajoutent une couche au millefeuille sonore, stop remplissent goutte à goutte le verre à moitié plein, à moins que ce ne soi celui à moitié vide, un zozial traverse le studio, un gros caïman s'avance en rampant, le suspense est à son comble, au bruit qu'ils font on se dit que l'enfer de la jungle ressemble à celui de la ville, question subsidiaire quel est le plus inquiétant, pas de réponse si ce n'est des grincements inopportuns remplacés par un doux frôlement de cymbales qui prélude à un paysage ensoleillé, profitez-en pour vous délasser la machine est rebranchée et le morceau se termine. : ce n'est rien, enfin presque des bruits bizarres suivis d'une belle progression harmonique, la tension monte, ce bruit lourd serait-il le pas pesant d'un éléphant, la musique s'amuse à l'harmonie imitative, re-cliquettement de cymbale, z'adorent ce gimmick, z'introduisent de belles sonorités parfaites pour vous mettre à l'aise, attention de grandes claques froufroutantes vous smackent des bisous sur les joues, le rouleau compresseur terminal aplatit le tout. Don't be afraid of it : n'ayez pas peur le genre d'interjections qui vous foutent mal à l'aise, jeu de vocal de cornichons, ensuite y plongent le fer à repasser dedans, jouent à un jeu de patience, le premier qui rira ira s'encastrer sous dix tonnes de ferraille. Terminé, les survivants descendent. Pas de pitié pour les éclopés. So many things on my mind : le pire c'est que parfois il y a trop d'esprit dans les choses, z'ont beau les corbeaux les tordre pour leur couper le cou sous des coups de tambour, on les entend se révolter et crier, alors ils les couvrent de leur mélodie, au milieu vous croyez entendre un disque des Beatles, hop ils se dépêchent d'allumer le mixeur à œufs durs avec coquille de granit pour que vous ne vous en aperceviez pas, bruit de train de marchandise emmené sur une voie de garage. Welcome in Crow-Crasti-Nation : ah ! Ah ! Un texte politique, la nation des Corbeaux est en état de procrastination avancée, ça ronronne dur, un long moment, la nation semble avoir du mal à se former, c'est parti ! Le train du futur est en route, il s'ébranlent doucement et sûrement, hélas il s'éloigne encore dans l'avenir et les voyageurs se penchent aux fenêtres pour vous donner rendez-vous à plus tard. We wish you a merry nothing : les promesses n'engagent que ceux qui y croient, ici elles vous piétinent de leurs brodequins de fer, c'est le rock 'n'roll godillot qui tressaute sur vos viscères étalées sur le sol, vous avez une grosse caisse qui n'arrête pas d'interrompre la tuerie pour qu'elle reprenne en plus sanglante. Rock'n'roll destroy. Heart cries, the person cries: vous avez eu le rock, voici le blues noise, c'est lourd comme du thon en boîte, z'accumulent les bottes d'arpèges tapageuses pour vous faire ressentir le poids du chagrin, de la coulure de larmes dans les tubulures, enfin c'est le grand jeu, le déchirement du larynx et la musique catafalque des peines perdues. Too fool you die : pas de répit pas de halte-pipi, le blues débouche dans le rock comme le Mississippi dans le Delta, sur ces trois derniers titres les Corbeaux s'envolent pour la patrie lointaine du old and good rock 'n' roll.

L'ensemble manque un peu d'unité. Un bel album mais il manque le concept dirait Hegel.

ETA BESTEAK

HECKEL & JECKEL

( P.O.G.O Records 159 / 04 – 09 – 2021 )

Tiens dans leur magma sonore maintenant ils criaillent en kobaïen, non d'un cheval-jupon, c'est du basque, ne sont pas originaires des Landes pour rien, ne confondez pas état et ETA et cétéra...

Surtout ne vous fiez pas à la couve. Vous ne comprendriez pas. C'est le petit frère qui leur a ramené tout fier un gribouillage du CP penserez-vous, tout attendri vous hausserez les épaules en souriant. Déjà vous avez dû vous procurez une méthode Assimil et maintenant Bandcamp vous signale une vidéo sur YT, n'hésitez pas Bandcamp vous ment, effrontément, une vidéo, vous voulez rire, un chef-d'œuvre. Pas de crainte les trois titres y sont dessus.

