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03/06/2020

KR'TNT ! 467 : LITTLE RICHARD / SAL MAIDA / ALICIA F! / MOUNTAIN ( VI )

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 467

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

04 / 06 / 2020

 

LITTLE RICHARD / SAL MAIDA

ALICIA F ! / MOUNTAIN ( VI )

Texte + photos sur : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Richard cœur de lion

- Part Three

 

Quel est selon vous le plus bel hommage rendu au plus sauvage d’entre tous, Little Richard ? Sans doute la bio que lui consacre Charles White, aka Dr Rock, The Life And Times Of Little Richard, éditée en 1984 et rééditée en 2003. Sex & drugs & rock’n’roll ? Oui, la vie de Little Richard se résume à ces trois mots. Il ne vivait que pour ça, comme le font d’ailleurs la plupart des lapins blancs. Sans sex & drugs & rock’n’roll, la vie ne serait-elle pas d’un mortel ennui ? Oooh my soul !

Le génie de Charles White est de laisser parler Little Richard, comme le fit son homonyme George White avec Bo Diddley. La voix de Richard s’élève comme un soleil à la verticale des pages du livre et répand sa vérité. À la différence d’Uncle Sam, Richard ne prophétise pas, du moins pas encore, il te parle avec cette candeur candy d’être doux et sucré, il pose sa main sur la tienne et te raconte la pauvreté : «Tu sais que tu es pauvre quand tu n’as pas de bois pour faire du feu. J’ai vu des gens arracher des bouts de bois de leur maison pour faire du feu. C’est ça, la pauvreté. Nous faisions partie des gens qui arrachaient du bois de leur maison pour faire du feu.» Mais le naturel de Richard reprend vite le dessus et le voile qui ternissait ses yeux en forme d’amande disparaît. Au diable les mauvais souvenirs ! Son regard redevient espiègle et s’anime. Ses mains papillonnent. Il s’émerveille encore des artistes qu’il voyait dans sa jeunesse : «Barry Lee Gilmore levait une table ou une chaise avec ses dents. Il levait même une chaise avec quelqu’un assis dessus. Je l’admirais tellement que je me suis entraîné pour le faire aussi !». Il glousse d’un rire complètement juvénile. Il se souvient aussi d’un certain Bamalama, un borgne qui grattait un washboard et qui chantait ‘A-bamalam/ You shall be free and in the mornin’/ You shall be free.’ Le voilà tout surexcité. Il lève un doigt et rappelle que tout petit, il voulait être prêcheur, «comme Brother Joe May, the singing evangelist qu’on appelait the Thunderbolt of the West !». Puis il se rapproche de toi pour te chuchoter à l’oreille qu’un jour il chia dans un pot à confiture pour faire une farce à sa mère. Il imite la voix de Momma qui le cherche pour le gronder : «Richard ! Je sais que c’est toi !». Elle est tellement désespérée qu’elle se plaint aux voisines qui pensent que Richard est possédé par le diable, et il ajoute, sur un ton solennel : «Une dame m’a jeté un sort. Elle a dit que j’allais mourir à 21 ans. Alors je l’ai toujours cru, parce qu’elle l’avait dit. Ça m’a rendu encore plus sauvage.» Awop Bop A Loo Mop Alop Bam Boom !

Johnny Otis est l’un des grands découvreurs de son temps : Little Esther Phillips, Hank Ballard, Little Willie John, Big Mama Thornton, Etta James, Jackie Wilson, Johnny Ace et Sugar Pie De Santo, c’est lui. Pourtant, quand il découvre Little Richard dans un club de Houston, Texas, en 1953, il en reste comme deux ronds de flanc. Ça se passe bêtement, comme souvent : un mec lui dit de filer dare dare au Matinee Club et d’aller voir ce dude in here. «Alors je suis entré et j’ai vu ce type très provoquant, très beau et très efféminé, coiffé d’une big pompadour. Il s’est mis à chanter et il était so goooood !». Puis il le voit se jeter au sol avec un grand écart. C’est un show très beau, bizarre et exotique à la fois, et soudain, Richard annonce qu’il est the King of the Blues et puis il ajoute après un petit blanc : «And the Queen too !». Tonnerre d’applaudissements. Les gens l’adorent - Boy, that’s something else ! - Houston ? Mais c’est la ville de Don Robey, the Black Caesar, le tzar du negro underwold, toujours armé d’un flingue et boss du label Peacock Records, sur lequel on trouve Clarence Gatemouth Brown, Bobby Blue Bland et Johnny Ace. Robey signe le groupe de Richard qui s’appelle les Tempo Toppers et les envoie en studio pour enregistrer quatre titres. Mais Richard veut garder sa liberté, il ne veut pas être contrôlé par Robey. Il lui tient tête. Quoi ? Tu veux tenir tête à Robey ? On va voir ça. Convocation au bureau pour une séance de recadrage. Richard entre : «Il m’a sauté dessus, m’a frappé à l’estomac et m’a envoyé au tapis. J’ai eu une hernie pendant des années. Ça fait mal. J’ai dû être opéré. Il m’a frappé dans son bureau, knocked-out au premier round. Pas de deuxième ni de troisième round. Il s’est juste levé de son bureau, a fait le tour et booom ! J’étais par terre. On savait qu’il frappait les gens. Il frappait tout le monde sauf Big Mama Thornton. Il en avait une peur bleue. Elle était forte comme un taureau.» Quand Big Mama apprit que Robey avait frappé Richard, elle alla le trouver, le chopa par le colbac et lui dit : «Si jamais tu touches encore une fois à cette petite chochotte, je reviens défoncer ton trou du cul tout jaune.»

Pour se débarrasser de Robey, Richard splitte les Tempo Toppers et monte une autre équipe avec des cracks originaires de la Nouvelle Orleans, le batteur Chuck Connors et le pianiste Lee Diamond Smith qui avaient accompagné les légendaires Shirley and Lee. Il rajoute deux joueurs de sax et baptise le groupe The Upsetters. Ils tournent dans tout le Sud et les voilà à Macon, la ville d’où vient Richard : «On se faisait chacun 15 dollars chaque soir, et en ce temps-là, on pouvait faire un tas de choses avec 15 dollars. On jouait trois ou quatre fois par semaine, ce qui nous faisait 50 dollars ! Et parfois on jouait dans un midnight dance à la sortie de Macon : ils nous donnaient dix dollars et tout le poulet rôti qu’on pouvait avaler. On jouait des cuts de Roy Brown, beaucoup de Fats Domino, quelques cuts de B.B. King, un ou deux de Little Walter, je crois bien, et d’autres de Billy Wright. J’admirais beaucoup Billy Wright. Je me coiffais comme lui.»

Dommage que Charles White ne s’attarde pas davantage sur Billy Wright. C’est Billy Vera qui s’en charge dans son très beau book sur Specialty, Rip it Up, The Specialty Records Story. Vera nous indique que Billy Wright enregistrait sur le label Savoy de Newark, New Jersey, et qu’il était chanteur, danseur et présentateur dans un club, le Royal Peacock, sur Auburn Avenue, où il se faisait appeler The Prince of the Blues. Il se maquillait, portait des fringues très colorées et une pompadour très haute. Richard vient en droite ligne de Billy Wright dont il pompait aussi, nous dit Vera, certaines chansons. L’autre grande influence de Richard fut Little Esther. C’est de là que vient, comme le suppose Vera, le Little de Little Richard. Oh, il y aussi Eskew Reeder Jr., plus connu sous le nom d’Esquerita. Quand Richard en parle, il s’anime plus que de raison : «Avec Jerry Lee Lewis et Stevie Wonder, il est l’un des plus grands pianistes. Il m’a appris beaucoup de choses sur la diction. Beaucoup.» S. Q. lui apprend surtout à faire un piano sound comme s’il savait jouer du piano. Selon Vera, Reeder n’était pas un grand chanteur, mais il portait plus de maquillage que Billy Wright et sa pompadour montait encore plus haut que celle de Billy. Il encouragea surtout Richard à multiplier les outrances scéniques. Mais d’où sortent tous ces personnages excentriques ? On finit par se poser la question. Ils sortent d’une culture de clubs privés qu’on appelait des frat houses, diminutif de fraternity houses, c’est-à-dire des clubs d’internats où les jeunes blancs se tapaient des bières et des spectacles exotiques, l’équivalent des lupanars pour bidasses. Vera nous raconte que les jeunes blancs adoraient voir des artistes noirs jouer de la musique de bastringue, et plus elle était vulgaire et plus ça leur plaisait, surtout quand Richard s’habillait en femme et qu’il chantait la version originale de «Tutti Frutti» qui ne parlait que d’enfilade. Sur le frat house circuit, il y avait aussi the Thirteen Screaming Niggers qui montaient sur scène vêtus d’imperméables qu’ils ouvraient pour révéler leurs érections, en jouant un cut loud and fast. Plus c’était vulgaire et plus ça bottait cette faune avinée.

Richard est fier de ses Upsetters. Il adore s’amuser. Il casse la baraque chaque fois qu’il monte sur scène. «L’une des chansons qui rendait les gens fous était Tutti Frutti. Les paroles étaient très coquines - Tutti Frutti, joli cul, si ça ne rentre pas, ne force pas - La foule adorait ça. Comme on avait pas de basse, Chuck devait frapper son tom bass real hard.» Bien sûr, lorsque plus tard il va enregistrer «Tutti Frutti» pour Specialty, il devra calmer le jeu et Tutter un Frutti moins salace.

C’est à Macon que Richard va rencontrer son destin qui ce soir-là prend l’apparence d’une grande star : «Lloyd Price était à Macon pour chanter à l’Auditorium et je l’ai rencontré. C’était une big star et il avait un big big big hit avec ‘Lawdy Miss Clawdy’. Il avait aussi une Cadillac noire et or. J’en voulais une comme la sienne. Il n’y avait pas beaucoup de Cadillacs à l’époque. Le seul qui en avait une dans le coin était le mec des pompes funèbres. Tu devais mourir pour monter dedans. Alors on a causé avec Lloyd Price et il m’a dit d’envoyer une bande à un mec nommé Art Rupe qui avait un label, Specialty Records, à Los Angeles.»

Richard suit le conseil de Pricey. Puis il attend. Pas de nouvelles de Specialty. Bon, c’est pas grave, il continue de s’amuser en attendant. Un vrai gosse : «Il y avait cette lady qui s’appelait Fanny. Je l’emmenais en ville dans ma voiture pour la regarder se faire sauter. Elle se mettait sur la banquette arrière, avec la loupiotte allumée, les jambes écartés et pas de culotte. On roulait et je regardais les mecs monter pour la baiser. Elle ne faisait pas ça pour de l’argent. Elle le faisait parce que je le lui demandais. Elle était assez jeune. Ça m’excitait de la voir se faire baiser. On m’a jeté en prison pour ça. Quand je suis allé à la station service, le pompiste a appelé la police. Ils m’ont arrêté. Ils appelaient ça un comportement obscène. Je suis resté quelques jours en prison. On ne m’a pas maltraité. Ma mère a trouvé un avocat du nom de Lawyer Jacob. Il a dit au juge : ‘Ce nègre va quitter la ville, vous ne le reverrez plus.’ Ils m’ont relâché et j’ai dû quitter Macon. Je ne pouvais plus y chanter. Alors on a pris la route.»

En 1955, Art Rupe qui a du flair sent que ça bouge dans le pays. La société se transforme et la musique aussi. Alors il confie la direction artistique de Specialty à Bumps Blackwell. Bumps est comme Johnny Otis, il sait flairer la piste d’un talent dans la forêt : «J’enregistrais Lloyd Price et aussi un mec nommé Eddie Jones, qu’on connaissait sous le nom de Guitar Slim. Son pianiste s’appelait R. C. Robinson, un petit jeune qui avait joué dans mon orchestre à Seattle et qui était venu s’installer à Los Angeles peu de temps après moi. Guitar Slim avait quelques bons hits, notamment ‘The Things That I Used To Do’, mais il picolait un peu trop. D’ailleurs, il en est mort. Quant à R. C. Robinson, il a changé de nom pour devenir Ray Charles, il a signé chez Atlantic et il est devenu superstar.» Bon, Bumps trouve la bande de Richard sur son bureau. Il la fait écouter à Rupe qui n’est pas convaincu. Bumps pense que Rupe ne voulait jamais prendre de décision, de peur de se tromper. Bumps ajoute une précision fondamentale : certains labels signaient des artistes noirs parce qu’ils savaient que les noirs n’entamaient pas de poursuites en cas de problème. Et il ajoute une autre précision qui fait la différence avec les arnaqueurs : Rupe payait toujours ce qu’il avait promis. «Même s’il ne s’agissait pas de grosses sommes, au moins il ne truandait pas les artistes.»

Pendant huit mois, Richard téléphone chez Specialty. Il les harcèle. Alors, quand est-ce que j’enregistre un disque ? - Has Mr Rupe heard my tape yet ? - Il ne harcèle pas que Specialty, il harcèle aussi Atlantic, comme le rappelle Jerry Wexler : «Cette espèce de dingue (crazy nutcase) nous pétait les roubignolles à Atlantic, disant qu’il était le plus gros truc depuis l’invention du pain en tranches.» Allo ? Allo ? À la fin Rupe n’en peut plus. Il craque. Il dit à Bumps de le signer. Mais comme Richard est encore engagé avec Don Robey, il faut racheter le contrat. Ils lui prêtent 600 dollars. Richard leur dit qu’il aime bien le son de Fats Domino, alors banco, Rupe et Bumps l’envoient directement à la Nouvelle Orleans, chez Cosimo Matassa, là où ils ont déjà enregistré Lloyd Price. Ça a marché pour Pricey, alors ça marchera pour Richard. Bumps se déplace pour superviser la première session : «Quand je suis arrivé à la Nouvelle Orleans, le propriétaire du studio Cosimo Matassa m’a dit : ‘Hey man, this boy’s down here, il vous attend.’ Je suis entré et j’ai vu ce cat en chemise bariolée avec sa pompadour de cinquante centimètres. Il parlait comme un cinglé. J’ai tout de suite senti la mega-personnalité. Dans le studio, on avait la crème de la crème de la Nouvelle Orleans : Lee Allen on tenor sax, Alvin Red Tyler on barytone sax, Earl Palmer on drums, Edgar Blanchard et Justin Adams on guitars, Huey Piano Smith et James Booker on piano, et Frank Fields on bass. C’étaient les gens qui accompagnaient Fats Domino.» Ce genre de petit paragraphe s’appelle un cœur de mythe. Bumps continue : «Le studio était juste une pièce à l’arrière d’un magasin de meubles. Une seule pièce pour tout l’orchestre. On entrait et on tombait sur un piano à queue. J’ai mis un micro sur le piano. Alvin Tyler et Lee Allen devaient aussi souffler dans ce micro. La batterie d’Earl Palmer était à l’extérieur de la pièce, avec un autre micro. Le bassman jouait à l’autre bout de la pièce. Le son de la basse dégueulait bien, alors on l’avait.»

C’est là dans cette arrière-boutique que Richard bâtit sa légende, comme Elvis un peu plus tôt chez Uncle Sam à Memphis. Toute la folie qui va envoyer des millions de cervelles tournoyer dans le grand manège universel sort de cette double conjonction Elvis/Sam/Scotty/Bill Black d’un côté et Richard/Bumps/Cosimo/Lee Allen/Earl Palmer/Red Tyler de l’autre. C’est exactement ce que dit John Lennon : «Elvis était mon dieu. Puis à l’école, t’as ce mec qui dit qu’il a disque d’un mec qui s’appelle Little Richard et qu’est meilleur qu’Elvis. On avait l’habitude d’aller chez lui après l’école pour écouter les 78 tours d’Elvis. On achetait des clopes au détail et des chips et on écoutait la musique. Ce nouveau disque s’appelait ‘Long Tall Sally’. C’était si bon que ça m’a coupé la chique. Je voulais rester avec Elvis, mais ce Little Richard était bien meilleur. On s’est tous regardés. Je ne voulais rien dire contre Elvis, même pas en pensée. Puis quelqu’un a dit que le chanteur était un nègre. Je ne savais pas que les nègres chantaient. Alors Elvis était blanc et Little Richard noir. C’était un soulagement. J’ai dit : ‘Merci Dieu.’» À sa façon de dire les choses, Lennon nous rappelle que le rock appartient aux kids. L’ado Bowie est aussi entré en religion grâce à Little Richard : «Quand je l’ai entendu, j’ai acheté un saxophone et je suis entré dans le music business. Little Richard was my inspiration.» James Brown rappelle lui aussi que Richard est son idole et Otis dit qu’il est devenu chanteur à cause de lui. Mais le plus fin des coups de chapeau est sans doute celui de Gene Vincent : «La première fois que j’ai vu Little Richard, je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. Mais je vais te dire une chose : j’ai compris à ce moment-là que je ne serais jamais aussi bon que lui sur scène. Et mon ami Jerry Lee est arrivé à la même conclusion. Jerry Lee et moi sommes pourtant devenus des pretty wild performers, mais on a jamais su générer autant d’excitation que Little Richard.» On trouve cinq pages d’hommages de cet acabit à la fin de la bio. Et dans sa préface, Dr Rock en rajoute une couche en affirmant que Richard dispose d’un extraordinaire pouvoir mental, celui dont sont dotés les prêcheurs et les chamanes - Richard incarne tout ce qui est américain, pas seulement l’Amérique des noirs. Little Richard IS America - Bill House qui joua longtemps de la guitare dans les Upsetters connaît bien Richard : «Je pense qu’il était surtout un voyeur. Il aimait bien regarder les autres baiser. Mais il n’était pas détraqué, comparé à d’autres que j’ai côtoyés sur la route. Il semblait incroyablement équilibré. Moralement parlant. C’est un être profondément moral, un peu christique. Je l’ai fréquenté pendant dix ans et il a toujours été extrêmement bienveillant. Et ce n’est pas courant chez les gens de cette importance.» Bumps tente de veiller aussi bien que possible sur Richard, mais il reconnaît que ce n’est pas facile : «Richard est la star suprême. Un talent qu’on ne voit qu’une seule fois par millénaire. Et comme tous les gens qui ont ce talent, il finit par devenir parano et je peux le comprendre. Il perd toute notion de temps et d’obligation. Ce n’est pas délibéré. Il est comme ça.» On retrouve cette notion d’animal sauvage dans sa musique. Richard est un être ivre de liberté. «Larry Williams était le plus mauvais producteur du monde. Il voulait que je sonne comme Motown mais je ne suis pas un artiste Motown. Ils m’ont fait enregistrer avec leur orchestre. Il n’y avait que des trompettes ! Je n’en pouvais plus de voir ces trompettes ! Je voulais jeter toutes les trompettes du monde dans la rivière. Ils ont voulu me faire essayer des trucs électroniques. Je ne voulais que le vrai truc, the real thing. Les vrais gens veulent toujours le vrai truc. Les enregistrements Okeh n’ont pas marché parce qu’Okeh était un label R&B, un black label.» Depuis le début, Richard sait très bien ce qu’il veut. Ses extravagances faisaient aussi marrer les gens à une époque. «J’étais très en avance sur mon temps, les gens me traitaient de pédale et de fiotte parce que je portais ces costumes. Maintenant tous les groupes en portent. Et tout le monde se trimbale avec une trousse de maquillage.» Et Richard entre à nouveau en éruption, les bras en l’air : «Les costumes à miroirs ! Mais j’en jeté des tas dans le public. J’en cousais moi-même et j’avais deux autres garçons qui m’en cousaient, Melvyn James de Detroit, Michigan et Tommy Ruth de Los Angeles. Lors d’une tournée, j’en ai tellement jeté que j’ai dû demander à Tommy Ruth de venir m’en coudre de toute urgence. Il cousait dans l’avion. Parfois, les gens se blessaient en s’arrachant mes costumes. Ils devaient pourtant savoir que c’était du verre. Les costumes me coûtaient six cent dollars, rien que pour le tissu. Je dépensais tout mon blé en costumes et je les jetais au public. Mais ça valait la peine car tout le monde parlait de moi. J’ai toujours utilisé le vieux fond de teint Pancake 31. Mon frère allait l’acheter au Columbia Drugstore, à l’angle de Sunset et Gower.»

