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25/11/2015

KR'TNT ! ¤ 257 : YO LA TENGO / JALLIES / MOTÖRHEAD / DAN GIRAUD / JOHNNY HALLYDAY

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME

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LIVRAISON 257

A ROCK LIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

26 / 11 / 2015

YO LA TENGO

JALLIES / MOTÖRHEAD

DAN GIRAUD /JOHNNY HALLIDAY

 

LA CIGALEPARIS 18° - 23 / 10 / 2015

YO LA TENGO

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La Leçon de Tengo

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Ce qui frappe le plus dans un groupe comme Yo La Tengo, c’est la modestie des gens. Et leur intelligence. En trente ans, ce trio originaire d’Hoboken a veillé à n’enregistrer que des bons albums et à cultiver une passion pour le Velvet, les Kinks et Love. Ira Kaplan ne paye pas de mine, c’est vrai, mais il peut jouer comme le pire des garagistes et développer un fil mélodique avec autant de bravada qu’un J. Mascis à l’âge d’or de Dinosaur. Le parcours de ce groupe est remarquable. Comme les Cramps, le trio s’est construit autour d’un couple, Ira Kaplan et Georgia Hubley. James McNew semble être venu le compléter naturellement. Ce trio sent bon l’équilibre et la stabilité, deux conditions nécessaires à une bonne évolution artistique. Chez Yo La Tengo, pas de problèmes d’ego. Ira se pointe sur la scène de la Cigale en T-shirt rayé et en baskets, une ficelle en guise de bandoulière. Georgia joue debout comme Moe Tucker et elle bat le bon beurre new-yorkais. James McNew s’efface derrière sa stand-up et Dave Schramm est venu en renfort avec sa guitare et une pedal steel. Ce sont les anti-rock stars par excellence, ceux qui nous reposent les yeux du spectacle des Motley Crüe et autres marionnettes du Muppet Show californien.

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Le trio vieillit admirablement bien. En fait, ils n’ont pas changé en trente ans. Ils continuent de travailler leurs ambiances intimistes et tirent des fils mélodiques à gogo, dans la tradition des balladifs enchantés du Velvet. Pur moment de magie que cette reprise de «The Ballad Of Red Buckets» joué à l’orientalisme psyché d’acou d’Ira - Here it comes again - Yo La Tengo fait partie des groupes dont ne peut guère se lasser. Autre pur moment de magie, la reprise d’«Over You» du Velvet. Ira chante ça sous l’empire d’une authentique fascination pour Lou Reed.

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Eh oui, ça fait trente ans que «Ride The Tiger» est paru. Le fameux college rock américain a pris un petit coup de vieux. À l’époque, Georgia s’occupait déjà du design des pochettes. Avait-elle choisi un squelette de dinosaure à cause de J. Mascis ? On trouvait deux énormités et deux belles reprises sur ce premier tir. Ils tapaient dans le «Big Sky» des Kinks avec toute l’harmonie nécessaire, mais c’était surtout la reprise d’«A House Is Not A Motel» de Love qui faisait dresser l’oreille et le poil.

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Comme Lorenzo Woodrose, Ira admirait Arthur Lee au plus haut point et il emmenait sa cover vers les hauteurs. Il passait même un solo de fuzz dément et son génie dévastateur commençait à pointer le bout du nez. Puis il y avait «The Evil That Men Do», du destroy-oh-boy à la Ira, l’un des premiers miracles du Tengo, gorgé de bourrasques et de violence. C’est là qu’Ira devenait IRA la bombe. L’autre énormité, c’est «Screaming Dead Balloons». Ira y cherchait des noises à la noise. Il disait à l’époque qu’il faisait du garage juste pour garder son bassiste, un mec qui avait joué dans DMZ. C’était balancé à la bonne palanquée de fuzz malade. Deux autres cuts flattaient l’oreille : «Alrock’s Bells», petite pop pernicieuse à base d’arpèges insistants, très florentine dans l’esprit, et avec «The River Of Water», on voyait émerger de pures rock stars underground.

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«New Wave Hot Dogs» paru l’année suivante confirmait les premières impressions. Il y avait dans «House Will Fall Down» une ambiance à la Mary Chain et ça prenait la tournure d’une énormité cavalante. On avait là du pur jus de garage d’Hoboken avec son killer solo transitoire d’exaction de dégoulinade impétueuse, une fantastique avancée à travers la purée de pois de larsen fatidique. S’ensuivait un «Lewis» chanté à la Velvet et le killer solo s’étranglait tout seul. On trouvait encore deux énormités sur ce disque, «A Shy Dog», fantastique de santé compositale. Ira allait passer sa vie à composer des petits hits bénéfiques et tenir éveillées nos oreilles de lapins blancs. Et puis ils sortaient de leur manche «The Story Of Jazz», une fantastique débauche d’extravaganza new-yorkaise, l’une des pires choses qui soient arrivées au disque depuis l’invention de la machine à découdre. Ira la bombe fait ce qu’il veut du monde. Il le fait sauter à coups de power chords pleins de son. On sentait là, dans cet album, poindre un immense devenir. Mais il fallait aussi écouter attentivement «Clunk», car on y retrouvait des virées de guitares dignes de celles des Byrds de l’âge d’or. Sous des faux airs de balladif up-tempo, Ira sortait le gros son. Tout ce qu’Ira touchait se transformait déjà en or.

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«President Yo La Tengo» paraît en 1989. On y trouve un beau clin d’œil à Dylan avec «Drug Test» et sa fantastique approche atmosphérique. Ira peut aussi chanter comme Dylan, avec les faux accents de «Like A Rolling Stone». «Orange Sky» est un joli coup de garage plein de rebondissements palpitants et d’influences délétères. Ira la bombe y rocke le rock ric et rac. Le son vient en direct des sixties, avec des temps de rémission et des gargouillis infâmes, des retours de manivelle et des redémarrages en côte, et puis Ira finit par s’énerver pour de bon et il se met à hurler comme une petite fiotte exacerbée. On retrouve sur cet album une version démente de «The Evil That Men Do», jouée au glou-glou impérial et dans la fusion des atomes de fuzz. Pour ceux qui recherchent le psyché du diable, c’est là que ça se passe. Ira s’y révèle l’expert du cauchemar conditionné sonique.

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«Fakebook» est leur premier album de reprises. On en trouve deux déterminantes. À commencer par «Andalucia» de John Cale, cut magique tiré de «Paris 1919». Ils prennent d’ailleurs un risque énorme, car la version originale est parfaite. L’autre bel hommage est celui rendu aux Groovies avec «You Tore Me Down», même si Ira tire le son vers les Byrds. Mais il y a sur ce disques pas mal de covers dont on ne voit pas l’intérêt, comme «Emulsified» ou encore le «Speeding Motorcycle» de Daniel Johnston. Ils tapent aussi dans «Tried So Hard» des Flying Burrito Brothers et «Oklahoma USA» tiré du «Muswell Hillibillies» des Kinks. Ira fait bien son Ray, mais il est beaucoup trop humble pour jouer les dandies. Ils terminent avec un clin d’œil à l’un de leurs groupes favoris, NRBQ. Joli choix.

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Avec «May I Sing With Me», on entre dans l’âge d’or de Yo La Tengo. Les trois premiers cuts de l’album relèvent du génie pur. «Detouring America With Horns» est un cut sacrément adroit et incisif. Ils partent aux harmonies vocales avec une élégance spectaculaire. S’ensuit l’un de leurs hits les plus connus, «Upside Down», une merveille d’allure sportive, élancée vers l’avenir. C’est vrai, Ira la bombe n’est pas beau, mais quelle beauté intrinsèque ! Avec «Mushroom Cloud Of Hiss», on a la preuve de l’existence d’un dieu Tengo. C’est tendu dès l’intro, monté sur un petit beat dévastateur, avec des descentes de paliers et des enfilades d’écrans bleus et verts. Ils vont vite dans les circonvolutions et Ira finit par entrer dans le cut, c’mon ! Il se met en colère - make up your mind c’mon ! - Il screame comme un démon, alors ils règne sur l’Amérique d’Hoboken des hobos de boo-boo - Oh c’mon ! On retrouve leur grande puissance mélodique dans «Some Kinda Fatigue». Ira vise l’infini des horizons, oh il n’en peut plus, il ne tient plus debout. S’ensuit un «Always Something» gorgé de pure énergie garage de coups de reins d’Hoboken. Georgia bat ça sec et Ira la bombe joue le drone des enfers.

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Deuxième album de l’âge d’or avec «Painful» et ses deux pures énormités cabalistiques : «Double Dare» et «Big Day Coming». Il est bien certain que l’attaque de «Double Dare» restera dans les annales. On sent le hit dès la première mesure. Voilà qu’arrivent les power-chords de franche atonalité, accompagnés d’un petit serpent de distorse vénéneuse, et un ange du paradis nommé Ira vient poser là-dessus une voix qui renvoie aux Beatles. Et on se retrouve avec un extraordinaire cocktail béatificateur sur les bras. Quant à Big Day, c’est saturé de son à l’excès. C’est bien le son dont rêvent tous les groupes. On tombe ensuite sur «I Heard You Looking» et voilà que s’ouvre un fantastique espace mélodique qui se développe au thème récurrent, alors ça prend très vite des ampleurs universalistes, et que fait Ira ? Il se donne les coudées franches et ça grandit dans le plus pur des naturalismes mélodiques, avec des petits torticolis de notes grasses qui n’en finissent plus d’élever le débat, car c’est là et nulle part ailleurs que se joue le destin d’Ira la bombe, dans l’ultime processus d’élévation de l’homo sapiens d’Hoboken visité par la muse du génie sonique, alors Ira s’en va se perdre dans ses bourrasques pachydermiques et graciles à la fois, dans un vent lumineux comme un diamant, dans un réel absolu de fuzz paranormale et ça vire à l’émeute de riot des villes de rues de rime de rage et c’est tellement tellurique que l’ingénierie de l’outrance s’en étrangle. Avec ses violentes montées de fièvre, Ira invente un genre nouveau : la rémona de la rémoulade de Gévaudan. Un petit conseil à tous les guitaristes de garage : écoutez Ira la bombe.

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Le troisième album de l’âge d’or s’appelle «Electr-O-Pura», certainement l’album le plus dense et le plus indispensable du trio. On a là le son de gens extrêmement intelligents. Ils attaquent avec la lancinance merveilleusement belle de «Decora» et un son reconnaissable entre tous, un son de rêve. «Flying Lesson» met un sacré bout de temps à démarrer, mais quand ça démarre, ça démarre. Ira joue ça comme un dératé proto-grunge. Il gratte ses sales notes purulentes qui entrent dans la mélodie comme un chien dans un jeu de quilles. Rien qu’avec ces deux titres, on se sent gavé comme une oie. Oh mais vous ne connaissez pas Ira ! Il va vous gaver jusqu’à l’overdose méningitique. En effet, «Tom Courteney» monte directement au cerveau. C’est éraillé au solo d’Ira, comme un coup de scie sur l’émail de bidet de Mrs Robinson et Ira titille sa note perlée à l’outrance d’un kid cramoisi par le désir. Ce cut est tout simplement gaulé comme un hymne, une sorte de hit panygérique taillé pour la route vers la gloire, cheveux au vent et peau hâlée, dents blanches et pap-palapalap aux lèvres. En face B, on tombe sur l’autre mamelle du génie tengo, «The Ballad Of Red Buckets», attaqué dans la torpeur de l’intimisme mélodique excessif. Alors voilà que s’ouvre un horizon crépusculaire et que s’élève une arche de cristal perlé de buée. Ira tire des notes qui redressent la tête comme des cygnes de Villiers, il chante au meilleur duveteux d’emblématique et si ce n’est pas du génie, alors qu’est-ce que c’est ? Il faut aussi l’entendre dans «Bitter End» doubler le chant d’ingénue libertine de Georgia d’un vieux solo immonde. Spectaculaire ! Pure électrocution d’électropura purgative de purgatoire. On croit que c’est fini, mais non, car le dernier morceau de l’album est la huitième merveille du monde. «Blue Line Swinger» tient à un fil, mais un fil mélodique qui se met en branle, cette bonne vieille branle inéluctable, celle qui mène droit au sonic orgasmatic. Ira la bombe joue le rock hédoniste, à la pure joie du cœur de veau. C’est véritablement effarant d’envolée préraphaélite, dans l’esprit des transparences d’un Gustave Moreau agenouillé devant l’astre du Babylone de Joséphin Péladan le pédalant et Ira rentre au chant doux sur le tard. Il crée tout simplement de la magie et la basse gronde derrière. C’est le pire décollage d’extase qui se puisse concevoir ici bas. Ira va gratter ses notes à la folie dans un chaos de court-circuits.

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Le double album «Genius + Love» propose des miettes, mais quelles miettes, my friend ! Ira commence par faire le con dans «Evanescent Psychic Pez Drop» en plaçant un killer solo d’une rare virulence. Ils font aussi une reprise du «Too Late» de Wire, prolongée d’une belle envolée à la Wedding Present. Ils retapent dans John Cale avec «Hanky Panky Nohow» et c’est du gâteau, car ils montrent une belle fidélité à l’esprit original du cut. «Up To You» est un outtake d’Elect-O-Pura, un groove horizontal bien profilé sous le vent. Avec «Somebody’s Baby», Ira la bombe passe à la power pop avec une classe indécente. Il fricote une marmite d’éclat majeur - She’s alrite - Si on aime se faire péter les ornières à coups de pop, alors c’est le cut qu’il faut écouter. Il faut entendre Ira monter par dessus toute sa mélasse incendiaire. Ils font une belle reprise d’«I’m Set Free» du Velvet. Sur le disc 2, on retrouve leur vieux «From A Motel 6» monté sur un riff violent et bien tapé par Georgia la bête. Elle le tatapoume admirablement. Elle fait au mieux, comme toutes les mères de famille, mais avec ce souci des autres que n’ont pas les bonhommes. Et Ira fait ce qu’il a toujours fait dans sa vie, il mène la sarabande de l’excellence. Ils droppent aussi une belle reprise du «Blitzkrieg Bop» des Ramones.

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«I Can Hear The Heart Beating As One» est le dernier album (double) de l’âge d’or, car Ira la bombe va finir par s’assagir. Deux cuts énormes attirent les papillons de nuit, à commencer par «Sugarcube», un cut truffé de distorse jusqu’au trognon, mélodique en diable, expert et profilé, né pour gagner, décidé comme un hymne et doté d’un élan vers le futur. Et puis en face B, on tombe sur «Deeper Into Movies», pop de lévitation perpétuelle. On y sent une dynamique de la grandeur unilatérale et on retrouve les brutales montées de fièvres inventées par Ira la bombe, la fameuse rémona de rémoulade de Gévaudan. Il a ce sens de la folie qu’on adore par dessus tout. Ira la bombe peut allumer un brasier comme Ron Asheton ou Dave Wyndorf. Il connaît tous les secrets de la frénésie sonique, et en plus, il en use et il en abuse.

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Avec la reprise de «Little Honda», ils font le mix Beach Boys/Mary Chain de rêve. Même son, même chant têtu et buté et mêmes ouvertures de chant sur le faster it’s alrite. Quelle magnifique extrapolation du mythe pop de l’Amérique des sixties ! En face 3, on tombe sur «Center Of Gravity», un petit chef-d’œuvre de good time music à la Brazil. Et sur la dernière face se tapit «We’re An Amrican Band» travaillé au beau groove d’Hoboken.

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En 1998, ils passent un après-midi en compagnie du copain Jad Fair pour enregistrer «Strange But True», une collection de 22 chansons courtes dans lesquelles Jad Fair raconte des histoires complètement incongrues, comme par exemple «Retired Grocer Conducts Tiny Mount Rushmore Entirely Of Cheese». Jad y raconte que l’épicier est en retraite depuis une semaine et il s’amuse à sculpter un Mont Rushmore dans du fromage. Puis il ajoute un décors fait de haricots. Dans «X-Ray Reveals Doctor Left Wristwatch Inside Patient», Jad raconte que le chirurgien a oublié sa montre inside of me. Il est content que ce ne soit qu’une montre et non un cuckoo clock. Dans «Retired Woman Starts New Career In Monkey Fashions», Jad raconte que la retraitée fait des fringues trop petites et qu’elle deviendra riche si elle trouve un singe qui a de l’argent. Dans «Ohio Town Saved From Killer Bees By Hungry Vampire Bats», on entend les killer bees et l’horreur des vampire bats. Dans «Nevada Man Invents Piano With 21 Extra Keys», Jad raconte l’histoire du mec qui rajoute des touches au piano : 109 touches au lieu de 88. L’ensemble est surprenant.

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Un nouveau coup de génie se niche sur «And Then Nothing Turned Itself Inside-Out». Il s’agit bien sûr de «Cherry Chapstick». Ira la bombe rallume la mèche. C’est terrifiant d’allure et de maîtrise, bardé de classe. Ira la bombe s’en va exploser au firmament de la magie pop avec des ti ti ti tup et un solo de trasher. Il est avec Ron Asheton le killer définitif. Il bouffe toute la magie du rock toute crue et lance ses mélodies à l’assaut de nos imaginaires. Le solo de fin est l’un des plus violents de l’histoire du rock. Encore une pièce bien énervée avec «You Can Have It All». Georgia chante par dessus les pah pah pah d’Ira qui finit par monter à l’assaut du Brill en embrayant sa distorse. Voilà encore un album magique qu’il faut écouter à tête reposée. Ils mettent aussi le cap sur le groove plus résolument, comme on peut le constater à l’écoute de «Our Way To Fall», doté d’une mélodie enchanteresse. Typical Tengo. Très beau aussi, le dernier morceau de l’album, «Night Falls On Hoboken». On l’écoute parce que c’est Tengo. Il s’y passe des choses !

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On trouve pas mal de jolis grooves sur «Summer Sun». «How To Make A Baby Elephant Float» lévite à la note xylotique. Ce groove de rêve est chanté au mou de veau. Ils ressortent leur vieille science du groove ambiancier pour «Don’t Have To Be So Sad». Ira y révèle un charme irrésistible. C’est magnifique dans l’intention et joué au sableur dans la douceur du temps. On retrouve nos surdoués favoris dans «Winter A Go Go», doté du meilleur son de basse et de xylo. On se régale aussi de «Season Of The Shark», belle pièce de pop fine et charmante - Just look around - Ira sait chanter le charme discret de la pop de la bourgeoisie. Ils se tapent quand même un petit brin de délire avec «Let’s Be Still». Ira rejette dans la compote ses vieux thèmes mélodiques. Et Georgia boucle ce bel album tendre avec «Take Care» et un heavy claquage de balladif.

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«I Am Not Afraid Of You And I Will Beat Your Ass» propose au moins deux classiques intemporels. Pour commencer, une belle pièce de rock hypnotique avec «Pass The Hatchet I Think I’m Goodkind». On note le jeu de batterie incroyablement riche de Georgia. Quant à James, il joue les imperturbables. C’est un sacré seigneur des anneaux. L’air de rien, Georgia n’en finit plus de relancer la machine. L’autre gros coup se niche en fin de face 4 : «The Story Of Yo La Tengo». Pur jus de Tengo. Il leur faut du temps, alors ils se donnent du temps, mas pas n’importe quel temps, ils veulent du temps immaculé pour créer ces ambiances chargées d’ambre et d’or qui vont éblouir le monde. Et en prime, Ira joue comme un diable. Parmi les autres gros cuts de l’album, on compte «The Race Is On Again», joué au son des early Byrds et au bon beat élancé de Californie. Autre belle pièce de pop : «Sometimes I Don’t Get You» chanté à la voix éponge et pianoté comme dans un rêve de gloire.

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«Popular Songs» paru en 2009 est un double album - un de plus - proposant ce qu’on appelle des chutes. Dès «Here To Fall», on est en pris dans la nasse, car voilà un cut sous-tendu d’élégance de garage d’Hoboken. Ira peut gérer n’importe quelle effraction cosmopolite. Il place aussi un solo magique dans «Avalon Of Someone Very Similar». Quand Ira se met en colère, ça donne «Nothing To Hide». Et Georgia devient la mère tape-dur. On y retrouve leur effroyable qualité d’unisson et la fiévreuse distorse qui coule sur les doigts comme une crème tiède et délicieuse. On tombe de l’autre côté sur «If It’s Time», un groove effarant de prescience, car à cheval sur le Brill et Motown. On reste dans le charme discret de la bourgeoisie d’Hoboken pour «All Your Secrets» qui buñuellise en converse d’élégance duveteuse et de touches de finesse. C’est même cousu de fil blanc par une ligne de basse à l’aise et brodé d’un shuffle à l’Anglaise. Tout est beau chez les bons Samaritains d’Hoboken. Ils restent ces excellents conducteurs d’émotivité qu’ils furent à leurs débuts. «More Stars Than There Is In Heaven» est encore un balladif de rêve intense. On en n’attend pas moins d’un doux génie comme Ira la bombe. Et sur la quatrième face, on tombe sur «And The Glitter Is Gone», un puissant thème de grain à moudre. Voilà encore l’un de ces longs cuts qui n’en finissent plus et qui se révèlent hélas propices à toutes les dérives.