La vidéo de This is war chroniquée ci-dessus est sympathique. Mais avec cet opus intitulé Sarbalakio c'est toute autre chose. This is war ce sont des images pertinentes avec une idée de mise en scène efficace. En gros ce n'est que la reproduction de notre réalité sociale, ici c'est du cinéma. Je n'ai pas dit un blockbuster. Pour me faire mieux entendre, j'utiliserai l'expression l'art cinématographique. Tout simple un groupe qui joue trois morceaux. Ce n'est pas le plus original. Je crois que YT vous en propose un lot de dix-huit millions. Faut qu'il y ait un rapport de congruence formelle entre la chose qui est filmée et la manière dont elle est filmée. Pour être plus précis entre la chose filmée et la manière dont elle apparaît sur le support technique qui lui permet d'être vue, pour faire simple entre la chose et son image, cette dernière n'est pas un reflet – sans quoi elle n'offre qu'un intérêt documentaire – mais une re-création à part entière de l'apparence de la chose.

Sarbalakio est prodigieux, s'est imposé à moi la vision de Nosferatu le vampire de Murnau. Laissez tomber l'attirail et le pittoresque vampiriques du magicien Murnau, contentez-vous de l'épure esthétique qui relie le blanc et noir de la pellicule à la noirceur du sujet révélé par l'incandescence de la blancheur matricielle qui renforce l'opacité des formes sombres qui se détachent sur l'écran, c'est à cette condensation pratiquement alphabétique entre le fond musical et sa forme imagée qu'est parvenu le réalisateur ( inconnu ) de cette vidéo.

Que voyons-nous ? D'abord une musique ce qui tombe bien puisqu'il s'agit d'un clip musical, ce qui ne signifie pas que la musique débute avant l'image, mais que c'est la musique qui vous conduit à l'image. Car au début vous avez du mal à visualiser, ça bouge dans tous les sens, d'abord le chanteur, ensuite l'image qui n'est pas immobile, ce n'est pas que celui qui tient la caméra est victime de la maladie de Parkinson, c'est que l'image est assaillie par des effets d'image, un peu comme si le support de l'image était une gélatine mouvante obligée de reproduire la fixité du réel par un dessin incapable de rester immobile.

Lorsque votre œil – non vous n'êtes pas borgne, j'évoque le troisième, intérieur – a établi la focale nécessaire à sa vision, vous discernez la face cérusée du chanteur, clown ou cadavre ambulant, qui agglutine et détache les mots d'une langue barbare, sur sa droite un bassiste, sur la gauche un batteur. Je vous le dis, vous faudra du temps pour reconstituer, surtout les détails, qui est Jeckel, qui est Heckel, qui est le troisième personnage, cela n'a que peu d'importance, sont-ils dans un champ, dans un wagon de chemin de fer, changent-ils de lieu, débrouillez-vous dans le torrent d'images qui déboulent sur vous. Faites l'expérience, écoutez d'abord les trois morceaux sur Bandcamp, ensuite la vidéo, c'est là que vous vous apercevrez comment l'image multiplie la force des trois morceaux. Usteak ( Croyances ), Salto, Asto putza ( Puanteur d'âne ) en sont transformés et grandis.

Sarbalakio est bien plus rock 'n' roll que bien des morceaux dument estampillés classic rock par des générations d'amateurs. Un artefact bougrement rock 'n' roll, dans trente mille ans, lorsque notre espèce aura disparu, les visiteurs d'une autre planète en concluront que cet objet sonore irradiant aura été la cause de notre extinction.

HECKEL & JECKEL

ABIDE

( P.O.G.O Records 157 / 02 – 11– 2021 )

Pochette grise un peu tristounette, genre crayonné à toute vitesse. Pure Stoner Metal, est-il précisé, à lire comme le Abandonne tout espoir toi qui entres ici qui d'après Dante est gravé sur la porte de l'enfer...

