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13/05/2020

KR'TNT ! 464 : LITTLE RICHARD / CHARLIE WATTS / LITTLE VICTOR / MOUNTAIN / CONFIDENTIEL SSR

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 464

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

14 / 05 / 2020

 

LITTLE RICHARD / CHARLIE WATTS

LITTLE VICTOR / MOUNTAIN ( III )

CONFIDENTIEL SSR

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Richard cœur de lion

- Part One

 

— Hey Richard ! Faut les laisser entrer, sinon y vont démolir cette fucking porte !

Perché sur son trône, Little Richard apporte les dernières retouches à son maquillage. Il est au Cobo Hall de Detroit pour y affronter Jerry Lee Lewis. Terrible combat en perspective ! Le titre de roi du rock’n’roll est en jeu.

— Ah ces journalistes ! Ils ne connaissent rien à la patience ! Pffffff ! Bumps, sois cooooool, fais-les attendre encore un p’tit chouille...

Little Richard réactive sa pompadour. Elle s’élève à cinquante bons centimètres au-dessus de son front. Ses yeux de chat espiègle sont soigneusement soulignés au khol. Il passe un doigt humide sur la fine moustache qui surligne ses lèvres peintes.

Bumps Blackwell entrouvre la porte :

— Encore un peu de patience, messieurs... Le king se coiffe...

Une houle de protestations s’engouffre par l’ouverture. Bumps repousse la porte avec d’énormes difficultés. Little Richard brille de mille feux. Les miroirs cousus sur sa tunique renvoient les faisceaux des projecteurs braqués sur lui.

— Come on, Bumps, I’m ready ! Rrready rrready rrready ! Fais entrer la meute !

La meute envahit la loge. Les flashes crépitent. Little Richard surplombe la cohue du haut de son trône. Des bras tendent des micros. Les questions commencent à fuser :

— Monsieur Richard, vous allez affronter le killer en combat singulier. Franchement, croyez-vous pouvoir le battre ?

Piqué au vif, Little Richard se lève d’un bond :

— Jerry Lee Lewis a tout appris de moi ! Tout, vous m’entendez, tooooo ! Sans moi, il n’existerait pas ! Je suis le roi du rock’n’roll... ainsi que la reine !

Et il éclate d’un gigantesque rire cristallin. Comme contaminés, les journalistes éclatent de rire à leur tour.

Un vieux renard de la presse sportive se faufile jusqu’au premier rang :

— Monsieur Penniman, j’apprends à l’instant que vous passerez avant le killer. Le tirage au sort en a décidé ainsi. Pour vous, le combat est perdu d’avance, n’est-ce pas ?

Little Richard s’effondre dans son trône et s’enfouit le visage dans les mains. Il sanglote comme une jouvencelle. Des perles d’une grande pureté coulent sur ses joues et vont rouler aux pieds des journalistes qui les ramassent. Soudain, il se relève, prend une pose acrobatique, les jambes écartées, les bras tendus en croix et les yeux rivés au plafond. Son visage s’illumine. Un immense sourire lui ouvre le visage comme un fruit. Il s’adresse au ciel :

— Je suis à l’origine du rock’n’roll et le seigneur almighty est avec moi ! Je suis le roi du rock’n’roll, awop-bop-a-loo-mop alop-bam-boom !

Bumps s’interpose :

— Messieurs, j’vous prie de quitter la loge fissa. Little Richard a besoin de se préparer pour le combat...

La meute quitte la pièce et file au trot jusqu’à l’aile opposée du Cobo Hall. Le killer les attend lui aussi dans sa loge pour une conférence de presse. Jerry Lee accueille la meute, négligemment assis sur une chaise en fer. Le franc sourire du vainqueur éclaire son visage. Son large front est encombré de mèches rebelles qu’il réincorpore occasionnellement d’un geste lent. Jerry Lee est ravi d’accueillir les témoins de sa gloire.

— Ha ha ha ha ! Ha-ha ! Entrez, bande de foies blancs !

Son rire guttural roule comme la foudre sur les têtes agglutinées devant lui.

— Monsieur Lewis, vous êtes donné favori ! Mais Little Richard a du punch... Il risque de vous en faire baver, vous ne croyez pas ?

Jerry Lee se lève et se dirige vers le piano en ricanant comme une sorcière shakespearienne.

— Chuck Berry a déjà essayé de me faire avaler une couleuvre à Saint-Louis... On ne fait pas avaler de couleuvre à Jerry Lee... Il faut être nègre ou complètement fou pour croire qu’on peut faire avaler une couleuvre à Jerry Lee...

Il sort de sa poche un petit flacon d’essence, asperge le piano et gratte une allumette. Floufff ! Les flammes s’élèvent.

— No sonofabitch n’ose la ramener après ça ! Ha ha ha ha ! Ha-ha !

Les journalistes raffolent des coups d’éclat de Jerry Lee.

— Ha oui, monsieur Lewis, vous n’en ferez qu’une bouchée de ce petit nègre arrogant, pour sûr !

— Ha ha ha ha ! Ha-ha ! Yeah-yeah-yeah-yeah...Yeaaaaahhhhhhhhh !

 

Le Cobo Hall est plein comme un œuf. Assoiffé de sang, le public est venu en masse pour assister au combat du siècle. Little Richard monte sur scène. La foule l’acclame. Il ruisselle de lumière. Sa tunique à miroirs renvoie des centaines d’éclats. Il s’approche à pas feutrés du piano et soudain, il s’électrise, comme s’il recevait une violente décharge ! Il plaque avec sauvagerie les premiers accords de «Lucille» et attaque à la hurlette définitive :

— Louciiiiiiiiile ! you won’t do your daddy’s will... Louciiiiiiiiile ! you won’t do your daddy’s will... you ran off and married but I love you still !

Il hennit comme un poney apache. Le rock jaillit de sa gorge. Little Richard a décidé de terrasser son adversaire, aussi enchaîne-t-il tous ses hits. C’est une véritable entreprise de démolition. Il reçoit ovation sur ovation. En l’espace de quelques hits incendiaires, il redevient le plus grand showman du monde. Il saute sur le piano et jette ses boots blanches au public. C’est le délire. Puis il ôte sa tunique à miroirs et la jette aussi en pâture à une foule en délire. Une gigantesque clameur s’élève de la salle. Little Richard finit en caleçon et en chaussettes, debout sur le piano. Il déclenche l’enfer sur la terre. Il enchaîne avec «Jenny Jenny», «Tutti Frutti» et «Ooh Poh Pah Dooh». Il repère Mitch Ryder au premier rang et le fait monter sur scène. La foule hurle de plus belle, car Mitch Ryder est le roi de Detroit. Ils chantent tous les deux mais les hurlements de la foule devenue folle couvrent leurs voix. Little Richard donne le coup de grâce avec une version apocalyptique de «Long Tall Sally», qui est certainement la pire teigne rock de l’histoire, et il quitte la scène, trempé de sueur. En passant près de Bumps, il lâche dans un râle :

— Jerry Lee est mort, ha ha ha ! Il ne pourra pas faire mieux...

 

Quelques instants plus tard, Jerry Lee monte sur scène. Il reçoit un accueil chaleureux, mais qui n’a rien à voir avec l’hystérie déclenchée par Little Richard. Jerry Lee s’assoit au piano et attaque «You Win Again», une chanson country assez pépère. Il enchaîne avec une autre chanson country, toujours sur le même tempo. Le public commence à manifester son mécontentement.

— À poil !

Les plus courageux réclament «Great Balls Of Fire» et «Whole Lotta Shaking Going On». Jerry Lee arrête de jouer et croasse :

— Si vous z’êtes pas contents, la sortie c’est par là !

Des centaines de gens sifflent. Alors Jerry Lee gronde comme le tonnerre :

— Roooaaarrrrrrrrrr ! Ooooooh yeah-yeah-yeah-yeah...Yeaaaaaaaaaaah!

Et il enchaîne sur «Money». Puis il cueille la foule au menton d’un coup de «What’d I Say» :

— Tell your momma, tell your pa... gonna mov’ you back to Arkansas !

Puis il assène le coup du lapin avec sa version démente de «High Heel Sneakers». L’hystérie gagne à nouveau la foule. Jerry Lee reprend les rennes du pouvoir. Il chauffe la salle à blanc. En seulement trois morceaux, il a galvanisé le public. Les filles hurlent à s’en arracher les ovaires. Jerry Lee va chercher dans ses réserves gutturales les accents les plus sauvages. Il reprend la main à coup de yodell, la victoire lui appartient. Il crache le feu, il tient le rock par les couilles. Il martèle ses paroles avec l’insolence du vainqueur.

— And a bring along some boxin’ gloves... in case some fool might wan-na fight !

Jerry Lee s’est levé. Le visage couvert de mèches rebelles, rooooaaarrrr, le cerbère des enfers gronde. Il pianote convulsivement, donne des coups de talons sur les touches et d’un bond, saute sur le piano. Il calme le jeu quelques minutes, le temps de préparer l’explosion finale. La foule l’acclame comme on acclamait l’empereur dans la Rome antique.

C’est le moment que choisit Little Richard pour donner le coup de grâce à cet enragé de Jerry Lee. Il apparaît tel un ange de miséricorde dans l’allée centrale. Il avance d’un pas léger, avec de grandes ailes blanches déployées dans le dos et une auréole que scintille au dessus de sa pompadour. Les gens n’en croient pas leurs yeux. Little Richard signe des autographes ! Il embrasse les filles sur la bouche. Il serre des mains en pagaille. Bumps fait de son mieux pour le protéger mais des dizaines de mains arrachent les plumes des ailes. La foule déchaînée s’agglutine autour de cette apparition surnaturelle.

Debout sur son piano, Jerry Lee n’en croit pas ses yeux, lui non plus. Se faire rouler comme ça ! Par un nègre en plus ! Il sent la moutarde lui monter au nez. Il voit les premiers rangs se vider. Little Richard remonte l’allée centrale et se dirige vers la sortie, suivi d’une foule en délire. Alors, Jerry Lee fait signe aux techniciens. Il leur murmure des trucs à l’oreille. Puis il quitte la scène en donnant un violent coup de pied dans le tabouret du piano.

Little Richard et ses milliers d’admirateurs remontent l’avenue. Le roi du rock’n’roll devient celui de Detroit. La foule grossit de minute en minute. Les curieux se joignent à l’immense cortège. Des clochards, des mères de famille, des vendeurs de journaux à la criée et des centaines de passants affluent.

— Qui c’est ?

— Little Richard, le King !

— Mais non, c’est Elvis le King !

— Bullshit !

Little Richard marche en tête et distribue cérémonieusement ses grâces aux manants qui le courtisent. Un camion arrive de l’autre bout de l’avenue. Il ralentit et se gare en travers de la chaussée. Jerry Lee descend de la cabine et grimpe sur le plateau où est installé un piano. La foule s’immobilise. Jerry Lee reste un moment debout, le regard vissé dans celui de son adversaire. Les deux prétendants au trône s’affrontent du regard pendant d’interminables minutes. Des murmures parcourent la foule :

— Que se passe-t-il ?

— Chais pas...

— C’est qui, l’autre sur le camion ?

— Jerry Lee, le perdant...

— Oh bah dis donc, l’a pas l’air content...

Assez plaisanté. Jerry Lee se plante devant le clavier et le balaie de la main droite.

— You shake my nerves/ and you rattle my brain !

Il démarre «Great Balls Of Fire» sans crier gare. Il chante sans micro. Sa voix porte dans toute l’avenue. Il gronde, secoue ses mèches folles et martèle ses accords avec un violence terrible.

— Goodness, gracious, yeahhhhhhh !/ Great balls of fire !

S’ensuit un killer solo de piano. Il ploie les jambes, bascule le buste en arrière et les yeah-yeah-yeah-yeah qu’il hurle s’en vont défoncer la rondelle des annales.

La réaction de la foule ne se fait pas attendre. C’est une explosion. Des milliers de gens se mettent à danser le twist. Jerry Lee enchaîne sur «Whole Lotta Shakin’ Goin’ On». Il fait rouler les diamants de ses accords et regarde la foule, un sourire psychotique au coin des lèvres :

— I said/ come on over baby/ a-whole lotta shakin’ goin’ on...

La foule se calme car Jerry Lee met la pédale douce. Mais ce n’est que l’accalmie qui précède la tempête. Elle finit par éclater. Jerry Lee fait littéralement exploser son Lotta. Son guttural couvre le tonnerre du piano et des acclamations. Il hurle, se contorsionne, lève un bras au ciel, se tourne et écraser les basses à coups de cul, puis il saisit le piano, le lève au dessus de sa tête et le jette dans une vitrine.

La foule hurle :

— Jerry Lee ! Jerry Lee ! Jerry Lee !

Little Richard approche du camion.

— Bumps, aide-moi à monter.

Bumps le hisse sur le plateau. Little Richard s’agenouille devant Jerry Lee et lui baise la main.

Signé : Cazengler, Little Ricard

Little Richard. Disparu le 9 mai 2020

 

J'ai la Watts qui s'dilate

- Part One

 

S’il en est un qui a la dent dure, c’est bien Mike Edison. On ne le surnomme pas Sharky pour rien. Pour bien situer les choses, Sharky fut, entre autres choses, le batteur des Raunch Hands, un groupe Crypt des années 80/90 et c’est en tant que batteur qu’il rend hommage à Charlie Watts avec l’excellent Sympathy For The Drummer - Why Charlie Watts Matters, un ouvrage que liront tous les fans des Stones, mais aussi tous ceux qui s’intéressent au rude métier de batteur. Ce book hautement énergétique et comme écrit à coups de relances permet de revisiter dans le détail toute la discographie des Stones, ce qui n’est jamais du temps perdu, car on redécouvre des choses à chaque réécoute. À travers Charlie Watts, Sharky rend hommage à des quantités d’autres grands batteurs qui ont fait l’histoire du rock et il encense comme seul un batteur peut le faire, avec l’œil rond comme une cymbale et une niaque de chamboule-tout. Ce livre est une fantastique galerie de portraits, aussi va-t-on prendre le temps d’aller y musarder un peu.

Revenons à la dent dure. Car c’est là que Sharky s’impose. Il ne tourne jamais autour du pot. Le pot, ce n’est pas son truc. S’il n’aime pas un mec, il le cloue à la porte de l’église. Il commence par clouer les Doors - they reprensented the worst sort of rock mendacity: a blues band that could not play the blues (le pire genre d’arnaque : un blues band qui ne sait pas jouer le blues) - Et paf, à dégager. Il pourfend ensuite Cream en les accusant d’avoir massacré «Spoonful», l’un des chefs-d’œuvre de Wolf. Ils en font dit-il de l’atonal cacophony, ce qui n’est pas une mauvaise choses if you are John Coltrane or Cecil Taylor, but Cream were not John Coltrane or Cecil Taylor. Cream n’était ni Trane ni Cecil Taylor. Et il conclut en assénant ceci : «The damage they did can still be felt.» (Les dégâts qu’ils ont faits sont toujours d’actualité). Sharky a le courage de ses opinions et ça lui vaut les encouragements du lectorat. Vas-y Sharky ! Cloue-les tous à la porte de Notre Dame ! Plus loin il s’interroge sur le choix de Kenney Jones pour remplacer Keith Moon : «C’était comme échanger Jackson Pollock contre un peintre en bâtiment.» Il a raison, au fond, car après la mort de Moony, les Who n’avaient plus aucun sens. N’importe quel batteur aurait été un peintre en bâtiment. Il s’en prend aussi à Kiss, un groupe si ugly qu’il devait se maquiller. Le passage que Sharky consacre aux groupes qui vendirent leur cul en passant à la diskö vaut les pires coups de hache pamphlétaires de Léon Bloy : «Kiss a prouvé une bonne fois pour toutes qu’ils n’avaient ni honte ni scrupules en enregistrant ‘I Was Made For Lovin’ You’», et il épingle plus loin les smarty-pants prog-rockers Pink Floyd qui eux aussi ont trempé dans la diskö à des fins commerciales. Sharky pourfend plus qu’il ne cloue. Mais à ce petit jeu, Luke Haines est beaucoup plus violent. Nous y reviendrons, c’est promis.

Sharky est aussi un auteur convainquant : il faut voir avec quel brio il défend une idée, comme par exemple celle du minimalisme, dont Charlie Watts est un expert : «Ginger Baker allait devenir une sorte de drumming superhero, alors que Charlie allait poursuivre son petit bonhomme de chemin, en se contentant de veiller sur le roll des Rolling Stones, with little if any fanfare, c’est-à-dire sans jamais la ramener. Il existe d’autres grands minimalistes dans notre culture : Coco Chanel me vient tout de suite à l’esprit, mais aussi Monk, Miles Davis, les Ramones, Keith Richards et les grands batteurs de Chess Records, ils ont tous de l’importance car ils ont prouvé que le moins est souvent supérieur au plus.»

Ailleurs, il définit à sa façon ce qui fait la grandeur d’un groupe de rock : «Les grands groupes sont des gangs - et il met le mot gang en ital - Ils savent rester ensemble. Ça ne veut pas dire qu’ils s’aiment les uns les autres, ou qu’ils s’apprécient - tous ceux qui ont traîné assez longtemps avec des groupes savent très bien quel genre de merdier y circule - mais une fois que tu as franchi le cap et compris qu’un groupe peut vibrer comme un seul homme, et que le groupe est devenu plus important que la somme des individus, alors tu n’as plus envie de tout bousiller.»

Il donne plus loin une vision terriblement lucide de l’évolution des choses : «Si tu allais voir les Stones en 1969 ou dans le début des années soixante-dix, tu assistais à une révolution. Les choses ne seront plus jamais comme ça. Ce que je dis n’a rien à voir avec la nostalgie. Je fais référence à un fait scientifique. L’environnement dans lequel le rock est apparu ne peut être recréé. Le public a beaucoup trop changé. Le monde culturel contemporain serait incapable de supporter un truc aussi radical que les Stones de 1969. Trop de choses se sont passées depuis, et trop de choses ont disparu. Il n’existe plus aucune trace de danger dans la musique.» Puis il envoie une bourrade aux pseudo-temps modernes : «C’est la grande arnaque de l’ère Internet, confondre l’accès à l’information et la connaissance. Les vidéos gratuites ne remplaceront jamais l’expérience. Tout le monde cherche un shortcut, c’est-à-dire un raccourci. Charles Watts vous dirait qu’il n’existe pas de raccourcis.»

Sharky est un excellent écrivain. Il sait mortaiser le chêne pour étayer sa pensée. Mais dès qu’il rend hommage à des gens, ça devient encore plus impressionnant. Eh oui, on connaît tous les grands disques, mais sait-on seulement comment s’appellent tous les batteurs géniaux qui jouent derrière ? - Little Richard’s drummers were monsters - his music demanded nothing less - Sharky dit que Little Richard était trop black, trop sexuel, trop sauvage pour l’Amérique en plastique d’Eisenhower et pouf, il rend directement hommage à Charles Connor, le héros inconnu qui joue l’intro de «Keep A Knockin’», puis il cite l’autre monster, Earl Palmer, un peu plus connu et qu’on entend aussi derrière Fatsy, à l’époque. Tiens voilà Ebby Hardy, le premier batteur de Chucky Chuckah, qui foutait la trouille au public avec son snaggletooth grin et qui, nous dit Sharky, a slammé the hardcore hillbilly madness of «Maybellene», practically a Motörhead prototype ! (En slammant à la folie Maybelline, cet homme au sourire monstrueux préfigurait Motörhead). Sharky exagère un peu, mais bon, c’est un enthousiaste et il ne faut pas le contrarier. Puis voilà Fred Below, the undisputed King of Chess Studios drummers. Charlie Watts déclara : «Je dois tout à Fred Below.» Et pouf, Sharky embraye - Below brought it all : blues thump with jazz roots, easygoing double shuffles, a killer backbeat, anticipation, penetration, and high-octane propellant (le blues beat avec les racines jazz, la souplesse du shuffle, le killer backbeat, l’anticipation, la pénétration et la propulsion) - Et il envoie son hommage au firmament des hommages en lâchant ça : «Comme Earl Palmer, il avait le don surnaturel de mélanger les shuffle beats à l’ancienne avec le tout nouveau rock’nroll telemetry sans perdre son swing.» C’est la piste aux étoiles ! Sharky se fait virtuose du rock language pour honorer ses idoles.

Il fait un passage obligé par Bo qui ne s’intéressait qu’à la pureté du beat : «Bo était à la fois primitif et futuriste, il jouait des sons de l’espace sur des rythmes purement africains et il épiçait tout ça d’espagnolades. It was true jungle music, every song a sex bomb.» Et puis on tombe plus loin sur une double page en hommage à Bo, illustrée par une petite photo de Bo avec the Duchess et Jerome Green en veste à carreaux avec ses maracas. Sharky évoque une tournée anglaise des Stones avec Bo - Mick et Keith le regardaient jouer chaque soir and they learned, boy-oh-boy did they learn - Ils ont tout appris de Bo Diddley, le son primordial African swamp-rock and futurist blues, de ses chansons qui puaient la sueur et le sexe, son hypermodern wash of rhythm guitar paying, his tropical boogie, his explosive shimmy and shake, tout ce bazar tiré des anciens dieux de la fertilité, des space aliens et de la racine de mandragore, qu’on appelle John the Conqueror root en Amérique. Sharky brosse tout bêtement le portait d’un génie. Il rend ensuite hommage aux femmes que Bo ramenait sur scène, the Duchess (Norma-Jean Wofford) et avant elle, Lady Bo (Peggy Jones) qui chaloupait sur scène avec sa guitare customized, doing the Ancient Art of Weaving with the man himself. Et juste en dessus de cette image du trio mythique, ce démon de Sharky écrit : «This was exactly the strain of primal Negro eroticism that Mick and Keith mainlined, at least until the drugs took over.» (Mick and Keith cultivèrent cet érotisme négroïde avant de passer à, autre chose, c’est-à-dire les drogues).

Sharky rend ensuite hommage à Earl Phillips, le batteur de Jimmy Reed, the master of laid-back shuffle. Plus loin, il brosse les portraits des grands batteurs blancs qu’il admire, par exemple John Bonham, qui comme Charlie Watts et Keith Moon, sut inventer une façon originale (unprecedented) de battre le rock. Sharky félicite Bonham d’avoir inventé les double strokes, les triplettes de Belleville, et des untouchable chops. Mais il réserve le gros de son admiration pour Keith Moon dont le jeu était une extension de sa personnalité - outrageous, capricieux, drunk, charismatic, generous, honest and out of control - mais Sharky lui reproche aussi d’avoir influencé les kids qui croyaient bien faire en rajoutant des tas de cymbales et de gamelles sur leurs kits, et qui se mirent à faire n’importe quoi, croyant faire du Keith Moon. Il rend aussi un fier hommage à Jerry Nolan qui ne fut jamais aussi célèbre que les autres grands batteurs mais dont le drumming était the musical equivalent of a zip gun, leather jacket and pegged pants, c’est-à-dire l’incarnation musicale du zip gun, du blouson de cuir et du pantalon à pinces.

Bon tout ça c’est bien gentil, mais les Stones ?

Sharky entre chez les Stones comme on entre en religion. Plus que des individus, il voit surtout un groupe, un son et un phénomène. Tous ceux qui ont vécu ça en direct savent que les Stones furent le plus gros phénomène rock du siècle passé. Sharky dit d’eux qu’ils ont créé un univers où le country blues se mêlait à la violence et au LSD, où les steel guitars infestaient le diskö beat, où le gospel pouvait être malsain et où tout puait le sexe. Quand les Stones passent au Ed Sullivan Show, Sharky dit qu’on sentait the Stones’ sex pouring off the television screen. Oui, le sexe dégoulinait de l’écran de télé. Et pour lui, comme pour tous, «Satisfaction» reste the first guenine punk rock song. Entre 1966 et 1969, les Stones passent du noir et blanc à la couleur et trouvent leur public : «Les ados vierges avaient laissé la place aux vétérans du Summer of love : stoners, burnouts, freaks, déserteurs, révolutionnaires occasionnels, sans parler des mannequins de mode, des intellectuels, des réalisateurs de cinéma, des artistes et de tout ce qui constituait la drug-culture aristocracy.» Sharky décrit à merveille la construction d’un monde nouveau. Puis il raconte comment les Stones se vautrent avec Their Satanic Majesties Request - Chaque fois que les Stones ont voulu suivre une mode ou une tendance, ce fut une horrible erreur - Puis ils redressent la barre avec «Jumping Jack Flash» - qui était au hard rock ce que «Satisfaction» était au punk - Keef parle de turbo overdrive - You jump on the riff and it plays you - Et Sharky revient inlassablement à la charge, il jette des mots dans ce chaudron intellectuel qu’il appelle the Rolling Stones music - Il n’y avait aucune différence entre les blancs et les noirs, entre le gospel et le hard rock, entre Bo Diddley et l’apocalypse - Ses formules prennent feu sous nos yeux, la verve dépasse le fan, le book se met à vivre sa propre vie, certains paragraphes sont comme possédés. Fan-tas-tique écrivain ! Bill Wyman explique à un moment que tous les groupes suivent le batteur. Pas les Stones. Charlie suit Keith. So the drums are very slightly behind Keith. Et Bill dit qu’il est un peu devant, «I tend to play ahead.» - It’s dangerous because it can fall apart at any minute - Il explique en gros qu’ils ne jouent pas ensemble : Charlie derrière le beat et Bill devant, ça peut se casser la gueule à tout moment. Et Sharky s’extasie : «The essence of the Stones style - Tight but loose. C’était terriblement sexuel et merveilleusement steamy.» Et il ajoute, tétanisé par l’aveuglante lumière de la révélation : «Les leçons de Chuck Berry, Bo Diddley, James Brown et Little Richard s’étaient déversées dans le cerveau de Keith et voilà ce qui en ressortait.» Quand ils arrivent à l’époque d’Exile, les Stones ont évolué. «Avec Brian Jones, les Stones jouaient des chansons. Avec Exile, ils jouaient de la musique.» C’est là que les Stones intègrent the all-Texas horn section - Bobby Keys and Jim Price - alors ils deviennent encore plus énormes, nous dit Sharky. «Comme si Keith les avait kidnappé à Muscle Shoals et conditionnés en leur injectant des amphétamines militaires, du crystal pur, pas la merde des bikers, the good stuff, the shit that won wars. Ils avaient tous des gueules de mecs s’apprêtant à cambrioler une pharmacie.» C’est là où Sharky devient puissant, sa langue dépasse sa pensée et sa vision transfigure la réalité pour mieux la lester de plomb véracitaire. Il utilise les formules idéales pour dire la grandeur décadente des Stones. Il parle aussi d’une symphonie de boogie-woogie, de sexe, de glam rock et de violence et il va loin en affirmant que les Who et Led Zeppelin sonnaient rococo next to the Stones’ highly distilled strain of mayem.