En parcourant le monde, Richard a rencontré des tas des gens intéressants, comme Gene Vincent, qu’il côtoya pendant en tournée en Australie : «Gene était un bon copain, mais il pouvait devenir assez pénible. Quand il était soûl, il voulait te jeter hors de la voiture alors qu’on fonçait sur l’autoroute. La boisson le rendait fou.» Jimi Hendrix gravite lui aussi dans l’orbite de Richard, en tant que guitariste du backing-band. Marquette qui est le frère de Richard et son road-manager rappelle que Jimi a tout appris de son frère : «C’est là qu’il a appris le charisme.»

L’autre grande rencontre de sa vie, c’est la coke. Il en sniffe 1 000 dollars par jour et dit qu’il mériterait le surnom de Little Cocaine. Son dealer n’est autre que Larry Williams, un vieux collègue de Specialty. Voilà qu’il se pointe un jour avec un flingue pour réclamer le blé que lui doit Richard. Il lui fout une peur bleue : «Il m’aurait tiré dessus si je ne l’avais pas payé !».

Richard repose sa main sur la tienne, la serre bien fort et reprend, sur le ton de la confidence : «Tu sais, par la force des choses, beaucoup d’artistes deviennent des addicts. Tu te retrouves dans la loge avec les musiciens, dans la chambre d’hôtel avec d’autres gens et tu essayes des trucs pour t’envoyer en l’air, toutes sortes de trucs, ça va de la marijuana à l’angel dust, en passant par les barbituriques, l’alcool, la coke, l’héro et l’acide. Je prenais de plus en plus de drogues. Tout ce que je voulais, c’était planer et baiser de jolies femmes. Angel n’était pas ma seule copine. J’en avais des tas. Dans chaque ville, j’en avais au moins trois ou quatre. On prenait un truc pour s’envoyer dans le cosmos et on se déshabillait tous entièrement. Tout le monde à poil ! J’aimais bien voir de filles se caresser. C’était la plus belle chose du monde. J’aimais bien les filles qui faisaient ça ensemble. C’est la vérité. C’était mon truc. Je regardais. J’avais des amies dans toutes les villes. À New York j’en connaissais une qui s’appelait Chris et une autre qui s’appelait Evil. Elle ramenaient aussi des gens.» Richard adore se masturber : «J’aimais bien voir les filles se faire baiser par mes musiciens. Je me branlais en les regardant et quelqu’un me suçait les tétons. Ils auraient pu m’appeler Richard le voyeur ! Je me branlais six ou sept fois par jour. On me disait que je méritais un trophée pour ça.»

À la parution de sa bio en 1984, Richard fut émerveillé. Il disait lui-même qu’elle était the Bible of Rock’n’roll. Personne n’est mieux placé que lui pour parler de la Bible. Quoi de plus sex & drugs & rock’n’roll que la Bible ? La nature humaine a-t-elle évolué en trois millénaires ? Pas du tout. Ce serait une erreur de croire que l’homme peut changer. La nature humaine reste profondément humaine, avec sa soif de sexe, ses violents besoins de changement, son indicible aspiration à la spiritualité et sa pente naturelle à la barbarie. Parce qu’il est à la fois excessif et entier, Richard fut sans doute le plus humain des hommes, seulement préoccupé d’exister à cent pour cent. S’il est une chose que le rock enseigne, c’est à s’empiffrer de vie.

Signé : Cazengler, Little Ricard

Little Richard. Disparu le 9 mai 2020

Charles White. The Life And Times Of Little Richard. Omnibus Press 2003

Billy Vera. Rip It Up: The Specialty Records Story. BMG Books 2019

 

Live in style in Sal Maida Vale

- Part One

 

Le nom de Sal Maida vous dira sûrement quelque chose. N’a-t-il pas traîné du côté de Roxy Music et des Sparks ? Mais oui. Ce Maida-là glisse dans l’histoire du rock comme un fantôme sans qu’on sache d’où il vient ni où il va. Il pratique cette insoutenable légèreté de l’être chère à Kundera. Comme Johnny Gusftason qui lui aussi a fait le bassman dans Roxy, il apparaît pour mieux disparaître, mais comme l’escargot, il laisse derrière lui cette trace scintillante qui symbolise si bien la légende. Ne sommes-nous pas tous friand de légende ? Ce serait mentir que de vouloir prétendre le contraire.

Sal Maida vient de publier ses mémoires, un tout petit livre dont le titre ronfle comme une ligne de basse : Four Strings, Phony, Proof And 300 45s. Bel objet, que le pelliculage mat de la couverture rend agréable au toucher et que cette photo de scène rend infiniment séduisant : Sal Maida porte la veste en lamé argent et noir faite sur mesure par un tailleur hip londonien et joue sur sa Rickenbecker chérie. Bienvenue au paradis des glamsters.

L’intérieur est composé en petit corps 9 ou dix bien ferré à gauche et imprimé sur un satimat doux au doigt et de bonne main, sans doute un 100 g. L’éditeur s’appelle HoZac. Ce label-éditeur new-yorkais a le bon goût de mettre à son catalogue des gens comme Chris Bell (Big Star), Bob Bert (Chrome Cranks) ou encore Sal Maida, et, côté musique, des groupes aussi underground que Baby Grande, Kim & Leanie (c’est-à-dire Kim Salmon), Dwight Twilley Band, Timmy’s Organism, Electric Eels, ou encore England’s Glory, le premier groupe de Peter Perrett.

Mais c’est bien sûr le contenu du Maida book qui emporte tous les suffrages. Comme Sal Maida n’a pas grand chose à raconter, il découpe son récit en trois parties : les groupes dans lesquels il a joué et les gens qu’il a fréquentés, ses souvenirs d’enfance à Little Italy (d’où vient aussi Martin Scorsese), et last but not least, ses 300 singles préférés, sans doute la partie la plus captivante du book, car comme on va le voir, Sal Maida a l’élégance de n’aimer que les bons disques. C’est sans doute aussi la première fois qu’un mec consacre la moitié de son livre à l’examen critique de ses disques préférés. Sal Maida donne la parole au fan de rock qui est en lui, c’est un peu comme s’il nous invitait chez lui et qu’il nous passait ses disques un par un en les recommandant tous très chaudement. Est-ce qu’on l’écouterait aussi attentivement s’il n’avait pas joué dans Roxy ? Là n’est pas la question.

La vie de Sal Maida ressemble à un carnet mondain, mais les célébrités qu’il croise ne sont pas celles des magazines ‘people’, rassurez-vous, ce sont plutôt les gens qui font le sel de la terre, comme par exemple Kim Fowley qu’il rencontre grâce à Michelle Myers. Kim Fowley cherche un bassman pour monter une session avec Question Mark qui ne débouche pas, puis il l’embauche pour cinq autres sessions : Runaways, Orchids, Venus & The Razorblades, Cherie Currie et son album solo, Sunset Boulevard - Il mesurait environ deux mètres, avait un regard bleu très perçant, un corps sec comme un olivier (skinny as a rail), il se déplaçait comme une gazelle, mais il dégageait une énergie considérable. The ultimate Hollywood hustler, a Svengali and a rock’n’roll cult figure. Sa connaissance du rock était infinie, il pouvait te parler du Doo Wop de Pittsburg, des groupes psyché suédois des années soixante ou évoquer la philosophie des Tradewinds. Il n’en finissait plus de sortir des anecdotes sur Lou Adler, Phil Spector, Robert Plant, Gene Vincent, Gram Parsons, les Doors, P.J. Proby, Sky Saxon, etc., etc. Personnage fascinant ! - Oui on savait tout ça, mais c’est mieux quand un mec comme Sal le dit. Dans un autre paragraphe californien, Sal nous décrit un après-midi de rêve au bord d’une piscine en compagnie d’un Bryan Ferry tout vêtu de blanc. Sal lui recommande d’écouter Forever Changes. La fiancée de Bryan est alors Jerry Hall, mais pas pour longtemps. Elle prétexte une session photo en Italie pour aller retrouver Jagger. On est en 1978 et tout le monde grimpe dans un van pour aller voir le dernier concert des Sex Pistols au Winterland. Tout le monde ? Oui, Sal et ses copains de Milk ‘N Cookies, avec en plus Legs McNeil de Punk Magazine, Brett Smiley et Bill Inglot de Rhino. Excusez du peu. Sal évoque aussi ce concert légendaire. Il remarque que la basse de Sid n’est pas branchée, so it’s basically a two man band with Steve Jones and Paul Cook who are fantastic ! Il sortent un wall of sound that Rotten just SNARLS over... C’est Sal qui met les cap, bien sûr.

Bottin mondain ? Oui, ça continue. À Long Island, Johnny Thunders et Sable Starr viennent assister à une répète des Milk ‘N Cookies - A full on glammed-out N.Y. Doll and Sable in a feather boa with see-through everything - À Londres, Sal est invité à écouter le premier album solo d’Eno, Here Comes The Warm Jets. Dans le studio, se trouvent Eno, Chris Thomas and a very intense John Cale. Toujours à Londres, Rhett Davies demande à Sal de jouer sur deux cuts d’un album de Robert Calvert qu’il doit produire. Sal se retrouve en studio avec Paul Rudolph, Simon House, Nik Turner et Michael Moorcock, c’est-à-dire la crème de la crème du gratin londonien de l’underground dauphinois. L’album s’appelle Lucky Leif And The Longships, une sorte de petit must de derrière les fagots de Ladbroke Grove.

Ado, Sal met un point d’honneur à ressembler à Pete Townshend et ça marche : grand et sec avec un profil en bec d’aigle. En 1968, il a la chance de voir le Jeff Beck Group sur scène - They were spectacular, much better than the records and LOUD ! Ils jouaient si fort qu’à un moment, Beck s’est retourné vers Woody et a gueulé : ‘Turn the fuck down !’ - Il faut dire que Sal Maida est un anglophile incurable. Il ne jure que par les groupes anglais. Comme des tas de kidz américains, il prend la British Invasion en pleine gueule. Ce choc révélatoire se transformera aussitôt en vocation. Sal veut jouer de la basse dans un groupe anglais. Et son heure de gloire viendra lorsque Roxy l’embauchera pour une tournée.

Mais en attendant l’heure de gloire, Sal voit le MC5 sur scène en 1969 - They were like a Soul revue but with a killer Detroit rock’n’roll street vibe - Il traite Rob Tyner de wild front man, Fred Smith de great guitar exciting to watch et Wayne Kramer de mec qui danse sur scène comme James Brown. Il voit aussi les Faces chez Ungano et dans le public, il remarque les présences de Jimi Hendrix, Todd Rundgren et Leslie West. Il se présente à Jimi Hendrix qui lui serre la main et Sal est épouvanté de sentir sa main avalée par l’immense pogne de Jimi - His hands dwarfed mine - Il papote en 1967 aussi avec Jerry Garcia devant le Cafe Au Go Go et lui demande ce qu’il pense de Love. Garcia lui répond que c’est pas terrible sur scène. En août 1966, il voit les Beatles au Shea Stadium avec les Ronettes, Barry & the Remains, the Cyrcle et Bobby Hebb - When the Beatles came out, it was absolute pandemonium - Ils jouent des trucs tirés de Revolver et de Rubber Soul. Sal voit aussi les Stones deux fois avec Brian Jones, en 1965 et 1966 - Brian and Keith unleashing lethal guitar interplay - En 1966, ils jouent les cuts d’Aftermath qui pour Sal est le sommet des Stones de Brian Jones. Et en 1972 (avec Mick Taylor), ils sont, nous dit Sal, the greatest rock’n’roll band in the world. Avec les Stones de 1965 et les Rascals qu’il voit au Phone Booth, les Who sur scène sont ce qu’il a pu voir de mieux : c’est en 1967, au RKO Theatre de Manhattan, dans un festival organisé par Murray the K. Les Who ? - The most ferocious, brutal sound I’d ever heard - Mais attendez c’est pas fini, nous dit Sal, en plein «My Generation», Keith Moon s’écroule dans sa batterie et Pete Townshend explose sa guitare en mille morceaux. Le rideau tombe, silence dans la salle - Wow ! What the fuck was that ? - Les kidz américains n’avaient encore jamais vu un truc pareil. Sal adore les Who mais il dit un peu plus loin préférer the early pre-Tommy era. Il voit aussi les Kinks, bien sûr, et Led Zep, qui contrairement aux Kinks étaient toujours excellents sur scène. Un autre landmark avec les Beatles, les Stones et les Who : the Ziggy Stardust show en 1973 à New York. Pendant «Rock’n’Roll Suicide», Bowie s’évanouit sur scène. Les gens se demandent si c’est un vrai suicide. Mais Bowie se relève et quitte la scène - Le sentiment général est qu’on venait d’assister à l’un des meilleurs shows de tous les temps - En 1968, il voit aussi Traffic, Blue Cheer et Iron Buttlerfly au Fillmore East. Pour lui Blue Cheer n’était pas à la hauteur de sa réputation de loudest band in the world. Il voit la même année The Jimi Hendrix Experience avec a brand new band en première partie : Sly & the Family Stone. Il voit aussi les Doors à Long Island en 1967 - Confrontational and wickedly good - Plus l’audience est hostile et plus Jim Morrison la confronte. Il fout la main au cul de Robbie Krieger qui le repousse brutalement. What the fuck is going on there ? Les Doors n’en sont qu’à leurs débuts. Sal sent que ça va chauffer avec des mecs comme ça.

En 1968, il voit l’Electric Flag au Fillmore East - J’adorais leur son et leur album A Long Time Comin’, mais je ne m’attendais pas à voir ce groupe aussi bon sur scène. Ils semblaient jouer un peu plus vite que sur l’album et avec beaucoup plus d’énergie. Le public devenait fou - Au Fillmore il voit aussi Nice et Family qui aurait dû devenir énorme en Amérique. En plein délire, Roger Chapman balance sans le faire exprès un pied de micro sur Bill Graham qui le prend très mal, au point d’ordonner au groupe de quitter la scène en plein set. Terminé pour Family en Amérique. Sal voit aussi Procol - a group of magicians - et Moby Grape sur scène. Il aime bien aussi l’early Jethro Tull avec Mick Abrahams et l’album This Was. Il affirme que Mountain était the loudest band - Forget Blue Cheer - They were HEAVY rock, but in the best sense of the term - Il ajoute que Leslie West était une bête et que Felix Pappalardi avait le plus distorded/overdriven bass sound this side of Jack Bruce. Il voit aussi Marc Bolan avec Steve Peregrin Took. Par contre, ses groupes favoris comme les Byrds le déçoivent sur scène - But boy, they did not cut it live - Son autre groupe préféré est Love à propos desquels il ne tarit pas d’éloges - Da Capo just killed me - Sal se retrouve aussi à une époque dans un short-lived band nommé The California Bombers avec Earle Mankey et Thom Mooney, le batteur de Nazz. Quand on parle de gratin...