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Encore un coup de maître avec «Fade» paru en 2013. Un arbre géant remplit la pochette et on les voit tous les trois, minuscules insectes au pied de l’arbre. En écoutant ce disque, on trouve bizarre qu’Ira la bombe ne soit toujours pas considéré comme l’un des artistes majeurs de son temps. Pour s’en convaincre, il suffit tout simplement d’entrer dans le groove hypno d’«Ohm». Au fil des secondes, on voit la petite magie blanche de Tengo se répandre sur la terre. Ira la bombe ramène son vieux jus de distorse et le cut vire à la transe soufiste. On tournoie dans les dimensions intermédiaires. C’est un bonheur. Arthur irait même plus loin en invoquant une sorte de bouleversement de tous les sens. Voilà encore un cut absolument somptueux. On y retrouve tout le bien-fondé du rock américain. La fête se poursuit avec «Is That Enough». Ira sort sa voix de laid-back pour l’occasion et chante à la ramasse sur le plus duveteux des airs. Il a le côté magique de Lou Reed, mais avec un côté plus softah. Ça va loin, car la chose est belle à pleurer et même violonnée. Ira chante au coin de l’éclat majeur d’une voix incroyablement chaude et juste. Ce mec a du génie, qu’on se le dise. Il faut s’habituer à cette idée. Plus loin, il revient aux vieilles ambiances noisy du Tengo avec «Poddle Forward». C’est leur pré carré, leur terre d’élection : le mid-tempo battu sec par Georgia avec un Ira qui se perd dans la noise dévoyée. C’est tout simplement admirable d’ingénierie du son. Avec «Stupid Things», on se rapproche encore du cœur de Tengo qui est la beauté harmonique à l’état le plus pur. Pure merveille aussi que ce «I’ll Be Around» qu’Ira gratte à coups d’acou exacerbés. Tout l’art d’Ira ira au ciel. Attention, «The Point Of It» vaut aussi le détour. Dès l’abord du couplet, ça sonne comme un hit. Ira va tout de suite chercher l’accent vainqueur et il roule la suite dans la farine du chat perché. Quelle aventure ! Ce mec ne s’arrête jamais. Il n’en finit plus d’enchaîner les instants d’instantanéité fatale où la beauté télescope l’esprit, où la mélodie se fond dans l’ouate. Rien d’aussi dépouillé dans la manière de travailler ce fil mélodique d’argent qu’on voit briller au soir d’une vie de tourment. Et Tengo finit avec une nouveau coup de Jarnac, un «Before We Run» embarqué aux violonnades. On les sent vraiment décidés à en découdre avec la postérité. Ils mènent le même genre de combat que Killing Joke, mais avec des sons très antipodiques.

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«Stuff Like That There», c’est très exactement le set de la Cigale. On y retrouve le fabuleux «Ballad Of Red Bucketts» échappé d’«Electr-O-Pura», joué au laid-back californien d’Hoboken. Ils reprennent aussi «Deeper In The Movies» échappé d’«I Can Hear The Heart Beating As One», mais sans le gros son d’antan. L’acou règne sans partage sur cet album. Si on aime bien Tengo, on se pourlèche les babines de «Rickety», un groove softy joué sous le boisseau, en douceur et en profondeur. C’est même peut-être un peu trop calme. Il tapent dans les Cure avec «Friday I’m In Love». Ils cuisinent Robert Smith à la sauce Velvet. Le hit de l’album se trouve en face B. Il s’agit bien sûr de l’excellent «Automatic Doom» chanté à l’harmonie d’unisson moelleux et duveteux. C’est une merveille d’équilibre spirituel, une beauté absolue, une huître qu’on voit briller dans l’écrin rouge d’un soir d’été. Ira chante «Awhile Away» à la pointe de l’extrême délicatesse de glotte. C’est un bonheur sangloté. Sur cet album, ils softisent tout, même Parliament avec «I Can Feel The Ice Melting».

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Pour ceux qui ne veulent s’embarrasser avec ce gros tas d’albums, il existe une solution radicale : la compile «Prisoners Of Love» . Tout y est. C’est un vrai panoramique : «Sugarcube» (purée de mélasse, son de court-jus, magie filetée, le son de nos meilleurs amis), «Little Eyes» (édifiant de délicatesse), «Our Way To Fall» (merveilleusement spongieux, tellement laid-back que la voix n’ose se poser), «From A Motel 6» (guitare folle sur canapé softy, groove tellement ambivalent qu’on s’en inquiète), «Tom Courtenay» (le hit de la brigade légère, l’éclat des géants de cette terre, pur sun zoom spark beefheatien), «I Heard You Looking» (magie évanescente, sauvagerie à tous les étages), «Big Day Coming» (monté sur une saturation dégoulinante de jus de beat), «Drug Test» (Ira chante comme un héros), «Season Of The Shark» (balladif de rêve absolu, chaleureux, intime et d’une beauté suprême), «Upside Doswn» (violent et puissant, gorgé de ferveur adolescente et d’excitation), «Blue Line Swinger» (un hymne digne des grandes heures de Todd Rundgren), «The Story Of Jazz» (insondable profondeur du génie pop, merveilleuse dégelée, limpide et heavy en même temps) et «By The Time It Gets Dark» (chanté au plus doux du soft - Ira la bombe va plus loin que Nick Drake qui est malheureusement incapable de tendresse).

Signé : Cazengler, Yo la Twingo

Yo La Tengo. La Cigale. Paris XVIIIe. 23 octobre 2015

Yo La Tengo. Ride The Tiger. Coyote Records 1986

Yo La Tengo. New Wave Hot Dogs. Coyote Records 1987

Yo La Tengo. President Yo La Tengo. Coyote Records 1989

Yo La Tengo. Fakebook. Restless Records 1990

Yo La Tengo. May I Sing With Me. Alias 1992

Yo La Tengo. Painful. Matador 1993

Yo La Tengo. Electr-O-Pura. Matador 1995

Yo La Tengo. Genious + Love. Matador 1996

Yo La Tengo. I Can Hear The Heart Beating As One. Matador 1997

Yo La Tengo. Little Honda. Matador 1997

Jad Fair & Yo La Tengo. Strange But True. Matador 1998

Yo La Tengo. And Then Nothing Turned Itself Inside-Out. Matador 2000

Yo La Tengo. Summer Sun. Matador 2003

Yo La Tengo. I Am Not Afraid Of You And I Will Beat Your Ass. Matador 2006

Yo La Tengo. Popular Songs. Matador 2009

Yo La Tengo. Fade. Matador 2013

Yo La Tengo. Stuff Like That There. Matador 2015

Yo La Tengo. Prisoners Of Love. Matador 2005

Sur l’illustration, de gauche à droite : Georgia, Ira la bombe et James.

21 / 11 / 15

COUILLY PONT AUX DAMES

METALLIC MACHINES

JALLIES

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Malade comme un chien toute la semaine. Dois m'en remettre aux bons soins du Grand Phil pour qu'il me tire des griffes de la mort. Possède le remède miracle. Voilà pourquoi nous fonçons à toute allure, dans la nuit noire et venteuse sous les assauts d'une pluie cinglante, vers la clinique locale de Couilly-Pont-aux Dames, réparations toutes marques. Troisième fois que je me rends à Couilly et tous les lecteurs attendent une fois de plus que je me livre à quelques spirituels jeux de mots bien gras sur le nom de cette charmante localité. C'est là bien mal me connaître, ce soir ce n'est pas le pont glissant, tournant et culbutant des Dames que nous empruntons, mais c'est avec trois vraies demoiselles que nous avons rendez-vous, aussi m'abstiendrai-je de toute plaisanterie habituelle un tant soit peu grivoise. Les rockers savent se tenir. De véritables gentlemen. Si vous ne me croyez pas lisez ci-dessous la vie du légendaire leader de Motörhead.

Le GPS a dû se tromper de chemin, mais nous arrivons avec une demi-heure d'avance sur l'horaire prévu. Les trois tourterelles, perchées sur de haut tabourets, entourées de l'équipe entière des Meccanos Machinistes, à leurs petits soins, pépient autour des assiettes de chips. En guise de gouttes d'eau, elles engloutissent de longs verres baignés d'un liquide écarlate que certains poivrots du dimanche matin s'obstinent à baptiser de la belle appellation incontrôlée de sang du seigneur.

En tout cas, les Machinistes ne sont pas sexistes. Nous invitent, le Grand Phil et itou, à partager le repas qu'ils ont préparé pour accueillir dignement les trois mésanges bleues. Une exquise succulence, une énorme marmite de macaronis crémeux accompagnée d'un chaudron magique de cuisses de pigeons de toute tendresse. N'avaient pas dû manger depuis trois jours, nos grivettes, se ruent sur ses mets royaux comme des vautours affamés, puisent sans relâche à pleines louches dans la fricassée et les assiettes de pâtes défilent à toute allure... Comme disait ma grand-mère, une sainte femme, celles-là, vaut mieux les avoir en photo qu'à table.

Ensuite nous partons pour le Louvre. Nos colombes repues sont de véritables artistes. S'adonnent à la peinture. Enfin je comprends le mystère du regard de la Joconde. Futé le Léonard de Vinci, a dû apercevoir, à travers une faille de l'espace temps, nos trois bergeronnettes peinturlurer le pourtour de leurs yeux à l'Eye Liner. Na plus eu qu'à recopier après.

Nos trois cigognes nous quittent pour aller se changer à l'étage... Les deux pièces se remplissent d'un joyeux brouhaha, le monde arrive, le concert peu commencer.

CONCERT

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Sont là eux aussi. Tom et Kross. Ont bien aménagé leur coup. Démarrent sans prévenir. Vous n'avez pas voulu nous voir. L'on compte pour du beurre, eh bien, vous allez nous entendre. Tous deux penchés sur leurs instruments, ne regardent personne, l'on n'aperçoit que leurs chapeaux noirs, de véritables tueurs de la mafia occupés à une triste besogne. Devant dans la volière, c'est l'affolement, plus le temps de se lisser les plumes et de faire les belles. Mais elles n'ont aucune envie de se laisser distancer. Prennent leur envol en deux battements d'ailes, un triangle parfait d'oies sauvages en partance pour la grande migration, la traversée des océans dans les embruns des tempêtes et les souffles brûlants des déserts de feu.

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Pas mal, mais les gars sont devant et ne ralentissent en rien. Course poursuite. Jamais les Jallies n'ont descendu leurs sets à une vitesse aussi vertigineuse. Ça ronfle de tous bords. Tom ne joue pas de la guitare. Il pilote un hors-bord, l'on croirait entendre une Gitane Testi des années soixante, débridée cela va de soi, lancée en pleine course à deux heures du matin, avec les mégaphones interdits rajoutés, pour le seul plaisir de réveiller quarante mille habitants en dix minutes, attaque de spitfires en piqué, c'est Kross qui fait tournoyer sa contrebasse noire sur elle-même comme une hélice de moteur emballé, l'arrête d'un coup sec pour mieux lui taper sur les cordes, l'en sort des sons caverneux, puis il lui étripe les cordes à pleins doigts et on a l'impression qu'elle barrit comme un éléphant dont le cornac serait atteint d'une crise de démence.

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Ne soyez pas inquiets pour nos oisillonnes. Avec la provision de vitamines qu'elles ont gobée tout à l'heure, elles ont de l'énergie à revendre. Entament la chasse à trois, se relaient dans les couplets, ne sont-elles pas le trio Jallies ? Et très vite c'est à chacune son tour de mener le train. Dans sa délicieuse jupe rose à fil mauve Leslie démarre en flèche, à la pink Thunderbird, vous descend les classiques à la kalachnirock, en force, droits d'équerre à la Esquerita, elle screame à fond these boots de Nevers pour une escrime primale. La Vaness n'est pas en reste, elle bat la charge sur la caisse claire, avec tant de violence que le pauvre tambour essaie de se défiler sur la droite, alors d'un geste rageur elle le retire violemment sur sur sa gauche comme un chariot de machine à écrire. Céline souffle dans son rumble kazoo comme si elle jouait du saxophone. S'est débarrassée de son écharpe pour mieux nous écharper. Nous vrille les oreilles et l'on en redemande. S'entraident, se soutiennent, n'en restent que deux pour les chœurs lorsque l'une chante, mais font autant de bruit que la maîtrise de Radio-France dans le Die Irae du requiem de Mozart.

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Mais ce soir les boys ont décidé de montrer qui sont les hommes. Tom énervé par ses trois nanas ne se retient plus. Casse une corde de sa guitare, pas question de la changer, possède une deuxième Durandal tout près de lui, s'en saisit et pris d'une véhémence subite la porte à sa bouche et lui inflige un solo hendrixien du meilleur effet. Elle en frétille d'aise de toutes ses frettes. La salle est prise d'une frénésie orgasmatique. Vanessa relève le défi. D'abord une goulée de picrate qui gratte, une inhalation de clope ramonante, juste pour le plaisir de transformer son gosier en toile émeri, sur laquelle elle se râpe à dessein la voix. Rauque and râle, chaque note comme une balle traçante. Une torpille qui vient vous cueillir sous la ligne de flottaison avant de vous exploser le caisson. Heureusement que Céline est là, elle passe la caresse du swing sur vos écorchures, malédiction, elle vous tamponne avec du gros sel, et vous nettoie à l'acide chlorhydrique. Carpe diem, ces deux mots de l'antique sagesse épicurienne sont tatoués au bas de la nuque de Leslie. Je croyais qu'ils étaient une invitation au plaisir, mais ma traduction était une erreur, elle vous balance deux derniers rock avec une telle violence, que vous comprenez que vous n'êtes plus qu'une carpette bien aplatie sous ses pieds rageurs. Le genre de traitement qui n'a pas l'air d'intimider Kross qui aligne les soli rageurs avec une constance méritoire. Résultats du match mixte : une partie endiablée. Un petit rappel et c'est fini. Sous les acclamations. Un de leurs meilleurs concerts.

THE END

Des fous furieux. Des hystériques. Si elles continuent, sur ce rythme, va falloir retenir des places en maison de repos. Les rossignolettes sont allongées sur la scène. Sont assaillies de partout. Surtout par des filles, je remarque que les gars plus attentionnés leur laissent le temps de reprendre souffle. Pour la majorité des spectateurs, c'est la première fois qu'ils assistaient à une soirée Jallies, chacun voudrait en emporter un petit morceau chez soi. Les disques s'envolent et s'arrachent. Des stars qui paraphent sans interruption...

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Plus tard je rejoins le Grand Phil dans sa voiture. Excellente médicamentation, lui dis-je. Oui, mais il ne faut pas en abuser, me répond-il. J'ai cherché, mais à l'heure où j'écris ces lignes je n'ai encore ressenti aucun effet indésirable. A part peut-être une légère sensation d'accoutumance.

Damie Chad.

 

31 – 10 - 2015

LAGNY – SUR – MARNE

local des loners

JALLIES

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En cette soirée de Samain, nous enfourchons notre balai pour voler jusqu’à Lagny-sur-Marne, au milieu de la zone industrielle. Les ténèbres nous enveloppent. Où nous sommes-nous donc fourvoyés ? Sauvés. Au loin, un feu sert de phare dans la nuit désolée, et nous atterrissons enfin au local des Loners. Quelques têtes connues. Et les Jallies. Plus besoin de se demander pourquoi on est là.

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Le temps de discuter et à 10 heures, c’est parti. Un premier set. Elles commencent piano, puis telles le feu, elles prennent de plus en plus d’ampleur. Le feu couvait. Il devient feu de broussailles, puis feu de prairie, incendie de forêt, avant que l’éruption volcanique ne jaillisse des Jallies. Les puissances chtoniennes du rock-swing-abilly se sont toutes données rendez-vous dans cette ancienne usine pour jaillir de terre. Rien ne peut résister à ce flot chantant bouillonnant. Et surtout pas le public qui écoute, charmé par ces sirènes montées sur les dragons de la musique. Brasier, raz-de-marée qu’elles entretiennent à plaisir en allant chercher les spectateurs, en les interpellant, en les piquant au vif.

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Deuxième set. D’emblée mené tambour battant. C’est tout de suite l’explosion. Elles ont décidé de ne pas nous laisser respirer. Et il ne faut pas compter sur Tom et Kross pour les ramener à la raison. C’est à qui frappera le plus violemment nos oreilles. Un solo de caisse claire, un riff de guitare. Personne ne veut lâcher le morceau. Ils cherchent à se conquérir une place que nos trois belles ne leur accordent qu’avec parcimonie Plus de trente morceaux de ce combat qui vient culminer en un Jumps, giggles and shouts qui transporte le public.

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Un concert qui envoie. Et pourtant. Devant nos airs incrédules, elles persistent à nous dire qu’elles n’avaient pas dormi depuis 48 heures. L’envie irrépressible nous prend alors de les retenir, de les empêcher de dormir pour qu’elles gardent cette belle énergie qui roule, torrentielle, depuis les cimes de leur chant jusqu’à la mer de nos oreilles avides, pour le bonheur d’écouter toujours ces Queens of rock’n’roll.

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Philippe Guérin

( Toutes Photos Jallies : Philippe Guérin )

 

MOTÖRHEAD

24 HISTOIREs POUR LEMMY

 

THOMAS FLETTOUR / KARINE MEDRANO / JEAN-PIERRE JAFFRAIN / PIERRE MIKAÏLOFF / PATRICK FOULHOUX / JEAN-LUC MANET / DAVID BOLDIN / GIUGLIETTA / MERLE LEONCE BONE / MAX WELL / MATHIAS MOREAU / STEPHANE GRANGIER / STANISLAS PETROVSKY / OLIVIER KERAVAL

ALAIN FEYDRI / JEAN-ERIC PERRIN / FREDERIC PAULIN / PIERRE DOMENGES / STEPHANE PAJOT / HUGUES FLECHARD / DENIS ROULLEAU / STEPHANE LE CARRE / JEAN-NOËL LEVAVASSEUR / PATRICK CAZENGLER

 

( Camion Blanc / Octobre 2015 )

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Lemmy. Pas Escudero, l'autre. Avec deux M comme Monstruoso Maximo. Le rocker dans toute sa splendeur. L'a pris l'image d'Epinal et a décidé de l'incarner. A fond. Toute la surface. Pas un centimètre carré de blancheur innocente. Que du noir, le plus sombre. Personne n'a réussi à faire mieux. A part Jerry Lou qui a fait pire. Que voulez-vous c'est la loi de dégénérescence de l'Humanité. Les fils ne dépassent jamais les pères. Le principe d'entropie de Carnot. Heidegger nous l'a explicité, n'y a rien de plus fort que l'origine pour estimer l'essence d'un phénomène. Mais ne nous éloignons pas de notre mauvais sujet. Revenons à notre mouton noir. L'animal est mal choisi, Lemmy c'est plutôt le monstre du labyrinthe, celui qu'aucun Thésée ne serait jamais parvenu à vaincre. Imaginez un antique dinosaure, un tyranosus vivant, un méchant gros lézard échappé de la préhistoire qui s'en viendrait vivre parmi nous, au cœur de nos cités, pour les détruire. Les quatre chevaliers de l'apocalypse réunis en une seule personne. Vous voulez du sang, du meurtre, de la violence, de la musique qui tue, alors écoutez un disque de Motörhead. Pour les plus courageux, risquez-vous dans un de leurs concerts. Si vous êtes du genre prudent qui tenez à vous documenter avant de tenter l'expérience, prenez ces Vingt-quatre Histoires pour Lemmy. Un diamant noir. Taillé dans le carbone.

S'agit pas de raconter sa vie. La bio, avec les dates, les lieux, les noms de comparses, la discographie au cordon vous la trouverez ailleurs. Ici l'on vous donne un aperçu. Une idée, au sens platonicien du mot. Une représentation de l'univers mental et existentiel de la Bête. Celle qui dépasse toutes les autres d'une tête. La six cent soixante septième. Celle dont la Bible n'avait même pas osé prophétiser l'existence. L'inenvisageable par mésexcellence. Le parfait rocker dans toute son horreur, dans toute sa laideur, dans toute sa bêtise crasse. Un peu comme cette boutique russe au slogan inimitable : vous ne trouverez pas plus cher ailleurs.

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Pour beaucoup, en un premier temps, le rock and roll, c'est comme le teddy bear d'Elvis Presley, une grosse peluche soyeuse, douce au touché, qui dégage un agréable parfum. Vous en mangeriez. Vous en raffolez. Mais au bout de quelques mois, le super jouet duveteux s'est transformé en un horrible nanan, une loque infâme et informe, un chiffon gluant de bave et de transpiration, une harde innommable, dégoutante et puante. Un haillon répulsif. Votre entourage essaie de le passer à la machine à laver, de l'engloutir au fond de la poubelle, de l'éliminer dans la chaudière du chauffage central. Mais c'est trop tard, vous le défendez contre ceux qui voudraient vous l'arracher, vous vous y cramponnez, vous le plaquez contre votre corps, vous le cachez sous vos aisselles poilues, vous le collez contre votre sexe libidineux, vous l'aplatissez contre votre anus mordoré, vous êtes comme le bébé dépendant de sa charpie excrémentielle, la bouche collée, en liaison permanente, à son biberon bubonique infesté de cent mille microbes ( qui vous immunisent de vous-même ), bref vous êtes devenu un accro du rock and roll. Un irréductible accrock. Et comme vous vous laissez gouverner par vos plus mauvais instincts, de tous vos chouchous favoris, vous préférez le plus pourri. Pas Johnny le Rotten, qui a fini piteusement à faire le pitre dans une émission de télé-réalité, non vous choisissez guidé par cet instinct de malinois malin qui caractérise la perversion du fan de base, le pire de tous, Lemmy Kilmister. Vous mettez un poulpe vomitif dans votre moteur, un turbo Motörhead homologué kérosène destructif.