Puis Sharky aborde le chapitre du déclin, avec Goats Head Soup, le premier album qui relève plus de l’obligation que de l’inspiration. À cette époque, Keith explique dans la presse qu’il prend la route downhill to Dopesville alors que Mick s’envole pour Jetland. C’est l’époque où Keith assoit sa légende d’unrepentant dope fiend, qu’il se gave de coke et de speed, qu’il oublie de dormir pendant 9 jours, qu’il boit comme un trou et qu’il travaille comme un fou, and bless his soul, making it work. Alors Sharky reprend son bâton de pèlerin et examine les albums un par un. It’s Only Rock’n’Roll est à ses yeux un semi-échec, avec un morceau titre qui ne vaut même pas a good T. Rex song. Selon Bobby Keys, l’âme des Stones, c’est Charlie and Keith - This is were the engine room is - Puis Sharky annonce que Black And Blue est l’album le plus sous-estimé des Stones. On y note l’arrivé de Ronnie Wood sur quelques morceaux et le retour de l’Ancient Art of Weaving qui prévalait au temps de Brian Jones et qui joua un rôle tellement essentiel dans la genèse des Stones - Ils avaient besoin de Brian pour conjurer le hoodoo de Muddy, de Wolf, de Bo et de Chuck, leurs maîtres spirituels. Mick Taylor avait été embauché comme chirurgien pour tailler dans le vif et sortir le groupe des sixties. Le temps de l’Ancient Art Of Weaving avec Brian était donc révolu - Mais l’arrivée de Ronnie Wood allait le ressusciter. Autre métamorphose : les Stones avaient aussi remplacé leur vieille section de cuivres par le funk de Billy Preston. Sharky indique que Billy avait tendance à sur-jouer et son Afro occupait la moitié de la scène, si bien que, nous dit Sharky, Keith dut lui mettre son cran d’arrêt sous la gorge pour lui rappeler que les Stones n’étaient pas son groupe. Avec Ronnie, Keef trouve un nouveau drug buddy - they were running on pure pharmaceutical Merk cocaine - one song, one line, a reasonnable dose for an adult Rolling Stones - et hilare, Sharky ajoute : «Une fois de plus, les Stones étaient tellement dans leur époque qu’ils paraissaient l’inventer. You could practically HEAR the cocaine !».

Et la verve de Sharky repart de plus belle : «Keith was no longer playing Chuck Berry riffs, he was playing Keith Richards riffs, or more likely, they were playing him - C’était impossible de savoir où s’arrêtait l’homme et où commençait la musique.» Sharky sort des disques et entre dans la matière de l’art, il s’y fond spirituellement comme s’il entrait dans le cercle magique du divin, dans un au-delà de la compréhension des choses. Il écoute Some Girls et trouve la diskö de «Miss You» intéressante - Well for one they were really good at it. They made disco sound greasy and wet - Gras et humide, bien vu ! On trouvait tous que c’était un sacrilège à l’époque, mais Sharky a raison, il faut écouter ce que fait Charlie Watts. Il ajoute que Some Girls remet les pendules à l’heure, il parle de toughest and sleaziest record the Rolling Stones would ever make. Il dit aussi que Charlie n’a jamais aussi bien joué que sur Some Girls - Every song was a fresh take on the art of rock’n’roll drumming - Aux yeux de Sharky, Some Girls est l’album de la rédemption - The so-called punk songs on Some Girls twanged with clarity and Telecaster thump - et dans le feu de l’action, il ajoute : «It wasn’t punk-by-numbers, it was the Rolling Stones and their music was far closer to the edge of chaos - Puis il qualifie Tattoo You d’unexpected jewel, their last truly great record et il en arrive à la conclusion que c’était aussi bien Charlie que Keith qui rendaient toute chose Stonesy, et que Charlie amenait ce zork que lui seul pouvait amener, que c’était devenu indéniable, it was dogma. Et puis quand Jagger se négocie un deal solo pour sa pomme, c’est le déclenchement de la guerre atomique. Sharky : «Pour Keef, ça va plus loin que la sédition. C’est un manque de respect, c’est minable, malhonnête, une trahison. Personne n’est plus important que le groupe. Ils ont construit cette cosa nostra ensemble, alors Keef se sent trahi, et Charlie, dont la loyauté est encore plus profonde que l’océan, le vit encore plus mal.»

Puis au moment où Charlie sombre dans la dope et la booze, les Stones enregistrent Undercover - This is not Goats Head Soup fucked-up, c’est complètement autre chose. Non seulement Keef et Mick ne se parlent plus, mais ils viennent chacun à leur tour en studio pour saboter ce qu’a fait l’autre - Making Rolling Stones records used to be fun. Now it’s like digging graves (faire des disques était marrant auparavant, mais ils semblaient alors creuser des tombes) - Fin des haricots ? Non car Dirty Work paraît en 1986, et Sharky y trouve the last great Rolling Stones song, «Had It With You». Dirty Work est selon lui the sound of Mick and Keith fighting. Puis les Stones basculent dans un tourbillon de tournées byzantines et d’unfocused studio records dont Steel Wheels (1989). Les Stones ne font plus ce que Phil Spector appelait une contribution, il faut, nous dit Sharky, un pendule pour trouver les bons cuts dans les albums, comme Voodoo Lounge. Avec A Bigger Bang, Sharky a l’impression que les Stones sonnent à nouveau de la façon dont ils croient devoir sonner. Il termine ce brillant panorama avec Blue & Lonesome, un retour aux sources - The entire record was a minimalist masterpiece. Clapton qui intervient sur deux cuts n’a même pas réussi à le ruiner - Pour Sharky, Blue & Lonesome était l’album tant attendu après le bullshit de la demi-douzaine d’albums qui ont précédé.

Il ne s’étend pas longtemps sur les personnalités, sauf bien sûr Charlie auquel ce livre est consacré. Brian Jones ? Sharky le salue pour avoir su inventer avec Keef the Ancient Art of Weaving, une interaction entre les deux guitares qui générait un ragoût organique dans lequel ni le lead ni le rhythm ne dominaient. Brian allait injecter dans cet Ancient Art of Weaving l’exotica du dulcimer, des mirambas et du mellotron - A beautiful man, la musique coulait de ses doigts et sa contribution aux early hits des Stones brûlait d’un éclat sans pareil, jusqu’à son burning out, conséquence des mœurs en pratique à cette époque. On lui demanda de quitter le groupe en 1969 et on le retrouva mort dans sa piscine peu de temps après, laissant derrière lui une légion de cœurs brisés et une mystique intemporelle - Cet hommage à Brian Jones est aussi beau que celui que lui rend Marianne Faithfull dans son autobio. En fait la situation de Brian Jones n’était plus tenable - la double hélice psychedelic pop star et bluesman était trop tordue pour être viable - et comme les Stones devaient évoluer, Brian devait dégager. Sharky : «Se consumer avec les drogues et le pop stardom est devenu un cliché, mais le mérite en revient à Brian qui sut si bien l’incarner.»

Ron Wood ? «Il semblait destiné à devenir un Rolling Stone. Comme Ronald Reagan, Elvis Presley et quelques autres, il était né sous sa bonne étoile et une fois lancé, pour le pire ou pour le meilleur, rien ne pouvait arrêter son ascension.» Les Stones le voient plus comme un chiot qui adore jouer. Il est le sideman parfait, nous dit Sharky, une menace pour personne. Quant à Keef, tout le monde l’aime. He is a man of the people. Sharky revient longuement sur la guerre atomique qui oppose Keef et Jagger dans les années 80. Un soir, dans un hôtel, Jagger appelle Charlie dans sa chambre et se croit assez malin pour s’exclamer : «Where’s my drummer ?». Alors Keef raconte que 20 minutes plus tard, on frappe à la porte. C’est Charlie, sur son trente-et-un, il sent même l’eau de Cologne. Charlie avance droit sur Mick et lui dit : ‘Ne m’appelle jamais plus TON drummer’, il le prend par le col, le soulève de terre et lui colle son poing en pleine gueule. Dans leurs échanges, Keef appelle Jagger ‘Brenda’, ou ‘Madame’, ou ‘Sa Majesté’. Et quand un mec lui demande : «Quand allez-vous arrêter de bitcher at each other», c’est-à-dire vous envoyer des insultes, Keef rétorque : «Ask the bitch.» Et quand l’album solo de Jagger sort dans le commerce, le tristement fameux She’s The Boss, Keef lâche ce commentaire d’un laconisme souverain : «C’est comme Mein Kampf. Tout le monde en a une copie mais personne ne l’écoute.» Par contre, tout le monde ADORE Talk Is Cheap. Eh, oui, on ne joue pas dans la même cour.

Sharky finit tous ses chapitres avec des stances qui constituent au bout du compte un extraordinaire dithyrambe à Charlie Watts. Ça commence en douceur quand il indique que Charlie ne jouait pas de solos de batterie, non pas parce qu’il n’en avait pas le niveau, mais parce qu’il était assez bon pour ne pas avoir à le faire. Sharky rappelle aussi que Charlie ne souriait pas en jouant. The best jazzers never did. Il prend le temps de préciser que Charlie was a man of true style. Quand un journaliste lui demande comment il évite les pièges de la vie de rock star, Charlie répond qu’il n’est pas une rock star - This speaks well to the character of Charlie Watts, I would say - Le style de Charlie watts is more music than muscle. Sharky entre dans le détail du hit hat thing, mais c’est trop technique pour les novices. Et cette phrase «This is why Charlie Watts matters» revient comme une sorte de leitmotiv religieux dans les pages de cette bible Stonesy : «Il y avait l’anticipation dans le groove et la pénétration était laissée de côté, comme il se devait, pour ce qui était prévu après l’heure de fermeture.» And this is why Charlie Watts matters : He made them sound unique again. Et Sharky entre dans le détail de la China cymbal, un délire encore trop corsé pour le novice. Il dresse ensuite un parallèle entre le drumming de Charlie dans Tattoo You et le Kama Sutra : il enfilait chaque roulement de batterie avec un nouvel angle. Encore un matter de taille : Vous pouviez toujours compter sur Charlie Watts quand tous les autres avaient perdu la boule - when everyone else has lost their fucking minds - Et retour au drum style, it was never about chops, c’est-à-dire la technique, it was about style. Et quand à 40 balais Charlie décide de faire le con en passant à l’héro, il entre en concurrence avec Keef : «J’ai failli en mourir. J’étais très malade au terme de deux ans sous héro et sous speed. Ma fille me disait que je ressemblais à Dracula.» Il va subir deux interventions, faire une semaine de rayons pour soigner son cancer et s’en sortir avec les honneurs, sous le regard ô combien admiratif de Sharky : «He is Charlie fucking Watts and he comes back strong.» Oui, Charlie passe à travers !

Sharky explique dans le dernier chapitre qu’il a appris à jouer de la batterie en jouant sur les disques de Sabbath, des Who, de Led Zep, d’Hendrix, de Little Richard, de James Brown, de Professor Longhair, du MC5, de Chuck Berry et des Ramones, mais ce que faisait Charlie était beyond, c’est-à-dire bien au-delà.

Sharky redescend de son nuage d’écrivain en rappelant, avec un art consommé de la synthèse, que Charlie a survécu au cancer et à l’héro, à cinquante ans de tournées avec Keef et Jagger et qu’il n’a jamais quitté les Stones, même lorsqu’il avait de bonnes raisons de le faire. He had the patience of a fucking saint. Oui, la patience d’un saint. Et il termine ainsi : «This why Charlie Watts matters : on pouvait toujours compter sur lui pour swinguer.»

Dernière chose : en janvier dernier, Gildas descendit de chez lui en tenant un book à la main. Nous l’attendions en bas.

— Tiens, c’est pour toi, tu nous feras une chronique !

— Wouah ! Mais c’est le book de Mike Edison ! Quelqu’un que tu connais bien m’en a dit le plus grand bien !

La chronique n’est pas parue, car cet enfoiré a cassé sa pipe en bois fin février. Je la confie donc à Damie, elle est entre de bonnes mains.

 

Dans la vie, on va vite à mythifier. Il est possible que ce book soit l’un des plus beaux de la rock-culture et comme par hasard, ce fut l’ultime cadeau de Gildas. D’où sa valeur considérable.

Signé : Cazengler, charlot Ouate

Mike Edison. Sympathy For The Drummer. Why Charlie Watts Matters. Backbeat Books 2019 (Advance Uncorrected Reader’s Proof )

 

La petite victoire de Little Victor

- Part Two

Little Victor n’est pas avare de petites victoires. Sa nouvelle petite victoire s’appelle Deluxe Lo-Fi, un album dont le nom dit tout. Si tu aimes le luxe et que tu n’es pas riche, cet album est pour toi. Et si tu sors l’insert de la pochette, tu verras Little Victor photographié avec sa casquette de capitaine, tu sais ces casquettes de contrebandiers San Francisco, qui datent du temps des films noirs : un look un brin Bogey, mais avec une barbichette et une allure à l’Ali Baba. Il gratte sa gratte derrière un gros micro vintage accroché au plafond et ferme les yeux pour chanter «Gambler’s Boogie», un fier boogie à la Louisianaise. Little Victor se montre à la fois digne de son idole le grand Louisiana Red et de John Lee Hooker. D’ailleurs, «My Mind» qui ouvre le bal de l’A est dédié à Louisiana Red. Il chante aussi au velouté ce big heavy blues de rentre dedans qu’est «I Done Got Tired». Quel son, my son ! Un son chargé à ras-la-gueule comme un canon confédéré pointé sur ces damned Yankees, un son puissant et seigneurial de lo-fi bien roulé au déroulé, mais pas n’importe quel déroulé, un déroulé lourd de sens. Ah comme c’est powerful ! Little Victor montre aussi qu’il peut rocker comme mille diables, il suffit d’écouter «Slow Down Baby», vrai boogie demented à gogo chanté avec la foi du charbonnier. Ou pire encore, ce «Graveyard Boogie» tapé à l’énergie rockab, une absolute departure de beginner. «I don’t play no pretty guitar ! I always try to play the meanest possible guitar !» dit-il dans la note d’intention accompagnant sa petite victoire. En B, il envoie un beau clin d’œil ferrailleux à Elmore James avec «Rocks». Il va down the road de bon cœur et se montre encore plus royaliste que le roi Elmore, il joue à la déglingue fondamentale et avale son chant à l’édentée salivaire des faubourgs de Vicksburg. Par contre, il chante «Whats The Matter Now» à la rocaille de la victorisation des choses. Il sonnerait presque comme Little Richard ou même Larry Williams, c’est d’un authentisme qui frise l’attentisme. Sérieux client que ce Little Victor, il se montre parfaitement capable de rocker la couenne du vieux rock’n’roll de la Nouvelle Orleans. Il adresse un autre clin d’œil, cette fois à Big Dix avec «Rockin’ Daddy». Il joue le boogie en père peinard sur la grand-mare des canards, ça suit sa route, ça fluctuat nec mergitur et ça swingue la couenne du meilleur boogie victorien. Il rocke le blues à l’estomac. C’est porté par un son délié, monté sur un bassmatic bien rond et une frappe légère. Ah comme ce mec sonne juste. On entend là the real black white man blues.

Signé : Cazengler, Little Victordu

Little Victor. Deluxe Lo-fi. Stag-O-Lee 2018

 

MOUNTAIN ( III )

Troisième rendez-vous hebdomadaire avec Mountain. Chiffre idéal quand on aborde le dernier volet d'une trilogie. Celui de la fin. Il y aura un quatrième tome, un os ( moelleux, très bon ) jeté en pâture aux fans pour les faire patienter, et accroire que va bien. En attendant, un beau titre Flowers of Evils, emprunté à Baudelaire. Chacun trouve ce qu'il lui plaît dans une œuvre poétique, ou ce qui l'interpelle. De fait Mountain est confronté à une double problématique, historiale et personnelle. La guerre du Vietnam, elle eut par chez nous un retentissement souterrain, invisible, dès 1966 dans les lycées et les facultés se créèrent des Comités Vietnam d'obédience trotskiste ou maoïste, ces groupes furent les embryons de Mai 68. La conscription mit la jeunesse américaine directement en prise avec la guerre. De nombreux boys laissèrent leur peau dans les rizières. Ceux qui avaient la chance d'en revenir ramenèrent avec eux de sérieux malaises psychologiques. Beaucoup trouvèrent un dérivatif dans les drogues. L'époque s'y prêtait mais certains changèrent simplement d'enfer...

Les membres de Mountain étaient dégagés des obligations militaires, les produits plus ou moins illicites faisaient partie à part entière de la culture rock. Le groupe tournait beaucoup, une aubaine pour les dealers, les filles, la route, l'alcool, l'argent, la fatigue, la dope, un cocktail explosif. Le succès renforce les égos et exacerbe les conflits latents ou artificiels... tout était réuni pour le split...

FLOWERS OF EVIL

( Novembre 1971 )

Est-ce que ces dissensions seraient à l'origine de la discrétion de Gail Collins sur cette pochette. Certains de ces messieurs ont-ils exigé d'avoir leur trombine en couverture ? Certes la photographie est de Gail, heureusement que la graphie du nom du groupe lui fût revenue. A touch of Gail qui brise l'anonymat de nos quatre chevelus. Des milliers de disques interchangeables arborent la tronche de leurs géniteurs, le lettrage de Gail détourne nos regards de nos quatre héros. Ce n'est pas qu'ils soient particulièrement laids c'est qu'ils sont comme tout le monde. Les huit signes de Gail se déchiffrent, des runes colorées qui racontent une histoire que chacun doit s'inventer. Et cette princesse de cœur qui semble remonter le courant de l'alphabet, est-ce pour signifier sinon son désaccord du moins une fêlure ? Les créations graphiques de Gail relèvent d'une ambivalence synesthésique peinture /musique qui a agi en tant que chambre artefactique de distorsion quant à la réception du groupe. Comme par hasard Baudelaire a beaucoup réfléchi sur l'impact réceptionnel et opératoire d'une toile sur le public.

Side A : Studio : Flowers of Evil : pas si violent que cela, c'est que le mal est plus rusé que vous ne le croyiez, s'insinue dans vos veines l'air de rien, même qu'au début vous avez l'impression qu'il vous fait du bien, un petit côté country, pas radisiaque mais presque, c'est bien de cela qu'il s'agit, du retour à la maison, le boy n'est pas en meilleure forme, n'a pas envie d'offrir des bouquets de fleurs à tout le monde, n'est plus ici, l'est ailleurs, barjote, barbote en lui-même, fini par rempiler au Vietnam pour trois ans, le titre est à la hauteur du sujet, d'un certain côté il ne vous satisfait pas tout à fait, et de l'autre vous ne pouvez vous empêcher d'y revenir. Ne cherchez pas, la solution est impossible à trouver. Une similitude avec le son du Creedence n'étonnera personne. L'eau qui coule des montagnes n'est pas toujours aussi claire et revigorante que l'on pourrait s'y attendre. King's Chorale : nous refont le coup de Taunta sur le Nantucket Sleighride, l'instru-mental qui tue. Même pas une minute. Knight se la joue sonate de Beethoven, vous enfile les arpèges du désespoir et les asperges de la solitude, à peine commencé, déjà terminé. Le mieux c'est de vous l'enregistrer en boucle. Faites attention à ne pas vous la passer autour du cou. Un malheur est si vite arrivé. Si cela survenait, vos amis seront tous d'accord pour affirmer que vous avez trouvé la musique appropriée pour votre générique de fin. One last cold kiss : Vous avez aimé The Wild Swans at Coole de William Butler Yeats, alors vous adorerez cette ballade. Froide comme le baiser de la mort. Paroles de Felix et Collins. Pratiquement prophétiques si l'on y pense. La mort du cygne est un lieu commun de la poésie symboliste. Avec ici un arrière goût moyenâgeux à la Swinburne. Mountain n'a pas donné dans la facilité, n'importe quel groupe de heavy-hard vous aurait traité cela à la manière grandiloquente des peintres pompiers du dix-neuvième siècle, non y ont introduit une pointe narquoise, pour mieux se tenir dans l'entre-deux de la mort et l'agonie de la beauté de vivre. Vous déroule la ballade comme le tuyau d'arrosage du jardin, au moins quelqu'un versera des larmes. Encore faudrait-il que le jardinier ait compris la signification de son geste. Crossroaders : retour à la mythologie rock, West devait en avoir marre ces quatre premiers morceaux larmoyants font un peu truc de gonzesse qui s'apitoie sur l'oiseau tombé du nid, alors là il vous le met riff profond, avec cette élégance toute britannique à la Eric Clapton, entendez ce morceau entre deux portes et instinctivement vous étiquèterez Cream, non vous n'êtes pas dans la bonne crèmerie, mais ici les blancs montés sur la neige de la montagne sont une spécialité. Inégalable. Pride and passion : Knight fait mumuse-couic avec son clavier. Longuement, ne vous impatientez pas, il y en a pour sept minutes et quand ça part c'est un peu dans tous les sens, de temps en temps vous avez un relent de fado de portugais, mais ce n'est pas fade. Une espèce de mini-opéra à la Kinks, retour au thème du début, la guerre qui tue les enfants des pauvres gens, encore un truc de nana, tout à fait Gail, pas vraiment gai, marmonne West, mais il met sa guitare en sourdine et vous tresse des harmonies à faire pleurer un crocodile dans son marigot. Dans toutes les montagnes qui se respectent vous avez des gorges profondes qui débouchent sur des grottes dont les parois sont recouvertes de dessins inattendus mais inoubliables.

Side B : Live enregistré au Filmore-Est de New York : 1 / Dream Sequence : A : Guitar solo : tournez le disque, surprise, bien sûr c'est la face de West, une pyramide à sa gloire, oui mais c'est beaucoup plus subtil que cela. Vous vous focalisez sur la section suivante, un bon vieux Chuck Berry ce n'est pas spécialement fait pour piquer un petit roupillon, tout-à-fait d'accord avec vous, mais avez-vous remarqué qu'au début de cette dream sequence Knight vous re-pond ( et ron et ron petit patapon ) son pointu tchik-tchik du début de Pride and Passion, le disque est composé à la manière d'une symphonie avec des thèmes qui s'en vont et qui reviennent, même que West il commence par s'amuser avec la knighteuse mouchette chichiteuse, et puis il n'y tient plus, l'a son naturel de guitariste diplodocus qui le reprend et il vrombit de colère comme si vous aviez eu la malencontreuse idée de lui couper une corde. B : Roll over Beethoven : contrairement à ce qu'affirmait Eddy Mitchell, ici Beethoven  ne se repose pas, le West n'a aucun respect pour les classiques, vous le malmène salement, t'as voulu savoir ce que c'était que les coups du destin, tiens prends-ça, les riffs en rafales trafalgariennes, le Corky vient à son secours comme s'il avait besoin d'aide, l'agilité d'un lézard des murailles qui dépasse les cent cinquante tonnes, là où la guitare de West passe, la forêt hercynienne ne repousse pas, un vocal à la tronçonneuse et Corky à la bétonneuse, si vous sautez au plafond en écoutant cela prenez garde de ne pas percer le plancher du voisin d'au-dessus. En fait je retire ce que je viens d'écrire, à la fin c'est l'immeuble entier qui s'écroule. Pire que les Twin Towers ! C : Dream of milk and honey : le Leslie l'est comme le taureau qui vient de tuer le torero, ça lui file le peps,  le rêve de lait et de miel, il en change la recette, les autres se dépêchent de dresser la table, programmation démente cauchemar avec dynamite et vitriol, vous ne reconnaissez plus le film, ils n'ont gardé que les scènes de carnage et d'abattoirs, et le West l'est à la guitare comme le divin Ajax qui frappé de folie s'en va tuer les réserves de vaches folle, que les Grecs gardaient pour les Dieux. Tout va mal, nous sommes aux anges. D : Variations : si vous n'avez jamais entendu ces variations, vous n'avez aucune idée de comment on peut tripoter une guitare, chaque cinq secondes une révélation, du coup Corky s'en va taper sur sa cloche à long horns sauvages et évidemment la guitare de West se met à meugler telle la charolaise neurasthénique qui sentant le soir venir appelle le fermier pour être ramenée à l'étable, aussi technique que les Variations Goldberg de Bach mais sans clavecin. Essayez d'imaginer le désastre. E : Swann theme : Corky agite ses plumes sur la batterie et l'on rentre dans la reprise du Cygne. Est-il vivant ou est-ce son âme brillante qui s'élève rapidement et qui fonce à toute vitesse vers la ligne d'horizon. Derrière lequel il disparaît d'un dernier coup d'aile. 2 / Mississippi Queen : vous en voulez encore, en voiçà en voili, la pièce montée après le cuissot de mammouth, Mountain s'amuse, la reine du Mississippi nous fait tous les plans-drague qui marchent à tous les coups, soulève sa robe et dévoile son sein, par Toutatis une partouze-party à vous péter les rotules sur le tatami.

J'en connais, je ne citerai pas de nom mais les tiens à la disposition des journalistes, qui n'ont pas du tout aimé la première face, ce qui ne les empêche pas de déclarer que vous vous ne trouverez pas mieux que le trésor de la B-side. D'autres posent le problème autrement : le groupe est à court d'inspiration, il patauge en studio et donne le meilleur sur scène. Cela sent le sapin. L'est vrai que le groupe se sépare – officiellement il prend un peu de repos – pour garder une casserole sur le feu, au cas où l'arrête ne serait pas définitif en 1972 Windfall leur maison de disques fait paraître un live.

LIVE : THE ROAD GOES EVER ON

( Avril 1972 )

Le titre hobbitique sonne un peu comme la formule rituelle, quand un artiste est tombé du trapèze dans la fosse aux crocodiles affamés, the show must go on ! Même si vous n'êtes pas diplômé des Beaux-Arts vous reconnaissez la patte de Gail, elle fait attention à ne pas se montrer, pas de jeune lady féérique sur la couverture qu'elle ne tire pas à elle. Toutefois l'on reconnaît les couleurs et le pic auréolé de Climbing ! Mais la paisible présence du cygne de Flowers of Evil devrait-elle être considérée tel un avatar baudelairien de l'albatros ? Et ces fleurs contournées - ces espèces de clématites délirantes, ces corolles carnivores qui se nourrissent de nos rêves - ne s'étalent-elles pas comme des forêts de symboles.