L’anglophile débarque à Londres pour la première fois en 1969. Il découvre le paradis - Respirer l’air de Hyde Park, voir les dolly birds dans la rue, les pubs, boire de la bière tiède, s’essuyer le cul avec du papier paraphiné, avoir des livres dans mon portefeuille et des shillings dans ma poche, se faire appeler ‘guv’nor’ par les chauffeurs de taxi, manger l’horrible bouffe anglaise, prendre le métro et monter dans les magic bus - Il fait ce que font tous les anglophiles : il trouve l’adresse de Paul McCartney et le guette pour lui demander un autographe. Il voit aussi Jagger et George Harrison. Mais le plus important, ce sont les concerts, bien sûr. Alors il voit tous les groupes qu’il rêvait de voir : The Idle Race, The Nice, l’early Yes avec Tony Banks et Tony Kaye, Jackie Lomax, Taste, Caravan, Blossom Toes, Spooky Tooth, Free et les Hollies. Que peut-on espérer de mieux ? Quand il revient en 1971, il prend un appart et commence à auditionner pour des groupes. Il partage l’appart avec un copain de Jack Lancaster, le sax de Blodwyn Pig et un soir Steve Took vient foutre le souk dans la médina. Il s’amuse à rayer l’album de Caravan, In The Land Of Grey And Pink, qui appartient à Sal et Sal le vire. Groovy times baby, comme il dit. Puis il sympathise avec l’une de ses idoles, Paul Kossoff qui justement cherche un bassman pour un nouveau projet. Ça aurait pu donner Kossoff Kirke Maida And Rabbit, mais ça ne débouche pas. Puis il rencontre Legs Larry Smith des Bonzos qui veut monter un groupe, Legs 11 avec Jimmy McCullough, Stan Webb et des choristes. Étonné, Sal dit à Legs que ces mecs jouent encore dans des groupes et Legs lui dit de ne pas s’inquiéter. Effectivement le Melody Maker annonce la semaine suivante que Thunderclap Newman splitte et le semaine d’après, c’est le tour de Chicken Shack. Le projet de Legs ne débouche pas non plus. Quand Sal appelle Legs chez sa mère à Oxford, celle-ci lui répond que Legs is drying out, c’est-à-dire qu’il fait une cure.

Charlie Whitney de Family invite Sal à une audition, car Rick Gretch vient de quitter le groupe pour rejoindre Blind Faith. Mais quand Sal se pointe, il y a déjà beaucoup de monde. Family recrute John Wetton qui va remplacer Sal dans Roxy. Étrange coïncidence. Autre coïncidence : il entend parler d’un job de bassman dans Hard Stuff, le groupe de John DuCann. Il doit y remplacer Johnny Gustafson qui curieusement a joué lui aussi dans Roxy. Il fait aussi la connaissance de Davey O’List et jamme un peu en trio avec lui. À ses yeux, Davey est un guitariste brillant, un cross between Hendrix and Syd Barrett - And an incredibly eccentric and funny character - Il faut aussi se souvenir que Davey O’List fit aussi brièvement partie de l’aventure Roxy. Tous les chemins ne mènent-ils pas à Roxy ?

Sal sympathise aussi avec Mick Ralph qui vient de quitter Mott. Wanna jam ? Ralph monte un projet avec Simon Kirke et Paul Rogers. Il cherche un bassman. Mais Sal lui dit qu’il vient d’être embauché par Roxy pour une tournée. Mick Ralph le congratule et s’en va monter Bad Co. Effectivement, Sal a passé l’audition dont il rêvait le plus : pour Roxy. Il doit jouer avec Paul Thompson, et derrière la vitre de la salle de contrôle, il y a Chris Thomas et tout le reste de Roxy - Extremely nerve racking - Il est engagé et on lui dit d’aller s’acheter des fringues - An anglophile from Little Italy now in the biggest band in the land - Oui, il faut se souvenir qu’à l’époque de Stranded, Roxy était le plus gros groupe anglais. Sal va chez Granny Takes A Trip se faire tailler un costard sur mesure. C’est là où s’habillent les Stones, les Small Faces, Bowie, Syd Barrett et Roxy. Gene Krell lui fait a special jacket for stage, la fameuse silver and black stripe jacket qu’on voit en couverture du book. Il se retrouve sur scène devant 10.000 personnes. Comme Bryan Ferry et Andy McKay ne sont pas venus aux répètes, le groupe monte sur scène un peu à l’aventure et Bryan Ferry leur dit, pour leur remonter le moral : «Well at last, on est toujours le groupe le mieux fringué d’Angleterre.» On peut entendre Sal jouer dans le live Viva, sur deux cuts, «Pyjamarama» et «Chance Morning». Les autres bassmen qu’on entend sur ce live sont bien sûr John Wetton, Johnny Gustafson et Rick Wills. Mais comme son permis de travail arrive à terme, Sal doit rentrer à New York. Fin de l’épisode Roxy. John Wetton prend sa place.

Et c’est là que les managers de Sparks John Hewlett et Joseph Fleury proposent à Sal de jouer dans un groupe de Long Island nommé Milk ‘N Cookies. Sal commence par refuser, car il pense pouvoir retourner à Londres faire carrière, mais Hewlett insiste en arguant que Milk ‘N Cookies va devenir énorme. Sal aime bien Hewlett car c’est un ancien John’s Children et ils ont en commun une profonde admiration pour les Blossom Toes et Halfnelson, les futurs Sparks. Sal finit par accepter et rencontre Justin Strauss, Ian North et Mike Ruiz qui sont encore des gamins. C’est le whiz kid Ian North qui écrit les chansons et qui a envoyé des démos à John Hewlett, d’où la connexion. Hewlett leur décroche un contrat chez Island et Muff Winwood produit leur album. Les Milk lui font écouter les disques de Sweet, de Slade, de T. Rex et des Raspberries comme modèles de son - Muff we want to sound like this ! - Ils veulent des big drums et des loud vocals, mais Muff fait à son idée et plante l’album. Les Milk détestent le son de leur album - For years we hated the production until the re-issue age when mastering pumped everything up to its full potential - C’est exactement ce qu’on ressent à l’écoute de cet album quasi-mythique et réédité à plusieurs reprises. L’une des bonnes rééditions est celle de RPM, en 2005, car en plus du remastering dont parle Sal, Nina Antonia signe les notes de pochette. Elle démarre en force : «A burst of pure pop exuberance, Milk ‘N Coolkies could have been the Ramones but they wanted to be the boys next door.» (Les Milk auraient pu être les Ramones, mais ils ont préféré être the boys next door). Elle situe merveilleusement bien les Milk qui détestaient le trash new-yorkais des mid-seventies : «They were fresh faced Lilie of the valley rather than the alley.» (Ils tenaient plus du lys dans la vallée que de la fleur de caniveau). Nina regorge de formules spectaculaires : «Forget boy bands, Milk ‘N Cookies were the original coy band», ce qui signifie groupe timide, et elle embraye aussi sec sur les bonus, comme on va le voir tout à l’heure : «Good Friends» qu’elle qualifie de «perfect fusion of the band’s sweet essence spliced with petulant rock rush». Et puis tout s’écroule quand lors d’une tournée en Angleterre, ils lâchent un mot de travers sur les Bay City Rollers qui sont alors intouchables. Les Écossais voient ça comme un régicide. Puis Island les vire, car Chris Blackwell n’aime pas leur son, alors le groupe rentre au bercail, la queue entre les jambes et entre dans le cirque local du CBGB avec notamment les Ramones qui vont devenir, nous dit Nina, une street version des Milk. Avec sa coiffure, Ian North aurait pu être un Ramone ou Joey Ramone un Cookie, mais le fond du problème, conclut Nina, c’est que les Milk ne voulaient pas être des punks - There was no way Milk ‘N Cookies could have become punks - Elle nous apprend ensuite que Sire, le label des Ramones, proposa un contrat aux Milk, mais Sal avait déjà rejoint les Sparks. Les Milk enregistrent alors 3 démos avec un autre bassman : «Not Enough Girls (In The World)», «Typically Teenage» et «Buy This Record», trois bombes. C’est là où les choses se compliquent : Island rappelle John Hewlett pour dire que finalement, ils vont sortir l’album des Milk en Angleterre et demandent à voir Ian North. Que Ian North. Une fois arrivé à Londres, ces enfoirés lui proposent une carrière solo. Okay. Quand North annonce qu’il quitte le groupe, Sire retire ses billes et c’est la fin des Milk. Une histoire triste comme il en existe des tonnes dans l’histoire du rock. L’histoire d’un mec qui a oublié les copains pour jouer sa petite carte perso. Cette trahison ne lui portera pas chance puisqu’il va disparaître dans une scène electro à la mormoille sans laisser de traces intéressantes.

Côté son, cette red RPM est extrêmement révélatrice : le son des bonus n’a rien à voir avec celui de l’album produit par Muff Winwood. C’est le jour et la nuit. L’album est trop poppy pour être honnête, on erre de cut en cut comme une âme en peine. «Tinkertoy Tomorrow» est trop pressé de jouir, c’est une pop exacerbée du gland, ça trempe dans le sugar hill bubble glam, «(Dee Dee You’re) Stuck On A Star» est du pur jus de braguette frétillante, c’est trop pubère et même assez déconcertant. Trop sucré, comme une pipe aux bonbons à l’anis. L’excès de sucre tue la crédibilité dans l’œuf. Ils tentent de redémarrer leur petite usine de power pop avec «Rabbits Make Love». Ils sont dans un trip léger et versatile, pas de viande. Ils auraient dû voir tout ça avec Kim Fowley. Le seul hit de l’album s’appelle «Chance To Play», Justin Strauss chante ça glam - C’mon give me a chance - On note un joli solo de Ian North dans «The Last Letter» et ils tentent le tout pour le tout avec «Ready Steady». On sent aussi un net effort de songwriting dans «Nots», mais le pauvre Justin Strauss n’a pas de voix. Finalement, c’est «Broken Melody» qui va rafler la mise car c’est un beau glam des enfers. Et soudain, tout s’éclaire avec le premier bonus, «Good Friends». Big sound ! On a tout de suite autre chose. Muff fuck off ! Les Milk retrouvent leur suprématie. Ce que confirme «Wok ‘n’ Woll» : c’est énorme, stompé dans l’art de la matière, alors on imagine l’album avec une vraie prod. Voilà le Sweet scuzz bop de stomp avec serti en son sein le killer solo flash de rêve. Les Milk pouvaient casser la baraque. Ex-plo-sif ! Ils restent dans le big sound avec «Not Enough Girls (In The World)», les voilà qui réverbent dans l’écho du temps des incredible enormities avec des chœurs demented a gogo. Ils sont aussi bons que Jook, avec un killer solo flash à la clé. Leur «Typically Teenage» sonne comme un hit des Beach Boys, ils le jouent soft mais avec des huge guitars, chant demented, plus rien à voir avec le chant produit par Muff Muff. Il n’avait rien compris aux Milk - There was a boy and there was a girl - C’est pourtant pas compliqué ! Ils terminent avec l’incitatif «Buy This Record». En fait les Milk ont subi le même sort que les Action et les Creation : victimes de l’incompétence du business.

À New York, les Milk ‘N Cookies jouent au CBGB avec les Ramones, Television, les Mumps et tous les autres ténors du barreau. Ils font partie de cette scène qui va réinventer le rock américain. Puis les frères Mael embauchent Sal pour jouer sur l’album Big Beat. Mick Ronson devait aussi jouer sur l’album, mais il retira ses billes et Sal conseilla Jeff Salen des Tuff Darts aux frères Mael. Sal fait aussi un focus sur l’un des ses groupes préférés, les Rascals - Certainly my favorite New York band - l’un des trois meilleurs groupes qu’il ait vu sur scène avec les Stones et les Who. Pour lui, Dino Danelli est le meilleur batteur qu’il ait jamais vu. Eddie Brigati was so exciting as he danced. Sal chope le guitariste Gene Cornish dans les gogues et lui demande d’où sort le son de basse. Gene lui répond qu’ils font jouer un bassman dans une autre pièce.

Puis Sal vivra d’autres aventures musicales avec Cracker, Mary Weiss, Ronnie Spector, Echo & the Bunnymen, Don Flemming et John Doe. Rien que du trié sur le volet. Il arrête brutalement son récit page 107, le date de 2017 et nous invite à venir le rejoindre au salon pour écouter sa collection de 45 tours. Il indique que le record collecting fait partie de son ADN. Surtout les 45 tours. Il en choisit 300 qui couvrent une période précise : des années 50 à 1978 et se limite à un seul disque par artiste.

Bon, il commence par les chouchous : Beatles («Paperback Writer»), Kinks («Waterloo Sunset»), Roxy Music («Virginia Plain») et passe directement à «God Save The Queen», one of the great British singles, qu’il met au même niveau que les singles classiques des Stones et des Who - Snarling vocals and one of the best guitar sounds ever recorded on a rock record - Monsieur Sal a le bec fin et c’est pour ça qu’on l’écoute attentivement. Il aime bien aussi «I Feel Free» de Cream pour sa punk energy et il ne tarit plus d’éloges sur Jack Bruce. Pour Sal, «A Whiter Shade Of Pale», c’est «When A Man Loves A Woman» fondu dans le moule de Blonde On Blonde. Bien vu Sal ! Il adore Procol Harum et nous aussi. Puisqu’il évoque Dylan, voilà «Like A Rolling Stone» - one of the cornerstone records of all time - et il salue le génie des Young Rascals avec «Ain’t Gonna Eat Out My Heart Anymore». Puisqu’on est dans les classiques intemporels, voici «Good Vibrations» (Another one for the top 10 of all time), «Papa’s Got A Brand New Bag» et «Reach Out I’ll Be There». Ah oui, Sal Maida adore la Soul - All the Motown hits were just the best records of all time - Il n’en finit plus de s’extasier sur tous ces singles et il a raison, car ça ne sert qu’à ça et ça fait soixante ans que ça dure. Sal salue l’énorme bassmatic de James Jamerson et pouf, il saute sur «Satisfaction», il parle de riff of the century - The greatest rock’n’roll record of all time ? Hell yeah ! - Retour aux hits de base avec «Be My Baby» des Ronettes (another in the all-time top 10) et revient à la Soul magique avec le «What’s Going On» de Marvin - Again, James Jamerson plays one of the all-time great bass lines - Comme on peut le constater, jusque là, tout va bien. Sal est incapable d’écouter un mauvais disque. Il ne brandit que des rondelles magiques. Voilà «My Girl» des Temptations, puis le Percy Sledge évoqué plus haut, suivi de «I Can Hear The grass Grow», holy shit, this is the best record to come out of England in 1967, il met les Move exactement au même niveau que les Beatles, les Stones, les Kinks, les Who - They are what exciting English rock is all about - C’est tout ce qu’il adore dans le rock anglais. Chapeau bas aussi pour «69 Tears», the ultimate garage rock classic, pour «Green Onions», pour «Keep On Running», avec la killer bassline de Muff Winwood, tiens comme par hasard, et puis voilà Wilson Pickett avec «99 and 1/2», my #1 Soul man, a true badass. Il cite Buffalo Springfied comme son deuxième favorite American band après les Byrds et ne tarit plus d’éloges sur les Raspberries («Tonight») qui combinent si bien le flair mélodique des Beatles avec le power des Small Faces. Bel hommage aux Miracles («Going To A Go-Go») et à Aretha, bien sûr («I Never Loved A Man (The Way I Love You)»), Fame Sound, Jerry Wexler and a bunch of white musicians - Link Wray dont il recommande «Rumble» - PLAY IT LOUD - Little Richard avec «Tutti Frutti» - This was the MOST exciting record to come down the pike - Dionne Warwick, les Shirelles, Martha And The Vandellas («Nowhere To Run») - And this is where Keith Richards gets the ‘Satsisfaction’ riff from ? - Dwight Twilley Band avec «You Were So Warm» - Sun records reverb and Beatles melodies - Walker Brothers («The Sun Ain’t Gonna Shine Anymore») - One of my favorite vocal performances of all time - Julie Driscoll & Brian Auger Trinity, Spinners, Zombies, Dusty chérie («I Close My Eyes And Count To Ten»), Easybeats, Moby Grape - My favorite debut album - Jackie De Shannon («When You Walk In The Room») - Elle fit la première partie des Beatles, écrivit des chansons pour les Byrds et Marianne Faithfull, elle avait Ry Cooder dans son backing band et eut une relation avec Jimmy Page - Jackie est une BIG personal favorite de Sal. Music Machine est son groupe garage préféré («Talk Talk»), et il adore les Ramones («I Wanna Be Your Boyfreind») - Thanks for saving rock’n’roll, Johnny, Joey, DeeDee and Tommy - et puisqu’on est dans les punks, il salue les Damned («New Rose»).