Kilmister, déjà rien que le nom, c'est grave. Deux étymologies possibles selon les philologues les plus respectables : viendrait en droite ligne de Mister Kill, un peu comme si en français vous vous appeliez Monsieur Meurtre, ou alors de Mister Kilt, le t serait tombé au seizième siècle, contraction des plus communes de la langue anglaise, ce qui expliquerait la propension de l'individu à aller farfouiller sous les jupettes des groupies qui ne portent jamais de culottes, comme vous l'explique la moindre édition du quotidien populaire Sun.

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Lemmy, le lémure, ces émanations ectoplasmatiques qui sortaient des tombes romaines, qui s'en venaient jouer avant l'heure aux zombies de la New Orleans et que l'on repoussait, en tapant comme un fou, toute la nuit, sur des vases d'airain. Douceurs musicales qui sont à la base de la musique de Mortörhead et des lignes de basse de Lemmy Kilmonster avec lesquelles il pêche le cachalot au filin d'acier torsadé et rocksado. Ce Lemmy, vous en conviendrez aisément, est un cadeau que la magnanimité du Ciel a offert aux écrivains. Un sujet en or. Vous décapuchonnez votre stylo et l'encre noire coule d'elle-même. Une inspiration divine. Il y a toujours une horreur ultime à révéler au sujet de notre héros. N'y a même pas à gratter. Les pustules dégorgent toutes seules d'horreurs, du pus qui pue, du sang qui sent, du suint de groin... Se sont regroupés à vingt-quatre, qu'y pouvons-nous, si ce n'est de remarquer qu'en notre vallée de larmes le dieu du Mal a deux fois plus d'apôtres que le Christ – ce qui est une indication des plus tristes quant aux propensions morales de cette lamentable humanité inhumaine dont nous faisons partie. Montrez du doigt, à la race humanoïde entière, le soleil lumineux, le Sol Invictus d'Aurélien, et elle ne verra que le revolver avec lequel vous vous apprêtez à lui tirer dessus...

Bref vingt-quatre histoires brèves. Très noires. Bien sûr vous avez le choix, l'innocence bafouée, le meurtre prémédité, l'assassinat passionnel, ne poussez pas il y en aura pour tout le monde, les hommes, les femmes et les enfants ( ces deux dernières catégories d'abord ) pas question d'oublier non plus le chat et le frigidaire. Je vous l'accorde ce sont des victimes innocentes mais attendues. Certes vous ne voudriez tout de même pas que les méchants soient punis et les gentils récompensés. Ridicules sensibleries ! De plus, totalement impossible, dans l'univers impitoyable de Lemmy, les gentils n'existent pas. Ne se risquent pas à glisser un pied dans cette horreur impitoyable. Donc disais-je du menu fretin. L'on trouve du plus costaud sur l'étal de la boucherie. Des ombres pas très nettes échappées des pyramides égyptiennes et les Grands Anciens de Lovecraft – l'aurait dû s'appeler Hatecraft – qui sortent des abîmes comme vous de votre salle de bain chaque matin. A part qu'ils n'ont aucune envie d'aller faire des courbettes et des risettes à leur patron. Vous faites la moue, vous êtes une forte tête. Vous ne croyez point aux dieux des chaos rampant et galopant. Des histoires de bonne femme. A dormir debout. Niveau Belle au Bois fainéantant au lit et Petit Chaperon Rose. Alors, avant de refermer cet océan de stupre ( sexes à éjaculations féroces ) et de mort, l'on vous a réservé le meilleur pour la fin, la vingt-quatrième horreur - de la main de notre Cat Zengler préféré et à nous – qui replace la saga lemmynienne selon des perspectives, historiales pour le siècle précédent, médiatiques pour notre époque de franche bêtise et de froide terreur. Un truc truculent. Vous riez. A en mourir. Esthétique du grotesque néronien.

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Une dernière précision pour les lecteurs de bonne volonté qui se seraient égaré par mégarde sur notre blogue : la musique de Lemmy Kilmister et de son farouche Motörhead n'entretient aucune relation formelle avec les Concertos Brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach. Excusez-nous, ce n'est que du rock and roll. Yes, but we like it.

Damie Chad

 

FEELING

DAN

Préface de BOBBY MICHOT

( Editions Révolution Intérieure / 2007 )

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Vous êtes peut-être comme moi. Tous les Acadiens, toutes les Acadiennes, vous ne connaissez pas. A part King Creole et la Jambalaya de Hank Williams... J'exagère un peu, Bobby Michot est un musicien de la Nouvelle-Orléans – genre de gars aussi à l'aise sur un accordéon que sur un violon – un nom pour les amateurs de cajun et de zydéco. L'est souvent venu en Europe et en France, notamment au Festival des Baroudeurs, c'est par là en Creuse que je subodore qu'il a dû rencontrer Daniel Giraud. Vous êtes ici en terrain de connaissance, le Giraud nous a donné un texte ( in KR'TNT ! N° 3 du 05 / 11 / 2009 ) sur son premier concert à Marseille, au tout début de la carrière de Johnny Hallyday, la première fois qu'il quittait sa famille à tout juste douze ans... Mauvaise influence, depuis cette soirée fatidique Dan Giraud a écrit une quarantaine de livres et enregistré deux CD de blues...

Ne confondez pas Dan et Dan. Se ressemblent beaucoup. Le premier, Giraud, a écrit le bouquin, le deuxième a donné son prénom pour le titre. Dan Evans pour ceux qui veulent vérifier ses papiers d'identité. N'existe pas en vrai. Un clone de l'auteur qui s'imagine une vie parallèle. Un héros de roman. Vécu, spécifiera-t-il sur la page de garde. N'imaginez ni une longue introspection, ni La Recherche du temps perdu. Quarante-deux pages, pas une de plus. Mais bien remplies. Z'attention dès les premières lignes, la sonnerie est inhabituelle. Ce n'est pas écrit en français. Nous l'avons toutefois échappé belle. Daniel Giraud est aussi célèbre chez les sinologues de gros calibre pour ses superbes traductions de poëtes de l'Empire du Milie. Ne connaît pas plus le chinois que vous et moi, mais il se débrouille comme il peut. Dictionnaires et une certaine appétence préférentielle pour les philosophies orientales du rien. Restez zen, ne nous a pas fait le coup du texte en idéogrammes. C'est presque du français, c'est du cajun. Les constructions de phrase de guingois, et le vocabulaire un peu à côté de nos acceptions nationales. N'ayez crainte, l'on s'y fait assez vite.

Ce n'est pas une lubie. Mais son héros – le fameux Dan Evans – est né là-bas, c'est donc un déraciné de partout. N'est pas à la recherche de son identité non plus. Pas le genre de gars qui mettrait un drapeau tricolore sur son profil de facebook. D'abord parce que la France a retiré ses billes de la Louisiane depuis plus de deux siècles, ensuite parce qu'il a plutôt l'impression de faire partie de la grande famille internationale des oubliés, des pourchassés, des laissés pour compte. Ces prolétaires de tous pays qui n'ont pas encore réussi à s'unir contre les forces astringentes du Capital et des prisons coercitives des Etats... Mais le prêche politique, ce n'est pas son genre. Vit sa vie, en toute simplicité, washboard dans les mains pour courir de bal en bal, alcools, rires et jolies filles... Ces dernières plus rares maintenant que le cap de la cinquantaine est dépassé. La tête bien faite, aussi à l'aise dans le tourbillon frénétique de ces corps juteux et de toutes les couleurs qu'un alligator local dans le bocal du marais.

La tête bien pleine aussi, les poètes de la Beat Generation et les écrivains cajuns inconnus dans nos campagnes sont ses références. Pas celle du journaliste de France-Culture qui l'interviewe, ce qui nous vaut une scène finale hilarante... Pas un roman comique, même si la Gaya Scienzia est à l'honneur en ces pages truculentes. Sont aussi pleins de hargne, les deux Dan. Pas tant contre Kaltrina. Que peut-on faire contre un ouragan ? Sinon rien. Mais pour les hommes beaucoup. Surtout pour les pauvres. Surtout pour les noirs pauvres. L'est par exemple inutile de les tirer à coups de fusil comme des poules d'eau pendant que l'autre moitié des escadrons de police est en train de piller les magasins. Quarante deux pages mais aussi débordantes de joies et de colère que les eaux du Mississippi qui emportent les digues.

Un livre, pour tous les amateurs de blues zingué au zydéco.

Damie Chad.

 

JOHNNY HALLYDAY

avec PHILIPPE MANOEUVRE

LA TERRE PROMISE

( Fayard / Novembre 2015 )

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Un livre de Johnny Hallyday. Enfin presque. N'est pas un styliste reconnu de la belle prose françoise, le Johnny. En est le premier conscient. Les boss de la mafia ont leurs porte-flingues, Johnny a choisi son porte-plume. N'a pas pris un jeune fou aux images décapantes. L'a opté pour la sécurité, le rédac-chef de la grande revue rock française. Non, pas Disco-Revue. L'autre, Rock & Folk. Philippe Manoeuvre, in person, tout heureux de profiter de l'aubaine. Un voyage de quinze jours, tous frais payés, aux Amériques, qui se permettrait de refuser une telle aubaine ? L'est pas idiot Manoeuvre, sait bien que l'on achètera le livre qu'il aura écrit pour Hallyday, et point pour lui, alors il se fait tout petit, n'est plus le rédac-chef du magazine amiral de la revuistique rock nationale, se déguise sous un nom de code : sera le Scribe, le serviteur fidèle qui prenait note des désidérata du pharaon-maître.

Johnny. Possède ses milliers de fans. Qui représentent sa caution démocratique. Ce qui ne l'empêche pas d'être un des personnages les plus haïs de France. Dans les années soixante, l'était le jeune coq braillard triomphal, le chef de la bande de tous les coquelets admiratifs, et les mâles attitrés de la tribu se demandaient quel stupide plaisir prenaient les poulettes à se faire sauter par ce tendron à peine issus de l'œuf. Dans les années soixante-dix, ce fut un déluge de feu qui s'abattit sur lui. Les carrières se dessinaient, l'armée des forts en thème se fadaient le boulot quotidien, le patron qui tient les cordons de la bourse, les horaires de bureau, les petites payes, et pour les plus heureux les médiocres tirages de livres qui n'intéressaient personne. Et puis de l'autre côté il y avait Johnny qui s'acharnait à casser les voitures de luxe, qui claquait un argent fou, qui voyageait aux quatre coins du monde, qui tournait des films, qui faisaient tous les jours de sa vie ce que vous rêvez de perpétrer toutes vos nuits. Jalousie et ressentiment, les plus viles postulations de l'âme humaine, ainsi que Nietzsche l'a théorisé.

Dans les années quatre-vingt, la fausse indifférence que l'on accordait à ce jeune voyou se mua en rancœur détestable. L'était trop tard pour s'attaquer au chanteur alors on dénigra son quotient intellectuel. L'on se riait de lui, l'on se moquait de la construction de ses phrases – vraisemblablement parce que les membres de l'intelligentsia soit-disant si instruite n'avait jamais entendu parler d'anacoluthe – on l'interviewait en lui posant des questions sur des sujets qui n'étaient manifestement pas dans ses centres d'intérêt. L'état gentil Johnny, l'aurait pu leur demander à brûle-perfecto le nom du bassiste qui accompagnait Muddy Waters sur I got my mojo workin, mais non, préférait rester humble et ne pas étaler sa science.

 

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Inébranlable comme un roc(k) ! Dans les années quatre-vingt-dix fallut se résoudre à l'accepter comme faisant partie des personnages indéboulonnables de l'imaginaire national. Au millénaire suivant, carpettes et hypocrites, peut s'essuyer les pieds sur les paillassons médiatiques. La vengeance est un plat de jubilation qui ne se partage pas.

Mais tous ceux-là ne comptent pas. Sont des quantités négligeables et méprisables. N'aiment pas le rock. Leur avis est nul et non advenu. C'est à la fin des années soixante que se produisit entre Hallyday et le public rock, un hiatus dont les effets se perpétuent de nos jours. Toute une génération nouvelle, post-soixante-huit découvre le rock se branchant directement sur le phénomène hippie et psychédélic. Oubli total de la première génération d'artistes rock. Relégation dans le dédain le plus total des pionniers, américains, anglais et encore plus français. Beaucoup périrent, Johnny s'en sortit tant bien que mal. Des hauts et des bas. Tantôt des flamboyances rock, tantôt l'accolade à la rock variétoche radiodiffusable. Le médiocre de sa production jetant le doute et l'opprobre sur le meilleur.

N'a pourtant pas renoncé à ses rêves de tout jeune rocker, Monsieur Hallyday. Maintenant qu'il court sur ses soixante-dix balais peut tout se permettre. Comme une tournée aux Etats-Unis. Treize dates sur le continent américain. Un pari audacieux. Un truc qui ne rapportera pas d'argent, sans en perdre non plus. Une aventure dont le souvenir devra être perpétuée dans les stèles de marbre de la mémoire humaine. En termes plus simples, un livre qui relatera l'ensemble de l'Odyssée. D'où la nécessaire présence de Philippe Manoeuvre et même d'un photographe officiel dont les clichés sont sensés immortaliser les moments les plus forts. Les photographies de Dimitri Coste ne sont malheureusement pas servies par la porosité du papier. Le blanc et noir se résorbe en un gris sombre tout terni, peu appétissant...

Donc Johnny en tournée. Deux poids, deux mesures. L'avion privé pour le Roi et le staff, la route et les poids-lourds pour les techniciens. Idem pour les étoiles des hôtels. Tout le monde n'est pas logé à la même enseigne... Maintenant c'est bien Johnny le patron, tout repose sur lui. Ne s'est pas embarqué sans biscuit. Possède un atout-maître : ses musiciens, forment un groupe, le groupe qui lui manque depuis des années. Et qui tiendra ses promesses. Le scribe s'émerveille sur l'organe de Johnny ( non, demoiselles ) vocal, trompettant, tonitruant, un baryton chargé de tendresse, de hargne, de colère, de volupté, empreint d'une intensité dramatique telle qu'il transforme le plus passable des lyrics en répartie mélodramatique shakespearienne, solitude et désespérance humaines pétries de chair et de sang, compréhensibles même pour des oreilles américaines.

Certes Johnny passe dans de petites salles d'une capacité moyenne de deux mille places, mais le public est là, une trentaine de fans venus de France, la communauté française expatriée, mais aussi beaucoup d'américains attirés par quelques articles louangeux de presse locale. Succès à chaque concert. Beaucoup de professionnels admiratifs du personnage de Johnny qui en impose par sa science innée de la scène et son punchy show, ce qui n'est pas toujours de l'avis de l'idole qui habituée aux grands plateaux des stades pense que parfois le spectacle tourne à l'amateurisme... Johnny est son critique le plus féroce. Le scribe est pourtant formel, il interroge tous les participants, se répandent en éloge, ceux qui le suivent depuis plusieurs années sont unanimes : ont beaucoup appris avec le boss même s'ils ont auparavant travaillé avec des étoiles confirmées du rock américain.

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Johnny n'a pas écrit une ligne mais a beaucoup parlé. Manoeuvre rapporte ses paroles. Que vous aimiez ou non Johnny, vous reconnaîtrez qu'elles sont basées sur de longues et indéniables expériences. Valent leur pesant d'or apollinien, et de plomb saturnien aussi. Le plus étonnant c'est le jugement que Johnny porte sur sa carrière. L'est le dernier des brontosaures. N'y a que les Stones qui sont dans une situation identique. Sont les derniers rockers. D'ailleurs le rock est mort depuis longtemps. Avec Eddie Cochran et Gene Vincent, qu'il cite à plusieurs occasions. Avoue aussi son admiration pour Lonnie Donegan et Johnny Rivers...

Parle d'après lui-même, de sa situation, mais vit un peu trop dans l'empyrée mythique d'une carrière semi-centenaire, lorsqu'il demande à ce qu'on lui cite des noms d'autres rockers, Manoeuvre se tait, ne répond rien, pourtant rien qu'en France, Jake Calypso, Spunyboys et Howlin' Jaws, pour ne citer que ces trois-là, ne nous semblent pas frayer dans la chansonnette à trois sous... Sont moins célèbres que lui, mais question attitude rock and roll, pour l'instant il n'ont pas encore versé de l'eau dans leur vin...

Et puis, la tournée terminée, Hallyday file enregistrer ce qui est aujourd'hui son avant-dernier album, Rester Vivant, qui a beaucoup déçu... lui qui a sans arrêt le mot rockabilly à la bouche devrait parfois porter un regard plus aigu et une oreille plus attentive sur ses productions... L'est prisonnier de son entourage, de son mode de vie, ne donne plus des sets de rock and roll, mais de grands spectacles qui étouffent toute authenticité. La terre promise, faut savoir y arriver nu.

 

Sur ce, dans notre France contemporaine, j'ai davantage d'estime et de sympathie pour Johnny Hallyday que pour la plupart de nos hommes politique, médiatiques et culturels à la Bernard Henry-Lévy. L'est quand même beaucoup plus rock.

Damie Chad.

 

18/11/2015

KR'TNT ! ¤ 256 : EAGLES OF DEATH METAL / L7 / HOT SLAP / BLUE TEARS TRIO / SPUNYBOYS /OL' BRY / F. J. OSSANG / VINYLS

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME

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LIVRAISON 256

A ROCK LIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

19 / 11 / 2015

EAGLES OF DEATH METAL

L7 / HOT SLAP / SPUNYBOYS / OL' BRY /

F.J. OSSANG / VINYLS

 

C'est une ancienne kronic de l'ami Cat Zengler qui date du 18 juin 2015 parue dans la deux cent quarantième livraison de KR'TNT ! Pas besoin d'expliquer pour quelle raison nous la remettons en ligne cette semaine. Il semble que dans notre monde le rock and roll dérange encore. Etrange force symbolique de cette musique qui est aussi un art de vivre et de résistance ! Cette livraison 256 est dédiée à tous ceux qui n'assisteront plus à un concert.

LE TRIANON - PARIS 18° - 09 / 06 / 2015

EAGLES OF DEATH METAL

LES AVENTURES DE

BOOTS ELECTRIC ET DE BABY DUCK

 

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Boots Electric se recoiffe d’un coup de peigne vers l’arrière du crâne. Quelle étuve !

— Bonsoâr paris ! Don’t you know ? I loooooove you !

Boots Electric roule un énorme pelle au public.

— Hey Paris, tu veux danser avec Boots Electric ? Alors, enlève ton blouson et rejoins-moi sur la piste !

Quel héros fantastique ! Boots Electric est le Travolta du rock moderne, un tortilleur de cul coiffé comme un greaser et tatoué comme un taulard. Il porte la moustache en croc du docker et les Ray-ban oranges de Peter Fonda dans «Easy Rider». Son costume de scène ? Marcel, jean moulant délavé, bretelles et santiags des bars interlopes. Il plaque en prime des power-chords sur sa grosse guitare blanche, comme Sylvain Sylvain jadis au temps béni des Dolls. Boots Electric ? Pur rock’n’roll animal. Aussi racé et ambigu que pouvait l’être Lou Reed en 1967 - waiting for my man/ twenty-six dollars in my hand.

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— I came to LA to make rock n roll !

Wow ! Le plancher de la salle du Trianon se met à onduler. Paris saute en l’air.

— Along the way I had to sell my soul !

On se croirait dans l’océan en pleine tempête. Les cœurs chavirent ! Paris tombe sous le charme fatal de Boots Electric. Eh oui, ma poule, tu vois bien que c’est du cock-rock.

— I made some good friends that make me say/ I really wanna be in LA.

Tempête ? Fête païenne ? Rituel antique ? Émeute urbaine ? C’est tout cela à la fois. Et même beaucoup plus car derrière Boots Electric, Baby Duck bat le beat du marteau-pilon. Coiffé comme un G.I. en partance pour le Mékong, il frappe le menton en avant, en pur idéaliste de l’extrémisme. Il redouble de violence tribale. Il frappe comme un damné. Il veut sonner comme ces terribles batteurs de cadences des galères de l’antiquité. Il s’agit cette fois non pas de couler la flotte perse à Salamine, mais de prendre Paris d’assaut. Tu veux du beat, Paris ? Baaaam ! Écarte les cuisses, Paris ! Baby Duck redouble de violence. Et comme il ne parvient toujours pas à écrouler les colonnes du temple, un séide vient battre à côté de lui. Double dose de beat turgescent ! Des poules se pâment ici et là ! D’incroyables brunes en lunettes noires et jeans taille basse ondulent au balcon. Babylone, baby ! Babylone’s burning !

— I take the city in the dead of the night.

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Pendant que Baby Duck met Paris à genoux, l’énorme Darlin’ Dave Catching roule ses riffs dans une stupéfiante mélasse gluante de distorse. Cet ogre au crâne luisant porte une barbe blanche de Père Noël et une grosse chemise à carreaux de bûcheron canadien. Il joue sur une Flyin’ G et sort un son mirobolant. Il connaît tous les secrets des coups de hanche et sait esquisser à la perfection les pas du desperado. Paris voit bouger l’ogre sur scène et n’en revient pas d’assister au spectacle d’une telle classe. L’ogre monte au micro comme s’il montait à l’assaut d’un rempart et bave ses chœurs avec la mine contrite d’un Saint-Sébastien percé de flèches.

— I’m burning gas until I feel alright.