Long red : Smart est à la batterie. C'est norsmart, ce morceau est issu du set de Mountain à Woodstock. ( août 1969 ). Nous l'avons chroniqué dans la livraison Kr'tnt 462. Waiting to take you away : même remarque que pour la piste précédente. Crossroaders : légers glissandi de guitare, deux tapotements de baguettes et la machine démarre. Beaucoup plus bluesy que la version studio. Encore plus crémeuse aussi. Pappalardi vous a de ces profondeurs de basse capable de chavirer le Titanic, quant à West, sait qu'il doit faire mieux que vous savez qui. Alors il fait mieux. Simple, il suffit de vouloir, c'est dans les fioritures qu'il installe la différence, le riff c'est facile, c'est tout le reste qu'il fait en même temps, j'imagine ses doigts comme des essaims de mouches qui courent partout sur une surface plane, vous les chassez, elles reviennent encore plus insistantes. Six minutes de bonheur qui vous aident à comprendre pourquoi parfois l'éternité c'est trop court. Nantucket sleighride : on ne repartira pas à la chasse à la baleine, nous l'avons aussi chroniqué dans notre livraison 462. Le disque se terminait là, je sais c'est frustrant mais en 2018 pour une réédition CD, Bonus track : Stormy Monday : ( in Byron, in Georgia ) le vieux classique de T-Bone Walker dont on se plaît à dire qu'il fut le Prométhée moderne qui apporta l'électricité à la guitare, au blues et au rock. Peut-être un peu trop pour un seul homme, l'on ne prête qu'aux riches. Le blues c'est comme l'élastique plus vous l'étirez à chaque centimètre gagné il sonne différemment, alors Mountain ils vous le tirent durant dix-sept minutes, je vous laisse imaginer comment ce genre de facétie agrée un guitariste tel que Leslie, le Corky peut bien activer son drumin', vous ne quittez pas West de l'oreille, ce diable d'homme a toujours un chapelet de notes en rab, le mec il jette des perles aux pourceaux que nous sommes à pleines poignées. Chez la plupart des groupes de rock, quand on se lance dans un blues, c'est un peu l'aire de repos sur l'autoroute, vas-y mollo Julot, ça ne mange pas de pain et c'est autant de gagner sur la pendule, le Leslie il arrache les feuilles des marguerites une par une et les recolle à l'identique. C'est son passe-temps, un miniaturiste, un perfectionniste, c'est fou tout ce qu'il est capable de fabriquer, vous décoche ses notes comme un indien pawnee ses flèches mortelles, ou alors il se lance dans l'élevage des puces sauteuses, vous refile des croches cinglantes comme des barres de fer, ou vous les envoie par-dessous la ceinture, en catimini, vous les fait planer très haut comme des cerfs-volants, et quand vous essayez de les suivre vous comprenez que vous n'êtes qu'un gros balourds. The West is the best.

THE BEST OF MOUNTAIN

( Février 1973 )

Never on my life / Taunta / Nantucked Sleighride / Roll over Beethoven / For the Yasgur's farm / The animal trainer and the toad / Mississippi Queen / King's chorale / Boys in the Band / Don't look around / Theme for an imaginary western / Crossroader / + BONUS TRACK Réédition 2003 : Long red / Dream of milk and honey / Silver paper / Travelin' in the dark.

En règle générale je n'aime guère les greatest hits and consorts, les visées commerciales y sont bien plus prépondérantes, prennent le pas sur la démarche artistique. Celui-ci est bien fait. Si l'on excepte la pochette hideuse – une espèce de grossièr duplicata du Paranoid de Black Sabbath - pour laquelle l'on n'a pas pensé à demander la participation de Gail Collins. Il regroupe des titres issus des trois premiers albums du groupe et aussi du Mountain de Leslie West. Certes il n'apporte rien de neuf pour le fan de base mais l'écoute des morceaux aide à percevoir la profonde unité de la production montagnarde. Y éclate la puissance du groupe et met en évidence une sourde nostalgie un peu surprenante. Il n'existe pas vraiment de séparation entre les morceaux rentre-dedans et ceux plus lents que l'on qualifiera pour être plus explicite de ballades. Cela est dû en partie au toucher magique de Leslie West qui même dans les envolées les plus warm semble n'effleurer les cordes que du bout des doigts. Mais surtout au fait que Mountain a su créer une ambiance quasi-poétique ( au sens fort de ce terme, qui ne signifie pas mièvre joliesse mais issu d'un véritable processus créatif ) auquel peu de formations sont capables d'accéder.

Ce best of permet de souligner un paradoxe, Mountain aura de nombreux fans inconditionnels, les critiques seront la plupart du temps élogieuses, mais les ventes s'avèrent pour une formation de cette importante décevante. Elles n'atteindront jamais le grand public, celui qui achète les oreilles fermées, sur la réputation... D'où une certaine déception chez les principaux protagonistes de l'aventure. L'on peut s'interroger sur ce manque de saut quantitatif. Pour ma part je l'explique par la nature même de la musique. A l'emporte-pièce, capable de décapsuler n'importe quelles esgourdes bouchées, mais mises alors en présence d'une réalité plus complexe que la facilité escomptée. Mountain ouvre des espaces dans lesquels beaucoup refusent de s'engager, celui des abysses du rêve irradié d'un miroitement de verre brisé. Une dangereuse fragilité de la réalité du monde suggérée par le pinceau de Gail Collins, ses belles acanthes torturées éprises d'une préciosité de princesse impérieuse prisonnière de sa propre tour d'ivoire et d'ivresse.

L'aventure Mountain semble terminée. Mais il est des cachalots échoués sur une plage qui se refusent à mourir et parviennent à regagner les eaux du large.

Damie Chad.

 

UNE ETONNANTE EXPERIENCE

( confidentiel SSR )

Molossa s'est subitement figée. Nous étions à quinze mètres de la porte de l'immeuble. La rue était déserte. J'étais aux aguets, j'ai glissé la main dans ma poche. Pas de panique avec un Glock 26 en bon état de marche, un agent du SSR ( Services Secrets du Rock'n'roll ) peut aller jusqu'au bout du monde. Je ne croyais pas si bien penser. Trêve de philosophie, il restait les sept étages à monter. Sans ascenseur. Molossa me suivait le nez planté sur mon jarret gauche. Elle m'avertissait. Quelque chose ne tournait pas rond. Sur ce coup-là j'augurais mal de la suite des évènements. C'est en arrivant sur le palier du deuxième étage que moi aussi j'ai entendu. Un bruit, une espèce de ronronnement insaisissable. Etrange, à part les bureaux du SSR au septième, tous les appartements sont inhabités. Ce n'était pas une fausse impression. A chaque marche le bruit s'amplifiait d'une façon démesurée. C'est quand j'ai posé le pied sur la dernière marche que mon esprit subtil réalisa avec une netteté prémonitoire le scénario de la catastrophe. Le service était attaqué, un commando en hélicoptère menait un raid-suicide, comptaient passer par les fenêtres, des professionnels, faut un pilote hors-pair pour se risquer à faire tournoyer les pâles d'un EC665 Tigre, au ras d'une façade. Déjà Molossa la brave chienne, fidèle mais féroce galopait à fond de train dans les escaliers, elle passa dans la rue, s'arrêta pile devant la porte arrière-gauche de la teuf-teuf, poussa trois jappements brefs et incisifs qui déclenchèrent l'ouverture automatique de la portière. Maintenant elle remontait les escaliers les mâchoires serrées sur mon bazooka de poche toujours posé sur la banquette arrière. Je vérifiais mon chrono, 1 mn 35 s, mieux qu'à l'exercice. Me restait plus qu'à entrer en scène. J'ai pratiquement arraché la porte de ses gongs, me suis précipité à l'intérieur le bazoo tourné vers la baie vitrée, le bruit était intenable, il s'est arrêté brusquement :

    • Agent Chad, si vous répétez une scène pour un remake des Oies Sauvages , j'ai le regret de vous annoncer que voUs êtes peu crédible !

Le Chef était vivant. L'hélico n'existait plus. Franchement j'aurais préféré mourir qu'assister à ce que mes yeux me montraient mais que je me refusais à voir. Non, le Chef n'était pas à sa place, à son bureau, en train de fumer placidement un Coronado. J'avoue que cette hypothèse puisse à la rigueur se concevoir dans l'absolu hypothétique, mais le reste relève de l'impossible, Kant le philosophe n'aurait pas hésité à décréter la chose moralement inconcevable. Le Chef lui-même passait l'aspirateur !

    • Chef, vous ne devriez pas, ce n'est pas un travail d'homme, Marie-Odile chargée du ménage le fera demain, vous ne savez même pas vous en servir, vous l'avez détraqué, vous avez entendu le potin, quand c'est Marie-Odile il ronronne si doucement, presque voluptueusement ! Elle a une manière de presser le flexible tuyau dans ses mains potelées que...

    • Agent Chad, ce n'est pas le moment de s'égarer en des considérations subalternes, nous avons mieux à faire, un immense défi à relever, une tâche grandiose et insurmontable, l'Humanité ne comprendra jamais pourquoi nous lui faisons un tel cadeau, évidemment ce n'est pas pour elle - nous n'y pouvons rien, parfois certaines actions prodigieuses produisent des bienfaits collatéraux - mais nous l'accomplirons uniquement pour la gloire du rock'n'roll et le bonheur des seuls rockers !

       

Je ne peux vous révéler le projet auguste fomenté par le cerveau du Chef, vous mettre devant le fait accompli vous suffira. Vous communiquerais-je la conversation que nous tînmes que vous nous feriez enfermer à l'asile. Sachez que notre entretien fut long – il demandait des connaissances intellectuelles bien supérieures à vos pauvres capacités – le Chef fuma moult Coronado, Molossa et moi en profitâmes pour laper chacun son tour dans le même verre, au moins trois bouteilles de Jack...

 

Nous avions repeint la teuf-teuf en vert kaki. Le plus difficile fut de parvenir à ce que Molossa ne se délestât point de son béret artistiquement posé sur ses oreilles. Le Chef avait endossé un costume de colonel et moi celui de sous-lieutenant. Les deux troufions qui nous virent arriver rectifièrent leur position. Ils n'osèrent même pas sourire lorsque Molossa s'avancer pour les passer en revue.

    • Sous-lieutenant Chad, c'est quoi ce ramassis de cloportes, ne me dites pas que ce sont des soldats, à la façon dont ils se trémoussent, tout au plus des danseuses de french-cancan.

    • Vous avez raison, Colonel, je parie la moitié de ma solde qu'ils n'ont même pas la clé !

    • Si, si, nous l'avons, la voici !

    • Alors qu'attendez-vous pour ouvrir ?

 

L'immense hangar était totalement vide. Mais le Chef se contenta de tâter les murs, sa moue me prouva qu'il était satisfait :

    • Hum, impeccable, 5 sur 5 !

    • Si... Si... je peux me permettre mon Co-colonel bafouilla l'un d'eux, c'est un abri-anti-atomique de dernière génération, anti-radiation, vous pouvez le bombarder avec cent bombes à neutron, rien ne traversera ses murs, tout comme aucune émanation intérieure ne pourrait s'échapper de leur structure moléculaire, totalement étanche et hermétique du sol au plafond, spécialement conçu pour protéger l'Etat-Major en cas de guerre atomique ou même bactériologique !

    • Exactement ce qu'il nous faut, soldats, je suis content de vous, vous êtes venus avec la jeep là-bas, prenez-là, je vous file six semaines de permission immédiate, ne retournez pas à la caserne, je me charge des paperasses.

    • C'est que... normalement personne ne garde le bâtiment mais la nuit dernière on a fait le mur, en punition l'adjudant nous envoyé ici en pleine forêt pendant trois jours.

    • Parce que vous préférez obéir à un trou du cul d'adjudant plutôt qu'à votre colonel, hurlai-je, obéissez immédiatement ou je vous fais coffrer pour six mois.

Ne se le firent pas répéter, surtout que Molossa s'approchait d'eux, la bave dégoulinant de ses crocs pointus...

 

Le plus difficile fut de de ménager une ouverture pour passer le tuyau de l'aspirateur. Il nous fallut des heures pour découper un cylindre de trois centimètres de diamètre et toute la nuit pour en détacher quelques parcelles obtenue à coups de râpes et de dissolvants divers afin de les transformer en un ciment de jointure qui possédât les mêmes qualités d'étanchéité totale que le reste de l'abri. Ensuite nous sortîmes l'aspirateur du coffre de la teuf-teuf l'arrimâmes au tuyau. Il n'y avait plus qu'à appuyer sur le bouton.

    • Chef, il fait quand même du bruit votre aspirateur !

    • Agent Chad, ceci n'est pas un aspirateur, ceci est un excavateur métaphysique.

    • Chef quand vous parlez, des fois vous me faites peur !

    • Agent Chad, vous avez raison. Moi-même j'éprouve une légère appréhension, ce que nous sommes en train de faire, personne ne l'a encore tenté, même pas dans les laboratoires secrets des amerloques et des ruskofs. Maintenant il suffit d'attendre.

Le soleil se levait, Le Chef alluma un Coronado, Molossa me rappela que nous avions emmené quelques sandwiches.

 

Le Chef regarda sa montre et leva la main. L'aspirateur s'arrêta.

    • Les calculs sont justes. Nous avons retiré tout l'air qui se trouvait dans ce bâtiment. Voyons agent Chad, d'après vous que reste-t-il à l'intérieur ?

    • Rien Chef, l'espace est totalement vide.

    • Ne dites-pas tout et son contraire, agent Chad, il n'y a pas rien, puisque vous venez de dire qu'il restait l'espace. Voyez-vous agent Chad, le bouton vert sur lequel vous avez appuyé a permis à l'excavateur d'attirer l'air, l'orange sur lequel vous poserez votre doigt dans quelques secondes permettra à cette prodigieuse machine d'accomplir sa deuxième mission, maintenant nous allons retirer l'espace de l'intérieur du bâtiment.

 

Le bruit fut nettement plus agréable, un sifflement insistant mais très supportable. Par contre le spectacle fut extraordinaire. L'immense bâtiment se ratatina sur lui-même comme un canot pneumatique que l'on dégonfle à la fin des vacances. En fin de compte il ne resta qu'un gros tas pas aussi volumineux qu'un énorme cube de ciment.

 

    • C'est insensé chef, au fur et à mesure que la masse volumétrique se volatilisait, le bâtiment s'est tassé sur lui-même, à croire que les murs se sont adaptés d'eux-mêmes aux changements incessants de dimension, c'est à penser que la matière est pourvue d'intelligence

    • Agent Chad, ne racontez pas n'importe quoi, la matière obéit à des lois physiques elle s'adapte en se concentrant à ses propres capacités de déploiement dans l'espace, puisqu'il n'y a plus d'espace il ne reste plus que les murs, et comme les ingénieurs de l'armée avaient donné aux parois, au plafond et au toit la réglementaire et unitaire épaisseur de trois mètres, ne reste plus qu'un bloc de béton précontraint pour ne pas dire post-contraint, soit exactement un cube de 696 m3.

    • En fait Chef, nous avons éliminé les trois dimensions de l'univers physique, c'est fabuleux !

    • Agent Chad, ne nous contentons point d'une médiocre réussite à la portée de la majorité de nos contemporains !

 

Nous convînmes qu'il était temps de poursuivre notre protocole. Expression des plus heureuses, puisqu'il s'agissait d'extraire de cet amas cimenteux la quatrième dimension de l'espace, le temps qui n'avait pas jugé bon de sortir avec ses trois consœurs, j'appuyais donc sur le bouton rouge. Il y eut un très doux chuintement qui dura quelques minutes.

    • Extraordinaire Chef, l'on dirait un glaçon qui fond, qui s'évapore dans l'air ambiant !

    • Agent Chad, pour une fois que vous dites quelque chose d'intelligent ! C'est cela même, les atomes de temps qui sont les véritables particules du vide volumique se sont réfugiés dans les murs, et maintenant que nous les arrachons de leur repaire, et les expulsons, la matière privée de temps n'existe plus.

 

Molossa qui venait de terminer son douzième sandwich ( roquefort – tête de veau – crème vanille en guise de mayonnaise ) se rapprocha de nous. Son instinct ne la trompait pas, nous nous apprêtions à enclencher la phase 4, c'est d'une main tremblante d'émotion que je poussais sur le bouton noir surchargée d'une tête de mort.

Pendant trois heures il ne se passa rien du tout. L'excavateur métaphysique gisait sans bruit dans l'herbe tel un hippopotame vautré dans la vase du Zambèze. Et subitement Molossa tressaillit, elle pencha sa tête sur la droite et sembla écouter longuement, au bout de quelques heures elle remua la queue de contentement, puis elle se mit à aboyer joyeusement, et l'impossible se produisit, loin très loin nous entendîmes comme un aboiement !

 

    • Chef, il répond, c'est lui Molossos, le frère de Molossa, il revient, c'est inouï !

    • Agent Chad, apprenez à modérer vos émotions, ce qui se passe est d'une simple logique aristotélicienne, puisque nous avons détruit le temps en un point donné de l'univers, nous avons du même coup tué la mort, et puisque la mort n'existe plus, les morts reviennent à la vie, nous avons ouvert un couloir qui leur permet de revenir.

    • Chef, chef, regardez, c'est lui, c'est Molossos !

 

Et Molossos surgit brutalement bondit dans mes bras me lécha abondamment la figure, et entama une poursuite endiablée avec Molossa heureuse de retrouver son frère. Mais subitement il s'arrêta, et disparut dans le trou de l'espace-temps que nous avions opéré...

    • Chef, il n'est pas loin, je l'entends aboyer, c'est un chien fidèle, il me rapporte un cadeau, c'est son truc, rappelez-vous la fois où il nous avait amené en le tirant par la queue l'anaconda de douze mètres de long qu'il avait volé au zoo de Vincennes !

    • Si je m'en souviens, heureusement que je me suis aperçu que cette maudite bestiole détestait la fumée du Coronado ! J'espère que ce coup-ci il n'aura pas choisi un tyranosaurus, parce que je n'ai jamais lu dans un traité de paléontologie que ces bébêtes ne supportaient pas les suaves effluves du Coronado.

    • Chef, ne vous inquiétez pas, Molossos est un chien de rocker, que dis-je, c'est un rocker lui-même, ne comptez pas sur lui pour nous ramener n'importe qui !

 

J'avais raison. Quelques minutes plus tard, coup sur coup, devant nos yeux extasiés, surgirent Eddie Cochran, Buddy Holly et Gene Vincent. Ils nous regardèrent mais ne paraissaient pas extrêmement heureux '' The acoustic is better donw the line s'exclama Buddy, oh Yes, three steps to heaven, chantonna Eddie, I'm comin' home to see my baby'' déclara Gene Vincent et sans plus tergiverser ils retournèrent sur un dernier signe de la main dans le trou suivi de Molossos.

 

Je voulus les suivre mais le Chef s'y opposa.

    • Agent Chad, votre mission d'agent du SSR n'est pas terminée sur cette terre. Nous allons remettre tout en place, en inversant le sens de rotation du moteur. Songez que demain Marie-Odile vient passer l'aspirateur au local. Il nous va falloir redonner sa physionomie habituelle à ce ramasse-poussière breveté, et faire disparaître toutes les améliorations qui nous ont permis de le customiser en excavateur métaphysique. Maintenant nous savons que les rois du rock sont immortels, que voulez-vous de plus ! Inutile d'ébruiter cette affaire. Personne ne vous croirait. Vous avez mieux à faire. En plus, suprême lot de consolation pour un esprit comme vous bassement attaché à la chair des choses, je pense que Marie-Odile en pince pour vous.

 

Et comme toujours le Chef avait raison.

( Rapport confidentiel ultra-secret de l'Agent-Chad ).

06/05/2020

KR'TNT ! 463 : KNOX PHILLIPS / DAVE BROCK / ROBERT WYATT / PETER GREEN / MOUNTAIN / LEONARD COHEN

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 463

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

07 / 05 / 2020

 

KNOX PHILLIPS / DAVE BROCK

ROBERT WYATT / PETER GREEN

MOUNTAIN / LEONARD COHEN

TEXTES ET PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Knox out

 

Nouveau trou dans l’eau pour le clan Phillips : Knox Phillips vient de casser sa pipe en bois. Peut-on dire qu’il vécu une vie de rêve ? Ça paraît évident, quand on est le fils d’Uncle Sam, un homme que les prêtres de l’antiquité auraient appelé l’égal des dieux, s’il avait vécu dans l’antiquité. Uncle Sam a changé la vie de beaucoup de gens. On peut parler de millions de gens. Il a su le faire sans guerre ni politique. Avec seulement de la musique. C’est toute la différence. Et la raison pour laquelle il faut se prosterner devant lui jusqu’à terre et continuer d’ignorer les politiques et leurs chiens fidèles des médias.

Knox et son frangin Jerry ont grandi auprès de cet homme. Peter Guralnick nous donne de tout petits aperçus de cette éducation dans l’immense ouvrage qu’il a consacré à Uncle Sam, Sam Phillips - The Man Who Invented Rock’n’Roll. Il nous montre comment Sam Phillips enseigne à ses fils Jerry et Knox l’importance de devenir soi-même, la nécessité de devenir rebelle sans basculer dans la marginalité, de toujours choisir l’individualisme plutôt que le conformisme. C’est son crédo : «You don’t need to be an outcast to be a rebel !». Uncle Sam dit aussi un jour à Guralnick : «Ne laissez jamais la célébrité et la richesse interférer avec ce que vous ressentez au fond de vous, Peter, si vous vous savez créatif.» Fasciné, Guralnick voit Uncle Sam professer le Verbe. Nous voilà de retour en Palestine voici deux mille ans.

Guralnick nous décrit une autre scène de la vie d’Uncle Sam : certains soirs, il convoque toute la famille, Jerry, Knox et Sally (sa maîtresse) pour leur enseigner les aspects psychologiques du business. Les voilà tous à table, dans le dining room. Uncle Sam parle pendant des heures. Jerry n’en peut plus : «Ça devient ridicule, on est assis là pendant dix heures à l’écouter parler.» Une fois débarrassé du business, Uncle Sam placera toute son énergie de prédicateur et toute sa foi dans le Verbe, non seulement pour modifier la structure de l’atome et déplacer des montagnes, mais aussi pour ramener le Rock And Roll Hall Of Fame à Memphis. Il s’épuisera en vain. Le Hall restera à Cleveland. Uncle Sam ne pardonnera jamais à Ahmet Ertegun d’avoir influé pour le choix de Cleveland alors que de toute évidence, le choix de Memphis s’imposait.

Guralnick nous parle aussi du temps où Uncle Sam voyait sa passion pour le business s’éteindre rapidement. Son frère Judd et ses deux fils gravitaient autour de lui. Judd qui s’occupait alors de ce qu’on appelle maintenant le marketing s’était mis à boire comme un trou. En bon trou qui se respecte, il buvait en allant se coucher et il buvait dès le réveil. Mais il était tellement flamboyant que personne n’aurait pu dire s’il avait bu ou pas. Un jour, Uncle Sam s’aperçut que Jerry commençait à se faire tatouer. Ça ne lui plaisait pas. Alors il lui mit ça dans la barbe : «Man, if you want to be a freak why don’t you just cut your damn arm off ?» (Fils, si tu veux faire l’intéressant, pourquoi ne te coupes-tu pas un putain de bras ?). Cette sortie digne des oracles de Delphes est entrée, nous dit Guralnick, dans la légende du clan Phillips.

Vous vous souvenez d’Elvis ? Lorsqu’il fréquentait encore Uncle Sam, il était considéré comme un proche du clan Phillips. Elvis considérait Jerry et Knox comme ses neveux. Évidemment, les deux gamins éprouvaient une indicible fierté au contact de ce mec qui rayonnait encore plus que leur père, et ce n’est pas peu dire. Quand plus tard, Elvis se produira à l’International Hotel de Las Vegas, il enverra des invitations à toute la crème de la crème du gratin dauphinois, comme on peut l’imaginer. Dans le public, on pourra voir Burt Bacharach et sa femme Angie Dickinson, mais aussi Sam, Knox et Jerry Phillips.

Désillusionné par l’industrie du disque et éminemment conscient de l’impossibilité de conserver son indépendance dans cet univers impitoyable, Uncle Sam n’encourage pas Knox et Jerry à suivre sa voie, mais les deux frères ont grandi dans l’ombre d’Elvis, de Wolf, de Jerr, de Charlie Rich, de Roy Orbison et de tous les autres, alors forcément, ils veulent en croquer. Jerry qui s’est mis à la guitare commence à fréquenter un certain Teddy Paige - Others cite Paige as the first in the area to say that the Beatles ruined music (Certains disent que Teddy Paige fut le premier à accuser les Beatles d’avoir ruiné le rock) - Jerry avait réussi à dénicher ce punkish kid with lots of attitude qui écrivait des chansons et qui jouait de la guitare - Teddy was semi-anti-social - Teddy Paige s’appelait en réalité Edward LaPaglia. Ensemble, ils montent les Jesters, avec Tommy Minga au chant. Ils ont un son qui tend plus vers le juke-joint que vers le teen club, alors en vogue en 1965. Teddy Paige apprécie les groupes anglais jusqu’à un certain point, mais il préfère un autre son - I was into Chicago blues and some of the Memphis style. I loved Freddie King and tried to get that sort of sound - Knox trouvait Teddy extrêmement bizarre, l’un des êtres les plus bizarres qu’il ait jamais rencontré : «He was one of the weirdest people I’d ever met.» Comme Uncle Sam autorise ses fils à utiliser le Sam Phillips Recording Studio de Madison, Knox commence à enregistrer les Jesters. Ils jouent quelques reprises, «Heartbreak Hotel» et le «Boppin’ The Blues» de Carl Perkins, mais ce sont les tremendous compos de Tommy Minga qui font la différence - sheer punk-blues ferocity - Alec Palao voit les influences de Willie Cobbs et des 5 Royales dans «Get Gone Baby», une bombe inédite qu’on trouve sur une compile Big Beat, Cadillac Men. The Sun Masters, parue en 2008. Fantastique machine rythmique ! Don’t come back no more ! Teddy Paige joue à la fucking insistance de suspension demented. Pour l’époque, c’est le son le plus moderne d’Amérique, avec celui du 13th Floor. Paige claque son beignet à chaque break, et derrière, quelle pétaudière ! On croirait entendre les Dixie Flyers ! Tommy Minga fait la pluie et le beau temps dans «The Big Hurt», encore une bombe inédite. Teddy Paige y joue comme le roi des punks, il joue au rentre-dedans, toute la violence du punk-rock de Memphis est là, dans ce raw définitif qui n’a d’équivalent que celui des Pretties et du 13th Floor. Si on aime les guitaristes qui ont du son, alors il faut écouter Teddy Paige défoncer «Stompity Stomp». Il faut imaginer la bête de Gévaudan avec une guitare électrique. Sa modernité d’attaque vaut bien celle de John Du Cann. Le génie de Knox est d’avoir su capter ce son, comme son père sut le faire avant lui avec celui de Scotty Moore. Et comme Dickinson saura le faire avec Tav Falco et Alex Chilton. Avec «What’s The Matter Baby», les Jesters se jettent dans l’excellence de la pétaudière. Tout explose dans le fond du studio avec ce fou de Teddy Paige livré à lui même. Pure mad frenzy ! Ils sont infernaux. Ils combinent les Anglais avec les Shadows of Knight, ça explose dans la purée. Ils montent «Strange As It Seems» sur le riff d’«I’m A Man», mais Teddy Paige rentre dans la couenne du lard avec une malveillance extraordinaire. Quel sale punk ! Les Yardbirds devraient prendre des notes. Teddy Paige a tout compris, il tiguilite sous la ceinture avec une violence surnaturelle. Merci Knox d’avoir chopé ce génie en plein vol.