Et pouf, il saute sur Etta James («At Last») - Regarded as one of the greatest R&B voices of all time - Puis il enchaîne les Supremes («Stop In The Name Of Love») et les Velvelettes («Needle In A Haystack») - Some of the most exciting singles from Motown’s wonder years - puis il salue Darlene Love («Christmas (Baby Please Come Home)» - «Fine Fine Boy», this absolute monster is for me one of the best records of all time - Il revient en Angleterre avec les Birds («Say Those Magic Words») - Ronnie Wood and one of may bass heroes, Kim Gardner - Sir Douglas Quintet («She’s About A Mover», les Bee Gess («New York Mining Disaster 1941»), Bobbie Gentry, forcément, les Groovies avec «Slow Death» - Some of the best rock’n’roll this side of Atlantic - Puis les 13th Floor Elevators, Ann Peebles avec «I Can’t Stand The Rain» et son grinding Memphis groove. Il salue aussi le «Rock On» de Davis Essex parce que Herbie Flowers y joue de la basse. Sal dit de Flowers qu’il est l’équivalent blanc de James Jamerson et pour preuve il suffit d’écouter «Walk On The Wild Side», «Space Oditty» et le «Jump Into The Fire» de Nilsson. Bel hommage aussi à Sandie Shaw («Girl Don’t Come») et il compare le team Sandie Shaw/Chris Andrews au team Burt Bacharach/Dionne Warwick, ce qui est quand même un peu osé. Joli coup de chapeau aux Turtles puis aux Foundations («Build Me A Buttercup») - killa dilla soul record from the late 60s - The Mamas And The Papas («California Dreaming»), the Dave Clark Five («Anyway You Want It») - The DC5 gave The Beatles a run for their money - Sal parle de sheer brutal power et c’est vrai. Il salue aussi Todd Rundgren à l’époque de Nazz («Open My Eyes») - The monstruously talented Todd Rundgren - et il ajoute - The Nazz from Philadelphia were one of these bands that coulda, woulda, shoulda - Pas de meilleure définition ! Sal détecte chez les Nazz les British influences, le Who-like guitar solo et des harmonies vocales dignes des Association. Il salue aussi les Hollies («I Can’t Let Go») et dit que l’album Evolution est l’un de ses BIG faves. Voilà Delaney & Bonnie qui se sont fait piquer leur groupe par Clapton, puis Sly & The Family Stone («Everyday People») - With at least two stone geniuses in the band - il parle bien sûr de Sly et de Larry Graham. Pour Sal, c’est l’un plus grands groupes de tous les temps et il te met au défi de trouver quelqu’un qui osera dire le contraire. Les Troggs qu’il traite de «minimalist geniuses» et Ronnie Spector avec «Try Some Buy Some», le hit de George Harrison - mind-blowing wall of sound production by Phil Spector and the always fabulous Ronnie on vocals - Paul Revere & The Raiders («Him Or Me»), Love («7 & 7 Is») - Love were an insanely talented group of eccentrics, drug addicts, thieves and all round misfits - oui, des punks avant la lettre, et puis voilà les Remains («Don’t Look Back») et Emitt Rhodes au temps de Merry-Go-Round - And the most amazing record the Beatles never made, «Listen Listen» - Fleetwood Mac avec «Albatross», les Pretty Things avec «I Can Never Say» - The Pretty Things étaient plus chevelus et plus féroces que les Stones et c’est complètement dingue (it’s plain crazy) qu’ils ne soient pas devenus des stars - Oui, Sal, on est complètement d’accord avec toi. Il passe directement à «See Emily Play» - British psychedelia at its finest - et il traite Syd Barrett de biggest drug casulaty of the 60s. Après Traffic et les Moody Blues, il tape enfin dans les Small Faces avec «All Or Nothing» - Another band in my top 10 of all-time - S’ensuivent Donovan et les Creation («Making Time») - The greatest unknown band to come out of the UK, do yourself a favor and check these guys out - Them («Gloria/Baby Please Don’t Go») - The most iconic garage song of all time - Il ne tarit plus d’éloges sur les Blossom Toes et leur premier album, We Are Ever So Clean, et il passe directement à The Action avec «Shadows And Reflections» - Commercial failure, like the Creation - Sal s’incline jusqu’à terre devant Bobby Womack pour «Across 110th Street» et il a raison, car c’est une pure merveille, puis c’est au tour des Meters de passer à la casserole avec «Cissy Strut» - They are considered royalty in the Crescent City - Voilà les Standells avec «Sometimes Good Guys Don’t Wear White» - It’s what trashy garage rock is all about - le MC5 avec «Tonight» - the fiercest kick-ass rock‘n’roll ever - Il rend aussi hommage à Jack Nitzsche («The Lonely Surfer»), aux Chantells dont on entend le «Look In My Eyes» dans le Goodfellas de Scorsese, my favourite film. Il n’oublie pas Chucky Chuckah («Promised Land»), ni Don Covay («Mercy Mercy»), Freddie Scott, avec «Am I Groovin’ You» produit par Bert Berns, of course, Buddy Holly («Oh Boy»), The Association, les Monkees («Porpoise Song») - Headquaters is one of the best albums of the 60s - BJ Thomas («Hooked On A Feeling») produit par Chips Moman, Bowie avec «Rebel Rebel» - This guy owns the 70s the way the Beatles owned the 60s - et il ajoute, en proie à la fièvre - It was so much fun to hear Rebel Rebel on a jukebox in 1974 - S’ensuivent Jerry Lee («Whole Lotta Shaking Goin’ On») - Forget Elvis, this guy was every parent’s nightmare - Fats Domino («I’m Ready») - The Fat Man’s 45 discography is an embarrassment of riches - Gene Vincent («Be Bop A Lula»), les Who («Anyway Anyhow Anywhere») - Leurs 10 premiers singles et leurs trois premiers albums sont mes trésors les plus précieux - et il ajoute : «There were certain bands that were religion to me.» Dont les Who, bien sûr. Il salue aussi Garnet Mimms («Cry Baby») - Another Bert Berns creation, and maybe his finest - Johnny Burnette avec «Train Kept A rolling», Vince Taylor avec «Brand New Cadillac», Bo Diddley avec «Bo Diddley», Billy Fury («A Wondrous Place»), Free («The Stealer») et puis voilà Dion, Solomon Burke, les Sonics. Et tu croyais qu’il allait oublier les Box Tops, Junior Walker et Sam The Sham ? Mais non, ils sont tous là, même Big Star avec «September Gurls», et le Velvet arrive avec «Sunday Morning», puis voilà Sam And Dave («Soul Man»), et les Dolls - one of the mosts dynamic records of the 70s - S’ensuit le Jimi Hendrix Experience («Wind Cries Mary/Purple Haze») - Sal est fan des trois premier albums qu’il considère comme les meilleurs. Jimi a beaucoup de chance nous dit Sal car Chas Chandler avait tout appris de Mickie Most pour la prod - Keep it simple, keep it focused and let’s make hit records - Puis Gene Clark («So You Say You Lost Your Baby») - A songwriting genius - Swamp Dogg, Lesley Gore, James Carr, les Isley Brothers, les Stooges - One of the most influential bands of the last 45 years - Et il ajoute en parlant des trois albums des Stooges : «All great, all essential, all the time.». Arrivent ensuite les Seeds, Bob & Earl, Honey Cone, histoire de rendre un nouvel hommage à Holland/Dozier/Holland, Captain Beefheart avec «Diddy Wah Diddy», Badfinger avec «Baby Blue» et il termine avec Al Green et l’infernal «Here I Am» - THE Soul singer of the 70s - Il n’a rien oublié. Effarant !

Et puis il y a les inconnus et les inconnues au bataillon, comme Claudine Clark, une pré-Beatles dont il dit grand bien à l’écoute de «Party Lights». Il recommande aussi les Soul Survivors avec «Expressway To Your Heart», puis les Grass Roots («Where Were You When I Needed You») parce que c’est le groupe de P.F. Sloan & Steve Barri. Puis il fait l’article pour Marmalade («I See The Rain»).

Sal défend aussi des artistes qu’on n’écoute pas forcément, comme Stevie Wonder, Sonny Bono solo («Laugh At Me»), the Left Banke («Walk Away Renée») ou encore les Searchers, the MOST under-appreciated British group of the 60s. Il recommande aussi vivement le «Stoned Out Of My Mind» des Chi-Lites et le «Pretty Flamingo» de Manfred Mann. Puis les 4 Seasons que Sal détestait en réaction des gens de son quartier à Little Italy qui vénéraient les 4 Seasons et qui haïssaient les Beatles. Comme Sal adorait les Beatles, alors il détestait les 4 Seasons, mais il avoue aimer la voix de Frankie Valli. Il recommande aussi les Beau Brummels, et pas seulement «Laugh Laugh» mais aussi l’un des albums de l’âge d’or, Bradley’s Barn. Il vante aussi les mérites de Reparata & The Delrons («I’m Nobody’s Baby Now») et de Jimmy Hughes qu’il faut effectivement ne pas perdre de vue - A treasure of the Muscle Shoals Soul.

Bon, il reste encore des tas de trucs, mais pour éviter l’overdose, on va en rester là.

Signé : Cazengler, sale merda

Sal Maida. Four Strings, Phony, Proof And 300 45s. Hozac Books 2018

Milk ‘N Cookies. RPM Records 200

 

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Le Rock c'est Ça ! C'était écrit en toutes lettres sur la pochette du premier 25 cm français de Vince Taylor. En ces temps originaires tout semblait simple. Depuis il en a coulé de l'eau de la Seine sous le Pont Mirabeau, de l'eau sur la scène Rock aussi ! A tel point que le secret du Ça s'est un peu perdu. L'est difficile d'y mettre la main dessus. Vous avez Le Livre du Ça de Georg Groddeck paru en 1923 qui nous raconte que le Ça serait une sorte de maladie auto-immune, une espèce d'embryon pathogène que notre corps et notre esprit engendreraient en une frénétique copulation contre-nature, que nous abriterions à l'intérieur de nous, une espèce d'Alien niché au-dedans de nous, un squatteur fou qui nous dirigerait. A notre insu, du moins comme notre conscience feint de faire semblant de le croire. Les Anciens Egyptiens et leur sagesse pyramidale connaissaient le Ça qu'ils nommaient Ka. Ils le définissaient comme cette part d'immortalité qui nous habitait et qu'il convenait de garder précieusement intacte en nous après notre mort pour accéder à l'immortalité. D'où la nécessité d'embaumer les cadavres et de veiller attentivement à la préservation de nos momies. Autrement dit le ça ou le ka serait notre principe de vie agissant. Tout ça en tant que préliminaires à notre chronique du premier disque d'Aliça F!, pardon d'Alicia F!

ALICIA F!

( Single / Damn101 )

Alicia Fiorucci : lead vocal / Tony Marlow : guitar, backing vocals / Fredo Lherm : bass, backing vocals / Fred Kolinski : drums, backing vocals.

D'abord une pochette bien sûr. Sans quoi ce ne serait pas une surprise. Car le rock se doit d'agresser les yeux autant que les oreilles. Artwork de Mike Cookson admirablement mis en page, du faussement très simple, une photo d'Alicia alignée à droite, un lettrage coqueluche de craquelures sur la gauche. Le tout baigné de d'obscurité. Qui resplendit de lumière. Le halo de feu autour des cheveux mi-longs d'Alicia – et ce regard vert de vipère qui darde et vous pétrifie à tel point que vous n'oseriez porter vos regard sur la blancheur irradiante de ce corps blanc, si ce n'était cette insolente attitude de souveraine indifférence aussi incisive que le tatouage barbelé qui enserre le haut d'une cuisse interdite.

La photo est issue d'une série d'Antoine '' TK PIX'' Newel dont nous reparlerons dans une prochaine livraison. Elle est reprise sur l'œil du disque, centrée sur le corps, une focale qui en accentue la lascivité.

My No-Generation : si l'on vous a déjà offert une vipère heurtante du Gabon et qu'elle vous a sauté au cou pour vous souhaiter la bienvenue en prenant garde d'enfoncer profondément ses longs crochets dans votre gorge vous pouvez écouter sans danger ce titre. Sans quoi vous risquez d'être surpris, le morceau n'a pas commencé que vous voici valdingué par un monstrueux vlan de guitare et la voix d'Alicia surgit et se plante en votre cœur tel un poignard meurtrier. Si vous croyez en être quitte pour la peur, vous vous méprenez. Reprenez vos esprits, c'est difficile, ça klaxonne de tous les côtés à la Ramones, et c'est fini. C'est quoi ce truc de madurle, deux minutes et trente-trois secondes de love suprême et c'est ignominieusement terminé. Question affirmation de soi, Alicia F! ne fait pas dans dentelle. A la manière dont elle prononce ses trois derniers I don't care, vous comprenez qu'il vaut mieux ne pas chercher à chipoter. D'ailleurs Fred Kolinski vous cloue le bec d'un dernier coup de marteau définitif. Adjugé. Plié. La purple panther a disparu. Quant à Marlow le filou fellow il s'est débrouillé pour placer dans tout ce tintamarre un destroy solo, genre parquet ciré glissant du Titanic quand il plonge vers les abysses, qui fera rockin' date.

I fought the law : une reprise – il n'y en aura que deux au grand maximum sur l'album en préparation – pas n'importe laquelle, l'hymne des rebelles du rock'n'roll écrit par Sonny Curtis qui enregistra avec Buddy Holly et Eddie Cochran – un titre qui colle à l'art natif de vivre d'Alicia F! je n'en fais qu'à ma tête car je suis un être humain libre comme ces animaux que les hommes surnomment sauvages. Aussi elle vous l'entonne à pleins poumons, à pleine joie, un vent impétueux qui courbe la cime des arbres, et derrière les musiciens reprennent en chœur, Kolinski s'offre une rafale insidieuse de battements névrotiques à la suite desquels Frédo Lherm en profite pour un lâcher de basse enragée. Marlow déploie tout du long l'oriflamme de sa guitare et Alicia vous force de son vocal pandémoniaque toutes les prisons et brise toutes les chaînes mentales qui nous emprisonnent à nous-mêmes.

L'air de quelque chose qui ressemblerait à un concept-single. Alicia a compris que le rock sans mythologie est insipide, qu'il faut incarner le fantasme de son propre personnage afin de phagocyter de sa propre volonté agissante l'imaginal cerveau de l'auditeur. L'idole n'incarne que son propre désir à être soi-même dans toute son unicité stirnérienne. Moi et rien d'autre que cet amour hargneux du rock. C'est lorsque l'on est définitivement devenu l'œuf germinal de sa propre solitude, de sa propre plénitude, que l'on peu devenir l'absolu et nécessaire miroir de tous les autres. Le rock'n'roll c'est ça.

Et rien d'autre. Que cette manipulation mentale. Magie musicale.

But we like it.

Et avec ce premier vinyle, Alicia F! y réussit magnifiquement.

Damie Chad.

 

MOUNTAIN ( VI )

 

1973

West, Bruce & Laing s'est terminé en queue de poisson, trop de drogue, trop d'égos, Jack Bruce parti, Leslie et Corky se retrouvent seuls, pas pour longtemps, plus de bassiste, même pas le temps de se retourner voici que Felix Pappalardi arrive ventre à terre. L'a un super plan à proposer : la reformation de Mountain. Mais pas que. Du fric à se faire : au Japon. A la clef de cette tournée au pays du Soleil Levant, les royalties d'un double album live, qui résisterait à une telle proposition ? Corky se désiste sans tarder. Ce n'est pas qu'il n'aime pas les Japonais, c'est qu'il voit les ennuis se profiler. Certes des étincelles à prévoir entre Felix et Leslie, mais ce n'est pas le pire. Pappalardi n'est certainement pas un mauvais bougre, par contre c'est un homme sous influence. Non ce n'est pas la mafia qui lui court après, c'est dommage, ce serait mieux, mais allez vous dépêtrer de sa diablesse d'épouse. Gail Collins est une peste. Bubonique. Faut qu'elle se mêle de tout. Qu'elle ramène son grain de sel à tous moments.

Balle au centre entre Felix et Leslie. L'arbitre Corky a démissionné. Justement Pappalardi connaît un autre batteur, c'est lui qui marque le point, lui reste encore à déstabiliser son redoutable adversaire : tu sais Leslie tu te débrouilles bien aux guitares toutefois si tu avais un gars pour te soutenir ce serait moins fatiguant pour toi. Leslie pare le coup : ok, pour cette tournée, mais à la prochaine I want Corky. Pas chaud le Leslie, toutefois qui cracherait sur une mountain d'or...

TWIN PEAKS

1974

Un double live made in Japan, enregistré le 30 août 1973, à Osaka. Pour l'artefact heureusement que Gail Collins est beaucoup plus imaginative que le sous-doué qui s'est chargé de la pochette du Deep Purple... Reste fidèle à son style. Sobriété démiurgique. L'on peut se perdre dans sa contemplation. La montagne est toujours là, mais sombre, massive, menaçante. Le ciel est rose, la couleur préférée des petite-filles, Gail impose le cachet de sa féminité, une manière d'affirmer qu'elle est autant Mountain que les musiciens. L'on a vite fait de se perdre dans les fluidités anguleuses du dessin. Quel est ce cygne qui semble aller de l'avant alors que son col infléchit déjà le chemin du retour, et cet être-soleil aux cheveux couronnés d'épis d'or qui semble l'accueillir, quel est-il ? Mais nous n'avons analysé que les deux tiers du dessin. Le troisième est au verso de la pochette. La montagne noire est toujours là, à croire que Gail ait voulu répéter deux fois la même scène, celle-ci se déroule avant celle du recto, la blancheur du cygne file telle une flèche, elle s'apprête à dépasser le prince-soleil autour duquel elle effectuera l'infléchissement du retour de sa trajectoire. Le bec pointu comme la flèche de Zénon qui vole et ne vole pas puisque tout instant est inscrit en sa propre solitude, en son propre espace. Si vous les additionnez les uns après les autres vous en déduisez le continuum d'une histoire, qui sort de votre imagination, peut-être vaut-il mieux comprendre que ces instants sont séparés et ne communiquent pas entre eux. Que la balle qui vous tue, n'a rien à voir avec cette autre qui a été lancée. Toute poésie picturée n'est-elle pas prémonitoire. Comme par hasard le quatrième tiers est un bandeau noir qui sert d'écritoire récapitulatif.

Allan Schwartzenberg ce n'est pas Corky, mais ce n'est pas le dernier venu. Musicien de session l'a joué avec tout le monde et les plus grands. Grand amateur d'Elvin Jones, il a acquis cette subtilité qui lui permet de trouver sa place dans n'importe que style. Pour rester dans le style de musique la même année que sa participation a Twin Peaks il travaille avec James Brown, l'année suivante Alan Douglas fera appel à lui pour rajouter la batterie sur six des huit pistes de l'album posthume et controversé de Jimi Hendrix Crash Landing.

Bob Mann, tout comme Allan Shwartzenberg il a accompagné Gloria Gaynor, Linda Ronstadt, Barbara Streisand... Pianiste et guitariste, capable de tout jouer et de tout arranger, de tout composer, du rhythm 'n' blues à la musique classique. Pappalardi n'a pas fait appel spécialement à des rockers mais à des mercenaires de haut niveau.

Leslie West : guitar, vocals / Felix Papparladi : vocals, bass, keyboards / Bob Mann : guitar, keyboards / Allan Schwartzberg : drums.