Et Paris danse ! Paris chavire. Paris tangue. Paris chancelle. Paris adore. Boots Electric galvanise Paris. Il l’emmène danser la farandole sous la boule à miroirs d’un temple imaginaire. Alors Paris ne résiste plus. Paris se livre. Paris s’enivre. Paris se désinhibe. Paris bascule dans l’autre camp. Paris découvre la vraie vie.

— Clowns to the left of me, jokers to the right.

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Boots Electric pose sa guitare pour danser. Paris lui tend les bras. Danse avec moi ! Boots Electric travolte et virevolte. Il chaloupe et offre son cul à Paris. Shake your booty ! Il vire tout le pathos du rock. T’es viré le pathos ! Seule compte la rigolade. On est là pour prendre du bon temps, pas vrai les gars ? Sex and drugs and rock’n’roll ! Alors danse Paris, danse ! Et Paris redanse de plus belle. Paris n’avait plus dansé comme ça depuis quand ?

— Here I am, stuck in the metal with you !

Ça tourne à la carmagnole du diable. Au grand carrousel de la fin du monde. Ça saute toujours plus haut. Paris rebondit sur un plancher qui menace de céder. Dance Kalinda boum ! Dance to the Music ! Dancing with the Eagles of Death Metal ! Dancing the night away ! Dancing with myself ! Le tumulte bat son plein. Boots Electric mène la danse. De l’autre côté de la scène, le bassman McJunkins devient fou. Il court en tous sens, le visage noyé dans ses mèches de cheveux. Le beat l’emporte, il en est à la fois l’acteur et la proie. Cruel destin !

— Just make believe.

Le pauvre Trianon n’avait pas vu un tel ramshackle depuis belle lurette. Paris transpire à grosses gouttes. Des femmes galbées comme des amphores hantent le bar. Boots Electric n’en finit plus d’allumer Paris. Il est à la fois Joel Grey, le Maître de Cérémonie de «Cabaret» et Roy Sheider, le chorégraphe de «All That Jazz», deux coups de Jarnac signés Bob Fosse. Il est aussi le Chaucer Pasolini des «Contes de Canterbury» et le trafiquant Fassbinder du «Le Mariage de Maria Braun». Boots Electric ? Entertainer number one, baby ! Grand-prêtre du rigodon. Meneur de sabbat. Grand ordonnateur des danses de Saint-Guy. Matelot échappé d’un chapitre de «Querelle de Brest» de Jean Genet. Transfuge des Village People passé au meilleur rock d’Amérique. Clin d’œil à deux pattes et incarnation des vieux mythes patiemment dépouillés par Jean Cocteau. Boots Electric injecte dans le gros cul de Paris un énorme shoot de modernité, tellement énorme que ça vire instantanément au classicisme. Il se dégage du set un mélange de déjà-vu et de nouveauté, capiteux mélange qui caractérisait déjà les sets et les disques des Queens Of The Stone Age, l’autre mamelle de cette fascinante scène californienne. Eagles Of Death Metal ? Baby Duck déborde d’imagination. Il sait trouver LE nom qui sonne bien. Au temps de la rue Keller, on entendait l’album «Death By Sexy» tourner en boucle chez Born Bad. Et pour cause. Cet album fonctionne comme un traquenard. On s’y gave de chant tremblé monté sur des gros romps d’accords vénaux. Boots Electric et Baby Duck y bardent un «Don’t Speak» d’accords pompés dans le premier album de Black Sabbath et posent par dessus un chant maniéré jusqu’à la nausée. Il traitent «Shasta Beast» au petit falsetto de proximité et jouent avec la perversité comme d’autres jouent avec le feu. Et puis il faut entendre au moins une fois dans sa vie cet étonnant «Nasty Notion», pris au chat perché de velours, encore une jolie pièce de rock interlope qui se glisse entre deux genres avec l’horrible aisance visqueuse d’une anguille.

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Leur premier album s’appelait «Peace Love & Metal». Ils jouaient déjà la carte de la provocation et truffaient leur heavy-glam de viande rouge. Dès «I Only Want You», on sentait l’odeur de l’album classique, avec ce ramassis d’accords secs et de soupirs indignes de la morale chrétienne. Ils se montraient experts dans la pratique des petits beats comprimés, ceux qu’affectionnaient particulièrement tous les pauvres hères de la scène post-punk des années quatre-vingt. Boots et Baby Duck revenaient aussi vite que possible aux bons beats râblés et livraient avec «So Easy» une sorte de glam à l’esprit de Seltz. Et Baby Duck nous battait tout ça au tribal amérindien. Avec «English Girls», ils proposaient ce qu’il faut bien appeler un classical Eagles Death-Metaller chanté à la gnognote dépravée. C’est sur cet album qu’on trouve l’irrésistible reprise du «Stuck In The Middle With You» de Stealers Wheel, avec un Middle transformé en Metal. Mais c’est «Already Died» qui nous sonnait vraiment les cloches. Il s’agissait là d’un cut effarant d’ingéniosité sonique, emmené au miel de chant et porté aux nues par une distorse panaméenne. Ils nous emmenaient là dans leur logique de l’isthme, la fine langue de terre qui sépare deux océans. D’un côté l’océan classique et de l’autre la modernité. Ces deux farfouilleurs de génie allaient puiser aux racines du blues en chantant comme le fantôme de Marc Bolan.

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Leur troisième album plonge encore plus profondément dans le spongieux de la consanguinité. «Heart On» restera dans l’histoire du rock pour un cut intitulé «How Can A Man With So Many Friends Feel So All Alone». Le velouté du chant insidieux s’y élève au rang d’œuvre d’art. On songe immédiatement aux grandes heures de Jack Bruce dans «Disraeli Gears». Peu de gens osent s’aventurer dans une telle direction. Baby Duck y atteint la pure excellence harmonique de tremblé psyché. Il flirte avec le génie - Left with nothing at all. Les autres gros cuts de l’album sont «Pussy Prancin’», chanté au mitoyen pervers de voix humides et «I’m Your Torpedo», un joli stomper du bout de la nuit battu au tribal et chanté à l’ambivalence. On y retrouve tout ce qu’on aime, le soin du son, l’impact de l’idée, le fléchage du talent et le don du dedans.

Signé : Cazengler, Eagle of Death Mental

Eagles Of Death Metal. Le Trianon. Paris XVIIIe. 9 juin 2015

Eagles Of Death Metal. Peace Love & Metal. AntAcidAudio 2004

Eagles Of Death Metal. Death By Sexy. Downtown Music 2006

Eagles Of Death Metal. Heart On. Ipecac Recordings 2008

Le Bataclan fut une salle magique. J’y mis les pieds la première fois en 1977 pour le concert qu’on peut bien qualifier d’historique des Heartbreakers. Et la dernière fois, pour le fantastique concert des L7. Maintenant, c’est devenu un lieu de mort. On chiale en pensant à tous ces pauvres gens fauchés comme les blés. Les concerts de rock avaient un caractère sacré. Rien ne sera plus jamais comme avant.

BATACLAN / PARIS XI / 17 – 06 - 2015

A L'ENFER DU PARADIS ( avec L7 )

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Un Bataclan plein à craquer. Paris est venu fêter le retour des Californiennes. Autant dire qu’il règne dans cette salle au passé chargé une ambiance exceptionnelle. On sent un public venu chercher sa dose, comme au bon vieux temps des grands concerts. Finalement, rien n’a changé, l’électricité dans l’air reste la même qu’au temps des concerts de Captain Beefheart à Bornemouth, des Pink Fairies à Londres ou des Heartbreakers au Bataclan. Let’s go where the action is, comme dirait un compilateur chez Kent. Une ovation les salue quand elles arrivent sur scène.

 

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Suzi Gardner, habillée en noir et coiffée d’un stetson noir salue Paris. Jennifer Finch s’est teint les cheveux en rouge. Elle passe une basse aérodynamique en bandoulière. Dee Plakas prend place sur son estrade et voilà qu’arrive Donita Sparks, fine et blonde, vêtue d’un gilet noir et d’un jean vert d’eau. Elle brandit une Flying V. On sent que ça va barder. Voilà encore l’un de ces petits rock’n’roll animals dont l’Amérique est si prodigue. Et bam, «Deathwish» tombe sur la foule comme l’une des sept plaies d’Égypte. Le son est là, immédiatement. On sent les vétérantes de toutes les guerres et bien sûr de toutes les polémiques. Elles sonnent merveilleusement bien les cloches. Elles font leur numéro de cirque et ça gigote dans la fosse. Il règne dans l’étuve du Bataclan une atmosphère de rêve. Des punks s’embrassent sur la bouche et des gamines sautillent comme des zébulons. Suzi, Donita et Jennifer chantent à tour de rôle, mais Donita reste la patronne. Entre deux cuts, elle s’arrose les cheveux. Les filles enfilent les hits comme des perles, «I Need» avec ses petits chœurs pevers, «Shove» et le bombast de «Shitlist», tout y passe. Ces morceaux datent de vingt ans et ils gardent tout leur jus. En attendant un peu après le concert, on verra les filles sortir une par une pour rejoindre le bus garé devant la salle. Et comme c’est d’usage, elles se prêteront au petit jeu des photos avec les fans. Quand on approche Donita Sparks de près, on est frappé par sa classe. Elle incarne l’Américaine de rêve au regard clair et à la voix cassée. On voit sa dent en or et son sourire carnassier. D’évidence, elle ne fait pas semblant. Tout en elle n’est que rock’n’roll, avec ce léger soupçon de démesure qui caractérise si bien les rockers américains.

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Leur premier album paru en 1988 sur Epitah fit illusion le temps de deux morceaux. À commencer par «Bite The Wax Tadpole», doté d’un très gros son. On voit rapidement sourdre des idées, comme cette queue de solo à l’étranglée qui troue le mur du son, suivi plus loin d’un autre encore plus atrophié et qui semble couler comme un filet d’acide dans la raie d’un cul. Ces folles cherchent des noises à la noise, c’est indéniable. Elles maintiennent l’illusion avec «Cat O Nine Tails». Elles sortent un vrai son et on connaît beaucoup de groupes qui auraient aimé en faire autant. Mais ensuite, les choses se dégradent. Derrière le rideau du son, les idées brillent par leur absence et la pauvre Donita Sparks chante souvent comme une casserole. Un cut comme «Runnin’ From The Law» est aussi mal foutu que les mauvais cuts des Runaways.

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Si on ne collectionne que les albums énormes, il faut sauter sur «Smell The Magic» paru en 1990. Ce disque bat tous les records de monstruosité sonique. Exagération ? Commencez par écouter cette ouverture de bal des vampires qui s’appelle «Shove», montée sur un riff hendrixien et chanté au trash baveux. On se croirait à Londres en 1967. C’est du pur jus de blues rock. Les filles ont tout compris. Une riff de blues rock bien senti passe toujours comme une lettre à la poste, tous les guitaristes du monde le savent. Et elles agrémentent ça d’un solo à la coulante. Il faut voir comme elles déboîtent le cornet, comme elles vérolent la posture, comme elles arrachent la mainmise ! Quelles fabuleuses poulettes ! Elles jouent le rock du ventre, le rock viscéral, elles visent l’origine du monde, la spirale du Père Ubu, l’amorce du grand tourbillon tel que dessiné par Alfred Jarry. Et ça continue avec un «Fast & Frightening» d’une puissance sans égale, monté au beat rapide et orné des coulures de solos infernaux. Elles fonctionnent comme un bélier, la poterne ne tient pas longtemps. Elles démontent tout sur leur passage. Les solos raniment les morts sous les remparts. Donita roule des r et le cut file au ras du sol. Monstrueux. Suite du carnage avec «(Right On) Thru» perforé par un solo de wha-wha et joué au mur du son. Idéal pour s’exploser la tête au casque. Rien ne peut freiner ces Californiennes, surtout quand elles attaquent «Deathvision». Elles progressent dans la plaine comme une division infernale. Le solo coule entre les jambes et file se fondre dans l’embrasement du crépuscule. Il n’existe rien d’aussi démentoïde. Voilà encore un cut en forme d’exaction modèle. Excellent jusqu’à l’os du jambon. Ces filles sont folles. Elles démarrent «Till The Wheels Fall Off» en trombe, évidemment. Elles flirtent un peu avec le son hardos, mais non, qu’on se rassure, elles restent dans le high speed rock’n’roll. À ce niveau d’intensité, on est obligé de conclure qu’elles sont possédées par le diable, ce qui les rend automatiquement sympathiques. Elle savent se tenir. Donita chante ça à la hurlette et c’est tenu à l’accord de rock bien jaune et bien visqueux. Mais tout cela n’est rien à côté de «Broomstick» - I got a broomstick baby - Elles tapent là dans le heavy de l’énormity, celui des dingoïdes. Elles décapitent tous les archétypes. Elles sortent un son qui coule comme l’acier liquide d’un four Bessemer. Elles inventent l’aciérie du trash-blues, les pluies d’étincelles soloïdales, le trashoïdal élémentaire, et Donita refait une passe de solo à la Wayne Kramer. Elles nous emmènent dans leur monde. Elles pourraient apprendre le rock à pas mal de groupes. Si on aime ce qui fume et ce qui tend vers l’infini, alors il faut écouter cet album. Elles donnent une belle leçon de punkitude avec «Packin’ A Rod». Rien qu’avec ça, elles balayent tous les groupes de Los Angeles d’un seul revers de la main. Elles déboîtent les clavicules de Salomon. Ce disque est une métaphore de l’envergure. On entend un solo de rêve dans «Just Like Me», encore un cut touillé dans la bouillasse. Chez L7, on trouve tout ce qu’on aime : les vols planés d’accords mortifères et le goût de la dévastation. Elles finissent avec «American Society» - I don’t wanna drown in American society yaeh yeah - traversé par un solo sinusoïdal et il faut voir comme ces cocottes cocotent.

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Pas facile de revenir en studio après un album comme «Smell The Magic». Elles tentent pourtant le coup deux ans plus tard avec «Bricks Are Heavy». On y trouve une pure énormité : «Shit List», un cut qu’elles bombardent à la basse fuzz. On y entend un vrai solo à la déglingue et des chœurs déments - Shit list ! Slit list ! - Donita part en vrille au chant et cherche des noises à la noise. L’autre gros cut de l’album s’appelle «Slide», où elles sortent des chœurs à la Buzzcocks. Donita revient rouler des r dans «Scrap», petite pièce de heavyness exceptionnelle et elles restent dans la heavyness pour «Diet Pills» et ses solos chargés de soufre. Ça court-circuite dans la centrale. Ça perfore les couches d’ozone. Mais force est d’admettre que cet album ne vaut pas le précédent.

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Retour en force en 1994 avec «Hungry For Stink». Dès l’intro d’«Andres», pas compliqué, elles te plongent le museau dans la distorse. De là à penser que ces filles ont le génie du son, il n’y a qu’un pas qu’on franchit allègrement. Voilà ce qu’il faut bien appeler du bombardé de mid-tempo tourmenté et soulevé par des vagues géantes de chœurs - Oooh Oooh ! - S’ensuit un «Baggage» de heavyness maximaliste qui s’en va exploser au sommet de l’Everest. Il semble que Donita ne vit que pour les extrêmes. Et ça part en solo, mais pas n’importe quel solo, un solo courbaturé de fuzzeries malveillantes. Rien d’aussi radical que cette heavyness compressée dans la purée par des reines du trash. L’autre énormité de cet album s’appelle «Questioning My Sanity». Après une intro de riffage de bonne augure, le questioning en question se révèle im-pa-rable. Donira la sparkeuse explose tout au riff vengeur. Voilà un cut terrible, grandiose et bourré de son. Plus on entend dire du mal des filles et plus on les adore. «Riding With A Movie Star» sonne exactement comme une énormité dévastée d’avance. Donita n’insiste pas. Elle laisse filer les nappes d’orgue - Get Out ! - Elle n’y croit pas mais elle participe au carnage d’un instro tatapoumé. Quelles fulgurantes chipies ! Attention à «Fuel My Fire» ! Voilà un cut étonnant de violence sonique. Suzi Gardner chante. Elle sort un pur punk-rock de girls, sans retour, comme la rivière. On pourra qualifier le solo de forestier car il prend feu. Ces filles sont des diablesses. S’ensuit un «Freak Magnet» heavy as hell. Voilà le vieux coup de grunge ultra-saturé qu’on attendait. Ces quatre filles sont folles et elles cultivent l’art du solo vrilleur à la Jeff Beck. Elles ont vraiment tout ce qu’il faut pour rendre un homme heureux, non ?

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On retrouve Donita, Suzi Gardner et Dee Plakas sur «The Beauty Process» paru en 1996. Attention, c’est encore un album énorme. Avec «Drama», on retrouve le meilleur son d’Amérique. Encore un cut victime de l’élongation des ailes du son. Le solo sort en glougloutant du robinet du diable et ça repart au cahot sur les pavés des mauvaises intentions qui luisent aux lueurs du four béant d’Hadès, dieu des enfers. Ces dames dégagent. Avec «Off The Wagon», elles se positionnent largement au dessus de la moyenne. Elles sont magnifiques d’essence adventiste. Elles avancent dans le bleu d’acier urbain avec une audace digne des troupes d’élite. Elles tapent dans le cœur du process et elles enchaînent avec un «I Need» monté sur des crises ambulatoires et balayé par des solos désordonnés. Encore une pure énormité. Une de plus. Mais le pire est à venir, à commencer par «The Masses Are Asses», et le grand retour au son d’ivoire de la tour maudite. Elles cognent sur le bulbe et foncent au ras du bitume. Ça sonne comme un leitmotiv soutenu aux chœurs de dingues et le solo traverse le cut comme un paquebot fellinien. Pur génie. Et ça continue avec «Bad Things» bardé de retours de flammes. Elles cocotent comme des folles et Donita vitupère comme une possédée. Jamais une fille n’a chanté avec autant de mauvaiseté dans l’interjection. Pire encore : «Must Have More», heavy as hell, véritable purée de son brûlante. Ce cut glisse comme une infamie. Attention, «Non Existant Patricia» a l’air pépère, mais les filles l’explosent au final, à coups de cornes de brume. L7 est certainement l’un des groupes les plus intéressants d’Amérique. Ce que vient confirmer «Lorenza Giada Alessandra», nouveau coup de génie, nouvelle explosion de violence riffique horrifique. C’est du Bowie nucléaire, une pure latence de la démence. Donita pousse le bouchon de Bowie beaucoup trop loin et ça tourne à l’émeute.

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Comme Suzi Quatro et Cheap Trick avent elles, les filles sont allées enregistrer quelques titre au Japon. On les retrouve sur «Omaha To Osaka» - Hello Osaka ! - et paf, elles envoient «Andres» dans les dents de l’empire du soleil levant et ça tourne à la pétaudière inexorable. Elles sont déchaînées. Avec «Fast And Frightening», on assiste à une véritable explosion du beat de cocotage. Leur énergie effare au plus haut point. On se régale aussi de la fantastique attaque de «Little One». On imagine que les Japonais n’avaient jamais entendu pire punk-rock. Elles finissent ce mini-set japonais avec un «Lorenza Giada Allesandra» tout aussi spectaculaire. L’autre moitié de l’album est enregistrée à Omaha et on entend Donita cisailler «Bad Things» comme une damnée. C’est incroyable ce qu’elle cocote bien, la cocote. Leur version de «Must Have More» est heavy as hell et elles jouent «Death Wish» au heavy dub de guitares. Suzi Gardner part en solo liquide. Franchement, ces filles sont excellentes, au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Suzi joue des incursions seigneuriales et l’ensemble sonne comme un blast tentaculaire explosif. Donita drive le beat féroce de «Drama» comme une vraie driveuse. Elle sait hurler dans la fournaise et garder le cap sous le vent brûlant. Le solo coule comme d’habitude, c’est-à-dire comme un fleuve de lave en pleine éruption, et ça coule, ça coule, et ça remonte même les pentes. Ces filles sont folles ! Elles finissent le set d’Omaha avec «Shit List», du pur jus de garage épouvantable, plombé au bass drum et traversé de part en part par des solos atrocement vénéneux.

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«Hollywood Palladium» est un album live un peu énervé qui pue l’occasion ratée. Elles auraient pu sortir un live du niveau de «No Sleep Till Hammersmith», mais leur live sonne beaucoup trop bourrin, comme on dit dans les cercles hippiques. Elles attaquent avec un «(Right On) Thru» solide et bien tapé, mais Dee Plakas n’est pas Denise Dufort, l’âme de Girlschool. On sent bien qu’elles n’ont ni dieu, ni maître, ni grunge, ni riot grrrrl. Donita Sparks fait son truc No club, lone wolf. We were considered grunge but somehow in history we’re not in that gang. We’re not riot grrrl. We’re not that gang. It’s weird. We were always our own thing - On assiste à un gros guitar interplay entre Donita et Suzi Gardner dans «Broomstick». On tombe un peu plus loin sur le point fort de l’album, «Freak Magnet». Quelle énergie ! Elles nettoient tout sur leur passage. D’une certaine manière, cet album est dense et il paraît bien illusoire de vouloir échapper à leur rouleau compresseur. On trouve deux jolies choses en face B, «Deathwish», pour commencer, empli de toute la détermination du monde. On sent bien les enfonceuses de poternes patentées. Et puis «Shove» qui sonne comme un classique seventies, pas loin du «Time Has Come Today» des Chamber Brothers, sans doute à cause des chœurs qui font «shove !»

