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10/06/2020

KR'TNT ! 468 : BRIAN JONES / EL VEZ / VOLUTES / MOUNTAIN

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 468

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

11 / 06 / 2020

 

BRIAN JAMES / EL VEZ / VOLUTES

MOUNTAIN

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Brillant James - Part Two

 

Après avoir chanté les louanges de Bryan Gregory et de Ron Asheton, John Wombat chante maintenant celles de Brian James. Il réussit à en faire un peu plus de 300 pages, alors qu’avec Bryan Gregory, il parvenait péniblement à en faire 70. Bon, ça part d’un bon sentiment : pas facile d’aller consacrer des livres à des artistes cultes, ceux qui par définition indiffèrent les masses populaires. Un constat qui pourrait expliquer le fait que l’auteur n’ait pas trouvé d’éditeur puisque ses livres paraissent à compte d’auteur. Comme c’est Amazon qui publie et qui commercialise, on doit commander l’ouvrage en ligne. Clic ! Il arrive directement dans la boîte aux lettres, dans un délai record et bien protégé dans son emballage en carton brun. Wow, quel bel objet, murmure-t-on en soupesant le book d’une main experte. L’instinct bibliophilique trompe rarement : l’équation format/poids/artiste culte est infaillible. On frétille comme une vieille pute. Quelles belles bonnes heures de lecture en perspective ! Comme on les aime, ces livres idéaux ! Quel objet infaillible ! On finit même par se dire qu’au fond la vie vaut bien d’être vécue. Parfois ça fait du bien d’être très con.

Il ne reste plus qu’à se livrer au rituel bibliophilique : on s’installe confortablement dans un fauteuil, on chausse sa vieille paire de lunettes et, au moment précis où les deux pouces déflorent l’ouvrage, on laisse monter dans la cervelle un doux sentiment d’extase.

C’est là que se présente le vieux dilemme : soit on feuillette pour faire rapidement le tour du propriétaire, soit on attaque bille en tête la lecture à la page 1. Comme il s’agit d’un livre richement illustré, on retient la première option. Chacun sait que Brian James est une rock star extrêmement photogénique. On vit jadis à Mont-de-Marsan ce grand brun aux yeux clairs illuminer le backstage de sa seule présence. On le revit quarante ans plus tard dans un bar rouennais et l’occasion fut trop belle de lui rappeler qu’il fut voici quarante ans the king of ze night in Mont-de-Marsan, ce qui eut le don de le faire rire de bon cœur. Aux yeux de ceux que le suivent à la trace depuis le début, il ne fait aucun doute que Brian James est une vraie British rock star, au même titre que Ronnie Lane, Jesse Hector, Peter Perrett, Pete Overend-Watts ou Mick Ronson. Du coup, on se repaît du festin d’images que propose Wombat dans son book. On passe en revue toutes les époques, les Damned, les Lords et bien sûr ces temps modernes que Brian James traverse dignement en soignant son statut de punk-rocker vieillissant, coiffé d’un petit galure de bookmaker à la Ben Gazzara et d’une chemise hawaïenne. Mais une fois le cœur réchauffé par toutes ces constatations, un léger malaise s’installe. Bon nombre de photos sont des doublons. Puis on s’aperçoit que la mise en page réduit le contenu à portion congrue : le bloc de pied de page remonte exagérément de cinq bons centimètres et les marges de tête, de droite et de gauche sont anormalement généreuses. C’est un procédé qu’utilisent certains ‘éditeurs’ pour forcer la pagination. 150 pages bien maquettées auraient sans doute largement suffi. Puis on découvre horrifié que l’auteur se glisse dans quatre photos alors que généralement une seule suffit. On est là pour Brian James, pas pour croiser la bobine du Wombat à tous les coins de rue.

Difficile d’attaquer la lecture dans un tel climat de suspicion. Et quand on a pris l’habitude de se frotter à des auteurs aussi consistants que David Ritz, Peter Guralnick ou Robert Gordon, c’est encore plus périlleux. Rien n’est pire que de perdre confiance. Surtout en un auteur. Le risque est d’aller lire en diagonale. Autant aller jeter le livre dans la gueule du loup des steppes.

Lira ? Lira pas ?

Lira, car c’est en lisant qu’on devient liseron. Et si on lit ça, c’est aussi parce que l’Asherton book laisse un bon souvenir. Le bric et le broc qui le constituaient en faisaient tout le charme. Alors va pour le bric et le broc. Que le grand bric nous broc, tonnerre de Brest ! Au point où on en est, on pourrait même décider de continuer d’élucubrer sans perdre du temps à vouloir lire ce simili-book amazonique. Mieux vaut parfois élucubrer que de vouloir roucouler plus haut que son cul. Mais ce serait s’éloigner encore plus du sujet. Grand bien nous prend parfois de revenir au sujet, car c’est là que se dresse le poteau rose. C’est d’autant plus vrai dans le cas de ce simili-book. Contre toute attente, il se révèle passionnant car un phénomène extraordinaire s’y déroule sous nos yeux ronds de stupeur : le sujet vole au secours de l’auteur !

Les amateurs éclairés de littérature - ou les amateurs de littérature éclairée, ce qui revient quasiment au même - vous diront que c’est un phénomène d’une grande banalité. Ils commenceront par vous sortir le fameux «Madame Bovary c’est moi !» de Gustave Flaubert. Puis vous entendrez sûrement parler de Leopold Bloom, du Docteur Destouches, du consul Geoffrey Firmin et de quelques autres, mais en quelques clics, vous apprendrez très vite que ces personnages de romans célèbres sont en fait des sujets autobiographiques, vous n’aurez même pas besoin de lire les ouvrages en question, vu qu’aujourd’hui on peut se passer de livres pour se cultiver durablement sur Internet. Et même devenir e-bibiliophile sur son téléphone portable. Par contre, le simili-book reste le seul accès au phénomène extraordinaire épinglé plus haut : on vit dans cette époque et il faut s’en accommoder. Vous recherchez des sensations fortes ? Jetez-vous sur les simili-books. On doit même pouvoir lire celui-là sur un écran. L’effet doit en être mille fois plus capiteux.

Si Brian James vole au secours de John Wombat, c’est pour une raison bien simple : l’ancien Damned est un homme profondément généreux. Ça s’entend au ton de sa voix. Brian James raconte ses souvenirs tranquillement, au fil des époques. Comme le fit Joel McIver dans son livre sur Lemmy et Motörhead (Overkill), Wombat a l’intelligence de laisser son sujet s’exprimer longuement. Et du coup, on se retrouve avec la vraie histoire des Damned et du proto-punk - une histoire du proto-punk qu’on peut d’ailleurs croiser avec celle des Hollywood Brats que raconte Andrew Matheson dans Sick On You.

Brian James naviguait en père peinard sur la grand-mare du proto-punk qui, souvenez-vous, trouve sa source dans le fameux Phun City Festival organisé par Mick Farren en 1970. Figuraient à l’affiche les Pink Fairies, les Pretty Things, le MC5 et Bastard, le groupe pré-Damned de Brian James. C’est là qu’il découvre les MC5, en tournée en Europe pour la première fois, et William Burroughs : «William Burroughs était là. Il avait l’air marrant (he was a funny looking guy). Il avait l’air d’appartenir aux SS ou à la Gestapo, avec son trench coat et son chapeau à larges bords. Il était flanqué de deux Hell’s Angels dont l’un portait un casque nazi. Burroughs se baladait dans le festival et s’exclamait : ‘Woa, this is fucking cool !’ Il avait vraiment une super allure, il portait des petites lunettes cerclées d’acier. On aurait dit qu’il sortait d’un film.»

Brian James s’était installé à Bruxelles pour essayer de lancer son groupe, Bastard. Mais ça ne marchait pas très bien. «Je suis rentré à Londres à Noël pour voir mes parents et manger un peu. On ne mangeait pas beaucoup à Bruxelles. Tu vois, on s’amusait bien mais on crevait la dalle. Alors j’ai vu une annonce dans le Melody Maker. À cette époque, les musiciens passaient des annonces quand ils cherchaient à jouer dans des groupes. Dans l’annonce, on citait le nom des Stooges qui étaient à l’époque l’un de mes groupes favoris. Alors je suis allé voir ces mecs, Mick (Jones) et Tony (James) et je leur ai dit : ‘Bon les gars, j’écoute les mêmes trucs que vous.’ Je leur ai fait écouter une cassette de Bastard. Ils ont bien aimé. Je leur ai dit que mon matos était encore à Bruxelles et que Bastard allait splitter, car les autres devaient se marier, tu vois, ce genre de truc. ‘Alors si vous pouvez attendre un peu, je rentre à Londres de toute façon. Si vous trouvez quelqu’un d’autre d’ici là, pas de problème.’ Quand je suis rentré à Londres, j’ai appelé Mick qui m’a dit qu’il m’attendait. On a commencé à auditionner des chanteurs et des batteurs. Mick jouait de la guitare et Tony de la basse.»

Ce qui nous conduit droit aux London SS, le Loch Ness du proto-punk londonien. Brian James s’empresse de préciser que les London SS ne furent jamais un groupe au sens où on l’entend généralement mais uniquement un rehearsal band, un groupe informel, avec des gens comme John Brown, Eunan Brady et Geir Waade qui sont ensuite allés jouer avec Wreckless Eric, ainsi que Roland Hot et Lucas Fox. Puis suite à une annonce voilà qu’est arrivé Christopher Millar vite rebaptisé Rat Scabies par Mick Jones. Oui, car le pauvre Christopher avait la gale et un rat avait traversé le basement de Paddington pendant l’audition. D’où ce Rat Scabies qu’on traduirait ici par ‘rat galeux’. Brian apprécie surtout le style de Rat : «Il est arrivé et je l’ai trouvé fantastique, grâce à lui, je me suis mis à jouer différemment, à la Pete Townshend, avec le côté plus électrique, the noise. Mick et Tony aimaient bien son jeu de batterie mais ils trouvaient qu’il n’était pas très rock’n’roll. Je leur répondais : ‘What the fuck does rock’n’roll look like ? Listen to his drumming ! He’s fucking great !’» Voilà donc la genèse des Damned. Tony et Mick trouvaient que Rat n’avait pas de look mais heureusement Brian James voyait en lui le batteur idéal : «Rat et moi on pensait que Mick et Tony n’étaient pas faits pour jouer avec nous. On s’entendait bien tous les deux. Alors on a quitté les London SS pour monter les Damned. Rat connaissait Captain Sensible qui s’appelait encore Ray (Burns) à l’époque. C’était son collègue de boulot, ils nettoyaient des toilettes publiques ensemble. C’est par Malcolm McLaren qu’on a fait la connaissance de Dave Vanian (David Letts). Malcolm essayait de monter un groupe autour de Chrissie Hynde. Il avait invité Rat. Pauvre Chrissie, elle ne voulait pas chanter, tout ce qu’elle voulait, c’était jouer de guitare dans un groupe. Un jeudi soir, on s’est retrouvés dans un pub qui s’appelait le Nashville. Le premier à se présenter pour le job de chanteur fut Sid (Vicious) qui s’appelait encore John (Ritchie). Je le connaissais parce qu’on prenait tous le deux le même bus. On habitait tous les deux à Kilburn. Puis un autre jour, j’ai vu arriver ce mec qui ressemblait à Dracula. J’ai dit à Rat : «Qui c’est ce mec-là ? L’est complètement gaga ce mec là.» C’était Dave. Rat le connaissait, Malcolm le lui avait présenté. On a loué ce local dans une église pour les auditions. Dave est venu, pas Sid. Dave aimait bien ce qu’on faisait et c’est ainsi que les choses se sont mises en place.»

C’est admirablement bien raconté. En une demi-page, Brian James relate la naissance de l’un des groupes anglais les plus attachants. Autre précision qui vaut son pesant d’or du temps : Brian James profita lui aussi de l’occasion pour se rebaptiser. «Après la formation des Damned, le gens me demandaient mon nom. Comme il y avait déjà un Brian Robertson qui jouait dans Thin Lizzy, j’ai pensé que mon nom allait créer une confusion. J’écoutais principalement Raw Power à l’époque, il y avait donc James Williamson et James Osterberg (Iggy Pop) et je trouvais que Brian James sonnait comme Brian Jones, alors j’ai pensé que c’était le bon choix.»

Et hop, «New Rose», et hop the British punk scene ! Les Damned sont les premiers à crever l’écran. Ils jouent partout en Angleterre et ils se constituent une solide fan base. Brian voit deux affairistes miser sur l’avenir en se partageant le marché : «Bernie Rhoses manageait les Clash et McLaren les Pistols. Ils étaient en affaires tous les deux, Bernie devait faire la compta de Malcolm, un truc dans le genre. Malcolm a monté les Pistols pour vendre ses fringues. Bernie sentait que les choses évoluaient très vite et il avait commencé à lorgner sur les London SS, raison pour laquelle je me suis tiré vite fait de ce guêpier. Je n’aimais pas ce mec-là, c'était juste un petit revendeur de drogues à deux balles.» Puis les événements s’enchaînent très vite : le scandale du Grundy show et le Anarchy Tour dans la foulée. Au programme : les Heartbreakers, les Clash, les Damned et les Pistols. Après un premier concert à Leeds, McLaren convoque les Damned en réunion. Brian : «McLaren était là avec deux gros durs, Steve English et un autre mec. Les gardes du corps des Pistols. Je connaissais bien Steve, on avait bu des coups ensemble, pas de problème. McLaren a démarré la réunion en annonçant que les Damned allaient jouer en premier, puis les Heartbreakers, puis les Clash et enfin les Pistols. J’ai dit à Mclaren : ‘Fuck you, il était convenu qu’on joue avant les Pistols, donc on joue avant les Pistols. C’est pas parce qu’il y a eu le fucking Grundy show que les choses vont changer !’ Ça a chauffé et j’allais lui mettre mon poing dans la gueule mais Steve English s’est avancé. Il a mis la main sur mon épaule et m’a dit qu’il bossait, alright ? Alors j’ai laissé tomber.» Pendant la tournée, les Damned voyageaient à part, dans leur van. Ils ne dormaient pas à l’hôtel comme les autres mais dans des bed & breakfast. «Les camps étaient très séparés. On s’entendait bien avec les autres groupes, le problème venait du management. McLaren était un trou du cul et je ne pouvais pas le supporter. Mais c’est vrai, nous sommes tous différents les uns des autres.» Quand les Damned acceptèrent d’auditionner devant la municipalité de Derby, McLaren cria au loup. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Les Damned durent quitter la tournée : «McLaren faisait croire que la tournée était d’esprit révolutionnaire, which was bollocks.»

Et hop le premier album, et hop Stiff met la pression pour un deuxième album. Brian les prévient qu’ils n’ont pas de chansons et qu’ils ne sont pas prêts : «It was rushed, very very rushed. Il y a pourtant des choses que j’aime bien sur le deuxième album. Ça aurait été plus facile de jouer comme sur le premier album, en plus punk. Mais la scène punk devenait une singerie. Les groupes de la deuxième vague singeaient ceux de la première. Tout le monde était habillé de la même façon et tout le côté intéressant de la rébellion avait disparu.» Brian ne voulait pas tomber dans la routine punk comme le faisaient les Ramones, avec des albums qui sonnaient tous pareil. «Nick Lowe avait produit notre premier album, mais il ne voulait en produire un autre, ce qui était tout à son honneur. Alors on a pensé à Syd Barrett, mais Peter Barnes nous disait que Syd n’était pas en état et que c’était trop risqué que de vouloir essayer. Alors il proposa d’en parler aux autres mecs du Floyd qu’il connaissait aussi. L’idée ne nous intéressait pas trop, mais il en toucha quand même un mot à ces mecs-là.» Quand Peter Barnes revint annoncer que Nick Mason était intéressé par le projet, le boss de Stiff exulta. Jake Riviera y voyait ‘un angle intéressant’. Brian : «Jake ne raisonnait qu’en termes d’angles, de concepts. C’était Stiff Records. Comme on n’avait pas d’autre proposition, on a accepté celle-là (...) Ce fut une expérience bizarre. On avait enregistré le premier album aux Pathways Studios, un endroit si exigu qu’il aurait pu tenir dans les toilettes de Britania Row, le studio du Floyd. Britania Row était beaucoup trop luxueux, avec plein de tapis à la con. L’endroit n’avait rien de rock’n’roll et Nick Mason l’était encore moins. C’était pourtant un mec gentil, mais il préférait nous parler de sa collection de Ferraris.»

Quand Rat quitta le navire, Brian engagea Jon Moss pour le remplacer. «C’était un bon batteur mais ce n’était pas Rat. Rat et moi on avait démarré les Damned et je n’aimais pas la tournure que prenaient les choses. Ça ne sonnait pas juste. En plus, la scène punk avait perdu tout son charme. Ça n’avait plus rien à voir avec celle de 1977. J’ai donc fait venir Captain et Dave pour leur dire : ‘Look, I want to break the band. J’ai formé le groupe avec Rat, il n’est pas là, donc pour moi c’est mort. Je veux passer à autre chose.’ Voilà, ça s’est terminé comme ça.» Puis il ajoute un peu plus loin : «Rat a monté les White Cats, Captain un groupe qui s’appelait King et Dave s’est associé avec Dick Strange et les Doctors of Madness. Chacun faisait son petit truc. Puis j’ai entendu dire que Rat, Captain et Dave s’étaient remis ensemble, avec Captain à la guitare. Ils ne m’ont même pas demandé si je voulais venir. Ils devaient savoir que j’aurais dit non, de toute façon. J’avais un nouveau groupe, Tanz Der Youth».

Tanz Der Youth ? Il expédie ça en deux temps trois mouvements : «J’essayais de faire des trucs nouveaux, avec un synthé, mais le côté nouveau n’a duré que dix minutes. Je ne m’entendais pas très bien avec le batteur et le bassiste (Alan Powell, ex-Hawkwind et Andy Colquhoun) et ça a commencé à se barrer en couille. On s’était mis d’accord avec Radar pour un single («I’m Sorry I’m Sorry/Delay»), on a fait quelques concerts et une tournée avec Black Sabbath. C’était assez cool. Mais au milieu de la tournée, ils nous ont jetés parce qu’ils nous trouvaient incompatibles.»

Il y a dans le ton de Brian James une certaine forme de désenchantement, mais jamais de persiflage. Ça ne marche pas ? Il passe à autre chose.

Au fil des pages, Brian évoque pas mal de gens intéressants, comme Johnny Thunders dont il fit la connaissance au moment de l’Anarchy Tour : «On a appris à se connaître, c’est sûr. Pendant des années, on se croisait à Londres. Je me souviens de l’avoir emmené voir les Pirates au Dingwalls. Il connaissait les Feelgood et je voulais le brancher sur Mick Green, le guitariste des Pirates : ‘Tu devrais apprécier ce mec, il joue comme Wilko.’ Comme on était tous les deux guitaristes, on avait des tas de choses en commun. Un soir, on parlait du MC5 et il me raconta qu’à l’époque où il était plus jeune, il allait en stop à Detroit voir jouer le MC5 et les Stooges.» Brian se souvient aussi de Marc Bolan. Quand les Damned sont partis en tournée avec lui, Brian apprit à l’apprécier : «Captain et Rat étaient des big fans de Marc Bolan, mais je n’aimais pas trop le glam ni T. Rex. Je préférais les débuts de Marc au temps de Tyrannosaurus Rex, avec Steve Took. Là oui !».

Plus loin dans le book, Brian raconte qu’avec sa femme Minna et son fils Charlie, ils sont allés à une époque s’installer à Arcachon : «J’ai toujours eu des affinités avec la France et les Français ont toujours été des amateurs de rock’n’roll. On s’est installés dans ce coin qui s’appelle Arcachon, pas loin de Bordeaux, et c’est là que j’ai commencé à boire du vin rouge. Mais en même temps, j’avais du mal à trouver des musiciens.» Il rentrera à Londres puis ira s’installer à Brighton, où Captain a un pied-à-terre. C’est une sorte de retour à la normalité après avoir frôlé le super-stardom au temps des Lords Of The New Church. Et pendant que ses anciens collègues Captain et Dave remplissent l’Élysée Montmartre avec la nouvelle mouture des Damned, Brian joue dans des bars de province pour vingt personnes. Ça s’appelle un destin. Balzac se serait régalé de cette histoire.

Signé : Cazengler, brillante gerbe

John Wombat. Bastard The Damned The Lords Of The New Church & More: The Authorized Biography Of Brian James. Amazon Italy 2019

 

Que Vez bien pouvoir dire ?

 

Avant de devenir le cultissime El Vez, Robert Lopez jouait de la guitare dans les Zeros, gang glam-punk californien des années de braise toujours en activité. De la même façon que Tav Falco, El Vez va pendant quarante ans travailler un look kitschy kitschy petit bikini et cultiver un don pour la provocation qui lui interdira l’accès au succès commercial, ce qui au fond est une bonne chose. El Vez et Tav Falco sont devenus les cult luminaries du plus ténébreux des underworlds et quelques poignées de gens ici et là dans le monde n’en finissent plus de chanter leurs louanges et de vénérer l’absolutisme de leur pureté d’intention.

Pour comprendre quelque chose au mythe El Vez, il suffit d’observer la pochette de son premier album, Not Hispanic, paru en 1992 : il y porte une cuirasse de conquistadore et regarde l’objectif d’un œil méchant. Sa très fine moustache assombrit encore l’impression que dégage le personnage. Lorsque les Aztèques virent débarquer de telles trognes, ils comprirent qu’ils allaient passer un sale quart d’heure, c’est évident. Si on ouvre le gatefold, on tombe sur une autre photo d’El Vez déguisé cette fois en latin lover couvert de bijoux : on croirait voir Tav Falco. Même look, même sourire, même coiffure, même classe ravageuse. Et puisque la pochette indique The Mexican Elvis, alors El Vez se met à hispaniser les classiques d’Elvis. C’est son fonds de commerce. Il démarre avec «That’s Alright Mama» qui devient «Esta Bien Mamacita». Wow, ça joue à l’accordéon de la frontière. Le son des rancheros surprend par sa solidité. Puis il roule «In The Ghetto» dans sa poudre de riz et ça devient «En El Barrio», mais il pousse encore plus loin le bouchon, car il mixe le hit d’Elvis avec «Mr Fantasy» de Traffic. Son guitariste Jim Avgeris est tout bonnement spectaculaire. Mais ce n’est pas fini. En B, il rend un hommage stupéfiant à Santana avec «Samba Para Elvis». Quel mélange ! Il chante la Samba de Carlos divinement. Il en a les moyens et ce fabuleux groove d’excellence se met à décoller, avec la montée du you you you sur un bassmatic bien connu. Eh oui, c’est le riff de «Walk On The Wild Side» et les filles font tip tilip tip tilip. Ce démon d’El Vez enchaîne avec un autre coup de Jarnac, le «Black Magic Woman» de Santana, qu’il joue au pur drive de rockab. Merveilleuse approche, savant mixage, une fois de plus. Ce album est ce qu’on appelle un carton considérable et c’est à cet instant précis qu’on prend la décision de ne plus jamais perdre de vue le divin El Vez.

Sur Fun In Espanol paru deux ans plus tard, on retrouve tous les coups de Jarnac d’El Vez : «Esta Bien Mamacita», «En El Barrio» et «Samba Para Elvis» qu’il finit en «Walk On The Wild Side». Il s’adonne à la ferveur rockab avec un «Mujer De Magia Negra» fabuleusement faussé dans le viseur. El Vez sait mener le bal du slap. Dans «Nunca Fui A Espana», il évoque la conquesta de Llos Aztecas - Yo soy chicano ! - Il revient à Santana avec «Samba Ti». El Vez adore le kitsch subliminal du grand Carlos et finit une fois encore sur le groove du Transformer de «Walk On The Wild Side». Décidément, c’est une manie.

Il est bon de savoir qu’en 1994, El Vez sort quatre albums sur Sympathy For The Record Industry : Fun In Espanol, Graciasland, Merry MeX-mas et How Great Thou Art. Earle Mankey produit l’excellentissime Graciasland. El Vez attaque en force avec un «La Negria» explosé au mariachi beat. C’est du Tex-Mex punk. Le pauvre Doug Sahm n’aurait jamais pu imaginer une chose pareille. Quel son ! Nouveau coup de génie avec un «Cinco De Mayo» riffé au maximum overdrive et pulsé au bassmatic. Un vrai festival, avec du son par dessus les toits. Il faut le voir pour le croire. Comme Elvis, El Vez fait des miracles. Il introduit son «Gypsy Queen» avec un riff de Santana, c’est battu à la diable et infesté de requins. Il démarre ensuite son «Trouble» sur les accords de «Jean Genie» et passe en mode Shadows Of Knight, avec des chœurs de folles. Attention, ce n’est pas fini, car voici «The Cuauhtemoc Walk» tapé au beat rockab. Infernal ! Ah la vache ! Il génère de la pure folie rockab au big bad slap, c’est le génie aztèque d’El Vez, ça pulse et ça déboule, garez-vous ! Cet album n’en finit plus de vomir ses trésors, tiens voilà «Mexican Radio», encore un cut furibard, El Vez tape dans le dur du DT across the USA - I’m on Mexican re/ Dio - C’est du Wall of Voodoo, il l’explose littéralement. El Vez le bouffe tout cru à coups de riffs garage - Re/ Dio ! Re/ Dio ! - Il charge sa barque comme une mule. Il repart dans un délire rockab avec «Safe (Baby Let’s Play Safe)» et le fait admirablement. Il faut compter El Vez parmi les grands Wild Cats des temps modernes. Il place ensuite les chœurs des Stones dans «Immigration Time» qui est en fait une reprise du «Suspicious Minds» de Mark James. Cover géniale, une fois de plus. El Vez s’étale comme une loutre sur l’ectoplasme de la légende, we can grow on together !

Earle Mankey reste à la prod de Merry MeX-mas. Ça démarre sur un «Feliz Navidad» joué avec l’énergie des Pistols. Les solos tombent comme des déluges de feu. Il tape plus loin un fabuleux «Sleigh Ride» au Surf power. Rappelons que le guitariste s’appelle Jim Avgeris et qu’il n’est pas né de la dernière pluie. Il faut le voir swinguer along the line. El Vez nous fait plus loin le coup du round midnite intimiste à la Chet Baker avec «Christmas Tree Is Here». On se croirait dans une cave de Saint-Germain des Prés. Quel caméléon ! Mais il fait tout comme il faut. La pochette de l’album est marrante, car El Vez ramène toutes ses photos de famille, on peut voir les réveillons de Noël enchantés de son enfance. Il fait donc de «Brown Christmas» un enchantement, une sorte de petite merveille consécutive. Il refait aussi son Elvis dans «Santa Claus Is Sometimes Brown». Wow, les big guitars ! C’est à tomber tellement ça pulse. On ne se lasse pas facilement d’un shouter comme El Vez. Nouvelle merveille délectable avec «Christmas Wish», selon les Farina. On entend un accident de bagnole, bing ! Ouille ! Il ne peut pas s’empêcher de faire le con. C’est plus fort que lui. Quel enfoiré ! En plus, le cut est vraiment bien joué.

On retrouve tous les coucous du premier album sur How Great Thou Art. Ça frise un peu l’arnaque mais comme on aime bien El Vez, on fait le canard. Long Gone John nous ressert donc «Esta Bien Mamacita» («That’s Alright Mama» espagnolisé), «En El Barrio» («In The Ghetto» mixé avec «Mister Fantasy») et «Samba Para Elvis» (Santana mixé avec «Walk On The Wild Side»). Nouvelle reprise d’Elvis avec «Maria’s The Name» qui est sa façon de voir «His Latest Flame». Il embarque ça au beat expéditif et rend un fantastique hommage au king. Avec «Never Been To Spain», il réaffirme son rejet du monde hispanique - Well I’ve never been to Spain/ So don’t call me hispanic - Il ne fait pas de cadeau à Colombus et à tout le shit des conquistadores - The Mayan culture, man, it thrived boy/ before Colombus had a teacher - On retrouve aussi les excellentes reprises de Santana, «Black Magic Woman» et «Samba Pa Ti». On est là dans une certaine magie du son, d’autant que ça joue à la régalade. On retiendra une chose des quatre albums d’El Vez parus en 1994 : une prodigieuse inventivité.

Paru sur Munster, El Vez Is Alive propose un concert enregistré au Danemark en 1991. The Mexican Elvis fait des étincelles avec «Esta Bien Mamacita» et «Maria’s The Name» où il roule des r et part en drive de wild ride. Fabuleuses dynamiques ! Avec «This Was The Story Of My Life», il va droit sur Led Zep - You need schooling ! - et transforme «Heartbreak Hotel» en «Into Quetzalcoatal». Vas-y El Vez ! On est tous avec toi ! Vas-y, défonce la gueule des mythes ! Nouveau coup de Trafalgar avec «Intro To East LA» qu’il fond dans l’«Heroin» du Velvet - But sometimes I don’t care - Il descend les marches de son palais en grande pompe avec une version ultra-dynamique d’«En El Barrio». C’est amené au heavy riffing de guitare, puis il chevauche le dragon avec «Trouble». Il reste dans l’immense pastiche avec son «Dixie Intro Immigration Time» joué à la fantastique énergie et transforme ensuite le vieux «See See Rider» en «I’m A Cowrider». Derrière, les filles deviennent folles. C’est du big El Vez de célébration aztèque. Il roule ses r comme un ara des forêts tropicales. En rappel, il revient exploser «Wolly Bully» au big shake de shook. Puis on annonce qu’El Vez has left the building !