Never in my life : rien à dire le son est là, l'alchimie entre la vieille garde et les nouveaux embauchés se réalise, à cette différence près que le son est top léché, n'émane pas de ce premier morceau la force convulsive qui agitait les disques de la première période. Theme for an imaginery western : sur ce morceau plus lent le défaut du premier titre est moins apparent, la voix de Pappalardi couvre tout, dès qu'il se tait l'auditeur se met en attente de son retour, manque toutefois l'épaisseur de la la frappe de Corky. La deuxième guitare n'apporte rien, elle fluidifie le jeu de West mais ne lui donne pas davantage de furie. Blood of the sun : la voix de West fait sauter le barrage et emporte nos préventions et le caramel de l'assentiment, toutefois la cymbale de Schwartzberg est trop légère. Guitar solo : West tel qu'en lui-même, qui s'amuse, solo tout en douceur, haché de silence, idéal pour comprendre comment il construit son architecture, lorsqu'il se déchaîne l'on dirait qu'il s'overdube lui-même. Monte dans les aigus, un peu comme s'il se moquait de nous. Nantucket Sleighride : Pappalardi irradie. L'on en oublie que l'orchestration manque d'un peu d'ampleur. Poussez le son si vous voulez voler parmi l'écume et les embruns. Nous ne retrouvons pas l'émotion qui nous avait saisi lorsque nous l'avions chroniqué en diamant solitaire dans la suite consacrée au deuxième album de Mountain. Crossroader : un cabochon pour Leslie qui fait sonner sa guitare comme il se doit sur un morceau qui n'a pas la prétention de révolutionner le rock, ni de le porter à incandescence. Se débrouille pourtant pour en faire un des temps forts de l'album. Mississippi queen : le cordon de gloire de Corky, Schwartzberg fait gaffe à ne pas le rater et la guitare de Leslie vient en contrefort pour ne pas faire rougir son vieux copain absent. Silver paper : un vieux morceau, vous le découpent à la dentelle, c'est joli, c'est mignon tout plein. Tressent des guirlandes pour la fête de Noël. Vous le font durer, y prennent du plaisir. Nous aussi. Roll over Beethoven : en fait on préfère le bon vieux rock'n'roll. Ne vous demandez pas pourquoi.

Soyons franc, le disque ne nous convient pas tout à fait. Trop policé. Ressemble un peu à ces marches que l'on a taillées dans le rocher pour permettre aux touristes d'accéder à la forteresse de Montségur sans risquer de glisser et de basculer dans l'abîme. L'on est très loin des bootlegs de West, Bruce & Laing. L'adjonction des deux professionnels a permis une certaine efficacité mais ils ont masqué d'une brume sans mystère les abrupts de la montagne sacrée.

Plus tard West affirmera que ce japan tour n'était pas ce qu'il désirait. Repartir avec Mountain, ce n'était pas idiot, mais pas pour rejouer les mêmes éternels morceaux. L'était comme Baudelaire, recherchait du nouveau. Est-ce pour cela qu'il accepte de participer à un nouvel album ? L'a tout de même pris une assurance tout risque : Corky est revenu. La partie est tout de suite plus égale : Corky + Leslie d'un côté, Felix + Gail de l'autre. Bon prince, Leslie accepte un second guitariste, ce n'est pas ce qui lui fait peur.

AVALANCHE

1974

Leslie West : guitar, vocals / David Perry : Rythm guitar / Felix Papparladi : vocals, bass, keyboards / Corky Laing : drums.

Je vous avais demandé de garder en mémoire la pochette de Live 'n' Kickin', elle n'est pas de Gail Collins, elle est signée de Pacific Eye & Ear, studio-design à qui l'on doit de nombreuses couves d'artistes rock, une des plus célèbres étant par exemple le Berlin de Lou Reed. Nul besoin d'avoir fait une école d'art pour s'apercevoir que la structuration de la pochette d'Avalanche due à Gail Collins possède quelques ressemblances, des espèces de rappels à l'ordre, le cercle évidemment, les photographies des musiciens en pleine action dans la mire. Gail a choisi Leslie et Felix sur scène jouant et chantant, comme au bon vieux temps de Mountain. La citation circulaire empruntée à WB&L est là pour signifier que la brisure a déjà eu lieu que l'histoire de Mountain en est à son dernier acte. La montagne est d'un noir de deuil aveuglant. Le ciel coloré – espèce d'arc-en-ciel angulaire – témoigne de l'éclat d'un prestigieux passé. Le reste du dessin est typique du style de Gail, quel est cet étrange poisson volant et pourquoi l'oiseau sur sa racine ne s'envole-t-il pas, comme si quelque chose ne tournait plus rond ? Plus de cygne qui ne nous fasse signe. Un peu comme si drame était déjà consommé. Gail Collins avait-elle la prescience que c'était la dernière pochette de Mountain qu'elle dessinait. Sans doute était-elle au courant de la décision irrévocable de Pappalardi de mettre définitivement fin au groupe...

David Perry est originaire de Nantucket, autant dire qu'il s'inscrit naturellement dans la communauté Mountain. Il jouera dans Black Cats et dans The Dionysians avec Nick Ferrantella qui devint le road manager de Mountain et de West Bruce & Laing, l'on comprend qu'il ait pu être facilement accepté par Leslie et Corky. Nous le retrouverons en un autre épisode avec Felix Pappalardi.

Whole lotta shakin' goin' on : les classiques du rock, ce n'est pas le trésor du Capitaine Flint qui nécessite toute une expédition maritime, sont accessibles à tous, les coffres inépuisables largement ouverts débordent de diamants gros comme le Ritz, il suffit de se baisser et de puiser dedans à pleine mains. Généralement les groupes ne proposent ces dragées aux poivres de Cayenne explosives qu'en concert en guise de dernière faveur avant de s'esquiver. Mountain se moque de ces coutumes. Directement en ouverture de face A pour l'album studio censé marquer le grand retour. Ne doutent de rien, pas une énième reprise du old but eternal & young Berry, n'ont pas peur du grand méchant Jerry Lou, lui ont dérobé son épaule saignante de phacochère préférée, grands princes ils lui ont laissé son pumpin' piano, vous le font à la sauce Mountain, vocal à l'arrache, guitare gourmande et aigüe et Corky tout heureux qui mène le train. Ne closent même pas le débat d'un accord majeur, se permettent l'infini instrumental des rails qui courent jusqu'au bout du monde, juste pour nous faire regretter qu'ils ne l'aient pas laissé filer sur toute la face de l'album. Sister justice : pas de jaloux, à Felix le chat de prendre la relève. L'est comme ses jeunes filles qui mettent leur plus belle robe pour être sûre de vous séduire, sait très bien que son attrait numéro un c'est sa voix, vous l'estampille avec cette coquetterie qui vous pousse à coller un timbre de collection sur une lettre d'insultes à votre percepteur, vous la pose dès le début et ne se tait pas jusqu'à la fin, personne ne fait mieux que le boss, il vous trousse la ritournelle et vous êtes éblouis par ce qu'il révèle dessous, les trois autres jouent sous du velours, je ne dis pas qu'ils se roulent les pouces, ils assurent le job à la perfection, quand Orphée chantait les argonautes souquaient d'autant plus ferme. Grenadine fortement alcoolisée. Ne pas en abuser. Alisan : une petite compo de West, cristalline, avec quelques vols d'éventails sinon mallarméens du moins acoustiques, et hop ça part sur un son banjo, tout ce qu'il y a de plus country, vous ne glisseriez pas un feuillet de cigarette entre deux notes, l'on repart en berceuse, légèrement plus accentuée, sur ce balancement mordoré un bébé se croirait dans le ventrou de sa maman. Swamp boy : écrit par Monsieur et Madame Papplardi, l'on change d'endroit, chaleur et rythme poisseux, la basse de Félix qui clapote et le vocal genre poire d'angoisse hennit en douceur comme si un serpent lui passait entre les jambes. ( I can't get no ) Satisfaction : les deux précédents morceaux étaient beaux mais pas très avanlachiques à vous couper la chique, West jouait déjà ce hit avec The Vagrants avant Mountain, je ne sais plus qui a dit que c'était la plus belle reprise du chef d'œuvre ( parmi tant d'autres ) des pierres roulantes, peut-être que si Decca ne l'avait pas sorti avant qu'elle soit revue par les cinq voyous de bonne famille londoniens aurait-elle fini à ressembler à cette pétaudière à péter les chaudières... En tout cas elle n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd, nous verrons plus loin pourquoi, Corky a la bonne idée de ne pas tenter d'imiter Charie Watts, Felix en profite pour vraiment jouer de la basse et Leslie avec un bottleneck vous dépèce un serpent vivant et au lieu de se servir de sa guitare il nous offre les cris gémissants du reptile frémissant. Jamais plus vous n'obtiendrez de satisfaction aussi énamourante dans votre vie. Thumbsucker : encore un titre du couple infernal, le genre prise de cocaïne parfaitement inspirée, vous avez un guitare sur un mur qui picore du pain dur et vous êtes comme les petits poussins qui suivent leur mère les yeux fermés jusqu'à la prochaine rôtisserie. Seriez prêts à lécher n'importe quel doigt que l'on vous tendrait pour le réécouter en boucle. You better believe it : quand Corky tapote sur sa cloche à vaches, pouvez commencer à rédiger votre testament, plus la peine Leslie lui vient prêter assistance et c'est parti for the last devil's dance, le vocal de West ressemble à des hurlements de sioux lors de l'assaut contre le septième de Cavalerie, et derrière vous avez un de ces froissés de riffs, comme il ne s'en fait plus cette terre depuis au moins la cruci-fiction du Christ. Superbe, un des meilleurs titres de Mountain, vous pouvez me croire. I love to see you fly: une ballade pour Gail, pour une fois Leslie a aidé Felix pour l'écrire. Un moment de faiblesse masculine, Pappalardi a cueilli les plus belles roses pour sa compagne, Leslie a rajouter un épineux d'acoustique. Ne faut pas non plus souhaiter l'impossible, la vie est parfois assez dure dans sa réalité. Le genre de ballade vicieuse qu'auraient pu composer les Rolling, seraient-ils parvenus à être aussi cyniques ? Back where I belong : les petites fleurs même carnivores c'est beau, mais Corky et West ils préfèrent les gros riffs qui tâchent la nappe de gros cercles rouges. Vous le répètent en cœur, ils appartiennent au rock'n'roll. Parfait, nous aussi. Last of the sunshine days : une mélodie aigre douce, Gail et Pappalardi se préfigurent dans l'après-Mountain. N'ont apparemment aucune idée sur la manière de comment l'histoire se terminera, pas vraiment un morceau de rock, une chanson à la Tin Pan Alley, un rire amer pour tirer sa révérence. Celui qui s'amuse le plus dans ce final c'est Corky, on le sent soulagé, marque le rythme avec entrain, à se quitter autant que ce soit en bons amis.

Le titre laissait présager une avalanche de fureur, ce n'est pas le cas. Cet album est cependant mille fois plus inventif et créatif que Twin Peaks. Une époque se termine, qui nous laisse des regrets. Certes la cassure est évidente entre le pôle sud papparlidien davantage artiste et le pôle nord beaucoup tempétueux. Inutile de s'apitoyer, quand ça ne veut plus, ça ne peut plus. Pappalardi se retire, West décide de continuer. Corky le suit.

Comme ils ne peuvent pas utiliser l'appellation Mountain, West décide de miser sur son propre nom.

THE GREAT FATSBY

( Mars 1975 )

Leslie West : guitars, vocals / Corky Laing : drums / Mick Jagger : guitar / Kenny Hinckle : bass / Don Kretmar : bass / Nick Farrentella : drums / Marty Simon : piano / Joel Tepp : guitar / Howwie Wyeh : piano / Dana Valery : vocals / Jay Trenor : Vocals.

Don't burn me : ( titre éponyme de l'album du soulman Paul Kelly paru en 1973 ) : la guitare pleure et le vocal de Leslie arrache tout, Fatsby peut tout jouer, Fatsby peut tout chanter, il montre qu'il a l'âme plus profondément noire que la plupart, qu'il n'ignore rien des racines du rock'n'roll, qu'il existe aussi un versant moins ensoleillé que le studio Sun et moins country-rock-boy que Chuck Berry. Un chef d'œuvre inattendu. House of the rising sun : surprise n° 2, flûte ! une introduction aussi belle qu'un chant d'oiseau, l'on commence à comprendre ce que Leslie voulait dire lorsqu'il espérait ne pas refaire sempiternellement les vieux morceaux de Mountain, certes vous ne trouverez rien de plus ancré dans la tradition et dans la lignée de tout ce que le groupe a réalisé jusqu'à maintenant, et si la guitare semble reprendre les sentiers balisés, voici qu'après le premier couplet c'est la monstrueuse voix de Dana Valeri qui lui donne la réplique, tous deux donnent dans le mélodrame le plus pur, ponctuée d'un solo de cuivre et sur la fin de relents d'harmonica. Version des plus respectueuses et des plus originales. High roller : rajouter un ''s'' en dernière lettre et vous possédez le titre d'un album des Rolling Stones d'un concert public donné en 1997 à Las Vegas. L'on ne s'étonnera donc pas de savoir que Mick Jagger est venu jouer quelques licks de guitare durant les sessions. Un truc que Corky a salement mitonné derrière ses peaux. Que voulez-vous quand vous vous éloignez de la montagne, elle refuse de se se barrer de l'horizon, un joyeux bordel, des cuivres qui surgissent de partout, tout cela n'est pas sans évoquer les grands morceaux des Stones avec Mick Taylor, d'ailleurs il vient de quitter les Stones et le nom de Leslie a circulé pour le remplacer. I'm gonna love you thru the night : genre de déclaration qui ne doit pas rester vaine promesse, Leslie l'ouvre en grand et c'est parti pour la ballade grand spectacle, une pincée de pop dans le rock, les Stones le feront excellemment quelques années plus tard, guitare féline qui ronronne, agréable à écouter, l'on a l'impression que Leslie sort le catalogue de toutes ses possibilités. Esp : n'est jamais meilleur qu'à la guitare, alors il montre ce que l'on n'attend pas de lui, question tonitruance il a déjà donné, ici il envoie grave la nuance, sait travailler aussi dans la ciselure et le chromé-or qui arrache des cris d'admiration. M'étonne qu'un réalisateur de film n'ait jamais songé à utiliser cet acoustique, je le verrais très bien par exemple pour les scènes idylliques de Bilbo the Hobbit. Honky tonk woman : hot stuff, si vous voulez savoir si Leslie pourrait se faufiler dans les coulées fragmentées de Keith Richards, la réponse coule de source, même que si le Jag avait un soir une subite laryngite il pourrait lui donner un coup de main derrière le micro. If I still love you : une espèce de faux blues à moins que ce ne soit un blues totalement stoned, il y a des jours où l'on se sent plus vaseux que d'autres, une feuille d'automne mélancolique qui tombe de l'arbre, avec des chœurs grandiloquents derrière qui nous chantent combien la vie est triste. Doctor love : un fromage appuyé un peu trop pop à mon humble avis. Le premier clin d'œil de l'album à Free, comme si West avait vraiment besoin de cette référence. If I were a carpenter : le classique de Tim Hardin, par chez nous repris par Hallyday, question accompagnement, ce n'est pas renversant, West a dû l'enregistrer pour le plaisir d'étaler ses octaves, et le désir de laisser Dana Valeri poser sa voix, hélas trop peu de temps. Mignon mais pas craquant. Little of bit of love : un deuxième morceau de Free, c'est bien fait, mais un peu superfétatoire, heureusement que Dana Valeri montre de quoi elle est capable.

Un album un peu surprenant, Leslie semble marcher sur les traces de ce que Pappalardi enregistrera de son côté pour son propre compte. Avec ce titre ventripotent beaucoup de fans ont dû s'attendre à une apocalypse sonique monstrueuse, mais non, peut-être a-t-il été un peu mangé par tous les participants présents dans le studio, à moins qu'il ne soit à interpréter à l'aune de The Great Gatsby, le roman de la désillusion de Fitzgerald comme si se retrouvant seul Leslie se sentait un peu démuni, ne sachant trop vers quoi se diriger. Stones, Free, soul, pop... le gars un peu perdu, qui bricole dans son coin, avec Corky incapable de le cornaquer. De toutes les manières qui pourrait réussir le prodige de mener West par le bout du nez. L'est trop sûr de lui, trop orgueilleux pour ne pas décider de lui-même ce qu'il veut... Les ventes de l'album ne décolleront pas. Un bon disque certes, mais aux USA à l'époque il en sortait au minimum un par jour de cet acabit. Très symptomatiquement les titres sont souvent de jolies bluettes d'amour déçu. Drôlement bien foutues. Pas très longues non plus car Leslie est homme à cacher ses faiblesses et voiler ce sentiment insistant que le meilleur de la vie est désormais derrière lui.

THE LESLIE WEST BAND

( 1976 )

Leslie West : guitar, vocals / Corky Laing : drums / Mick Jones : guitar / Don Kretmar : bass guitar / Frank Vicari : horns / Sredni Vollmer : harp / Ken Ascher ; piano / "Buffalo" Bill Gelber : bass / Carl Hall, Hilda Harris, Sharon Redd, Tasha Thomas : backing vocals.