Signé : Cazengler, L76

L7. Bataclan. Paris XIe. 17 juin 2015

L7. L7. Epitaph 1988

L7. Smell The Magic. Sub Pop 1990

L7. Bricks Are Heavy. Slash 1992

L7. Hungry For Stink. Slash 1994

L7. The Beauty Process. Slash 1996

L7. Live. Omaha To Osaka. Man’s Ruin Records 1998

L7. Hollywood Palladium. Easy Action 2014

De gauche à droite sur l’illustration : Donita Sparks, Suzi Gardner, Jennifer Finch et Dee Plakas



ROUEN / HOT SLAP / BLUE TEARS

07 / 11 / 2015LES TROIS PIECES

08 / 11 / 2015 - LE VINTAGE

RUMBLE IN ROUEN

HOT SLAP

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Hey rocky tu crois ça possible un wild rockab week-end in Klacos-city ? Hey rockah, tu crois ça possible un boppin’ ballroom blast in Rotomagot ? Les dieux du bop ne s’embananent pas avec les détails, s’ils décident de stormer l’embassy, rien ne pourra les full-stopper. Et ça démarre par un beau vendredi soir de fall à la cave, pour une séance de basement bop orchestrée par les Hot Slap qui portent bien leur nom. Avec Dédé et son trio, les junkies du slap sont servis. Double dose ! Endroit idéal pour un shoot de bop, c’est ultra-concentré et bien hot car pas d’air, et la stand-up fait swinguer les vieilles briques qui en voient pourtant des vertes et des pas mûres, mais rien ne vaut un bon coup de retour aux sources. Prends ton temps, take it easy, amigo, tu vas l’avoir ton fix de swing, il va te monter droit au cerveau, tu vas voir. Les Hot Slap jouent vite et bien, ils tapent dans les évangiles du rockab, ils tapent dans Carl comme d’autres tapent la belote, ils redonnent une nouvelle chance à «Honey Don’t» et à «Matchbox» qu’ils jouent serré dans les virages, et si Carl traînait dans les parages, c’est sûr qu’il serait là, dégoulinant de sueur au premier rang en train de snapper comme un mad pink pedal pusher. Dédé incarne le rockab, il est dedans comme ce n’est pas permis et ses deux amis, Martin, le chanteur Gretscheur et Franky le drummer l’aident à pulser du bop comme s’il en pleuvait. Tout le monde le sait bien, dans un trio de rockabilly, le slap dicte sa loi. Tout le monde sait bien que sans James Kirkland, Bob Luman aurait roulé sur trois pattes. Tout le monde sait bien que Ray Campi doit plus sa légende à sa fuckin’ stand-up qu’à sa voix et que Ron Weiser doit absolument tout à Ray qui venait bopper dans son salon pour accompagner le pote Mac. Dédé, c’est l’œil du cyclone, il diffuse l’essence même de la sauvagerie du rockab, le son, rien que le son, le stomp des pionniers. Ah c’est sûr, Martin est dessus et il joue comme un crack. Avec une rythmique aussi parfaite, c’est du gâteau et il fait le cake, la cave swingue et les corps sweat, ça boppe et ça dig le bop. Ils croquent dans Cochran, histoire de rester dans le pré carré de la classe infernale, et ils vont même aller jusqu’à rendre hommage à son héritier spirituel, le petit chanteur des Wise Guyz d’Ukraine dont ils reprennent l’imparable «Don’t Touch My Greasy Hair», cover qu’on retrouve d’ailleurs sur le Hot Slap Disk, brillamment intitulé «Play Legends». Quelle aventure ! Ils tapent dans le jive ukrainien comme ils tapent dans le stomp d’Ubangi, et Martin truffe ça de solos dévastateurs. Les attaques au chant sont des modèles du genre. Ils sont dessus, comme l’aigle royal sur la belette.

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C’est l’hot étuve dans la cave et ils enfilent les hits du bop comme des perles. La machine est bien rodée et les Hot Slap vont pouvoir aller stormer les salles à l’étranger, c’est prévu. Ils sont désormais à l’abri des déconfitures et des critiques, car Martin sait chanter avec autorité et poser sa voix d’accent tranchant sur une belle rythmique dépouille. Dédé et son batteur rendraient n’importe quelle star du rockab heureuse. Mais attention, ces mecs sont dangereux. Ils posent des bombes. Quoi ? Mais oui, quand ils tapent dans «Boogie Bop Dame», leur set explose. Voilà la pure folie rockab, le cœur de l’atome sauvage. La preuve ? Elle est aussi sur leur album. Tout ceux qui par goût ou par lassitude veulent se faire sauter le caisson n’ont qu’à essayer. On trouve aussi sur l’album le «Boppin’ The Blues» du grand Carl. Voilà encore une vraie dégelée, car ils boppent sec ce classique à la cloche de bois. Martin le truffe d’un chorus saturé de son. Ils tapent aussi une reprise des Mystery Gang - un groupe hongrois qui fit crépiter Crépy - avec un «Rockabilly Star» qui ne se voile pas la face.

BLUE TEARS TRIO

Le lendemain, un petit bar situé à deux pas de la cave accueillait le Blue Tears Trio pour deux sets de quatre-vingt dix minutes. Overdose assurée pour les junkies du slap, tant mieux car comme dirait Ian Fleming, on ne vit que deux fois.

Les Blue Tears proposent aussi un set de pur rockabilly. Ils ne cherchent pas à écrouler le bar, ils travaillent à la viet, sur la distance, avec un son qui pourrait servir de modèle tellement ça swingue. Il semble qu’ils se bonifient à chaque concert. On a vraiment cette impression qu’ils sont chaque fois plus fins et plus denses que la fois précédente. Mais où s’arrêteront-ils ? Seul le diable le sait. Didier joue lui aussi sur une Gretsch blanche, la fameuse White Falcon qui fait rêver tous les guitaristes de rock. Il mène le bal pendant trois heures et il roule à la décontracte, car il s’appuie sur une section rythmique de rêve. Il pourrait même jouer les yeux fermés, car derrière lui règne l’infaillibilité des choses. Et même plus, car Frank et Aymé s’amusent à bricoler des montées de fièvre, histoire d’amener un peu de relief sur un set que guette le danger du faux plat en roue libre. Un critique d’art appellerait ça du très grand art. Ils combinent à merveille le bop de base et la gestion des climats, et si on suit leur cirque à la trace, alors le set devient captivant. On voit trop de sets classiques nivelés par l’orthodoxie. Bon nombre de groupes programmés à Béthune Rétro passent ainsi à la trappe, victimes de leur vice routinier. Ils misent sur la culture du public, et c’est une grave erreur, car les érudits du rockab ne courent plus les rues. Les disquaires sont d’ailleurs les premiers à admettre que leurs clients se raréfient. Alors pour déjouer toutes les avanies - Avanie et Framboise comme dirait Boby - les Blue Tears misent sur le double concentré de tomate. Leur truc c’est de frapper les imaginations et de redonner une nouvelle vie à cette vieille culture délavée par le temps et les intempéries. Le fait de jouer dans un bar renforce encore l’impact du set. Ils sont mille fois plus présents dans cette salle bien ramassée que sur la place du soixante-treizième où un vent cruel dispersait leurs maigres efforts. Et bien sûr, il suffit qu’ils tapent dans le «Coming Home» de Johnny Horton pour faire sauter les pompes à bière. On goûte à ce moment-là le fruit d’une sacrée expérience mâtinée de passion purulente. They rock this town, pas de doute. Ils tapent aussi dans l’intapable avec «Love Me» du Phantom, et ça passe comme une lettre à la poste, car Didier évite de se rouler par terre, ce qui viendrait à l’esprit de tout autre repreneur - et le mec des Sure-Can Rock en particulier. Un set de cette qualité devient irréel au bout de trois heures. Mais qui s’en plaindrait ? C’est comme un manège, lorsqu’on est gosse, on aime bien les tours gratuits. Il faut souhaiter à tous les amateurs de rockab de voir un tel double set. Et surtout de mettre le grappin sur le 25 cm qu’ils viennent d’enregistrer à Honfleur, car on y retrouve la dépouille de rythmique qui fait les grands singles de rockabilly.

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Ils attaquent avec un «Shadow My baby» swingué jusqu’à l’os du genou, bien sec et comme trié sur le volet. Pas un seul gramme de gras là-dedans. S’ensuit le fameux «Love Me» joliment bien amené au slap. Bien sûr on a tous en tête la version originale, mais ils imposent leur vision de la chose qui est bonne, car encore une fois, c’est pris à la pure dépouille et Didier va chercher quelques beaux accents renégats au fond de son gosier. On trouve aussi deux autres reprises de choc, le «Right String Baby» - but the wrong yo-yo - du bon Carl et l’imparable «One Hand Loose» du tip top daddy Charlie Feathers dont on ne se lassera jamais. Et comme si cela ne suffisait pas, ils balancent en ouverture de face B une solide compo intitulée «Rockers Gang» qui s’appuie sur la meilleur des sections rythmiques et bien sûr Didier en profite pour placer un solo d’une indécente légèreté. Vous n’en feriez pas autant ?

Signé : Cazengler, rocâblé

Hot Slap. Le trois Pièces. Rouen (76). 7 novembre 2015

Hot Slap. Play Legends. Smap Records 2015

Blue Tears Trio. Le Vintage. Rouen (76). 8 novembre 2015

Blue Tears Trio. Million Tears. 2015

13 / 11 / 2015LE 3 BTROYES

SPUNYBOYS

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Faut suivre les groupes. En découvrir de nouveaux – abondance de biens ne nuit pas - mais ne pas abandonner les déjà-vus sur le bord herbeux du chemin. La route du rock est longue et étroite. Ne mène pas obligatoirement au paradis de la célébrité mondiale ou aux cérémonies souvent faisandées du Hall of Fame. Mais si nous voulons conserver notre musique vivante, faut soutenir les combos qui se battent pour perpétuer la flamme.

Ce qui est certain, c'est qu'avec les Spuny, l'on ne prend pas beaucoup de risque. C'est un peu comme quand vous jouez au poker avec des cargaisons de quintes-flush dans les revers de votre veste ou au double-six avec des dés truqués. Vous êtes sûr de remporter la mise. Nous ne devons pas être les seuls à penser ainsi car le 3 B est plein à ras-bord. Il y a même des parisiens qui sont descendus dans la capitale de l'Aube pour assister au concert.

THE BOP THAT JUST WON'T STOP

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C'est un album de Gene Vincent paru en 1956, chez Capitol, surtout prévu pour l'exportation, et dont le titre fut repris en 1974, pour l'une des toutes premières rééditions de la firme américaine après la mort du Screamin' Kid. Je l'emploie ici, car ce soir, d'après mon oreille les Spunyboys ont joué davantage bop que rock. Spunybop en quelque sorte. Encore reste-t-il à définir ce qu'est le bop. Hypocritement serais tenté de dire, la même chose que le rock. Avec un petit truc en plus, ajouterais-je vite pour ne pas me faire huer. Un rien du tout, un minuscule fragment de seconde qui précipite le retard du contretemps. Un espace surajouté qui fait toute la différence. Le balcon de quinze centimètres de large de la cuisine qui vous augmente le prix de l'appartement de trente pour cent. Une élasticité respiratoire qui ralentit tout en propulsant. Un cœur qui bat plus lentement mais en accentuant le ressenti de la cadence. Vous imaginez ce que les Spuny peuvent se permettre de broder sur un tel programme. Batterie-contrebasse, la section rythmique a de quoi s'amuser. Quant à la guitare n'imaginez pas qu'elle fait la tête de son côté en refusant de participer à ce balancement binaire très légèrement claudiquant. C'est dans l'irrégularité toute régulière du rythme que se déploie un espace trapéozïdal, le quatrième côté du rectangle rythmique biseauté, dans lequel elle peut à l'envi faire preuve de son élasticité, de sa plasticité. Attention, pour jouer bop, faut des musiciens qui ne soient pas manchots et qui se connaissent. La surprise est à tous les étages mais il ne faut surtout pas se laisser surprendre, sinon l'on tombe dans les plans foireux.

CONCERT

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Avec les Spuny ça tombe bien. Se dirigent allègrement vers leurs six cent cinquantième concerts, se connaissent mieux que bien, et sont prêts à toutes les déclinaisons. D'autant plus que ce soir le public est à dominante ted, ce rockabilly typiquement british réinventé à la fin des années soixante-dix, qui entremêle sans le dire explicitement des réminiscences souterraines de skiffle avec un appuyé binaire beaucoup plus électrifié que l'original américain. La guitare n'a ni le droit de rugir, ni de feuler, ni de miauler, juste le balancement hypnotique de la croupe du léopard qui ondule dans la grâce féline de sa dangerosité.

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Ne vous étonnez pas si Eddie est concentré. Doit s'immiscer entre le jeu de ses deux acolytes. Avec le monde collé au poteau devant lui, doit lui manquer de l'air pour respirer. C'est que dès qu'il est à la guitare sa personnalité est victime d'un étrange dédoublement de la personnalité. Classieux et teigneux. Ne laisse jamais l'occasion d'être vindicatif et jusqu'au boutiste. Balance des boulons de cinquante à la fronde. Un par un. Dans l'intention évidente de vous faire du mal. Le problème c'est que vous ne pouvez pas lui en vouloir. La beauté du geste excuse tout. Ne jette pas à tout vent. Procède d'une chorégraphie mentale. La musique est une affaire de proportion et le rock de sauvagerie. Vous marie les termes de cette contradiction avec le savoir faire d'un pasteur qui unit un couple d'amoureux à l'Eglise. Aux douceurs de l'harmonium succèderont les flonflons du baston conjugal mais il vous assemble le feu et la dynamite avec un tel brio, que c'en devient une partie de plaisir. Luxe, tonitruance et volupté aurait dit Baudelaire. Mais quel est cet énergumène sur sa contrebasse perché ? Non, ce n'est pas qu'il cherche spécialement à se faire remarquer, c'est naturel chez lui. Ses parents ne lui ont jamais appris que ce n'était pas un perchoir, mais un ins-tru-ment-de-mu-si-que-pré-ci-eux que l'on époussette avec un chiffon de soie chaque soir avant de se coucher et le matin avant le petit déjeuner. En plus en indignes géniteurs pour ne pas être dérangés ils l'ont collé à longueur de journée devant la télévision en lui passant en boucle les cassettes filmées des shows de Bill Haley. Ça lui est monté à la tête, et du coup il escalade à tout propos sa big mama aux jointures fatiguées. Souvent il la fait tourner en bourrique, accroché à son flanc, il l'entraîne dans une valse statique et méphistophélesque. Se permet aussi quelques gracieusetés facétieuses, s'en sert par exemple pour défoncer le crâne d'Eddie ou alors essaie en franc camarade de l'étrangler d'une clé meurtrière en refermant l'articulation de son genou autour de son cou. Tout à l'heure il se vautrera de tout son long sur le comptoir ( pendant la folie la vente continue ) la contrebasse reposant sur son abdomen. Tout ce qu'il y a de plus sérieux et gentil comme garçon. Poli, gentil respectueux. Mais dès qu'il voit une contrebasse l'est atteint de fureur dionysiaque. Les Spuny seraient-ils un groupe de forcenés bipolaires ?

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La question est angoissante mais la réponse d'une extrême concision. Oui. Si vous n'êtes pas convaincus prenez le temps de regarder Guillaume. En théorie, il a tout pigé. Le temps, le contretemps, le boum / silence / boum / silence. Mais il vous l'exécute en vitesse accélérée. Boum / Boum / Boum / Boum, le silence, il le respecte mais sans perdre de temps ( et sans perdre le temps ). Encore un bon copain. Le pauvre Rémy n'a pas terminé son dernier lyric que déjà il embraye sur le titre suivant. Les Spuny, ils ont l'air de vouloir achever le morceau à peine l'ont-ils commencé. Ce n'est pas qu'ils sont pressés de finir mais ils ont un petit Charlie Feather à vous caler dans les gencives, ou un vieil Horton de derrière les fagots à vous faire entendre. A la sauce Spuny, bien sûr. Haché menu et épicé à la tartare. Terrible efficacité.

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C'est à l'interset que l'ambiance se plombe. Des messages sont arrivés sur les portables et des nouvelles alarmantes circulent sur le Bataclan... Les Spunyboys mettent le turbo pour le deuxième set, le temps de reculer pour une heure encore la terrible réalité. Mais la fête est gâtée. Fêlure imperceptible dans le cœur. Un dernier Matchbox réclamé par l'assistance pour clore la session. N'y aura pas de troisième set. Tout le monde a envie de rentrer à la maison... Inquiétude générale. Certes, ce n'est que partie remise. Nous reverrons un jour ou l'autre les Spunyboys, en une conjoncture beaucoup moins glauque, mais ce soir, l'on a l'impression d'avoir perdu un peu d'innocence. Hard times are comin'. Rock and Roll fever never die.

Damie Chad.

( Photos : FB : Christophe Banjac )

14 / 11 / 2015TROYES

TROYES TATTOO SHOW

OL' BRY

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C'est au Cube nous avait-on dit. Alors on est allé au Cube. Je vous entends avec vos sous-entendus sur le goût immodérés des rockers pour les apéritifs-cubes. Du genre le sky au mètre cube. Devant de si basses insinuations je préfère ne pas répondre. Arrivés devant le Cube, nous avons poussé un cri d'horreur. Au moins mille cinq cents personnes devant les portes de verre du bâtiment, la foule parquée dans le labyrinthe des barrières métalliques et la police qui filtre les entrées. Stationnement en catastrophe et galopade jusqu'à la billeterie, charmante jeune fille blonde dans sa cage de verre. Le concert des Ol' Bry, non jamais entendu parler, ce soir c'est un illusionniste. En attendant c'est nous qui perdons nos illusions. Mister B vérifie sur son portable. C'est pourtant la bonne adresse et la bonne date ! Devant cet épais mystère, je prends la situation en mains. Je démarre et je me dirige en brûlant les feux rouges vers le 3 B, sis à cinq cent mètres de là. Non je ne vais pas m'en jeter un derrière la cravate pour me remettre de mes émotions, mieux à faire, je file réveiller mon réseau dormant.

L'appellation n'est pas des mieux appropriées, le réseau dormant ne dort guère. Fait même la fête toute la nuit. Au premier étage d'une maison devant laquelle je gare la teuf-teuf à chaque soirée organisée par le 3B. Une vingtaine de jeunes gens qui trinquent, crient, éclatent de rire, chahutent, écoutent des musiques innommables, le tout en gardant les fenêtres systématiquement ouvertes. Perso, je les trouve sympas. Leurs voisins je ne sais pas. Je les hèle depuis la rue, me confirment l'adresse, la date, et le cube ( magique ). La teuf-teuf repasse les feux rouges en sens inverse, nous tombons sur une escouade d'hôtesses en goguette qui nous livrent la clef du mystère. L'existe un Hall B !

Nous traversons les stands tattoo en courant. Beaucoup sont fermés. Certains encore ouverts, l'accunpuncture graphique possèdes ses acharnés. Enfin nous voici devant le podium où officient les Ol' Bry. Nous retrouvons l'escouade des habitués du 3 B.

OL' BRY

Faut d'abord nous accoutumer à l'acoustique, aller chercher la voix d'Eddie tout là haut dans les structures métalliques et les briques du plafond. Et puis opérer nous-mêmes le mixage des instruments dont les vibrations sonores s'éparpillent un peu de tous les côtés. Cette ré-initialisation de l'oreille interne effectuée, l'on peut enfin s'adonner à l'écoute du concert.

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Tout nouveau, tout jeune, tout beau. Thomas, sur son mini kit de batterie. Réduction à l'essentiel. Caisse claire et semi-grosse caisse Gretsch. Une charley sur laquelle il ne met pas tous les Watts, joue principalement en rythmique. Frappe légère mais juste. Diego le surveille du coin de l'oeil pour les passages les plus périlleux où la syncope s'en vient batifoler gaiement dans les breaks. Thomas passe les gués sans désagrément même lorsque la déclivité de la pente s'accentue. C'est que les OL'Bry c'est un peu les montagnes russes, l'on saute du Sinatra-swing au rockabilly le plus sauvage, du doo-wap le plus allègre au blues le plus appuyé. C'est le fil rouge de la guitare de Diego qui permet de descendre et monter les pentes à toute vitesse. Medium jazz, avec cette pulsation noire agrémentée d'une pointe latine si besoin, Diego Yagin Parada possède toutes les parades nécessaires à ces différentes acclimatations. D'autant plus qu'il est fortement épaulé par Rémy au sax. Bien sûr que le sax fait sa star, attendez que je vous plante mon solo, et puis je vous laisse vous débrouiller tout seuls, quand je me tais. C'est le rôle rutilant et habituel du saxophone. Ecoutez-moi pendant que j'astique le cuivre, et essayez de survivre quand je me claquemure dans le silence. Mais Rémy a horreur de se retirer dans sa tour d'ivoire. Intervention continue. Pousse sa note au gros grain de sel sans interruption. Souffle perpétuel. Parfois en sourdine, et le son du saxo se mélange alors si bien au pizzicato de la guitare que les deux instruments se confondent et n'en forment plus qu'un. Un duo qui ne tourne pas au duel. Superbe et pharamineux. L'on oublierait d'écouter les autres. J'aimerais être un ingénieur du son du prochain disque pour mixer ces deux vouivres entrelacées en avant.