Avec les Jesters, Jerry et Knox reviennent aux sources, au primal Sun sound. Knox avoue que depuis cet épisode, il n’a jamais eu l’occasion d’enregistrer anything with that kind of energy. Dans le studio, Tommy Minga saute partout et Teddy Paige gratte une Les Paul branchée sur un Fender bassman crevé, avec trois speakers qui pendouillent - To get a distorded sound - Knox adore that Minga’s voice et le guitar blend de Teddy Paige : «Il n’y avait rien de comparable à Memphis, chez les white people !». Teddy Paige compose «Cadillac Man», mais il n’aime pas la façon dont le chante Tommy Minga. Minga est viré. Teddy appelle Dickinson qui à l’époque est réputé pour son expérience et son anti-conformisme. Dickinson croit qu’il ne vient que pour jouer du piano, mais Teddy lui demande de chanter - He sang straight old blues things well, but he was always trying to do something unatural and kooky - C’est ce qui l’intéresse, un mec capable de bien chanter les vieux trucs de blues, mais en leur twistant la chique. Du coup les Jesters deviennent selon Knox a two-headed monster, Dickinson d’un côté et Teddy Paige de l’autre - his guitar was another vocal in itself - Pur jus de roackalama, Dickinson chante au raw pur, il chante comme un nègre de bastringue et Teddy rentre dans le break de piano, ah quelle dégelée ! On croirait entendre le house-band d’un juke joint local. Knox est frappé par la monstruosité du son - With Jim there was more anarchic energy - Et la guitare de Teddy Paige is the proverbial headless chicken rockabilly yore, hot-rodded with a corrosive blues edge, c’est-à-dire le strut rockab de poulet décapité, aggravé d’un edgy blues sound corrosif.

Les Jesters enregistrent deux autres cuts avec Dickinson, une cover de «My Babe» et un «Black Cat Bone» qui a disparu. «My Babe» servira de B-side à «Cadillac Man». Dickinson y ravage Little Walter qui n’en demandait pas tant. Vas-y Dick ! Il sait prendre son My Babe. Aw Dick doest it right ! Derrière, Teddy Paige joue des gimmicks, il grelotte d’impatience, jusqu’au moment où il entre en lice pour se mettre en pétard, cet enfoiré joue au poignant, oh Boy, tu as tout le Memphis Sound dans cette cover, toute la folie du monde. Sur la compile Big Beat, on entend aussi la version de «Cadillac Man» qui ne plaisait pas à Teddy Paige, celle que chantait Tommy Minga. Pourtant, la version est bonne, même s’il chante plus à la discrétion. On comprend ce que voulait Teddy : un chant plus black.

«Cadillac Man» sera le dernier single Sun (Sun 400), avec, nous dit Palao, une erreur de crédit sur l’étiquette (Tommy Minga à la place de Teddy Paige). Le gros intérêt de ce single, dit Dickinson, est qu’il réveille momentanément l’intérêt d’Uncle Sam pour Sun. Judd et Sam demandent à Dickinson de signer sur Sun pour faire partie des Jesters. Uncle Sam : «Boy, you gotta cast your lot !», et Dickinson lui répond : «I’m afraid my lot’s already cast !». En effet, Dickinson est déjà sous contrat avec Bill Justis, mais Uncle Sam lui dit que Bill s’en fout. C’est vrai que Bill ne moufte pas quand le single paraît. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est qu’Uncle Sam s’enflammait pour ce projet, même si Dickinson refusait de signer. Knox : «Sam loved it all : he loved Teddy, he loved anybody that was trying to express something in an extraordinary way.» (Sam adorait tout ça, il adorait Teddy, il adorait les gens qui cherchaient à s’exprimer de façon extra-ordinaire). Knox ajoute que son père était tout sauf un suiveur. Malgré l’enthousiasme d’Uncle Sam, l’épisode Jesters va retomber comme un soufflé. Teddy va vite déchanter, car Judd ne sait pas comment promouvoir «Cadillac Man» : le temps du rockab de Memphis est largement dépassé - It was kinda odd for the time - Et en 1966, les Jesters disparaissent.

Et puis voilà, Uncle Sam en a marre, il vend Sun à Shelby Singleton qui maintient Sun en vie au long des années soixante-dix, avec des gens comme Sleepy LaBeef qui arrive vingt ans trop tard. Et Jimmy Ellis, plus connu sous le nom d’Orion Eckey Darnell et que l’Escott étripe dans son book sur Sun - His style began and ended with affectation - Après avoir vendu Sun, Uncle Sam reste un peu dans le business, mais pas trop. Il manage des stations de radio et gère son portefeuille d’actions. Il se dit intéressé à produire Bob Dylan et aide Knox et Jerry à produire John Prine en 1978. C’est l’album Pink Cadillac enregistré au Memphis Sounds. On tombe sur une belle «Automobile». Ça joue au softy-softah d’excellence. Pus jus de Memphis Sound. Billy Lee Riley vient même donner un coup de main sur «No Name Girl». Si Robert Gordon ne recommandait pas cet album, il ne viendrait à l’idée de personne d’aller l’écouter. Uncle Sam se montra extrêmement charitable à l’écoute de l’enregistrement. Il aurait dit à John Prine que c’était de la «basically good and honest music and I met the song and the song met me.» (c’est la bonne musique, j’ai chopé la chanson et la chanson m’a chopé).

C’est là que Dickinson raconte l’anecdote du projet qu’il monte avec Knox et B.B. King. Knox demande à son père s’il veut bien assister à la session d’enregistrement de B.B. King et Sam refuse. No. Knox veut savoir pourquoi il refuse. Et Sam répond : «Tu ne peux pas aller voir Picasso et lui demander de peindre une petite toile comme ça, vite fait.» Dans un premier temps, Dickinson n’en revient pas que Sam refuse, puis il comprend. Sa réponse peut paraître présomptueuse, mais elle ne l’est pas du tout, c’est simplement sa vision des choses. Une fois qu’on sort d’une rude aventure créative, il est quasiment impossible d’y revenir - Everything in recording is input and output and when you lose that signal flow, you never get it back - On perd l’influx. Rien de plus vrai.

Avec Peter Guralnick, Robert Gordon est l’autre grand mémorialiste du Memphis beat. Dans cette bible qui s’appelle It Came From Memphis, Gordon passe toute la mythologie au peigne fin. Cette bible est à la fois une inépuisable source d’informations qui ramène à Sun, à Elvis, à Stax, à Jim Dickinson, à Furry Lewis, à Dan Penn et à Big Star, mais c’est aussi une fabuleuse galerie de portraits, comme par exemple celui de Dewey Phillips, qui joua avec son émission de radio Red Hot & Blue un rôle capital dans le double avènement d’Elvis et d’Uncle Sam. Dickinson rappelle que Dewey passait tout dans son émission, Billy Lee Riley, Little Richard, Sister Rosetta Tharpe, du blues, de la country. John Fry dit aussi que Dewey à la télé fut le truc le plus bizarre qu’il ait vu de toute sa vie. D’autres portraits encore, ceux de Lee Baker et de Chips Moman - His house rhythm section, unlike the cultural collision at Stax, was a group of musicians raised together and familiar with each other charms idiosyncrasies (à la différence du house-band multi-racial de Stax, le house-band de Chips était un groupe de gens qui avaient grandi ensemble, ils savaient tout des leurs qualités et particularités respectives).

Avec celui des Jesters, Knox réussira a associer son nom à d’autres gros coups, comme par exemple le troisième album des Gentrys, sobrement titré The Gentrys, qu’il produit sur Sun en 1970, pour le compte de Shelby Singleton. On a là un album extrêmement solide, une sorte de gosse pop de Memphis dynamisée par un bassmatic énergétique. C’est enregistré au Sam Phillips Recording Studio de Madison, on reste donc au cœur de la mythologie. Les Gentrys se montrent à la hauteur avec notamment une reprise du «Stroll On» des Yardbirds. Ils sont sur le heartbeat, et Jimmy Tarbutton solote comme un poisson dans l’eau. Encore pire : «I Need You», où Jimmy Hart crie qu’il est un lover et pas un fighter. En B, ils drivent un fabuleux «Southbound Train». Ils jouent à la big energy, c’est bien nappé d’orgue et pulsé au bassmatic sévère de Steve Speer. On ne peut que se prosterner devant Knox, car il nous sort là un sacré son. Tout l’album tient en haleine. On est à Memphis et ça se sent, la pop se veut plus coriace, elle rocke le beat. Ils finissent leur «Help Me» avec un final qui sonne comme celui de «Sympathy For The Devil», pas moins. «Can’t You See When Somebody Loves You» vaut pour une belle pop d’élan martial, cuivrée à gogo. Il se passe toujours quelque chose à Memphis. On note aussi la présence d’une belle reprise de «Cinnamon Girl». Ces mecs ont tout pigé. Ils savent travailler la couenne de la psychedelia avec tact, mais en gardant tout le punch du Memphis beat. Ils font aussi une excellente cover du «Rollin’ And Tumblin’» de Muddy et passent avec «He’ll Never Love You» à la pop de grande envergure. Jimmy Hart monte se mêler aux harmonies vocales supérieures, alors que ça cuivre hardiment dans les parages. Quel festin de son ! Knox knocked it down.

L’autre grand coup de Knox, ce sont bien sûr les fameuses Knox Phillips Sessions de Jerry Lee. Dans les années soixante-dix, Jerr était sous contrat chez Mercury et comme il enregistrait des albums de country à Nashville, il s’emmerdait comme un rat mort (dixit Choron). On tentait de le domestiquer pour mieux le vendre - Domesticity is for losers, not for the killer ! - Alors, il prenait sa bagnole en pleine nuit et filait à Memphis. Il appelait Knox pour lui dire de ramener sa fraise au studio : «Meet me at the studio, I wanna cut». Évidemment, Knox accourait. Jerr prenait un malin plaisir à garer sa Rolls dans les parterres de fleurs de la pelouse. Et quand pendant la séance d’enregistrement ils faisaient une pause, ils allaient boire un verre dans l’un de ces clubs de strip-tease ouverts toute la nuit. Jerr entrait dans le club et il attirait les filles comme un aimant. Le club reprenait vie. Parmi les musiciens qui l’accompagnaient lors de ces sessions légendaires, se trouvaient Kenny Lovelace qui est un cousin de cousin de Knox, et Mack Vickery, un vétéran du rockab que Jerr avait la bonne. Knox ajoute que si Jerr adorait revenir au Sam Phillips Recording Service de Madison, c’était surtout pour le son. Knox explique que son père avait conçu et construit de ses mains les chambres d’écho. Jerr adorait s’installer dans la salle de contrôle pour y entendre le son plein de sa voix et de son piano, ce qu’il n’avait évidemment pas à Nashville. Si l’album est si bon, c’est pour une raison bien simple. Knox mettait en pratique l’un des enseignement que lui avait transmis son père :

— Si tu veux qu’un génie se laisse aller, tu dois créer les conditions pour ça !

Sans doute influencé par Uncle Sam, Dickinson, avait lui aussi tendance à prophétiser et à énoncer des vérités. Selon lui, la grande spécificité de Memphis est de favoriser l’individu, et pas seulement la musique. À Memphis, les réussites sont toutes des réussites individuelles. Elvis, Jerr et Carl Perkins en sont les meilleurs exemples.

Knox participe à un autre gros coup : l’album Elektra de Charlie Feathers, paru à l’initiative de Ben Vaughn en 1991, le sobrement titré Charlie Feathers. Dans le petit interview qui accompagne le disk, Charlie, sans doute influencé par Uncle Sam et Dickinson, commence par énoncer ses deux grandes vérités : la mort de la musique en 55 quand RCA a racheté le contrat d’Elvis. Puis l’origine du rockabilly : «It comes from cotton patch blues and from bluegrass.» (Le rockab vient du cotton patch blues et du bluegrass). Pour Charlie, pas besoin de drums pour jouer du rockab. Le slap suffit. Si on ajoute des drums, ça devient du rock’n’roll. Il rend ensuite hommage à Junior Kimbrough et aux black people who would pick up a git-tar and get to rappin’ on it. Il rend aussi hommage à Narvel Felts, the best singer in the world, et à Elvis - Those old records by Elvis on Sun, the sound that he got was unbelievable. Those records really explode ! (C’est dingue le son qu’avait Elvis sur ces vieux disques Sun, ces disques t’explosent en pleine gueule) - Sur cet album enregistré au Sam Phillips Recording Studio de Madison, la crème de la crème l’accompagne : Roland Janes et Bubba on guit-tahs, James Van Eaton on drums et Stan Kesler on bass. Des special thanks to Billy Poore apparaissent dans les crédits. Eh oui, la seule vraie littérature disponible sur Charlie se trouve dans l’excellent book de Billy Poore, Rockabilly - A Forty-Year Journey (et chez Guralnick, bien sûr, qui lui consacre un copieux chapitre dans Lost Highway). À cette époque, Uncle Sam s’est depuis longtemps retiré du circuit. Il laisse Jerry, Knox, Roland Janes et Stan Kesler s’occuper de tout. Charlie croit que Sam va venir au studio et le dit à Billy. Personne n’y croit. Mais Sam vient. Charlie avait raison. Sam reste quatre heures en studio.

On retrouve Knox à la console sur pas mal d’albums de Dickinson, à commencer par le mythique Dixie Fried. Le son ! Good Lord, le son qu’ils ont là dessus ! Merci Knox ! Savourez cette excellente pièce de shuffle qu’est le morceau titre, signé Carl Perkins. Jim secoue le cocotier et des folles échevelées font les chœurs. Il pianote avec une belle violence, on est à Memphis, capitale de l’empire du fouillis foutraque. Dickinson et ses amis y coulent le bronze d’un groove de nègre à tête de whitey. Cousu de fil blanc mais bon. Encore une vérole avec «O How She Dances», présentation de cirque, avec the Tom Tom Orchestra et le son ! On a là un vrai boogaloo. Que dire de «Wine» ? Une fournaise classique, mais ça grouille de véracité apocalyptique. Ces mecs n’ont pas usurpé leur réputation, ils jouent comme des dingues. Si on veut savoir à quoi ressemble la frénésie dans un studio, alors il faut écouter ce wine wine wine all the time. Ils sont complètement incontrôlables. Comme son nom l’indique, Charlie Freeman joue librement. En plus, c’est cuivré à outrance. Oh la démence de l’effervescence ! Ils font aussi de la country, mais bien frite, avec «Louise». Là on est dans un bar du Deep South, désolé les gars. Si on n’aime pas ce son, eh bien il faut aller voir ailleurs. Ils font une belle cover de Dylan avec «John Brown». Jim groove ça sec, on a là un cut incroyablement bien tempéré et saxé dans la nuit. Tout le monde est là : Sid Selvidge, Dr John, Jerry Wexler, Dan Penn, Sam Phillips et John Fry.

Knox est aussi associé aux fameuses Delta Experimental Projects Compilations. Le volume 1 est extrêmement intéressant, car consacré au blues primitif de Memphis. On y entend Furry Lewis, bien sûr, mais aussi Sleepy John Estes qui fourbit avec «Holy Spirit» un gospel blues de bastringue assez extraordinaire. Quel son ! On l’entend plus loin attaquer directement «Blind Mind In The Tear Gas», accompagné par Ry Cooder et Dickinson. Comme Jesse Fuller, Sleepy est un vétéran de toutes les guerres. Il a tout vécu avec sa guitare et c’est bien que Knox soit mêlé à ça. L’autre star de ce volume 1 n’est autre que Johnny Woods, accompagné par Lee Baker et Teddy Paige à la basse. Fantastique pétaudière que cet «Ol’ Man Mose» - Shake your boogie - Dickinson et Jimmy Croshwait font partie de l’aventure. Plus loin, on voit Johnny yodeller «Blue Moon» à la revoyure, comme s’il chantait du haut des Alpes autrichiennes. Mais le plus spectaculaire de tous s’appelle Thomas Pinkston. Il faut le voir gratter «Dozens» aux accords de valse primitifs. C’est du real downhome. On l’entend plus loin attaquer un autre cut en accordant sa guitare. Il éclate de rire et claque un accord complètement faux. Fuck, on est à Memphis !

Oh, ce n’est pas fini. Il existe aussi un Beale Street Saturday Night produit par Jim. On y entend une belle ribambelle d’artistes, comme Sid Selvidge qui ouvre le bal avec «Walkin’ Down Beale Street». On entend ce merveilleux bluesman jouer du piano. Il est suivi par des chœurs du paradis et des trompettes New Orleans. Pure démence de la prestance ! Son truc pue la vraie vie. On entend plus loin Sleepy John Estes et Furry Lewis, mentor de Sid Selvidge, et plus loin encore Teenie Hodges, avec «Rock Me Baby», un blues spongieux chanté à l’agonie. Avec son «Frisco Blues», Johnny Woods bat tous les records de primitivisme. Il fait le train, comme tous les vieux renards du Delta. Surprise, voilà Mud Boy & The Neutrons avec une version trash d’«On The Road Again». Ils sont complètement à la ramasse et c’est noyé de violons. Encore un disk d’île déserte. Diable, elle devra être grande, cette île déserte !

On retrouve aussi la patte de Knox sur deux des albums Mercury de Jerr, Odd Man In et 1-40 Country. Les deux albums sont enregistrés à Nashville et Knox supervise les overdubs. Le coup de génie d’Odd Man In se niche en B : «Jerry’s Place» - Well when you are feeling low/ What you need is a solid good lift - Jerr embarque ça en mode boogie - It’s great down at the Killer’s place - Fantastique montée en pression et joli haché de diction. Il ouvre le bal d’A avec le fameux «Don’t Boogie Woogie» repris en France par Schmoll et il enchaîne avec le heavy pounding de «Shake Rattle & Roll», histoire de saluer l’un des grands oubliés de l’histoire, Bill Haley. Il revient à son cher mid-tempo avec «I Don’t Want To Be Lonely Tonight» et ne peut s’empêcher de saluer une nouvelle fois LeadBelly avec le rompy rompah de «Goodnight Irene». Il évoque le paradis avec «When I Take My Vacation In Heaven» - I’ll rest on my burden forever - et réveille ses vieux démons avec un «Crawdad Song» qui sonne comme «High Heel Sneakers». L’harmo le suit à la trace. Jerr reste le maître du jeu. Il chante un couplet en coupe-gorge, il ne peut pas s’empêcher de rallumer sa vieille chaudière. Il boucle cet album fantastique avec une belle resucée de «Your Cheatin’ Heart» qu’il chante au chaud du menton, comme lui seul sait le faire. Morale de l’histoire : ne prenez pas les albums Mercury de Jerr à la légère. Par contre, 1-40 Country est nettement plus country. Jerr fait du plaintif pur. Avis aux amateurs de mélancolie, ceux qui savent verser des larmes dans leur bière.

Quand en 1972 Jackie DeShannon vient à Memphis enregistrer Jackie, Knox fait partie du staff. Avec lui, il y a du monde dans la cabine : le trio de choc Tom Dowd/Jerry Wexler/Arif Mardin pour Atlantic et l’équipe d’American Recordings, notamment Reggie Young. On voit tout de suite qu’il y a du son avec «Heavy Burdens Me Down», belle tranche de heavy Soul. Jackie sait mener sa barque. Elle nous cueille au menton avec «Laid Back Days», une compo aussi ambitieuse qu’océanique. C’est juste gratté à la sèche et lointainement orchestré. En six minutes épiques et bien senties, cette fabuleuse pièce fondamentale nous embarque aussi facilement qu’une complainte de Laura Nyro. On peut bien dire la même chose de «Vanilla O’Lay» : cette pop lumineuse nous expédie dans un infini de beauté. Superbe, léger et idéal. Elle fait aussi une reprise de Van Morrison, «I Wanna Roo You». Elle s’en sort admirablement, sans barbe ni poil aux pattes. Comme elle a du chien, c’est facile. Elle épiphénominise l’armature d’un classique masculin.

Tout comme la compile des Jesters, c’est sur Big Beat qu’on trouve celle de Randy & The Radiants, Memphis Beat - The Sun Recordings 1964-1966. Mais les Radiants, contrairement aux Jesters, apprécient les Beatles et la British Invasion. Randy Hasper est un fan des Beatles de la première heure - Once we saw the lads on Ed Sullivan, it was all over - Palao considère même Randy Haspel comme the Memphis answer to Allan Clarke des Hollies. La réputation des Radiants grandit assez vite, et leur manager John Dougherty les présente à un jeune homme blond très stylé - looking like he’s just stepped out of Gentleman’s Quaterly - Il s’agit d’un certain Knox Phillips qui les félicite - You guys are great - Knox les trouve même tellement bons qu’il parvient à convaincre son père de les recevoir. En fait, Knox croit avoir trouvé le pot aux roses : the Memphis commercialy-potent interpretation of the British beat. En 1964, Randy Hasper et ses amis débarquent au Sam Phillips Recording Service de Madison. Uncle Sam les reçoit chaleureusement, vêtu d’une chemise Ban-Lon et coiffé de sa casquette de yatchman. Les Radiants passent l’audition et Uncle Sam leur propose un contrat Sun de cinq ans. Sun Records, baby ! Randy a l’impression qu’Uncle Sam tente, dix ans après le coup d’Elvis, de rééditer le même exploit avec les Radiants. Une fois le contrat contre-signé par les parents, les Radiants entrent en studio. Uncle Sam est à la console et Knox l’observe attentivement. Les Radiants enregistrent «The Mountain’s High» en une prise. Uncle Sam exulte : «That’s a hit !». Ce sera le single Sun 395, mais ce n’est pas vraiment un hit. Randy en est bien conscient - That wasn’t very good, wasn’t it ? - Il trouve Uncle Sam trop bienveillant. Mais en même temps, Randy comprend sa philosophie qui consiste à tirer d’artistes amateurs le meilleur d’eux-mêmes. Le conte de fées se poursuit : les Radiants se retrouvent bombardés en première partie du Dave Clark Five au Memphis Coliseum, devant 12 000 personnes. En 1965, les Radiants étaient devenus rien de moins que the hottest band in Memphis. Leurs seuls rivaux à l’époque sont les Gentrys. C’est Uncle Sam qui leur recommande d’enregistrer une compo de Donna Weiss, «My Way Of Thinking», qui sera le single Sun 398. Les Radiants jouent avec l’énergie des early Kinks de Really Got Me. Pas de problème, on est à Memphis, ça joue au kinky blast. Thinking est une véritable horreur de Memphis punk infestée par les jambes, ils risquent l’amputation, c’mon, mais ces mecs s’en foutent, c’est leur way of thinking, c’mon. En tout, les Radiants n’enregistrent que deux singles sur Sun, mais Big Beat rajoute vingt titres pour donner une petite idée du potentiel qu’avait ce groupe destiné à devenir énorme. Un cut comme «Nobody Walks Out On Me» va plus sur la pop de tu-tu-tu-tulup, mais avec Memphis dans l’esprit. Dommage qu’ils n’aient pas un Teddy Paige en réserve. Leur pop est souvent passe-partout, on attend du gros freakbeat, mais rien ne vient. Tout repose sur la voix de Randy Hasper. Ils foirent complètement leurs reprises de «Boppin’ The Blues», de «Money» et de «Blue Suede Shoes». Par contre, celles de «Lucille» et de «Glad All Over» sont des overblasts. Et ils deviennent passionnants quand ils passent au heavy folk-rock avec «Grow Up Little Girl». On peut parler ici de Memphis beat évolutif et même d’énormité de la modernité. Ils font aussi une version ultra-punk de «You Can’t Judge A Book By The Cover», ils la secouent du cocotier à coups de yeah yeah, sans doute avons-nous là, avec celle de Cactus, la meilleure cover de ce vieux coucou. Avant de refermer le chapitre radieux des Radiants, il faut saluer les compos de Bob Simon, notamment ce «A Love In The Past» qui groove à la perfection, comme une merveilleuse chanson de proximité bourrée de sexe, that’s all I do.

Signé : Cazengler, vieux chknox

Knox Phillips. Disparu le 15 avril 2020

Jesters. Cadillac Men. The Sun Masters. Big Beat Records 2008

Randy & The Radiants. Memphis Beat. The Sun Recordings 1964-1966. Big Beat Records 2007

Jerry Lee Lewis. The Knox Phillips Sessions. Saguaro Road Records 2014

Jerry Lee Lewis. 1-40 Country. Mercury Records 1974

Jerry Lee Lewis. Odd Man In. Mercury Records 1975

John Prine. Pink Cadillac. Asylum Records 1979

Charlie Feathers. Charlie Feathers. Elektra Nonesuch 1991

Gentrys. The Gentrys. Sun 1970

Jim Dickinson. Dixie Fried. Atlantic Records 1972

Delta Experimental Projects Compilation Vol. 1. The Blues - Down Home. Fan Club 1988

Delta Experimental Projects Compilation Vol. 2. Spring Poems. Fan Club 1990

Beale Street Saturday Night. Omnivore Records 1979

Les vieux de la vieille

 

Quand on les croise tous les trois dans les pages de la presse anglaise, un fort sentiment de fin des haricots s’installe. Et ce n’est pas une vue de l’esprit. Dave Brock, Robert Wyatt et Peter Green tombent en ruine, comme tous les autres gens. Et si ce symbole de la jeunesse éternelle qu’était le rock prenait lui aussi un coup de vieux ? L’idée déplaît. Va-t-on si mal pour aller penser une chose pareille ? Ce rock qui joua cinquante ans durant le rôle d’un jardin magique nous protégeant des beaufs et des cons autoritaires serait-il en passe de se déliter avec ses chantres ? Gros malaise.