Money : les guitares, pour une fois l'adjacente n'est pas inaudible, c'est Mick Jones – en France, on l'appelait lorsqu'il officiait auprès de Johnny, Micky Jones, ce qui est marrant c'est que la frappe de Corky n'est pas sans évoquer celle de Tommy Brown son complice d'alors – ce n'est pas le vieux classique de Barrett Strong, mais un stuff tout aussi efficace, le Leslie quand il chante vous avez l'impression qu'il vous arrache une dent de sagesse à chaque mot, chaloupé sur une mer qui fraîchit salement, trop court, terriblement efficace avec en plus des chœurs féminins très clitoridiens. Dear Prudence : j'avoue un a-priori défavorable, le genre de morceau que j'ai toujours eu du mal à avaler sur le double-blanc des Beatles, comme quoi l'aspirine avec un peu d'arsenic ça passe mieux. Certes Leslie est un grand guitariste, mais il ne faudrait pas sous-estimer sa voix, ils ont même rajouté des chœurs féminins ce morceau sur les dangers de la méditation transcendantale acquiert un petit côté western, avec des mains qui tournent nerveusement autour du holster. En prime pour terminer sur une note exotique, vous avez une guitare qui se fait passer pour un sitar. Get It Up : le titre évoque James Brown mais l'on est carrément dans un orage zeppelinien, jusqu'à la voix qui n'est pas sans évoquer Plant, une batterie devenue folle et un harmo atteint de délirium tremens. Ne dépasse pas quatre minutes, mais puisque leur plumage se rapporte à leur ravage, ils sont les rois du heavy metal. Singapore Sling : une petite mélodie slingante à souhait. De l'acoustique sans à-coups. Leslie vous donne l'aubade. By The River : ce n'était qu'un intermède, l'on démarre sur un rythme à la Bo Diddley et l'on s'enfonce tous en chœur dans la forêt vierge avec des anacondas multicolores qui servent de guirlande entre les arbres. Dépaysement garanti. The Twister : rien à voir avec le twist des surboums des années soixante, Frank Vicari joue au jokari avec son sax, il nargue le grondement des guitares qui écrasent tout derrière vous et vous avez beau courir à toute vitesse, elles finissent par vous rattraper. Setting Sun : Leslie a toujours adoré les couchers de soleil romantique, avec des guitares dorées et des chœurs féminins nostalgiques, le beau chromo que vous trouvez accroché dans la chambre de tous les hôtels économiques. La dimension cheap du rock'n'roll. Tout le monde se tait, n'y a que Corky qui n'a pas compris que c'est le moment de l'introspection générale, se retrouve tout seul à tapoter sur sa sa batterie, et vous ne savez pourquoi votre cœur se serre. Que sont ces gouttelettes de rosée qui roulent comme des larmes de guitare sur vos joues ? Sea Of Heartache : la même chose que précédemment mais en beaucoup plus fort. Un festival de guitares en surimpression, les forces tumultueuses du destin s'approchent, vous recouvrent, s'éloignent et vous laissent dans votre solitude. We'll Find A Way : retour à l'enfer du rock urbain, les voix des filles qui vous poursuivent comme des sirènes d'usine, Corky vous dirige vers les quartiers du crime et de la jouissance, les guitares vous brûlent le sang, Leslie aboie après vous comme le chien de l'enfer. We Gotta Get Out Of This Place : reprise d'un des plus beaux morceaux des Animals ( facile ils n'ont enregistré que des perles pour nos oreilles de pourceauphiles ) impossible de faire mieux que ces satanées bestioles, alors le band à Leslie se colle dessus et se contente de suivre le mouvement. On aurait préféré un peu plus d'audace, surtout pour terminer l'album. Peu stratégique, les fans de base pensaient qu'ils allaient pulvériser le hit.

Ce deuxième album est meilleur que le premier. Il ne se vendra pas davantage. Tous deux partagent un même défaut, des morceaux trop courts qui ne dépassent guère les quatre minutes. A chaque fois, une belle idée, mais trop vite délaissée avant d'être exploitée. D'où systématiquement une déception que l'on se refuse à avouer...

Leslie aura du mal de se remettre de ses deux échecs successifs. Le bilan qu'il tire des trois dernières années n'est guère florissant. Il quitte New York pour Milwaukee dans le Wisconsin ce qui ne le rend pas plus fameux mais beaucoup plus loser... Se met au vert à la campagne. Essaie d'arrêter la drogue et tombe en dépression. L'on perd sa trace. Il ne croit plus en lui, il ne croit plus au rock'n'roll. Le monde change, les vieux groupes passent de mode, n'est plus qu'un éléphant en route pour le cimetière des dinosaures. Rien de ce qu'il entend ne l'agrée...

Mais si tu ne vas pas au rock'n'roll, le rock'n'roll vient à toi. C'est la guitare d'Eddie Van Halen qui le réconcilie avec l'idée qu'en ces temps de détresse le monde a encore besoin de bons guitaristes. La route du retour sera plus dure que prévu. Il reforme Mountain. Ne rêvons pas, il va de bar en bar et de ville en ville trouvant toujours un groupe local surexcité de l'accompagner pour un soir sous le nom de Mountain... Plus tard ils pourront dire : Moi j'ai joué avec Leslie West...

Au début des années 80 l'on proposa des millions de dollars aux Beatles pour qu'ils se reforment. Ils refusèrent. Mais l'idée était à creuser, tiens si Cream reprenait la route... et pourquoi pas Mountain... de quoi titiller Pappalardi qui se laisserait bien tenter... Suffit de retrouver Laing. N'est pas loin. Et West. Enfer et damnation, il se sert du nom de Mountain sans autorisation ! Pappalardi lui demande d'arrêter et de les rejoindre. Tête de mule n'avance ni ne recule. Niet ( je vous fais à la russe ). On est en Amérique, dans les cabinets les avocats se frottent les mains. Coup de théâtre, ce n'est pas Leslie qui rejoint Felix et Corky, c'est Corky qui rejoint Leslie. Felix est hors-jeu. Il n'aurait jamais dû annoncer à l'avance que Gail serait incluse dans la formation ! Corky + Leslie c'est déjà un Mountain presque au complet, nos deux tourtereaux se dépêchent d'étoffer leur crew, Miller Anderson à la basse et Keeth Hartley à la guitare sont recrutés. Ni une, ni deux, ils commencent à tourner, Mountain écrit en gros sur les affiches.

Que voulez vous que Pappalardi fît ? Qu'il mourût ! Et Felix le fit. Comme dans les grandes tragédies du dix-septième siècle. Pas de lui-même. Ce n'est pas qu'il y mit de la mauvaise volonté. C'est lui-même qui offrit l'arme du crime à son assassin. Un Derringer. Une arme de poing redoutable. Surtout lorsqu'il est tenu par une femme jalouse. Les relations entre les époux Pappalardi étaient tumultueuses. La drogue n'arrangeait rien. Et quand il apparut à Gail Collins que son mari était prêt à la quitter pour une certaine Valerie Merians âgée de vingt-sept ans... Le coup accidentel partit tout seul, plaida-t-elle devant les juges. Ils eurent l'incroyable bonté de ( faire semblant de ) la croire. La scène se serait déroulée au lit, Felix voulait lui apprendre à s'en servir... N'était-elle pas le seul témoin ? Elle fut libérée après quelques mois de prison.

Sur ce qui c'est vraiment passé les déclarations de West restent sarcastiques, offrez à vos belles, des fleurs, de la lingerie fine, de superbes limousines, par pitié évitez les armes... Corky parle en fatalo-philosophe, l'accident était inévitable, trop de drogues, trop de querelles, trop d'armes... Au procès de Gail, Frances l'épouse de Corky témoigne de la jalousie de Gail qui l'ayant aperçu se promener avec Felix l'aurait menacé de lui faire sauter le caisson si elle continuait...

GAIL COLLINS

Une fois libérée Gail continue à habiter à New York chez ses cousins. Une dizaine d'années plus tard on la retrouve à San Francisco. En 2005, elle déménage au Mexique pour vivre dans le village d'Ajijic près du Lac Chapala, très couru par les hippies. Sans doute vit-elle de ses royalties sur les chansons qu'elle a écrites. Il semble qu'elle ait travaillé à temps partiel dans un magasin de design tenu par une amie nommée Pearl. Elle crée des vêtements et des bijoux. Discrète elle utilise son second prénom et devient ainsi Delta Collins.

Atteinte d'un cancer – elle serait venue à Ajijic pour suivre des traitements novateurs dispensés localement - il appert qu'elle ait mis fin à ses jours. Par pendaison. Le six décembre 2013. On raconte qu'elle avait demandé sur son testament que ses trois chats fussent euthanasiés puis incinérés, et que leurs cendres fussent, telles celles d'Achille et de Patrocle, mêlées aux siennes. Ce qui la rend très sympathique aux amis des matous. Ce qui trahit aussi une personnalité propice aux anéantissements sans concession, aux engloutissements définitifs. Amour à mort.

L'on ne parle plus guère de Gail Collins. Nous terminerons sur le plus bel hommage qui lui ait été rendu, peut-être par hasard, quant à l'importance de sa participation à l'aventure Mountain. Il s'agit de la couverture d'une anthologie du groupe réalisée en 2004 en Angleterre par Columbia. The Very Best of Mountain regroupe vingt titres du groupe. Sur le fond noir de la pochette a été reproduit le bandeau coloré peint par Gail Collins qui surmontait la photo du groupe sur l'album Flowers of Evil. Sur ce faire-part de deuil, les vignettes colorées de Gail ressortent admirablement comme une main chaude et vibrante tendue depuis le royaume de la mort.

La saga de Mountain est loin d'être terminée. A suivre.

Damie Chad.

20/05/2020

KR'TNT ! 465 : PHIL MAY / LITTLE RICHARD / SEYMOUR STEIN / WEST, BRUCE & LAING

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 465

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

21 / 05 / 2020

 

PHIL MAY / LITTLE RICHARD

SEYMOUR STEIN / WEST, BRUCE & LAING

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Oh You Pretty Things

- Part Five

— Meuuuuh !

Phil ouvre un œil. Il fait jour. Tiens, la tête d’une vache !

— Meuuuuh !

Le problème, c’est qu’elle est à l’envers. Mais non, elle est à l’endroit. C’est lui qui est à l’envers. Il est encore attaché par la ceinture de sécurité au siège de sa voiture qui est retournée sur le toit.

Phil ne se souvient pas d’avoir quitté la route. La vache se rapproche encore et commence à lui lécher le visage. Berk ! Il déteste le contact de cette grosse langue râpeuse et se met à pester :

— Fuck off, you bloody cow !

La vache rigole.

Phil ne se sent pas très bien. Il se tape une jolie gueule de bois.

— Hé les filles, venez voir qui est là !

Quoi ? C’est la vache qui parle ?

Phil tourne la tête et ne voit personne, à part quelques vaches éparpillées à flanc de coteau. Ah ça y est, la mémoire lui revient petit à petit : les Alpes suisses, la route de montagne en pleine nuit, les flacons de cognac...

Les vaches se rapprochent du véhicule retourné. Elles passent leurs grosses têtes par les ouvertures. Toutes les vitres de l’Audi ont explosé, y compris le pare-brise. Les tonneaux, ça ne pardonne pas. Phil a dû faire une sacrée chute. Les vaches semblent particulièrement excitées :

— Wooow ! C’est Phil May ! Le chanteur des Pretty Things !

Phil ne sait pas quoi penser de cette situation bizarre. Depuis qu’il séjourne en Suisse, les choses ont pris une drôle de tournure. Encore une idée à Wally ! Les vaches agglutinées autour de l’Audi poussent des cris perçants :

— Woooooooow ! Phil May, notre idole, le plus sauvage de tous les rockers anglais !

Elles font encore plus de barouf que ces petites garces d’hurleuses de l’Hammersmith Odeon.

Phil se dit qu’il n’aurait jamais dû écouter Wally qui insistait pour monter ce projet absurde : emmener les Fallen Angels à Genève pour y enregistrer un album. Quel malin, ce Wally. Il sait y faire. Comme ils sont amis d’enfance, Wally n’a pas eu trop de mal à convaincre Phil de prendre part à cette aventure.

Depuis le début, Phil sent que ce projet est maudit, comme l’est d’ailleurs l’historique des Pretty Things. Poursuivi par la malchance, le groupe s’est épuisé. Ils ont fini par se séparer dans des conditions dramatiques. Rendu fou de parano par l’abus de coke, Jon Povey sortit Phil d’un pub en le traînant par les cheveux : il soupçonnait Phil de draguer sa poule.

Quelques mois plus tard, Wally refit surface avec un nouveau projet : les Fallen Angels. Un financier de la City nommé Godfrey Bilton avançait 100.000 livres aux Fallen Angels. Il pensait faire un bon investissement.

Depuis, 500.000 livres se sont évaporées et les chansons composées pour l’album ne sont pas vraiment convaincantes, excepté «13 1/2 Floor Suicide», un rock puissant et racé sur lequel Phil sort le grand jeu : on l’entend y lâcher un aouuuh ! en fin de couplet avant de céder la place à un solo de slide épais comme la boue du delta.

L’animalité de Phil May compte pour beaucoup dans ce qui fait le prestige du British Beat. Adolescent, David Bowie se faufilait jusqu’au premier rang pour assister aux concerts des Pretty Things et voir Phil shaker ses maracas.

De tous les compositeurs passés dans les rangs des Pretty Things, Wally Waller reste le plus ambitieux. Wally rejoignit les Pretty Things en 1967, pour l’enregistrement d’Emotions, leur troisième album. Laminé par une production lamentable, l’album floppa. L’année suivante, Wally participa à l’enregistrement de S.F. Sorrow, un album brillant et incroyablement novateur qui lui aussi connût un destin tragique. C’est là que Dick Taylor, guitariste incomparable et co-fondateur des Pretties, jeta l’éponge. Phil décida de déjouer le mauvais sort en préparant un nouvel album. Wally montait en grade et passait du statut de bassiste à celui d’auteur-compositeur, et même, sur quelques chansons, à celui de chanteur. Pour Parachute, il composa avec Phil May une série de chansons qui, d’un point de vue mélodique, rivalisent avec les meilleures compositions des Beatles. Cet album hissait les Pretty Things au niveau des géants du rock anglais. Parachute fut sacré meilleur album de l’année par le magazine américain Rolling Stone, mais les ventes ne suivirent pas.

 

L’alcool coule à flots au studio Aquarius de la rue Thalberg, à Genève. Wally cherche vainement à retrouver le filon de Parachute. Il n’y parvient pas. «California», «Girl Like You» et «Dogs Of War» sont d’honnêtes chansons, notamment «Dogs Of War», qu’on pourrait presque attribuer à Mott. Phil May fait la moue.

— Tu baisses, Wally. Tu bois trop...

En effet, ces chansons n’arrivent pas à la cheville de la trilogie «In The Square/Letter/Rain» ou encore de «Good Mr Square», ces effarantes merveilles nichées au cœur de Parachute.

Les vaches s’enhardissent :

— Helloooooo Phil, je m’appelle Rosalyn !

— Et moi Mona !

Une autre vache approche son museau humide de Phil :

— CoooCoooo Philou, moi c’est Marguerite !

Elles rient comme des folles. Phil aperçoit leurs grosses dents usées par la mastication.

Il n’a jamais vu des vaches d’aussi près. Dans leurs gros yeux globuleux danse l’éclat d’une capiteuse vénalité champêtre. Les battements des gros cils roux n’arrangent rien. Rosalyn approche son gros museau humide :

— Hey Phil, mon morceau préféré, c’est «Baron Saturday» ! Je connais les paroles par cœur : Oh ! Baron Saturday/ Sorrow, he’ll show you games to play...

Les vaches se mettent à secouer leurs cloches en rythme. Un vrai Diddley-beat alpin ! Rosalyn chante d’une voix rocailleuse, tentant d’imiter Dick Taylor :

— He bends his mouth up to your ear/ The words won’t disappear...

Comme si elles lançaient des imprécations sataniques, les autres vaches scandent en chœur :

— Oh ! baron Saturday ! Oh ! baron Saturday !

Phil est sidéré. Il se fend d’un grand sourire et complimente la vache :

— Merci Rosalyn, je suis très touché par ton érudition...

Les autres vaches rigolent à gorge déployée. Rosalyn s’éloigne, vexée. Mona passe la tête par le pare-brise et approche son museau à quelques centimètres du nez de Phil, comme pour le humer :

— Hey honey, j’adorais l’époque où vous vous appeliez Jerome & the Pretty Things et où tu reprenais les morceaux de Bo Diddley ! Ah ! Cette reprise de «Roadrunner» qui ouvrait le show ! Nous autres, les vaches suisses, on suivait tout ça à distance... On piquait Disco-Revue au paysan du coin et on le lisait en cachette. Nos petits cœurs battaient la chamade ! Dommage que tu n’aies pas eu l’idée de reprendre «Bring It To Jerome», car avec ce standard primitif, tu aurais pu leur niquer la gueule, aux Rolling Stones !

Phil sourit. Décidément, les vaches suisses en connaissent un rayon. Le plus difficile, ça va être de raconter cette histoire-là à Wally et aux autres. Ils ne voudront jamais croire qu’il existe un fan-club bovin des Pretty Things dans les alpages. Phil a soudain une pensée émue pour ses amis. Il y a de fortes chances pour qu’ils soient encore en train de cuver au fond du studio.

Drôle d’équipe que ces Fallen Angels. À part Wally, aucun membre des Pretty Things ne participe à cette aventure. Après la bagarre finale et une nuit au trou, Jon Povey quitta le groupe pour aller vendre des salles de bains. Skip Alan retourna travailler dans la boîte de son père et Peter Tolson partit faire équipe avec Jack Green.

Wally ne voulait pas en rester là. Il décida de former les Fallen Angels et fit appel à Greg Ridley et à Twink. Chou blanc. En désespoir de cause, Wally recruta Chico Greenwood, Brian Johnstone, Mickey Finn et Bill Lovelady, des musiciens au pedigree beaucoup moins brillant. Mais qu’on ne se méprenne pas, Mickey Finn n’est pas le collègue de Marc Bolan. Par contre, il possède un atout majeur : Keith Richards - drogué notoire - et lui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Grâce à cette ressemblance, la police helvétique fait des raids quotidiens dans le studio de la rue Thalberg. Les Suisses sont très lents. Il leur faudra encore beaucoup de temps pour comprendre que Mickey n’est pas le guitariste des Rolling Stones.

Marguerite a réussi a rentrer ses cornes dans l’habitacle. Elle fixe Phil intensément. Ses gros yeux globuleux ne cillent pas, malgré les mouches.

— Comme je suis contente de te voir, mon Philou. Tu vas être choqué, mais quand le taureau de l’inséminateur me grimpe dessus, je pense à toi. J’entends alors dans ma tête la mélodie de «She’s A Lover». Ici, dans nos alpages, un disque comme Parachute prend une résonance siiiiiiii particulière... Cette mélodie me serre le cœur, et des larmes chaudes s’écoulent de mes yeux. Tu ne peux pas savoir l’effet que ça me fait de te voir ici. Je ressens quelque chose de mythique dans mes ovaires...