Poor sad boy : l'est tristounet le garçon, on sait pourquoi, après Eta Besteak, ce coup-ci c'est sans surprise, à part cette plainte de chiot ( sans doute un teckel ) à qui l'on a marché sur la patte au tout début, l'on se retrouve en pays connu Heckel fait du Jeckel et Jeckel du Heckel, la mayonnaise ne prend pas, enfin si mais elle n'apporte rien de neuf, l'on attend vainement du nouveau, l'on adopte la posture de Baudelaire à la fin des Fleurs du mal, mais là rien du tout, pas un cactus avalé de travers qui vous irrite les amygdales, ce n'est pas mauvais en soi mais ce n'est pas bon pour l'extérieur, manque l'excitation, l'on devient difficile, nous ont trop habitués à mieux. Trop conforme. Alice : je ne sais si les filles sauveront le monde mais Alice est bien plus attrayante que le pauvre petit garçon triste, dès les premiers appels l'on a envie de savoir la suite, dans quelle merveilleuse - voire déplorable – aventure elle va nous entraîner, font durer le plaisir avec ce rythme qui claudique, on la prend en filature car l'on ne veut rien rater, et ça ne rate pas, le rythme s'accélère des cris perçants, un brouillard englobe le tout, deuxième acte, l'on recommence la voix féminine qui prénomme Alice et la masculine qui passe par bien des émotions, et en voiture Simone, pardon Alice, et l'on fonce on ne sait où, acte trois, la situation s'aggrave, que se passe-t-il, zut ça s'arrête au moment où ça devenait intéressant. Vous laissent sur votre faim. De loup. Fuck you : un peu de guitare n'a jamais tué personne, alors la batterie cogne à mort, c'est fou comme ça fait du bien de s'insulter et de se traiter, les kel-kel ne se font pas de cadeau, agoniser le premier quidam qui passe d'injures est un plaisir simple à la portée de l'humanité la plus frustre ou la plus civilisée, se défoncent à mort, ouvrent les vannes en grand, libèrent leur énergie, pas très poli, un peu hystéro, mais l'on sent qu'ils se défoulent comme des brutes, ne vous inquiétez pas, la jouissance les inonde. A dream : démarrent en fanfare, des blocs de béton se détachent du plafond, le rêve virerait-il au cauchemar, ont beau vocaliser en baissant d'un demi-ton, d'une demie-tonne, l'ensemble reste sulfureux, quelques instants de quasi-silence, c'est pour mieux vous faire ressentir l'avalanche qui suit. Des flocons de neige gros comme des armoires normandes vous concassent les oreilles. Pas de trêve, ni de grève dans les rêves, Heckel & Jeckel s'en sortent tels quels sans séquelle. Nous aussi !

Damie Chad.

MY SWEET GEORGE

MARIE DESJARDINS

( Le MagProfession Spectacle / 30 – 11 – 2021 )

La rencontre avec un artiste appelé à devenir partie de votre substantifique moelle est chose courante dans le monde du rock. Ainsi Marie Desjardins évoque la personnalité de George Harrison. Elle est la première à reconnaître que dans un article relativement court elle ne peut esquisser qu'un rapide portrait du plus discret des Beatles. Des centaines de livres retracent le parcours des quatre garçons, elle ne saurait rapporter une information inédite et décisive sur les Scarabées. D'ailleurs parle-t-elle vraiment de George Harrison. Non, pas du tout. Elle laisse cela aux historiens et aux musicologues.

Elle raconte une chose beaucoup plus secrète, beaucoup plus intime, qui n'appartient qu'à elle, de sa rencontre avec George Harrison, non pas de chair et d'os, qui ne serait que le récit d'une superficielle anecdote, mais du lien particulier qu'elle a tissé avec l'artiste. Le mot est galvaudé, il serait facile de la traiter avec condescendance de fan. Une foucade d'adolescence sans avenir. Un engouement passager qui ne durera pas.

J'en ai connu qui ne juraient que par leur collection de disques que six ou sept années plus tard ils se dépêchèrent de liquider sur la première brocante de leur quartier. Ce ne sont pas des fans, ils se contentent de suivre la mode, les modes, l'air du temps...

Il est des liens passionnels indéfectibles. Il ne s'agit point de faire collection d'autographes, mais d'entrer en symbiose avec une personnalité d'artiste imprimée au fer rouge dans vos représentations du monde. Derrière la vedette, chercher l'être humain, comprendre son périple existentiel, déceler les rouages de ses actions, deviner ses motivations, acquérir une fine connaissance de son idiosyncrasie.

Être lui pour être soi. Ce n'est pas une aventure sans retour. L'idole vous ignore, il ne sait même pas que vous existez, mais la connaissance intuitive de sa personne que vous avez forgée, intellectuellement et pratiquement médiumniquement n'est pas sans effet, elle vous apprend à vous connaître vous-même, à vous construire selon cette attirance, à vous définir selon vos propres aspects qui vous séparent de lui. Le fan accède ainsi à une connaissance qui se peut qualifier de delphique et de poétique. Les chemins des rêves éveillés, s'ils empruntent des sentes obscures, n'en mènent pas moins vers les nœuds d'irradiation des affinités électives goethéennes.

Marie Desjardins nous trace en quelques paragraphes le portrait intérieur de George Harrison. Il m'a personnellement laissé toujours indifférent. Mais il suffit de lire les lignes qui l'évoquent pour être convaincu que Marie Desjardins vise juste. Ses traits s'enfoncent loin et lézardent le miroir des apparences. En contrepartie – c'est la règle du jeu – elle n'hésite pas à se dévoiler, à conter ses quatorze printemps, elle parle d'elle et entre autres de Sylvie Vartan et de Deep Purple, elle tire les fils, elle les tisse aussi, elle appelle parce qu'elle est appelée...