Nouveau retentissement avec l’incroyable G.I. Ay Ay Blues paru en 1996. En plus d’Elvis, El Vez s’intéresse à Bowie et à James Brown. Eh oui ! Il attaque avec «Say It Loud I’m James Brown & I’m Proud», c’est une apologie qu’il endosse comme une sinécure et derrière les Elvettes gueulent comme des folles, say loud, El Vez et ses amis sont violemment bons. On entend aussi des sirènes de police. Tout est explosé dans l’œuf du serpent, El Vez a du génie à revendre, il mène sa sarabande au firmament avec toutes la crazyness qu’on peut espérer. Il revient au rockab avec une fantastique version de «Mystery Train». Il y roule des r et ramène toute l’énergie chicano. C’est tellement battu au slap que le son bourdonne comme un essaim. Il tape plus loin dans Lennon avec une version slappée de «Power To The People». Stupéfiant ! Ça sonne comme un hit rockab. Il rend ensuite un hommage fuzzy au grand Chavez dans «Cesar Chavez ‘96». Il faut voir El Vez se jeter dans la bataille. Il hurle ! El Vez brille en toutes circonstances, sachez-le bien, même quand il tape dans le kitsch de «Song In Poncho». Avec «El Groover», il passe au glam - Some call me El Vez/ Some call me cheeze - Il ramène le meilleur son d’Amérique dans le glam. Cet album est aussi un monstrueux pied de nez à l’Amérique, c’est en tous les cas ce que tendrait à prouver «Mexican American Trilogy» - Glory glory Hallelujah ! - Il termine avec «(Rock N Roll Suicide) If I Can Dream», fantastique hommage à Bowie. C’est l’un de ses plus gros coups. Il l’emmène dans son monde, comme il a emmené Elvis et Lou Reed. Il en fait un truc à lui, un truc effarant. Il le travaille au corps avec une énergie diabolique. Il l’explose, mais avec les manières d’un seigneur. Les folles sont de retour - Deep in my heart - Comme P.J. Proby avec sa version de «Heroes», El Vez outrepasse Bowie - Gimme your hands !

D’ailleurs, il se déguise en Ziggy sur la pochette de Son Of A Lad From Spain paru en 1999. Mais c’est une redite de G.I. Ay Ay Blues, puisqu’on y retrouve «Say It Loud I’m James Brown & I’m Proud» et «(Rock N Roll Suicide) If I Can Dream», qu’il mixe avec un vieux coup de Tell Me Why. On trouve cependant des choses en plus comme cette version live de «Lady Stardust» et un remix hypnotique de «Say It Loud». On retrouve aussi l’excellent «Si I’m A Cowrider» qui roule «See See Rider» dans la farine et «Chihuahua» qui est le «Hound Dog» d’El Vez.

Attention, NoElVezSi paru en l’an 2000 est le même album que Merry MeX-mas, avec trois beaux bonus : une version live du pistolien «Feliz Navidad» (le live est la preuve de sa puissance), une version diskö de «Mamacita Donde Esta Santa Claus» (fantastique diskö beat) et un vidéo clip d’«En El barrio».

En 2001, paraissait sur Sympathy l’excellent Boxing With God. Il continue de jouer les iconoclastes de haut vol avec «Orale» qui est «Oh Happy Day» en chicano. Il faut le voir monter sa sauce ! C’est un génie de la chicanerie ! - Into the USA/ Oh oh oralé ! - Ce démon chauffe les Edwin Hawkins Singers avec ses superbes copines par derrière. Il explose God et tout le Saint-Frusquin. Ce diable d’El Vez enfile les coups de Trafalger comme des perles. Il enchaîne avec un retake des Doors intitulé «And The Preacher Said» et passe en mode r’n’b avec «Rubbernecking». Il explose littéralement la gueule du r’n’b. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises car voilà «Quetzalcoatal» monté sur l’I could die d’«Heartbreak Hotel» - He was an Aztec baby/ He might have been Jesus/ He was an Aztec who could fly - Il a raison de réécrire l’histoire - He’s returning to play at legends/ On a raft of smokes he’ll sail - On retrouve les fantastiques Elvettes dans le groove de «Mexican Can». Les albums d’El Vez sont tous des aventures extraordinaires. Il revient au stomp de glam avec «La Vida Loca» et s’en va faire le con à la manière d’Aaron Neville dans «Ave Maria». Il adore scier la branche sur laquelle il s’assied et plonger son album dans d’insipides torpeurs. Il tape «Lily Of The Valley» aux clameurs de gospel et invente un genre nouveau : le gospel rockalama. Wouah ! Son «Lust For Christ» n’est autre qu’une resucée de «Lust For Life», et il y shoote tout le gospel batch dont il est capable. On a là la version la plus jouissive de «Lust For Life» - Jesus is just a modern guy/ With Christ you haven’t to fear no more - Il continue de créer la sensation avec «If He Ever Comes Now». Il fait du glam avec des idées subversives. Il est capable de renverser tous les pouvoirs - I want to be king - Il termine cet album effarant avec le fameux «Walk A Mile In My Shoes» de Joe South qu’il gère à la perfection.

Pour la pochette de Sno-way José, son dernier album paru en 2002, El Vez se déguise en Père Noël. Mais pas n’importe quel Père Noël. Il se fait glam blaster pour «Little Drummer Boy», il y va de bon cœur, pah la pah pah, il fait sa Nana Moukouri sur fond de heavy glam. Avec «En El Barrio», il transpose «Silent Night» in the Ghetto. C’est un spécialiste des alliages. Il sait forger une épée. Sa passion du mix le dévore. Il se barre dans les Kinks puis dans le heavy rock d’Oasis, fucking genius ! Il explose Oasis - One day you find in el barrio - Ce mec est ravagé par sa passion du rock. Et ça continue avec «Cool Yule», while the neon is bright, il drive sa Cadillac, a chevy, il l’explose de joie elvezienne, c’est un gazier en or, il ne le sait pas, mais ses fans l’adorent comme un dieu, et les filles enrobent son swing sous leurs robes. Bel hommage à Roy Wood avec «I Wish It Could Be Christmas Everyday». Ça se passe entre géants. Ils s’adressent des gros clins d’yeux. Nous voilà dans l’or du temps, dans le cœur battant du mythe. El Vez se prosterne aux pieds du roy Roy. De la part d’un mec comme El Vez, c’est forcément un geste mythique. Il transforme «Now I Want To Be Santa Claus» en stoogerie - Now I wanna be your Santa Claus - Ce démon est encore plus stooggé que les Stooges. C’est assez violent, faites attention, en vous approchez pas trop près. C’est tapé en pleine gueule, bam bam. Il finit avec un «Brown Christmas» à la Brian Wilson. Quelle maestria ! On tombe de sa chaise à tous les coups. El Vez est un rêve éternel.

L’idéal bien sûr est de voir ce phénomène qu’est El Vez sur scène. Si pour des raisons logistiques ça s’avère trop compliqué, alors recourez au DVD, ou pire encore, à YouTube. Munster fit non seulement paraître un Gospel Show In Madrid en 2008, mais il en confia en plus la présentation à Lindsay Hutton. Ce DVD entrait dans cette collection à bandeau rose devenue mythique, puisqu’on y trouvait les Demolition Doll Rods, les Zeros, les Nomads et toute la crème de la crème du gratin dauphinois de l’époque. Le concert filmé à Madrid permet de vérifier une chose capitale : El Vez dispose des moyens de son extravagance : look, prestance corporelle, voix, belle énergie. Il est plutôt bien accompagné sur scène à l’époque : Pierre Smith, lead guitar, et Lisa Florette as Elvette, auxquels il faut ajouter Bernard Yin (rhythm guitar), Slim Evans (drums) et Joel Reeder (bass). El Vez enfile ses classiques comme des perles, make a walk in my blue suede shoes, il fait aussi une fantastique version de «Lily In The Valley», très dansée, qui va servir de thème récurrent tout au long du gospel show. Il fait sa version aztèque de «Heartbreak Hotel» et se livre à des numéros éblouissants de changements de costume : il vire son costard blanc et devient roi aztèque. Il revient sur scène tout vêtu de rouge pour «Sympathy To The Devil» - Pliiize allowe me to intlodouce myselfe - Bien sûr, il en rajoute, il ne mégote pas sur le rococo. Puis il explique que le Mexique eut un problème d’immigration avec les conquistadores : il transforme «Suspicious Minds» en «Immigration Time», puis transmute «Oh Happy Day» en «Orale» - Into the USA ! - Film révélatoire, car il permet de mieux voir comment un petit Chicano réussit à bâtir un monde avec de l’énergie, du goût, de l’humour et un sens inné du spectacle. Et ça marche. Au-delà du cap de Bonne Espérance. Il fond même son Happy Day dans «Bridge Over Trouble Water». Et c’est toujours juste. Il est devenu le grand spécialiste mondial du fondu enchaîné. Il tape à la suite dans «Lust For Life» et revient plus loin en jump-suit blanc à la Elvis. Quand arrive la fin du set, l’un des musiciens annonce : «Ladies & gentlemen El Vez has left the cross !» Pour le rappel, il tape un «Ask The Angels» assez explosif. Le mot de la fin revient à Lindsay Hutton : «It’s an ill-divided world because I know who deserves to be selling out stadiums and who doesn’t. It’s all suvbjective of course but as Handsome Dick Manitoba might say, ‘I am right’.» (Le monde est mal foutu, parce que je sais qui mérite de remplir les stades et qui ne le mérite pas. Bon d’accord, c’est purement subjectif, mais comme le dit si bien Handsome Dick Manitoba : je sais que j’ai raison.)

Signé : Cazengler, El Vase

El Vez. Not Hispanic. Munster Records 1992

El Vez. Fun In Espanol. Sympathy For The Record Industry 1994

El Vez. Graciasland. Sympathy For The Record Industry 1994

El Vez. Merry MeX-mas. Sympathy For The Record Industry 1994

El Vez. How Great Thou Art. Sympathy For The Record Industry 1994

El Vez. El Vez Is Alive. Munster Records 1995

El Vez. G.I. Ay Ay Blues. Big Pop 1996

El Vez. Son Of A Lad From Spain. Sympathy For The Record Industry 1999

El Vez. NoElVezSi. Poptones 2000

El Vez. Boxing With God. Sympathy For The Record Industry 2001

El Vez. Sno-way José. Graciasland Records 2002

El Vez. Gospel Show In Madrid. DVD Munster Records 2008

 

J'AI LA RAGE ( I, II, III )

VOLUTES

( CLIPS )

'' Oh ! Baby, je craque / Quand tu me fais crac-crac / Dans ma Cadillac '', rassurez-vous je ne me lance pas dans la haute poésie ce matin, ce couplet impérissable juste pour attirer l'attention sur l'inanité de certaines paroles rock quand on y pense un peu. Just for fun, certes. Parfois nous vivons des temps difficiles dont il n'est pas toujours facile de rendre compte. Nous avons vu Volutes le 7 juillet 2019 à La Comedia en la cité-rock de Montreuil. Voir notre chronique in la 427° livraison de Kr'tnt du 29 / 08 / 2019. Nous avions bien aimé, leur CD, leur jeu de scène, leur humour, leur musique-électro, leurs paroles électriques. Leurs colères. Les trois membres de Volutes se sont en effet aperçus que notre monde va mal. Ils ne sont pas les seuls. Mais cela s'entend dans leurs lyrics.

Certains pourraient reprocher aux paroles de Volutes d'être politiques, ce qui n'est pas faux mais le fait d'employer cet argument est déjà en soi-même politique. Ne nous attardons point dans ce faux débat. Comme tout un chacun Volutes dit ce qu'il lui chante. Il est vrai qu'il est exaspérant et pathétique que les personnes inutiles à leur propre cause deviennent les idiots utiles de leurs ennemis. Pour ne prendre qu'un exemple au hasard objectif, ces milliers de gens qui chaque soir durant le confinement applaudissaient les soignants pour leur dévouement alors que depuis des années on ne les a jamais vus se joindre aux multiples manifestations menées par ces mêmes soignants pour défendre l'Hôpital Public menacé par des plans successifs de rationalisation financière...

Cette rage Claude Banian l'a écrite dans une tribune publiée le 24 mars 2020 dans Libération. Il sait de quoi il parle, il exerce la profession de psychologue à l'hôpital de Mulhouse. Tout le monde sait que le Grand-Est fut particulièrement touché par l'épidémie de Covid. Claude Banian est un pseudonyme, on n'est jamais trop prudent dans une société dont l'Etat a préféré assurer des réserves de grenades de désencerclements et autres babioles du même type que de renouveler les stocks de masques nécessaires pour protéger sa population de la pandémie.

Volutes a lu le texte et l'a mis en musique, sous forme de trois vidéos en accès libre sur You-tube. Julien Robert s'est chargé des images qui accompagnent le déroulement du texte. Si vous voulez en savoir plus sur l'ymagiériste, son blog, Julien et le champ du possible, vous attend. Vous n'êtes pas obligé de souscrire aux cookies proposées pour y accéder. Une démarche à laquelle les sites de beaucoup de médias d'information reconnus vous enjoignent de souscrire sans rémission. Perso, je boycotte systématiquement. Mais ceci est une autre histoire.

J' AI LA RAGE 1

C'est court deux minutes vingt-deux ( les flics ! ) Vous en prenez plein les mirettes dans vos yeux de chouettes. Les images se bousculent, sont issues de vidéos prises dans les manifs des derniers mois, un monde coloré de pancartes revendicatives que vous n'avez pas le temps de lire, idem pour les banderoles ironiques, les temps sont à l'urgence, tout un monde qui défile, qui proteste, qui revendique, tous ces gens qui nous ressemblent, et qui s'opposent au management politique libéral qui détruit toutes les conquêtes sociales, grignotées depuis des années. Parfois vous apercevez les trois membres de Volutes, si rapidement que vous n'aurez pas l'opportunité de leur demander un autographe, orchestration minimale, la voix très nette lit le texte, ne le scande pas, joue juste sur ses inflexions et son débit, mais derrière légèrement décalée, susurrée la voix de Célia Nocus G confère à la première diction une épaisseur, et une sourde colère qui résonne et se retient.

J' AI LA RAGE 2

Nous étions dehors, nous voici dedans. C'était le bon temps, l'on sentait que danger que l'on prévoyait ne tarderait pas à venir. Plus de gens habillés de couleurs vives dans les rues ouvertes. Nous voici dans le monde blanc. Les avertissements lancés aux pouvoirs publics se sont mués en réalité. Nous voici au cœur de l'infection. Le personnel hospitalier dans la tourmente. Les corps que l'on emmène, que l'on allonge sur les lits, les vies que l'on sauvera peut-être, et tout ce monde de soignants, habillés de blanc, qui s'empresse, qui bosse sans rechigner, images de films catastrophe, de science-fiction, mais l'on n'est pas au cinéma. Dans ce second clip, la voix est toujours là, plus discrète, car si elle la ramenait trop, les images la boufferaient. Un terrible constat. Honte aux élites dirigeantes qui ont planifié cette chronique d'un massacre annoncé.

J' AI LA RAGE 3

Trois minutes et le monde défile devant nous. Les petits. Ceux qui triment, ceux qui travaillent, ceux qui produisent la richesse. Et qui ont tenu le pays à bout de bras et d'efforts. Chez nous et ailleurs. Et puis les autres. Ceux qui paradent à la télévision. Qui décident. Qui ont organisé la gabegie. Qui se sont gavés. L'image nous les montre. Pour que nous ne les oubliions pas. Pour que nous nous souvenions de leurs belles paroles qui puaient la mort. De leur cynisme qui leur reviendra dessus tel un boomerang. La musique se densifie. Le pouls de la colère. Qui se réveille. Et qui promet qu'un jour ou l'autre il faudra apurer les comptes et mettre chacun en face de ses responsabilités. Le texte se finit sur deux mots lourds de conséquences. Nous arrivons.

Œuvre de militants. Un constat froid et sans concession. Il paraît que c'est ainsi que se mange le plat de la vengeance. Aucun appel à la violence, car la violence est de l'autre côté. Ce qui ne veut pas dire que l'on se contentera de tendre l'autre joue. Qui sème le vent, récolte la tempête.

Merci à Volutes.

Damie Chad.

MOUNTAIN AGAIN

 

GO FOR YOUR LIFE

( 1985 )

 

Dix ans que Mountain n'avait fait paraître un disque. Maintenant que Felix Pappalardi n'est plus là, sans doute Leslie et Corky retrouvent-ils l'entière propriété du nom. Le disque sort le 9 mars 1985, le trente avril 1985, Gail Collins est libérée de prison... Le chevauchement de ses dates ouvre la porte à toutes les rêveries.

Mountain sans Pappalardi est-il encore Mountain ? Le titre de l'album ''Sauve ta peau'' est vraisemblablement une première réponse. L'on peut s'interroger sur le possessif '' your'' très ambigu. La phrase est-elle à interpréter comme une injonction d'ordre général que l'on traduirait par l'adage Vis ta vie ! Que chacun modulera selon sa propre philosophie existentielle : Vis ta vie à fond, tu n'en as qu'une ! , Vis ta vie et fais pas chier !... Ionesco nous a appris que même mis au placard les morts savent se rappeler au souvenir des vivants...

Leslie a bien précisé que le dernier morceau du disque est une évocation de Felix Pappalardi. Nous y reviendrons. Mais si le titre de l'album s'adresse aussi à Pappalardi, il pourrait paraître étrange de souhaiter à un mort de vivre sa vie. D'autant plus que le commentaire de Leslie quant à la pochette en laissera beaucoup perplexes.

Qui dit pochette de Mountain évoque instantanément Gail Collins. West et Corky n'ayant pas vraiment éprouvé une grande sympathie pour l'épouse qu'ils jugeaient un peu trop strombolienne et dont ils sont persuadés qu'elle a tiré sur son mari avec l'intention de nuire, il eût été de mauvais goût ( et inconcevable ) qu'ils lui demandassent de participer à l'artwork. D'ailleurs Gail y aurait-elle tenu ?

N'empêche qu'une simple photo des protagonistes derrière leurs instruments aurait été mal venue. Proposer un banal chromo aurait été une faute de goût. Alors ils se sont creusés la tête. Jusqu'à la tombe de leur ami. West est formel : le paysage représenté en contre-plongée est celui que doit apercevoir un mort du fond de sa tombe...

Et que voit-il au juste ? Pour celui qui regarde le disque, au premier regard une montagne, c'est la moindre des choses pour un groupe qui se nomme Mountain. Le titre de l'album, il faut aller le chercher. L'ont caché tout en bas. Au fond du trou. En caractère de neige un tantinet fondue. Vous savez sur le granit funéraire, les inscriptions s'effacent... Donc c'est bien un défunt que l'on encourage à vivre sa vie. Ne t'en fais pas mon vieux c'est parti pour la vie éternelle ! A croire qu'une fois que l'on est passé de l'autre côté de '' ce peu profond profond ruisseau calomnié '' disait Mallarmé, il ne reste plus qu'à se repasser les meilleurs moments de son existence, la vie trépidante de New York, l'image des plus hauts sommets que l'on a gravis... L'illustration est de Barry Jackson, il a notamment illustré pas mal d'albums de ZZ Top, a-t-il été choisi pour sa pochette réalisée en 1984 pour East Coast Offering ?

Avant de nous pencher sur le contenu de l'album je me livrerai à une interférence mienne. Une image pratiquement subliminale qui s'est imposée à mon esprit et superposée à la pochette. Pas eu de mal à la retrouver, dans ma bibliothèque, Edgar Allan Poe étant un de ces auteurs phares que j'ai beaucoup pratiqué. Elle n'est pas de la main de l'auteur du Corbeau, mais elle orne l'édition des Histoires extraordinaires parues en 1968 au Livre de Poche ( N° : 604 / 605 ). Elle n'est pas créditée mais une enquête serrée m'a permis de remonter à Pierre Faucheux, qui réalisa plus de 400 couvertures pour cette maison d'éditions. Il n'était pas tout seul, il eut jusqu'à quatorze collaborateurs, parfois il se chargeait du travail personnellement, parfois il indiquait à un ou à plusieurs dessinateurs ce qu'il voulait. Rien ne sortait de son atelier sans son aval. Pierre Faucheux révolutionna après la deuxième guerre mondiale le graphisme français. Tout lecteur émérite qui regardera le catalogue de ses réalisations n'aura pas de difficulté à reconnaître des livres qu'il aura lus ou zieutés à la devanture des librairies... Sa spécialité c'était surtout le lettrage. Il adorait les grosses lettres qui vous bouffaient la couve de tous côté. Ce qui n'est pas du tout le cas cette fois. Je n'avais d'ailleurs aucun souvenir de la disposition du titre et du nom de l''auteur, ne conservant dans ma mémoire que l'importance du dessin étendant son emprise sur toute la surface et une tache bleu-de-ciel tout en haut. Toutefois pour la discrétion du lettrage, rappelons la pâleur du titre de l'album centré au bas de l'image à l'égal de l'inscription Histoires extraodinaires.

Dans ce qui suit je ne veux surtout pas dire que Barry Jackson se serait inspiré de Pierre Faucheux. D'abord je n'en sais fichtrement rien, sur le net les Jackson ( dessinateurs ou pas ) sont aussi nombreux que les étoiles dans le ciel... Surtout parce qu'en art il n'y a pas de hasart, seulement des similitudes et qu'il existe des zones de la psyché humaine qui se recouvrent et se recoupent. Il suffit d'emprunter les mêmes pistes ombreuses propices aux songeries les plus secrètes.

Certes à vue-de-nez tout sépare ces deux artefacts, le disque évoque une montagne et le livre la mer. Gardons-nous de juger trop hâtivement. Pour qui a lu le volume, le dessin ne peut qu'illustrer la septième des treize nouvelles assemblées par Poe, intitulée Une descente dans le Maelström. Qu'elle ait été judicieusement, mathématiquement et symboliquement placée au centre ombilical du livre par le poëte ne peut faire de doute. Le Maelström n'est que le point focal et abyssal de toute destinée humaine, le vortex imagé de la mort. Celle-ci entrevue non en sa statique monumentale finalité tombale mais en tant que désastre déclinatoire existentiel absolu. Nous nous plaisons à imaginer que ces deux œuvres, celles de Faucheux et de Jackson, communiquent entre elles comme les deux extrémités d'un siphon dont le fond serait le tourbillon mortuaire de l'existence. Mais il y a mieux : le dessin est d'autant plus explicite que regardé à la lumière du texte, le Maelström géographiquement situé sur la côte norvégienne, est entouré de parois rocheuses vertigineuses. Le mouvement du regard ascendant vers la plus haute cime de Barry Jakson est à l'opposé de celui abîmal de Pierre Faucheux qui du haut des crêtes rocheuses plonge dans le tourbillon d'écume.

Mais il est temps de revenir à l'aspect sonore de notre objet...

GO FOR YOUR LIFE

Leslie West : guitars, vocal / Corky Laing : drums / Mark Clarke : bass.

Hard times : c'est Mountain et ce n'est pas Mountain. Sûr le son a évolué et ce n'est pas non plus la continuité des deux derniers disques du great Fatsby. Corky n'a pas bougé, il assure et pousse la machine. Clarke à la basse ne vous fout pas la grande claque de votre vie, se contente de suivre et de soutenir. L'on sent que les temps ont changé, que les grandes dérives orgiaques doivent respecter les bandes blanches du musicalement acceptable. Le plus surprenant est Leslie, une voix plus creuse, et une guitare qui cherche et trouve. C'est bien lui le moteur essentiel. Le morceau démarre sur des pirouettes de patins sur glace, mais ensuite l'on rentre dans le grand cadencement, tout est en place, tout ce qu'on peut attendre d'un bon groupe de hard rock vous est jeté en pâture, mais vous êtes un peu comme la chèvre de Monsieur Seguin qui aimerait regarder le grand méchant loup dans les yeux. Spark : ce n'est pas sur cette étincelle que l'on assistera à un festin de quatre-vingt brebis égorgées, le morceau ne serait pas mauvais en soi, mais nous sommes dans les tristes eigthies alors l'on a poussé les clavier d'Eric Johnson tout devant. Imaginez que faute d'avoir pu réparer les grandes orgues de Notre-Dame on les ait remplacées par un synthétiseur à cent soixante-dix-neuf euros, il manquerait quelque chose à la messe. Même Dieu refuserait d'y aller. Remarquez que la guitare de Leslie le remplace avantageusement. She loves her rock ( and she loves it hard ) : ok, d'accord elle fait cela très bien, eux aussi d'ailleurs, ça balance terrible et Leslie tout joyeux chante comme un cachalot en pâmoison. Vous prenez votre pied et du bon temps, mais ça manque un peu de vagabondage et de bondage. Bardot damage : c'est dommage, mais vous ne vous retournerez jamais sur ce titre, y a bien un flamboiement de solo sur la fin, mais enfin tout le début est quelconque. Le titre le plus faible. Z'auraient pu faire un effort pour Brigitte. Shimmy on the footligths : un peu trop de clavier anémié, dommage qu'on ne l'ait pas caché sous les guitares qui ronronnent joliment, les cadences de Ian Hunter toujours aussi agréables, mais franchement moi je me contenterais du chant de Leslie, c'est comme le cuissot de biche, pas besoin d'une garniture aux cèpes autour puisque l'on préfèrerait des bolets de Satan. I love young girls : aujourd'hui une telle proclamation vous enverrait en prison, le morceau est magnifique, Leslie minaude et vous offre de la guimauve aux pétales de roses en bouton. De sa basse Clarke susurre une moelleuse succulence des plus perverses, et Corky qui a remisé sa cloche à vaches folles vous fait le coup de sa cymbale à génisses innocentes que l'on couronne de fleurs pour un sanglant sacrifice. Makin' it in car : l'on sent que Gail n'est plus là, les gars jouent les gros machos et roulent des mécaniques. Ça remue salement, et Miller Anderson profite de la situation pour un petit solo de slide particulièrement vicieux tandis que les boys ne se retiennent plus. Babe in the woods : ils ont arrêté la bagnole pour s'amuser dans les bois. Un morceau qui roule et tourneboule tout seul. Les guitares fusent comme des giclées de sperme. Tout va bien. Little bit of insanity : soyons franc, ce n'est pas le disque du siècle. Si ce n'était pas Leslie West écouteriez-vous ce disque ? Ben oui, mille fois. Durant dix mille ans parce qu'à la fin, alors que vous ne l'attendiez plus se niche une pépite de l'or le plus pur et le plus fin. Lorsque vous lisez les trois titres qui précèdent, vous vous dites, celui-ci sera dans la continuité. Un truc de lads qui se lâchent. Mais là, un des plus beaux morceaux de Mountain. Que pratiquement personne ne connaît. Trois fois rien. Une broutille. Un chef-d'œuvre absolu. L'adieu à Felix Pappalardi. A mots couverts. Tu as juste eu la vie que tu as voulue... Va pour ta vie, la mélodie aérienne et la voix sublime résonne comme un satisfecit, un constat sans amertume, un quitus nostalgique mais sans tristesse. La simple acquiescement à un destin. Qui n'appartient qu'à toi et qu'il convient de respecter. Même si tu t'es fait avoir, même si tu as été le dernier à comprendre l'ampleur du désastre. Pris à ton propre piège. Juste un bout de folie.

La vie de Felix Pappalardi fut joyau chatoyant. Une existence que les âmes pieuses qualifieront à voix basse de bâton de chaise. Nous préférons employer la métaphore du phosphore qui délivré du liquide amniotique des habitudes et des convenances sociétales s'enflamme de lui-même à l'air libre, ou du phénix impérieux qui ne renaît pas de ses cendres. Car trop fier pour se répéter. Il fut aussi le fils exemplaire de son époque qui se peut décliner en quelques mots. Producteur éclairé, excellent bassiste, doué d'une belle voix. Il n'est pas de ceux dont on dit qu'il a côtoyé les plus grands du rock'n'roll, car il était des plus grands. Il expérimenta, ainsi disait-on à l'époque, les anneaux de feu du sexe et le tapis ordalique de la drogue. Avec Gail il forma un couple libre, mais la notion de couple n'indique-t-elle pas que l'on est déjà pris au piège de ses propres désirs. Les paradis artificiels impulsent souvent des conduites davantage artificielles que paradisiaques. Celui qui descend volontairement dans l'arène de sa propre volonté, n'est pas certain de vaincre. Sans quoi le jeu n'en vaudrait pas la chandelle. Pappalardi aimait les armes. Quand il habitait près de Nantucket, il prenait sa voiture et s'en allait tirer sur les lampadaires. Un gamin. Un peu fou. Un peu givré. Sex, drugs and rock'n'roll. Il n'a jamais prétendu à autre chose.

Cela aurait pu être un merveilleux point final pour Mountain. Le plus difficile n'a jamais été de vivre mais de survivre. Mountain sans Pappalardi... mais comment ne pas revenir sur les moments les plus intenses de sa vie. Leslie mènera sa carrière solo, mais il rajoutera encore trois opus, trois points de suspension au conte merveilleux, un peu comme ces écrivains qui à la fin de leur ouvrage répugnent à clore définitivement le dernier chapitre, car ce serait admettre que la mort a remporté la partie, qu'il n'est pas de retour possible, qu'aucune survie n'est envisageable, ils laissent entendre grâce à ces trois minuscules gouttes d'encre que l'histoire terminée ne s'achève jamais. Dans leur tête ou celle de leurs lecteurs. Il est des tombes qui ont du mal à se refermer. Surtout pour ceux qui n'y sont pas confinés. Ou des blessures que l'on rouvre exprès, parce que se faire du mal c'est encore vivre intensément.