Phil soupire. Chaque fois qu’on lui parle de mythologie, ça l’ennuie profondément.

Il appartient pourtant à la caste des rockers mythiques de la vieille Angleterre. Il y côtoie des gens comme Mick Farren, Jesse Hector, Larry Wallis ou encore Screaming Lord Sutch. Bien sûr, on pourrait encore en citer d’autres.

— Ça me fait une belle jambe d’être mythique...

Par contre, l’Audi plantée au fond du pré n’a plus rien de mythique. C’est le troisième véhicule que Phil prend chez Hertz et qu’il plie. Comme ça, au moins, on saura chez Hertz qui sont les Pretty Things. Une autre vache arrive au trot. Elle est noire, beaucoup plus massive et porte une sorte de banane de crin entre les cornes. Elle n’a pas l’air commode, avec son anneau passé dans les naseaux. Elle approche de Phil et lance d’une voix d’Hercule de foire :

— Hé toi, si j’te vois encore tourner autour des filles, j’t’embroche ! T’as pigé ?

Tiens, une vache caractérielle ! Il ne manquait plus que ça... Phil hausse les épaules. Il songe de nouveau à ses amis. Dans quel état va-t-il les retrouver ? Hier, Mickey Finn jouait de la guitare allongé sur le dos. Il ne tenait plus debout. Wally qui boit trop lui aussi s’était coincé le doigt dans le goulot d’une bouteille vide. Il voulait jouer du bottleneck et avait tout simplement oublié de casser le goulot. Il hurlait d’une voix suraiguë. Voulant l’aider, Chico Greenwood alla décrocher la hache d’incendie. Peu habitué à manier la hache, il rata le crâne de Wally de quelques millimètres. Il leva de nouveau la hache au dessus de sa tête pour frapper, mais elle lui échappa en pleine course et alla se planter dans le crâne de l’inspecteur suisse qui venait d’entrer dans le studio pour sa descente de routine. Comme l’inspecteur brandissait son revolver, le coup partit accidentellement. Touché à l’épaule, Chico tomba sur les genoux en faisant une affreuse grimace, comme dans un western. Les autres flics se mirent à tirer, croyant tomber dans une embuscade. Alors Phil se leva en agitant son mouchoir et demanda le cessez-le-feu, au nom de la neutralité helvétique.

Le taureau parti, les vaches reviennent voir Phil.

— Dis-moi, mon Philou, as-tu des nouvelles de Vivian Prince ?

— Il cultive des oranges au Portugal.

Soudain, la terre se met à trembler. Les vaches disparaissent comme par enchantement. Un choc terrible déplace l’Audi sur plusieurs mètres, puis un second et encore un autre, bam ! bam ! bam ! L’Audi refait plusieurs tonneaux. Phil serre les dents et s’agrippe au volant. Heureusement, la berline est solide. Le museau écumant du taureau apparaît dans le rétroviseur.

— J’t’avais prév’nu, s’pèce de branleur !

Bam ! bam ! bam ! Bon, le chaos c’est bien gentil, mais Phil sent bien qu’il commence à s’en lasser.

Signé : Cazengler, Pity Thing

Phil May. Disparu le 15 mai 2020

 

Richard cœur de lion

- Part Two

 

La scène se déroule dans une petite ville de province. Nous hantions mon frère et moi les rues d’un quartier inconnu et soudain, nous fîmes halte devant la vitrine d’un marchand d’électro-ménager : à côté des aspirateurs et des sèche-cheveux se trouvaient quelques 45 tours. Deux pochettes spectaculaires nous tapèrent aussitôt dans l’œil. Deux EP français de Little Richard. Sur le premier, on voyait Richard en costard, les bras en croix, sur un fond bleu vif, et sur le deuxième, on voyait sa tête en gros plan sur un fond jaune vif et bleu. Il fallut attendre qu’on nous offre un petit électrophone Teppaz à piles pour pouvoir les écouter. L’EP jaune proposait quatre titres : «Rip It Up», «Ready Teddy», «Tutti Frutti» et «Long Tall Sally». Le bleu proposait «Good Golly Miss Molly», «Baby Face», «Hey Hey Hey Hey» et «Ooh My Soul». Le bleu me fit entrer en religion. Ces deux EP parus sur London en 1964 ont survécu à quelques naufrages et sont devenus de saintes reliques diaboliques.

Il fallut encore attendre quelques années avant de pouvoir choper une copie du premier album de Little Richard. Pochette de rêve : on le voit screamer sur fond orange. Le contenant augure bien du contenu car Here’s Little Richard est un classique du scream d’Amérique. L’album est enregistré chez Cosimo Matassa à la Nouvelle Orleans et Little Richard y invente le wild scream, un genre jusque là inconnu. C’est tout de même plus intéressant d’inventer le wild scream que la poudre, ne croyez-vous pas ? Le coup de génie de l’album s’appelle «Ready Teddy». Il s’agit là de l’un des plus gros bash-booms de l’histoire du rock’n’roll. Lee Allen et Richard mettent toute leur foi dans leur niaque. Ou toute leur niaque dans leur foi, c’est comme il vous plaira. L’autre bombe du disque ouvre le bal de la B : «Long Tall Sally». On a beau l’avoir écouté ou entendu des milliers de fois, ça reste d’une brûlante actualité, oui, car toute la pétaudière de la Nouvelle Orleans est au rendez-vous et Richard envoie les ouuuuh-ouuuh qui vont servir de modèle à tous les screamers en devenir. C’est d’autant plus spectaculaire que Lee Allen entre dans le cut comme dans du beurre. Lou Reed se disait fasciné par l’énergie de Lee Allen. Troisième bombe de l’album : «Rip It Up». Little Richard y invente la pétaudière sous le boisseau. Il s’y énerve avec délicatesse. Il y profile sa colère sous le vent. C’est d’une classe absolument indécente. Il éclaire aussi le monde avec «Slippin’ And Slidin’» et «Jenny Jenny» et bien sûr, Lee Allen surgit chaque fois en vrai chevalier de l’alerte rouge.

On monte encore d’un cran dans la démesure avec Little Richard paru en 1958. On retrouve un Richard cadré serré sur la pochette et c’est sur cet album que se trouvent ses cuts les plus explosifs : «Hey Hey Hey Hey» et «Ooh My Soul». Oui, je tiens «Hey Hey Hey Hey» pour le plus grand hit de hot wild rock de tous les temps, le plus déterminé à vaincre, screamé à l’outrance de la démence - Well bye bye baby so long - et il enchaîne ça avec un «Ooh My Soul» complètement déboîté du bulbe, joué ventre à terre, on a là une cavalcade allumée de la pire espèce, et en prime, un solo dynamiteur de Lee Allen. Tout est là, oooh my soul ! L’autre coup de génie ouvre le bal de l’A : «Keep A Knockin’». C’est aussi l’un des cuts les plus incendiaires de l’histoire du rock, le modèle absolu de la pétaudière, et Lee Allen y crache des flammes comme un démon. On ne peut que parler de génie de l’humanité, quand on entend un truc pareil : Michel-Ange et Lee Allen, c’est pareil. Il y passe même deux solos pour le prix d’un. Souvent, on se dit qu’il vaut mieux réécouter des vieux chefs-d’œuvre enregistrés chez le pote Cosimo, plutôt que de perdre son temps à écouter tous ces disques inutiles qui embouteillent le périphérique. Il faut aussi écouter attentivement «I’ll Never Let You Go», car Richard y boo-hoo hoo hooute comme un beau diable. Avec Screamin’ Jay Hawkins, il est certainement le seul chanteur américain à pouvoir atteindre ce niveau de fantaisie vocale. Il ouvre la bal de sa B avec l’increvable «Good Golly Miss Molly» qu’il explose au chant carbonisé, oui, ça sent le brûlé, et même quand on l’a entendu des milliers fois, on vibre encore. Ce sera encore d’actualité dans cent ans. Quelle bande de frappadingues, so like a bow et ce fou de Lee Allen arrive comme un serpent. Richard termine cet album indémodable avec «Lucille», son hit de prédilection, sans doute celui qu’il interprète sur scène avec le plus de détermination, comme on l’a vu lors de son dernier concert à l’Olympia. Au plan vocal, c’est une performance exceptionnelle, il chante son hit à la hurlette excédentaire. C’est avec cet album que le petit Richard Penniman devint l’un des plus grands artistes d’Amérique.

Hélas, le soufflé retombe avec The Fabulous Little Richard, paru la même année. Richard cherche à y rallumer son brasier, mais ça ne marche pas. Il nous propose des cuts pépères qui désespèrent. Il sort même des balladifs ineptes du genre «The Most I Can Offer». Il est fort possible qu’on lui ait demandé de se calmer et de rester poli. C’est en tous les cas ce qu’inspire l’écoute de «Lonesome And Blue». Il est arrivé la même chose à Elvis, ne l’oublions pas. Richard tente tout de même un petit retour à la sauvagerie avec «She Knows How To Rock», mais d’une manière beaucoup trop bordélique. C’est même n’importe quoi. On sent un sursaut en B avec «Kansas City» qu’il mixe avec «Hey Hey Hey Hey». Puis on l’entend yodeller sur «Early One Morning», mais l’étincelle continue de briller par son absence. Cet album tragique est celui des balladifs chantés à l’éplorée. Dommage qu’on ait mis de l’eau dans le vin de Richard. On essaya de réécouter l’album à des époques différentes, histoire de lui redonner une chance, mais ce fut en vain.

On saute plusieurs années pour tomber sur Little Richard Is Back, un album intéressant, car Richard y propose de sacrées reprises, à commencer par celle de «Hound Dog», jouée au piano de bastringue dans une belle atmosphère de pétaudière. Il fait aussi une version très jazzy du vieux «Only You» des Platters. Il renoue enfin avec sa belle démesure en envoyant «Groovy Little Suzy» gicler au firmament. Et l’album devient littéralement fascinant en fin de B avec notamment «Memories Are Made Of This». Quand il prend ses distances avec la formule rock’n’roll, Richard devient passionnant. Cette reprise et celle d’«Only You» sont les deux bonnes surprises de l’album. Richard met toute sa verve au service d’une vison concassée, et ça donne des résultats superbes. Il termine avec une reprise de «Blueberry Hill» et il s’éloigne légèrement de Fatsy pour revenir à quelque chose de plus richardien. Il cherche à se tailler un passage à travers le génie mélodique du gros, mais il se fait avoir : le gros est bien plus fort que lui.

Si on est fan de gospel, il est recommandé d’écouter Little Richard Sings Freedom Songs, car Little Richard y chante à profusion. Il s’en va screamer son «Milky White Way» dans la voie lactée. Il faut l’entendre repousser les limites de la clameur. Avec «Coming Home», il pousse sa vieille harangue de prêcheur hystérique. Autre belle pièce : «I’ve Just Come From The Fountain». Il s’y montre joyeux et fier, toute la chorale se joint à lui. Quelle fête ! On l’entend aussi swinguer «Need Him» dans l’église en bois.

Puis il va entamer une sorte de traversée du désert avec des albums sortis sur des labels improbables comme ce The Wild And Frantic Little Richard paru en 1967. Curieusement, le son varie d’une version à l’autre. Il est beaucoup plus incendiaire sur At His Wildest. «Do The Jerk» est en fait le fameux «Get Down With It» popularisé par Slade. En fabuleux screamer des enfers, Richard relance indéfiniment - Hey clap your hands/ Stomp your feet - Il tape aussi dans «Good Golly Miss Molly», mais il vaut mieux écouter la version de l’époque Specialty. Il repend le «Baby What You Want Me To Do» de Jimmy Reed et louvoie comme une anguille dans l’épaisseur du limon. Il travaille bien le groove d’«I’m Back» au corps, oh mah mah mah, il est dans la force de l’âge et il emboutit le groove à coups de reins. Il faut aussi entendre cette belle version d’«Holy Mackarael» qu’il envoie directement dans l’enfer du paradis. Il illumine le monde, le temps d’un cut de black cat bone. Tiens, puisqu’on est dans les albums live, il existe ce qu’on appelle un Live non officiel que proposait Crypt à une époque, le fameux Live In paris 1966, qui repompe la pochette du single «I Need Love». C’est dire si ces bootleggers sont gonflés. Il passe son «Lucille» en force. C’est vraiment sur scène qu’on mesure sa puissance de shouter. Il enchaîne des versions pour le moins dévastatrices de «Rip It Up» et de «Long Tall Sally». C’est un peu comme s’il avait ramené la pétaudière de la Nouvelle Orleans à l’Olympia. En B, il passe «Jenny Jenny» et «Ready Teddy» à la casserole. Tous les veinards qui étaient à l’Olympia ce soir-là furent bien servis.

L’album du grand retour porte bien son nom : The Explosive Little Richard. Richard y renoue avec le génie, à travers deux cuts fantastiques : «Land Of Thousand Dances» et «Function At The Junction». Dans le premier, on assiste à un fantastique déballage d’énergie vitale. Richard surpasse Wilson Pickett, il développe un train d’enfer. Il s’inscrit dans l’implacabilité des choses. Il redevient le wild and frantic Little Richard de nos rêves les plus humides. Même chose avec Function, qui se niche en B. On a là un cut signé Holland/Dozier/Holland et franchement, Richard en fait un truc à se rouler par terre. Extraordinaire shout bamalama de Penniman, the rill thing of rock’n’roll. Il salue tous les géants, Marvin Gaye, Guitar Slim, Mohair Sam. C’est à cette aune-ci que se mesure son génie. Il attaque le bal d’A avec «I Don’t Want To Discuss It», un énorme standard de r’n’b qu’il plie en quatre. Il chauffe son raw comme nul autre au monde - caus’ I knew what you gonna say - il y met tout le punch de la pêche. Richard reste l’inégalable wild man d’Amérique. Johnny Guitar Watson l’accompagne. Autre petite merveille, «I Need Love», wild hot r’n’b monté sur un beat énorme et Richard y atteint les cimes de son art.

Il débarque chez Reprise en 1970 et il entame une nouvelle tranche d’albums intéressants avec The Rill Thing. Comme tout le monde, il va enregistrer à Muscle Shoals. Tous les artistes américains qui voulaient relancer leur carrière allaient enregistrer chez les surdoués blancs de Muscle Shoals. Et ça s’entend dès «Greenwood Mississippi» qui sonne comme un fabuleux groove de Soul emmené à la petite pétarade. Le son foisonne, c’est fabuleusement orchestré. «Two-Time Loser» sonne très rock seventies et on réalise très vite que Richard pose sa voix sur du rock blanc, et ça ne marche pas vraiment. Le son ne mord pas le trait. C’est admirablement bien joué, mais sans surprise. En tous les cas, pour un artiste comme Little Richard, il faut quelque chose de plus excitant. Il force son guttural sur «Spreading Natta What’s The Matter», mais le punch de la Nouvelle Orleans lui fait cruellement défaut. Le morceau titre qui ouvre le bal de la B parait jammy en diable. Chacun pique sa petite crise. Alors Richard en prend son parti et sur «Lovesick Blues», il s’amuse à falsetter sur ce rock blanc joué très serré, mais un peu trop sec. Il tape même une reprise d’«I Saw Her Standing There» des Beatles, il parvient à la swinguer, alors que derrière, ça joue des tortillettes country. Quel curieux mélange !

Avec The King Of Rock And Roll, Richard devient le Cassius Clay du rock, l’imbattable, le provocateur de rêve. On le voit trôner sur la pochette. Attention, cet album est une pure merveille. Il revient à son registre incendiaire dès le morceau titre d’ouverture du bal, il rallume ses vieux brasiers et par la même occasion nos imaginaires. Il joue la carte de la dévastation et du non-retour. Le roi du scream est enfin ressuscité. Il explose «Brown Sugar» dès l’intro. Ne lui confiez jamais un cut auquel vous tenez. Il l’aplatit, l’insulte, le métabolise, il lui arrache les tripes, le transcende - Just like a young girl should - il en fait gicler tout le jus. Il fait une aussi une version latino-wild de «Dancing In The Street», il devient du coup le cover king, l’absolu dévastateur, le redresseur de bitume, l’aplatisseur de montagnes. Monstrueuse version ! Le festival se poursuit en B avec «Midnight Special». Richard y fait le train, ouuh ouuuh, il fait la loco à deux pattes, il redevient le champion du monde toutes catégories et il tape ensuite dans Smokey avec «The Way You Do The Things You Do», il nous emmène à l’apogée de la Soul, il roule ses ouuuh dans sa farine et sort le beat le plus popotin d’Amérique. On assiste en direct à la renaissance d’un dieu du rock’n’roll. Retournez la pochette et vous verrez à quoi ça peut ressembler. On reste dans la solidité avec «Green Power» monté sur un heavy groove et voilà qu’il tape dans Hank avec «I’m So Lonesome I Could Cry». Il le prend au contre-chant, ce qui est la marque jaune du génie. Il finit cet album fantastique avec une autre reprise, «Born On The Bayou» qu’il prend au gospel de boogaloo. N’oublions pas que Richard prêche dans les églises - Hey Richard how come you do such shake things ? - Évidemment, ça tourne encore une fois en coup de Trafalgar ravageur. Richard n’a aucune pitié pour les pauvres Creedence. Il explose leur vieille chanson.

Encore une belle pochette pour The Second Coming : on y dessine Richard en dieu du rock et des larmes de cristal roulent sur la peau douce de ses joues. Mais l’album est moins dense que le précédent. Richard chauffe pourtant «Mockingbird Sally» à blanc. Chuck Rainey amène du bassmatic volubile et Lee Allen fait son grand retour. Richard passe au funk avec «Second Line», un bel hommage au Mardi Gras de la Nouvelle Orleans. Ouf, il revient enfin à ses racines - Do what you can/ Stay in the second line - Nous voici de retour au Mardi Gras, avec the Zulu Queen - Everybody everywhere/ Hey do the second line - Il faut attendre la B pour retrouver un peu de viande et il charge bien la barque de «Rockin’ Rockin’ Boogie» qu’il prend au guttural enflammé. Il enchaîne avec le heavy boogie de «Prophet Of Peace» et cède enfin à la violence avec «Sanctified Statisfied Toe-Tapper». On sent derrière lui les experts de la puissance, ils lancent la machine et ça joue avec une pugnacité qui remonte bien le moral.