Par définition, un jardin magique ne vieillit pas, mais voir surgir le visage parcheminé de Dave Brock plein pot en ouverture du Mojo Interview, ça bloque la cervelle. Fini le panache space-rock d’Hawkwind. Voilà qu’apparaît un vieux pépère au regard espiègle et au visage sillonné de rides même pas psychédéliques. Dave Brock ressemble à l’un de ces très vieux paysans usés par les labours et la misère, chapeauté d’un canotier à l’ancienne, le visage encadré de longues mèches filasses et barré d’une moustache de poils drus comme de la paille, le cou flanqué de deux horribles bourrelets de peau proéminents, comme l’est celui du dindon. Deux pages plus loin, une autre image nous montre Pépé Brock singulièrement affaibli, l’œil torve au fond de deux orbites profondément encavées et cernées de noir, la lèvre inférieure un peu pendante, comme si l’interview avait pompé ses dernières forces. Il reçoit Phil Alexander dans la cuisine de sa ferme du Devon, une région du Sud-Est de l’Angleterre.

— Vous prendrez bien un peu de yogourt ? Recette maison.

Pépé Brock n’attend pas les questions du journaliste occupé à cuillérer dans son pot en verre. Il se met à babiner. Comme tous les vieux, il raconte les mêmes histoires, celles du temps où il ne s’appelait pas Jacky, mais Dave Brock, pionnier de l’underground britannique. Et le voilà parti en goguette dans les méandres de ses vieux souvenirs d’Eel Pie Island, le fameux West London club, où il accompagnait des gens comme Memphis Slim, Sonny Boy Williamson ou encore le terrible Champion Dupree qui, détaille-t-il, l’index crochu levé bien haut, s’amusait à changer d’accord en plein cut pour se moquer des petits culs blancs et leur balancer : «You white boys can’t play the blues properly !». Pépé Brock évoque aussi le souvenir du premier manager des Who, Peter Meaden, qui l’initia au LSD. Il se souvient aussi des débuts d’Hawkwind à Ladbroke Grove, un temps béni où les gens vivaient ensemble, écoutaient des disques et prenaient tous du LSD. Ah le temps de la bohème !

— Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, Ladbroke Grove en ce temps-là accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres... Oui, un temps où on vivait tous ensemble. On était tous sous acide, on grattait nos grattes et on montait des cuts sur un seul riff - Everyone had taken acid so it was a madhouse really - Une maison de fous ! Vous en voulez un autre ?

— Un quoi ?

— Un yogourt !

Par politesse, Phil Alexander n’ose pas refuser. Après avoir sorti un deuxième yogourt du frigo, Pépé Brock ouvre alors le bal des célébrités, avec John Peel qui lui conseille de prendre Doug Smith comme manager, puis Dick Taylor qui produit leur premier album sur United Artists. Entre deux coups de cuillère dans l’épaisse mixture verdâtre, Phil Alexander demande :

— Pourquoi le deuxième schmilibiliblick d’Hawkwind est-y-mily-mily...

Il se reprend :

— Est-y plus heavy que le premier ?

— Huwie Lloyd-Langton avait quitté le groupe. He was a wonderful guitarist but he freaked out on LSD. Le pauvre Huwie ne supportait pas le LSD ! Et quand notre manager a vu qu’on battait tous les records de consommation d’acide, même ceux des 13th Floor, il nous a tous exilés à la campagne. Alors on s’est tous mis à la mescaline. Non c’est faux. Tous sauf John Harrison qui ne voulait toucher à rien. Alors on lui a mis de la mescaline dans son yogourt. Comme il aimait bien jouer au golf, on l’a soudain vu jouer au golf à poil, hé hé hé hé !

Grosse crise de rire. Phil Alexander pose son pot et se met à rire tout doucement lui aussi. Soudain, il explose de rire. Il est même pris de convulsions.

Pépé Brock reprend le bal des célébrités avec le graphiste Barney Bubbles, Robert Calvert et Lemmy, tous les trois excentriques et tous les trois disparus. Pépé Brock se bidonne en racontant comment il s’est débarrassé de Robert Calvert à Paris, en l’abandonnant à l’hôtel où était descendu le groupe. Puis de Lemmy, en l’abandonnant aussi pendant une tournée américaine :

— Comme vous le savez, dans un groupe, les petites choses finissent par prendre une importance considérable. Vous êtes en tournée et un mec est toujours en retard, alors, ça finit par devenir in-sup-por-table. C’est ce qui est arrivé. On n’en pouvait plus de devoir l’attendre.

Alors que Phil Alexander commence à se déshabiller tout en pleurant de rire, Pépé Brock annonce la parution d’un nouvel album d’Hawkwind :

— Oui, j’adore entrer en studio et enregistrer a good piece of music. J’ai l’impression qu’on continue d’avancer. Et à mon âge, un sens du fun est très important, car c’est une façon de dire que ce n’est pas fini.

 

Arrive alors le souvenir d’une conversation au bar avec Kevin K qui se lamentait : «Comment peut-on imposer le spectacle du Keith Richards of today à des gosses ?». Pour lui, ça n’avait plus aucun sens. Il conservait visiblement une haute opinion du rock et continuait à jouer dans des bars pour le montrer. Mais il fallait bien admettre que Kevin et son public n’étaient plus de toute première jeunesse non plus. Soixante ou soixante-dix balais, c’est vrai qu’il y a encore une marge. Mais bon.

 

Robert Wyatt et Peter Green, c’est encore autre chose. Ça fait une bail qu’ils sont tous les deux ratatinés, dose massive de LSD pour Peter et chute d’un quatrième étage pour Robert. L’un comme l’autre étaient cuits aux patates depuis longtemps mais ils font partie des musiciens anglais qui ont su devenir légendaires par la seule grâce de leur talent et d’une approche visionnaire du son. On feuilletait tranquillement Uncut l’autre jour quand soudain une photo nous fit bondir en l’air : Donovan qui était jadis si gracieux semble être devenu une sorte de gnome au visage en forme de poire, et l’image date de 2011. Quarante pages plus loin, nouveau cri d’horreur : Robert Wyatt fixe l’objectif d’un œil mauvais en tordant de ses grosses mains noueuses une pauvre trompette. Et encore trente pages plus loin, une photo de Peter Green donne le coup de grâce : un homme qui fut jadis considéré comme le roi des punks de l’East End ne ressemble plus à grand chose, avec une tête en forme de grosse courge et pas de cou. Peter a plus de veine que Pépé Brock : il échappe au cou de dindon. Uncut semble vouloir mettre un point d’honneur à montrer la réalité des choses. C’est un parti-pris éditorial assez courageux mais assez dangereux, car la réalité des choses peut décrédibiliser les gens et altérer l’éclat de certaines légendes. Comment fait-on ensuite pour aller écouter les derniers albums de Peter et de Robert qui sont pourtant excellents ? Pourquoi ne pas utiliser, comme le font les magazines putassiers, les photos plus ‘artistiques’, par exemple, si on prend le cas de Robert, celle qui orne la couve de Different Every Time, la biographie de Marcus O’Dair parue en 2014 et sur laquelle nous reviendrons d’ici peu.

L’image d’un vieux Robert tapi le regard mauvais au fond de son fauteuil roulant ne choque pas longtemps, car ça ne marche pas. Pourquoi ? Parce que Robert compte parmi les personnages les plus attachants de l’histoire du rock. Et il ne faut souhaiter à personne de vivre ce qu’il a vécu depuis son accident en juin 1973. Il a pourtant su trouver en lui les ressources nécessaires pour enregistrer l’un des grands classiques du rock anglais, Rock Bottom, puis par la suite d’autres albums pareillement réussis. Il en parle librement avec Tom Pinnock, qu’il reçoit dans sa maison de Louth, une petite ville d’Angleterre située à la même hauteur que Liverpool, mais de l’autre côté, face à la Mer du Nord. Comme tous les vieux, il reçoit son invité à table, et propose une part de gâteau aux carottes - Carrot cake - Oh, il a oublié le cake knife. D’un coup de fauteuil roulant, il fonce vers la cuisine et revient en brandissant un énorme couteau. Tom Pinnock croit sa dernière heure arrivée ! Robert ricane : «It’s a bit Agatha Christie !». C’était pour rire. Puis il enchaîne sur les avantages du fauteuil roulant, expliquant à Pinnock, occupé à mastiquer péniblement une énorme bouchée de carrot cake, qu’en fauteuil roulant, on peut s’asseoir où on veut, partout en ville. Pas besoin d’attendre qu’un banc soit libre. Pinnock qui est un être cultivé sait qu’il est tombé dans les griffes d’un pataphysicien aguerri. C’est Alfie, la femme de Robert, qui a trouvé cette spacieuse maison de Louth. Robert y a sa music room, avec tous ses instruments, son piano, ses livres et ses vinyles. Pendant que Pinnock mastique laborieusement une deuxième énorme bouchée de carrot cake, Robert est allé mettre un disque en route sur la chaîne. Il fout le volume à fond. Blast !

— Ché quoi, formule péniblement Pinnock.

— Shahram Nazeri, une chanteuse iranienne, hurle Robert par dessus le son.

Comme c’est le jour de son annive, Robert ressert une autre part de carrot cake à Pinnock qui n’ose pas refuser. 75 balais, ça se fête ! Et comme beaucoup de vieux, Robert a un fils qui est infirmier à l’hosto local, donc ça aide, d’autant que la santé d’Alfie commence à flageoler. En plus, Sam sait bricoler, il répare tout dans la maison. Pinnock aimerait bien attaquer sur Soft Machine et Matching Mole, mais Robert ne parle que des petites choses de la vie, comme tous les pépères de son âge. Il observe Pinnock du coin de l’œil et guette le moment où il aura fini d’avaler sa deuxième part pour lui en servir une troisième. En attendant, il se fend d’une confidence :

— L’une des choses qui change le plus quand on vieillit, c’est le passé. C’est comme si vous étiez né dans un village de la vallée. C’est tout ce que vous connaissez. Puis vous passez votre vie à escalader la montagne et en vous retournant, vous voyez que votre village n’est qu’un village parmi tant d’autres. Puis vous découvrez l’horizon, et votre village devient tout petit. Si loin.

Tout rouge, comme congestionné, Pinnock demande, la bouche pleine :

— Vous chauriez pas un verre d’eau ?

Robert revient avec une carafe d’eau du robinet et embraye sur une autre tirade métaphysique :

— Ma vie ne fut qu’une suite de sprints, et fuck me, l’un après l’autre. It was fucking marathon ! Personne ne me l’avait expliqué. J’ai vécu constamment dans la panique, au lieu d’avancer tranquillement... Il est bon, hein ? Je vous ressers !

Comprenant qu’il va devoir finir l’énorme gâteau, Pinnock cesse brutalement les politesses et passe à l’offensive : il branche Robert sur Choft Machine. Robert lève les yeux au ciel.

— C’est dur de jouer dans un groupe, toute cette diplomatie et toutes ces testostérones qui bouillonnent dans les corps de ces jeunes gens ! Je préfère faire des disques seul.

Il profite de cet aparté pour recadrer le débat.

— Les concerts et les musiciens célèbres ? Oh la la, je préfère me souvenir des virées dans la petite voiture d’Alfie, avec le fauteuil roulant dans le coffre, en route pour ce marchand de frites ambulant installé au bord de la route, a cup fo tea and a fag, moments of utter happiness that I remember.

Oui, bien sûr, des gens célèbres l’invitent encore à se rendre à Londres pour participer à des événements médiatiques, mais Robert décline les invitations, car il ne fait rien sans Alfie. Entre deux interminables bouchées de carrot cake, Pinnock tente une dernière fois de brancher Robert sur le rock :

— Mais vous devez bien encore avoir des chidées ?

— Je chante pour moi. De temps en temps, je joue un peu de piano et me dis, tiens, ça sonne bien, il faudra que je m’en rappelle. Mais c’est un drôle de boulot que d’enregistrer un disque. Cumberstone business. Je préfère m’intéresser à d’autres musiques, celles que font les peuples diabolisés.

— Cha veut dire quoi diaboliché ?

— Si je suis si triste maintenant que j’ai 75 ans, c’est parce que le colonialisme n’a pas disparu. Il est devenu beaucoup plus subtil. On dit aux gens : on va vous débarrasser de vos tyrans et on va mettre à la place des MacDo et du coca-cola. Ça me rappelle le développement du catholicisme, abandonnez vos idoles et vos sorciers, prenez notre Christ et notre Bible et retournez au boulot. Notre modèle économique est la nouvelle Bible, c’est le même genre de piège à cons.

Et Robert avoue aller sur YouTube pour voir comment les gens luttent contre la diabolisation :

— J’ai trouvé des belles chorales scolaires en Syrie. C’est un bonheur que de les voir chanter. Il y a aussi une saxophoniste qui s’appelle Sophia Tyurina, en Russie. Les Ruses adorent les enfants prodiges. Ce que je préfère en ce moment, ce sont les musiques de danse moldaves. It’s a knockout !

 

Peter Green vit dans le Sud-Ouest de l’Angleterre. Comptez deux heures de route en partant d’Oxford. Si vous débarquez chez Peter, il vous fera entrer rapidement et après une tasse de thé avalée sur le pouce, il faudra passer au front-room pour jammer, car chez Peter, on ne cause pas, monsieur, on jamme. Le voisin Paul arrive et hop, c’est parti pour une jam informelle, un coup de «Lucille», un coup de ce vieux coucou des Shadows qui s’appelle «The Young Ones», un coup d’«Help» et exceptionnellement un coup d’«Oh Well» le seul cut de la grande époque que Peter accepte encore de jouer. Oui, car il fut un temps où Peter disposait d’un supernatural talent pour transmuter le plomb du blues des Amériques en or sonique, c’est-à-dire un Green sound unique au monde. Ses camarades Jeremy Spencer, John McVie et Mick Fleetwood le voyaient comme un génie, ce qu’il était au fond, mais ça le barbait qu’on le considérât ainsi.

Peter n’a jamais été très bavard. Pour lui tirer les vers du nez, il fallait se lever de bonne heure. Quand Clapton qui venait de se faire friser comme un caniche lui fit remarquer que pour devenir célèbre, il valait mieux faire un effort vestimentaire, Peter ne répondit rien et se contenta de sourire. Comme son héros Skip James, Peter aurait bien aimé ne jamais naître, comme ça au moins, pas besoin de parler pour ne rien dire. Tout le monde se souvient qu’à une époque Peter portait la barbe et une grande robe blanche sur scène. C’était sa façon de dire non à tout, surtout à la mode, à Clapton et au succès. Il distribuait tout son blé dans la rue et s’il parlait, c’était uniquement pour essayer de convaincre ses collègues de Fleetwood Mac d’en faire autant. En 1970, après trois ans de Fleetwood Mac et trois albums bourrés à craquer de Green sound, il largua les amarres. Adios amigos.

Comme il devait encore un album par obligation contractuelle, il alla passer une nuit en studio pour jammer. On entend le résultat sur The End Of The Game paru en décembre 1970. Cet album bizarre portait bien son nom : le fin de la rigolade. On y trouve qu’un seul bon cut : «Bottoms Up». Peter semble jouer dans son coin alors que de l’autre côté, la rythmique fait chambre à part. On est à l’hôtel des culs tournés. C’est un véritable chef-d’œuvre de violation des accords dichotomiques. Peter transmute le plomb de la connerie contractuelle en or-nithorynque à sept pattes. Dans l’idée, c’est superbe et même insolite, digne du Bestiaire de Guillaume Apollinaire. Et comme il faut une petite cerise sur ce gâteau, «Bottoms Up» est en plus interminable, comme l’impose l’étiquette apanagique des jams. Par contre, après, ça se dégrade horriblement. Avis aux amateurs. On se croirait parfois chez John McLaughin ou sur l’un de ces mauvais albums de jazz expérimental qui ne servent à rien d’autre qu’à nous faire bâiller d’ennui mortel. Tous ceux qui ne l’ont pas écouté sont même allés jusqu’à considérer The End Of The Game comme un album culte ! Franchement, qui irait s’amuser à faire un disque culte par obligation contractuelle ?

Puis Peter entama sa période de clochardisation. Il en avait la tête de l’emploi. Ça aide. Il commença par séjourner dix jours chez son copain Zoot Money sans décrocher un mot. Puis pendant quelques décennies, il disparut des radars, enregistrant un album ici et là. Il fit tous les petits métiers inimaginables, fit même un brin de zonzon à Brixton pour avoir accusé son comptable de lui barboter tout son blé, puis alla s’échouer comme une baleine à l’agonie chez son frère à Great Yammoth : il mangeait, il dormait, puis il remangeait et redormait. Il transmutait le plomb du temps en caca.

Pendant ce temps, des journalistes s’amusaient à délirer sur la malédiction qui frappait les guitaristes de Fleetwood Mac. Une sorte de destin malveillant les avait précipités tous les trois dans d’insondables abîmes de perdition : Peter, comme on a pu le voir, puis Jeremy Spencer qui, un an après le départ de Peter, quitta le groupe en pleine tournée américaine pour rejoindre une soit-disant secte religieuse, et enfin Danny Kirwan, qui finit pauvre et alcoolique avant de casser sa pipe en bois il y a un an ou deux. Alors évidemment, si un journaliste s’amène la bouche en cœur pour brancher Peter sur la malédiction, il aura la réponse qu’il mérite.

Le plus surnaturel de toute cette histoire, c’est que Peter refit surface dans les années 90 avec le Splinter Group et quelques excellents albums. Cozy Powell y battait le beurre, et quel beurre ! Un docu de la BBC datant de 1996 nous montre un Peter fraîchement marié et étrangement volubile, comme s’il avait repris une dose massive de LSD. Le Splinter Group commençait à devenir énorme, mais en 2005, Peter décida de stopper brutalement les machines, au motif de problèmes de concentration.

C’est là que, profitant d’un hiatus du Fleetwood Mac américain, Mick Fleetwood et John McVie eurent l’idée saugrenue de monter un gros coup à Londres en reformant le Fleetwood Mac original. Les gros coups ont le vent en poupe, comme on sait. Contactés, Peter et Jeremy Spencer donnèrent leur accord. Ils semblaient guillerets. Mais au dernier moment, Peter se retira du projet, il n’était pas question d’aller re-transmuter le plomb des vieilles peaux en une pluie d’or qui allait tomber dans les caisses des tripatouilleurs du showbiz. Il leur répondit d’aller transmuter leur mère.

Tout ce qui l’intéresse, c’est aller à la pêche et jammer dans son front-room. Faut pas le faire chier avec les projets à la mormoille. Il aime bien aussi passer du temps au téléphone avec Jeremy. Oh, ils ne se sont pas vus depuis dix ans, mais Jeremy l’appelle deux fois par an, pour Noël et pour son annive, comme le font tous les vieux. Peter parle du livre sur Socrate qu’il est en train de lire et avoue qu’il a du mal à arquer et qu’il doit utiliser un fucking déambulateur, comme tous les vieux. Ils discutent un peu de musique et tombent d’accord pour dire que «Temptation» des Everlys est un sacrément bon morceau.

Signé : Cazengler, vieux schnock

Tom Pinnock : I’m so somewhere else now. Robert Wyatt. Uncut # 274 - March 2020

Rob Hughes : Man of the world. Peter Green. Uncut # 274 - March 2020

Phil Alexander : The Mojo Interview. Dave Brock. Mojo # 282 - May 2017

 

MOUNTAIN ( II )

Debout les morts ! C'est au flanc du rocher que l'on voit les premiers de cordée in action. Pas pour rien que les ricains ajoutent souvent le terme '' missing'' devant les deux derniers mots de la phrase précédente. Chose promise, chose due, chez Kr'tnt ! l'on ne recule devant aucun sacrifice. Nous voici dans le piémont himalayen, au camp de base numéro 1. Au programme cette fois, l'ascension de la bête par la face Est, le côté du soleil levant. Certes, un peu moins prise de tête qu'une virée sur Le Mont Analogue de René Daumal, mais pas obligatoirement une partie de plaisir, n'ayez crainte si au premier contrefort le soleil se retrouve avec son œil crevé, ne confondez pas la traversée du passage piéton d' Abbey Road avec les deux premiers disques de Mountain. Bien sûr, il y a deux entourloupes dans la chaloupe, le premier album présenté n'est pas de Mountain, mais ce n'est vraisemblablement pas un hasard s'il porte le titre de Mountain, et à la manœuvre est déjà présente une bonne partie de l'équipe du futur groupe montagnard à savoir Leslie West, Felix Pappalardi, Gail Colins. En second lieu soyez pas étonnés, songez que Martin Heidegger nous a prévenus : l'origine n'est pas nécessairement au début ! Pensez aussi à cette théorie mathématique qui nous assure que le milieu d'un segment de droite n'est pas obligatoirement sur ce segment.

C'est Felix Pappalardi qui a repéré Leslie West avec son groupe : The Vagrants. Nous reparlerons de ces vagabonds une autre fois. On ne refuse pas une proposition de l'homme qui a travaillé avec Cream... Plus qu'un honneur, un devoir.

 

MOUNTAIN / LESLIE WEST

Leslie West : guitar, vocal / N. D. Smart II : drums / N. Landsberg : organ / Felix Pappalardi : bass, keyboards, production

Blood of the sun : Leslie bourdonne à la guitare pratiquement en tapinois, par contre il arrache le vocal, vous le dégueule à la manière d'un blues shouter qui se serait caressé le gosier à la toile émeri, avec l'hypocrite rythmique bélier qu'assure le reste de l'équipage l'on ne peut pas dire qu'ils soient vraiment discrets, imaginez plutôt un vol d'hatzégoptérix en vitesse de croisière vers le soleil, sûr qu'il y aura du sang quand ils le traverseront car l'on sent bien qu'ils ne sont pas du genre à faire un détour quand un obstacle se dresse sur leur chemin. Long red : tout frais, tout léger au début, vous vous croiriez sur le Led Zeppe 3, Norman Smart trottine allègrement, mais le Leslie vous a une voix à vous transporter dans une tragédie de Sénèque, et pour brouiller le miracle sa guitare vous tire la langue sur les dernières mesures. Vos interrogations métaphysiques vous reprennent : est-ce du blues folklérisé, ou du folk bluesérysé ? Pentes douces. Better watch out : amplitude vocale, Leslie l'ouvre comme un lion qui rugit, rajoutez-y sa guitare impertinente et vous comprenez que vous n'êtes pas sorti de l'auberge, Leslie vous offre en même temps et la peau soyeuse du tigre et les filets de sang séché sur la fourrure. Belle ménagerie ! Blind man : assez plaisanté, l'on est planté en plein dans le blues le plus puissant, un petit côté à la Hendrix pour les paroles et la guitare, et le band derrière qui vous enfonce quelques poignards dans le dos juste pour voir s'ils savent bien viser. Vous êtes obligé de reconnaître qu'ils gagnent à tous les coups à ce petit jeu. Cruels, mais efficaces. Baby, I'm down : l'on hausse le ton, toujours dans le blues mais l'on en rajoute à tous les étages, l'on n'est pas encore au sommet de la montagne, un sacré groupe d'alpinistes tout de même. Prennent leur temps, mais ils vous surprennent à chaque détour du chemin. Une sacrée dégringolade à la fin sans corde de rappel pour limiter les dégâts. Dream of milk & honey : que disions-nous, ils ont déjà trouvé l'archétype du Mountain sound, ne misent pas sur l'écho en réverbe, non sont plutôt des partisans de la masse sonore qui s'impose d'elle-même sans avoir besoin de bouger le petit doigt. Manière de parler parce que les phalanges de Leslie elles s'activent méchant sur sa guitare clitoris. Storyteller man : un orgue qui carillonne joyeusement à l'église comme pour un mariage, tout à l'air de marcher mais il est sûr qu'il vaudrait mieux se méfier, et maintenant le Leslie il chante comme s'il vous crachait des becs de chalumeau sur le museau, pas de panique, vous vous êtes fait sonner les cloches, mais en douceur. This wheel's on fire : tiens, tiens un morceau de Dylan qui rappelle quelque peu le titre d'un album de Cream, peut-être une manière symbolique de hausser la barre, en tout cas le Leslie chante comme s'il était en train de taper à la porte des fournaises de l'enfer, et derrière le band vous tisse une musique néronienne, mélodramatique à souhait, et tout cela se termine par un bouquet de notes aussi cristallines que des étoiles de Ninja qui s'enfonceraient dans vos paupières. Look to the wind : l'on se calme, fausse impression, l'on repart pour une nouvelle anabase, et derrière vous avez un orchestre qui vous pond un générique de film, puissant et lyrique, la voix de West vous entraîne et vous le suivez en sachant que vous risquez d'y perdre la vie, mais le jeu en vaut la chandelle. Southbond bound train : fonce dans la nuit, inutile de regarder par la fenêtre, le mieux c'est de courir sur le toit des wagons en compagnie des pistoleros de la mort foudroyante vers la voiture qui transporte la paye des mineurs, sera toujours temps après d'échapper à la cavalerie comanche. Rien à reprocher, parfois la vie est excitante. Because you are my friend : on le sentait venir, le Leslie n'est pas uniquement une grosse brute qui vous applique le riff chaud brûlant sur la cuisse comme s'il marquait un long-horn de son troupeau, se la joue cool, le soir autour du feu de camp, vous sort l'acoustique et vous farfouille un truc tout doux rempli de sentiment et de délicatesse. Un peu comme s'il voulait s'excuser de vous avoir de temps en temps malmené. Ne lui dites pas que vous adorez. C'est un tendre.