*

Dix ans s'écouleront avant la parution d'un nouvel album. Avant de ranimer la brûlure de la flamme.

Ce disque paraît alors que l'on attendait un trio de rêve. Sur le papier. Leslie à la guitare, Corky à la batterie et cadeau de Noël, Redding à la basse ! Une expérience qui ratera. West aurait-il un mauvais caractère ? Ne le répétez pas, les témoignages concordent, il semble que oui. Bref, il ne reste plus qu'à réembaucher Mark Clarke. Un témoin de la naissance du british boom à Liverpool qui se retrouvera à jouer de la basse avec Colosseum et puis avec Huriah Heep un groupe un peu oublié et que j'adore, et aussi avec Rainbow....

MAN'S WORLD

( 1996 )

Leslie West : guitars, vocal / Corky Laing : drums / Mark Clarke : bass.

Une belle pochette et un beau livret. Qu'exiger de plus ! Oui le sais, Gail Collins, s'il vous plaît ne demandez pas l'impossible.

In your face : la guitare de Leslie bourdonne comme un xylocope enivré de pollen, z'auriez presque envie de vous laisser bercer et de de vous endormir, funeste erreur d'appréciation, z'avez le vocal qui vous attaque, un véritable essaim de moustiques tigres qui ont décidé de vous darder de mille piqûres pour s'amuser de vos cris de douleurs, sur ce Corky fait du bruit pour que personne ne remarque le traitement qu'ils vous infligent et Mark vous enduit d'une couche d'ambre solaire empoisonnée. Nobody gonna steal my thunder : un homme averti en vaut deux, mais combien vous trouvez agaçante ce ton d'arrogance teintée d'ironie, surtout quand ils y vont la bouche en chœur. Ils ont la niaque et ils vous niquent en beauté. Vous vous consolez en vous disant qu'ils ne vous y reprendront pas deux fois. Mais sur ce coup ils vous ont bien eu. This is a man's world : c'est aussi beau que du James Brown, faut avoir un sacré culot pour s'attaquer à un tel monument, c'est un peu vouloir bâtir une deuxième tour Eiffel en face du joujou à Gustave, et vous réussissez à en construire une plus haute, c'est que voyez-vous j'ai toujours été déçu par la fin du morceau de Brown qui se retrouve trop brutalement écourté à la fin du sillon vinylique, vous êtes comme le chien à qui le maître retire de sa gueule son meilleur os à moelle, Mountain ils vous le terminent en pente douce, et avant vous avez de ces contreforts si massifs qu'il vous semble que l'on a réuni ensemble tous les orchestres qui se sont succédés à l'Apollo Theater depuis un demi-siècle. So fine : porte bien son titre, une espèce de country-rock de toute finesse, la guitare de Leslie qui se marche dessus, sa voix des plus expressives, qui mord pour aussitôt relâcher la pression, le genre de babiole que vous prenez pour du plastique mais qui se révèle être un bracelet en peau d'iguane incrustée de diamants taillés par Praxitèle. Hotel happiness : un petit blues pour revenir aux choses sérieuses, Corky vous refile de ses splashs à croire qu'il se prend pour le premier moutardier du pape, un piano s'en vient nous jouer sa rengaine assoiffée de malheur, la voix de Leslie surfe si maladivement que vous en oubliez d'écouter sa guitare ( lamentable erreur ) et Mark Clarke vous passe en douce des coupes d'hydromel ciselées pour que vous les remplissiez de vos larmes. I'm sorry : un truc habituel chez Mountain, après vous avoir filé les morpions du blues, ils vous rejouent la même tragédie, en plus dramatique, musique emphatique, voix désespérée de ténor italien qui menace de suicider à la fin de l'acte II. I look ( power mix ) : miraculeux, le son d'une vieille piste de Mountain, sans Pappalardi certes, mais Eddie Black le remplace au vocal, Leslie concentré presse le citron de sa guitare pour produire ces plissements hercyniens dignes de Nantucket Sleighride, de bons souvenirs pour Corky qui rejoue avec trente ans de moins dans les épaules, quant à Clarke il se croit dans West, Laing & surtout Bruce. Is that okay ? : après le prodige qu'ils viennent d'accomplir, se la jouent cool et léger. Tout gentil. Genre folk-rock pour séduire les jeunes filles, Clarke essaie de marcher sur la pointe des pieds mais l'on dirait un homme-grenouille qui fait claquer ses palmes un peu trop fort sur le goudron de l'auto-route. Crest of a slump : soyons sérieux quittons les basses plaine du far-west pour grimper les hauteurs encombrées de pumas affamés des montagnes rocheuses. Guitare grondante tout le bataclan qui va avec. Saint Heavy ayez pitié de nous ! You'll never walk alone : le ticket gagnant ! Peu original, mais ô combien efficace, West vous l'expédie à l'acoustique, c'est beau à pleurer, vous en mangeriez en pâte à dentifrice. I look ( hit mix ) : vous resservent une part du gâteau, vous n'êtes pas obligé de me croire mais la première est de loin supérieure. Celle-ci trop grand public. Le seul avantage l'on entend mieux Corky, crème chantilly régalienne !

*

Une éternité avant que ne paraisse le suivant. Mountain est un petit vendeur de disques, le groupe se rattrape sur les tournées. Il est désormais beaucoup plus apprécié par le public européen qu'américain.

MYSTIC FIRE

( 2002 )

Leslie West : guitars, vocal / Corky Laing : drums / Chuck Hearne : bass sur 1 et 9 / Ritchie Scarlet : bass /

Immortal : [ dans la série return to the sender le titre est repris à Clutch qui l'année précédente l'avait pompé à... Mountain ( Baby I'm down ) ] : ce qui est marrant c'est que Mountain sonne davantage metal que Cluth dont les parties de guitare baignent dans l'orthodoxie heavy la plus classique. Un titre pas vraiment immortel. Mystic Fire : beaucoup mieux. La basse de Chuck Hearne mène le bal des ardents. Mais l'ensemble promet plus qu'il ne donne. Bien en place, bien fait. Dans le même genre, fausse mystique de pacotille, Huriah Heep était plus crédible. Fever : l'interprétation de Peggy Lee nous a donné des montées de fièvre adolescentes, est-ce un manque d'imagination qui a poussé Leslie à reprendre ce classique. Qui colle mieux à une sensualité pro-jazz qu'à une sexualité rock. Une curiosité. Dont on pourrait se passer. The sea : Corky martèle l'intro au trot, et l'on part en balade pour une jolie ballade, le paysage est sympathique mais Mountain nous a habitués à des escarpements plus pentus. Certes l'on prend de la hauteur petit à petit. A coteaux tirés sur la fin, mais l'on s'arrête avant le premier sang. Mutant X : mutation des plus acceptables, entre Mountain fait du Mountain et Mountain essaie de se renouveler, la différence n'est pas bien grande. Corky et Leslie s'amusent comme des grands dans la cour de récréation, n'impressionnent que les plus petits sortis de l'œuf sans le casser. Better off with the blues : rien de tel qu'un blues pour reprendre pieds sur la terre ferme. Instruments en sourdine et la gorge de Leslie en bleu sombre. Après quoi on lâche le troupeau en liberté dans les alpages. Désolé de le constater, cela ressemble trop à une imitation de Led Zeppe. En moins choc. En moins chic. Mountain express ( oh boy ) : l'on tire un peu sur le chewing-gum. Manque d'imagination. Recyclage de tous les poncifs. M'étonnerait que beaucoup de monde se soit tranché la gorge de joie à l'écoute de ce morceau. Marble peach / rotten peach : le seul morceau du disque qui pour le moment nous satisfasse, Leslie gueule comme un poissard qui aurait douze pintes de trop dans sa bedaine, et les deux autres lui emboîtent la pas comme un régiment qui démarre au grand galop, Corky et Chuck mettent en marche la section rythmique, en avant toute, enfin un groupe qui joue pour le plaisir. Johnny comes marching home : petit air militaire mon général, absolutely un morceau de la Civil War pas particulièrement belliqueux puisque les paroles espéraient la fin des combats et que chacun regagnât son chez soi au plus vite. Instrumental, Corky a pris la direction des opérations. Nantucket sleighride ( redux) : reprise d'un des plus célèbres hits de Mountain, sans Pappalardi, mais Corky a imaginé une nouvelle orchestration, avec Richie Scarlet à la basse, Erik Wendelken à la contrebasse, Dacid Polan au violon, l'ensemble sonne bien sans oser donner dans l'avant-garde. Avec quarante pour cent de reprises sur l'album, l'on peut se poser la question de sa nécessité existentielle... Peu convaincant.

*

Le dernier opus du groupe ne cherche plus à donner le change. Douze morceaux, douze reprises. Ne sont pas allés chercher la rareté, piquent dans le connu, mais l'on reste surpris du choix : Bob Dylan !

MASTER OF WARS

( 2007 )

Leslie West : production, guitar, vocals / Corky Laing : drums / Kenny AaransonRichie Scarlet : bass / Brian Mitchell : piano, orgue, accordéon / Todd Wolfe : Rhyihm guitar/

Masters of war : si vous avez la version de Dylan dans l'oreille vous sentirez la différence. Elle est sur Freewheelin' ( la pochette avec Suze Rotolo ), oubliez la sèche maigrelette et monotone, ici du gras humidifié aux 50 000 volts électriques. En plus c'est Ozzy Osbourne de Black Sabbath qui se charge du vocal. Pas photo entre l'uniformité grise du chant et la monotonie de la guitare du Zimerman et la superproduction couleur quadriphonique mise en scène par Mountain. La guerre avec Dylan c'est fusil à fléchettes quand Corky l'artilleur doome à mort sur batterie. Perso, je trouve les deux versions aussi ennuyantes l'une que l'autre. Serve somebody : dix-huit ans plus tard sur l'album Slow train coming, le Zim est passé à l'électrique depuis longtemps, tout de suite beaucoup plus écoutable pour nos chastes oreilles de rockers, un maximum d'ironie rehaussée par les chœurs féminins dans le phrasé de Bobby. Leslie se montre plus nettement accusateur, met les poings sur les I du vocal, à la guitare Warren Haynes le soutient manu militari. Blowin' in the wind : désolé mais Leslie au chant même à l'acoustique il arrache les poteaux électriques, rien à voir avec Hugues Aufray, surtout qu'après ils vous la font et vous la fondent metal colérique. Genre je remue mon demi-sucre dans mon thé au marteau pilon. Highway revisited comme dirait l'autre. Everything is broken : il y en a qui adorent tout casser et qui en plus se débrouillent pour faire un maximum de bruit. Je ne citerai pas de nom pour ne pas leur attirer des ennuis, la police n'aime pas les casseurs. En plus ils ont une excuse, je connais une version live de Dylan, la voix un peu rachitique certes, mais un guitariste qui joue à la Link Wray. C'est vai, je le jure. Highway 61 revisited : c'est le Dylan que l'on aime il chante comme il crache alors que les punks cracheront en oubliant de chanter. Vous avez la guitare de Leslie qui barrit comme un éléphant, pour le vocal, il ne crache pas, il hache sec, et derrière Corky vous réduit le steak tartare en poussière. Original. Pas significatif pour autant. This heart of mine : sur l'album Shot of love de 1981. Dylan le joli cœur se fait doubler sur sa droite ou sur sa gauche. ( Cette chanson n'est guère politique ). Faut le reconnaître sur ce titre Leslie enfonce Bobby, vous traite le balladif an mode bluesy, l'est irrésistible, vous prend par les sentiments. Réussit le tour de force d'être mille fois plus folk-country que Dylan. Subterrean homesick blues : une des plus belles et des plus mythiques de Zim, de l'album Bringing it all back home. Bobby aligne salement le vocal sans parler de cet harmonica qui ressemble à une crêpe que la poêle ne rattrapera jamais. Un beau challenge, y mettent toute leur hargne, en voiture pour le tohu-bohu, ces mecs là ils vous écraseraient un éléphant avec une mouche. Vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à écouter. The times are A-changing : le Dylan avec sa voix de teigne maladive qui tente de pénétrer dans votre cervelle et son harmonica qui vous arrache la peau des doigts. Plus folk, tu meurs. Alors Leslie vous la fait gospel, plus preacher que moi tu ne trouveras pas. Et il a raison. L'a rajouté un piano et une guitare ( Warren Haynes ) qui fait des glissandi d'harmonium. Frère Leslie touche notre âme et nous lui rendons grâce, nettement plus persuasif que le jeune homme en colère. Seven days : je découvre, chansonnette issue du Bootleg série 18 de 1991. Un petit country sans prétention joliment orchestré. Une belle occasion pour nos derniers mohicans d'envoyer la sauce. Trop de béchamel, toute rustique qu'elle soit la version de Dylan enregistrée en 1976, respecte mieux la saveur des aliments. Dommage qu'ils n'aient pas donné au début du morceau l'impulsion qu'ils lui octroient sur la fin. Mr tambourine man : oubliez la version des Byrds, Corky prend un malin plaisir à la concasser. Leslie vous vomit le vocal à pleins seaux. Finies les harmonies enchanteresses des petits oiseaux. La simplicité et la pureté de la version Dylan plane à cent mille coudées au-dessus de ce massacre. Like a rolling stone : sans pitié sans complexe, vous la font pratiquement en rap, Corky tout seul qui congaïse à mort à s'en mordre les doigts, le vocal à la Last Poet. En réécoutant Dylan me suis dit que l'orgue datait un peu, mais au moins il sonne d'époque, là c'est un peu le truc froidement calculé pour surprendre son monde. Arôme artificiel qui dégage davantage un goût de chimie qu'un fumet naturel à la fraise sauvage.

L'album n'est pas mauvais. Il y a même deux ou trois réussites splendides. Le problème c'est que ce genre d'entreprise n'apporte rien à personne. Ni à Dylan ( qui s'en fout royalement ) ni à Mountain qui pour son dernier album laisse les fans le bec dans l'eau.

*

L'on ne va pas se quitter comme cela. Un petit dernier pour la route : en public, en première partie de Deep Purple,

LIVE IN PARIS 1985

( DVD )

Leslie West : guitare / Corky Laing : drums . Marck Clarke : basse, synthétiseur.

Le son et l'image, concert parisien ( 08 / 07 / 1985 ) enregistré pour la télévision allemande. Nos trois gaillards seuls sur scène. Pas le grand barnum. Un rock spartiate qui tranche avec le spectaculaire déploiement des grands groupes qui font dans la surenchère visuelle, pas de feux d'artifice multicolores, pas de locomotive qui déboule dans la salle, réglée au millimètre près pour ne pas écraser un seul spectateur. Rock spartiate.

Why dontcha : noir total tandis que résonne l'intro dévastatrice, la caméra se fixe principalement sur Leslie, je n'ose pas dire qu'il a grossi, mais avec sa tignasse ébouriffée et ses rouflaquettes qui lui bouffent les pommettes, l'a un peu l'air du beauf du dimanche qui s'en va faire du bois pour passer le temps, Corky le temps d'un éclair et Clarke que l'on voir encore mal mais que l'on entend très bien dès qu'il plante ses doigts dans le cordier, le gars n'est manifestement pas venu pour arroser les fleurs en pot, on les sent tous les trois rentre-dedans, des piles bourrées d'énergie qui ne demandent qu'à se vider. Ce soir c'est rock'n'roll sous purple sunlights entrecoupés de flaques verdâtres. Des lumières qui ne flattent pas l'œil. West rugit dans le micro et se déplace sur scène avec cette placide désinvolture impavide d'un ruminant qui s'en va voir si trois mètres plus loin le touffe d'herbe n'est pas meilleure. Beau plan latéral qui permet de voir Corky au travail, fait partie de ses batteurs dont je dis qu'ils frappent avec leurs coudes mais avec cette particularité de prendre les choses de haut. Economie de moyens, redoutable. Avant d'écouter Leslie, admirez sa moustache qui fait tache et pistache à la fois, le même son que celui de Go four your life, plus compressé et davantage rase-moquette que celui des premiers Mountain, la modernité est passé par là diront les vieux grincheux qui s'accrochent à leurs rêves, parce qu'avant c'était mieux et que le présent dérange l'ordre établi du monde. Imposant le Leslie dans son espèce de fausse drape jacket qui doit sortir des invendus du marché aux Puces, tient sa guitare zigzaguante dans ses mains de géant comme un jouet de pacotille et vous donne l'illusion qu'il pourrait en jouer sans problème durant quarante-huit heures d'affilée sans y penser, comme un gône qui sort de l'école en mastiquant le malabar qu'il avait déjà en sa bouche au matin sous la douche. Never in my life : bonsoir Paris, et tout de suite la démonstration de tout ce que vous ne saurez jamais faire avec vos dix doigts, ce n'est même pas de l'aisance, une espèce de je-m'en-foutisme révoltant. Même pas besoin de fermer les yeux ou de tourner le tournebroche derrière sa nuque, voire de mordre le cordier, trop facile, Leslie ne connaît pas le mot frime. Il est comme vous qui caressez en mode automatique votre chat couché sur vos genoux. Pas comme Clarke qui joue de la basse, un véritable gaminos qui ne tient pas en place et mime sa mort trente fois de suite pour épater les copains. Attention l'instant spécial-fans, se tirent le mou tous les trois, et hop Corky se transforme en ballerine d'aquarium géant, lance à plusieurs reprises une baguette à l'orque West qui la rattrape au vol et la rejette au public. Theme for an imaginary western : quelques mots magiques '' rock'n'roll to-night'' et nos trois lascars déroulent la péloche d'un ancien western tourné il y a presque un demi-siècle. Clarke est passé derrière le synthé et c'est lui qui se charge du vocal, grandiloquence assurée, ce doit être un western écologique, la foule ondule, pas d'indiens cruels, pas de règlements de compte sanglants, pas de meurtres odieux, Corky se démène, ressemble à Furtwangler dirigeant la neuvième de Beethoven, c'est dire qu'il ne se repose pas, West de temps en temps prend un couplet et remonte son vibrator pour effiler ses notes afin d'instiller en votre âme percée de piqûres d'abeilles une mélancolie sans retour à tel point que Corky fait semblant de jouer du violon avec ses deux baguettes. Ruissellement terminal de notes. Spark : morceau tiré de Go for your life. Commence bien, bonne rasade de Leslie, et tout se déglingue lorsque Clarke n'en finit pas d'émailler le titre de la ferblanterie de son synthé pas du tout attiseur qui gâche tout. Sans ces carillonnages de camion de pompier ce serait bien, mais avec des si on mettrait un Live in Paris en bouteilles millésimées. A la limite, il vaut mieux couper le son et les regarder jouer... Belle intro de Leslie sur Nantucket sleighride : Clarke a repris sa basse ( ouf ! ), l'on aborde l'acmé du concert, pratiquement un solo d'entrée, et lorsque il chante le tout début des lyrics, Goodbye, little Robin Marie, Don't try following me immédiatement suivi d'un riff insane que l'on reconnaît entre tous, l'on sent West remué, remue d'ailleurs comme un ours qui arpente sa courte cage et qui inévitablement est arrêté par les barreaux, s'empare d'une cymbale qu'il jette sur Corky, reprend le chant comme si rien n'était And I know you are the last true love I'll ever meet, et là résonne à nouveau le riff de A little bit of insanity, n'ira pas très loin dans les paroles, Corky ricane dans son coin, intensités, frictions et passions, les fantômes de Felix et Gail ne font que passer, et le groupe s'envole dans un de ces longs passages instrumentaux qui firent la gloire de Mountain, éblouissance absolue. Mississippi Queen : les gosses s'amusent. Avec de vieux cartons ils ont traficoté une grosse cloche à vaches sur laquelle Corky s'amuse à faire semblant de cogner avec le bâton de Sganarelle, en vérité c'est Clarke qui frappe sur un véritable instrument, la mascarade carnavalesque a assez duré, Leslie renverse l'artefarce cowbellesque et tous trois regagnent leur place pour un final bien envoyé mais pas vraiment apocalyptique. Presque l'on aurait envie de leur sonner les cloches. A dinosaures. Mais que voulez-vous, la montagne est parfois aride. Le public exulte. Qui oserait mégoter sur cinquante minutes de brocknheur.

*

Avez-vous remarqué au dos de la pochette de Masters of wars, dans le coin gauche, le personnage féminin armé... N'allez pas en faire une montagne.

Damie Chad.

13/05/2020

KR'TNT ! 464 : LITTLE RICHARD / CHARLIE WATTS / LITTLE VICTOR / MOUNTAIN / CONFIDENTIEL SSR

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 464

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

14 / 05 / 2020

 

LITTLE RICHARD / CHARLIE WATTS

LITTLE VICTOR / MOUNTAIN ( III )

CONFIDENTIEL SSR

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Richard cœur de lion

- Part One

 

— Hey Richard ! Faut les laisser entrer, sinon y vont démolir cette fucking porte !

Perché sur son trône, Little Richard apporte les dernières retouches à son maquillage. Il est au Cobo Hall de Detroit pour y affronter Jerry Lee Lewis. Terrible combat en perspective ! Le titre de roi du rock’n’roll est en jeu.

— Ah ces journalistes ! Ils ne connaissent rien à la patience ! Pffffff ! Bumps, sois cooooool, fais-les attendre encore un p’tit chouille...

Little Richard réactive sa pompadour. Elle s’élève à cinquante bons centimètres au-dessus de son front. Ses yeux de chat espiègle sont soigneusement soulignés au khol. Il passe un doigt humide sur la fine moustache qui surligne ses lèvres peintes.

Bumps Blackwell entrouvre la porte :

— Encore un peu de patience, messieurs... Le king se coiffe...

Une houle de protestations s’engouffre par l’ouverture. Bumps repousse la porte avec d’énormes difficultés. Little Richard brille de mille feux. Les miroirs cousus sur sa tunique renvoient les faisceaux des projecteurs braqués sur lui.

— Come on, Bumps, I’m ready ! Rrready rrready rrready ! Fais entrer la meute !

La meute envahit la loge. Les flashes crépitent. Little Richard surplombe la cohue du haut de son trône. Des bras tendent des micros. Les questions commencent à fuser :

— Monsieur Richard, vous allez affronter le killer en combat singulier. Franchement, croyez-vous pouvoir le battre ?

Piqué au vif, Little Richard se lève d’un bond :

— Jerry Lee Lewis a tout appris de moi ! Tout, vous m’entendez, tooooo ! Sans moi, il n’existerait pas ! Je suis le roi du rock’n’roll... ainsi que la reine !

Et il éclate d’un gigantesque rire cristallin. Comme contaminés, les journalistes éclatent de rire à leur tour.

Un vieux renard de la presse sportive se faufile jusqu’au premier rang :

— Monsieur Penniman, j’apprends à l’instant que vous passerez avant le killer. Le tirage au sort en a décidé ainsi. Pour vous, le combat est perdu d’avance, n’est-ce pas ?

Little Richard s’effondre dans son trône et s’enfouit le visage dans les mains. Il sanglote comme une jouvencelle. Des perles d’une grande pureté coulent sur ses joues et vont rouler aux pieds des journalistes qui les ramassent. Soudain, il se relève, prend une pose acrobatique, les jambes écartées, les bras tendus en croix et les yeux rivés au plafond. Son visage s’illumine. Un immense sourire lui ouvre le visage comme un fruit. Il s’adresse au ciel :

— Je suis à l’origine du rock’n’roll et le seigneur almighty est avec moi ! Je suis le roi du rock’n’roll, awop-bop-a-loo-mop alop-bam-boom !

Bumps s’interpose :

— Messieurs, j’vous prie de quitter la loge fissa. Little Richard a besoin de se préparer pour le combat...

La meute quitte la pièce et file au trot jusqu’à l’aile opposée du Cobo Hall. Le killer les attend lui aussi dans sa loge pour une conférence de presse. Jerry Lee accueille la meute, négligemment assis sur une chaise en fer. Le franc sourire du vainqueur éclaire son visage. Son large front est encombré de mèches rebelles qu’il réincorpore occasionnellement d’un geste lent. Jerry Lee est ravi d’accueillir les témoins de sa gloire.

— Ha ha ha ha ! Ha-ha ! Entrez, bande de foies blancs !

Son rire guttural roule comme la foudre sur les têtes agglutinées devant lui.

— Monsieur Lewis, vous êtes donné favori ! Mais Little Richard a du punch... Il risque de vous en faire baver, vous ne croyez pas ?

Jerry Lee se lève et se dirige vers le piano en ricanant comme une sorcière shakespearienne.

— Chuck Berry a déjà essayé de me faire avaler une couleuvre à Saint-Louis... On ne fait pas avaler de couleuvre à Jerry Lee... Il faut être nègre ou complètement fou pour croire qu’on peut faire avaler une couleuvre à Jerry Lee...

Il sort de sa poche un petit flacon d’essence, asperge le piano et gratte une allumette. Floufff ! Les flammes s’élèvent.

— No sonofabitch n’ose la ramener après ça ! Ha ha ha ha ! Ha-ha !

Les journalistes raffolent des coups d’éclat de Jerry Lee.

— Ha oui, monsieur Lewis, vous n’en ferez qu’une bouchée de ce petit nègre arrogant, pour sûr !

— Ha ha ha ha ! Ha-ha ! Yeah-yeah-yeah-yeah...Yeaaaaahhhhhhhhh !

 

Le Cobo Hall est plein comme un œuf. Assoiffé de sang, le public est venu en masse pour assister au combat du siècle. Little Richard monte sur scène. La foule l’acclame. Il ruisselle de lumière. Sa tunique à miroirs renvoie des centaines d’éclats. Il s’approche à pas feutrés du piano et soudain, il s’électrise, comme s’il recevait une violente décharge ! Il plaque avec sauvagerie les premiers accords de «Lucille» et attaque à la hurlette définitive :

— Louciiiiiiiiile ! you won’t do your daddy’s will... Louciiiiiiiiile ! you won’t do your daddy’s will... you ran off and married but I love you still !

Il hennit comme un poney apache. Le rock jaillit de sa gorge. Little Richard a décidé de terrasser son adversaire, aussi enchaîne-t-il tous ses hits. C’est une véritable entreprise de démolition. Il reçoit ovation sur ovation. En l’espace de quelques hits incendiaires, il redevient le plus grand showman du monde. Il saute sur le piano et jette ses boots blanches au public. C’est le délire. Puis il ôte sa tunique à miroirs et la jette aussi en pâture à une foule en délire. Une gigantesque clameur s’élève de la salle. Little Richard finit en caleçon et en chaussettes, debout sur le piano. Il déclenche l’enfer sur la terre. Il enchaîne avec «Jenny Jenny», «Tutti Frutti» et «Ooh Poh Pah Dooh». Il repère Mitch Ryder au premier rang et le fait monter sur scène. La foule hurle de plus belle, car Mitch Ryder est le roi de Detroit. Ils chantent tous les deux mais les hurlements de la foule devenue folle couvrent leurs voix. Little Richard donne le coup de grâce avec une version apocalyptique de «Long Tall Sally», qui est certainement la pire teigne rock de l’histoire, et il quitte la scène, trempé de sueur. En passant près de Bumps, il lâche dans un râle :

— Jerry Lee est mort, ha ha ha ! Il ne pourra pas faire mieux...

 

Quelques instants plus tard, Jerry Lee monte sur scène. Il reçoit un accueil chaleureux, mais qui n’a rien à voir avec l’hystérie déclenchée par Little Richard. Jerry Lee s’assoit au piano et attaque «You Win Again», une chanson country assez pépère. Il enchaîne avec une autre chanson country, toujours sur le même tempo. Le public commence à manifester son mécontentement.

— À poil !

Les plus courageux réclament «Great Balls Of Fire» et «Whole Lotta Shaking Going On». Jerry Lee arrête de jouer et croasse :

— Si vous z’êtes pas contents, la sortie c’est par là !

Des centaines de gens sifflent. Alors Jerry Lee gronde comme le tonnerre :

— Roooaaarrrrrrrrrr ! Ooooooh yeah-yeah-yeah-yeah...Yeaaaaaaaaaaah!

Et il enchaîne sur «Money». Puis il cueille la foule au menton d’un coup de «What’d I Say» :

— Tell your momma, tell your pa... gonna mov’ you back to Arkansas !

Puis il assène le coup du lapin avec sa version démente de «High Heel Sneakers». L’hystérie gagne à nouveau la foule. Jerry Lee reprend les rennes du pouvoir. Il chauffe la salle à blanc. En seulement trois morceaux, il a galvanisé le public. Les filles hurlent à s’en arracher les ovaires. Jerry Lee va chercher dans ses réserves gutturales les accents les plus sauvages. Il reprend la main à coup de yodell, la victoire lui appartient. Il crache le feu, il tient le rock par les couilles. Il martèle ses paroles avec l’insolence du vainqueur.

— And a bring along some boxin’ gloves... in case some fool might wan-na fight !

Jerry Lee s’est levé. Le visage couvert de mèches rebelles, rooooaaarrrr, le cerbère des enfers gronde. Il pianote convulsivement, donne des coups de talons sur les touches et d’un bond, saute sur le piano. Il calme le jeu quelques minutes, le temps de préparer l’explosion finale. La foule l’acclame comme on acclamait l’empereur dans la Rome antique.