Certains diront, tiens un article sur Harrison, ah, oui, voici vingt ans qu'il est mort, ils parcourront à toute vitesse et passeront à une autre futilité, abandonnant une analyse arachnéenne, en dehors de tout cadre psychanalytique ou comportemental. Marie Desjardins possède une plume d'une extraordinaire finesse qui nous révèle comment par les jeux subtils entre Soi, les Autres, et quelques Uns, nous inscrivons nos mythographies personnelles dans notre rapport au monde. Un grand merci à Marie Desjardins.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 10

 

BRAIN STORMING

Les filles avaient réalisé des miracles, elles avaient transformé le béton spartiate de notre abri anti-atomique en appartement cosy et cossu, des tentures multicolores séparaient le dortoir du salon. Une table basse entourée de coussins et de tabourets surchargée de victuailles nous accueillit, durant de longues minutes l'on entendit que les grognements des trois chiens qui s'amusaient à se poursuivre, Rouky nous avait chipé un poulet rôti et narguait Molossito et Molossa, nos deux truands avaient arraché les deux cuisses et ne comptaient pas s'arrêter en si bon chemin... Nous étions rassasiés, le Chef alluma un Coronado.

_ Mes amis, les évènements se sont précipités et se sont enchaînés ces derniers jours si rapidement qu'il est temps de réfléchir afin d'y voir plus clair. Nous sommes confrontés à une étrange affaire... Pour ma part j'entrevois trois pôles distincts dans cette énigme, d'abord l'intérêt porté par les plus hauts niveaux du pouvoir politique à ce que je nommerais le fantôme de Charlie Watts, deuxièmement les apparitions successives et en plusieurs lieux du territoire national du batteur des Rolling Stones décédé depuis une quinzaine de jours, enfin les deux terribles tueries nocturnes au cours de laquelle est apparue la silhouette de cet ibis rouge derrière notre revenant. Notre travail de ce soir se révèlerait fructueux si nous étions capables de dénouer les imbrications qui relient ces trois points.

L'introduction du Chef fut suivie d'un long silence, même les chiens arrêtèrent leur jeu et s'assirent auprès de nous la mine grave et soucieuse. Joël prit la parole :

_ Qu'un gouvernement s'inquiète de l'apparition d'un fantôme ne me semble pas si anormal, nous sommes en période pré-électorale, imaginons que les élections soient éclipsées par les allées et venues de Charlie Watts un peu partout, si les électeurs potentiels ne pensent plus à leur bulletin de vote, la légitimité naturelle du pouvoir en prend un sacré coup... toutefois que l'on ait envoyé le Service Secret du Rock 'n' Roll à Limoges toute affaire cessante est étonnante, avaient-ils peur de quelque chose, ont-ils en leur possession des éléments qu'ils se gardent bien de révéler...

_ Pourquoi le fantôme est-il celui de Charlie Watts, le coupa Noémie, je me demande si nous ne focalisons pas sur Charlie Watts parce qu'il est célèbre, où qu'il aille il y aura toujours quelqu'un pour le reconnaître, peut-être y a-t-il des dizaines de fantômes anonymes qui se baladent un peu partout mais que personne ne reconnaît car ils prennent soin d'éviter les endroits où ils habitaient...

_ Une hypothèse pertinente, le Chef alluma un Coronado, permettez-moi d'apporter une lumière, la lueur tremblotante d'une chandelle autour de laquelle les ténèbres s'obscurcissent, vous souvenez-vous de notre réunion juste avant la nuit tragique - les filles frissonnèrent – nous évoquions alors la figure d'Auguste Maquet, selon une des lettres de sa correspondance, nous apprenions que les trois volumes des aventures des fameux mousquetaires de Dumas étaient cryptés, qu'ils racontaient une antique conjuration dite...

_ de l'ibis rouge ! s'exclamèrent les quatre Limougeois

_ Exactement, je passe la parole à l'agent Chad, fervent admirateur de la Rome Antique !

LA CONJURATION DE L'IBIS ROUGE

Tous les yeux s'étaient fixés sur moi – sauf ceux du Chef qui allumait un Coronado – je m'éclaircis la voix :

_ Hum ! Hum ! Je tiens à vous prévenir, ce que je vais raconter ne vous apportera que très peu d'éclaircissements. Mais les faits sont indubitables et historiques. Ils remontent aux premières années de l'Empire Romain. Le poëte Ovide...