Vous frétillez, vous croyez que l'on va s'attaquer illico à Climbing ! Que non on est trop bon, on vous a réservé une petite surprise, ce dimanche-là, Steve Knight, qui vient de remplacer Norman à l'orgue, Smart à la batterie, Pappalardi et West, qui viennent de monter Mountain, donnent leur troisième concert. Un peu de monde, ce dimanche 17 août 1969, juste un demi-million de personnes, à Bethel, au Festival de Woodstock, si vous préférez. Feront sensation, mais ne seront pas retenus pour le film, ni sur le disque, un scandale...

MOUNTAIN LIVE AT WOODSTOCK

Stormy monday : le gros blues qui tâche. A la puissance mille. Steve Knigth fait du rase motte sur son clavier, Pappalardi poinçonne à mort, Corky gâte divinement la mayonnaise, la guitare klaxonne et le chant de West dévale de la montagne tel un gros rocher qui roule sur vous et vous transforme en charpie sanglante. Vous êtes cuit aux petits oignons. Ne vous laissent même pas les larmes pour pleurer. Theme for an imaginary western : c'est Pappalardi qui l'a emmené dans ses bagages, le morceau a été écrit par Jack Bruce de Cream. C'est lui qui chante, belle voix, romantique, une manière bien à lui de faire traîner les syllabes sans ralentir son flow, beau travail de Corky qui ponctue à la perfection l'air de rien, et puis Leslie s'en mêle, Felix emmène la nostalgie, mais West emporte l'imagination. Tapis volant. Escalier roulant vers les étoiles. Long red : tombent dans la démagogie demandent au public de taper dans les mains, suit comme un seul homme, le morceau s'y prête, Steve fait des bulles sur son clavier, et Leslie doit prendre un orgasme chaque fois qu'il gueule ''long red''. Facétieux, un gamin. L'a la guitare qui joue du fifre. Who I am but you are the sun : une belle ballade, Pappalardi est au chant et West par derrière vous pousse des gueulantes à briser les chênes dont on fera votre cercueil. On se croirait à l'opéra dans un duo de ténors. C'est beau comme du Wagner, d'ailleurs à la fin l'orgue déborde comme les eaux du Rhin. Beside the sea : un blues comme on n'en fait blues depuis longtemps, un truc qui vous décolle la rétine. Au début si vous faites gaffe aux paroles vous vous dites qu'il y a un hiatus, pas de quoi faire un drame de se promener au bord de la mer avec la copine, sur le dernier couplet vous comprenez l'atmosphère surréelle qui baigne le morceau, reviendront sur cette plage quand ils seront morts, dans la nuit noire, la voix de Leslie qui rawe et sa guitare qui ardente comme un buisson d'épines sur le Sinaï, vous êtes au septième ciel, aussi sombre qu'un poème d'Edgar Poe. Waiting to take you away : ah, cette sonorité de Mountain, the Mountain sound, z'ont une manière de profiler les intros qui n'appartient qu'à eux, une fourrure de renard charbonnier dans les rousseurs de l'automne, c'est terrible avec Mountain, ils ne peuvent pas se lancer dans une ballade toute gentillette sans vous la transformer en une monstruosité épique. Défaut majeur, vice supérieur ! Blood of the sun : attardons-nous sur Steve Knight, n'est pas là pour regarder pousser les petits pois ni le gros poids de Leslie. Cheville essentielle. Essayez d'imaginer un film sans les décors et même un orchestre sans musique. Cet enregistrement devrait être dédié à notre chevalier du clavier. Southbound train : vraisemblablement pas enregistré à Woodstock, mais l'on ne va s'en plaindre, de toute beauté, suis parti faire un tour sur des enregistrements de Cream, pour juger de la différence, pas photo, chez le trio anglais il y a toujours la recherche de l'effet étudié, sûr qu'ils savent y faire, je les adore, mais chez Mountain, Leslie vole. Un planeur au-dessus des nuages, solitaire, ses doigts caressent les cordes, et les notes sont au-delà d'elles-mêmes... Dream of milk and honey : ne vous mentent pas, sucré comme du miel, doux et nourrissant comme le lait maternel, du grand Mountain, avec Steve Knight comme on ne l'entend jamais aussi bien sur tout autre disque du groupe. Une longue dérive de seize minutes, la guitare de West venant comme les abeilles de l'Hymette butiner les lèvres de Platon, ne soyez pas jaloux maintenant elle gronde dans votre oreille, tant qu'à y être elle vous transperce les tympans et un délicieux venin s'instille dans vos méninges sans ménagement. Changement de programme de gros pataugas de montagne piétinent votre corps tandis que résonne l'ambulance qui vous transporte à l'asile. Cet homme à la guitare est vraiment dangereux, il ne faut surtout pas l'arrêter, d'ailleurs ses copains lui réservent un accueil enthousiaste. Au cas où vous ne l'auriez pas reconnu un crieur annonce ''Leslie West !'' Ferait mieux de lui tresser une couronne de laurier comme pour César.

Vous trouvez ces morceaux sur le Official Live Mountain Official Live Bootlegs Series paru en 2005 : Woodstock Festival / New Canaan H. S. 1969. Seuls les six premiers morceaux proviennent de Woodstock, mais vous avez eu droit à quelques louches de potion magique supplémentaire.

N. D. Smart II quitte Mountain. Lorsque l'on écoute son précédent groupe Kangaroo [ + Barbara Keith ( vocal ), Teddy Spelies ( guitar, vocal ), John Hall ( keyboars, guitar, vocal )], qui promeut un folk influencé par les Beatles, l'on n'est pas surpris par la suite de le voir accompagner Ian & Sylvia duo folk canadien qui plus tard enregistra deux albums à Nashville que l'on considère comme pro-country-rock, très logiquement Smart II se retrouvera aux côté de Gram Parsons. Il travailla aussi avec Todd Rungren et cerise sur le gâteau par ces temps de guigne qui courent il participa en 1997 avec le groupe Hungry Chuck à l'enregistrement de The Deadly Ebola Virus ! Comment arriva-t-il à participer à Mountain, grâce à Felix Pappalardi qui en 1966 lui signala qu'un groupe de Boston, The Remains, cherchait un batteur. Les Remains tournèrent avec les Beatles en Amérique et leur leader Barry Tashian jouera avec Emily Harris et Gram Parsons... N'oublions pas que Pappalardi a débuté son travail à New York, qu'il a gravité dans le milieu folk, produit et participé à de nombreux disques, notamment de Tom Paxton.

Quant à Norman Landsberg qui n'a été présent que sur trois pistes de Mountain de Leslie West, il est avant tout un pianiste de jazz que l'on retrouvera dès 1970 avec le groupe de rock-jazz Hammer. Le premier disque du groupe quoique beaucoup plus jazz n'est pas sans présenter quelques analogies avec le son de Mountain, cela grâce à l'orgue de Landsberg mais aussi cette manière de compresser toute l'énergie du groupe en de courtes séquences-pivots qui chez Hammer permettent de démarrer de longues tirades swing échevelées. On peut entendre Ken Janick qui participa en tant que batteur avec Landsberg à la première mouture du groupe de West ( qui ne satisfit pas Pappalardi ) pour un seul titre sur le premier album de Hammer.

CLIMBING ! MOUNTAIN

Gail Collins est très présente sur le premier disque de Mountain, elle co-signe six morceaux sur neuf mais c'est elle qui se charge de la couverture. Leslie n'aimera pas la couverture, selon lui Gail n'a pas résisté au plaisir pervers de se représenter sur l'illustration, ne cherche-telle pas à cacher la montagne sous sa vaste robe ? Ne dévoilait-elle pas par ce voilement même – Aristote ne définit-il pas la vérité selon ce clignotement aléthéïque – sa volonté d'imposer son ascendance sur la communauté montagnarde ? Les sectateurs freudiens ne manqueront pas de signaler l'ambivalence sexuelle de l'image, est-ce une salutation au pénis ou une tentative d'occultation... Les amateurs de Tolkien n'hésiteront pas à nommer Le Seigneur des Anneaux, pour ma part, tout en étant dans l'incapacité d'en apporter le moindre début de preuve, j'y vois une filiation quasi-formelle avec le récit d' Alice au pays des merveilles, pas à une quelconque illustration du récit, mais une parenté spirituelle et mathématique avec l'esprit de Lewis Carroll. Une espèce d'approche du mystérieux concept des angles morts appliquée à la division fractale des apparences. Souvent mes amis affirment que je délire.

Leslie West : vocal, guitar / Steve Knight : Mellotron, organ /Corky Laing : drums, percussion / Felix Pappalardi : bass, production.

Mississippi queen : ah! Cette reine du Mississippi nous l'avons tous aimée, adorée, adulée, ce n'est rien qu'un simple morceau de rock 'n'roll, mais rien n'y manque, un vocal à l'arrache qui cloue votre cercueil, ce final impromptu qui exige une réécoute, sans quoi la vie ne vaut pas la peine, et surtout ce gimmick de cloche de vache qui vous appelle à l'étable du paradis, rien qu'avec ce triple battement Corky va plus laing que vous et même si vos détestez que l'on vous dépasse, là vous vous inclinez, il a raison.Theme for an imaginary western : un grand moment, un grand film, ceux que vous tournez dans votre tête, qui se déroulent à l'infini, dont vous vous repassez les séquences ad vitam aeternam, tout cette grandiloquence à laquelle vous n'accédez jamais dans votre vie, la voici ouverte dans vos rêves, la guitare de West n'est plus un instrument de musique mais un symbole, un aigle qui plane dans le ciel, très loin, très au-dessus du monde, vous êtes parti en voyage et vous savez que vous ne reviendrez jamais parmi la petitesse de vos contemporains. Never in my life : le genre d'envoi piégé qui ne fait pas de cadeau. Vous explose tout de go, vous arrache la tête, effondre votre maison, ensevelit votre femme sous les décombres, écrase les enfants sous les poutres, n'oublie ni le chat, ni le chien, ni le canari ni les poissons rouges. Laing a le diable au Corky et les autres s'entendent comme larrons en foire pour bousculer le monde, le froisser comme une vulgaire boule de papier et l'envoyer valser dans la poubelle des étoiles. Silver paper : serait-ce un hymne au soleil, les empereurs Julien ou Aurélien auraient pu le psalmodier, toute victoire dépend de vous, se tapit une miraculeuse hégémonie du bonheur vital dans ce titre, la guitare de Leslie resplendit comme un rayon de soleil qui éclaire sans éblouir. Des intermittences de splendeurs dans ce titre. For Yasgur's farm : autre titre de Who I am but you are the sun, au début c'était une simple chanson d'amour, mais après Woodstock le titre a pris une nouvelle dimension, pratiquement philosophique, l'expression de nouveaux rapports entre les êtres vivants, ne plus s'enfermer dans le miroir de l'autre, laisser entrer la multitude générationnelle dans l'entre-soi, le morceau n'échappe pas à une certaine emphase, plus question de se perdre dans le rêve d'un western imaginaire, une autre vision de l'amour considéré dans son universalité spirituelle. To my friend : que dire de plus après l'amplitude précédente, que substituer à l'amour de plus grand sinon ce sentiment d'amitié, qui relève davantage du ressenti et moins du maladroit bavardage des mots, pas une seule parole, juste un instrumental, un son de gratte très anglais, cette espèce de néo-folk très en vogue à l'époque, très expérimental, la recherche d'une équivalence lyrique à ces orages électriques que le hard-rock fomentait. Une manière aussi d'échapper à ce country blues qui était à son fondement. J'ai toujours eu l'impression que Mountain avait un coup d'avance sur le Zeppe III. The laird : ce morceau le confirme, des paroles d'outre moyen-âge, des harmonies en sous-main comme s'ils avaient tenté d'écrire un musique pour le baladin du monde occidental de Synge. Douceur des fausses paroles et des fins grattés de guitare qui ne sont que toiles d'araignées perlées de rosée sur la laideur du monde. Sittin' on a rainbow : changement de registre, rock'n'roll pour tous, pas méchant non plus, terriblement ambigu, ceux qui rêvent d'arc-en-ciel et ceux que la modernité télescope. Parfois le rock est moqueur et frondeur. Attention une seule pierre qui percute un éboulis et c'est l'éboulement, sauve-qui-peut-général, essayez de vous en tirer comme vous pouvez. Le morceau est très court, Mountain tire son épingle du jeu très rapidement. Boys in the band : mélancolie de guitare en ouverture, où sont les beaux jours, sur la rock'n'road ou sur celle du retour ? L'on se serait attendu à une catapultade rock dont Mountain a le secret pour terminer en beauté. Mais non, l'on est au sommet, la victoire semble amère, beaucoup plus décevante que la joie de la réussite escomptée. Mais la pourpre des nuages dont on est enveloppé est de grande intensité, d'une irrémédiable beauté.

L'on a tendance à penser que les groupes de hard sont des soudards ivres de brutalité. Ils sont capables du pitre. Ne nous cachons pas la réalité, nous les aimons pour cela. Il importe toutefois de les écouter avec attention. Pour les mieux comprendre et les mieux entendre, il est nécessaire de les remettre dans le contexte de leur apparition. Ils usent d'une pseudo-poésie mi-toc, mi clinquante, qui n'est pas sans signifiance.

Ce qui est sûr c'est qu'il vaut mieux regarder la couverture de l'album due à Gail Collins après avoir écouté l'album qu'avant. L'on s'aperçoit que non seulement elle n'en trahit en rien le contenu qu'elle subsume. Il y a dans ce disque mastodonte une grâce surprenante. Faut-il parler d'une dissemblance de dessein ultime entre les personnalités de Pappalardi et de West, ou du dessin originel de la présence de Gail qui introduit une faille profonde entre l'élément femelle et l'élément mâle. Entre l'action et le rêve aurait dit Baudelaire. Le troisième album de Mountain ne s'intitulera-t-il pas Flowers of Evil ?

Une affaire à suivre.

Damie Chad.

LE LIVRE DU DESIR

LEONARD COHEN

( Le Cherche-Midi / 2008 )

 

L'ouvrage est paru en 2006 en langue anglaise sous le titre de Book of longing. Cette version est due à traduction de Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal, le spécialiste folk dans le Rock & Folk de la grande époque. Elle a été précédée en 2007 d'une première aux éditions de l'Hexagone traduite par Michel Garneau. Que nous n'avons pas lue. Outre qu'il soit lui-même poëte et ami de Leonard Cohen, sa simple traduction du titre en Le Livre du Constant Désir – Mallarmé dans sa Prose pour des Esseintes ne nommait-il pas la Gloire du long désir - nous semble davantage en osmose avec l'original et possède le mérite d'inscrire l'ouvrage dans la tradition de la poésie amoureuse troubadourienne née en Provence, ce qui n'est pas sans intérêt puisque dans son livre l'auteur rappelle à plusieurs reprises qu'il a habité dans le Luberon.

Le recueil regroupe plus de deux cents poèmes très souvent agrémentés de dessins dus à Leonard Cohen. Un peu décevants, car très répétitifs, l'on ne peut pas parler d'illustrations proprement dites. Tout au plus des motifs qui ne fonctionnent même pas comme une héraldique sacrée, des images prégnantes qui reviennent comme des cartes à jouer dont le retour distributif semble trop hasardeux pour exprimer une véritable signifiance. Plus intéressants nous semblent les sceaux porteurs d'une volonté magique dont parfois les textes sont comme frappés ou mis sous protection. Les poèmes, vers courts et proses, ne sont pas très longs, très rares ceux qui excèdent une page. Beaucoup ne dépassent pas la partie médiane de la feuille, le vide excédentaire doit être générateur de la présence des dessins.

Il convient de l'avouer, Leonard Cohen est meilleur poëte que dessinateur. S'il fallait jouer au portrait chinois, et si le livre était une figure géométrique, laquelle serait-il ? La réponse s'impose. Un triangle. Equilatéral. Avec un trou en son milieu. Qui représenterait le poëte en personne. Un puits sans fond. Ou l'extrême pointe d'une pyramide des âges. Rappelons que Leonard Cohen est né en 1934 et que le livre paraît en 2006. Bref un bouquin de vieux. Et un vieux même pas beau. Cohen ne se leurre pas. Griffonne une trentaine de fois son auto-portrait. Pas un jeune premier. La vieillesse est un naufrage nous a avertis Chateaubriand.

Pour que nous en soyons sûrs Cohen signale une fois qu'il s'inspire d'un des poèmes de Cavafy, intitulé Les Dieux abandonnent Antoine, ce n'est pas que Cohen s'estime digne de l'attention des Dieux de l'antique Hellade, c'est une jeune amante qui se lève de son lit pour ne plus revenir... Nous avons-là une des clefs de compréhension du livre. Constantin Cavafis ( 1863 – 1933 ) n'a écrit tout au long de sa vie qu'une centaine de poèmes qui ne furent définitivement réunis en un recueil qu'après sa mort. Ses Poèmes sont une longue réflexion sur le Destin, imagée selon l'histoire de la Grèce Antique, croisée au thème de la fuite des jours. Toutefois le poëte triomphe de ses deux forces redoutables par l'évocation des jours anciens, ceux qui le mirent au contact de la Beauté lors de ses étreintes amoureuses. Homosexuelles cela s'entend, Cavafy était grec jusqu'au bout du pénis et comme disait la vieille plaisanterie homophophe romaine, si tous les pédérastes ne sont pas grecs, tous les grecs sont des pédérastes... Que ce pseudo-syllogisme graveleux ne vous empêche pas de lire Cavafis, un des quatre ou cinq grands poëtes de notre modernité.

Ne nous égarons pas, revenons à notre géométrie. Quels sont les trois angles d'attaque de notre triangle évoqué plus haut. Le premier est tellement important que la typologie de notre figure géométrique peut servir de représentation symbolique et physique du sexe dans lequel son encoignure angulaire se fixe : le féminin. Le deuxième et le troisième sont d'une ascendance nettement moins empreinte d'une telle concrétude. Le néant pour l'un, le vide pour l'autre.

Soyons plus précis. Je ne ferai pas l'injure aux kr'tnt-readers de rappeler la discographie de Leonard Cohen. Il fut aussi écrivain et poëte. Son roman Les perdants magnifiques connut son heure de gloire au milieu des années soixante. Ses albums lui permirent de toucher un vaste public, notamment rock. Une belle carrière. Une vie bien remplie. Le succès est une chose, le sentiment d'atteindre à une certaine plénitude une autre. Durant cinq ans Leonard Cohen arrêta tout et se fit moine bouddhiste. Tout le début du Livre du Désir relève de cette expérience. Z'oui mais. L'équanimité spirituelle devant le spectacle et les attraits du monde est certainement ( je vous laisse juge ) un plaisir, que dis-je une sérénité rayonnante... encore faut-il réussir ! Leonard s'astreint à de longues et bénéfiques méditations, n'empêche que son esprit batifole un peu, une fille qui passe et voici qu'il trique dur... En avançant dans le livre l'on s'aperçoit qu'il accorde de moins en moins d'importance à son maître vénéré, Roshi est âgé de quatre-vingt neuf ans ce qui lui permet peut-être d'être dépourvu de toute attirance charnelle, ce qui n'est pas le cas de Leonard Cohen. Qui ne pense qu'à ça... Le Zen le rend zinzin. Le vide du nirvana l'énerve, il s'en détournera...

N'en devient pas pour autant un farouche athéiste. N'oublie pas ses origines. Juives. Fils de rabbin. Aucune allusion aux rites dans le livre. Si ce n'est la prière qu'il faut comprendre comme une confrontation à quelque chose de bien plus grand que soi. D'une absoluïté éternelle tellement sans commune mesure avec sa propre relativité individuelle éphémère que l'on n'en peut juger, que l'on ne peut en prendre mesure, que toute tentative vous donne l'étrange sensation de faire l'expérience non pas d'une présence mais d'une absence. Cohen n'est pas un mystique. Il ne s'aventure pas à décréter comme Angelus Silesius ou Jacob Böhme, que D-eu serait pure négativité. Il se refuse à descendre dans un tel abîme. S'éloigne très vite de ce seuil dangereux. L'incommensurabilité de D-eu il s'en sert comme d'un paratonnerre métaphysique qui lui permet de se tirer de ses dépressions chroniques, D-eu est une présence englobante, savoir qu'il existe s'avère un rempart idéal contre le doute et les contradictions. Contre la peur de la mort, un seul refuge, les formes du corps féminin.

Objection votre honneur. Certes la beauté et le don des femmes est un puissant contre-poison, à part que... la jeunesse est loin, et que la vieillesse n'en finit pas de s'insinuer dans ses artères, ses membres, ses organes... L'en est réduit comme Cavafy à se remémorer les anciennes fiancées, les rencontres de passages, les occasions fabuleuses, les femmes qui ont partagé sa vie durant des périodes plus ou moins longues. Des instants de bonheur qui ont fui parce tout a une fin, ou qu'il a froidement rejetés. Certes il a eu de la chance, sa vie, son aura, sa célébrité ont attiré bien des filles autour de lui. La sarabande fastueuse est en train de s'achever. La musique ralentit la cadence.

Pratiquement tous les poèmes du recueil sont d'amour. Ou de sexe. Mais traversés et foudroyés de fragilité. Cimetière en vue. Qu'est-ce que ce contact d'épidermes et cet échange jouissif de glaires quand l'on se souvient que tous ces soubresauts érotiques sont appelés à disparaître, que leurs répétitions spasmodiques fournissent mainte distractions pascaliennes, il ne faut surtout pas oublier qu'au moment où la mort présentera l'addition tous les chiffres s'égaliseront à un beau zéro aussi vide et béant qu'un crâne humain, et qu'en fin de compte comme le disait avec humour ce nihiliste d'Alexandre Vialatte à la fin de ses chroniques, seul Allah est grand. Et plus grand que vous. Que tous vos actes ne sont que de vaines barricades qui ne vous protègeront guère.

Leonard Cohen pourrait en pleurer. Il préfère en rire. Un peu d'humour noir pour contraindre le désespoir, quelques sourires sardoniques pour égayer l'as de pique fatidique, jouent le rôle du terreau noirâtre dans lequel un jour ou l'autre ces corps sublimes, ces caresses paradisiaques seront engloutis. Cohen rappelle les moments les plus forts de sa vie, ces instants de communion enflammée, comme s'il essayait de s'envelopper dans la couverture bigarrée de son existence, il reconstitue le patchwork de ses moments les plus intenses, pièce par pièce, s'il était Arthur Rimbaud il aurait cyniquement intitulé son recueil Les remembrances du vieillard idiot, mais il n'est pas Rimbaud, peut-être un peu Verlaine, plus tendre, plus sentimental. Un Cavafy canadien, qui n'a pas le recours prodigieux d'une légendaire historicité pour teindre son linceul d'une pourpre souveraine. Il n'est qu'un simple mortel, un petit homme auréolé de la faiblesse illuminative de toutes les femmes qu'il a rencontrées.

Difficile de juger d'une poésie sur une seule traduction. Mais si les rockers peuvent être des paroliers de génie, atteindre à la plus haute poésie est beaucoup plus rare. Le livre du Désir confine à l'élégie, il n'accède pas à l'épopée mythographique de Jim Morrison. La lecture est loin d'en être déplaisante.

Damie Chad.

Note 1 : Cavafis, nouvelle transcription phonétique du grec moderne qui remplace peu à peu l'ancienne : Cavafy.

Note 2 : D-eu n'est pas une erreur de saisie, dans le texte hébreu de la Bible le nom de Dieu dépourvu de voyelles ne se prononce pas. Leonard Cohen et ses traducteurs ont tenté de reproduire cette particularité, en omettant ici une voyelle.

BOOK OF LONGING

PHILIP GLASS / LEONARD COHEN

( Orange Mountain Music / 2007 )

Pour ceux qui n'aiment pas lire il existe une version récitée et chantée par Leonard Cohen secondé par un quatuor vocal sur une musique composée par Philip Glass. Amis rockers, l'accompagnement de Philip Glass se déploie selon une démarche classique. Ne soyez pas surpris par les sonorités. Rappelons que si l'œuvre de Glass s'inscrit dans la tradition des grands compositeurs Bach, Beethoven, Debussy, Fauré, Chostakovitch, Honeger... il s'est aussi inspiré d'artistes comme David Bowie, Eno, Tangerine, Laurie Anderson... A ses débuts Philip Glass est avec Steve Reich un adepte de la musique minimaliste basée sur des structures répétitives. Le travail de Glass est à mettre en relation avec celui que Robert Fripp effectuera avec King Crimson, Eno et Bowie. Sentiers croisés de la musique populaire et de la musique savante.

Damie Chad.

29/04/2020

CHRONIQUES DE POURPRE 462 : KR'TNT ! 462 : THE LAST INTERNATIONALE / ALAN MERRILL / VIC VOGEL /NANTUCKET SLEIGHRIDE /

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 462

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

30 / 04 / 2020

 

THE LAST INTERNATIONALE / ALAN MERRILL

VIC VOGEL / NANTUCKET SLEIGRIDE

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Debout les damnés de la terre

 

Curieuse idée que d’aller choisir The Last Internationale comme nom de groupe. Delila Paz, Edgey Pires et Brad Wilk ne s’embarrassent pas de scrupules. C’est vrai que les scrupules n’ont jamais servi à rien. On pourrait dire la même chose des illusions. Oh ce n’est pas la première fois qu’un groupe de rock s’amuse avec ce vieux mythe révolutionnaire. Au sommet de son cynisme, McLaren avait suggéré aux Dolls de porter du rouge - red patent leather - et d’accrocher sur scène un grand drapeau rouge, semblable à ceux que Trotski accrochait jadis sur ses trains blindés, lorsqu’il allait réduire en bouillie les dernier bataillons anti-révolutionnaires de l’armée blanche. Nos trois cocos d’Amérique ne vont pas jusqu’à reprendre l’Internationale comme le fit jadis un groupe de hard-rock chinois, ils se contentent d’afficher leur pâté de foi en militant pour la heavy pop, ce qui vaut pour un engagement. Aujourd’hui on en est là. Si on réfléchit bien, les trois cocos d’Amérique ont raison. Ça ne sert à rien de vouloir refaire le monde, d’autres ont essayé et ont échoué, même Karl Marx qui fut sa vie entière persuadé qu’il pouvait sauver l’humanité en réfléchissant à une idée toute simple qui est celle d’une meilleure répartition des richesses. Une idée qui plaît beaucoup aux pauvres mais que détestent les riches. Résultat : sous couvert d’évolution/révolution technologique, le monde moderne s’enfonce dans un chaos qui broie tout, surtout les idées. Le brouhaha médiatique n’est plus qu’un gigantesque sani-broyeur qui aura tôt fait d’engloutir les dernières traces d’intelligence. On a cru le monde menacé jadis par la peste, puis par les guerres mondiales et les bombes atomiques. Ce qui se profile est mille fois plus inquiétant : une nécrose cérébrale généralisée.