C’est le moment que choisit Little Richard pour donner le coup de grâce à cet enragé de Jerry Lee. Il apparaît tel un ange de miséricorde dans l’allée centrale. Il avance d’un pas léger, avec de grandes ailes blanches déployées dans le dos et une auréole que scintille au dessus de sa pompadour. Les gens n’en croient pas leurs yeux. Little Richard signe des autographes ! Il embrasse les filles sur la bouche. Il serre des mains en pagaille. Bumps fait de son mieux pour le protéger mais des dizaines de mains arrachent les plumes des ailes. La foule déchaînée s’agglutine autour de cette apparition surnaturelle.

Debout sur son piano, Jerry Lee n’en croit pas ses yeux, lui non plus. Se faire rouler comme ça ! Par un nègre en plus ! Il sent la moutarde lui monter au nez. Il voit les premiers rangs se vider. Little Richard remonte l’allée centrale et se dirige vers la sortie, suivi d’une foule en délire. Alors, Jerry Lee fait signe aux techniciens. Il leur murmure des trucs à l’oreille. Puis il quitte la scène en donnant un violent coup de pied dans le tabouret du piano.

Little Richard et ses milliers d’admirateurs remontent l’avenue. Le roi du rock’n’roll devient celui de Detroit. La foule grossit de minute en minute. Les curieux se joignent à l’immense cortège. Des clochards, des mères de famille, des vendeurs de journaux à la criée et des centaines de passants affluent.

— Qui c’est ?

— Little Richard, le King !

— Mais non, c’est Elvis le King !

— Bullshit !

Little Richard marche en tête et distribue cérémonieusement ses grâces aux manants qui le courtisent. Un camion arrive de l’autre bout de l’avenue. Il ralentit et se gare en travers de la chaussée. Jerry Lee descend de la cabine et grimpe sur le plateau où est installé un piano. La foule s’immobilise. Jerry Lee reste un moment debout, le regard vissé dans celui de son adversaire. Les deux prétendants au trône s’affrontent du regard pendant d’interminables minutes. Des murmures parcourent la foule :

— Que se passe-t-il ?

— Chais pas...

— C’est qui, l’autre sur le camion ?

— Jerry Lee, le perdant...

— Oh bah dis donc, l’a pas l’air content...

Assez plaisanté. Jerry Lee se plante devant le clavier et le balaie de la main droite.

— You shake my nerves/ and you rattle my brain !

Il démarre «Great Balls Of Fire» sans crier gare. Il chante sans micro. Sa voix porte dans toute l’avenue. Il gronde, secoue ses mèches folles et martèle ses accords avec un violence terrible.

— Goodness, gracious, yeahhhhhhh !/ Great balls of fire !

S’ensuit un killer solo de piano. Il ploie les jambes, bascule le buste en arrière et les yeah-yeah-yeah-yeah qu’il hurle s’en vont défoncer la rondelle des annales.

La réaction de la foule ne se fait pas attendre. C’est une explosion. Des milliers de gens se mettent à danser le twist. Jerry Lee enchaîne sur «Whole Lotta Shakin’ Goin’ On». Il fait rouler les diamants de ses accords et regarde la foule, un sourire psychotique au coin des lèvres :

— I said/ come on over baby/ a-whole lotta shakin’ goin’ on...

La foule se calme car Jerry Lee met la pédale douce. Mais ce n’est que l’accalmie qui précède la tempête. Elle finit par éclater. Jerry Lee fait littéralement exploser son Lotta. Son guttural couvre le tonnerre du piano et des acclamations. Il hurle, se contorsionne, lève un bras au ciel, se tourne et écraser les basses à coups de cul, puis il saisit le piano, le lève au dessus de sa tête et le jette dans une vitrine.

La foule hurle :

— Jerry Lee ! Jerry Lee ! Jerry Lee !

Little Richard approche du camion.

— Bumps, aide-moi à monter.

Bumps le hisse sur le plateau. Little Richard s’agenouille devant Jerry Lee et lui baise la main.

Signé : Cazengler, Little Ricard

Little Richard. Disparu le 9 mai 2020

 

J'ai la Watts qui s'dilate

- Part One

 

S’il en est un qui a la dent dure, c’est bien Mike Edison. On ne le surnomme pas Sharky pour rien. Pour bien situer les choses, Sharky fut, entre autres choses, le batteur des Raunch Hands, un groupe Crypt des années 80/90 et c’est en tant que batteur qu’il rend hommage à Charlie Watts avec l’excellent Sympathy For The Drummer - Why Charlie Watts Matters, un ouvrage que liront tous les fans des Stones, mais aussi tous ceux qui s’intéressent au rude métier de batteur. Ce book hautement énergétique et comme écrit à coups de relances permet de revisiter dans le détail toute la discographie des Stones, ce qui n’est jamais du temps perdu, car on redécouvre des choses à chaque réécoute. À travers Charlie Watts, Sharky rend hommage à des quantités d’autres grands batteurs qui ont fait l’histoire du rock et il encense comme seul un batteur peut le faire, avec l’œil rond comme une cymbale et une niaque de chamboule-tout. Ce livre est une fantastique galerie de portraits, aussi va-t-on prendre le temps d’aller y musarder un peu.

Revenons à la dent dure. Car c’est là que Sharky s’impose. Il ne tourne jamais autour du pot. Le pot, ce n’est pas son truc. S’il n’aime pas un mec, il le cloue à la porte de l’église. Il commence par clouer les Doors - they reprensented the worst sort of rock mendacity: a blues band that could not play the blues (le pire genre d’arnaque : un blues band qui ne sait pas jouer le blues) - Et paf, à dégager. Il pourfend ensuite Cream en les accusant d’avoir massacré «Spoonful», l’un des chefs-d’œuvre de Wolf. Ils en font dit-il de l’atonal cacophony, ce qui n’est pas une mauvaise choses if you are John Coltrane or Cecil Taylor, but Cream were not John Coltrane or Cecil Taylor. Cream n’était ni Trane ni Cecil Taylor. Et il conclut en assénant ceci : «The damage they did can still be felt.» (Les dégâts qu’ils ont faits sont toujours d’actualité). Sharky a le courage de ses opinions et ça lui vaut les encouragements du lectorat. Vas-y Sharky ! Cloue-les tous à la porte de Notre Dame ! Plus loin il s’interroge sur le choix de Kenney Jones pour remplacer Keith Moon : «C’était comme échanger Jackson Pollock contre un peintre en bâtiment.» Il a raison, au fond, car après la mort de Moony, les Who n’avaient plus aucun sens. N’importe quel batteur aurait été un peintre en bâtiment. Il s’en prend aussi à Kiss, un groupe si ugly qu’il devait se maquiller. Le passage que Sharky consacre aux groupes qui vendirent leur cul en passant à la diskö vaut les pires coups de hache pamphlétaires de Léon Bloy : «Kiss a prouvé une bonne fois pour toutes qu’ils n’avaient ni honte ni scrupules en enregistrant ‘I Was Made For Lovin’ You’», et il épingle plus loin les smarty-pants prog-rockers Pink Floyd qui eux aussi ont trempé dans la diskö à des fins commerciales. Sharky pourfend plus qu’il ne cloue. Mais à ce petit jeu, Luke Haines est beaucoup plus violent. Nous y reviendrons, c’est promis.

Sharky est aussi un auteur convainquant : il faut voir avec quel brio il défend une idée, comme par exemple celle du minimalisme, dont Charlie Watts est un expert : «Ginger Baker allait devenir une sorte de drumming superhero, alors que Charlie allait poursuivre son petit bonhomme de chemin, en se contentant de veiller sur le roll des Rolling Stones, with little if any fanfare, c’est-à-dire sans jamais la ramener. Il existe d’autres grands minimalistes dans notre culture : Coco Chanel me vient tout de suite à l’esprit, mais aussi Monk, Miles Davis, les Ramones, Keith Richards et les grands batteurs de Chess Records, ils ont tous de l’importance car ils ont prouvé que le moins est souvent supérieur au plus.»

Ailleurs, il définit à sa façon ce qui fait la grandeur d’un groupe de rock : «Les grands groupes sont des gangs - et il met le mot gang en ital - Ils savent rester ensemble. Ça ne veut pas dire qu’ils s’aiment les uns les autres, ou qu’ils s’apprécient - tous ceux qui ont traîné assez longtemps avec des groupes savent très bien quel genre de merdier y circule - mais une fois que tu as franchi le cap et compris qu’un groupe peut vibrer comme un seul homme, et que le groupe est devenu plus important que la somme des individus, alors tu n’as plus envie de tout bousiller.»

Il donne plus loin une vision terriblement lucide de l’évolution des choses : «Si tu allais voir les Stones en 1969 ou dans le début des années soixante-dix, tu assistais à une révolution. Les choses ne seront plus jamais comme ça. Ce que je dis n’a rien à voir avec la nostalgie. Je fais référence à un fait scientifique. L’environnement dans lequel le rock est apparu ne peut être recréé. Le public a beaucoup trop changé. Le monde culturel contemporain serait incapable de supporter un truc aussi radical que les Stones de 1969. Trop de choses se sont passées depuis, et trop de choses ont disparu. Il n’existe plus aucune trace de danger dans la musique.» Puis il envoie une bourrade aux pseudo-temps modernes : «C’est la grande arnaque de l’ère Internet, confondre l’accès à l’information et la connaissance. Les vidéos gratuites ne remplaceront jamais l’expérience. Tout le monde cherche un shortcut, c’est-à-dire un raccourci. Charles Watts vous dirait qu’il n’existe pas de raccourcis.»

Sharky est un excellent écrivain. Il sait mortaiser le chêne pour étayer sa pensée. Mais dès qu’il rend hommage à des gens, ça devient encore plus impressionnant. Eh oui, on connaît tous les grands disques, mais sait-on seulement comment s’appellent tous les batteurs géniaux qui jouent derrière ? - Little Richard’s drummers were monsters - his music demanded nothing less - Sharky dit que Little Richard était trop black, trop sexuel, trop sauvage pour l’Amérique en plastique d’Eisenhower et pouf, il rend directement hommage à Charles Connor, le héros inconnu qui joue l’intro de «Keep A Knockin’», puis il cite l’autre monster, Earl Palmer, un peu plus connu et qu’on entend aussi derrière Fatsy, à l’époque. Tiens voilà Ebby Hardy, le premier batteur de Chucky Chuckah, qui foutait la trouille au public avec son snaggletooth grin et qui, nous dit Sharky, a slammé the hardcore hillbilly madness of «Maybellene», practically a Motörhead prototype ! (En slammant à la folie Maybelline, cet homme au sourire monstrueux préfigurait Motörhead). Sharky exagère un peu, mais bon, c’est un enthousiaste et il ne faut pas le contrarier. Puis voilà Fred Below, the undisputed King of Chess Studios drummers. Charlie Watts déclara : «Je dois tout à Fred Below.» Et pouf, Sharky embraye - Below brought it all : blues thump with jazz roots, easygoing double shuffles, a killer backbeat, anticipation, penetration, and high-octane propellant (le blues beat avec les racines jazz, la souplesse du shuffle, le killer backbeat, l’anticipation, la pénétration et la propulsion) - Et il envoie son hommage au firmament des hommages en lâchant ça : «Comme Earl Palmer, il avait le don surnaturel de mélanger les shuffle beats à l’ancienne avec le tout nouveau rock’nroll telemetry sans perdre son swing.» C’est la piste aux étoiles ! Sharky se fait virtuose du rock language pour honorer ses idoles.

Il fait un passage obligé par Bo qui ne s’intéressait qu’à la pureté du beat : «Bo était à la fois primitif et futuriste, il jouait des sons de l’espace sur des rythmes purement africains et il épiçait tout ça d’espagnolades. It was true jungle music, every song a sex bomb.» Et puis on tombe plus loin sur une double page en hommage à Bo, illustrée par une petite photo de Bo avec the Duchess et Jerome Green en veste à carreaux avec ses maracas. Sharky évoque une tournée anglaise des Stones avec Bo - Mick et Keith le regardaient jouer chaque soir and they learned, boy-oh-boy did they learn - Ils ont tout appris de Bo Diddley, le son primordial African swamp-rock and futurist blues, de ses chansons qui puaient la sueur et le sexe, son hypermodern wash of rhythm guitar paying, his tropical boogie, his explosive shimmy and shake, tout ce bazar tiré des anciens dieux de la fertilité, des space aliens et de la racine de mandragore, qu’on appelle John the Conqueror root en Amérique. Sharky brosse tout bêtement le portait d’un génie. Il rend ensuite hommage aux femmes que Bo ramenait sur scène, the Duchess (Norma-Jean Wofford) et avant elle, Lady Bo (Peggy Jones) qui chaloupait sur scène avec sa guitare customized, doing the Ancient Art of Weaving with the man himself. Et juste en dessus de cette image du trio mythique, ce démon de Sharky écrit : «This was exactly the strain of primal Negro eroticism that Mick and Keith mainlined, at least until the drugs took over.» (Mick and Keith cultivèrent cet érotisme négroïde avant de passer à, autre chose, c’est-à-dire les drogues).

Sharky rend ensuite hommage à Earl Phillips, le batteur de Jimmy Reed, the master of laid-back shuffle. Plus loin, il brosse les portraits des grands batteurs blancs qu’il admire, par exemple John Bonham, qui comme Charlie Watts et Keith Moon, sut inventer une façon originale (unprecedented) de battre le rock. Sharky félicite Bonham d’avoir inventé les double strokes, les triplettes de Belleville, et des untouchable chops. Mais il réserve le gros de son admiration pour Keith Moon dont le jeu était une extension de sa personnalité - outrageous, capricieux, drunk, charismatic, generous, honest and out of control - mais Sharky lui reproche aussi d’avoir influencé les kids qui croyaient bien faire en rajoutant des tas de cymbales et de gamelles sur leurs kits, et qui se mirent à faire n’importe quoi, croyant faire du Keith Moon. Il rend aussi un fier hommage à Jerry Nolan qui ne fut jamais aussi célèbre que les autres grands batteurs mais dont le drumming était the musical equivalent of a zip gun, leather jacket and pegged pants, c’est-à-dire l’incarnation musicale du zip gun, du blouson de cuir et du pantalon à pinces.

Bon tout ça c’est bien gentil, mais les Stones ?

Sharky entre chez les Stones comme on entre en religion. Plus que des individus, il voit surtout un groupe, un son et un phénomène. Tous ceux qui ont vécu ça en direct savent que les Stones furent le plus gros phénomène rock du siècle passé. Sharky dit d’eux qu’ils ont créé un univers où le country blues se mêlait à la violence et au LSD, où les steel guitars infestaient le diskö beat, où le gospel pouvait être malsain et où tout puait le sexe. Quand les Stones passent au Ed Sullivan Show, Sharky dit qu’on sentait the Stones’ sex pouring off the television screen. Oui, le sexe dégoulinait de l’écran de télé. Et pour lui, comme pour tous, «Satisfaction» reste the first guenine punk rock song. Entre 1966 et 1969, les Stones passent du noir et blanc à la couleur et trouvent leur public : «Les ados vierges avaient laissé la place aux vétérans du Summer of love : stoners, burnouts, freaks, déserteurs, révolutionnaires occasionnels, sans parler des mannequins de mode, des intellectuels, des réalisateurs de cinéma, des artistes et de tout ce qui constituait la drug-culture aristocracy.» Sharky décrit à merveille la construction d’un monde nouveau. Puis il raconte comment les Stones se vautrent avec Their Satanic Majesties Request - Chaque fois que les Stones ont voulu suivre une mode ou une tendance, ce fut une horrible erreur - Puis ils redressent la barre avec «Jumping Jack Flash» - qui était au hard rock ce que «Satisfaction» était au punk - Keef parle de turbo overdrive - You jump on the riff and it plays you - Et Sharky revient inlassablement à la charge, il jette des mots dans ce chaudron intellectuel qu’il appelle the Rolling Stones music - Il n’y avait aucune différence entre les blancs et les noirs, entre le gospel et le hard rock, entre Bo Diddley et l’apocalypse - Ses formules prennent feu sous nos yeux, la verve dépasse le fan, le book se met à vivre sa propre vie, certains paragraphes sont comme possédés. Fan-tas-tique écrivain ! Bill Wyman explique à un moment que tous les groupes suivent le batteur. Pas les Stones. Charlie suit Keith. So the drums are very slightly behind Keith. Et Bill dit qu’il est un peu devant, «I tend to play ahead.» - It’s dangerous because it can fall apart at any minute - Il explique en gros qu’ils ne jouent pas ensemble : Charlie derrière le beat et Bill devant, ça peut se casser la gueule à tout moment. Et Sharky s’extasie : «The essence of the Stones style - Tight but loose. C’était terriblement sexuel et merveilleusement steamy.» Et il ajoute, tétanisé par l’aveuglante lumière de la révélation : «Les leçons de Chuck Berry, Bo Diddley, James Brown et Little Richard s’étaient déversées dans le cerveau de Keith et voilà ce qui en ressortait.» Quand ils arrivent à l’époque d’Exile, les Stones ont évolué. «Avec Brian Jones, les Stones jouaient des chansons. Avec Exile, ils jouaient de la musique.» C’est là que les Stones intègrent the all-Texas horn section - Bobby Keys and Jim Price - alors ils deviennent encore plus énormes, nous dit Sharky. «Comme si Keith les avait kidnappé à Muscle Shoals et conditionnés en leur injectant des amphétamines militaires, du crystal pur, pas la merde des bikers, the good stuff, the shit that won wars. Ils avaient tous des gueules de mecs s’apprêtant à cambrioler une pharmacie.» C’est là où Sharky devient puissant, sa langue dépasse sa pensée et sa vision transfigure la réalité pour mieux la lester de plomb véracitaire. Il utilise les formules idéales pour dire la grandeur décadente des Stones. Il parle aussi d’une symphonie de boogie-woogie, de sexe, de glam rock et de violence et il va loin en affirmant que les Who et Led Zeppelin sonnaient rococo next to the Stones’ highly distilled strain of mayem.

Puis Sharky aborde le chapitre du déclin, avec Goats Head Soup, le premier album qui relève plus de l’obligation que de l’inspiration. À cette époque, Keith explique dans la presse qu’il prend la route downhill to Dopesville alors que Mick s’envole pour Jetland. C’est l’époque où Keith assoit sa légende d’unrepentant dope fiend, qu’il se gave de coke et de speed, qu’il oublie de dormir pendant 9 jours, qu’il boit comme un trou et qu’il travaille comme un fou, and bless his soul, making it work. Alors Sharky reprend son bâton de pèlerin et examine les albums un par un. It’s Only Rock’n’Roll est à ses yeux un semi-échec, avec un morceau titre qui ne vaut même pas a good T. Rex song. Selon Bobby Keys, l’âme des Stones, c’est Charlie and Keith - This is were the engine room is - Puis Sharky annonce que Black And Blue est l’album le plus sous-estimé des Stones. On y note l’arrivé de Ronnie Wood sur quelques morceaux et le retour de l’Ancient Art of Weaving qui prévalait au temps de Brian Jones et qui joua un rôle tellement essentiel dans la genèse des Stones - Ils avaient besoin de Brian pour conjurer le hoodoo de Muddy, de Wolf, de Bo et de Chuck, leurs maîtres spirituels. Mick Taylor avait été embauché comme chirurgien pour tailler dans le vif et sortir le groupe des sixties. Le temps de l’Ancient Art Of Weaving avec Brian était donc révolu - Mais l’arrivée de Ronnie Wood allait le ressusciter. Autre métamorphose : les Stones avaient aussi remplacé leur vieille section de cuivres par le funk de Billy Preston. Sharky indique que Billy avait tendance à sur-jouer et son Afro occupait la moitié de la scène, si bien que, nous dit Sharky, Keith dut lui mettre son cran d’arrêt sous la gorge pour lui rappeler que les Stones n’étaient pas son groupe. Avec Ronnie, Keef trouve un nouveau drug buddy - they were running on pure pharmaceutical Merk cocaine - one song, one line, a reasonnable dose for an adult Rolling Stones - et hilare, Sharky ajoute : «Une fois de plus, les Stones étaient tellement dans leur époque qu’ils paraissaient l’inventer. You could practically HEAR the cocaine !».

Et la verve de Sharky repart de plus belle : «Keith was no longer playing Chuck Berry riffs, he was playing Keith Richards riffs, or more likely, they were playing him - C’était impossible de savoir où s’arrêtait l’homme et où commençait la musique.» Sharky sort des disques et entre dans la matière de l’art, il s’y fond spirituellement comme s’il entrait dans le cercle magique du divin, dans un au-delà de la compréhension des choses. Il écoute Some Girls et trouve la diskö de «Miss You» intéressante - Well for one they were really good at it. They made disco sound greasy and wet - Gras et humide, bien vu ! On trouvait tous que c’était un sacrilège à l’époque, mais Sharky a raison, il faut écouter ce que fait Charlie Watts. Il ajoute que Some Girls remet les pendules à l’heure, il parle de toughest and sleaziest record the Rolling Stones would ever make. Il dit aussi que Charlie n’a jamais aussi bien joué que sur Some Girls - Every song was a fresh take on the art of rock’n’roll drumming - Aux yeux de Sharky, Some Girls est l’album de la rédemption - The so-called punk songs on Some Girls twanged with clarity and Telecaster thump - et dans le feu de l’action, il ajoute : «It wasn’t punk-by-numbers, it was the Rolling Stones and their music was far closer to the edge of chaos - Puis il qualifie Tattoo You d’unexpected jewel, their last truly great record et il en arrive à la conclusion que c’était aussi bien Charlie que Keith qui rendaient toute chose Stonesy, et que Charlie amenait ce zork que lui seul pouvait amener, que c’était devenu indéniable, it was dogma. Et puis quand Jagger se négocie un deal solo pour sa pomme, c’est le déclenchement de la guerre atomique. Sharky : «Pour Keef, ça va plus loin que la sédition. C’est un manque de respect, c’est minable, malhonnête, une trahison. Personne n’est plus important que le groupe. Ils ont construit cette cosa nostra ensemble, alors Keef se sent trahi, et Charlie, dont la loyauté est encore plus profonde que l’océan, le vit encore plus mal.»

Puis au moment où Charlie sombre dans la dope et la booze, les Stones enregistrent Undercover - This is not Goats Head Soup fucked-up, c’est complètement autre chose. Non seulement Keef et Mick ne se parlent plus, mais ils viennent chacun à leur tour en studio pour saboter ce qu’a fait l’autre - Making Rolling Stones records used to be fun. Now it’s like digging graves (faire des disques était marrant auparavant, mais ils semblaient alors creuser des tombes) - Fin des haricots ? Non car Dirty Work paraît en 1986, et Sharky y trouve the last great Rolling Stones song, «Had It With You». Dirty Work est selon lui the sound of Mick and Keith fighting. Puis les Stones basculent dans un tourbillon de tournées byzantines et d’unfocused studio records dont Steel Wheels (1989). Les Stones ne font plus ce que Phil Spector appelait une contribution, il faut, nous dit Sharky, un pendule pour trouver les bons cuts dans les albums, comme Voodoo Lounge. Avec A Bigger Bang, Sharky a l’impression que les Stones sonnent à nouveau de la façon dont ils croient devoir sonner. Il termine ce brillant panorama avec Blue & Lonesome, un retour aux sources - The entire record was a minimalist masterpiece. Clapton qui intervient sur deux cuts n’a même pas réussi à le ruiner - Pour Sharky, Blue & Lonesome était l’album tant attendu après le bullshit de la demi-douzaine d’albums qui ont précédé.

Il ne s’étend pas longtemps sur les personnalités, sauf bien sûr Charlie auquel ce livre est consacré. Brian Jones ? Sharky le salue pour avoir su inventer avec Keef the Ancient Art of Weaving, une interaction entre les deux guitares qui générait un ragoût organique dans lequel ni le lead ni le rhythm ne dominaient. Brian allait injecter dans cet Ancient Art of Weaving l’exotica du dulcimer, des mirambas et du mellotron - A beautiful man, la musique coulait de ses doigts et sa contribution aux early hits des Stones brûlait d’un éclat sans pareil, jusqu’à son burning out, conséquence des mœurs en pratique à cette époque. On lui demanda de quitter le groupe en 1969 et on le retrouva mort dans sa piscine peu de temps après, laissant derrière lui une légion de cœurs brisés et une mystique intemporelle - Cet hommage à Brian Jones est aussi beau que celui que lui rend Marianne Faithfull dans son autobio. En fait la situation de Brian Jones n’était plus tenable - la double hélice psychedelic pop star et bluesman était trop tordue pour être viable - et comme les Stones devaient évoluer, Brian devait dégager. Sharky : «Se consumer avec les drogues et le pop stardom est devenu un cliché, mais le mérite en revient à Brian qui sut si bien l’incarner.»

Ron Wood ? «Il semblait destiné à devenir un Rolling Stone. Comme Ronald Reagan, Elvis Presley et quelques autres, il était né sous sa bonne étoile et une fois lancé, pour le pire ou pour le meilleur, rien ne pouvait arrêter son ascension.» Les Stones le voient plus comme un chiot qui adore jouer. Il est le sideman parfait, nous dit Sharky, une menace pour personne. Quant à Keef, tout le monde l’aime. He is a man of the people. Sharky revient longuement sur la guerre atomique qui oppose Keef et Jagger dans les années 80. Un soir, dans un hôtel, Jagger appelle Charlie dans sa chambre et se croit assez malin pour s’exclamer : «Where’s my drummer ?». Alors Keef raconte que 20 minutes plus tard, on frappe à la porte. C’est Charlie, sur son trente-et-un, il sent même l’eau de Cologne. Charlie avance droit sur Mick et lui dit : ‘Ne m’appelle jamais plus TON drummer’, il le prend par le col, le soulève de terre et lui colle son poing en pleine gueule. Dans leurs échanges, Keef appelle Jagger ‘Brenda’, ou ‘Madame’, ou ‘Sa Majesté’. Et quand un mec lui demande : «Quand allez-vous arrêter de bitcher at each other», c’est-à-dire vous envoyer des insultes, Keef rétorque : «Ask the bitch.» Et quand l’album solo de Jagger sort dans le commerce, le tristement fameux She’s The Boss, Keef lâche ce commentaire d’un laconisme souverain : «C’est comme Mein Kampf. Tout le monde en a une copie mais personne ne l’écoute.» Par contre, tout le monde ADORE Talk Is Cheap. Eh, oui, on ne joue pas dans la même cour.

Sharky finit tous ses chapitres avec des stances qui constituent au bout du compte un extraordinaire dithyrambe à Charlie Watts. Ça commence en douceur quand il indique que Charlie ne jouait pas de solos de batterie, non pas parce qu’il n’en avait pas le niveau, mais parce qu’il était assez bon pour ne pas avoir à le faire. Sharky rappelle aussi que Charlie ne souriait pas en jouant. The best jazzers never did. Il prend le temps de préciser que Charlie was a man of true style. Quand un journaliste lui demande comment il évite les pièges de la vie de rock star, Charlie répond qu’il n’est pas une rock star - This speaks well to the character of Charlie Watts, I would say - Le style de Charlie watts is more music than muscle. Sharky entre dans le détail du hit hat thing, mais c’est trop technique pour les novices. Et cette phrase «This is why Charlie Watts matters» revient comme une sorte de leitmotiv religieux dans les pages de cette bible Stonesy : «Il y avait l’anticipation dans le groove et la pénétration était laissée de côté, comme il se devait, pour ce qui était prévu après l’heure de fermeture.» And this is why Charlie Watts matters : He made them sound unique again. Et Sharky entre dans le détail de la China cymbal, un délire encore trop corsé pour le novice. Il dresse ensuite un parallèle entre le drumming de Charlie dans Tattoo You et le Kama Sutra : il enfilait chaque roulement de batterie avec un nouvel angle. Encore un matter de taille : Vous pouviez toujours compter sur Charlie Watts quand tous les autres avaient perdu la boule - when everyone else has lost their fucking minds - Et retour au drum style, it was never about chops, c’est-à-dire la technique, it was about style. Et quand à 40 balais Charlie décide de faire le con en passant à l’héro, il entre en concurrence avec Keef : «J’ai failli en mourir. J’étais très malade au terme de deux ans sous héro et sous speed. Ma fille me disait que je ressemblais à Dracula.» Il va subir deux interventions, faire une semaine de rayons pour soigner son cancer et s’en sortir avec les honneurs, sous le regard ô combien admiratif de Sharky : «He is Charlie fucking Watts and he comes back strong.» Oui, Charlie passe à travers !

Sharky explique dans le dernier chapitre qu’il a appris à jouer de la batterie en jouant sur les disques de Sabbath, des Who, de Led Zep, d’Hendrix, de Little Richard, de James Brown, de Professor Longhair, du MC5, de Chuck Berry et des Ramones, mais ce que faisait Charlie était beyond, c’est-à-dire bien au-delà.

Sharky redescend de son nuage d’écrivain en rappelant, avec un art consommé de la synthèse, que Charlie a survécu au cancer et à l’héro, à cinquante ans de tournées avec Keef et Jagger et qu’il n’a jamais quitté les Stones, même lorsqu’il avait de bonnes raisons de le faire. He had the patience of a fucking saint. Oui, la patience d’un saint. Et il termine ainsi : «This why Charlie Watts matters : on pouvait toujours compter sur lui pour swinguer.»

Dernière chose : en janvier dernier, Gildas descendit de chez lui en tenant un book à la main. Nous l’attendions en bas.

— Tiens, c’est pour toi, tu nous feras une chronique !

— Wouah ! Mais c’est le book de Mike Edison ! Quelqu’un que tu connais bien m’en a dit le plus grand bien !