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Thierry est aux choeurs. Ah ! le velouté de cette voix sur les wap doo wap ! Une tendresse de satin, rehaussée de profondeurs de ventre de contrebasse à faire fondre les dessous féminins. Une parfaite illustration sonore de L'Insinuant de Paul Valéry «  Ô courbes, méandres / Secrets du menteur / Je veux faire attendre / Le mot le plus tendre », humidités des lingeries féminines... Mais ne nous égarons point. Dans son costume lamé, Eddie est au micro. Tient sa guitare haut perchée, la manipule sans ménagement, sa voie est tracée, elle est au service de sa voix. Eddie tourbillon. Eddie papillon qui nous brûle les ailes. Sait tout faire. Et l'orchestre épouse ses caprices, adopte des allures de big forty band puis de combo rockab des appalaches perdues, un peu de typique avec Baila Conmigo, un My Babe à la vaquero texano, un Bim Bam comme deux paires de gifles, un boppin'and shakin' enlevé comme un tapis volant, un Rainin'in my Heart à pleurer et un Im going home à vouloir rester jusqu'au bout de la nuit à entendre encore et encore de ces petites splendeurs qui vous réconcilient avec la vie. Mais non, c'est la fin, l'orga tapote son chrono, il faut arrêter de vivre.

Faut laisser la place à l'effeuilleuse de service. Je sais bien que c'est l'automne, mais l'on aurait préféré une demi-heure supplémentaire de Ol' Bry. On les reverra. Soyez sans crainte.

Damie Chad.

F. J. OSSANG

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Né en 1956, F. J. Ossang fut le chanteur du groupe M. K. B. Fraction Provisoire ( Messageros Killers Boys ), mais il est également poète, écrivain, cinéaste. Nous lui devons notamment le bréviaire de la génération punk française, le roman Génération Néant publié en 1993 et le film Dharma Guns présenté au festival de Venise en 2010. Nous donnons ici, les chroniques de trois de ses premiers livres parus en en 1993 et 1994, répertoriés dans les N° 4, 6 et 7 des mois de juin, août et septembre 1995, dans Alexandre, mensuel de Littérature Polycontemporaine. Avis au lecteur : rock métaphysique.

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GENERATION NEANT

F. J. OSSANG

( Blockhaus & Warvillers / 1993 )

Toujours retour.

Essentiel du poète à disposer de l'impétueuse nécessité d'inscrire l'ordre catatonique des choses violentées. L'interruption n'est plus de mise, seule compte l'absolue perversion des visages émaciés hurlant à l'autre ( de lui à son miroir dans la suspecte vision du malsain ) l'intime déraison de l'apocalypse survenu.

Parce que l'outrage photogénique resplendit plus encore dans le cercle verbal, ellipse du tracé, raccourci du ténébreux dans l'irrespect des esquisses du monde épelé. Qu'épelé le concert des questions sans interrogation, la ponctuation n'existe pas dans l'excès des phrases, seuls se dévisagent les interdits.

«  Les plaintes et les pardons ne servent plus à rien, il n'y aura ni pardon, ni salut. Les dieux sont morts et leurs fantômes sont des radiations mortelles.

La continuité des lignes semble s'être rompue pour toujours. Il reste des emblèmes funéraires, et le trouble que procurent les dessous féminins.

Apatrides transeuropéens. Revenants. Revenants néant. Nous sommes les revenants de la Génération Néant »

( F. J. Ossang )

Epitaphe / épigraphe du livre, Ossang réalise dans Génération Néant la synthèse illuminée du lent inexorable. Cercueil intraduisible porté à même la matière de celle dont on recouvre le corps bien longtemps après qu'on ait subi la métamorphose et ne soit plus que reste vitrifié, les textes s'abjurent devant l'atrocité malade du monde de l'enfermement. Le nôtre pas seulement, mais bien celui-ci, dénoncé par Artaud et les autres. Ceux que l'enfer a bouffés avant de régurgiter l'ultime trace à se prendre dans la gueule.

« La mer est sauvage. Même s'il est possible de détruire une partie de sa faune et de sa flore, les abysses demeurent insondables. Les aviateurs l'ont appris à leurs dépens : ils savent aujourd'hui que le ciel est comme le miroir de la mer profonde, et que l'enfer ne renonce jamais, il veilleen deçà de l'image. Qui oserait mettre en doute l'existence du Triangle de l'Enfer... »

( F. J. Ossang )



Êtrémité enfin acquise, comme refluée dans l'éventaire des rognures à se mettre sous la dent; un livre à posséder.

Eric Morandi ( Alexandre 7 / Septembre 1993 )

 

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AU BORD DE L'AURORE

F.J. OSSANG

( Editions Warvillers / 1994 )

F. J. Ossang is not an unknown soldier. Son précédent roman, Génération Néant, est à la génération punk ce que l'Anabase fut aux dix mille. Time to take a cigaret. Messagero Killer Boy. Voici les temps à venir. Après le no future. Il faut survivre. Encore reste-t-il à savoir sur quel bord de l'aurore on tente de forer son trou. Exit or indoor. Au bout de la nuit le sommeil est-il occidenté ou orienté ? Européen sous nos latitudes. Au bord oublié de l'Europe. Run ! Run ! Run ! Paris, Madrid, Lisboa. Rock and roll. Litt&rature. Tout est pourri, Johnny. Le pistolet du sexe dans la braguette d'Elvire. Film. Bonnie and Clyde. Se vouloir soi F.J. Ossang. Se vomir. Se reconstituer Ange de l'Angoisse. Les friends ne sont jamais au rendez-vous. Juste le couple androgynique. Aller au peep show pour se regarder vivre. Le gai savoir n'est pas joyeux. Nada destructor. Le taylorisme de la middle-class européenne n'évincera pas Vince Taylor. Mais à l'aise dans leur racket les desesperados font les commissions de la culture. Casa Velasquez à Madrid, c'est un peu comme la villa Medicis en Italie. Les fastes romains sont simplement remplacés par los Caidos ( traduisez les vaincus ). I do not just be a rock'n'roll star. Il est minuit Docteur Misère. Ne pas commencer comme James Dean. Ne pas finir comme Marlon Brando. Entre les deux. L'Histoire. L'histoire européenne. La colonne Durruti. L'aigle viennois. Baiser mais pas biaiser. Droit. On the line. On the road. Suivre. Poursuivre. Refuse l'attrape couillon. Se débattre avec l'esthétique de sa propre fureur. Bander son énergie, sa vie, son vit. Etre encore. Malgré tout. Par-dessus tout. Kick out the jams. Foutre en l'air. Foutre partout. Le corps comme ultime expérience de l'esprit. Vivre bite et ne pas mourir. Tristan chanteur de groupe. Iseult sa groupie. L'occident n'a-t-il inventé que l'amour ? Break on through. To the other door. Dernière page. Ultime rage. Promesse folle d'aller de l'avant. Petits matins blêmes. Lendemains qui chantent. A l'W rien de nouveau. Le livre se ferme. Le jour se lève. C'est un grand livre. Evangiles du désespoir. Apparition d'aube.

Damie Chad( Alexandre 4 / Juin 1995 ).

 

AU BORD DE L'AURORE

F.J. OSSANG

( Editions Warvillers / 1994 )

La pureté n'est-elle pas dans l'impureté ? Ne faut-il pas descendre au tréfonds de l'impur pour toucher le pur ? Dernier héros desesperados dans cette Europe en décadence, signant sa décomposition. Elle, l'impure à la chair blanche, lui, le terroriste de l'écriture essayant en train d'écrire en vain un roman. Tout est mort, nevermore, rien n'est plus. La mystique de la chair encore et encore revisitée, l'acte charnel est ce qui reste après le néant. Il est des Cantos qui naissent de ces chants de chair, rock and roll, sexe et drogue, les illuminations de l'orgasme toujours recommencées. Pute ou Madone, pourquoi choisir ? Elle est l'au-delà de la chair et l'au-delà du bien et du mal. L'écriture comme un orgasme, le cinéma, l'image tuée par le fric, misère du fric. Pourquoi dire que ce monde est, s'il le hait, nevermore, no future, extrémité de l'Europe. La péninsule ibérique, dernier rêve, rien que des voyages dans le temps, toujours plus d'espace.

Beatriz Gutierrez ( Alexandre 6 / Août 1995 )

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L'ODE A PRONTO RUSHTONSKY

F. J. OSSANG

( Warvillers / 1994 )

Froide comme la morgue où repose mon ami. Ce corps de jeune fille dénudée morte. Scalpel. Autopsie. Pronto rush on sky. Il était le dernier Messagero Killers Boys. Lamento. Pronto. Ode gronde. Ode grande. Poème nu. Dix jours de corps froid dans un tiroir de l'institut. Un viento triste entre los ramos de los olivos. Mort. Parti seul. Volontaire. Commando suicide. Un seul objectif. Le pôle intérieur du nord perdu. Olivier. Imputrescible. Qui résiste mille ans. Et ce corps cassé. Jeté au bas des nervures de fer de cette gare sin partenza. Retour avant l'enfance. Pronto s'est extrait du monde. Pose et envol. Les feuillets d'Ossang. Hommage. Point d'orgue. Tombeau. In memoriam.

Damie Chad. ( Alexandre 4 / Juin 1995 )



LES 100 VINYLS

INCONTOURNABLES

PHILIPPE MANOEUVRE

JERÔME SOLIGNY

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C'est le stiker qui m'est entré dans l'oeil, le gauche pour ceux qui aiment les précisions historiques. Le premier disque d'Elvis Presley ! J'ai tout de suite pensé qu'ils avaient fait un duplicata des deux premières chansons enregistrée par Elvis dans un photomaton à son. Celui que Jack White a offert aux mille premiers premiers acheteurs pour le disquaire Day. Aux States, je préfère ne pas vous parler de ma rage à moi qui n'avais au fond de mes poches trouées même pas assez de monnaie pour m'acheter une bouée afin de traverser au plus vite l'Atlantique à la nage. Sûr j'aurais eu l'air un peu ridicule avec mon flotteur gonflable, dans le magasin de disques, mais j'aurais pris un canard ce qui m'aurait donné l'air vaguement Chuck berryen. Mon honneur de rocker en aurait été sauvé.

Les jours sont passés et ma colère retombée. Et là sans crier gare, dans ma librairie provinoise préférée ( il n'y en qu'une ) le stiker planté dans mon oeil gauche ! Mon coeur commençait à me faire mal, mais c'était mon bonheur. Me suis approché tout tremblant de fièvre. Que voulez vous, n'y a pas qu'un âne qui s'appelle Martin. Circus. Premier désenchantement, c'est un disque souple à peine protégé par le cellophane d'emballage. Z'auraient au moins pu mettre une pochette papier. C'est alors que je n'ai pas fini de m'étonner, ce n'est pas Elvis Presley qui est marqué dessus mais Philippe Manoeuvre. Vous conviendrez avec moi qu'il n'est pas spécialement connu pour ses talents de chanteur. En tout cas moi, je déchante. Et Jérôme Soligny en petit en dessous. C'est ça la hiérarchie, le rédac-chef de Rock & Folk en gros et la piétaille journalistique en arrière-garde. Je réalise, mais non ce n'est pas un disque, c'est la couverture du bouquin LES 100 VINYLS INCONTOURNABLES.

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Soyons juste, à l'intérieur dans la troisième de couverture, vous trouverez la réplique inexacte du premier single d'Elvis chez Sun : That's All Right / Blue Moon of Kentucky. Attention les collectionneurs : fond jaune, petit trou central, pas de logo Sun, mais l'ombre de Presley micro penché. Une tirage unique, il vous en coûtera une quinzaine d'euros maximum, mais vous l'avez déjà, puisque c'est sorti... voici un an. Réassort tardif ou nouveauté en retard ?

Mais le contenu du bouquin ? Pas de quoi se défenestrer de plaisir. Refermez votre lucarne. Faut comprendre. Ce n'est pas un livre pour les rockers purs et durs. Le grand public est visé. Et pas n'importe lequel. Celui de la FNAC. Croyez-vous que ce soit un hasard si Philippe Manoeuvre cite dix fois de suite son magasin préféré ? Nous tirerait la larme de l'œil. Nous fait le coup de la nostalgie. Quand il était jeune et qu'il venait fouiner dans les bacs de la ? Fnac ! Ouï ! très bien vous commencez à comprendre. Moi j'imaginais qu'il serait plutôt aller rendre visite à l'Open Market, mais tout le monde peut se tromper. Non ce n'est pas une erreur – ni orthographique, ni typographique – le tréma sur le i de Ouï. S'agit de la radio, la soit-disant radio-rock française. Un peu trop pop à mon goût. C'est là que Philippe Manoeuvre présente son émission rock, toutes les semaines, fait écouter des vinyls à la population émerveillée. Pas bestiou pour deux sous le Manoeuvre, deux sponsors rien que pour son bouquin, la radio pour la pub et la Fnac pour la vente. Du coup, on débouche le champagne pour deux anniversaires, les soixante ans du rock and roll et les soixante ans de la Fnac. Merveilleux hasard qui tombe pile poil. Dans le tiroir-caisse. Il n'y a pas de petits profits ! Il n'y a que de grosses entreprises.

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En avant la music, maestro ! Donc une sélection de cent trente-trois tours étalés sur soixante longues années. Enfin presque, parce que ces vingt dernières années l'on ne se bouscule pas au portillon. Beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. L'est vrai que dans notre pays le rock a tendance à s'évaporer des préférences du public. Du grand, celui qui suit les modes. N'ayez crainte l'on ne donnera pas le micro au rock sauvage des bars exaltés et des salles enfumées. Ne faut tout de même pas exagérer, déjà pour les premiers rockers on les calfeutre, à deux par page, faut attendre les Beach Boys pour qu'un groupe ou artiste ait droit à une pleine page. Même Elvis n'a droit qu'à une page et demi.

Z'ensuite tout le monde est là. Tous ceux que l'on attend, Beatles, Dylan, Stones, Zeppelin, Who, Doors, Bowie, Pink Floyd, rien à dire, les incontournables, les marronniers, les séquoias. Ceux qui traversent la chaussée devant vous, sans crier gare, dès que vous empruntez l'autoroute. Pour certains qui passent deux fois, John and Paul, ne vous gênez pas, enfoncez l'accélérateur au plancher et ne les ratez pas. A la place d'honneur sur le siège du condamné faites monter par exemple, au hasard, Johnny Thunder et Gene Vincent. Les pauvres gars ils n'ont pas eu de quoi acquitter le péage. Et pourtant plus rockers qu'eux, tu meurs. D'ailleurs ils sont morts.

De bonnes surprises tout de même, Booker T and the MG, Dr Feelgood, Ian Dury, ceux-ci nous agréent, les seconds couteaux du rock and roll qui sont systématiquement chargés des missions de la dernière chance. Les commandos de l'ombre qui vivent sur l'ennemi et ravissent le coeur des fans.

Oui mais aussi des insanités sans nom, Chic ( sans Sheila ), ABC, Depeche Mode, U2, Air... le genre de truc infâmes et informes que vous n'emporterez jamais sur une île déserte. Sur un continent surpeuplé non plus. L'on a tout de même échappé à NTM et Daft Punk ( très crétin mais du tout punk ). Z'ont fait aussi un effort : pour Led Zeppe ils ont choisi le III, moins attendu que le II mégalomaniaque ou le IV aussi majestueux qu'une crue du Mississippi. Pour James Brown pas de Live à l'Apollo, un truc plus rare, Soul On Top, qui était passé un peu inaperçu par chez nous en 1970.

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Un genre de bouquin qui ne révolutionnera pas la critique rock ! Un peu comme ces glaces qui s'étalent dans la devanture du marchand de cornets, sans dès. De belles couleurs qui donnent envie de gerber dans le caniveau rien qu'à les voir. Et puis d'autres au parfum subtil ou vigoureux dont vous ne vous lasserez jamais. C'est cela le rock and roll, vous ne savez jamais si c'est de l'arnaque ou du forever. Mais en réalité, l'on s'en fou, l'on sent fort, c'est tout de même du rock and roll. Et puis, surtout ne pas oublier le disque d'Elvis. My happiness !

Damie Chad.

11/11/2015

KR'TNT ! ¤ 255 : DESPERADOS / DERELLAS / JON AND THE VONS / HOWLIN'JAWS / ELVIS PRESLEY / JEAN COCTEAU / JOHN LEE HOOKER/

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME

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LIVRAISON 255

A ROCK LIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

12 / 11 / 2015

DESPERADOS / DERELLAS

JON AND THE VONS / HOWLIN' JAWS /

ELVIS PRESLEY / JEAN COCTEAU /

JOHN LEE HOOKER

BETHUNE RETRO / 29 & 30 Août 2015

DESPERADOS DE LA MEDUSE

 

— Dis min tio Quiquin, ya les Desperados qui jouent à Béthune !

— C’est des bières ?

— Maiiis non ! C’est des Amerloques ! Y sont sur Wild !

— C’est qui Ouald ?

— Oh ben c’est une maison de disques sérieuse ! Le directeur y s’appelle Reb Kennedy et j’connais même un chti gars qu’a fait le diji à sa cérémonie d’mariage ! Tu vas voir, min tio Quinquin, ça va bien te plaire ! Allez, grimpe !

Bébert démarre sa mobylette - rrrrommm tha-tha-tha - et Quinquin monte sur le porte-bagages. L’engin démarre péniblement et dégage un gigantesque nuage de fumée puante. Ils prennent le virage tout doucement et s’élancent pour attaquer le faux plat à la sortie de Nœux-les-Mines. Rrrrommm tha-tha-tha !

Sur la route qui conduit à Béthune, une Harley ralentit et roule un moment à leur hauteur. Un biker aux bras couverts de tatouages leur lance :

— Hey les péquenots ! ‘Pouvez pas rouler droit et rester sur la gauche ? Vous vous êtes arsouillé la gueule ou quoi ?

— Oh chest bon ! Chest pas passe que t’as une grosse moto qu’y faut nous chercher des poux ! Digage ou j’te fais bouffer tin kapio !

Et derrière Quinquin ajoute :

— Attends té, té vas vir, té vas printe une guiffe !

Le biker éclate de rire et accélère. Il disparaît en souplesse.

Les deux amis entrent dans Béthune et roulent au pas vers le centre-ville. Des bonnes femmes gueulent sur leur passage, à cause de l’odeur.

— Mais y roulent à quoi ces deux-là ?

Ils passent devant les voitures de collection garées en épi le long du trottoir.

— Oh ben t’as vu les carettes ! Nom d’un p’tit bonhomme ! Ça doit ben plaire aux cocottes des carettes pareilles !

— T’as ben raison min tio Quinquin, mais ça doit coûter cher d’essence ! Ma bécane elle coûte ren ! C’est moi qui distille l’carbu !

Ils vont jusqu’à la place du 73e et garent la mobylette entre deux Ford customisées. Des touristes approchent pour photographier la mob. Un type aux cheveux blancs interpelle Quinquin :

— C’est un modèle de quelle époque ?

— Oh ben y doit ben dater d’pépère !

Bébert et Quinquin vont s’installer à une terrasse de café, juste en face de la scène dressée au fond de la petite place. Quinquin lève le bras :

— Garchon ! Armet les verres !

— Qu’est-ce que j’vous sers ?

— Ben deux Secret des Moines !

Comme il fait beau, toutes les filles ont les bras nus.

— Oh ben dis donc min tio Bébert, t’en auras pas une qu’a pas des tatouages !

— Y paraît qu’chest la nouvelle mode ! Toutes les cocottes y s’font tatouer la couenne et min pauv’ Quiquin, t’as pas idée d’jusqu’où y peuvent aller !

Sur scène, DJ Boulle annonce les Desperados :

— Dans quelques minutes, vous allez pouvoir applaudir les Desperados ! Ouaissss ! Y viennent de Los Angeles ! Ouaissss ! Merci Béthune ! Ouaissss !

Bébert et Quinquin attaquent leur huitième tournée. Ils retrinquent :

— À nous guifes, min tio Quinquin !

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Soudain, Lou Ferns arrive sur scène avec une guitare en bandoulière. Les trois autres arrivent et wham bam, ils envoient une première giclée de rockab bien énervé.

— Vens min tio Quinquin, on va les r’garder d’tout près ! Y sont biaux !

Sur scène, les Desperados boppent comme des démons. Ils dégagent une énergie considérable. Ils envoient un «You Had Your Chance» sauvagement déblayé du plancher - Don’t you want my heart now ! - Ils tapent dans le rockab de base mais quelle base de rockab de base, min tio kiki ! Bébert saute en l’air.

— Oh ben le slap y court comme le furet !

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Les Desperados sont très jeunes mais ils impressionnent par leur assurance. Le guitariste David Espinoza semble un peu tendu. Ils envoient un «Gave My Heart» digne des meilleures secouades de beat de bop de bête, ça pulse au sun goes down et ça waohutte dans le temps d’un départ en solo. Ils ont cette rage de vaincre qui va les sortir de l’ordinaire. Lou Ferns chante admirablement bien. Bébert twiste comme un beau diable à la barrière et s’exclame :

— Oh ben qué bestiau c’ui-là !

Sur scène le petit stand-up man a enlevé ses lunettes noires. Il bat sa coulpe sur «She Said Alright», un vrai cut de casse, un bop d’exaction primesautière. Ces mecs y vont dare-dare, ils ne traînent pas en chemin et ne s’embarrassent pas avec les détails habituels. Ils ont même un cut crampsy, «Living A Lie». Ils allient là le beat binaire des Cramps au chant perverti. Ils inspirent le respect, comme Aretha.

Bébert et Quinquin dansent la Saint-Guy au pied de la scène.