Heureusement, il nous reste la musique et le cynisme afférent. We Will Reign est certainement le meilleur moyen de faire connaissance avec nos trois cocos d’Amérique. C’est un album qui a du son à revendre. Ce qui frappe le plus, c’est la frappe de Brad Wilk, bien connu des fans de Rage Against The Machine, puisqu’il en fut le batteur. Ils font aussi une puissante reprise du «Baby It’s You» de Burt. Ils la bombardent de son, comme s’il voulaient passer en force et conquérir le firmament. L’autre grosse Bertha de l’album s’appelle «1968» - The more I love/ The more I feel like making revolution - Belle pulsion rockante, Edgey Pires joue à la bonne éclate. On sent un énorme potentiel derrière ce fier désir révolutionnaire. Ils font aussi un «Fire» qui n’est hélas pas celui de Jimi Hendrix, c’est un heavy Fire de before you let that burden down. Belle excellence de la fine fleur du fire. Delila Paz chante à gorge déployée. Elle devient une fabuleuse décapsuleuse, une véritable égérie d’Algérie avec derrière un edgy Edgey qui joue à la folie Méricourt. Ils tentent le diable. Delila Paz bourre d’insistance et de poudre la dinde de son morceau titre puis Brad Wilk sort son gros beat sur «Wanted Man». Cette teigne de Delila Paz revient ruer dans les brancards de «Killing Fields», elle y fait sa heavy rockeuse, celle qui ne se laisse pas marcher sur les doigts de pieds. Elle fait autorité, elle chante à l’ancienne, avec ce côté dominateur qu’avaient des gonzesses comme Grace Slick ou Maggie Bell. Elle sait aussi ramener du sucre autour de ses lèvres avec un «Battleground» qui sonne comme un hit des Ronettes, et puis voilà, on a dit tout ce qu’on pouvait en dire.

Sur scène, nous deux cocos d’Amérique sont encore plus intéressants (ils ne sont que deux car Brad Wilk s’est fait porter pâle et remplacer par un frenchy). Il leur faut de la place car Edgey Pires saute partout et donc, il entre en compétition avec Mike Brandon des Mystery Lights et Pat Beers des Schizophics. Dès trois, quel est le plus beau Zébulon ? Pat Beers, bien sûr, mais Edgey Pires n’est pas avare de rebondissements en tous genres. Il affectionne particulièrement le saut en ciseau. Il en fait même peut être un peu trop. Il rebondit plus qu’il ne joue, en réalité. Ces groupes américains ont compris qu’il fallait donner du spectacle aux gens, alors ils en donnent. Franchement, on n’osait même plus espérer voir des guitaristes sauter partout. Le plus extrême reste Pat Beers, car il adore se rouler par terre avec sa guitare, ce que ne font ni Mike Brandon ni Edgey Pires. Disons qu’ils font autre chose. Et ça marche. On en a pour son argent. On se sent même privilégié. Ils attaquent avec un joli brash de «Feeling Good» suivi de l’imparable «Killing Fields», deux jolies bombes de scène et c’est là où Delila Paz abat son jeu : wow, l’égérie d’Algérie mène bien son bal, à l’autre bout de la scène, elle chante à la hargne pure en jouant de la basse et elle saute pas mal derrière son micro, en fait, elle bouge en travaillant son souffle, comme un boxeur dont elle porte d’ailleurs des pompes. Magnifique donzelle mirifique, elle ramène toute l’imagerie des passionarias californiennes, on pense bien sûr à Grace Slick, mais en plus dynamique, Delila Paz devient extrêmement belle dans son rôle d’entertaineuse. Avec son fute de cuir noir et les cheveux dans la figure, elle rivalise de rock’n’roll animalism avec son copain Edgey Pires, ah les deux font joliment la paire, c’est le couple infernal du rock américain, avec le même genre d’énergie que Nashville Pusssy. Même genre de bravado pugnace, même façon de travailler le rock au corps, avec ce «Mind Ain’t Free» tiré du dernier album ou encore ce «Wanted Man» tiré de l’Epic et bien monté sur son gros beat. Ils sont tellement excellents qu’ils en deviennent prévisibles. Ce n’est pas les critiquer que de dire une telle chose, c’est au contraire une façon de les féliciter pour cette espèce d’aisance à chauffer un public convaincu d’avance. La recette du couple infernal marche à tous les coups, mais là, Edgey Pires et Delila Paz amènent encore autre chose, le petit plus qui fait la différence, une sorte d’éclat naturel qui fait qu’on ne préfère ni l’un ni l’autre, mais les deux ensemble, tellement ils se fondent bien dans le moule de leur son et de leur vision du rock. À deux, ils réussissent l’exploit de proposer un modèle de rock américain parfait, ils dégagent de bonnes vibrations et rockent leur chique so far out. Delila Paz reprend l’«A Change Is Gonna Come» de Sam Cooke et se donne les moyens de bien le chanter au chat perché, elle fait bien gaffe de ne pas esquinter cette merveille mythologique. En rappel, ils viennent exploser une dernière fois le «Need Somebody» du dernier album et l’infernal «1968» tiré de l’Epic. Belle leçon de power.

Maintenant, si on veut écouter les autres albums de cette dernière Internationale, il faut aller voir au merch, car à part l’Epic, leurs albums ne sont pas vendus dans le commerce. Pas de label, donc ils s’auto-produisent. Ils ne se prennent pas la tête avec ça. Leur dernier album auto-produit s’appelle Soul On Fire et date déjà de 2018. On y trouve une belle énormité, «Freak Revolution» qui nous conforte dans l’idée d’avoir fait un bon investissement. On y assiste à une belle descente de heavy blues rock, certainement ce qui se fait de mieux dans le genre. Delila Paz y délaye son heavy charisma de boxeuse à coups de hey avec un Edgey Pires en embuscade. C’est excellent, tendu et beau, aw aw, bien ravalé de la façade, porté à bonne ébullition, tisonné dans l’âtre du diable. L’autre gros candidat à l’élection s’appelle «Hit Em/Your Blues», vieux shook de shake avec cette folle de Delila qui saute au fond du cut avec sa basse comme d’autres sautent au paf. Excellent et même assez éperdu. Ça chatouille bien les oreilles, à défaut de chatouiller autre chose. Par contre, ils font un «5th World» assez présomptueux. Ils ne reculent devant aucun sacrifice. Edgey Pires finit ça en festival de wah, c’est bien bardé d’interventions à tous les coins de rues, il fait dans l’excès perpétuel. Ils tapent leur «Hard Times» au big heavy stomp avec la basse en avant dans le mix, et la harangue d’une folle comme une cerise sur le gâteau - Cuz I’ve been lost - Elle y va de bon cœur, c’est vrai, mais ils en font trop. Ça devient vite pompeux. Ils amènent ensuite «Mind Ain’t Free» au heavy groove saturé de son et elle parvient à chanter au dessus du mayhem. Elle ramone bien sa prophétie, c’est très épique, très saturé, elle prône l’arrachage des chaînes - You can break those chains/ Right Off your feet - Ils font aussi quelques trucs plus putassiers comme «Soul On Fire», ou «Modern man» qui sonne comme de l’indie pop, ou encore «Need Somebody», monté en épingle et même assez gothique.

Au merch ils vendent aussi deux Bootlegs à pas cher, 5 euros, alors ça part comme des petits pains. Sur This Bootleg Kills. Vol. 1, on trouve pas mal de belles choses, notamment cet hommage aux Stones qui s’appelle «Edith Grove». Bien amené aux arpèges sixties, ça tourne très vite à la big Stonesy. C’est même en plein dedans, elle est bien au chant, d’une chouette crédibilité. Très joli répondant. L’autre bonne surprise du boot est cette reprise d’«A Change Is Gonna Come», qu’ils jouent sur scène. Elle se prend pour Sam Cooke et elle est impressionnante de justesse. Elle accroche bien au truc, elle le chauffe à l’extrême pointe de sa petite glotte rose. Ils font aussi une reprise du «Hey Hey My My» de Neil Young. Ça leur va comme un gant. C’est complètement dans leurs cordes. Elle fait sa passionaria, rock’n’roll can never die. Ils y vont franco de port. Elle est marrante quand elle parle de Johnny Rotten. Le connaît-elle ? L’autre bonne surprise du boot est ce pur jus de stomp qui s’appelle «We’re Gonna Stand Up». On lève la patte en rythme avec eux et Delila s’érige en reine de la révolution, elle guide le peuple, enfin le peuple qui achète ses disques. Elle ne cherche pas à se faire élire au Soviet Suprême, elle a compris que ce n’était pas pour elle. Elle préfère aller stomper dans la pampa. Elle dispose des clameurs populaires pour la soutenir. Alors elle devient fière de son drapeau rouge. Elle rameute les foules à coups de we’re gonna stand up, elle sait prêcher dans le désert. Alors bravo ! Parmi les cuts connus tirés des autres albums, voilà «Tempest Blues» qui comme son nom l’indique est une solide tempête de blues rock. Edgey Pires l’explose au bottleneck acariâtre. Il se situe dans le sentiment de la vraie épaisseur, avec du solo à l’avenant. Impossible de faire mieux. C’est même un exploit dont il devrait être fier. On retrouve aussi deux versions de l’excellent «Killing Fields» tapé au heavy rock de riffing international. Dans la version live en studio, on assiste à une fantastique bravado d’exaction ornithorique, ça joue dans le giron du gras double, t’es baisé d’avance, c’est même du gras double de roll over, une vraie merveille. Ils excellent en matière de heavy stuff. L’autre version est un live at Rock Werchter. Une vraie régalade. On veut du rab. C’est du bon heavy, servi à la louche, ça fume, on se brûle la gueule et elle charge sa petite barque de baby doll en dansant comme une boxeuse derrière son micro, awite, sans jamais regarder où elle pose les doigts sur son manche. Delila Paz ne s’arrête jamais en chemin, elle va shaker l’Internationale jusqu’au bout de la nuit, avec un Edgey on the edge of the wah qui arrose tout de son sperme sonique. Elle reprend aussi le «We Will Reign» tiré de l’Epic du même nom. Elle s’enflamme comme l’égérie d’Algérie, du haut des barricades de Casablanca, avec des filles qui font nah nah nah derrière elle. Il semble parfois qu’ils cherchent tous les deux à se faire passer pour un groupe de rock clasique, alors que de toute évidence, leur destin se trouve dans l’underground. Edgey Pires sait rester on the edge de la cocotte internationale. On passe complètement à autre chose avec «Workers Of The World Unite». Elle se prend pour Joan Baez. Mais au fond, cette adoration pour Joan Baez l’honore. Quand elle gueule, elle est un peu limitée, mais elle paraît sincère dans son élan.

This Bootleg Kills. Vol. 2 est plus acou. On y trouve une superbe reprise du «Babe I’m Gonna Leave You» de Led Zep. Les voilà dans le saint des saints. Ils n’ont pas froid aux yeux : deux défis d’un coup, le Plant et le Page, c’est-à-dire l’un des sommets artistiques du rock anglais. Ils font une version extrêmement intense, Edgey Pires la joue à l’arpège convaincu, il reste dans une esthétique très seventies et même assez spirituelle. Ils rendent ensuite hommage à Wolf avec «Hard Time Killing Floor Blues», deep in the dark d’acou, mais sur ce coup-là, ils manquent de crédibilité. Wolf n’est pas un joujou. L’autre reprise de choc est le «Think» d’Aretha. Belle attaque, Delila Paz en a les moyens, elle a tout le shake et toute la niaque nécessaires. Elle sort même des accents black dans le feu de l’action. Mais elle gueule aussi comme une égérie d’Algérie perchée sur sa barricade. Cette cover d’Aretha reste néanmoins exceptionnelle car grattée à coups d’acou. Voilà pourquoi ces deux boots valent le déplacement. On croise rarement des covers d’aussi bonne qualité. Ils font aussi un carton avec «River» joué au pincé d’acou subtil. Ils s’amusent à revisiter le soft pop folk du dessous des arbres, elle monte dans de sacrées virevoltes et son répondant en impose. Elle joue de toutes ses facultés et chante à la pointe de ses lungs. Elle est assez pure dans sa dimension fantasque et on est prié de la respecter. Par contre, ils se montrent affamés de fame avec «Master». Et quand on la voit ramper aux pieds du succès avec «Feeling Good», on a envie de lui dire de rester à la maison pour faire le ménage. Mais elle sait très bien ce qu’elle fait. Elle pense que son énergie la rendra célèbre dans le monde entier. Au fond du boot, on retrouve une nouvelle version de «Killing Fields» bien électrique et même assez demented. Retour au heavy blues rock, Edgey Pires nous propulse tout ça dans les oreilles, c’est le son préféré des Français, l’exception qui fait la règle, la perle noire d’Henry de Monfreid. Edgey Pires allume son Killing Fields d’un solo déclaré et ça repart dans l’exaction corporatiste. Ils terminent avec une version toute aussi électrique de «1968», bien énervée et poundée dans le beat. Belle vélocité, Edgey Pires charge le son au maximalus cubitus et le beat rebondit comme s’il était en caoutchouc. Peut-on espérer mieux ? Non. C’est balayé par des vents de power chords et l’infernal Edgey Pires part en vrille de wah dans l’embrasement d’un crépuscule des dieux.

Signé : Cazengler, the last inter-minable

The Last Internationale. Le 106. Rouen (76). 22 février 2020

The Last Internationale. We Will Reign. Epic 2014

The Last Internationale. This Bootleg Kills. Vol. 1. Not On Label unknown

The Last Internationale. This Bootleg Kills. Vol. 2. Not On Label 2017

The Last Internationale. Soul On Fire. Not On Label 2018

 

Merrill en la demeure

 

On l’apprend à l’instant : emporté par le virus dont tout le monde parle, Alan Merrill vient de casser sa pipe en bois. La longue histoire d’Alan Merrill se trouve prise en sandwich entre deux albums : celui des Arrows paru en 1976 et son dernier album solo, Radio Zero, paru l’an passé, et salué dans un seul canard de rock, Vive le Rock. Ailleurs, rien. Pas un mot. Que dalle.

Culte ? Pas culte ? Là n’est pas la question. La planète rock grouille de petits personnages intéressants et chacun va butiner au gré de ses ivraies. Souvenez-vous du temps où il faisait bon aller musarder chez les bouquinistes des quais de Seine ou dans les bacs des second-hand record shops de Golborne Road, là-bas, au bout de Portobello. Si on tombait sur l’album des Arrows, on le sortait du bac. Rien que pour sa pochette. Simple as that.

Trois petits mecs y resplendissent, dans l’éclat surnaturel de leur jeunesse pas éternelle. La pochette est aussi réussie que celle du premier album de Nazz ou encore celle des Hollywood Stars. Alan Merrill est celui qui se tient à droite de l’image, avec un faux air de Richard Wright, l’organiste du Floyd. Par contre, sur la photo qui figure au verso de la pochette, il ressemblerait plus à Joey Molland, le liverpuldien de Badfinger. À droite de l’image, le batteur Paul Varley se coiffe exactement comme le Ronnie Wood de l’époque des Faces. Et au centre, Jake Hooker arbore une belle mine de rock-star en devenir. On croit tenir un album de glam, qui est pourtant passé de mode en 1976. Mais quand de retour au bercail, on le pose sur la platine, il faut déchanter, car les Arrows s’efforcent de sonner comme les Walker Brothers, mais sans en avoir ni les épaules, ni les compos. Le concept est exactement le même : trois beaux mecs, une grosse production et ça sort sur le label de Mickie Most : RAK. Mais les producteurs qui sont derrière nos trois Arrow ne font pas le poids. Phil Coulter et Bill Martin se prennent pour John Franz, qui fut l’un des plus grands producteurs britanniques : on retrouve en effet Franz derrière Dusty chérie, Marty Wilde et bien sûr Scott Walker. La pop des Arrows est beaucoup trop formelle, pour ne pas dire putassière. Ce fut à l’époque une horrible déconvenue. On devait se contenter d’un riff de guitare en bout de bal d’A dans «Boogiest Band In Town». On sentait Jake Hooker décidé à en découdre. On sentait chez lui un goût prononcé pour le power chord bien tempéré. C’était presque du glam, mais la prod était aussi sèche qu’une mal baisée. On reprenait espoir en B avec «Don’t Worry ‘Bout Love», monté sur un heavy riff digne d’Humble Pie. Pourquoi n’avaient-ils pas monté tout l’album sur ce genre de big deal ? C’est un mystère sur lequel se pencheront les Égyptologues du douzième millénaire. On sentait pointer dans «Don’t Worry ‘Bout Love» un son de cloche de bois bien intentionné. Puis ils recommençaient à se vautrer en singeant les Walker Borthers dans «Let Me Love You», avec des traces de River Deep dans le thème de basse.

Le hit le plus connu des Arrows est bien sur le fameux «I Love Rock’n’Roll» dont Joan Jett va faire ses choux gras. Dans l’interview qu’il accordait à Mark McStea pour Vive Le Rock en 2016, Alan Merrill raconte de quelle façon est né l’un des plus gros hits de cette époque. Mickie Most lui demanda de composer un hit. Alors Alan revint le trouver dans son bureau et lui claqua à coups d’acou les trois accords d’«I Love Rock’n’Roll». On connaît la suite de l’histoire. Mais les choses vont vite se dégrader lorsque Most charge Dave Crowe de prendre en main le destin des Arrows cher RAK. Crowe trouve les compos d’Alan trop bonnes et donc pas adaptées au public : il veut des chansons médiocres pour un public qu’il estime médiocre. Alan comprend à ce moment là que les Arrows sont foutus et que First Hit va être une catastrophe. Pire encore : Mickie Most qui s’occupe d’eux les conjure de ne pas prendre de manager, mais ils n’en font qu’à leur tête et Most prend leur décision d’engager un manager comme un affront. Bill Wyman qui aime bien les Arrows tente de les sortir des griffes de Most en les présentant à Ahmet Ertegun, le big boss d’Atlantic. Ahmet aime bien ce qu’ils font. Il voudrait bien les signer, mais il ne veut pas engager le bras de fer avec Mickie Most. Quand ils comprennent enfin qu’ils sont baisés, les Arrows splittent. La flèche brisée.

La vie continue. Jake Hooker va épouser la fille de Judy Garland et devenir son manager. Paul Varley va de son côté épouser June, la première femme de Marc Bolan. Quant à Alan Merrill, il va démarrer une carrière solo. Il faudra attendre une flatteuse chronique dans un numéro récent de Vive le Rock pour se repencher sur son cas. Sur la pochette de Radio Zero, Alan Merrill pose avec une Rickenbacker en bandoulière. On sent très vite un ton. Ce mec sait composer une bonne chanson. Il fait un peu de glam avec «Equalizer». Il n’a rien perdu de son charme d’antan, même si sa voix est plus rauque. Globalement, il pond des cuts pertinents et les mène à bon port. Mais en même temps, on ne trouve pas de quoi crier au loup. On ne se relève pas la nuit pour écouter cet album. Merrill a du mérite, mais sa pop reste très orthodoxe. On le voit donner de la voix avec «Stella Stella» - It’s been a long long time - Il chante son beau boogie à la vieille éveillée, comme le fit jadis Joe Cocker. Le problème est que Merrill a du mal à fournir. Seize titres, c’est un gros boulot, et pour tenir l’auditeur éveillé, il faut assurer et savoir mettre la main à la pâte. Il cherche encore la petite bête avec «December 7 In The Shade», quarante ans après les Arrows. Il a raison de vouloir continuer à creuser, il trouve des choses. Ses balladifs se veulent purs comme de l’eau de roche. Avec le morceau titre, il fait un peu de pub-rock. Il joue tout ce qu’il compose à la perfection, comme s’il n’avait plus de public depuis longtemps. C’est très curieux comme ambiance. On pense bien sûr à John Fiddler de Medecine Head qui lui aussi tourne en rond dans son coin depuis quarante ou même cinquante ans. Merrill se prend pour Dylan avec «Don Quixotte Absolutely» - Don Qui/ Hotte/ Absolu/ Tely - La structure est solide, dommage que la chute soit si pompeuse. Et puis un cut comme «A Brand New Day» finirait presque par devenir attachant. Il fait bien son job de compositeur et tente de proposer des chansons correctes, comme il le fit au temps de Mickie Most. Mais il ne faut pas attendre des merveilles de cet album, de la même façon qu’il ne fallait pas en attendre du First Hit des Arrows. Et pourtant, force est d’admettre qu’un cut comme «Long Road Home» reste très largement au dessus de la moyenne.

Signé : Cazengler, l’arrowseur arrowsé

Alan Merrill. Disparu le 29 mars 2020

Arrows. First Hit. RAK 1976

Alan Merrill. Radio Zero. Merrill Entertainment Company 2019

Mark McStea. Another dime in the jukebox. Vive le Rock # 40 - 2016

 

VIC VOGEL

HISTOIRES DE JAZZ

MARIE DESJARDINS

( Editions du CRAM / 2013 )

 

Vic Vogel a été publié en 2013. Vic Vogel, né en 1935, est mort le 16 septembre 2019. Ce livre de Marie Desjardins n'est ni une biographie, ni un roman. C'est la tâche de Karon, le sinistre nocher, de transborder les vivants au pays des morts. C'est aussi le miracle de la littérature de permettre le retour des âmes mortes aux rivages des hommes vivants. Marcel Schwob se plaisait à relater les Vies imaginaires de personnages disparus depuis des siècles. Notre écrivain symboliste avait ses préférences, les poëtes, les assassins, les demoiselles galantes... Que du beau monde. Marie Desjardins ne s'est pas penchée sur des turpitudes aussi offensantes pour le genre humain que la poésie ou autres délits mineurs, elle n'est pas allée si loin dans le temps, cédant à d'amicales circonstances qui l'ont mise en présence de Vic Vogel, elle s'est attachée à rendre compte du vécu d'un contemporain, ancré dans sa septième décennie.

Cela ne nous étonne point de sa part. N'a-t-elle point, romancière, élevé dans Ambassador Hôtel une statue à une rock'n'roll star issue de toute pièce de son imagination, même si elle l'a modelée à partir de la glaise du réel phantasmé. Ne s'est-elle point glissée dans l'âme conjointe et puis séparée de deux idoles françaises dans SylvieJohnny. Et dans Ellesmere n'a-t-elle pas mis ses personnages sur un chemin qui ne mène nulle part, puisqu'il débouche sur l'imposture de l'être. Preuve qu'elle voulait bien s'observer au travers de leurs pérégrinations dans le narcissique miroir brisé de l'écriture. Car l'autre, qu'il soit issu de notre esprit ou présence indépendante de notre volonté, n'est qu'un éclat tranchant de lumière sur notre propre obscurité.

Donc Vic Vogel. Pratiquement inconnu en France, mais une sommité du jazz en son pays lointain, le Canada. Les règles du jeu étaient simples. Elle regardait vivre Vic, mais Vic ne se prévalait d'aucun de droit de préemption sur ce qu'elle écrirait. Pour résumer j'aurais préféré être à la place de Vic Vogel, rien à faire que de se laisser vivre, qu'à celle de Marie Desjardins attelée à transcrire une vie en trois centaines de feuillets. Question contenu et anecdotes, pas de problème sinon celui de l'élagage, le piège était dans la chronologie. Si tentant de suivre l'ordre des années, tel un policier obstiné remplissant ses dossiers. Marie Desjardins a satisfait à cette contrainte. Du moins apparemment. Reportez-vous à la table des matières, la vie de Vic saucissonnée en dix tranches. Ne soyez pas si bêtes. Nous avons affaire à une artiste, romancière de surcroît, elle vous a concocté une structure absolue. D'une grande simplicité : trois parties, un début, un milieu, une fin. Une sophistication extrême. Celle qui selon Mallarmé préside à tout récit.

PRELUDE

Un récit merveilleux. Une enfance incandescente. L'homme est dans son enfance comme l'épi porte le grain de blé qui le contient. Cela n'est pas donné à tout le monde. Qu'est-ce qu'un homme ? Pas grand-chose. Mais certains pèsent davantage que la plupart. Ce n'est pas qu'ils soient plus intelligents, plus beaux, ou plus riches, c'est qu'ils savent intensifier le peu qui leur est donné. Avant d'être Vic, Vic est Mathias, son père. Il lui doit tout. Plus que la vie. Une certaine aptitude au bonheur. Une forme d'insouciance vitale devant les coups du sort. Qui s'amoncèlent. La guerre en Hongrie le pousse à s'exiler, seul avec son violon tzigane et quatre tonneaux de vin. Un maigre viatique. Suffisant pour vivre libre. Parvenir à Montréal, se marier, faire deux garçons, traverser la misère grâce à la débrouille, heureux de respirer, un homme naturellement porté à la joie des jours malgré les vicissitudes... Vic est comme un roi dans son quartier, un mélange de pauvres, juifs, catholiques, hongrois, allemands, canadiens français et canadiens anglais... Mathias impose des règles simples, s'aimer, se respecter, tenir sa parole, vivre, faire de la musique, manger... Des commandements que Vic appliquera toute son existence. A part cela les enfants sont libres de courir où ils veulent. Mathias achète un piano pour Frank son aîné, le cadet devra pendant longtemps se contenter d'écouter la radio. Un désir non satisfait renforce l'envie.

Vic est musicien, d'instinct et d'oreille. Un enfant doué. Surdoué. C'est l'origine de la première fêlure. Il ressentira à plusieurs reprises la nécessité de prendre des leçons. Mais elles sont chères. Pire que tout, il est rejeté. L'on ne veut pas de lui. Son statut social ne l'autorise pas à... Il aborde la musique un peu trop à la sauvage. Ça ne pourra pas le faire. Qu'importe, il a hérité du piano de son frère, à la radio il assiste au déploiement de l'aventure jazz et en même temps aux retransmissions des concerts de musique classique... Il s'improvise chef d'orchestre. Il apprend, il mémorise, il retient, il absorbe...