La chronique n’est pas parue, car cet enfoiré a cassé sa pipe en bois fin février. Je la confie donc à Damie, elle est entre de bonnes mains.

 

Dans la vie, on va vite à mythifier. Il est possible que ce book soit l’un des plus beaux de la rock-culture et comme par hasard, ce fut l’ultime cadeau de Gildas. D’où sa valeur considérable.

Signé : Cazengler, charlot Ouate

Mike Edison. Sympathy For The Drummer. Why Charlie Watts Matters. Backbeat Books 2019 (Advance Uncorrected Reader’s Proof )

 

La petite victoire de Little Victor

- Part Two

Little Victor n’est pas avare de petites victoires. Sa nouvelle petite victoire s’appelle Deluxe Lo-Fi, un album dont le nom dit tout. Si tu aimes le luxe et que tu n’es pas riche, cet album est pour toi. Et si tu sors l’insert de la pochette, tu verras Little Victor photographié avec sa casquette de capitaine, tu sais ces casquettes de contrebandiers San Francisco, qui datent du temps des films noirs : un look un brin Bogey, mais avec une barbichette et une allure à l’Ali Baba. Il gratte sa gratte derrière un gros micro vintage accroché au plafond et ferme les yeux pour chanter «Gambler’s Boogie», un fier boogie à la Louisianaise. Little Victor se montre à la fois digne de son idole le grand Louisiana Red et de John Lee Hooker. D’ailleurs, «My Mind» qui ouvre le bal de l’A est dédié à Louisiana Red. Il chante aussi au velouté ce big heavy blues de rentre dedans qu’est «I Done Got Tired». Quel son, my son ! Un son chargé à ras-la-gueule comme un canon confédéré pointé sur ces damned Yankees, un son puissant et seigneurial de lo-fi bien roulé au déroulé, mais pas n’importe quel déroulé, un déroulé lourd de sens. Ah comme c’est powerful ! Little Victor montre aussi qu’il peut rocker comme mille diables, il suffit d’écouter «Slow Down Baby», vrai boogie demented à gogo chanté avec la foi du charbonnier. Ou pire encore, ce «Graveyard Boogie» tapé à l’énergie rockab, une absolute departure de beginner. «I don’t play no pretty guitar ! I always try to play the meanest possible guitar !» dit-il dans la note d’intention accompagnant sa petite victoire. En B, il envoie un beau clin d’œil ferrailleux à Elmore James avec «Rocks». Il va down the road de bon cœur et se montre encore plus royaliste que le roi Elmore, il joue à la déglingue fondamentale et avale son chant à l’édentée salivaire des faubourgs de Vicksburg. Par contre, il chante «Whats The Matter Now» à la rocaille de la victorisation des choses. Il sonnerait presque comme Little Richard ou même Larry Williams, c’est d’un authentisme qui frise l’attentisme. Sérieux client que ce Little Victor, il se montre parfaitement capable de rocker la couenne du vieux rock’n’roll de la Nouvelle Orleans. Il adresse un autre clin d’œil, cette fois à Big Dix avec «Rockin’ Daddy». Il joue le boogie en père peinard sur la grand-mare des canards, ça suit sa route, ça fluctuat nec mergitur et ça swingue la couenne du meilleur boogie victorien. Il rocke le blues à l’estomac. C’est porté par un son délié, monté sur un bassmatic bien rond et une frappe légère. Ah comme ce mec sonne juste. On entend là the real black white man blues.

Signé : Cazengler, Little Victordu

Little Victor. Deluxe Lo-fi. Stag-O-Lee 2018

 

MOUNTAIN ( III )

Troisième rendez-vous hebdomadaire avec Mountain. Chiffre idéal quand on aborde le dernier volet d'une trilogie. Celui de la fin. Il y aura un quatrième tome, un os ( moelleux, très bon ) jeté en pâture aux fans pour les faire patienter, et accroire que va bien. En attendant, un beau titre Flowers of Evils, emprunté à Baudelaire. Chacun trouve ce qu'il lui plaît dans une œuvre poétique, ou ce qui l'interpelle. De fait Mountain est confronté à une double problématique, historiale et personnelle. La guerre du Vietnam, elle eut par chez nous un retentissement souterrain, invisible, dès 1966 dans les lycées et les facultés se créèrent des Comités Vietnam d'obédience trotskiste ou maoïste, ces groupes furent les embryons de Mai 68. La conscription mit la jeunesse américaine directement en prise avec la guerre. De nombreux boys laissèrent leur peau dans les rizières. Ceux qui avaient la chance d'en revenir ramenèrent avec eux de sérieux malaises psychologiques. Beaucoup trouvèrent un dérivatif dans les drogues. L'époque s'y prêtait mais certains changèrent simplement d'enfer...

Les membres de Mountain étaient dégagés des obligations militaires, les produits plus ou moins illicites faisaient partie à part entière de la culture rock. Le groupe tournait beaucoup, une aubaine pour les dealers, les filles, la route, l'alcool, l'argent, la fatigue, la dope, un cocktail explosif. Le succès renforce les égos et exacerbe les conflits latents ou artificiels... tout était réuni pour le split...

FLOWERS OF EVIL

( Novembre 1971 )

Est-ce que ces dissensions seraient à l'origine de la discrétion de Gail Collins sur cette pochette. Certains de ces messieurs ont-ils exigé d'avoir leur trombine en couverture ? Certes la photographie est de Gail, heureusement que la graphie du nom du groupe lui fût revenue. A touch of Gail qui brise l'anonymat de nos quatre chevelus. Des milliers de disques interchangeables arborent la tronche de leurs géniteurs, le lettrage de Gail détourne nos regards de nos quatre héros. Ce n'est pas qu'ils soient particulièrement laids c'est qu'ils sont comme tout le monde. Les huit signes de Gail se déchiffrent, des runes colorées qui racontent une histoire que chacun doit s'inventer. Et cette princesse de cœur qui semble remonter le courant de l'alphabet, est-ce pour signifier sinon son désaccord du moins une fêlure ? Les créations graphiques de Gail relèvent d'une ambivalence synesthésique peinture /musique qui a agi en tant que chambre artefactique de distorsion quant à la réception du groupe. Comme par hasard Baudelaire a beaucoup réfléchi sur l'impact réceptionnel et opératoire d'une toile sur le public.

Side A : Studio : Flowers of Evil : pas si violent que cela, c'est que le mal est plus rusé que vous ne le croyiez, s'insinue dans vos veines l'air de rien, même qu'au début vous avez l'impression qu'il vous fait du bien, un petit côté country, pas radisiaque mais presque, c'est bien de cela qu'il s'agit, du retour à la maison, le boy n'est pas en meilleure forme, n'a pas envie d'offrir des bouquets de fleurs à tout le monde, n'est plus ici, l'est ailleurs, barjote, barbote en lui-même, fini par rempiler au Vietnam pour trois ans, le titre est à la hauteur du sujet, d'un certain côté il ne vous satisfait pas tout à fait, et de l'autre vous ne pouvez vous empêcher d'y revenir. Ne cherchez pas, la solution est impossible à trouver. Une similitude avec le son du Creedence n'étonnera personne. L'eau qui coule des montagnes n'est pas toujours aussi claire et revigorante que l'on pourrait s'y attendre. King's Chorale : nous refont le coup de Taunta sur le Nantucket Sleighride, l'instru-mental qui tue. Même pas une minute. Knight se la joue sonate de Beethoven, vous enfile les arpèges du désespoir et les asperges de la solitude, à peine commencé, déjà terminé. Le mieux c'est de vous l'enregistrer en boucle. Faites attention à ne pas vous la passer autour du cou. Un malheur est si vite arrivé. Si cela survenait, vos amis seront tous d'accord pour affirmer que vous avez trouvé la musique appropriée pour votre générique de fin. One last cold kiss : Vous avez aimé The Wild Swans at Coole de William Butler Yeats, alors vous adorerez cette ballade. Froide comme le baiser de la mort. Paroles de Felix et Collins. Pratiquement prophétiques si l'on y pense. La mort du cygne est un lieu commun de la poésie symboliste. Avec ici un arrière goût moyenâgeux à la Swinburne. Mountain n'a pas donné dans la facilité, n'importe quel groupe de heavy-hard vous aurait traité cela à la manière grandiloquente des peintres pompiers du dix-neuvième siècle, non y ont introduit une pointe narquoise, pour mieux se tenir dans l'entre-deux de la mort et l'agonie de la beauté de vivre. Vous déroule la ballade comme le tuyau d'arrosage du jardin, au moins quelqu'un versera des larmes. Encore faudrait-il que le jardinier ait compris la signification de son geste. Crossroaders : retour à la mythologie rock, West devait en avoir marre ces quatre premiers morceaux larmoyants font un peu truc de gonzesse qui s'apitoie sur l'oiseau tombé du nid, alors là il vous le met riff profond, avec cette élégance toute britannique à la Eric Clapton, entendez ce morceau entre deux portes et instinctivement vous étiquèterez Cream, non vous n'êtes pas dans la bonne crèmerie, mais ici les blancs montés sur la neige de la montagne sont une spécialité. Inégalable. Pride and passion : Knight fait mumuse-couic avec son clavier. Longuement, ne vous impatientez pas, il y en a pour sept minutes et quand ça part c'est un peu dans tous les sens, de temps en temps vous avez un relent de fado de portugais, mais ce n'est pas fade. Une espèce de mini-opéra à la Kinks, retour au thème du début, la guerre qui tue les enfants des pauvres gens, encore un truc de nana, tout à fait Gail, pas vraiment gai, marmonne West, mais il met sa guitare en sourdine et vous tresse des harmonies à faire pleurer un crocodile dans son marigot. Dans toutes les montagnes qui se respectent vous avez des gorges profondes qui débouchent sur des grottes dont les parois sont recouvertes de dessins inattendus mais inoubliables.

Side B : Live enregistré au Filmore-Est de New York : 1 / Dream Sequence : A : Guitar solo : tournez le disque, surprise, bien sûr c'est la face de West, une pyramide à sa gloire, oui mais c'est beaucoup plus subtil que cela. Vous vous focalisez sur la section suivante, un bon vieux Chuck Berry ce n'est pas spécialement fait pour piquer un petit roupillon, tout-à-fait d'accord avec vous, mais avez-vous remarqué qu'au début de cette dream sequence Knight vous re-pond ( et ron et ron petit patapon ) son pointu tchik-tchik du début de Pride and Passion, le disque est composé à la manière d'une symphonie avec des thèmes qui s'en vont et qui reviennent, même que West il commence par s'amuser avec la knighteuse mouchette chichiteuse, et puis il n'y tient plus, l'a son naturel de guitariste diplodocus qui le reprend et il vrombit de colère comme si vous aviez eu la malencontreuse idée de lui couper une corde. B : Roll over Beethoven : contrairement à ce qu'affirmait Eddy Mitchell, ici Beethoven  ne se repose pas, le West n'a aucun respect pour les classiques, vous le malmène salement, t'as voulu savoir ce que c'était que les coups du destin, tiens prends-ça, les riffs en rafales trafalgariennes, le Corky vient à son secours comme s'il avait besoin d'aide, l'agilité d'un lézard des murailles qui dépasse les cent cinquante tonnes, là où la guitare de West passe, la forêt hercynienne ne repousse pas, un vocal à la tronçonneuse et Corky à la bétonneuse, si vous sautez au plafond en écoutant cela prenez garde de ne pas percer le plancher du voisin d'au-dessus. En fait je retire ce que je viens d'écrire, à la fin c'est l'immeuble entier qui s'écroule. Pire que les Twin Towers ! C : Dream of milk and honey : le Leslie l'est comme le taureau qui vient de tuer le torero, ça lui file le peps,  le rêve de lait et de miel, il en change la recette, les autres se dépêchent de dresser la table, programmation démente cauchemar avec dynamite et vitriol, vous ne reconnaissez plus le film, ils n'ont gardé que les scènes de carnage et d'abattoirs, et le West l'est à la guitare comme le divin Ajax qui frappé de folie s'en va tuer les réserves de vaches folle, que les Grecs gardaient pour les Dieux. Tout va mal, nous sommes aux anges. D : Variations : si vous n'avez jamais entendu ces variations, vous n'avez aucune idée de comment on peut tripoter une guitare, chaque cinq secondes une révélation, du coup Corky s'en va taper sur sa cloche à long horns sauvages et évidemment la guitare de West se met à meugler telle la charolaise neurasthénique qui sentant le soir venir appelle le fermier pour être ramenée à l'étable, aussi technique que les Variations Goldberg de Bach mais sans clavecin. Essayez d'imaginer le désastre. E : Swann theme : Corky agite ses plumes sur la batterie et l'on rentre dans la reprise du Cygne. Est-il vivant ou est-ce son âme brillante qui s'élève rapidement et qui fonce à toute vitesse vers la ligne d'horizon. Derrière lequel il disparaît d'un dernier coup d'aile. 2 / Mississippi Queen : vous en voulez encore, en voiçà en voili, la pièce montée après le cuissot de mammouth, Mountain s'amuse, la reine du Mississippi nous fait tous les plans-drague qui marchent à tous les coups, soulève sa robe et dévoile son sein, par Toutatis une partouze-party à vous péter les rotules sur le tatami.

J'en connais, je ne citerai pas de nom mais les tiens à la disposition des journalistes, qui n'ont pas du tout aimé la première face, ce qui ne les empêche pas de déclarer que vous vous ne trouverez pas mieux que le trésor de la B-side. D'autres posent le problème autrement : le groupe est à court d'inspiration, il patauge en studio et donne le meilleur sur scène. Cela sent le sapin. L'est vrai que le groupe se sépare – officiellement il prend un peu de repos – pour garder une casserole sur le feu, au cas où l'arrête ne serait pas définitif en 1972 Windfall leur maison de disques fait paraître un live.

LIVE : THE ROAD GOES EVER ON

( Avril 1972 )

Le titre hobbitique sonne un peu comme la formule rituelle, quand un artiste est tombé du trapèze dans la fosse aux crocodiles affamés, the show must go on ! Même si vous n'êtes pas diplômé des Beaux-Arts vous reconnaissez la patte de Gail, elle fait attention à ne pas se montrer, pas de jeune lady féérique sur la couverture qu'elle ne tire pas à elle. Toutefois l'on reconnaît les couleurs et le pic auréolé de Climbing ! Mais la paisible présence du cygne de Flowers of Evil devrait-elle être considérée tel un avatar baudelairien de l'albatros ? Et ces fleurs contournées - ces espèces de clématites délirantes, ces corolles carnivores qui se nourrissent de nos rêves - ne s'étalent-elles pas comme des forêts de symboles.

Long red : Smart est à la batterie. C'est norsmart, ce morceau est issu du set de Mountain à Woodstock. ( août 1969 ). Nous l'avons chroniqué dans la livraison Kr'tnt 462. Waiting to take you away : même remarque que pour la piste précédente. Crossroaders : légers glissandi de guitare, deux tapotements de baguettes et la machine démarre. Beaucoup plus bluesy que la version studio. Encore plus crémeuse aussi. Pappalardi vous a de ces profondeurs de basse capable de chavirer le Titanic, quant à West, sait qu'il doit faire mieux que vous savez qui. Alors il fait mieux. Simple, il suffit de vouloir, c'est dans les fioritures qu'il installe la différence, le riff c'est facile, c'est tout le reste qu'il fait en même temps, j'imagine ses doigts comme des essaims de mouches qui courent partout sur une surface plane, vous les chassez, elles reviennent encore plus insistantes. Six minutes de bonheur qui vous aident à comprendre pourquoi parfois l'éternité c'est trop court. Nantucket sleighride : on ne repartira pas à la chasse à la baleine, nous l'avons aussi chroniqué dans notre livraison 462. Le disque se terminait là, je sais c'est frustrant mais en 2018 pour une réédition CD, Bonus track : Stormy Monday : ( in Byron, in Georgia ) le vieux classique de T-Bone Walker dont on se plaît à dire qu'il fut le Prométhée moderne qui apporta l'électricité à la guitare, au blues et au rock. Peut-être un peu trop pour un seul homme, l'on ne prête qu'aux riches. Le blues c'est comme l'élastique plus vous l'étirez à chaque centimètre gagné il sonne différemment, alors Mountain ils vous le tirent durant dix-sept minutes, je vous laisse imaginer comment ce genre de facétie agrée un guitariste tel que Leslie, le Corky peut bien activer son drumin', vous ne quittez pas West de l'oreille, ce diable d'homme a toujours un chapelet de notes en rab, le mec il jette des perles aux pourceaux que nous sommes à pleines poignées. Chez la plupart des groupes de rock, quand on se lance dans un blues, c'est un peu l'aire de repos sur l'autoroute, vas-y mollo Julot, ça ne mange pas de pain et c'est autant de gagner sur la pendule, le Leslie il arrache les feuilles des marguerites une par une et les recolle à l'identique. C'est son passe-temps, un miniaturiste, un perfectionniste, c'est fou tout ce qu'il est capable de fabriquer, vous décoche ses notes comme un indien pawnee ses flèches mortelles, ou alors il se lance dans l'élevage des puces sauteuses, vous refile des croches cinglantes comme des barres de fer, ou vous les envoie par-dessous la ceinture, en catimini, vous les fait planer très haut comme des cerfs-volants, et quand vous essayez de les suivre vous comprenez que vous n'êtes qu'un gros balourds. The West is the best.

THE BEST OF MOUNTAIN

( Février 1973 )

Never on my life / Taunta / Nantucked Sleighride / Roll over Beethoven / For the Yasgur's farm / The animal trainer and the toad / Mississippi Queen / King's chorale / Boys in the Band / Don't look around / Theme for an imaginary western / Crossroader / + BONUS TRACK Réédition 2003 : Long red / Dream of milk and honey / Silver paper / Travelin' in the dark.

En règle générale je n'aime guère les greatest hits and consorts, les visées commerciales y sont bien plus prépondérantes, prennent le pas sur la démarche artistique. Celui-ci est bien fait. Si l'on excepte la pochette hideuse – une espèce de grossièr duplicata du Paranoid de Black Sabbath - pour laquelle l'on n'a pas pensé à demander la participation de Gail Collins. Il regroupe des titres issus des trois premiers albums du groupe et aussi du Mountain de Leslie West. Certes il n'apporte rien de neuf pour le fan de base mais l'écoute des morceaux aide à percevoir la profonde unité de la production montagnarde. Y éclate la puissance du groupe et met en évidence une sourde nostalgie un peu surprenante. Il n'existe pas vraiment de séparation entre les morceaux rentre-dedans et ceux plus lents que l'on qualifiera pour être plus explicite de ballades. Cela est dû en partie au toucher magique de Leslie West qui même dans les envolées les plus warm semble n'effleurer les cordes que du bout des doigts. Mais surtout au fait que Mountain a su créer une ambiance quasi-poétique ( au sens fort de ce terme, qui ne signifie pas mièvre joliesse mais issu d'un véritable processus créatif ) auquel peu de formations sont capables d'accéder.

Ce best of permet de souligner un paradoxe, Mountain aura de nombreux fans inconditionnels, les critiques seront la plupart du temps élogieuses, mais les ventes s'avèrent pour une formation de cette importante décevante. Elles n'atteindront jamais le grand public, celui qui achète les oreilles fermées, sur la réputation... D'où une certaine déception chez les principaux protagonistes de l'aventure. L'on peut s'interroger sur ce manque de saut quantitatif. Pour ma part je l'explique par la nature même de la musique. A l'emporte-pièce, capable de décapsuler n'importe quelles esgourdes bouchées, mais mises alors en présence d'une réalité plus complexe que la facilité escomptée. Mountain ouvre des espaces dans lesquels beaucoup refusent de s'engager, celui des abysses du rêve irradié d'un miroitement de verre brisé. Une dangereuse fragilité de la réalité du monde suggérée par le pinceau de Gail Collins, ses belles acanthes torturées éprises d'une préciosité de princesse impérieuse prisonnière de sa propre tour d'ivoire et d'ivresse.

L'aventure Mountain semble terminée. Mais il est des cachalots échoués sur une plage qui se refusent à mourir et parviennent à regagner les eaux du large.

Damie Chad.

 

UNE ETONNANTE EXPERIENCE

( confidentiel SSR )

Molossa s'est subitement figée. Nous étions à quinze mètres de la porte de l'immeuble. La rue était déserte. J'étais aux aguets, j'ai glissé la main dans ma poche. Pas de panique avec un Glock 26 en bon état de marche, un agent du SSR ( Services Secrets du Rock'n'roll ) peut aller jusqu'au bout du monde. Je ne croyais pas si bien penser. Trêve de philosophie, il restait les sept étages à monter. Sans ascenseur. Molossa me suivait le nez planté sur mon jarret gauche. Elle m'avertissait. Quelque chose ne tournait pas rond. Sur ce coup-là j'augurais mal de la suite des évènements. C'est en arrivant sur le palier du deuxième étage que moi aussi j'ai entendu. Un bruit, une espèce de ronronnement insaisissable. Etrange, à part les bureaux du SSR au septième, tous les appartements sont inhabités. Ce n'était pas une fausse impression. A chaque marche le bruit s'amplifiait d'une façon démesurée. C'est quand j'ai posé le pied sur la dernière marche que mon esprit subtil réalisa avec une netteté prémonitoire le scénario de la catastrophe. Le service était attaqué, un commando en hélicoptère menait un raid-suicide, comptaient passer par les fenêtres, des professionnels, faut un pilote hors-pair pour se risquer à faire tournoyer les pâles d'un EC665 Tigre, au ras d'une façade. Déjà Molossa la brave chienne, fidèle mais féroce galopait à fond de train dans les escaliers, elle passa dans la rue, s'arrêta pile devant la porte arrière-gauche de la teuf-teuf, poussa trois jappements brefs et incisifs qui déclenchèrent l'ouverture automatique de la portière. Maintenant elle remontait les escaliers les mâchoires serrées sur mon bazooka de poche toujours posé sur la banquette arrière. Je vérifiais mon chrono, 1 mn 35 s, mieux qu'à l'exercice. Me restait plus qu'à entrer en scène. J'ai pratiquement arraché la porte de ses gongs, me suis précipité à l'intérieur le bazoo tourné vers la baie vitrée, le bruit était intenable, il s'est arrêté brusquement :

    • Agent Chad, si vous répétez une scène pour un remake des Oies Sauvages , j'ai le regret de vous annoncer que voUs êtes peu crédible !

Le Chef était vivant. L'hélico n'existait plus. Franchement j'aurais préféré mourir qu'assister à ce que mes yeux me montraient mais que je me refusais à voir. Non, le Chef n'était pas à sa place, à son bureau, en train de fumer placidement un Coronado. J'avoue que cette hypothèse puisse à la rigueur se concevoir dans l'absolu hypothétique, mais le reste relève de l'impossible, Kant le philosophe n'aurait pas hésité à décréter la chose moralement inconcevable. Le Chef lui-même passait l'aspirateur !

    • Chef, vous ne devriez pas, ce n'est pas un travail d'homme, Marie-Odile chargée du ménage le fera demain, vous ne savez même pas vous en servir, vous l'avez détraqué, vous avez entendu le potin, quand c'est Marie-Odile il ronronne si doucement, presque voluptueusement ! Elle a une manière de presser le flexible tuyau dans ses mains potelées que...

    • Agent Chad, ce n'est pas le moment de s'égarer en des considérations subalternes, nous avons mieux à faire, un immense défi à relever, une tâche grandiose et insurmontable, l'Humanité ne comprendra jamais pourquoi nous lui faisons un tel cadeau, évidemment ce n'est pas pour elle - nous n'y pouvons rien, parfois certaines actions prodigieuses produisent des bienfaits collatéraux - mais nous l'accomplirons uniquement pour la gloire du rock'n'roll et le bonheur des seuls rockers !

       

Je ne peux vous révéler le projet auguste fomenté par le cerveau du Chef, vous mettre devant le fait accompli vous suffira. Vous communiquerais-je la conversation que nous tînmes que vous nous feriez enfermer à l'asile. Sachez que notre entretien fut long – il demandait des connaissances intellectuelles bien supérieures à vos pauvres capacités – le Chef fuma moult Coronado, Molossa et moi en profitâmes pour laper chacun son tour dans le même verre, au moins trois bouteilles de Jack...

 

Nous avions repeint la teuf-teuf en vert kaki. Le plus difficile fut de parvenir à ce que Molossa ne se délestât point de son béret artistiquement posé sur ses oreilles. Le Chef avait endossé un costume de colonel et moi celui de sous-lieutenant. Les deux troufions qui nous virent arriver rectifièrent leur position. Ils n'osèrent même pas sourire lorsque Molossa s'avancer pour les passer en revue.

    • Sous-lieutenant Chad, c'est quoi ce ramassis de cloportes, ne me dites pas que ce sont des soldats, à la façon dont ils se trémoussent, tout au plus des danseuses de french-cancan.

    • Vous avez raison, Colonel, je parie la moitié de ma solde qu'ils n'ont même pas la clé !

    • Si, si, nous l'avons, la voici !

    • Alors qu'attendez-vous pour ouvrir ?

 

L'immense hangar était totalement vide. Mais le Chef se contenta de tâter les murs, sa moue me prouva qu'il était satisfait :

    • Hum, impeccable, 5 sur 5 !

    • Si... Si... je peux me permettre mon Co-colonel bafouilla l'un d'eux, c'est un abri-anti-atomique de dernière génération, anti-radiation, vous pouvez le bombarder avec cent bombes à neutron, rien ne traversera ses murs, tout comme aucune émanation intérieure ne pourrait s'échapper de leur structure moléculaire, totalement étanche et hermétique du sol au plafond, spécialement conçu pour protéger l'Etat-Major en cas de guerre atomique ou même bactériologique !

    • Exactement ce qu'il nous faut, soldats, je suis content de vous, vous êtes venus avec la jeep là-bas, prenez-là, je vous file six semaines de permission immédiate, ne retournez pas à la caserne, je me charge des paperasses.

    • C'est que... normalement personne ne garde le bâtiment mais la nuit dernière on a fait le mur, en punition l'adjudant nous envoyé ici en pleine forêt pendant trois jours.

    • Parce que vous préférez obéir à un trou du cul d'adjudant plutôt qu'à votre colonel, hurlai-je, obéissez immédiatement ou je vous fais coffrer pour six mois.

Ne se le firent pas répéter, surtout que Molossa s'approchait d'eux, la bave dégoulinant de ses crocs pointus...

 

Le plus difficile fut de de ménager une ouverture pour passer le tuyau de l'aspirateur. Il nous fallut des heures pour découper un cylindre de trois centimètres de diamètre et toute la nuit pour en détacher quelques parcelles obtenue à coups de râpes et de dissolvants divers afin de les transformer en un ciment de jointure qui possédât les mêmes qualités d'étanchéité totale que le reste de l'abri. Ensuite nous sortîmes l'aspirateur du coffre de la teuf-teuf l'arrimâmes au tuyau. Il n'y avait plus qu'à appuyer sur le bouton.

    • Chef, il fait quand même du bruit votre aspirateur !

    • Agent Chad, ceci n'est pas un aspirateur, ceci est un excavateur métaphysique.

    • Chef quand vous parlez, des fois vous me faites peur !

    • Agent Chad, vous avez raison. Moi-même j'éprouve une légère appréhension, ce que nous sommes en train de faire, personne ne l'a encore tenté, même pas dans les laboratoires secrets des amerloques et des ruskofs. Maintenant il suffit d'attendre.

Le soleil se levait, Le Chef alluma un Coronado, Molossa me rappela que nous avions emmené quelques sandwiches.

 

Le Chef regarda sa montre et leva la main. L'aspirateur s'arrêta.

    • Les calculs sont justes. Nous avons retiré tout l'air qui se trouvait dans ce bâtiment. Voyons agent Chad, d'après vous que reste-t-il à l'intérieur ?

    • Rien Chef, l'espace est totalement vide.

    • Ne dites-pas tout et son contraire, agent Chad, il n'y a pas rien, puisque vous venez de dire qu'il restait l'espace. Voyez-vous agent Chad, le bouton vert sur lequel vous avez appuyé a permis à l'excavateur d'attirer l'air, l'orange sur lequel vous poserez votre doigt dans quelques secondes permettra à cette prodigieuse machine d'accomplir sa deuxième mission, maintenant nous allons retirer l'espace de l'intérieur du bâtiment.

 

Le bruit fut nettement plus agréable, un sifflement insistant mais très supportable. Par contre le spectacle fut extraordinaire. L'immense bâtiment se ratatina sur lui-même comme un canot pneumatique que l'on dégonfle à la fin des vacances. En fin de compte il ne resta qu'un gros tas pas aussi volumineux qu'un énorme cube de ciment.

 

    • C'est insensé chef, au fur et à mesure que la masse volumétrique se volatilisait, le bâtiment s'est tassé sur lui-même, à croire que les murs se sont adaptés d'eux-mêmes aux changements incessants de dimension, c'est à penser que la matière est pourvue d'intelligence

    • Agent Chad, ne racontez pas n'importe quoi, la matière obéit à des lois physiques elle s'adapte en se concentrant à ses propres capacités de déploiement dans l'espace, puisqu'il n'y a plus d'espace il ne reste plus que les murs, et comme les ingénieurs de l'armée avaient donné aux parois, au plafond et au toit la réglementaire et unitaire épaisseur de trois mètres, ne reste plus qu'un bloc de béton précontraint pour ne pas dire post-contraint, soit exactement un cube de 696 m3.