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Les Desperados redoublent d’énergie pour «Dame Tu Amor» monté sur un beat tendu et visité par un beau brin de folie. Le petit guitariste tendu enfile un solo d’envolée flying-rocket et ça repart à la cloche de bois du bon beat. Lou Ferns profite de l’occasion pour se rouler par terre. Ils ont vraiment le côté mousseux de la bière qui accueille le rescapé du Sahara. Ils swinguent leur pulsatif avec une évidente pugnacité.

Bébert et Quinquin font comme Lou Ferns, ils tombent par terre, mais ce n’est pas pour les mêmes raisons. Des rockab des premiers rangs les aident à se relever.

— Eh ben la gars vous zavez pas l’air frais !

— Garchon ! Armet les verres !

Les Desperados attaquent «Let’s Have A Party» au forceps et le rockab jaillit dans l’azur de l’immaculée conception. Ils développent un beat sacrément secoué du combiné, la pulsion ne doute de rien, c’est sa grande force. Ils tapent dans l’intense de l’immanence. Les Desperados noyautent l’atome du beat. Ils envoient un «Let’s Have Some Fun» magnifiquement carrossé, bien profilé sur le vent, terrible car drivé au gimmickage. Ils y développent ce qu’il faut bien appeler une intense rumeur de menace rampante.

— Oh ben relève-toi min tio Bébert ! Tu vas rater la fin !

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Lou Ferns annonce un dernier cut et semble attristé par la mollesse de l’accueil. Les Desperados finissent leur set et disparaissent dans le backstage.

Bébert relève son tio Quinquin et le tire en le tenant sous les aisselles jusqu’à la terrasse. Il commande deux bières. La serveuse refuse :

— Vous voyez pas qu’il a son compte ?

— Ah ben j’boira sa part !

— Vous n’croyez pas que vous avez vot’ compte, vous aussi ?

— Ah ben dis min tio donzelle ! Ché pas té qui va m’faire la leçon d’morale ! Ale l’cu comme une mante à prones !

— Ah ben soyez poli !

Elle s’en va et le patron du bar arrive, l’air mauvais :

— Allez dégage ! Emmène ton pote et dégagez d’ici ! Ouste !

Bébert charge Quinquin sur son épaule et le transporte jusqu’à la mobylette. Il l’assoit sur le porte-bagages et sort des tendeurs de la sacoche. Il enfourche sa mob et passe les tendeurs dans le dos à Quinquin pour les crocher sur son ventre. Il démarre doucement - rrrrommm tha-tha-tha - mais une nuée de touristes lui barre le passage pour faire des photos. Excédé, Bébert accélère et fonce dans le tas.

— Oh mais il est complètement taré celui-là !

Les gens s’écartent et Bébert part en zigzaguant dans une rue en pente. Il prend de la vitesse et débouche sur un boulevard en contre-bas. Un camion arrive et Bébert ne peut pas freiner, parce que les freins ne marchent plus depuis longtemps. Bammmm ! Le camion percute l’engin et nos deux amis font un vol plané d’au moins vingt mètres. Comme ils ne portent pas de casques, ils subissent le même sort qu’Eddie Cochran, dont le crâne avait roulé au sol sur plusieurs mètres. Ils montent directement au paradis. Au moins comme ça, ils ne coûteront pas un rond à la Sécu.

— Où qu’on est min tio Quinquin ?

— Ah ça j’en chais foutre ren !

— ‘Coute ! On dirait du rockab !

Ils marchent dans une sorte de nappe de fumée blanche qui leur arrive à hauteur des genoux. Ils tombent sur un portail en or au dessus duquel est inscrit «Bienvenue les amis». Ils le franchissent et débouchent dans une sorte de parc enchanté. Des petites tables rondes sont installées ici et là, sur lesquelles sont servis des verres de bière. Et sur scène, un trio de rockab joue «Rockabilly Boogie».

— Ah là, min tio Quinquin, j’te parie qu’on est au paradis, passe que les bestiaux qu’y sont là-bas, c’est Johnny Burnette Rock’n’Roll Trio !

Ils s’installent à une table. Quiquin n’en revient pas :

- Oh ben dis, c’est des Secret des Moines ! On n’est-y pas vernis !

Signé : Cazengler desperadis rouge

Desperados. Béthune Rétro. 29 & 30 août 2015

Desperados. Don’t Be Broken. Wild Records 2015

HAPPY BAR / LE HAVRE ( 76 ) / 25 – 10 - 2015

HELAS POUR LES DERELLAS

 

— Hey Rob ! Le public en veut une autre ! Magne-toi, s’ils s’énervent, ils vont tout casser !

— J’en ai pour une minute, referme la porte, s’il te plaît...

Robbie baisse les yeux et croise la regard vitreux de la groupie qui est en train de lui sucer la queue.

— Here I come baby... Aaaahhhh...

C’est fini. Robbie se reboutonne.

— Comment tu t’appelles, mon petit ?

— Ludella Gore, sucké.

— Reviens me voir après le rappel, je vais te présenter Luca.

Robbie se retourne vers le grand miroir encadré d’ampoules et s’adresse un clin d’œil. Il balaye d’un geste lent une longue mèche noire tombée sur la joue. Il porte sur son image un regard profond, comme s’il voulait une fois encore jauger l’insondable puits de son assurance et tester la présence de sa force intérieure qui est celle d’un géant bienveillant. À ce petit jeu introspectif, Robbie est le plus honnête des ogres. Il ne se raconte jamais d’histoires.

Il sort de la loge et remonte le petit couloir jusqu’à la coulisse. Son guitar tech lui tend la fameuse Gibson blanche, sa guitare fétiche. Robbie fait un signe de tête et le régisseur bondit sur la scène du Zénith :

— Vous en voulez encore ?

Le public hurle. Alors le régisseur jette un peu d’huile sur le feu.

— Je n’ai pas bien entendu...

Une ovation lui répond.

— Whoooooahhhhhhhhh !

— Puisque vous en voulez encore, les voici ! Boys and girls, here come the... DeRellas !

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Les quatre musiciens reviennent s’installer sur scène dans un chaos de hurlements, de pieds tapés et de claquement de mains. Franchement, depuis les grands concerts des sixties, on n’avait plus revu une chose pareille. Les bouncers de la sécurité passent leur temps à tirer par dessus les barrières des corps évanouis pour les faire évacuer sur le côté. La pression passe le cap de la tolérance.

Sur scène, Robbie Tart promène lentement son regard d’ogre doux sur la marée humaine. Il met la main à l’oreille comme s’il se trouvait à l’orée du bois pour guetter les cris des animaux. Robbie est à la fois un géant du rock et le géant des vieilles légendes anglaises, celles qui remontent au temps où les Romains appelaient les habitants de l’île les Angles. Il fascine autant que Ian Anderson en 1968, à l’aube de Jethro Tull, ou qu’Alice Cooper maniant le fouet, au temps de «Love It To Death». Sous son épaisse tignasse de cheveux corbeau, Robbie arbore un faux air de Tiny Tim croisé avec Fagin, the Artful Dodger de Dickens. Ce visage aux traits épais abrite l’anse d’un regard à la fois perçant et rieur qui confère à sa physionomie une singulière mobilité.

Il se rapproche du micro...

— Thank you ladies and gentlemen, we’re the DeRellas from London and now it’s time to get a little more fun but before we start it all over again we’ve got to thank you ladies and gentlemen for comin’ down here tonight and now here we come so let’s kick out some good ol’ rock’n’roll... Hank ya !

Seb DeRella tatapoume un vieux drumbeat d’antho à Toto et Robbie pince de ses gros doigts aux ongles peints en noir les deux cordes graves sur le manche de la Les Paul.

— The night we met I knew I needed you so...

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Et ils envoient la plus spectaculaire reprise de «Be My Baby» qui se puisse imaginer ici bas. Il semble que le Zénith soit au bord de l’explosion nucléaire. Les DeRellas atteignent ce niveau extrême de puissance et de classe qui télescope de plein fouet l’une des légendes les plus vitales de l’histoire du rock, celle de Phil Spector. Ça nous renvoie aussi au temps où tremblaient les colonnes du temple, lorsque la Revue d’Ike & Tina Turner attaquait «I Want To Take You Higher» de Sly Stone. Ça dégoulinait littéralement de légendarité.

 

Le lendemain, les DeRellas cuvent à bord de l’avion qui les emmène au Japon. Robbie sirote son cognac en songeant déjà à la façon dont il va saluer ses plus gros fans, les Japonais - Hello Osaka ! Goodbye Paris ! - Son gros cœur se pince à l’idée de l’accueil qu’il va recevoir sur scène. Pas de meilleur public au monde, se dit Robbie. Ce sont eux les japonais qui ont accueilli les Runaways comme des stars alors qu’on les méprisait à Los Angeles et à Londres. C’est aussi au Japon qu’on vénérait Suzi Quatro, Johnny Thunders et Cheap Trick. Ces éternels adolescents que sont les Japonais sont restés friands de glam-punk. À l’aéroport, ils sont des milliers à brailler DeLellas ! DeLellas ! DeLellas ! Une limousine les emmène à Shinjuku, au fameux Hilton Tokyo Hotel et là dans le grand hall, des ambassadeurs du show-business local les accueillent avec des manières de prélats. Ils sont aussitôt pris en main par des hôtesses expertes en art de vivre, mais vous connaissez la chanson. Robbie et ses amis n’offrent aucune résistance. Ils se laissent entraîner dans le tourbillon rimbaldien réservé aux grands de ce monde.

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Avant de monter sur scène, Robbie et ses amis sirotent quelques verres de saké en compagnie des habituels veinards inscrits sur la guest-list. On voit pas mal de célébrités, des acteurs de passage à Tokyo, des rockers américains, toujours à la limite du m’as-tu-vu, comme par exemple ce funeste trio composé d’Alice Cooper, de Joe Perry et de Johnny Depp, et des gens du monde de la mode. Un courtisan s’approche de Robbie :

— Les DeRellas devraient sortir un Live In Japan !

Robbie plonge son regard dans celui du donneur de conseils.

— On hésite encore, amigo. Ce sera plutôt in Live On Mars, if you see what I mean...

Seb DeRella déambule à travers la faune des invités. Il porte le cheveu jaune salement décoiffé et un blouson de cuir noir à franges. Comme Robbie et les deux autres, il est né rock star. Pas besoin de le voir jouer pour savoir que c’est un vrai batteur. C’est écrit sur son visage. Et pas n’importe quel batteur ; un batteur anglais, spécialiste du jeu dépouillé.

Sur scène, ils déclenchent une tempête en attaquant «Freak Show». Robbie fait ses grimaces de bateleur et c’est plus qu’il n’en faut pour provoquer l’hystérie générale. Timmy saute en l’air avec sa basse et de l’autre côté, Luca fait aussi le show. On voudrait le voir comme un Johnny Ramone, mais il est plus Sweet que Ramone. Il gratte sa vieille SG à cornes et le visage masqué par sa frange, il exprime sa hargne par une belle succession de rictus. Luca sonne comme le meilleur glamster d’Angleterre et il bouge sur scène comme Fred Sonic Smith. Même classe et même orgueil seigneurial.

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Trois jours plus tard, les DeRellas jouent à guichets fermés au Madison Square Garden de New York. Quelle affiche ! Les Dolls reformés et les Vibrators font leur première partie. Assis dans sa loge, Robbie feuillette les magazines américains qu’une attachée de presse vient de lui ramener. Il est en couverture de Time et de Newsweek. Son manager entre sans frapper.

— Hey Rob ! Alice Cooper, Rod Stewart et Keith Richards sont là, dans le couloir. Ils insistent pour venir te serrer la pince !

— Oh non pas eux... Dis-leur que j’ai mal aux dents. Vas plutôt me chercher Knox et David Johansen qu’on se poile un peu. Et ramène quelques bouteilles de Moet bien fraîches, je sais que David adore ça.

Sur scène, il règne la même ambiance qu’au temps des grands concerts des Stones. Le public américain est là pour prendre du bon temps, et les DeRellas ne sont pas avares, bien au contraire. Vous voulez du heavy glam anglais ? Alors voilà «London A Go-Go» ! Explosion ! Vous voulez de la nostalgie fatale ? Alors voilà «Baby Baby», ce vieux hit des Vibrators. Ré-explosion et retour brutal dans le monde réel, celui d’un petit bar du Havre. Mais au fond, on ne sait pas exactement qui revient se fondre dans le monde réel : le narrateur ou les DeRellas qui jouent une fois encore pour une poignée d’admirateurs ? On ne sait plus dans quel sens se franchit la frontière qui sépare la fantômisation des choses du monde réel. Est-ce bien le moment de s’interroger, alors que les quatre Anglais font claquer au vent havrais l’étendard du glam anglais ? Ils jouent à un mètre de distance et cette proximité ajoute encore à la confusion ! Tout cela paraît tellement irréel. Rêve-t-on aussi ses pensées ? Est-ce en dormant qu’on bricole des éloges ? Est-ce dans le rêve éveillé qu’on s’enivre de respect pour les très grands artistes ?

Signé : Cazengler, DeRellaminé

DeRellas. Happy Bar. Le Havre (76). 25 octobre 2015

DeRellas. Hollywood Monsters. Crushworld Records 2009

DeRellas. Slam! Bam! Key Production 2014

 

06 / 11 / 15

LA MECANIQUE ONDULATOIRE

JON AND THE VONS

HOWLIN' JAWS

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Bastille. On ne la prend pas, mais vu la conjoncture on devrait. En tout pas ce soir, on n'a pas le temps. Sortie du métro, direction La Mécanique Ondulatoire. Rue de la Roquette – une pensée émue pour le l'album photo Roquette Rockers de Ken Pate édité en 1976 – vendredi soir beaucoup de monde dans les cafés, phénomène parisien habituel mais à chaque fois des plus surprenants quand on vient de Provins la belle endormie... qui n'est pas prête de se réveiller... Un groupe de malotrus bloque l'entrée de La Mécanique – le grain de sable dans l'engrenage – pas de panique ce sont les Howlin' qui prennent le frais.

En règle générale les quatuors à cordes qui passent à la Méca sont un peu électrifiés et bruyants. Bar à bière pour les buveurs au rez-de-chaussée, les opérations ondulatoires sont sises au sous-sol, une belle cave voûtée comme l'on en voit dans les films sur les vampires cryptophiles. Longue et étroite, un comptoir à gobelets plastifiés au fond, et l'avant occupé par une scène peu surélevée et surtout pas bien large.

JON AND THE VONS

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Réussissent tout de même à se caser tous les cinq. Sont facilement repérables dans leur sweat-shirt verts à grosses bandes noires, ressemblent aux frères Dalton entassés dans une geôle pas prévue pour les familles nombreuses. Ne sont pas des échappés d'une bande dessinée, seraient plutôt des adeptes du retour dans le passé, early sixties. Garage band remisé dans la cave aux souvenirs. Oui mais quand le présent s'avère d'un gris terne et tenace la reviviscence des jours anciens peut sembler nécessaire. Jon est au micro, sur lequel il l'a adapté une bouteille plastique d'eau minérale – est-elle remplie de ce seul liquide peu astringent ? en tout cas aucun poisson rouge n'y batifole – à laquelle entre deux couplets il s'alimente grâce à une sonde. Tuyau siphon qui ondule, nous sommes à la mécanique et tout baigne dans l'ordre logique des vases communicants. Mais arrêtons de nous préoccuper des fuites d'eau. Surtout que Jon and the Vons font du garage, mais pas les finitions pour les voitures de luxe. Pas du genre à paraffiner les enjoliveurs. Flash and Crash dès le deuxième morceau, pour vous renseigner sur la méthode désirée, à toute vitesse et à grands coups de marteau. Brut de décoffrage. Sixties, si vous voulez mais un peu à la Ramones, moins lyrique pour l'épaisseur du son que les faux frangins mais on the speed. Le set s'envole après My Brother the man, une joyeuseté des Fuzztones qui décolle. De là où je suis l'on ne voit que les guitaristes, la basse de Julien qui prend de plus en pleur d'ampleur au fur et à mesure que le show avance. Max est invisible, mais ce n'est pas grave, sait se faire entendre, mouline salement sur ses drums, Jon et sa Dan Electro monopolise un peu l'attention, mais il ne faut pas longtemps pour comprendre qu'il faut surtout zieuter un max la télécaster de Fred. Griffée de partout, preuve qu'il ne la ménage pas. J'ai gardé la dernière place pour Sally. Cheveux court, et yeux turquoises ( l'on dirait deux papillons bleus ) : de temps en temps les boys lui laissent un semblant d'espace – faut bien que les filles s'expriment - pas pour un véritable solo, non, mais son orgue met en évidence l'articulation des morceaux.

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Une flopée de fans s'agitent par devant, connaissent les morceaux par cœur, invectivent Jon et sont dedans à mille pour cent. Notamment un frère jumeau de Brian Jones qui secoue sa crinière blonde, entouré d'une troupe de mods plus vrais que nature. Avec un tel soutien Jon and the Vons vont couper les joncs de nos émotions. Carburent encore plus vite et plus fort. Un Let's Make it Pretty Baby – sont des dénicheurs de vieilleries qu'ils ripolinent au goût du jour – un We're Pretty Quick qu'ils ont shobé dans un bac à soldes de l'inventaire 66, et... ils paraissent les premiers surpris que ça s'achève si vite. Ont déjà décroché de leurs instrus lorsqu'ils s'aperçoivent que dans le public survolté personne ne comprend que c'est la fin de la partie, alors ils nous offrent un petit rappel que nous n'avons même pas eu le temps de demander. Deux minutes de bonheur et l'histoire se termine là.

Vous vouliez du rock, vous voici servis. Vous trouverez difficilement mieux. Le rock asséné avec le tranchant de la lame. Expédition punitive. Pour le plaisir. Pour le plus grand bien de tous.

HOWLIN' JAWS

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Pas le temps de nous ennuyer. Jon et et ses sbires n'ont pas fini de déménager que les Howlin' montent à l'assaut de la scène. Baptiste visse ses cymbales avec la célérité d'un Ouvrier Spécialisé sur une chaîne de chez Renault, Lucas malmène sa guitare tourné contre le mur et Djivan tire sans regarder sur la corde de sa contrebasse. Le geste auguste de l'Héraclès de Bourdelle bandant son arc. Les dieux ne le lui pardonneront pas. L'on change de groupe, et de public. Les mods se sont éclipsés, sans dire un mot. Sont immédiatement remplacés par une foule de jeunes gens, beaucoup d'étudiants, et d'étudiantes ce qui ne gâte rien. La cave est pleine, une souris n'y retrouverait pas son trou. Ce n'est pas grave, les trois matous sont sur scène, et le grabuge commence.

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La colère des dieux ne tarde pas à se manifester. Djivan sera touché le premier. La malheureuse corde de la big mama se barre. C'est Djivan qui fait une aussi sale mine que les Perses à Salamine. Un trio de rock sans contrebasse et sans chanteur c'est un peu comme peu comme le fameux couteau de Lichtenberg, le canif sans lame auquel il manque la lame. L'air de rien les deux acolytes s'essaient à quelques variations harmoniques tandis que Djivan s'affaire sur son outil qui gît lamentablement à terre. Pas de panique, quand le rock faillit, il reste le fanal rouge du blues pour vous indiquer la marche à suivre et Lucas – première fois qu'il chante sur scène – fait craquer sur sa guitare les jointures d'un vieux morceau de Creedence. Ouf sauvé ! Djivan a réinstallé sa corde à sauter et c'est reparti comme en quarante. Pas pour très longtemps, Lucas agite désespérément sa planche à tricoter pour qu'on vienne lui changer sa corde cassée. Heureusement que la télécaster de Fred est restée sur scène. Sauvés ! Non, n'en sont pas encore quitte avec la force mauvaise de l'ananké mythologique. C'est autour de Baptiste qui hurle pour demander une clef à batterie. Cogne tellement fort que les peaux semblent flotter comme des tranches de mortadelles dans leur sachet de cellophane. Ce coup-ci, nous avons épuisé la coupe du malheur. A la lecture de ce paragraphe vous imaginez la catastrophe. Le bal des bras cassés, le set maudit, la malédiction honteuse, le souvenir cuisant, le concert raté. Pftt ! Pftt ! Erreur sur toute la ligne. Trois épiphénomènes qui n'entravèrent en rien la tornade dévastatrice des Howlin'Jaws.

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Ultime précision avant d'entrer dans la fournaise. Les Howlin' Jaws proviennent du rockab. Mais ce ne sont pas des puristes à l'oreille faisandée. Pas tout à fait des adeptes du western swing. Il y a longtemps qu'ils ont soufflé sur les anciennes bougies. Ne s'éclairent plus qu'à l'électricité. Sont plus près des Who première mouture que de Gene Autry. Les Howlin Jaws ce sont les hurlements de l'énergie et les incisives du rock and roll.

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A première oreille ils interprètent des morceaux, peu de reprises, beaucoup d'originaux. Mais ce ne sont que des alibis. Font seulement du rock and roll. De temps ils s'arrêtent, se passent un peigne dans les cheveux et recommencent illico. C'est leur coquetterie, jouent comme des sauvages mais refusent d'être dépeignés. Le dandysme est une dimension occulte de notre musique. Les Howlin c'est de la broderie au marteau-piqueur, faut écouter Lucas pour comprendre, tonnerre et staccato, les notes une par une et le son comme des bouffées délirantes. La foudre qui vous broie et puis l'éclair qui dessine des zig-zag uniquement parce que c'est plus beau avec de la couleur. Teinte péril jaune. Quant à Baptiste, quand il a acheté sa caisse à bruit, s'est trompé de notice d'utilisation. L'a emporté celle du marteau-pilon. Plus celle de la mitrailleuse à balles ricochantes. Possède l'art des rafales insistantes. L'a toujours l'impression d'avoir un coup de retard, alors il vous en refile trois pour le même prix. C'est sur cette espèce de catapulte-tam-tam que Djivan se règle. N'en fait qu'à sa tête, quand je veux – le plus souvent possible – comme je veux – le plus fort possible. Et par-dessus le tintouin, il chante. Genre je lâche une bombe sur la centrale nucléaire car je ne sais pas faire autrement.