L'enfance est terminée. C'est un livre dans le livre. A la limite il se suffit à lui-même. L'évocation de Marie Desjardins est magistrale. Une écriture balzacienne. Qui pose une histoire dans la réalité du monde, telle une stèle dans l'éternité. Et puis elle tourne la page. Sans chichi. Pas Vic Vogel. Il désire une autre fin. Qui marque un commencement. Et un adoubement. Une scène mythique. Les historiens du jazz ne sont pas d'accord. Vogel élude la question des dates. Il lui faut une initiation, un rite de passage. Quel âge a-t-il, seize, dix-sept ans. Qu'importe il prend le car direction New York et s'en va frapper à la porte de Lennie Tristano, qu'il considère comme le plus grand des jazzmen vivants. Kr'tnt-reader si tu ne connais pas, écoute sur You Tube son Descent in the Maelström, le seul conte d'Edgar Poe mis en une musique qui soit digne des tourbillons de l'écriture de l'auteur du Corbeau - quatre minutes de piano qui te feront comprendre que le gamin n'avait pas tort. Ce que rapporte Marie Desjardins, est-ce du vécu, est-ce un rêve. Dans les deux cas, c'est fondationnel. Vogel peut mentir à ses interlocuteurs, pas à lui-même. L'on n'est plus chez Balzac, mais chez Nerval. Rendons grâce à Marie Desjardins d'avoir su traduire ce changement de dimension.

VOGEL

La suite vous la connaissez. Et Vogel devient un grand musicien. Les années de vache enragée, à courir le cachet, à jouer pour pratiquement rien, à accumuler les expériences et les déboires. Jouer avec le premier venu comme avec les cadors. La galère habituelle de tous les zicos, des hauts, des bas et bientôt Vic gagne beaucoup plus que son père. La route du succès est pavée d'échecs. Sinon, ce ne serait pas intéressant. Notre auteur suit la carrière de Vic, il y aurait de quoi rédiger un éphéméride interminable, alors elle décide de prendre de la hauteur. Ne s'agit pas pour elle de passer à toute vitesse sur les faits et les dates, elle n'est pas là non plus pour le déroulé de la carrière au millimètre près, elle est là pour Vic Vogel, la machine Vogel roule de plus en plus vite et de plus en plus fort, mais ce qui intéresse Marie Desjardins c'est la description du moteur Vogel. Son mode de fonctionnement.

Pour décrire Vogel, il serait nécessaire de voler à Mezz Mezzrow le titre de son autobiographie, la rage de vivre. Vogel ne croit qu'en lui, ne compte que sur lui-même. Ne s'embarrasse pas avec les demi-sels et les trous du cul. Il ne sait pas écrire la musique. Il mettra du temps à trouver le professeur qui lui filera la méthode, mais il le rencontrera, lire les notes n'est pas le plus difficile, mais intellectualiser une partition en comprenant comment ça marche, comment ça s'articule, quel problème le compositeur a-t-il posé et comment l'a-t-il résolu, il entend désormais qu'il ne s'agit pas d'ânonner les notes les unes à la suite des autres mais d'avoir une vision d'ensemble, de parvenir à une compréhension dialectique. Il y a chez Vogel une volonté nietzschéenne affirmée, d'autant plus évidente lorsque l'on se souvient comment Nietzsche savait déchiffrer une partition, et son implication rageuse en faveur et puis contre Wagner.

Pendant quinze ans Vogel joue sur tous les tableaux, au piano, ou au trombone, dans les bars miteux ou sur des scènes déjà plus huppées, il a une âme de chef, d'organisateur, il sait décider vite et refuse d'hésiter. Il saisit toutes les occasions, les plus désespérées, les plus évidentes. Il travaillera pour la radio. Un boulot d'une richesse extraordinaire, accompagner des chanteurs de toutes sortes, des nullités patentées comme de véritables artistes, il compose les arrangements, devient l'incontournable directeur des séances, on peut compter sur lui, il a la solution pour l'improbable, pour l'impossible aussi. L'avait déjà un bel égo, l'en possède désormais un taille maxi-boum, ne se gêne pour dire ce qu'il pense et vous l'envoyer en pleine figure. N'est pas un tendre. L'est même très dur. Mais toujours juste. Il est partout. Il part en tournée, écrit de la musique pour des films, enregistre des disques, compose pour orchestre symphonique et big band mélangés. Sa carrière culminera en 1976, avec l'écriture et l'interprétation du générique ( début et fin ) des Jeux Olympiques de Montréal.

Tout pour la musique, tout pour le jazz. Alcool et famille en capilotade. Il est arrivé au sommet. Trop de succès, trop de jalousies, le métier se détourne de lui, le public fuit le jazz, se tourne vers le rock et le punk...

L'est fini, l'est foutu. Gambergera durant trois ans. Mais non, trouve la parade à la panade. Monte son big band à lui, pas une agrégation fortuite ou saisonnière, une formation régulière, il n'est plus Vic Vogel, il est le maître de toute la nouvelle génération jazz. Assez jeune d'esprit pour créer malgré ses préventions avec le groupe pop Offenbach ce qui se dénommera le jazz fusion, big band +formation rock...

TEL QU'EN LUI-MÊME

Tout ce que je vous ai résumé à grands traits hâtifs il faut le lire dans la prose précise et haletante de Marie Desjardins. Elle sait tenir son lecteur en haleine. Mais jusqu'à maintenant ce sont les confidences de Vic Vogel qui ont mené en quelque sorte la danse. Le moment est venu où Marie Desjardins prend la parole, c'est elle qui raconte Vogel, elle sait regarder, elle sait écouter, elle sait retranscrire, elle sait colorier, mettre en scène, nous sommes en les dernières années de la vie de Vic, elle lui rend visite, elle l'observe de près, elle sonde les blessures, elle le connaît, elle le comprend. Lui aussi n'est pas dupe de lui-même. Oui il est un gros bourru, un fort va-t-en gueule, ses musiciens l'adorent, ne manquent jamais la répétition du lundi, ils savent ce qu'ils lui doivent, il ne leur passe rien, leur dit leurs quatre vérités, mais il les a fait progresser, leur a beaucoup donné... n'empêche que les blessures sont toujours là. Lui qui est devenu un baobab officiel, une vache sacrée du milieu culturel québecois et canadien, peste encore contre les cul-pincés de l'establishment musical, il ressent toujours l'ostracisme dont il est victime de la part des musiciens classiques, il leur reproche de ne pas savoir improviser, d'être incapables de sortir de la tonalité imposée par une tradition académique pour jouer tel ou tel morceau, déclare qu'ils ont embaumé Beethoven, et Mozart, qu'ils ont ossifié la musique qu'ils avaient écrite et qui n'était que des variations, des improvisations, des premiers jets, des approximations qu'ils modifiaient sans cesse, qu'une fois morts on a réuni leurs feuilles volantes et pour ainsi dire cryogénisé leur étape passagère pour les conserver en une version définitive ne varietur pour l'éternité.

Marie Desjardins nous rend un Vic Vogel terriblement humain, souffrant physiquement, s'enfermant en lui-même, une tour délabrée qui perd un à un ses créneaux mais qui reste debout, perdu en le rêve de ses années de gloire et de guerre, de combat et de cette enfance, qui ne meurt jamais, qui survit quelque part, même si l'on ne sait pas trop où.

Il en est de Vic Vogel comme de beaucoup d'entre nous. Lorsque nous serons morts nous resterons plus ou moins présents dans la mémoire de quelques uns de nos contemporains qui partiront eux aussi à leur tour et cela en sera fini de nous... Vic Vogel aura cette chance de survivre plus longtemps grâce à ce livre. D'autant plus émouvant qu'il a été composé comme une œuvre musicale, l'écriture est au diapason de ce qui est raconté, elle reproduit les mouvements de l'action, elle en épouse les différentes phases, tantôt heureuses, tantôt allègres, tantôt tempétueuses, vivaces et nostalgiques. Marie Desjardins a tissé un linceul d'immortalité. Il suffit d'y poser les yeux pour assister à la renaissance de la vie.

Romance hier, aujourd'hui et demain.

Damie Chad.

Note 1 : Nous avons vu Vic Vogel, reste à l'écouter. Quelques vidéos disponibles sur le net aideront le lecteur. Son œuvre reste tributaire du jazz d'avant et d'après guerre, elle puise aux sources d'Oscar Peterson et de Duke Ellington, tout en ayant intégré la leçon du Be Bop. Le kr'tnt-reader remarquera qu'il est né la même année qu'Elvis Presley et Gene Vincent, et né dans l'upper-north american continent il n'a pas été marqué par une quelconque influence country mais qu'il se rattache par ses racines tziganes à la musique classique européenne, sa prédilection pour Lennie Tristano est logique. Tristano essaya de plier les structures anarchisantes du jazz à l'inventivité quasi-mathématique de Bach. Le parcours de Vic Vogel prend toute sa signification nous semble-t-il si on le met en relation avec le travail d'un George Gershwin et d'un Leonard Bernstein. Rien que dans sa façon d'équilibrer les masses sonores dans la menée de son Big Band, l'on ressent chez lui la nécessité d'une certaine rigueur formelle en alliance totale avec son caractère tranchant.

Note 2 : sur Vic Vogel, voir dans notre livraison 457 du 26 / 03 / 2020, la chronique Portraits Rock. Pour Marie Desjardins : nos chroniques : La voie de l'innocence in livraison 449 du 30 / 01 / 2020 / Ellesmere in 447 du 16 / 01 / 2020 / SylvieJohnny in 442 du 12 / 12 / 2019 et Ambassador Hôtel in 440 du 28 / 11 / 2019.

 

NANTUCKET SLEIGHRIDE

MOUNTAIN ( I )

Il est des objets qui vous fascinent, vous obsèdent. L'album Nantucket Sleighride de Mountain est un de ceux-là. Irradiant envers moi. Des centaines d'autres personnes l'ont écouté, l'ont apprécié, ou en sont sortis plus ou moins indifférents, ouais pas mal, et sont passés à d'autres préoccupations. J'avais déjà Flowers of Evil, avec sa pochette noire, lorsque ce deuxième opus du groupe m'est passé entre les mains, c'est quoi ce truc de hippie ai-je pensé avec ce dessin very-beautifull-lady, toutefois tout en haut c'était écrit Mountain, bon je prends, mais c'est quand j'ai ouvert le gate-fold que j'ai été subjugué. Trop, beau, magnifique. Je m'attendais à tout et à n'importe quoi, mais pas à cela. Remarquez que Leslie West le colossal guitariste de Mountain n'a pas partagé mon avis. Un jugement qui se souciait peu d'esthétique transcendantale, l'a examiné le résultat autrement. Crise d'égo. Peut-être pas paranoïaque, mais l'en a déduit que l'agencement avait été traîtreusement profilé de telle manière que le fan peu averti en conclurait que les deux principaux membres de Mountain n'étaient autres que Félix Pappalardi et Gail Collins. Felix Pappalardi passe encore, bassiste et chanteur, mais cette Gail, fallait pas délirer, elle n'était que la copine, enfin la fiancée astrale vu la manière dont il en était entiché le Felix... La femme de sa vie !

Rien de mieux – j'avais écrit ''pire'' mais j'ai changé pour ménager notre lectorat féminin - qu'une fille pour vous attirer des ennuis. Gail et Felix, nous aimerions écrire qu'ils furent heureux – et sans doute l'ont-ils été – mais l'histoire se termina plus vite que prévu, au mois d'avril 1983 - le 17 exactement, jour malheureusement extrêmement cochranique - Gail tira sur Felix... Felix atteint au cou en mourut sur le coup. La femme de sa mort ! Le couple était-il en engagé dans une dispute violente, Gail plaida coupable mais se défendit d'avoir voulu tuer son mari, une imprudente manipulation et la balle partit toute seule... Elle n'endura qu'une année et demie de prison... Cela s'est passé longtemps après l'acquisition du disque. Et n'a en rien entaché en moi la profonde admiration pour le travail graphique effectué par Gail Collins.

N'empêche que dès la première écoute Nantucket Sleighride ( paru en 1971 ) m'est apparu comme une espèce d'oratorio magique et funèbre. Une mise au tombeau somptueuse. Je n'avais pas encore vérifié sur mon dico d'anglais ce que signifiait Sleighride, Nantucket indiquait assez qu'il s'agissait de chasse à la baleine, le dessin intérieur le confirmait, mais obstinément l'idée d'enterrement m'est venue à l'esprit. Je tiens à préciser qu'il est difficile de vivre avec un cachalot blanc qui prend votre cerveau pour son aquarium préféré, même s'il y est aussi à l'étroit qu'une sardine dans sa boîte. Parce que voyez-vous, une chanson peut bien raconter une histoire précise, mais rien ne vous interdit de la comprendre autrement. Je ne divague point sur les vagues océaniques. Mais pourquoi parler de la mer lorsque l'on s'appelle Montagne. D'ailleurs comment interpréter la peinture de Gail Collins. Que représente-t-elle, la femme qui attend le retour du marin, ou l'abysse trouble et translucide des profondeurs océanes, l'autre séjour des jours évanouis à jamais. Ou, interprétation très personnelle, Thétys pleurant Achille. Une histoire d'eau salée dans les trois cas.

Leslie West : chant, guitare / Felix Pappalardi : chant, basse, claviers / Corky Laing : chant, batterie, percussions / Steve Knight : claviers

Don't look around : l'ai toujours entendue comme la chanson de la vigie dans le nid-de-corbeau qui s'oblige à pas fourvoyer son regard trop près du navire mais à le porter loin en avant, afin de saisir l'instant fatidique où l'animal expulse par son évent l'eau qu'il rejette, une objurgation à suivre sa vie, son désir, son but, sans retour possible en arrière. En tout cas le vent portant souffle fort et les flots puissants emportent le navire et le cœur des hommes, l'aventure a jeté son venin dans son esprit, l'est parti sans regret, tant pis pour ce et ceux et celle qu'il laisse sur le quai, l'orchestration déferle sur vous et vous ballotte comme bouchon de liège, sur la mer vineuse dirait Homère. La musique de Mountain se déploie sur un mode épique, écoutez cela plein pot les fenêtres ouvertes, vous vous ferez des ennemis dans le quartier, mais l'intensité est telle que vous êtes invincible. Taunta ( Sammy's Tune ) : ( Taunta, ainsi était surnommé le chien de Felix ) c'était trop pur, trop vivifiant, quelques notes sur un clavier, à pleurer, ne dure que soixante secondes, mais une de ces minutes de silence après la sonnerie au mort, au mois de novembre quand souffle une brise sournoise, la mer se creuse, vous avez eu l'épopée, voici le prologue du drame. Nantucket Sleighride ( To Owenn Coffin ) : ah ! Mes lascars, déjà vous aiguisez vos harpons mentaux et vous vous apprêtez à affronter la baleine huileuse dans vos mers intérieures, mais pourquoi Mountain ralentit-il son tempo, et cette voix pappalardiesque ressemble à la missive qui apporte une mauvaise nouvelle, vous aimeriez un peu plus de nerf, que vient faire cette heavy-ballade, car oui car malgré quelques accélérations furieuses, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. C'est parce que vous ne connaissez pas Owen Coffin, un bon petit gars, l'est parti avec son cousin le capitaine Pollard chasser la baleine. Avec ce nom de Coffin qui signifie cercueil, il aurait dû se méfier, bref comme dans les contes de fées, c'est la gentille baleine qui a foncé sur le vilain bateau et vous l'a envoyé au fond de l'eau. Les marins ont pu s'enfuir sur une baleinière. Mais la chanson l'impose, les vivres venant à manquer, ils ont tiré à la courte-paille pour savoir qui serait mangé. Z'avaient déjà bouffé les morts, mais il n'en restait plus. C'est Owen, le plus jeune qui a choisi le mauvais bout. Pollard a voulu prendre sa place, mais Owen a insisté pour être mangé. Un bon petit gars. L'histoire aurait pu s'arrêter là, elle ne faisait que commencer. Vous comprenez maintenant la couleur heavy-bluezy de cette chasse au snark sordide. C'est un fait divers, mais cette terrible catastrophe, le Capitaine Pollard la contera à Hermann Melville, qui la transformera en mythe. Si vous ne me croyez pas, Led Zeppelin, vous l'interprète sur son deuxième album, écoutez la démesure de Bonham cognant à coups de marteau-pilon sur Moby Dick. You can't get away : beaucoup plus joyeux Corky Laing pète la forme sur ses futs et la guitare de Leslie rigole un bon coup à la manière d'un écorché vif. Il faut opter entre chasser les idées noires ou les baleines blanches. Chantent en chœur, les marin sont ainsi quand ça filoche à trente nœuds, pas de souci à l'horizon. Certains affirment que les chansons de gabiers sont toujours un brin nostalgiques, même quand ils font les fiers-à-bras. N'écoutez que trop discrètement les lyrics, que fait la femme du pêcheur qui attend son homme. Parfois c'est long. Restons résolument optimiste. Tired angels ( To J. M. H. ) : deuxième heavy-ballade, dédiée à Jimi Hendrix, mais aussi à ceux qui se battent dans les pires difficultés et les épreuves les plus terribles pour rétablir leur propre royaume du Gondor, Mountain est une merveilleuse machine à compresser le riff, à ne pas le laisser s'échapper, seul le chant le passera au laminoir, Corky Laing impérial, tout l'édifice repose sur lui, mais il refuse de le transformer en monument statique, grâce à lui la tour de guerre roule et monte à l'assaut. Splendide. Quand vous n'allez pas à la montagne, elle vient à vous toute seule. The animal trainer and the toad : Retour au rock'n'roll. Facile pour Mountain, suffit de pousser la manette de quelques millimètres pandémiques pour que le rythme s'accélère. Ne court pas après son ombre car il l'a déjà rattrapée depuis longtemps. Vous êtes à l'exact croisement de Zeppelin et de Creedence. La vie d'un groupe de rock ne ressemble-t-elle pas à une course en compagnie du roi des sept mers. Parfois l'on croit être le dompteur et l'on n'est que le crapaud. My lady : le rêve du marin, la chanson de la couverture, Gail Collins a participé à son écriture, et Pappalardi la chante. Mountain sur des escarpins roses et tutu de gaze ne parvient pas être ridicule. Beau comme nacre de coquillage. L'azur du ciel et de la mer se confondent. Travellin' in the dark ( To E. M. P ): ( la personne désignée par les trois initiales est Elia Pappalardi, la mère de Felix, ils reposent désormais dans la même tombe ) la face sombre du morceau précédent. Un clavier ironique qui grimace. La guitare s'étire comme le chat qui se prépare à tuer la souris rose. La vengeance d'Athos à l'encontre de Milady. Tous les montagnards vous le diront, il ne faut pas se fier au soleil qui embaume les plus hautes cimes, les nuages noirs surgissent si vite. The great train robbery : guitare slide, Leslie mène le train, vous raconte le hold up du siècle, celui qui plus tard fascinera les Sex Pistols, Corky se permet le luxe de mener une frappe qui grince encore pire que les cordes de West qui nous fait son western. L'on semble loin des baleines, mais que vous attaquiez un convoi d'or ou un cachalot, le plus dur c'est de savoir survivre ensuite, une fois que l'on a le meilleur de sa vie derrière soi. Une fois que le chapeau de la plus haute cime est tombé dans l'abîme...

Leslie West : chant, guitare / Felix Pappalardi : chant, basse, claviers / Corky Laing : chant, batterie, percussions / Steve Knight : claviers

L'album forme un tout compact. Leslie West effectue un satané boulot, mais son jeu est englobé dans le mortier unitaire, les amateurs ont intérêt à se focaliser sur lui. Mais Leslie prendra sa revanche sur scène. Certaines de ses versions du morceau Nantucket Sleighride sont de véritables tour de force.

Nantucket Sleighride ( 18 mn ) : on Live : The Road Goes Ever On. Enregistré en 1972. La pochette est évidemment de Gal Collins. Influence tolkenienne avérée, drôle d'anneau symbolique passé aux doigts de Gail et Felix, la littérature serait-elle opératoire.

Le monstre s'avance pesamment. La voix s'élève, telle un rayon de clarté dans la nuit. Précipitation, le rythme s'accélère pour mieux s'adoucir, l'on entend davantage la résonance que la corde elle-même, et Leslie sort le grand jeu, aucune touffe d'esbroufe juste une plainte qui s'élève et s'achève, la mer infinie s'étale autour de vous, et la guitare froisse le riff dans le lointain, tandis que devant nous n'avons que les vagues interminables qui frappent la coque du navire, marsouins facétieux bondissant par jeux festifs et inoffensifs, Leslie West tire la bourre tout seul, sa guitare comme une figure de proue qui domine la houle graveleuse, plonge dans l'écume pour mieux ressortir resplendissante, suivez-là vous aborderez sur des rives radieuses où les femmes nues s'offrent au désir, longues exhalaisons de conques marines tritoniques, les sirènes du songe ne sont jamais loin des âpretés cauchemardesques, ne vous fiez pas à la gentille ritournelle du piano, elle est empoisonnée, et la guitare bondit tel un dauphin s'exhaussant de l'onde amère pour vous saluer. Derrière la rythmique s'obscurcit mais la bougie de West devient étoile qui brille de plus en plus fort au lointain de la nuit de votre âme perdue. Vous ne savez plus où vous êtes, la mer est microcosme et votre esprit devient le macrocosme qui l'enserre, ne reste que la chanterelle de quelques notes et des cinglements de cymbales qui résonnent tel un adieu, un générique de film dont vous ne comprendrez jamais la fin. La voix revient, comme légère et apaisante, celle de votre maman le soir avant de vous endormir, mais Mountain vous passe la pellicule du vaisseau fantôme maudit dont vous ne débarquerez jamais.

Nantucket Sleighride : ( 31 mn ) on Twin Peaks. Enregistré au Japon à Hosaka en 1973. Sorti en 1974. Allan Schwartzberg ( traduction : Montagne noire, cela s'imposait pour Mountain ) remplace Corky Laing et Bob Mann Steve Nights aux claviers, fait aussi mumuse à la guitare rythmique. Twin Peaks ( traduisons par Doubles Pics ) est une expression courante aux USA pour désigner deux éminences voisines qui se voient de loin dans un paysages. Ici, elles ne peuvent désigner que Leslie et Felix. Vous reconnaissez la patte stylée mais aux griffes acérées de Gail Collins sur la couverture.

Dernier adieu que l'on imagine crié depuis le quai, on en profite pour louer la clarté de l'enregistrement, et tout de suite le schooner s'avance triomphalement sur les flots, et taille la route, mais la mer est plus agitée que prévue, la Montagne barbote joyeusement et soulève les de vifs embruns, la guitare de Leslie hisse les voiles, le navire tape à la vague, et le vent gronde trop fort, qu'importe le rafiot file tout droit, la tempête fronce la mer, des bruits sourds semblent s'élever depuis des volcans souterrains, Leslie et Mann s'affrontent sur le pont, un foulard entre les dents et un coutelas à la main. Ne vous mêlez pas de leurs affaires, admirez la beauté du combat, la vivacité de Leslie et la brutalité de Mann, rond de sang, cercle de mort qui se calme, s'amenuise, vont-ils se perdre dans l'immobilité des statues, mais les crispations d'un soleil blafard qui perce entre les nuages et virevolte sur les lames revigorent le combat, gravité extrême, délirium tremens de l'angoisse poussée à son paroxysme, la mer qui se cabre rappelle l'équipage aux manœuvres, l'ouragan souffle et ne cesse de pencher le navire sur les gouffres liquides. Mais le temps  se remet au beau, et le bateau repart gaillardement, il taille désormais la route plus durement, la campagne de pêche ne sera pas une partie de plaisir, la basse de Pappalardi appuie encore plus longuement, Mountain se met à rigoler, le band se débande, c'est l'effulgence sonore, le rock'n'roll n'est-il pas le cinquième élément, le seul que les Dieux et les héros ne partagent pas avec les simples mortels, vous voici transformés en headbangers dans votre chambre, et le groupe adoucit encore le jeu, juste pour augmenter l'impact de la fièvre qui s'empare de vous, encore une empoignade sur le tillac, une querelle ne saurait se terminer que lorsque le sang se fait rivière, nos deux mauvais sujets s'en donnent à cœur joie, ils s'invectivent, Allan en profite pour s'engager dans un solo qui tue, et l'orgue se joint à lui comme la pieuvre s'enroule sur votre bras, le cri du monstre résonne et ses tentacules noirâtres s'agitent dans l'espace, faut s'en débarrasser à la hache d'abordage, lui couper ses pattes folles qui courent sur les mâts. Remuements terribles. La guitare de Leslie jaillit tel le trident de Neptune, et l'équipage vous débite les bras musculeux du monstre en tranches sanglantes. De sa gueule surgit une bave noire et astringente qui creuse des sillons bleutés sur la peau des marins. Ça y est la bête agonise, tout redevient normal, et la voix plane très haut comme oiseau d'annonce nouvelle qui ne prophétise rien de bon. Le navire reprend son allure, bientôt vous ne le voyez plus. Vous ne savez pas à quoi vous échappez.

Nantucket Sleighride : ( 11 mn ) : Enregistré au Capitol Theater de Passaic dans le New Jersey. 3 Novembre 1974. On Greatest hits live ! 2000. Corky Laing est revenu, Mann et Schwartzberg ne sont plus là, David Perry est à la guitare rythmique.

Cette version ne présente pas le même profil que la précédente. Le son des guitares est totalement différent. Plus fuzzy, moins bluezy, et le tempo du morceau est beaucoup plus nerveux. Faut laisser passer le premier couplet pour s'y retrouver. Corky est de retour, l'est mixé davantage devant, ceux qui l'aiment en seront ravis. La guitare de Leslie est, si j'ose dire, davantage visible, je pense que la prise de son a un peu échappé à Pappalardi, il s'agit d'un enregistrement pour une radio, et les techniciens ont privilégié le travail des musiciens au détriment du son global du groupe. Ce qui permet d'aborder le groupe d'une autre manière, pas mauvaise en soi, toutefois il manque une magie indiscernable, Mountain ressemble trop à l'écoute moyenne de tous les grands groupes de la terre. Ne culmine pas. Ne se dissocie pas du reste du troupeau. La fin est bien brutale, coupée.

Par contre, il est intéressant de le visionner sur You Tube car le titre est accompagné d'un magnifique montage de peintures et de photos d'époque qui donne une idée de ce que à quoi pouvait ressembler la chasse à la baleine. La lecture du Moby Dick de Melville s'impose mais aussi le Pawana de Le Clézio beaucoup plus mince mais mieux adapté aux exigences philosophiques des adeptes du véganisme.

Je vous reparlerai une autre fois de Mountain, car les montagnes offrent plusieurs faces aux amateurs deescalades vertigineuses.

Damie Chad.