    • En fait Chef, nous avons éliminé les trois dimensions de l'univers physique, c'est fabuleux !

    • Agent Chad, ne nous contentons point d'une médiocre réussite à la portée de la majorité de nos contemporains !

 

Nous convînmes qu'il était temps de poursuivre notre protocole. Expression des plus heureuses, puisqu'il s'agissait d'extraire de cet amas cimenteux la quatrième dimension de l'espace, le temps qui n'avait pas jugé bon de sortir avec ses trois consœurs, j'appuyais donc sur le bouton rouge. Il y eut un très doux chuintement qui dura quelques minutes.

    • Extraordinaire Chef, l'on dirait un glaçon qui fond, qui s'évapore dans l'air ambiant !

    • Agent Chad, pour une fois que vous dites quelque chose d'intelligent ! C'est cela même, les atomes de temps qui sont les véritables particules du vide volumique se sont réfugiés dans les murs, et maintenant que nous les arrachons de leur repaire, et les expulsons, la matière privée de temps n'existe plus.

 

Molossa qui venait de terminer son douzième sandwich ( roquefort – tête de veau – crème vanille en guise de mayonnaise ) se rapprocha de nous. Son instinct ne la trompait pas, nous nous apprêtions à enclencher la phase 4, c'est d'une main tremblante d'émotion que je poussais sur le bouton noir surchargée d'une tête de mort.

Pendant trois heures il ne se passa rien du tout. L'excavateur métaphysique gisait sans bruit dans l'herbe tel un hippopotame vautré dans la vase du Zambèze. Et subitement Molossa tressaillit, elle pencha sa tête sur la droite et sembla écouter longuement, au bout de quelques heures elle remua la queue de contentement, puis elle se mit à aboyer joyeusement, et l'impossible se produisit, loin très loin nous entendîmes comme un aboiement !

 

    • Chef, il répond, c'est lui Molossos, le frère de Molossa, il revient, c'est inouï !

    • Agent Chad, apprenez à modérer vos émotions, ce qui se passe est d'une simple logique aristotélicienne, puisque nous avons détruit le temps en un point donné de l'univers, nous avons du même coup tué la mort, et puisque la mort n'existe plus, les morts reviennent à la vie, nous avons ouvert un couloir qui leur permet de revenir.

    • Chef, chef, regardez, c'est lui, c'est Molossos !

 

Et Molossos surgit brutalement bondit dans mes bras me lécha abondamment la figure, et entama une poursuite endiablée avec Molossa heureuse de retrouver son frère. Mais subitement il s'arrêta, et disparut dans le trou de l'espace-temps que nous avions opéré...

    • Chef, il n'est pas loin, je l'entends aboyer, c'est un chien fidèle, il me rapporte un cadeau, c'est son truc, rappelez-vous la fois où il nous avait amené en le tirant par la queue l'anaconda de douze mètres de long qu'il avait volé au zoo de Vincennes !

    • Si je m'en souviens, heureusement que je me suis aperçu que cette maudite bestiole détestait la fumée du Coronado ! J'espère que ce coup-ci il n'aura pas choisi un tyranosaurus, parce que je n'ai jamais lu dans un traité de paléontologie que ces bébêtes ne supportaient pas les suaves effluves du Coronado.

    • Chef, ne vous inquiétez pas, Molossos est un chien de rocker, que dis-je, c'est un rocker lui-même, ne comptez pas sur lui pour nous ramener n'importe qui !

 

J'avais raison. Quelques minutes plus tard, coup sur coup, devant nos yeux extasiés, surgirent Eddie Cochran, Buddy Holly et Gene Vincent. Ils nous regardèrent mais ne paraissaient pas extrêmement heureux '' The acoustic is better donw the line s'exclama Buddy, oh Yes, three steps to heaven, chantonna Eddie, I'm comin' home to see my baby'' déclara Gene Vincent et sans plus tergiverser ils retournèrent sur un dernier signe de la main dans le trou suivi de Molossos.

 

Je voulus les suivre mais le Chef s'y opposa.

    • Agent Chad, votre mission d'agent du SSR n'est pas terminée sur cette terre. Nous allons remettre tout en place, en inversant le sens de rotation du moteur. Songez que demain Marie-Odile vient passer l'aspirateur au local. Il nous va falloir redonner sa physionomie habituelle à ce ramasse-poussière breveté, et faire disparaître toutes les améliorations qui nous ont permis de le customiser en excavateur métaphysique. Maintenant nous savons que les rois du rock sont immortels, que voulez-vous de plus ! Inutile d'ébruiter cette affaire. Personne ne vous croirait. Vous avez mieux à faire. En plus, suprême lot de consolation pour un esprit comme vous bassement attaché à la chair des choses, je pense que Marie-Odile en pince pour vous.

 

Et comme toujours le Chef avait raison.

( Rapport confidentiel ultra-secret de l'Agent-Chad ).

06/05/2020

KR'TNT ! 463 : KNOX PHILLIPS / DAVE BROCK / ROBERT WYATT / PETER GREEN / MOUNTAIN / LEONARD COHEN

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 463

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

07 / 05 / 2020

 

KNOX PHILLIPS / DAVE BROCK

ROBERT WYATT / PETER GREEN

MOUNTAIN / LEONARD COHEN

TEXTES ET PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Knox out

 

Nouveau trou dans l’eau pour le clan Phillips : Knox Phillips vient de casser sa pipe en bois. Peut-on dire qu’il vécu une vie de rêve ? Ça paraît évident, quand on est le fils d’Uncle Sam, un homme que les prêtres de l’antiquité auraient appelé l’égal des dieux, s’il avait vécu dans l’antiquité. Uncle Sam a changé la vie de beaucoup de gens. On peut parler de millions de gens. Il a su le faire sans guerre ni politique. Avec seulement de la musique. C’est toute la différence. Et la raison pour laquelle il faut se prosterner devant lui jusqu’à terre et continuer d’ignorer les politiques et leurs chiens fidèles des médias.

Knox et son frangin Jerry ont grandi auprès de cet homme. Peter Guralnick nous donne de tout petits aperçus de cette éducation dans l’immense ouvrage qu’il a consacré à Uncle Sam, Sam Phillips - The Man Who Invented Rock’n’Roll. Il nous montre comment Sam Phillips enseigne à ses fils Jerry et Knox l’importance de devenir soi-même, la nécessité de devenir rebelle sans basculer dans la marginalité, de toujours choisir l’individualisme plutôt que le conformisme. C’est son crédo : «You don’t need to be an outcast to be a rebel !». Uncle Sam dit aussi un jour à Guralnick : «Ne laissez jamais la célébrité et la richesse interférer avec ce que vous ressentez au fond de vous, Peter, si vous vous savez créatif.» Fasciné, Guralnick voit Uncle Sam professer le Verbe. Nous voilà de retour en Palestine voici deux mille ans.

Guralnick nous décrit une autre scène de la vie d’Uncle Sam : certains soirs, il convoque toute la famille, Jerry, Knox et Sally (sa maîtresse) pour leur enseigner les aspects psychologiques du business. Les voilà tous à table, dans le dining room. Uncle Sam parle pendant des heures. Jerry n’en peut plus : «Ça devient ridicule, on est assis là pendant dix heures à l’écouter parler.» Une fois débarrassé du business, Uncle Sam placera toute son énergie de prédicateur et toute sa foi dans le Verbe, non seulement pour modifier la structure de l’atome et déplacer des montagnes, mais aussi pour ramener le Rock And Roll Hall Of Fame à Memphis. Il s’épuisera en vain. Le Hall restera à Cleveland. Uncle Sam ne pardonnera jamais à Ahmet Ertegun d’avoir influé pour le choix de Cleveland alors que de toute évidence, le choix de Memphis s’imposait.

Guralnick nous parle aussi du temps où Uncle Sam voyait sa passion pour le business s’éteindre rapidement. Son frère Judd et ses deux fils gravitaient autour de lui. Judd qui s’occupait alors de ce qu’on appelle maintenant le marketing s’était mis à boire comme un trou. En bon trou qui se respecte, il buvait en allant se coucher et il buvait dès le réveil. Mais il était tellement flamboyant que personne n’aurait pu dire s’il avait bu ou pas. Un jour, Uncle Sam s’aperçut que Jerry commençait à se faire tatouer. Ça ne lui plaisait pas. Alors il lui mit ça dans la barbe : «Man, if you want to be a freak why don’t you just cut your damn arm off ?» (Fils, si tu veux faire l’intéressant, pourquoi ne te coupes-tu pas un putain de bras ?). Cette sortie digne des oracles de Delphes est entrée, nous dit Guralnick, dans la légende du clan Phillips.

Vous vous souvenez d’Elvis ? Lorsqu’il fréquentait encore Uncle Sam, il était considéré comme un proche du clan Phillips. Elvis considérait Jerry et Knox comme ses neveux. Évidemment, les deux gamins éprouvaient une indicible fierté au contact de ce mec qui rayonnait encore plus que leur père, et ce n’est pas peu dire. Quand plus tard, Elvis se produira à l’International Hotel de Las Vegas, il enverra des invitations à toute la crème de la crème du gratin dauphinois, comme on peut l’imaginer. Dans le public, on pourra voir Burt Bacharach et sa femme Angie Dickinson, mais aussi Sam, Knox et Jerry Phillips.

Désillusionné par l’industrie du disque et éminemment conscient de l’impossibilité de conserver son indépendance dans cet univers impitoyable, Uncle Sam n’encourage pas Knox et Jerry à suivre sa voie, mais les deux frères ont grandi dans l’ombre d’Elvis, de Wolf, de Jerr, de Charlie Rich, de Roy Orbison et de tous les autres, alors forcément, ils veulent en croquer. Jerry qui s’est mis à la guitare commence à fréquenter un certain Teddy Paige - Others cite Paige as the first in the area to say that the Beatles ruined music (Certains disent que Teddy Paige fut le premier à accuser les Beatles d’avoir ruiné le rock) - Jerry avait réussi à dénicher ce punkish kid with lots of attitude qui écrivait des chansons et qui jouait de la guitare - Teddy was semi-anti-social - Teddy Paige s’appelait en réalité Edward LaPaglia. Ensemble, ils montent les Jesters, avec Tommy Minga au chant. Ils ont un son qui tend plus vers le juke-joint que vers le teen club, alors en vogue en 1965. Teddy Paige apprécie les groupes anglais jusqu’à un certain point, mais il préfère un autre son - I was into Chicago blues and some of the Memphis style. I loved Freddie King and tried to get that sort of sound - Knox trouvait Teddy extrêmement bizarre, l’un des êtres les plus bizarres qu’il ait jamais rencontré : «He was one of the weirdest people I’d ever met.» Comme Uncle Sam autorise ses fils à utiliser le Sam Phillips Recording Studio de Madison, Knox commence à enregistrer les Jesters. Ils jouent quelques reprises, «Heartbreak Hotel» et le «Boppin’ The Blues» de Carl Perkins, mais ce sont les tremendous compos de Tommy Minga qui font la différence - sheer punk-blues ferocity - Alec Palao voit les influences de Willie Cobbs et des 5 Royales dans «Get Gone Baby», une bombe inédite qu’on trouve sur une compile Big Beat, Cadillac Men. The Sun Masters, parue en 2008. Fantastique machine rythmique ! Don’t come back no more ! Teddy Paige joue à la fucking insistance de suspension demented. Pour l’époque, c’est le son le plus moderne d’Amérique, avec celui du 13th Floor. Paige claque son beignet à chaque break, et derrière, quelle pétaudière ! On croirait entendre les Dixie Flyers ! Tommy Minga fait la pluie et le beau temps dans «The Big Hurt», encore une bombe inédite. Teddy Paige y joue comme le roi des punks, il joue au rentre-dedans, toute la violence du punk-rock de Memphis est là, dans ce raw définitif qui n’a d’équivalent que celui des Pretties et du 13th Floor. Si on aime les guitaristes qui ont du son, alors il faut écouter Teddy Paige défoncer «Stompity Stomp». Il faut imaginer la bête de Gévaudan avec une guitare électrique. Sa modernité d’attaque vaut bien celle de John Du Cann. Le génie de Knox est d’avoir su capter ce son, comme son père sut le faire avant lui avec celui de Scotty Moore. Et comme Dickinson saura le faire avec Tav Falco et Alex Chilton. Avec «What’s The Matter Baby», les Jesters se jettent dans l’excellence de la pétaudière. Tout explose dans le fond du studio avec ce fou de Teddy Paige livré à lui même. Pure mad frenzy ! Ils sont infernaux. Ils combinent les Anglais avec les Shadows of Knight, ça explose dans la purée. Ils montent «Strange As It Seems» sur le riff d’«I’m A Man», mais Teddy Paige rentre dans la couenne du lard avec une malveillance extraordinaire. Quel sale punk ! Les Yardbirds devraient prendre des notes. Teddy Paige a tout compris, il tiguilite sous la ceinture avec une violence surnaturelle. Merci Knox d’avoir chopé ce génie en plein vol.

Avec les Jesters, Jerry et Knox reviennent aux sources, au primal Sun sound. Knox avoue que depuis cet épisode, il n’a jamais eu l’occasion d’enregistrer anything with that kind of energy. Dans le studio, Tommy Minga saute partout et Teddy Paige gratte une Les Paul branchée sur un Fender bassman crevé, avec trois speakers qui pendouillent - To get a distorded sound - Knox adore that Minga’s voice et le guitar blend de Teddy Paige : «Il n’y avait rien de comparable à Memphis, chez les white people !». Teddy Paige compose «Cadillac Man», mais il n’aime pas la façon dont le chante Tommy Minga. Minga est viré. Teddy appelle Dickinson qui à l’époque est réputé pour son expérience et son anti-conformisme. Dickinson croit qu’il ne vient que pour jouer du piano, mais Teddy lui demande de chanter - He sang straight old blues things well, but he was always trying to do something unatural and kooky - C’est ce qui l’intéresse, un mec capable de bien chanter les vieux trucs de blues, mais en leur twistant la chique. Du coup les Jesters deviennent selon Knox a two-headed monster, Dickinson d’un côté et Teddy Paige de l’autre - his guitar was another vocal in itself - Pur jus de roackalama, Dickinson chante au raw pur, il chante comme un nègre de bastringue et Teddy rentre dans le break de piano, ah quelle dégelée ! On croirait entendre le house-band d’un juke joint local. Knox est frappé par la monstruosité du son - With Jim there was more anarchic energy - Et la guitare de Teddy Paige is the proverbial headless chicken rockabilly yore, hot-rodded with a corrosive blues edge, c’est-à-dire le strut rockab de poulet décapité, aggravé d’un edgy blues sound corrosif.

Les Jesters enregistrent deux autres cuts avec Dickinson, une cover de «My Babe» et un «Black Cat Bone» qui a disparu. «My Babe» servira de B-side à «Cadillac Man». Dickinson y ravage Little Walter qui n’en demandait pas tant. Vas-y Dick ! Il sait prendre son My Babe. Aw Dick doest it right ! Derrière, Teddy Paige joue des gimmicks, il grelotte d’impatience, jusqu’au moment où il entre en lice pour se mettre en pétard, cet enfoiré joue au poignant, oh Boy, tu as tout le Memphis Sound dans cette cover, toute la folie du monde. Sur la compile Big Beat, on entend aussi la version de «Cadillac Man» qui ne plaisait pas à Teddy Paige, celle que chantait Tommy Minga. Pourtant, la version est bonne, même s’il chante plus à la discrétion. On comprend ce que voulait Teddy : un chant plus black.

«Cadillac Man» sera le dernier single Sun (Sun 400), avec, nous dit Palao, une erreur de crédit sur l’étiquette (Tommy Minga à la place de Teddy Paige). Le gros intérêt de ce single, dit Dickinson, est qu’il réveille momentanément l’intérêt d’Uncle Sam pour Sun. Judd et Sam demandent à Dickinson de signer sur Sun pour faire partie des Jesters. Uncle Sam : «Boy, you gotta cast your lot !», et Dickinson lui répond : «I’m afraid my lot’s already cast !». En effet, Dickinson est déjà sous contrat avec Bill Justis, mais Uncle Sam lui dit que Bill s’en fout. C’est vrai que Bill ne moufte pas quand le single paraît. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est qu’Uncle Sam s’enflammait pour ce projet, même si Dickinson refusait de signer. Knox : «Sam loved it all : he loved Teddy, he loved anybody that was trying to express something in an extraordinary way.» (Sam adorait tout ça, il adorait Teddy, il adorait les gens qui cherchaient à s’exprimer de façon extra-ordinaire). Knox ajoute que son père était tout sauf un suiveur. Malgré l’enthousiasme d’Uncle Sam, l’épisode Jesters va retomber comme un soufflé. Teddy va vite déchanter, car Judd ne sait pas comment promouvoir «Cadillac Man» : le temps du rockab de Memphis est largement dépassé - It was kinda odd for the time - Et en 1966, les Jesters disparaissent.

Et puis voilà, Uncle Sam en a marre, il vend Sun à Shelby Singleton qui maintient Sun en vie au long des années soixante-dix, avec des gens comme Sleepy LaBeef qui arrive vingt ans trop tard. Et Jimmy Ellis, plus connu sous le nom d’Orion Eckey Darnell et que l’Escott étripe dans son book sur Sun - His style began and ended with affectation - Après avoir vendu Sun, Uncle Sam reste un peu dans le business, mais pas trop. Il manage des stations de radio et gère son portefeuille d’actions. Il se dit intéressé à produire Bob Dylan et aide Knox et Jerry à produire John Prine en 1978. C’est l’album Pink Cadillac enregistré au Memphis Sounds. On tombe sur une belle «Automobile». Ça joue au softy-softah d’excellence. Pus jus de Memphis Sound. Billy Lee Riley vient même donner un coup de main sur «No Name Girl». Si Robert Gordon ne recommandait pas cet album, il ne viendrait à l’idée de personne d’aller l’écouter. Uncle Sam se montra extrêmement charitable à l’écoute de l’enregistrement. Il aurait dit à John Prine que c’était de la «basically good and honest music and I met the song and the song met me.» (c’est la bonne musique, j’ai chopé la chanson et la chanson m’a chopé).

C’est là que Dickinson raconte l’anecdote du projet qu’il monte avec Knox et B.B. King. Knox demande à son père s’il veut bien assister à la session d’enregistrement de B.B. King et Sam refuse. No. Knox veut savoir pourquoi il refuse. Et Sam répond : «Tu ne peux pas aller voir Picasso et lui demander de peindre une petite toile comme ça, vite fait.» Dans un premier temps, Dickinson n’en revient pas que Sam refuse, puis il comprend. Sa réponse peut paraître présomptueuse, mais elle ne l’est pas du tout, c’est simplement sa vision des choses. Une fois qu’on sort d’une rude aventure créative, il est quasiment impossible d’y revenir - Everything in recording is input and output and when you lose that signal flow, you never get it back - On perd l’influx. Rien de plus vrai.

Avec Peter Guralnick, Robert Gordon est l’autre grand mémorialiste du Memphis beat. Dans cette bible qui s’appelle It Came From Memphis, Gordon passe toute la mythologie au peigne fin. Cette bible est à la fois une inépuisable source d’informations qui ramène à Sun, à Elvis, à Stax, à Jim Dickinson, à Furry Lewis, à Dan Penn et à Big Star, mais c’est aussi une fabuleuse galerie de portraits, comme par exemple celui de Dewey Phillips, qui joua avec son émission de radio Red Hot & Blue un rôle capital dans le double avènement d’Elvis et d’Uncle Sam. Dickinson rappelle que Dewey passait tout dans son émission, Billy Lee Riley, Little Richard, Sister Rosetta Tharpe, du blues, de la country. John Fry dit aussi que Dewey à la télé fut le truc le plus bizarre qu’il ait vu de toute sa vie. D’autres portraits encore, ceux de Lee Baker et de Chips Moman - His house rhythm section, unlike the cultural collision at Stax, was a group of musicians raised together and familiar with each other charms idiosyncrasies (à la différence du house-band multi-racial de Stax, le house-band de Chips était un groupe de gens qui avaient grandi ensemble, ils savaient tout des leurs qualités et particularités respectives).

Avec celui des Jesters, Knox réussira a associer son nom à d’autres gros coups, comme par exemple le troisième album des Gentrys, sobrement titré The Gentrys, qu’il produit sur Sun en 1970, pour le compte de Shelby Singleton. On a là un album extrêmement solide, une sorte de gosse pop de Memphis dynamisée par un bassmatic énergétique. C’est enregistré au Sam Phillips Recording Studio de Madison, on reste donc au cœur de la mythologie. Les Gentrys se montrent à la hauteur avec notamment une reprise du «Stroll On» des Yardbirds. Ils sont sur le heartbeat, et Jimmy Tarbutton solote comme un poisson dans l’eau. Encore pire : «I Need You», où Jimmy Hart crie qu’il est un lover et pas un fighter. En B, ils drivent un fabuleux «Southbound Train». Ils jouent à la big energy, c’est bien nappé d’orgue et pulsé au bassmatic sévère de Steve Speer. On ne peut que se prosterner devant Knox, car il nous sort là un sacré son. Tout l’album tient en haleine. On est à Memphis et ça se sent, la pop se veut plus coriace, elle rocke le beat. Ils finissent leur «Help Me» avec un final qui sonne comme celui de «Sympathy For The Devil», pas moins. «Can’t You See When Somebody Loves You» vaut pour une belle pop d’élan martial, cuivrée à gogo. Il se passe toujours quelque chose à Memphis. On note aussi la présence d’une belle reprise de «Cinnamon Girl». Ces mecs ont tout pigé. Ils savent travailler la couenne de la psychedelia avec tact, mais en gardant tout le punch du Memphis beat. Ils font aussi une excellente cover du «Rollin’ And Tumblin’» de Muddy et passent avec «He’ll Never Love You» à la pop de grande envergure. Jimmy Hart monte se mêler aux harmonies vocales supérieures, alors que ça cuivre hardiment dans les parages. Quel festin de son ! Knox knocked it down.

L’autre grand coup de Knox, ce sont bien sûr les fameuses Knox Phillips Sessions de Jerry Lee. Dans les années soixante-dix, Jerr était sous contrat chez Mercury et comme il enregistrait des albums de country à Nashville, il s’emmerdait comme un rat mort (dixit Choron). On tentait de le domestiquer pour mieux le vendre - Domesticity is for losers, not for the killer ! - Alors, il prenait sa bagnole en pleine nuit et filait à Memphis. Il appelait Knox pour lui dire de ramener sa fraise au studio : «Meet me at the studio, I wanna cut». Évidemment, Knox accourait. Jerr prenait un malin plaisir à garer sa Rolls dans les parterres de fleurs de la pelouse. Et quand pendant la séance d’enregistrement ils faisaient une pause, ils allaient boire un verre dans l’un de ces clubs de strip-tease ouverts toute la nuit. Jerr entrait dans le club et il attirait les filles comme un aimant. Le club reprenait vie. Parmi les musiciens qui l’accompagnaient lors de ces sessions légendaires, se trouvaient Kenny Lovelace qui est un cousin de cousin de Knox, et Mack Vickery, un vétéran du rockab que Jerr avait la bonne. Knox ajoute que si Jerr adorait revenir au Sam Phillips Recording Service de Madison, c’était surtout pour le son. Knox explique que son père avait conçu et construit de ses mains les chambres d’écho. Jerr adorait s’installer dans la salle de contrôle pour y entendre le son plein de sa voix et de son piano, ce qu’il n’avait évidemment pas à Nashville. Si l’album est si bon, c’est pour une raison bien simple. Knox mettait en pratique l’un des enseignement que lui avait transmis son père :

— Si tu veux qu’un génie se laisse aller, tu dois créer les conditions pour ça !

Sans doute influencé par Uncle Sam, Dickinson, avait lui aussi tendance à prophétiser et à énoncer des vérités. Selon lui, la grande spécificité de Memphis est de favoriser l’individu, et pas seulement la musique. À Memphis, les réussites sont toutes des réussites individuelles. Elvis, Jerr et Carl Perkins en sont les meilleurs exemples.

Knox participe à un autre gros coup : l’album Elektra de Charlie Feathers, paru à l’initiative de Ben Vaughn en 1991, le sobrement titré Charlie Feathers. Dans le petit interview qui accompagne le disk, Charlie, sans doute influencé par Uncle Sam et Dickinson, commence par énoncer ses deux grandes vérités : la mort de la musique en 55 quand RCA a racheté le contrat d’Elvis. Puis l’origine du rockabilly : «It comes from cotton patch blues and from bluegrass.» (Le rockab vient du cotton patch blues et du bluegrass). Pour Charlie, pas besoin de drums pour jouer du rockab. Le slap suffit. Si on ajoute des drums, ça devient du rock’n’roll. Il rend ensuite hommage à Junior Kimbrough et aux black people who would pick up a git-tar and get to rappin’ on it. Il rend aussi hommage à Narvel Felts, the best singer in the world, et à Elvis - Those old records by Elvis on Sun, the sound that he got was unbelievable. Those records really explode ! (C’est dingue le son qu’avait Elvis sur ces vieux disques Sun, ces disques t’explosent en pleine gueule) - Sur cet album enregistré au Sam Phillips Recording Studio de Madison, la crème de la crème l’accompagne : Roland Janes et Bubba on guit-tahs, James Van Eaton on drums et Stan Kesler on bass. Des special thanks to Billy Poore apparaissent dans les crédits. Eh oui, la seule vraie littérature disponible sur Charlie se trouve dans l’excellent book de Billy Poore, Rockabilly - A Forty-Year Journey (et chez Guralnick, bien sûr, qui lui consacre un copieux chapitre dans Lost Highway). À cette époque, Uncle Sam s’est depuis longtemps retiré du circuit. Il laisse Jerry, Knox, Roland Janes et Stan Kesler s’occuper de tout. Charlie croit que Sam va venir au studio et le dit à Billy. Personne n’y croit. Mais Sam vient. Charlie avait raison. Sam reste quatre heures en studio.

On retrouve Knox à la console sur pas mal d’albums de Dickinson, à commencer par le mythique Dixie Fried. Le son ! Good Lord, le son qu’ils ont là dessus ! Merci Knox ! Savourez cette excellente pièce de shuffle qu’est le morceau titre, signé Carl Perkins. Jim secoue le cocotier et des folles échevelées font les chœurs. Il pianote avec une belle violence, on est à Memphis, capitale de l’empire du fouillis foutraque. Dickinson et ses amis y coulent le bronze d’un groove de nègre à tête de whitey. Cousu de fil blanc mais bon. Encore une vérole avec «O How She Dances», présentation de cirque, avec the Tom Tom Orchestra et le son ! On a là un vrai boogaloo. Que dire de «Wine» ? Une fournaise classique, mais ça grouille de véracité apocalyptique. Ces mecs n’ont pas usurpé leur réputation, ils jouent comme des dingues. Si on veut savoir à quoi ressemble la frénésie dans un studio, alors il faut écouter ce wine wine wine all the time. Ils sont complètement incontrôlables. Comme son nom l’indique, Charlie Freeman joue librement. En plus, c’est cuivré à outrance. Oh la démence de l’effervescence ! Ils font aussi de la country, mais bien frite, avec «Louise». Là on est dans un bar du Deep South, désolé les gars. Si on n’aime pas ce son, eh bien il faut aller voir ailleurs. Ils font une belle cover de Dylan avec «John Brown». Jim groove ça sec, on a là un cut incroyablement bien tempéré et saxé dans la nuit. Tout le monde est là : Sid Selvidge, Dr John, Jerry Wexler, Dan Penn, Sam Phillips et John Fry.

Knox est aussi associé aux fameuses Delta Experimental Projects Compilations. Le volume 1 est extrêmement intéressant, car consacré au blues primitif de Memphis. On y entend Furry Lewis, bien sûr, mais aussi Sleepy John Estes qui fourbit avec «Holy Spirit» un gospel blues de bastringue assez extraordinaire. Quel son ! On l’entend plus loin attaquer directement «Blind Mind In The Tear Gas», accompagné par Ry Cooder et Dickinson. Comme Jesse Fuller, Sleepy est un vétéran de toutes les guerres. Il a tout vécu avec sa guitare et c’est bien que Knox soit mêlé à ça. L’autre star de ce volume 1 n’est autre que Johnny Woods, accompagné par Lee Baker et Teddy Paige à la basse. Fantastique pétaudière que cet «Ol’ Man Mose» - Shake your boogie - Dickinson et Jimmy Croshwait font partie de l’aventure. Plus loin, on voit Johnny yodeller «Blue Moon» à la revoyure, comme s’il chantait du haut des Alpes autrichiennes. Mais le plus spectaculaire de tous s’appelle Thomas Pinkston. Il faut le voir gratter «Dozens» aux accords de valse primitifs. C’est du real downhome. On l’entend plus loin attaquer un autre cut en accordant sa guitare. Il éclate de rire et claque un accord complètement faux. Fuck, on est à Memphis !

Oh, ce n’est pas fini. Il existe aussi un Beale Street Saturday Night produit par Jim. On y entend une belle ribambelle d’artistes, comme Sid Selvidge qui ouvre le bal avec «Walkin’ Down Beale Street». On entend ce merveilleux bluesman jouer du piano. Il est suivi par des chœurs du paradis et des trompettes New Orleans. Pure démence de la prestance ! Son truc pue la vraie vie. On entend plus loin Sleepy John Estes et Furry Lewis, mentor de Sid Selvidge, et plus loin encore Teenie Hodges, avec «Rock Me Baby», un blues spongieux chanté à l’agonie. Avec son «Frisco Blues», Johnny Woods bat tous les records de primitivisme. Il fait le train, comme tous les vieux renards du Delta. Surprise, voilà Mud Boy & The Neutrons avec une version trash d’«On The Road Again». Ils sont complètement à la ramasse et c’est noyé de violons. Encore un disk d’île déserte. Diable, elle devra être grande, cette île déserte !