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Le plus terrible c'est la résultante de l'action conjointe de ces trois mousquetaires. Les spectateurs ont disparu. Engloutis dans un gigantesque conglomérat pogoïque. N'y a plus qu'un entremêlement sans fin de corps qui s'entrechoquent. Aucune brutalité, mais une immense vague de jouissance festive. Parfois Lucas s'avance jusqu'au bord de la scène se cambre et lâche quelques riffs de sang et de sueur. L'aimerait bien se jeter dans ce magma brûlant, mais l'a un fil à la patte, le cordon ombilical du rocker, et il revient vers son ampli et de dépit il émet quelques embardées électrifiées qui font hurler la foule.

Du rock vivant. Qui refuse d'entrer au musée. Les Howlin' Jaws sont comme ces groupes anglais des sixties, entés sur les racines mères du rock and roll et du blues, et qui en ont fait autre chose. Ce n'est pas la forme qui compte, c'est l'esprit.

Ont tout donné. Arrêtent au bord de l'épuisement. Une dernière clameur et tout se tait. Personne n'aurait idée d'en exiger un chouïa de plus. Sont remerciés de toute part. La salle se vide. Total respect.

Damie Chad.

( Photos Howlin' Jaws FB : GUENDALINA FLAMINI PHOTOGRAPHER

prenez le temps d'admirer son travail, sa passion )

ELVIS

BALLADE SUDISTE

DENIS TILLINAC

( Librio 186 / 1997 )

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Denis Tillinac n'est pas un gauchiste. C'est son droit le plus absolu. N'est pas né avec une cuillère en bois dans le gosier, cette dernière caractéristique explique vraisemblablement ses choix politiques. Fut un compagnon de Chirac – dans sa jeunesse il était naturellement gaulliste – fut tout de même de ceux qui décidèrent d'apporter une aide franche et massive à Nicolas Sarkozy lorsqu'il brigua pour la deuxième fois le mandat de la présidence de la République. Ecrit dans Le Figaro, Valeurs Actuelles et Marianne. Se présente volontiers comme un homme qui ne partage pas les valeurs de gauche. Serait à ranger dans la catégorie des conservateurs bourrus, des réactionnaires populistes. Aime le rugby et le foot-ball. Pour ma part j'ai toujours eu l'impression que la profession de l'amour du sport vous déclasse un homme beaucoup plus que la couleur de ses chaussures. Opinion toute personnelle que j'émets sans réserve. Bref vous le comprenez, Denis Tillinac ne fait pas partie de mes héros. Toutefois je suis comme tout un chacun, plein de contradictions, même si je ne partage pas ses idées, je ne dédaigne pas me pencher sur ses écrits. L'être humain est ainsi constitué que souvent ses productions sont supérieures à sa propre personne. Ce n'est pas un hasard si j'évoque en début de cette chronique sur Elvis Preley le caractère et le parcours de l'homme qui écrivit ce livre.

L'est une zone d'ombre dans la vie de Tillinac – elle n'est sombre que pour lui-même et je n'en aurais point parlé si lui-même n'y faisait à plusieurs reprises référence dans son texte. Faut le comprendre, né en 1947, l'a vingt ans et des poussières en mai 68, et cela fait déjà un bail qu'il adore Elvis Presley. L'a commencé par Johnny Hallyday, Eddy Mitchell et Dick Rivers. Comme tout le monde de sa génération serais-je tenté de dire. Ensuite l'a suivi la démarche logique, des intercesseurs l'est passé à l'Initiateur. Coup de foudre immédiat à la première écoute. Ne s'en remettra jamais. A tel point que trente ans plus tard l'est obligé de le raconter dans ce récit.

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N'a suivi que son instinct. L'évidence : Elvis is the King. Point, barre. Circulez, il n'y a rien à voir. N'est tout de même idiot le Denis, l'est même intelligent et il se pose des questions. Comment lui, l'homme d'ordre, d'identité terroirtoriale, et de tradition a-t-il pu s'enticher d'un artiste qui quelque part, métaphoriquement parlant, est le symbole même de cette chienlit – essayez de percevoir et de goûter à sa juste valeur dans l'emploi de ce mot la signifiante racine hounddoggienne - que dénonçait le Général pour siffler la fin de la récréation festive du joli mois de mai.

Maintenant s'il fallait éliminer tous les gens de droite qui aiment le rock and roll, ce serait un sacré boulot. Ne serait-ce qu'en commençant par les artistes. Oui, mais Denis Tillinac est un homme de son époque. L'en a souffert à tous les étages. Rez-de-chaussée : le rock est une musique sauvage de rebelles or Denis se classait parmi les traditionalistes. Premier palier. De compression : le jeune homme qui se sent un peu décalé par rapport à l'immense majorité de sa génération est en proie à un trouble insidieux. Porte Elvis aux nues. Mais l'Elvis des années 54 – 58. Les disques Sun et avant le départ pour le service militaire. L'Elvis du début des sixties lui semble une reculade. Little Sister, c'est bien mignon, c'est même un parfait bibelot, mais quand l'on compare à Jimmy Hendrix et Janis Joplin, l'est difficile de convaincre les copines que le roi du rock c'est lui.

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Lui faudra grandir. Et peut-être pire, lui faudra vieillir, pour convenir que la période early sixties c'est de la bonne came. Mais à ce moment le cauchemar ne fait que commencer : alors qu'il pense monter les marches qui mènent au deuxième étage, ne voilà-t-il pas qu'il s'aperçoit qu'il est sur un escalier roulant qui descend. L'escalade devient épuisante. Elvis lui tend-il la main - exemple le NBC show dans son costume de cuir noir - qu'il le repousse vers le bas en entonnant la prochaine bande-son de son futur navet...

Rien de pire que de ne plus croire en son dieu. Notons que le cas de Tillinac n'est pas extraordinaire. Les fans déçus de Presley se comptent par millions. Mais les cocus du destin aiment bien se raccrocher au mythe de l'amour éternel. La vie à deux est une affaire de concessions nous apprennent les psychologues du couple. Alors Tillinac décide de remonter à la naissance de son amour. Plus loin que le petit Denis à qui un copain fait écouter Jailhouse Rock, au tout début de l'origine, à Graceland, à Memphis, à Tupelo, à la Nouvelle-Orleans. Peut pas descendre plus loin. Le livre retrace donc ce double voyage de Tillinac, à l'intérieur de lui-même, and in the deep south des Etats-Unis.

Le livre a été écrit en 1994, voici plus de vingt ans. Etrangement durant ces deux décennies la gloire de Presley ne s'est pas démentie. S'est même amplifiée. N'est pas rare de rencontrer des admirateurs du big Boss qui révère avant tout la dernière période, l'Elvis bouffi sous perfusion médicamenteuse qui ânonnait son gospel de variétoche faisandée. L'est vrai que le moindre morceau d'Elvis vous file le frisson, soit il est grand, soit il est pathétique. Et aucun chanteur ne parviendra à être aussi pathétique qu'Elvis. La carrière d'Elvis décrit une parfaite parabole. La trajectoire sans défaut d'un corps qui tombe. La chute fatidique de la Maison d'Usher, mais le coucher d'un soleil est aussi beau et peut-être même plus grandiose que son aurore matutinale. Victorieusement fui le suicide beau, nous a averti Stéphane Mallarmé.

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C'est comme les grandes glaciations, faut faire avec. Et même pire, faut vivre avec. Car le fan survit à l'idole. L'est même de son devoir d'en prolonger l'existence. Sur les routes du Sud, de ville en ville Denis Tillinac se coltine avec la légende d'Elvis Presley. Sa mort n'est pas la partie la plus terrible de l'histoire. C'est celle de sa survie qui passe mal. Faut trouver des excuses et des explications. Presley cadavérisé par son succès, le brave gars qui se fait bouffer par son entourage et son impresario. Un jeune boy qui voulait être beau et célèbre. Qui réussit son rêve. Et qui se trouve incapable d'en forger un autre. Le King s'ennuie. S'enferme dans sa vie. L'est dans une impasse. La highway ne s'enfonce pas plus loin dans le désert. Elle est le désert. Victor Ségalen signale que le premier voyage autour du monde fut aussi le plus désenchanté, le plus désespéré : il n'existait plus d'extrême lointain sur notre planète, ni dans la vie d'Elvis. No future, Elvis fut le premier punk.

Terrible à entendre : très tôt Elvis n'est plus Elvis. Une marionnette obéissante aux mains du colonel. Plus bête que méchant, Mister Parker, l'aurait fallu un Napoléon de la stratégie méta-commerciale mondiale, et Elvis a récolté un bateleur, un Monsieur Déloyal du Cirque, prêt à scier le trapèze où triomphe son artiste. Et Elvis qui voue à son geôlier la reconnaissance du pauvre qui baise les mains du patron qui lui verse un salaire de misère. Notre auteur se faufile dans la tête d'Elvis, l'essaie de comprendre ce qu'il y a dedans. Rien, du vide, creuse caboche. Le sentiment de mal-être a été refoulé. S'accumule, telle de la mauvaise graisse dans les replis onctueux du corps. Tillinac n'y peut croire. L'a besoin de trouver une once d'humanité dans le pantin téléguidé qu'est devenu Elvis. Lucy de Barbin sera désignée pour ce rôle. Une jeune fille qu'Elvis a connu dès 1953 et à qui il aurait laissé espérer la vie commune. Jusqu'au bout, jusqu'aux derniers jours de son séjour terrestre. A pleurer. Lucy n'est-elle qu'une mythomane qui se serait inventée une seconde vie pour ainsi dire à crédit et schizophrénique ? Denis Tillinac élude le problème. En plus Lucy possède à ses yeux un atout magistral. L'est – son nom le prouve – d'ascendance française. Enfin un élément qui réconcilie Elvis avec la vraie vie et qui établit un pont entre la diablerie rock and rollienne et l'idéologie droitiste et identitaire de l'auteur. Lucy est la lampe dans la tempête, celle qui jette une lueur apaisante sur le naufrage d'Elvis Presley et qui dénoue les contradictions tillinaciennes.

L'avait déjà essayé d'établir une solution en opposant le protestantisme étriqué de l'Amérique blanche et puritaine au catholicisme de la ferveur noire dans ses églises, elles aussi d'obédience réformée... Faute de viande l'on ronge les os, mais un Presley en quelque sorte catholisé à son insu par son amour du gospel en devenait pratiquement un citoyen de la fille aînée de l'Eglise papalement universelle. Ce n'est pas que Tillinac soit un esprit particulièrement religieux, mais en rattachant d'une manière forcée, acrobatique et symbolique, Elvis à la tradition de la France il mettait un terme à ses propres déchirements personnels.

Tout cela en filigrane. Tillinac est trop doué pour avancer avec aux pieds les sabots boueux des intentions secrètes. Les traces qu'il laisse sont légères, mais néanmoins persistantes pour ceux qui comme nous refusent d'être dupes des agissements de leur auteur. Cette Balade Sudiste est à lire, c'est un véritable écrivain qui nous parle d'Elvis. Nous évoque Elvis mais aussi William Faulkner et Erskine Caldwell, tous trois, illustres fils du Sud. Si en 1883, Ernest Renan éprouvait le besoin de nous faire part de sa Prière sur l'Acropole, un siècle plus tard, Tillinac nous offre sa méditation à Graceland. Signe que les temps ont changé. Le rock and roll serait-il devenu pour nos générations aussi important que le legs spirituel de la Grèce ?

Damie Chad.

 

ETONNANT COCTEAU

 

Ne s'agit point dans cet articulet des Cocteau Twins célèbre groupe écossais mais de Jean Cocteau, le poète. Les amateurs de rock ne sont pas ignorer le fameux jungle-salon de Graceland. Peut-être est-ce le sommet du kitch. Dans sa visite du manoir du King, Tillinac ne s'attarde guère sur ce monument tarzanesque de mauvais goût. Perso j'adore, mais là n'est pas le problème. Je n'y pensais point lorsque la semaine écoulée je vins à visiter la maison de Jean Cocteau sise à Milly-la-Forêt. Dans le bureau une pile de disques rappelle que dans sa jeunesse Jean Cocteau fut batteur dans un groupe de jazz. Ses écrits sur cette musique sont à lire :

« Soudain l'orchestre ressuscite, les morts qui dansent s'éveillent de l'hypnose et le Lindy Hop les secoue. Sur quelle herbe ont-ils marché ? Sur la marihuana, l'herbe qui se fume et qui grise. Ces grosses négresses en cheveux et ces petites filles dont la poitrine se cabre et dont pointe la croupe, le chapeau placé comme une gifle, deviennent un lasso que les noirs déroulent et enroulent à bout de bras ( … ) Le drummer est un nègre d'origine indienne. Il roule son tonnerre et jette ses foudres, l'œil au ciel. Un couteau d'ivoire miroite entre ses lèvres. Près de lui les jeunes loustics d'une noce de campagne se disputent le microphone, s'arrachent de la bouche des lambeaux de musique saignante et s'excitent jusqu'à devenir fous et à rendre folle la clientèle qui encombre les tables. »

extrait ( le Savoy à Harlem ) de Mon Premier Voyage, 1936.

Mais la surprise survient à l'étage dans le deux-pièces salon-chambre de l'écrivain. Y avait déjà sur la cheminée du bureau les cornes de buffles et d'antilopes mais là nous sommes en pleine jungle. Larges pans de tapisserie léopard, papier peint plus rockab que celui de Jean Cocteau je n'en ai jamais vu !

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Damie Chad

JOHN LEE HOOKER

GERARD HERZHAFT

( Editions du Limon / 1991 )

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Ah ! Le blues ! Vous voulez que je vous sorte la rengaine, les vieux bluesmen, rejetés, oubliés par le monde entier, le vieux Sud, le racisme, et tout le pataquès. Sortez vos mouchoirs et pleurez. Pas trop. Parce que Gérard Herzhaft – en voici un qui en connaît un rayon de bibliothèque sur le blues, même que les ricains ils ont été jaloux de sa Grande Encyclopédie du Blues ( Fayard ), l'en connaît aussi un sillon d'albums qu'il a abondamment abreuvés de son sang bleu en compagnie de son frère Cisco Herzhaft - il démonte un peu le mythe. Mais pas dans le sens inopportun que vous pourriez croire.

L'histoire commence mal. Quoique à la réflexion l'a tout de même de la chance le bébé John. Né à Clarksdale au coeur du Delta. Ce n'est pas donné à tout le monde. En plus, comble de misère, l'a six ans lorsque son père meurt. Pitié pour la mère qui se retrouve seule avec ses onze marmots sur les bras. Une chance inespérée. Faut savoir rebondir dans la vie. La mama se maque avec un ouvrier honnête, travailleur et bon chrétien. S'appelle Willie Moore, un chic gars qui devient l'idole de ce fiston adoptif. N'a pas que les défauts que je viens d'énumérer le Willie Moore. Toujours prêt à décrocher la guitare pour aller jouer et chanter la musique du Diable dans le voisinage. Avec un si mauvais exemple, le petit John Lee ne pouvait que mal tourner. En plus à la maison il passe du beau monde, Charley Patton par exemple. La voie est toute tracée : sera un bluesman et pas quelqu'un d'autre. Comme la valeur n'attend pas le nombre des années, John Lee fugue à Memphis. L'a douze ans, Willie le ramène au domicile familial. Récidive à quatorze ans, ce coup-ci personne ne le rattrapera.

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Le temps de l'errance, et de la vache enragée. La route est dure mais les rencontres sont formatrices. Tommy Mc Clennam lui apprend le métier. Très modestement le grand John Lee Hooker ne le répètera jamais assez : son jeu sur les cordes, sa manière de poser la voix, l'a tout copié sur Tommy Mc Clennam. Suivra aussi Tony Hollins, inconnu aujourd'hui, mais c'est lui qui posera les bases du Chicago Blues. A Memphis ( Tennessee ), il fait la manche avec un certain B.B. King qu'il quitte à la recherche d'une improbable célébrité à Cincinnati ( le Kid ). N'y rencontre de bon que l'amour de Martha avec qui il file droit à Detroit, en 1943.

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Usines, plein emploi, bonne paye ( n'exagérons pas, comme le disait le grand économiste Einstein, tout est relatif ). Travaille le jour. Joue la nuit dans les cabarets de la dernière chance. Qui lui sourit enfin cinq années plus tard. Nous sommes en 1948 et il vient de dépasser la trentaine... Le label Sensation lui offre l'occasion de l'enregistrer. Et commence même par le payer.

BOOGIE CHILLEN

Enfin l'occasion de montrer ce qu'il a dans le ventre. L'y va franco. Pas de chichi, pas de chiqué. Une ligne droite à fond de train. Pour la romance, la mélodie, la tristesse et la nostalgie, vous repasserez. John Lee Hooker invente le blues qui a la hargne. L'annonce la couleur dès le titre, ce n'est pas du blues, c'est du boogie. La voix qui gueule, la guitare électrique qui rythme, et le pied qui scande le plancher. Ça fuse, mais ce n'est pas marrant. Une musique qui véhicule des wagons d'angoisse. Âpre et sans fioriture. Les temps sont sans pitié.

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Succès immédiat. John Lee tient le bon bout. De 1948 à 1953, il grave ses meilleurs morceaux. Na pas la tête qui tourne. Sait très bien que l'opulence ne durera pas. Fait feu de tout bois. Enregistre un peu partout. Les labels lui courent après, et lui ne néglige aucune occasion. Peu à peu la mer se retire. N'en est pas aigri pour autant. L'a fait son temps. Analyse la situation avec philosophie. Les jeunes noirs des ghettos se détournent du blues qui leur rappellent trop la honte de l'esclavage.

PETITS BLANCS

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Vend beaucoup moins de disques mais tourne sans trop de problème. La voie de garage si l'on a le courage d'affronter la situation en face. C'est alors que l'incroyable survient. L'Amérique n'aime plus le blues, mais l'Europe en raffole. Pourquoi ? Comment ? Au juste personne n'en sait rien. Mais les faits sont têtus. Un public de jeunes blancs ovationne les vieux bluesmen noirs que personne n'écoute plus chez eux. Ont du mal à y croire. C'est le temps des légendaires tournées de l'American Blues Folk Festival. Lorsque les applaudissements crépitent, se questionnent, ne serait-on pas en train de se payer leur gueule de vieux négros. Se rendent à l'évidence, ces petits blancs si respectueux sont des plus sincères. Et en plus, sont connaisseurs, veulent du blues, de l'authentique, pas un truc abâtardi. John Lee possède une intelligence rare : comprend instinctivement ce que les spectateurs veulent de lui. Se radine seul, une chaise et sa guitare. Un tabac.

REBONDS

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Du coup sa carrière aux States est relancée. D'autant plus qu'au British Boom Blues anglais qui a sensibilisé les amateurs européens, un mouvement similaire se déroule aux States avec Canned Heat. Et ce n'est qu'un début. Après les fous de blues, ce sont ceux qui détiennent le haut du pavé : les marteaux du rock qui s'entichent du boogie blues de John Lee. N'aime pas trop cela. Les morceaux interminables de vingt minutes avec une palette de musiciens prestigieux qui pondent tour à tour leur solo un tantinet prétentieux l'ennuient. Quelques réussites dans le lot et même deux ou trois chefs-d'œuvre, mais John Lee n'est pas dupe. Les albums se vendent et puisque le public en redemande pourquoi se priver des royalties qui permettent de payer maisons, voitures, confort, et de faire vivre la famille sur un pied d'aisance inespérée au chaud soleil de la Californie... Partira dans l'autre monde en 2001, à quatre-vingt trois ans, à peu près le nombre d'albums qui auront été mis sur le marché de son vivant... S'éteint dans le respect unanime. L'est devenu une institution. N'y a que son vieux compagnon B. B. King qui parviendra à susciter une sympathie plus large... Si une vague de vague vous submerge l'âme, remettez-vous une bière, un whisky ou un scotch, ou encore mieux Dimples ou Boom-Boom. Ça casse la baraque...

LE BLUES

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Comme quoi les histoires bleues se terminent parfois très bien. John Lee Hooker aura finement manoeuvré. Les matous, n'oubliez pas que le blues est parfois matois. Prune bleue à l'eau de vie rugueuse sur le gâteau, Gérard Herzhaft nous donne une autre version de l'origine du blues. Un peu d'Afrique – difficile de faire autrement – mais beaucoup du Texas, à l'origine peuplé de vaqueros mexicains qui grattaient leurs guitares au rythme alangui de leurs chevaux. Z'auraient échangé lors de leurs pérégrinations avec la génération des songsters itininérants qui précédèrent et côtoyèrent les bluesmen...

Damie Chad.

PS : for fans only : le texte de Gérard Herzhaft est suivi d'une discographie de soixante pages établie par Marc Radenas. Un régal. Pour ceux qui kiffent les casse-têtes. N'oubliez pas qu'elle ne dépasse pas l'année 1990.