_ Il a écrit les Amours !

_ Parfaitement jeunes filles vous connaissez vos classiques, Ovide a été exilé à l'autre bout de l'Empire, au bord de la Mer Noire, par l'Empereur Auguste...

_ Comme Auguste Maquet !

_ Damoiselles, ne m'interrompez point toute les trois secondes, donc Ovide envoyé jusqu'à sa mort dans la ville de Tomes...

_ Qu'avait-il fait ?

_ L'on ne sait pas. Certains historiens affirment qu'il avait eu une relation avec Julie la fille de l'Empereur...

_ L'était un peu vieux jeu le paternel, aujourd'hui les filles...

_ D'autres historiens pensent à une affaire beaucoup plus grave, Ovide était un familier de Julie or Julie aurait manigancé une conjuration pour renverser son père...

_ Mais Ovide qu'a-t-il dit pour se défendre !

_ Il a expliqué qu'il avait vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir, nous n'en savons pas plus.

_ Bref on ne sait rien !

_ Ne soyez pas impatientes. Pour tromper son ennui il a continué à écrire de la poésie, notamment un poème de quelques pages intitulé L'Ibis...

    • L'Ibis enfin ! Il raconte quoi !

    • Pas grand chose, qu'un de ses amis qu'il surnomme l'Ibis l'a trahi en ne tenant pas ses promesses...

    • C'était qui au juste ?

    • L'on ne sait pas, les historiens ont essayé de retrouver par divers recoupements son identité, tout au plus certains émettent l'hypothèse que cet ami surnommé l'Ibis serait Auguste que notre poëte ne pouvait se permettre d'accabler de tous les maux publiquement...

    • Mais il dit que c'est un ibis rouge !

    • Pas du tout.

    • Et alors ?

    • C'est tout.

    • Quel rapport avec Charlie Watts ?

Les filles étaient déçues, le Chef vint à ma rescousse :

_ Tout ce que l'Agent Chad a rapporté est historique, ce qui suit l'est beaucoup moins, enfin pas du tout, c'est une légende qui s'est transmise oralement durant des siècles, aucun livre n'en parle directement, tout au plus de vagues allusions, des fins de phrases elliptiques à quadruple voire sextuple sens, se contredisant entre elles... selon certains érudits, il y aurait depuis des siècles une société secrète qui aurait pris en l'honneur d'Ovide le nom d'Ibis, les buts de cette organisation sont inconnus, l'on a pris l'habitude de la nommer la conjuration de l'Ibis Rouge, que fait-elle, que veut-elle, personne n'en sait rien !

_ Mais Chef, comment avez-vous établi le rapport avec les apparitions de Charlie Watts...

La question de Joël fut brusquement interrompue par les aboiements de Rouky, lorsqu'il se tut, l'on entendit très distinctement les coups répétés sur la porte blindée de l'abri. Molossa et Molossito l'air penaud se glissèrent sans plus tarder sous le plus gros des coussins que les filles avaient emmenés.

_ Vous vouliez une réponse, murmura le Chef, la voici !

Son Beretta à la main, il marcha droit vers la porte, ôta la sécurité et l'entrouvrit, une vague silhouette se profilait dans un maigre rayon de lune.

Trop grand pour être l'Avorton, pensais-je. C'est Ovide susurra Noémie. Non, Auguste souffla Framboise. L'Ibis chuchota Françoise. Non, Charlie Watts répondit Joël.

_ Entrez-donc Monsieur, vous avez sûrement un message à nous apporter, et le Chef ouvrit la porte en grand.

Je ne fus pas le seul à le reconnaître. Rouky se rua vers lui. C'était l'aveugle. Avant que l'on ait pu esquisser un mouvement, il jeta une enveloppe sur le sol et disparut subitement, Rouky sur ses talons.

Le Chef ouvrit l'enveloppe, elle était vide !

_ Nouvelle apparition de Charlie Watts ! conclut Joël

_ Non, c'était l'Ibis ! décréta Françoise avec vigueur

_ Mais non, l'Empereur Auguste ! rétorqua Framboise

_ J'ai reconnu Ovide ! opina Noémie

Quant à moi je certifiai que c'était l'Aveugle, Rouky n'était-il pas parti avec lui. Seul le Chef ne disait rien. Il avait refermé la porte et s'apprêtait à allumer un Coronado. Je l'interrogeai :

_ Qui avez-vous reconnu Chef ?

Le Chef exhala une longue bouffée odorante et laissa tomber :

_ Oh, moi, j'ai cru que c'était moi !

A suivre...