On retrouve aussi la patte de Knox sur deux des albums Mercury de Jerr, Odd Man In et 1-40 Country. Les deux albums sont enregistrés à Nashville et Knox supervise les overdubs. Le coup de génie d’Odd Man In se niche en B : «Jerry’s Place» - Well when you are feeling low/ What you need is a solid good lift - Jerr embarque ça en mode boogie - It’s great down at the Killer’s place - Fantastique montée en pression et joli haché de diction. Il ouvre le bal d’A avec le fameux «Don’t Boogie Woogie» repris en France par Schmoll et il enchaîne avec le heavy pounding de «Shake Rattle & Roll», histoire de saluer l’un des grands oubliés de l’histoire, Bill Haley. Il revient à son cher mid-tempo avec «I Don’t Want To Be Lonely Tonight» et ne peut s’empêcher de saluer une nouvelle fois LeadBelly avec le rompy rompah de «Goodnight Irene». Il évoque le paradis avec «When I Take My Vacation In Heaven» - I’ll rest on my burden forever - et réveille ses vieux démons avec un «Crawdad Song» qui sonne comme «High Heel Sneakers». L’harmo le suit à la trace. Jerr reste le maître du jeu. Il chante un couplet en coupe-gorge, il ne peut pas s’empêcher de rallumer sa vieille chaudière. Il boucle cet album fantastique avec une belle resucée de «Your Cheatin’ Heart» qu’il chante au chaud du menton, comme lui seul sait le faire. Morale de l’histoire : ne prenez pas les albums Mercury de Jerr à la légère. Par contre, 1-40 Country est nettement plus country. Jerr fait du plaintif pur. Avis aux amateurs de mélancolie, ceux qui savent verser des larmes dans leur bière.

Quand en 1972 Jackie DeShannon vient à Memphis enregistrer Jackie, Knox fait partie du staff. Avec lui, il y a du monde dans la cabine : le trio de choc Tom Dowd/Jerry Wexler/Arif Mardin pour Atlantic et l’équipe d’American Recordings, notamment Reggie Young. On voit tout de suite qu’il y a du son avec «Heavy Burdens Me Down», belle tranche de heavy Soul. Jackie sait mener sa barque. Elle nous cueille au menton avec «Laid Back Days», une compo aussi ambitieuse qu’océanique. C’est juste gratté à la sèche et lointainement orchestré. En six minutes épiques et bien senties, cette fabuleuse pièce fondamentale nous embarque aussi facilement qu’une complainte de Laura Nyro. On peut bien dire la même chose de «Vanilla O’Lay» : cette pop lumineuse nous expédie dans un infini de beauté. Superbe, léger et idéal. Elle fait aussi une reprise de Van Morrison, «I Wanna Roo You». Elle s’en sort admirablement, sans barbe ni poil aux pattes. Comme elle a du chien, c’est facile. Elle épiphénominise l’armature d’un classique masculin.

Tout comme la compile des Jesters, c’est sur Big Beat qu’on trouve celle de Randy & The Radiants, Memphis Beat - The Sun Recordings 1964-1966. Mais les Radiants, contrairement aux Jesters, apprécient les Beatles et la British Invasion. Randy Hasper est un fan des Beatles de la première heure - Once we saw the lads on Ed Sullivan, it was all over - Palao considère même Randy Haspel comme the Memphis answer to Allan Clarke des Hollies. La réputation des Radiants grandit assez vite, et leur manager John Dougherty les présente à un jeune homme blond très stylé - looking like he’s just stepped out of Gentleman’s Quaterly - Il s’agit d’un certain Knox Phillips qui les félicite - You guys are great - Knox les trouve même tellement bons qu’il parvient à convaincre son père de les recevoir. En fait, Knox croit avoir trouvé le pot aux roses : the Memphis commercialy-potent interpretation of the British beat. En 1964, Randy Hasper et ses amis débarquent au Sam Phillips Recording Service de Madison. Uncle Sam les reçoit chaleureusement, vêtu d’une chemise Ban-Lon et coiffé de sa casquette de yatchman. Les Radiants passent l’audition et Uncle Sam leur propose un contrat Sun de cinq ans. Sun Records, baby ! Randy a l’impression qu’Uncle Sam tente, dix ans après le coup d’Elvis, de rééditer le même exploit avec les Radiants. Une fois le contrat contre-signé par les parents, les Radiants entrent en studio. Uncle Sam est à la console et Knox l’observe attentivement. Les Radiants enregistrent «The Mountain’s High» en une prise. Uncle Sam exulte : «That’s a hit !». Ce sera le single Sun 395, mais ce n’est pas vraiment un hit. Randy en est bien conscient - That wasn’t very good, wasn’t it ? - Il trouve Uncle Sam trop bienveillant. Mais en même temps, Randy comprend sa philosophie qui consiste à tirer d’artistes amateurs le meilleur d’eux-mêmes. Le conte de fées se poursuit : les Radiants se retrouvent bombardés en première partie du Dave Clark Five au Memphis Coliseum, devant 12 000 personnes. En 1965, les Radiants étaient devenus rien de moins que the hottest band in Memphis. Leurs seuls rivaux à l’époque sont les Gentrys. C’est Uncle Sam qui leur recommande d’enregistrer une compo de Donna Weiss, «My Way Of Thinking», qui sera le single Sun 398. Les Radiants jouent avec l’énergie des early Kinks de Really Got Me. Pas de problème, on est à Memphis, ça joue au kinky blast. Thinking est une véritable horreur de Memphis punk infestée par les jambes, ils risquent l’amputation, c’mon, mais ces mecs s’en foutent, c’est leur way of thinking, c’mon. En tout, les Radiants n’enregistrent que deux singles sur Sun, mais Big Beat rajoute vingt titres pour donner une petite idée du potentiel qu’avait ce groupe destiné à devenir énorme. Un cut comme «Nobody Walks Out On Me» va plus sur la pop de tu-tu-tu-tulup, mais avec Memphis dans l’esprit. Dommage qu’ils n’aient pas un Teddy Paige en réserve. Leur pop est souvent passe-partout, on attend du gros freakbeat, mais rien ne vient. Tout repose sur la voix de Randy Hasper. Ils foirent complètement leurs reprises de «Boppin’ The Blues», de «Money» et de «Blue Suede Shoes». Par contre, celles de «Lucille» et de «Glad All Over» sont des overblasts. Et ils deviennent passionnants quand ils passent au heavy folk-rock avec «Grow Up Little Girl». On peut parler ici de Memphis beat évolutif et même d’énormité de la modernité. Ils font aussi une version ultra-punk de «You Can’t Judge A Book By The Cover», ils la secouent du cocotier à coups de yeah yeah, sans doute avons-nous là, avec celle de Cactus, la meilleure cover de ce vieux coucou. Avant de refermer le chapitre radieux des Radiants, il faut saluer les compos de Bob Simon, notamment ce «A Love In The Past» qui groove à la perfection, comme une merveilleuse chanson de proximité bourrée de sexe, that’s all I do.

Signé : Cazengler, vieux chknox

Knox Phillips. Disparu le 15 avril 2020

Jesters. Cadillac Men. The Sun Masters. Big Beat Records 2008

Randy & The Radiants. Memphis Beat. The Sun Recordings 1964-1966. Big Beat Records 2007

Jerry Lee Lewis. The Knox Phillips Sessions. Saguaro Road Records 2014

Jerry Lee Lewis. 1-40 Country. Mercury Records 1974

Jerry Lee Lewis. Odd Man In. Mercury Records 1975

John Prine. Pink Cadillac. Asylum Records 1979

Charlie Feathers. Charlie Feathers. Elektra Nonesuch 1991

Gentrys. The Gentrys. Sun 1970

Jim Dickinson. Dixie Fried. Atlantic Records 1972

Delta Experimental Projects Compilation Vol. 1. The Blues - Down Home. Fan Club 1988

Delta Experimental Projects Compilation Vol. 2. Spring Poems. Fan Club 1990

Beale Street Saturday Night. Omnivore Records 1979

Les vieux de la vieille

 

Quand on les croise tous les trois dans les pages de la presse anglaise, un fort sentiment de fin des haricots s’installe. Et ce n’est pas une vue de l’esprit. Dave Brock, Robert Wyatt et Peter Green tombent en ruine, comme tous les autres gens. Et si ce symbole de la jeunesse éternelle qu’était le rock prenait lui aussi un coup de vieux ? L’idée déplaît. Va-t-on si mal pour aller penser une chose pareille ? Ce rock qui joua cinquante ans durant le rôle d’un jardin magique nous protégeant des beaufs et des cons autoritaires serait-il en passe de se déliter avec ses chantres ? Gros malaise.

Par définition, un jardin magique ne vieillit pas, mais voir surgir le visage parcheminé de Dave Brock plein pot en ouverture du Mojo Interview, ça bloque la cervelle. Fini le panache space-rock d’Hawkwind. Voilà qu’apparaît un vieux pépère au regard espiègle et au visage sillonné de rides même pas psychédéliques. Dave Brock ressemble à l’un de ces très vieux paysans usés par les labours et la misère, chapeauté d’un canotier à l’ancienne, le visage encadré de longues mèches filasses et barré d’une moustache de poils drus comme de la paille, le cou flanqué de deux horribles bourrelets de peau proéminents, comme l’est celui du dindon. Deux pages plus loin, une autre image nous montre Pépé Brock singulièrement affaibli, l’œil torve au fond de deux orbites profondément encavées et cernées de noir, la lèvre inférieure un peu pendante, comme si l’interview avait pompé ses dernières forces. Il reçoit Phil Alexander dans la cuisine de sa ferme du Devon, une région du Sud-Est de l’Angleterre.

— Vous prendrez bien un peu de yogourt ? Recette maison.

Pépé Brock n’attend pas les questions du journaliste occupé à cuillérer dans son pot en verre. Il se met à babiner. Comme tous les vieux, il raconte les mêmes histoires, celles du temps où il ne s’appelait pas Jacky, mais Dave Brock, pionnier de l’underground britannique. Et le voilà parti en goguette dans les méandres de ses vieux souvenirs d’Eel Pie Island, le fameux West London club, où il accompagnait des gens comme Memphis Slim, Sonny Boy Williamson ou encore le terrible Champion Dupree qui, détaille-t-il, l’index crochu levé bien haut, s’amusait à changer d’accord en plein cut pour se moquer des petits culs blancs et leur balancer : «You white boys can’t play the blues properly !». Pépé Brock évoque aussi le souvenir du premier manager des Who, Peter Meaden, qui l’initia au LSD. Il se souvient aussi des débuts d’Hawkwind à Ladbroke Grove, un temps béni où les gens vivaient ensemble, écoutaient des disques et prenaient tous du LSD. Ah le temps de la bohème !

— Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, Ladbroke Grove en ce temps-là accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres... Oui, un temps où on vivait tous ensemble. On était tous sous acide, on grattait nos grattes et on montait des cuts sur un seul riff - Everyone had taken acid so it was a madhouse really - Une maison de fous ! Vous en voulez un autre ?

— Un quoi ?

— Un yogourt !

Par politesse, Phil Alexander n’ose pas refuser. Après avoir sorti un deuxième yogourt du frigo, Pépé Brock ouvre alors le bal des célébrités, avec John Peel qui lui conseille de prendre Doug Smith comme manager, puis Dick Taylor qui produit leur premier album sur United Artists. Entre deux coups de cuillère dans l’épaisse mixture verdâtre, Phil Alexander demande :

— Pourquoi le deuxième schmilibiliblick d’Hawkwind est-y-mily-mily...

Il se reprend :

— Est-y plus heavy que le premier ?

— Huwie Lloyd-Langton avait quitté le groupe. He was a wonderful guitarist but he freaked out on LSD. Le pauvre Huwie ne supportait pas le LSD ! Et quand notre manager a vu qu’on battait tous les records de consommation d’acide, même ceux des 13th Floor, il nous a tous exilés à la campagne. Alors on s’est tous mis à la mescaline. Non c’est faux. Tous sauf John Harrison qui ne voulait toucher à rien. Alors on lui a mis de la mescaline dans son yogourt. Comme il aimait bien jouer au golf, on l’a soudain vu jouer au golf à poil, hé hé hé hé !

Grosse crise de rire. Phil Alexander pose son pot et se met à rire tout doucement lui aussi. Soudain, il explose de rire. Il est même pris de convulsions.

Pépé Brock reprend le bal des célébrités avec le graphiste Barney Bubbles, Robert Calvert et Lemmy, tous les trois excentriques et tous les trois disparus. Pépé Brock se bidonne en racontant comment il s’est débarrassé de Robert Calvert à Paris, en l’abandonnant à l’hôtel où était descendu le groupe. Puis de Lemmy, en l’abandonnant aussi pendant une tournée américaine :

— Comme vous le savez, dans un groupe, les petites choses finissent par prendre une importance considérable. Vous êtes en tournée et un mec est toujours en retard, alors, ça finit par devenir in-sup-por-table. C’est ce qui est arrivé. On n’en pouvait plus de devoir l’attendre.

Alors que Phil Alexander commence à se déshabiller tout en pleurant de rire, Pépé Brock annonce la parution d’un nouvel album d’Hawkwind :

— Oui, j’adore entrer en studio et enregistrer a good piece of music. J’ai l’impression qu’on continue d’avancer. Et à mon âge, un sens du fun est très important, car c’est une façon de dire que ce n’est pas fini.

 

Arrive alors le souvenir d’une conversation au bar avec Kevin K qui se lamentait : «Comment peut-on imposer le spectacle du Keith Richards of today à des gosses ?». Pour lui, ça n’avait plus aucun sens. Il conservait visiblement une haute opinion du rock et continuait à jouer dans des bars pour le montrer. Mais il fallait bien admettre que Kevin et son public n’étaient plus de toute première jeunesse non plus. Soixante ou soixante-dix balais, c’est vrai qu’il y a encore une marge. Mais bon.

 

Robert Wyatt et Peter Green, c’est encore autre chose. Ça fait une bail qu’ils sont tous les deux ratatinés, dose massive de LSD pour Peter et chute d’un quatrième étage pour Robert. L’un comme l’autre étaient cuits aux patates depuis longtemps mais ils font partie des musiciens anglais qui ont su devenir légendaires par la seule grâce de leur talent et d’une approche visionnaire du son. On feuilletait tranquillement Uncut l’autre jour quand soudain une photo nous fit bondir en l’air : Donovan qui était jadis si gracieux semble être devenu une sorte de gnome au visage en forme de poire, et l’image date de 2011. Quarante pages plus loin, nouveau cri d’horreur : Robert Wyatt fixe l’objectif d’un œil mauvais en tordant de ses grosses mains noueuses une pauvre trompette. Et encore trente pages plus loin, une photo de Peter Green donne le coup de grâce : un homme qui fut jadis considéré comme le roi des punks de l’East End ne ressemble plus à grand chose, avec une tête en forme de grosse courge et pas de cou. Peter a plus de veine que Pépé Brock : il échappe au cou de dindon. Uncut semble vouloir mettre un point d’honneur à montrer la réalité des choses. C’est un parti-pris éditorial assez courageux mais assez dangereux, car la réalité des choses peut décrédibiliser les gens et altérer l’éclat de certaines légendes. Comment fait-on ensuite pour aller écouter les derniers albums de Peter et de Robert qui sont pourtant excellents ? Pourquoi ne pas utiliser, comme le font les magazines putassiers, les photos plus ‘artistiques’, par exemple, si on prend le cas de Robert, celle qui orne la couve de Different Every Time, la biographie de Marcus O’Dair parue en 2014 et sur laquelle nous reviendrons d’ici peu.

L’image d’un vieux Robert tapi le regard mauvais au fond de son fauteuil roulant ne choque pas longtemps, car ça ne marche pas. Pourquoi ? Parce que Robert compte parmi les personnages les plus attachants de l’histoire du rock. Et il ne faut souhaiter à personne de vivre ce qu’il a vécu depuis son accident en juin 1973. Il a pourtant su trouver en lui les ressources nécessaires pour enregistrer l’un des grands classiques du rock anglais, Rock Bottom, puis par la suite d’autres albums pareillement réussis. Il en parle librement avec Tom Pinnock, qu’il reçoit dans sa maison de Louth, une petite ville d’Angleterre située à la même hauteur que Liverpool, mais de l’autre côté, face à la Mer du Nord. Comme tous les vieux, il reçoit son invité à table, et propose une part de gâteau aux carottes - Carrot cake - Oh, il a oublié le cake knife. D’un coup de fauteuil roulant, il fonce vers la cuisine et revient en brandissant un énorme couteau. Tom Pinnock croit sa dernière heure arrivée ! Robert ricane : «It’s a bit Agatha Christie !». C’était pour rire. Puis il enchaîne sur les avantages du fauteuil roulant, expliquant à Pinnock, occupé à mastiquer péniblement une énorme bouchée de carrot cake, qu’en fauteuil roulant, on peut s’asseoir où on veut, partout en ville. Pas besoin d’attendre qu’un banc soit libre. Pinnock qui est un être cultivé sait qu’il est tombé dans les griffes d’un pataphysicien aguerri. C’est Alfie, la femme de Robert, qui a trouvé cette spacieuse maison de Louth. Robert y a sa music room, avec tous ses instruments, son piano, ses livres et ses vinyles. Pendant que Pinnock mastique laborieusement une deuxième énorme bouchée de carrot cake, Robert est allé mettre un disque en route sur la chaîne. Il fout le volume à fond. Blast !

— Ché quoi, formule péniblement Pinnock.

— Shahram Nazeri, une chanteuse iranienne, hurle Robert par dessus le son.

Comme c’est le jour de son annive, Robert ressert une autre part de carrot cake à Pinnock qui n’ose pas refuser. 75 balais, ça se fête ! Et comme beaucoup de vieux, Robert a un fils qui est infirmier à l’hosto local, donc ça aide, d’autant que la santé d’Alfie commence à flageoler. En plus, Sam sait bricoler, il répare tout dans la maison. Pinnock aimerait bien attaquer sur Soft Machine et Matching Mole, mais Robert ne parle que des petites choses de la vie, comme tous les pépères de son âge. Il observe Pinnock du coin de l’œil et guette le moment où il aura fini d’avaler sa deuxième part pour lui en servir une troisième. En attendant, il se fend d’une confidence :

— L’une des choses qui change le plus quand on vieillit, c’est le passé. C’est comme si vous étiez né dans un village de la vallée. C’est tout ce que vous connaissez. Puis vous passez votre vie à escalader la montagne et en vous retournant, vous voyez que votre village n’est qu’un village parmi tant d’autres. Puis vous découvrez l’horizon, et votre village devient tout petit. Si loin.

Tout rouge, comme congestionné, Pinnock demande, la bouche pleine :

— Vous chauriez pas un verre d’eau ?

Robert revient avec une carafe d’eau du robinet et embraye sur une autre tirade métaphysique :

— Ma vie ne fut qu’une suite de sprints, et fuck me, l’un après l’autre. It was fucking marathon ! Personne ne me l’avait expliqué. J’ai vécu constamment dans la panique, au lieu d’avancer tranquillement... Il est bon, hein ? Je vous ressers !

Comprenant qu’il va devoir finir l’énorme gâteau, Pinnock cesse brutalement les politesses et passe à l’offensive : il branche Robert sur Choft Machine. Robert lève les yeux au ciel.

— C’est dur de jouer dans un groupe, toute cette diplomatie et toutes ces testostérones qui bouillonnent dans les corps de ces jeunes gens ! Je préfère faire des disques seul.

Il profite de cet aparté pour recadrer le débat.

— Les concerts et les musiciens célèbres ? Oh la la, je préfère me souvenir des virées dans la petite voiture d’Alfie, avec le fauteuil roulant dans le coffre, en route pour ce marchand de frites ambulant installé au bord de la route, a cup fo tea and a fag, moments of utter happiness that I remember.

Oui, bien sûr, des gens célèbres l’invitent encore à se rendre à Londres pour participer à des événements médiatiques, mais Robert décline les invitations, car il ne fait rien sans Alfie. Entre deux interminables bouchées de carrot cake, Pinnock tente une dernière fois de brancher Robert sur le rock :

— Mais vous devez bien encore avoir des chidées ?

— Je chante pour moi. De temps en temps, je joue un peu de piano et me dis, tiens, ça sonne bien, il faudra que je m’en rappelle. Mais c’est un drôle de boulot que d’enregistrer un disque. Cumberstone business. Je préfère m’intéresser à d’autres musiques, celles que font les peuples diabolisés.

— Cha veut dire quoi diaboliché ?

— Si je suis si triste maintenant que j’ai 75 ans, c’est parce que le colonialisme n’a pas disparu. Il est devenu beaucoup plus subtil. On dit aux gens : on va vous débarrasser de vos tyrans et on va mettre à la place des MacDo et du coca-cola. Ça me rappelle le développement du catholicisme, abandonnez vos idoles et vos sorciers, prenez notre Christ et notre Bible et retournez au boulot. Notre modèle économique est la nouvelle Bible, c’est le même genre de piège à cons.

Et Robert avoue aller sur YouTube pour voir comment les gens luttent contre la diabolisation :

— J’ai trouvé des belles chorales scolaires en Syrie. C’est un bonheur que de les voir chanter. Il y a aussi une saxophoniste qui s’appelle Sophia Tyurina, en Russie. Les Ruses adorent les enfants prodiges. Ce que je préfère en ce moment, ce sont les musiques de danse moldaves. It’s a knockout !

 

Peter Green vit dans le Sud-Ouest de l’Angleterre. Comptez deux heures de route en partant d’Oxford. Si vous débarquez chez Peter, il vous fera entrer rapidement et après une tasse de thé avalée sur le pouce, il faudra passer au front-room pour jammer, car chez Peter, on ne cause pas, monsieur, on jamme. Le voisin Paul arrive et hop, c’est parti pour une jam informelle, un coup de «Lucille», un coup de ce vieux coucou des Shadows qui s’appelle «The Young Ones», un coup d’«Help» et exceptionnellement un coup d’«Oh Well» le seul cut de la grande époque que Peter accepte encore de jouer. Oui, car il fut un temps où Peter disposait d’un supernatural talent pour transmuter le plomb du blues des Amériques en or sonique, c’est-à-dire un Green sound unique au monde. Ses camarades Jeremy Spencer, John McVie et Mick Fleetwood le voyaient comme un génie, ce qu’il était au fond, mais ça le barbait qu’on le considérât ainsi.

Peter n’a jamais été très bavard. Pour lui tirer les vers du nez, il fallait se lever de bonne heure. Quand Clapton qui venait de se faire friser comme un caniche lui fit remarquer que pour devenir célèbre, il valait mieux faire un effort vestimentaire, Peter ne répondit rien et se contenta de sourire. Comme son héros Skip James, Peter aurait bien aimé ne jamais naître, comme ça au moins, pas besoin de parler pour ne rien dire. Tout le monde se souvient qu’à une époque Peter portait la barbe et une grande robe blanche sur scène. C’était sa façon de dire non à tout, surtout à la mode, à Clapton et au succès. Il distribuait tout son blé dans la rue et s’il parlait, c’était uniquement pour essayer de convaincre ses collègues de Fleetwood Mac d’en faire autant. En 1970, après trois ans de Fleetwood Mac et trois albums bourrés à craquer de Green sound, il largua les amarres. Adios amigos.

Comme il devait encore un album par obligation contractuelle, il alla passer une nuit en studio pour jammer. On entend le résultat sur The End Of The Game paru en décembre 1970. Cet album bizarre portait bien son nom : le fin de la rigolade. On y trouve qu’un seul bon cut : «Bottoms Up». Peter semble jouer dans son coin alors que de l’autre côté, la rythmique fait chambre à part. On est à l’hôtel des culs tournés. C’est un véritable chef-d’œuvre de violation des accords dichotomiques. Peter transmute le plomb de la connerie contractuelle en or-nithorynque à sept pattes. Dans l’idée, c’est superbe et même insolite, digne du Bestiaire de Guillaume Apollinaire. Et comme il faut une petite cerise sur ce gâteau, «Bottoms Up» est en plus interminable, comme l’impose l’étiquette apanagique des jams. Par contre, après, ça se dégrade horriblement. Avis aux amateurs. On se croirait parfois chez John McLaughin ou sur l’un de ces mauvais albums de jazz expérimental qui ne servent à rien d’autre qu’à nous faire bâiller d’ennui mortel. Tous ceux qui ne l’ont pas écouté sont même allés jusqu’à considérer The End Of The Game comme un album culte ! Franchement, qui irait s’amuser à faire un disque culte par obligation contractuelle ?

Puis Peter entama sa période de clochardisation. Il en avait la tête de l’emploi. Ça aide. Il commença par séjourner dix jours chez son copain Zoot Money sans décrocher un mot. Puis pendant quelques décennies, il disparut des radars, enregistrant un album ici et là. Il fit tous les petits métiers inimaginables, fit même un brin de zonzon à Brixton pour avoir accusé son comptable de lui barboter tout son blé, puis alla s’échouer comme une baleine à l’agonie chez son frère à Great Yammoth : il mangeait, il dormait, puis il remangeait et redormait. Il transmutait le plomb du temps en caca.

Pendant ce temps, des journalistes s’amusaient à délirer sur la malédiction qui frappait les guitaristes de Fleetwood Mac. Une sorte de destin malveillant les avait précipités tous les trois dans d’insondables abîmes de perdition : Peter, comme on a pu le voir, puis Jeremy Spencer qui, un an après le départ de Peter, quitta le groupe en pleine tournée américaine pour rejoindre une soit-disant secte religieuse, et enfin Danny Kirwan, qui finit pauvre et alcoolique avant de casser sa pipe en bois il y a un an ou deux. Alors évidemment, si un journaliste s’amène la bouche en cœur pour brancher Peter sur la malédiction, il aura la réponse qu’il mérite.

Le plus surnaturel de toute cette histoire, c’est que Peter refit surface dans les années 90 avec le Splinter Group et quelques excellents albums. Cozy Powell y battait le beurre, et quel beurre ! Un docu de la BBC datant de 1996 nous montre un Peter fraîchement marié et étrangement volubile, comme s’il avait repris une dose massive de LSD. Le Splinter Group commençait à devenir énorme, mais en 2005, Peter décida de stopper brutalement les machines, au motif de problèmes de concentration.

C’est là que, profitant d’un hiatus du Fleetwood Mac américain, Mick Fleetwood et John McVie eurent l’idée saugrenue de monter un gros coup à Londres en reformant le Fleetwood Mac original. Les gros coups ont le vent en poupe, comme on sait. Contactés, Peter et Jeremy Spencer donnèrent leur accord. Ils semblaient guillerets. Mais au dernier moment, Peter se retira du projet, il n’était pas question d’aller re-transmuter le plomb des vieilles peaux en une pluie d’or qui allait tomber dans les caisses des tripatouilleurs du showbiz. Il leur répondit d’aller transmuter leur mère.

Tout ce qui l’intéresse, c’est aller à la pêche et jammer dans son front-room. Faut pas le faire chier avec les projets à la mormoille. Il aime bien aussi passer du temps au téléphone avec Jeremy. Oh, ils ne se sont pas vus depuis dix ans, mais Jeremy l’appelle deux fois par an, pour Noël et pour son annive, comme le font tous les vieux. Peter parle du livre sur Socrate qu’il est en train de lire et avoue qu’il a du mal à arquer et qu’il doit utiliser un fucking déambulateur, comme tous les vieux. Ils discutent un peu de musique et tombent d’accord pour dire que «Temptation» des Everlys est un sacrément bon morceau.

Signé : Cazengler, vieux schnock

Tom Pinnock : I’m so somewhere else now. Robert Wyatt. Uncut # 274 - March 2020

Rob Hughes : Man of the world. Peter Green. Uncut # 274 - March 2020

Phil Alexander : The Mojo Interview. Dave Brock. Mojo # 282 - May 2017

 

MOUNTAIN ( II )

Debout les morts ! C'est au flanc du rocher que l'on voit les premiers de cordée in action. Pas pour rien que les ricains ajoutent souvent le terme '' missing'' devant les deux derniers mots de la phrase précédente. Chose promise, chose due, chez Kr'tnt ! l'on ne recule devant aucun sacrifice. Nous voici dans le piémont himalayen, au camp de base numéro 1. Au programme cette fois, l'ascension de la bête par la face Est, le côté du soleil levant. Certes, un peu moins prise de tête qu'une virée sur Le Mont Analogue de René Daumal, mais pas obligatoirement une partie de plaisir, n'ayez crainte si au premier contrefort le soleil se retrouve avec son œil crevé, ne confondez pas la traversée du passage piéton d' Abbey Road avec les deux premiers disques de Mountain. Bien sûr, il y a deux entourloupes dans la chaloupe, le premier album présenté n'est pas de Mountain, mais ce n'est vraisemblablement pas un hasard s'il porte le titre de Mountain, et à la manœuvre est déjà présente une bonne partie de l'équipe du futur groupe montagnard à savoir Leslie West, Felix Pappalardi, Gail Colins. En second lieu soyez pas étonnés, songez que Martin Heidegger nous a prévenus : l'origine n'est pas nécessairement au début ! Pensez aussi à cette théorie mathématique qui nous assure que le milieu d'un segment de droite n'est pas obligatoirement sur ce segment.

C'est Felix Pappalardi qui a repéré Leslie West avec son groupe : The Vagrants. Nous reparlerons de ces vagabonds une autre fois. On ne refuse pas une proposition de l'homme qui a travaillé avec Cream... Plus qu'un honneur, un devoir.

 

MOUNTAIN / LESLIE WEST

Leslie West : guitar, vocal / N. D. Smart II : drums / N. Landsberg : organ / Felix Pappalardi : bass, keyboards, production

Blood of the sun : Leslie bourdonne à la guitare pratiquement en tapinois, par contre il arrache le vocal, vous le dégueule à la manière d'un blues shouter qui se serait caressé le gosier à la toile émeri, avec l'hypocrite rythmique bélier qu'assure le reste de l'équipage l'on ne peut pas dire qu'ils soient vraiment discrets, imaginez plutôt un vol d'hatzégoptérix en vitesse de croisière vers le soleil, sûr qu'il y aura du sang quand ils le traverseront car l'on sent bien qu'ils ne sont pas du genre à faire un détour quand un obstacle se dresse sur leur chemin. Long red : tout frais, tout léger au début, vous vous croiriez sur le Led Zeppe 3, Norman Smart trottine allègrement, mais le Leslie vous a une voix à vous transporter dans une tragédie de Sénèque, et pour brouiller le miracle sa guitare vous tire la langue sur les dernières mesures. Vos interrogations métaphysiques vous reprennent : est-ce du blues folklérisé, ou du folk bluesérysé ? Pentes douces. Better watch out : amplitude vocale, Leslie l'ouvre comme un lion qui rugit, rajoutez-y sa guitare impertinente et vous comprenez que vous n'êtes pas sorti de l'auberge, Leslie vous offre en même temps et la peau soyeuse du tigre et les filets de sang séché sur la fourrure. Belle ménagerie ! Blind man : assez plaisanté, l'on est planté en plein dans le blues le plus puissant, un petit côté à la Hendrix pour les paroles et la guitare, et le band derrière qui vous enfonce quelques poignards dans le dos juste pour voir s'ils savent bien viser. Vous êtes obligé de reconnaître qu'ils gagnent à tous les coups à ce petit jeu. Cruels, mais efficaces. Baby, I'm down : l'on hausse le ton, toujours dans le blues mais l'on en rajoute à tous les étages, l'on n'est pas encore au sommet de la montagne, un sacré groupe d'alpinistes tout de même. Prennent leur temps, mais ils vous surprennent à chaque détour du chemin. Une sacrée dégringolade à la fin sans corde de rappel pour limiter les dégâts. Dream of milk & honey : que disions-nous, ils ont déjà trouvé l'archétype du Mountain sound, ne misent pas sur l'écho en réverbe, non sont plutôt des partisans de la masse sonore qui s'impose d'elle-même sans avoir besoin de bouger le petit doigt. Manière de parler parce que les phalanges de Leslie elles s'activent méchant sur sa guitare clitoris. Storyteller man : un orgue qui carillonne joyeusement à l'église comme pour un mariage, tout à l'air de marcher mais il est sûr qu'il vaudrait mieux se méfier, et maintenant le Leslie il chante comme s'il vous crachait des becs de chalumeau sur le museau, pas de panique, vous vous êtes fait sonner les cloches, mais en douceur. This wheel's on fire : tiens, tiens un morceau de Dylan qui rappelle quelque peu le titre d'un album de Cream, peut-être une manière symbolique de hausser la barre, en tout cas le Leslie chante comme s'il était en train de taper à la porte des fournaises de l'enfer, et derrière le band vous tisse une musique néronienne, mélodramatique à souhait, et tout cela se termine par un bouquet de notes aussi cristallines que des étoiles de Ninja qui s'enfonceraient dans vos paupières. Look to the wind : l'on se calme, fausse impression, l'on repart pour une nouvelle anabase, et derrière vous avez un orchestre qui vous pond un générique de film, puissant et lyrique, la voix de West vous entraîne et vous le suivez en sachant que vous risquez d'y perdre la vie, mais le jeu en vaut la chandelle. Southbond bound train : fonce dans la nuit, inutile de regarder par la fenêtre, le mieux c'est de courir sur le toit des wagons en compagnie des pistoleros de la mort foudroyante vers la voiture qui transporte la paye des mineurs, sera toujours temps après d'échapper à la cavalerie comanche. Rien à reprocher, parfois la vie est excitante. Because you are my friend : on le sentait venir, le Leslie n'est pas uniquement une grosse brute qui vous applique le riff chaud brûlant sur la cuisse comme s'il marquait un long-horn de son troupeau, se la joue cool, le soir autour du feu de camp, vous sort l'acoustique et vous farfouille un truc tout doux rempli de sentiment et de délicatesse. Un peu comme s'il voulait s'excuser de vous avoir de temps en temps malmené. Ne lui dites pas que vous adorez. C'est un tendre.

Vous frétillez, vous croyez que l'on va s'attaquer illico à Climbing ! Que non on est trop bon, on vous a réservé une petite surprise, ce dimanche-là, Steve Knight, qui vient de remplacer Norman à l'orgue, Smart à la batterie, Pappalardi et West, qui viennent de monter Mountain, donnent leur troisième concert. Un peu de monde, ce dimanche 17 août 1969, juste un demi-million de personnes, à Bethel, au Festival de Woodstock, si vous préférez. Feront sensation, mais ne seront pas retenus pour le film, ni sur le disque, un scandale...

MOUNTAIN LIVE AT WOODSTOCK

Stormy monday : le gros blues qui tâche. A la puissance mille. Steve Knigth fait du rase motte sur son clavier, Pappalardi poinçonne à mort, Corky gâte divinement la mayonnaise, la guitare klaxonne et le chant de West dévale de la montagne tel un gros rocher qui roule sur vous et vous transforme en charpie sanglante. Vous êtes cuit aux petits oignons. Ne vous laissent même pas les larmes pour pleurer. Theme for an imaginary western : c'est Pappalardi qui l'a emmené dans ses bagages, le morceau a été écrit par Jack Bruce de Cream. C'est lui qui chante, belle voix, romantique, une manière bien à lui de faire traîner les syllabes sans ralentir son flow, beau travail de Corky qui ponctue à la perfection l'air de rien, et puis Leslie s'en mêle, Felix emmène la nostalgie, mais West emporte l'imagination. Tapis volant. Escalier roulant vers les étoiles. Long red : tombent dans la démagogie demandent au public de taper dans les mains, suit comme un seul homme, le morceau s'y prête, Steve fait des bulles sur son clavier, et Leslie doit prendre un orgasme chaque fois qu'il gueule ''long red''. Facétieux, un gamin. L'a la guitare qui joue du fifre. Who I am but you are the sun : une belle ballade, Pappalardi est au chant et West par derrière vous pousse des gueulantes à briser les chênes dont on fera votre cercueil. On se croirait à l'opéra dans un duo de ténors. C'est beau comme du Wagner, d'ailleurs à la fin l'orgue déborde comme les eaux du Rhin. Beside the sea : un blues comme on n'en fait blues depuis longtemps, un truc qui vous décolle la rétine. Au début si vous faites gaffe aux paroles vous vous dites qu'il y a un hiatus, pas de quoi faire un drame de se promener au bord de la mer avec la copine, sur le dernier couplet vous comprenez l'atmosphère surréelle qui baigne le morceau, reviendront sur cette plage quand ils seront morts, dans la nuit noire, la voix de Leslie qui rawe et sa guitare qui ardente comme un buisson d'épines sur le Sinaï, vous êtes au septième ciel, aussi sombre qu'un poème d'Edgar Poe. Waiting to take you away : ah, cette sonorité de Mountain, the Mountain sound, z'ont une manière de profiler les intros qui n'appartient qu'à eux, une fourrure de renard charbonnier dans les rousseurs de l'automne, c'est terrible avec Mountain, ils ne peuvent pas se lancer dans une ballade toute gentillette sans vous la transformer en une monstruosité épique. Défaut majeur, vice supérieur ! Blood of the sun : attardons-nous sur Steve Knight, n'est pas là pour regarder pousser les petits pois ni le gros poids de Leslie. Cheville essentielle. Essayez d'imaginer un film sans les décors et même un orchestre sans musique. Cet enregistrement devrait être dédié à notre chevalier du clavier. Southbound train : vraisemblablement pas enregistré à Woodstock, mais l'on ne va s'en plaindre, de toute beauté, suis parti faire un tour sur des enregistrements de Cream, pour juger de la différence, pas photo, chez le trio anglais il y a toujours la recherche de l'effet étudié, sûr qu'ils savent y faire, je les adore, mais chez Mountain, Leslie vole. Un planeur au-dessus des nuages, solitaire, ses doigts caressent les cordes, et les notes sont au-delà d'elles-mêmes... Dream of milk and honey : ne vous mentent pas, sucré comme du miel, doux et nourrissant comme le lait maternel, du grand Mountain, avec Steve Knight comme on ne l'entend jamais aussi bien sur tout autre disque du groupe. Une longue dérive de seize minutes, la guitare de West venant comme les abeilles de l'Hymette butiner les lèvres de Platon, ne soyez pas jaloux maintenant elle gronde dans votre oreille, tant qu'à y être elle vous transperce les tympans et un délicieux venin s'instille dans vos méninges sans ménagement. Changement de programme de gros pataugas de montagne piétinent votre corps tandis que résonne l'ambulance qui vous transporte à l'asile. Cet homme à la guitare est vraiment dangereux, il ne faut surtout pas l'arrêter, d'ailleurs ses copains lui réservent un accueil enthousiaste. Au cas où vous ne l'auriez pas reconnu un crieur annonce ''Leslie West !'' Ferait mieux de lui tresser une couronne de laurier comme pour César.

Vous trouvez ces morceaux sur le Official Live Mountain Official Live Bootlegs Series paru en 2005 : Woodstock Festival / New Canaan H. S. 1969. Seuls les six premiers morceaux proviennent de Woodstock, mais vous avez eu droit à quelques louches de potion magique supplémentaire.

N. D. Smart II quitte Mountain. Lorsque l'on écoute son précédent groupe Kangaroo [ + Barbara Keith ( vocal ), Teddy Spelies ( guitar, vocal ), John Hall ( keyboars, guitar, vocal )], qui promeut un folk influencé par les Beatles, l'on n'est pas surpris par la suite de le voir accompagner Ian & Sylvia duo folk canadien qui plus tard enregistra deux albums à Nashville que l'on considère comme pro-country-rock, très logiquement Smart II se retrouvera aux côté de Gram Parsons. Il travailla aussi avec Todd Rungren et cerise sur le gâteau par ces temps de guigne qui courent il participa en 1997 avec le groupe Hungry Chuck à l'enregistrement de The Deadly Ebola Virus ! Comment arriva-t-il à participer à Mountain, grâce à Felix Pappalardi qui en 1966 lui signala qu'un groupe de Boston, The Remains, cherchait un batteur. Les Remains tournèrent avec les Beatles en Amérique et leur leader Barry Tashian jouera avec Emily Harris et Gram Parsons... N'oublions pas que Pappalardi a débuté son travail à New York, qu'il a gravité dans le milieu folk, produit et participé à de nombreux disques, notamment de Tom Paxton.

Quant à Norman Landsberg qui n'a été présent que sur trois pistes de Mountain de Leslie West, il est avant tout un pianiste de jazz que l'on retrouvera dès 1970 avec le groupe de rock-jazz Hammer. Le premier disque du groupe quoique beaucoup plus jazz n'est pas sans présenter quelques analogies avec le son de Mountain, cela grâce à l'orgue de Landsberg mais aussi cette manière de compresser toute l'énergie du groupe en de courtes séquences-pivots qui chez Hammer permettent de démarrer de longues tirades swing échevelées. On peut entendre Ken Janick qui participa en tant que batteur avec Landsberg à la première mouture du groupe de West ( qui ne satisfit pas Pappalardi ) pour un seul titre sur le premier album de Hammer.

CLIMBING ! MOUNTAIN

Gail Collins est très présente sur le premier disque de Mountain, elle co-signe six morceaux sur neuf mais c'est elle qui se charge de la couverture. Leslie n'aimera pas la couverture, selon lui Gail n'a pas résisté au plaisir pervers de se représenter sur l'illustration, ne cherche-telle pas à cacher la montagne sous sa vaste robe ? Ne dévoilait-elle pas par ce voilement même – Aristote ne définit-il pas la vérité selon ce clignotement aléthéïque – sa volonté d'imposer son ascendance sur la communauté montagnarde ? Les sectateurs freudiens ne manqueront pas de signaler l'ambivalence sexuelle de l'image, est-ce une salutation au pénis ou une tentative d'occultation... Les amateurs de Tolkien n'hésiteront pas à nommer Le Seigneur des Anneaux, pour ma part, tout en étant dans l'incapacité d'en apporter le moindre début de preuve, j'y vois une filiation quasi-formelle avec le récit d' Alice au pays des merveilles, pas à une quelconque illustration du récit, mais une parenté spirituelle et mathématique avec l'esprit de Lewis Carroll. Une espèce d'approche du mystérieux concept des angles morts appliquée à la division fractale des apparences. Souvent mes amis affirment que je délire.

Leslie West : vocal, guitar / Steve Knight : Mellotron, organ /Corky Laing : drums, percussion / Felix Pappalardi : bass, production.

Mississippi queen : ah! Cette reine du Mississippi nous l'avons tous aimée, adorée, adulée, ce n'est rien qu'un simple morceau de rock 'n'roll, mais rien n'y manque, un vocal à l'arrache qui cloue votre cercueil, ce final impromptu qui exige une réécoute, sans quoi la vie ne vaut pas la peine, et surtout ce gimmick de cloche de vache qui vous appelle à l'étable du paradis, rien qu'avec ce triple battement Corky va plus laing que vous et même si vos détestez que l'on vous dépasse, là vous vous inclinez, il a raison.Theme for an imaginary western : un grand moment, un grand film, ceux que vous tournez dans votre tête, qui se déroulent à l'infini, dont vous vous repassez les séquences ad vitam aeternam, tout cette grandiloquence à laquelle vous n'accédez jamais dans votre vie, la voici ouverte dans vos rêves, la guitare de West n'est plus un instrument de musique mais un symbole, un aigle qui plane dans le ciel, très loin, très au-dessus du monde, vous êtes parti en voyage et vous savez que vous ne reviendrez jamais parmi la petitesse de vos contemporains. Never in my life : le genre d'envoi piégé qui ne fait pas de cadeau. Vous explose tout de go, vous arrache la tête, effondre votre maison, ensevelit votre femme sous les décombres, écrase les enfants sous les poutres, n'oublie ni le chat, ni le chien, ni le canari ni les poissons rouges. Laing a le diable au Corky et les autres s'entendent comme larrons en foire pour bousculer le monde, le froisser comme une vulgaire boule de papier et l'envoyer valser dans la poubelle des étoiles. Silver paper : serait-ce un hymne au soleil, les empereurs Julien ou Aurélien auraient pu le psalmodier, toute victoire dépend de vous, se tapit une miraculeuse hégémonie du bonheur vital dans ce titre, la guitare de Leslie resplendit comme un rayon de soleil qui éclaire sans éblouir. Des intermittences de splendeurs dans ce titre. For Yasgur's farm : autre titre de Who I am but you are the sun, au début c'était une simple chanson d'amour, mais après Woodstock le titre a pris une nouvelle dimension, pratiquement philosophique, l'expression de nouveaux rapports entre les êtres vivants, ne plus s'enfermer dans le miroir de l'autre, laisser entrer la multitude générationnelle dans l'entre-soi, le morceau n'échappe pas à une certaine emphase, plus question de se perdre dans le rêve d'un western imaginaire, une autre vision de l'amour considéré dans son universalité spirituelle. To my friend : que dire de plus après l'amplitude précédente, que substituer à l'amour de plus grand sinon ce sentiment d'amitié, qui relève davantage du ressenti et moins du maladroit bavardage des mots, pas une seule parole, juste un instrumental, un son de gratte très anglais, cette espèce de néo-folk très en vogue à l'époque, très expérimental, la recherche d'une équivalence lyrique à ces orages électriques que le hard-rock fomentait. Une manière aussi d'échapper à ce country blues qui était à son fondement. J'ai toujours eu l'impression que Mountain avait un coup d'avance sur le Zeppe III. The laird : ce morceau le confirme, des paroles d'outre moyen-âge, des harmonies en sous-main comme s'ils avaient tenté d'écrire un musique pour le baladin du monde occidental de Synge. Douceur des fausses paroles et des fins grattés de guitare qui ne sont que toiles d'araignées perlées de rosée sur la laideur du monde. Sittin' on a rainbow : changement de registre, rock'n'roll pour tous, pas méchant non plus, terriblement ambigu, ceux qui rêvent d'arc-en-ciel et ceux que la modernité télescope. Parfois le rock est moqueur et frondeur. Attention une seule pierre qui percute un éboulis et c'est l'éboulement, sauve-qui-peut-général, essayez de vous en tirer comme vous pouvez. Le morceau est très court, Mountain tire son épingle du jeu très rapidement. Boys in the band : mélancolie de guitare en ouverture, où sont les beaux jours, sur la rock'n'road ou sur celle du retour ? L'on se serait attendu à une catapultade rock dont Mountain a le secret pour terminer en beauté. Mais non, l'on est au sommet, la victoire semble amère, beaucoup plus décevante que la joie de la réussite escomptée. Mais la pourpre des nuages dont on est enveloppé est de grande intensité, d'une irrémédiable beauté.

L'on a tendance à penser que les groupes de hard sont des soudards ivres de brutalité. Ils sont capables du pitre. Ne nous cachons pas la réalité, nous les aimons pour cela. Il importe toutefois de les écouter avec attention. Pour les mieux comprendre et les mieux entendre, il est nécessaire de les remettre dans le contexte de leur apparition. Ils usent d'une pseudo-poésie mi-toc, mi clinquante, qui n'est pas sans signifiance.

Ce qui est sûr c'est qu'il vaut mieux regarder la couverture de l'album due à Gail Collins après avoir écouté l'album qu'avant. L'on s'aperçoit que non seulement elle n'en trahit en rien le contenu qu'elle subsume. Il y a dans ce disque mastodonte une grâce surprenante. Faut-il parler d'une dissemblance de dessein ultime entre les personnalités de Pappalardi et de West, ou du dessin originel de la présence de Gail qui introduit une faille profonde entre l'élément femelle et l'élément mâle. Entre l'action et le rêve aurait dit Baudelaire. Le troisième album de Mountain ne s'intitulera-t-il pas Flowers of Evil ?

Une affaire à suivre.

Damie Chad.

LE LIVRE DU DESIR

LEONARD COHEN

( Le Cherche-Midi / 2008 )

 

L'ouvrage est paru en 2006 en langue anglaise sous le titre de Book of longing. Cette version est due à traduction de Jean-Dominique Brierre et Jacques Vassal, le spécialiste folk dans le Rock & Folk de la grande époque. Elle a été précédée en 2007 d'une première aux éditions de l'Hexagone traduite par Michel Garneau. Que nous n'avons pas lue. Outre qu'il soit lui-même poëte et ami de Leonard Cohen, sa simple traduction du titre en Le Livre du Constant Désir – Mallarmé dans sa Prose pour des Esseintes ne nommait-il pas la Gloire du long désir - nous semble davantage en osmose avec l'original et possède le mérite d'inscrire l'ouvrage dans la tradition de la poésie amoureuse troubadourienne née en Provence, ce qui n'est pas sans intérêt puisque dans son livre l'auteur rappelle à plusieurs reprises qu'il a habité dans le Luberon.

Le recueil regroupe plus de deux cents poèmes très souvent agrémentés de dessins dus à Leonard Cohen. Un peu décevants, car très répétitifs, l'on ne peut pas parler d'illustrations proprement dites. Tout au plus des motifs qui ne fonctionnent même pas comme une héraldique sacrée, des images prégnantes qui reviennent comme des cartes à jouer dont le retour distributif semble trop hasardeux pour exprimer une véritable signifiance. Plus intéressants nous semblent les sceaux porteurs d'une volonté magique dont parfois les textes sont comme frappés ou mis sous protection. Les poèmes, vers courts et proses, ne sont pas très longs, très rares ceux qui excèdent une page. Beaucoup ne dépassent pas la partie médiane de la feuille, le vide excédentaire doit être générateur de la présence des dessins.

Il convient de l'avouer, Leonard Cohen est meilleur poëte que dessinateur. S'il fallait jouer au portrait chinois, et si le livre était une figure géométrique, laquelle serait-il ? La réponse s'impose. Un triangle. Equilatéral. Avec un trou en son milieu. Qui représenterait le poëte en personne. Un puits sans fond. Ou l'extrême pointe d'une pyramide des âges. Rappelons que Leonard Cohen est né en 1934 et que le livre paraît en 2006. Bref un bouquin de vieux. Et un vieux même pas beau. Cohen ne se leurre pas. Griffonne une trentaine de fois son auto-portrait. Pas un jeune premier. La vieillesse est un naufrage nous a avertis Chateaubriand.

Pour que nous en soyons sûrs Cohen signale une fois qu'il s'inspire d'un des poèmes de Cavafy, intitulé Les Dieux abandonnent Antoine, ce n'est pas que Cohen s'estime digne de l'attention des Dieux de l'antique Hellade, c'est une jeune amante qui se lève de son lit pour ne plus revenir... Nous avons-là une des clefs de compréhension du livre. Constantin Cavafis ( 1863 – 1933 ) n'a écrit tout au long de sa vie qu'une centaine de poèmes qui ne furent définitivement réunis en un recueil qu'après sa mort. Ses Poèmes sont une longue réflexion sur le Destin, imagée selon l'histoire de la Grèce Antique, croisée au thème de la fuite des jours. Toutefois le poëte triomphe de ses deux forces redoutables par l'évocation des jours anciens, ceux qui le mirent au contact de la Beauté lors de ses étreintes amoureuses. Homosexuelles cela s'entend, Cavafy était grec jusqu'au bout du pénis et comme disait la vieille plaisanterie homophophe romaine, si tous les pédérastes ne sont pas grecs, tous les grecs sont des pédérastes... Que ce pseudo-syllogisme graveleux ne vous empêche pas de lire Cavafis, un des quatre ou cinq grands poëtes de notre modernité.

Ne nous égarons pas, revenons à notre géométrie. Quels sont les trois angles d'attaque de notre triangle évoqué plus haut. Le premier est tellement important que la typologie de notre figure géométrique peut servir de représentation symbolique et physique du sexe dans lequel son encoignure angulaire se fixe : le féminin. Le deuxième et le troisième sont d'une ascendance nettement moins empreinte d'une telle concrétude. Le néant pour l'un, le vide pour l'autre.

Soyons plus précis. Je ne ferai pas l'injure aux kr'tnt-readers de rappeler la discographie de Leonard Cohen. Il fut aussi écrivain et poëte. Son roman Les perdants magnifiques connut son heure de gloire au milieu des années soixante. Ses albums lui permirent de toucher un vaste public, notamment rock. Une belle carrière. Une vie bien remplie. Le succès est une chose, le sentiment d'atteindre à une certaine plénitude une autre. Durant cinq ans Leonard Cohen arrêta tout et se fit moine bouddhiste. Tout le début du Livre du Désir relève de cette expérience. Z'oui mais. L'équanimité spirituelle devant le spectacle et les attraits du monde est certainement ( je vous laisse juge ) un plaisir, que dis-je une sérénité rayonnante... encore faut-il réussir ! Leonard s'astreint à de longues et bénéfiques méditations, n'empêche que son esprit batifole un peu, une fille qui passe et voici qu'il trique dur... En avançant dans le livre l'on s'aperçoit qu'il accorde de moins en moins d'importance à son maître vénéré, Roshi est âgé de quatre-vingt neuf ans ce qui lui permet peut-être d'être dépourvu de toute attirance charnelle, ce qui n'est pas le cas de Leonard Cohen. Qui ne pense qu'à ça... Le Zen le rend zinzin. Le vide du nirvana l'énerve, il s'en détournera...

N'en devient pas pour autant un farouche athéiste. N'oublie pas ses origines. Juives. Fils de rabbin. Aucune allusion aux rites dans le livre. Si ce n'est la prière qu'il faut comprendre comme une confrontation à quelque chose de bien plus grand que soi. D'une absoluïté éternelle tellement sans commune mesure avec sa propre relativité individuelle éphémère que l'on n'en peut juger, que l'on ne peut en prendre mesure, que toute tentative vous donne l'étrange sensation de faire l'expérience non pas d'une présence mais d'une absence. Cohen n'est pas un mystique. Il ne s'aventure pas à décréter comme Angelus Silesius ou Jacob Böhme, que D-eu serait pure négativité. Il se refuse à descendre dans un tel abîme. S'éloigne très vite de ce seuil dangereux. L'incommensurabilité de D-eu il s'en sert comme d'un paratonnerre métaphysique qui lui permet de se tirer de ses dépressions chroniques, D-eu est une présence englobante, savoir qu'il existe s'avère un rempart idéal contre le doute et les contradictions. Contre la peur de la mort, un seul refuge, les formes du corps féminin.

Objection votre honneur. Certes la beauté et le don des femmes est un puissant contre-poison, à part que... la jeunesse est loin, et que la vieillesse n'en finit pas de s'insinuer dans ses artères, ses membres, ses organes... L'en est réduit comme Cavafy à se remémorer les anciennes fiancées, les rencontres de passages, les occasions fabuleuses, les femmes qui ont partagé sa vie durant des périodes plus ou moins longues. Des instants de bonheur qui ont fui parce tout a une fin, ou qu'il a froidement rejetés. Certes il a eu de la chance, sa vie, son aura, sa célébrité ont attiré bien des filles autour de lui. La sarabande fastueuse est en train de s'achever. La musique ralentit la cadence.

Pratiquement tous les poèmes du recueil sont d'amour. Ou de sexe. Mais traversés et foudroyés de fragilité. Cimetière en vue. Qu'est-ce que ce contact d'épidermes et cet échange jouissif de glaires quand l'on se souvient que tous ces soubresauts érotiques sont appelés à disparaître, que leurs répétitions spasmodiques fournissent mainte distractions pascaliennes, il ne faut surtout pas oublier qu'au moment où la mort présentera l'addition tous les chiffres s'égaliseront à un beau zéro aussi vide et béant qu'un crâne humain, et qu'en fin de compte comme le disait avec humour ce nihiliste d'Alexandre Vialatte à la fin de ses chroniques, seul Allah est grand. Et plus grand que vous. Que tous vos actes ne sont que de vaines barricades qui ne vous protègeront guère.

Leonard Cohen pourrait en pleurer. Il préfère en rire. Un peu d'humour noir pour contraindre le désespoir, quelques sourires sardoniques pour égayer l'as de pique fatidique, jouent le rôle du terreau noirâtre dans lequel un jour ou l'autre ces corps sublimes, ces caresses paradisiaques seront engloutis. Cohen rappelle les moments les plus forts de sa vie, ces instants de communion enflammée, comme s'il essayait de s'envelopper dans la couverture bigarrée de son existence, il reconstitue le patchwork de ses moments les plus intenses, pièce par pièce, s'il était Arthur Rimbaud il aurait cyniquement intitulé son recueil Les remembrances du vieillard idiot, mais il n'est pas Rimbaud, peut-être un peu Verlaine, plus tendre, plus sentimental. Un Cavafy canadien, qui n'a pas le recours prodigieux d'une légendaire historicité pour teindre son linceul d'une pourpre souveraine. Il n'est qu'un simple mortel, un petit homme auréolé de la faiblesse illuminative de toutes les femmes qu'il a rencontrées.

Difficile de juger d'une poésie sur une seule traduction. Mais si les rockers peuvent être des paroliers de génie, atteindre à la plus haute poésie est beaucoup plus rare. Le livre du Désir confine à l'élégie, il n'accède pas à l'épopée mythographique de Jim Morrison. La lecture est loin d'en être déplaisante.

Damie Chad.

Note 1 : Cavafis, nouvelle transcription phonétique du grec moderne qui remplace peu à peu l'ancienne : Cavafy.

Note 2 : D-eu n'est pas une erreur de saisie, dans le texte hébreu de la Bible le nom de Dieu dépourvu de voyelles ne se prononce pas. Leonard Cohen et ses traducteurs ont tenté de reproduire cette particularité, en omettant ici une voyelle.

BOOK OF LONGING

PHILIP GLASS / LEONARD COHEN

( Orange Mountain Music / 2007 )

Pour ceux qui n'aiment pas lire il existe une version récitée et chantée par Leonard Cohen secondé par un quatuor vocal sur une musique composée par Philip Glass. Amis rockers, l'accompagnement de Philip Glass se déploie selon une démarche classique. Ne soyez pas surpris par les sonorités. Rappelons que si l'œuvre de Glass s'inscrit dans la tradition des grands compositeurs Bach, Beethoven, Debussy, Fauré, Chostakovitch, Honeger... il s'est aussi inspiré d'artistes comme David Bowie, Eno, Tangerine, Laurie Anderson... A ses débuts Philip Glass est avec Steve Reich un adepte de la musique minimaliste basée sur des structures répétitives. Le travail de Glass est à mettre en relation avec celui que Robert Fripp effectuera avec King Crimson, Eno et Bowie. Sentiers croisés de la musique populaire et de la musique savante.

Damie Chad.