Devait sortir en 1972 un album intitulé Southern Child, mais il ne vit le jour que bien plus tard, sur Rhino, et c’est aujourd’hui devenu une sorte de collector intouchable.

Mr Big paraît sur Joy en 1971. On y trouve une version énorme de «Dancin’ All Around The World», une surprise de taille, oui car voilà un cut orchestré à l’insidieuse. Richard finit toujours par attirer les serpents dans la maison de Dieu. Il nous sort là un cut d’une profondeur abyssale. On trouve deux classiques de r’n’b en A : «My Wheels Been Slipping All The Way» et «It Ain’t Watcha Do». Ça joue épais et Richard raunche ses cuts jusqu’à l’os. Son Watcha do sonne comme du pur jus de r’n’b, monté sur un gros beat popotin, on se croirait chez Stax. Et la fête continue avec «Everytime I Think About It», que Richard swingue au meilleur punch. Back to the Penniman Soul System avec «Talking ‘Bout Soul». Il manie la pétaudière comme nobody else. Il détient ce pouvoir surnaturel lui permettant de s’élever dans l’atmosphère. Tiens, encore un joli hit de juke avec ce «Dance What You Wanna» bardé de chœurs de blackettes dévergondées. C’est excellent car swingué à l’outrance de la partance. Joli cut de pop aussi que ce «Cross Over» accrocheur - You know you better cross over/ back to where you belong.

Il faut aussi écouter ce Little Richard Live paru en 1976 et enregistré à Nashville, ne serait-ce que pour voir «Lucille» glisser sur une peau de banane et se casser la gueule dans une mare de kitsch. On y entend aussi une version de «Bama Lama Bama Loo» bien sauvage, mais on lui préfère celle qu’en fit Tom Jones, sur cet EP magique où il porte une chemise rouge. Richard fait aussi des version solide de «Rip It Up» et en B de «Tutti Frutti». La terre entière a twisté là-dessus. On se régalera aussi de la version de «The Girl Can’t Help It» montée sur un puissant drive de basse. C’est même certainement sa meilleure version. Il finit avec un vieux coup de pétaudière : l’imparable «Keep A Knockin’».

Paru en 1979, God’s Beautiful City est un album de gospel pur. L’incroyable de la chose, c’est que Richard peut jouer du gospel seul au piano, et ça marche. Il propose sur cet album des cuts très beaux, très spirituels comme «It’s No Secret». Il finit par fasciner le profane. Mais c’est en B, que les choses prennent une vraie tournure, avec le fabuleux «Little Richard’s Testimony». Il raconte sa vie de rock star - Goin’ from city to city/ From country to country - Il narre ses errances et il raconte qu’il revient un jour à God - You need to give up drugs/ You need to have Jesus in your life - Quel prêche fantastique ! Puis il passe en mode gospel blues d’acou au coin du feu et tout ça se termine en gospel batch de haut vol. Franchement cet album est chaudement recommandable, car son Testimony révèle un immense artiste.

Richard a 54 ans lorsqu’il enregistre Lifetime Friend. En lisant les titres des cuts au dos de la pochette, on croit tomber sur un nouvel album de gospel, mais c’est encore autre chose. Avec «Great Gosh A’Mighty», il propose du gospel rock. Il rend hommage au Seigneur des annales et derrière lui, les filles swinguent comme un seul homme. En fait, Richard nous sort là un énorme boogie dévastateur. Il va faire avec cet album un fantastique numéro de cirque. «Operator» prouve bien qu’il règne encore sur le monde, tout comme Chucky Chuckah et Fatsy. La viande se trouve en B, avec «I Found My Way». Il n’a rien perdu de sa super-puissance, il shoute le scream du gospel batch échappé des églises. Même chose avec «The World Can’t Do Me». Il reste l’immense chanteur de rock’n’roll que l’on sait, et comme le veut la loi, il s’adapte à son époque. Il sait aussi se montrer spirituel, c’est toute sa force. Richard est visité par la grâce, comme le montre «One Ray Of Sunshine». Il propose du gospel pop avec «Someone Cares». Il fait un peu la même chose que Candi Staton qui mit le gospel à toutes les sauces - Somebody really cares/ I know somebody really cares for me - Et il termine cet album surprenant avec «Big House Reunion», un cut puissant et bien emmené. C’est du pur jus de clap your hands, superbement énergétique, bardé de cuivres et de solos de trombone, jazzé à l’os, persuasif et pertinent. À force de complimenter Richard, on finira bien par le faire rougir.

Curieux album que ce Little Richard Meets Massayoshi Takanaka paru en 1992. Richard n’en finit plus de surprendre. Cette fois, il mise tout sur l’énergie et ça démarre avec une version dévastatrice de «Good Golly Miss Molly». Quelle remontée de sève ! Il passe au son jap fumace. En réalité, il revisite tous ses vieux hits, accompagné par Takanaka. Richard babalamate comme un échappé d’asile, c’est très spécial, on a un son sourd et massif et avec «Miss Ann», on passe à la heavyness suprême. Une grosse basse dévore tout. Il retape dans sa vieille «Lucille» en gourmand, mais quelle audace dans le développé et Takanaka épouse les courbes au coulé de chorus du soleil levant. Richard ramène toutes les foudres du ciel pour «Long Tall Sally» et la basse revient au charbon dans «Jenny Jenny». Mais c’est de l’abattage, ils le jouent trop bas du front. Le son couvre la braise et Takanaka en profite pour vriller la couenne du cut. Ce disk présente une santé de fer, mais certaines versions déroutent les cargos, comme par exemple ce «Rip It Up» amené au petit shake de coiffeur. Richard charbonne comme un mineur frappé d’immunité. Il tape ensuite dans l’un de ses plus grands classiques, «Kansas City Hey Hey Hey Hey». Richard règne de plus belle sur la terre comme au ciel, I’m gonna stand on the corner, il redevient le king of rock’n’roll, la pêche miracle, il ressort le cut qui kill et il repart, Kansas City here I come. On n’en finira jamais d’adorer ce mec. Il termine avec un pur coup de Jarnac, «Ready Teddy», wild as ever. Il restera le roi des rois jusqu’à la fin des temps.

Un petit conseil : mettez le grappin sur The Implosive Little Richard paru sur un label espagnol en 2009 et qui propose l’early Little Richard, tout ce qu’il enregistra entre 1951 et 1953, juste avant Specialty, c’est-à-dire juste avant l’émergence du rock’n’roll. On y entend des versions intéressantes de «Get Rich Quick», d’un «I Brought It All By Myself» sacrément bien swingué et de «Thinkin’ Bout My Mother», un slow-blues mélancolique en diable - Well I said to my mother/ All I do is to cry - En B, on tombe sur du blues avec «Ain’t That Good News». Richard épousait déjà les formes de sa muse. Puis voilà l’excellent «Fool At The Wheel», un jumpy absolument enthousiasmant. S’ensuit un slow blues parfait, «Maybe I’m Right». Au fil des cuts, on réalise que cet album dégage un charme fou. On assiste à la naissance d’un immense artiste. Et voilà qu’il tape dans l’excellent «I Love My Baby» de Fatsy - Bah bah bah bah baby/ Bah bah babe I’m gone - Fantastique numéro de cirque - So long babah - Et il termine avec un «Little Richard’s Boogie» swingué au xylo. Cet album se révèle plein de charme et de mystère, de kitsch et de génie. Richard swinguait déjà comme un démon en 1953 !

Si on veut faire court et se contenter d’une compile solide, celle qu’il faut alpaguer s’appelle The Little Richard Story, un double album qui propose non pas le son Specialty, mais le son Vee Jay : tous les hits qui ont rendu Richard légendaire sont là, à commencer par un «Rip It Up» de l’âge d’or, «Lawdy Miss Clawdy» (emprunté à Lloyd Price, Richard y ramène tout le big banditisme de Kansas City), «Whole Lotta Shakin’ Goin’ On» (si on cherche de l’incendiaire, c’est là, très précisément, même si ça reste le pré carré de Jerry Lee), et puis on trouve un «Lucille» ultra-orchestré, un «Groovy Little Suzy» chauffé à blanc et ultra-remué par ce laboureur digne de Millet qu’est Richard, un «Ooh My Soul» beaucoup plus heavy que la version Specialty, plus rien à voir avec l’original, car c’est joué au tambourin et swingué aux cuivres de bastringue, un «The Girl Can’t Help It» bien heavy, graissé aux chœurs de mâles. On y sent la dépenaille de Chicago qui n’a plus rien à voir avec la pétaudière de la Nouvelle Orleans. Sur le deuxième disque se trouvent «Slippin’ And Slidin’» (joué hot mais pas autant qu’à l’origine des temps), «Tutti Frutti» (sans Lee Allen, ça perd tout son sens), «Keep A Knockin’» (beaucoup moins explosif que la version Specialty), «Money Honey» (solid rocker à la Penniman, bien emmené au combat), un «Good Golly» beaucoup trop orchestré, même si Richard le chauffe au guttural maximaliste. Il est vraiment capable d’aplatir les montagnes. Cette compile serait vraiment la compile idéale si «Hey Hey Hey Hey» ne brillait pas par son absence. L’eusse-tu cru, Lustucru ?

Signé : Cazengler, Little Ricard

Little Richard. Disparu le 9 mai 2020

Little Richard. Here’s Little Richard. Specialty 1957

Little Richard. Little Richard. Specialty 1958

Little Richard. The Fabulous Little Richard. Specialty 1958

Little Richard. Little Richard Is Back. Vee Jay Records 1964

Little Richard. Sings Freedom Songs. Crown Records 1964

Little Richard. The Wild And Frantic Little Richard. Modern 1967

Little Richard. The Explosive Little Richard. Okeh 1967

Little Richard. The Rill Thing. Reprise 1970

Little Richard. Mr Big. Joy 1971

Little Richard. The King Of Rock And Roll. Reprise 1971

Little Richard. The Second Coming. Reprise 1972

Little Richard. Talkin’ Bout Soul. The Little Richard Story. Dynasty 1973

Little Richard. Little Richard Live. K-Tel 1976

Little Richard. God’s Beautiful City. Word 1979

Little Richard. Lifetime Friend. WEA Records 1986

Little Richard. Meets Massayoshi Takanaka. Eastworld 1992

Little Richard. The Implosive Little Richard. Jerome Records 2009

Little Richard. Paris 1966. Odio

Little Richard. At His Wildest. Les Disques Motors 1974 (= The Wild And Frantic Little Richard)

Little Richard. The Little Richard Story. Ariola Eurodisc 1973

 

Rolling Stein

S’il en est un qui souffre d’une mauvaise réputation, c’est bien Seymour Stein. À part sa réputation et les Ramones, les conversations n’ont généralement rien d’autre à se mettre sous la dent. Seymour est un mot qui meurt dans le désert.

Stein a écrit un livre pour voler au secours de Seymour et remédier à ce fâcheux malentendu. Il y raconte l’histoire de sa vie. L’autobio s’appelle Siren Song/ My Life In Music. Il aurait très bien pu l’intituler Rolling Stein, car il a roulé sa bosse. Et pas dans le désert. Ni comme Sisyphe sur la pente d’une montagne. Enfin, ne soyons pas trop catégorique : dans cet Ulysse qui passe sa vie à céder au chant des sirènes, il y a aussi du Sisyphe, car Rolling Stein va passer sa vie à courir après les talents - talent hunting, comme il le dit lui-même - Il ne voit pas le côté absurde de sa vie, puisque c’est son moteur. Qui irait critiquer son moteur ? Critique-t-on l’absurdité d’une passion ? Bien sûr que non. Puisque c’est elle qui nous fait vivre.

Comme son nom l’indique, Stein est un juif new-yorkais, l’un de ceux qui ont contribué à la naissance et au développement mondial de cette industrie du divertissement qu’on appelle aujourd’hui le rock. Les gens que Stein fréquente à ses débuts sont essentiellement des juifs new-yorkais comptant parmi les principaux acteurs du showbiz des early sixties : Syd Nathan, George Goldner, Richard Gottehrer, Jerry Wexler et Morris Levy, autant dire la crème de la crème du gratin dauphinois. Et là ça devient foutrement intéressant, pour reprendre un adverbe cher à Sade. Sans Syd Nathan (qui c’est vrai n’est pas new-yorkais), pas de James Brown, pas de Hank Ballard ni de Freddie King. Pas de Little Willie John ni de Bill Doggett. Pas de King Records. L’ado Stein a la chance de démarrer sa vie de talent hunter comme stagiaire chez King, un label indépendant basé à Cincinnati, dans l’Ohio. Il a 15 ans quand son père l’amène à Cincinnati. Fasciné par Syd Nathan, Stein commence par nous décrire sa paire de lunettes : des verres en cul de bouteille tenus par des montures renforcées à cause du poids - so heavy and bulbous - pas besoin de faire un dessin - des verres si épais que ses yeux semblaient zoomer devant comme derrière dans des tailles différentes. Mais ce n’est pas tout : «Quand Syd Nathan parlait, ce qu’il aimait bien faire, il fallait regarder sa bouche. Comme il était asthmatique, il émettait une sorte de sifflement continu, le boniment le plus fabuleux qu’il m’ait été donné d’entendre. Il devait forcer sa voix jusqu’à son registre le plus haut pour pouvoir parler.» Mais tout ceci n’est que roupie de sansonnet en comparaison de ce qui suit : «Il avait vendu des millions de disques en des temps difficiles à des gens qui étaient principalement des paysans et des noirs. Le crazy genius de ce record man me coupait la chique.» Et pour couper la chique à Stein, il faut se lever de bonne heure.

Cincinnati ? C’est un choix stratégique. Syd Nathan n’est qu’à quelques heures de route de Nashville, Detroit et Chicago. Car bien sûr il conduit. Il y voit que dalle, mais il bombarde. En 1947, il décide créer un marché et c’est ce qu’il va faire. «Autour de l’usine, il a ajouté des bureaux, des entrepôts et un studio d’enregistrement. Tout était fait sur place : l’enregistrement, le mastering, le design des pochettes, l’impression des pochettes, le pressage des disques. Des camions livraient les produits chimiques et le papier et repartaient chargés de caisses de disques. Puis il a recruté des gens pour monter un réseau de distribution, ville par ville.» Vous trouverez tout le détail de cette vision entrepreneuriale dans l’excellente hagiographie de Jon Hartley Fox, King Of The Queen City - The Story of King Records et dont on a déjà épluché le détail sur KRTNT (décembre 2013, au moment de la disparition de Mac Curtis qui, comme Charlie Feathers, enregistra quelques cuts sur King - seize titres, pour être précis, entre 1956 et 1957).

Le génie de Syd Nathan fut aussi de veiller à soigner la fonction d’A&R - Artist & Repertoire - le fameux job de talent hunter dont Stein va faire sa vocation. Chez King, les A&R men s’appellent Ralph Bass (découvreur de James Brown), Sonny Thompson et Henry Stone qui ira par la suite monter TK Records à Miami. Lorsqu’à la fin de sa vie d’A&R, Stein découvre, er..., Madonna, il déclare : «Que vous soyez Edith Piaf, Elvis, Frank Sinatra, Michael Jackson ou Madonna, c’est toujours la même chose. Virez l’emballage et tout le bullshit et observez à la loupe. Il n’y a que deux choses qui comptent : artists and repertoire. Right people, right songs.»

Syd Nathan avait su créer une communauté de talented music fanatics. Stein : «King était de loin le plus gros label indépendant des États-Unis, avec quatre cents personnes salariées, et plusieurs centaines de sous-traitants. King couvrait tous les genres : country-music, bluegrass, hot jazz, western swing, Delta blues, bebop, boogie, jive, polka, spirituals, chansons pour enfants et même du mambo et de la calypso qui avaient été repérés à Trinitad et à Cuba. Mais pas trop de pop.» Syd Nathan passait une bonne partie de sa vie au téléphone à régler des problèmes et à motiver ses troupes, usant et abusant de son bullshit-intolerent humor. «Là où il semblait être le plus heureux, c’était en studio. Il adorait prendre les baguettes pour montrer sa vision d’un rythme. Il pouvait composer des paroles de chanson, car il avait de l’imagination et un don pour trouver des slogans, du genre ‘Signé, scellé et livré’ qu’il avait conçu pour un single de Cowboy Copas.»

Et quand Stein aborde l’aspect économique des choses, ça devient extrêmement passionnant : «Nathan faisait tout sur place pour limiter les coûts, sachant qu’il allait perdre de l’argent avec la plupart de ses disques. S’il ne versait pas de grosses avances, c’est parce qu’il prenait chaque fois un risque, et c’était pour sa pomme.» Tout Stein est là : dans cet équilibre permanent entre la passion pour la chasse aux talents et le risque financier. Dans son livre sur les Undertones, Michael Bradley perçoit Stein comme un arnaqueur. Il ne voit qu’un seul aspect des choses. Stein prend l’exemple de James Brown pour illustrer l’extraordinaire complexité du métier de boss : «Syd prit James Brown sous son aile, le fit tourner et fit travailler des compositeurs pour lui. Syd fit tout pour lancer la carrière de James Brown qui n’était rien d’autre qu’un petit black sans éducation issu de la campagne, mais qui sut apprendre à gérer correctement son business. Quelques années plus tard, il voyageait à bord de son propre jet et se produisait dans des réceptions de dictateurs pour d’énormes cachets. Et quand James Brown devint son propre king, croyez moi, il n’était pas tendre avec ses musiciens, ses compositeurs et ses employés. C’est un job très dur, il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot.» Et pour parfaire l’éducation de Stein, Syd Nathan l’envoie dix jours en tournée avec James Brown - C’est là que j’ai compris ce que voulait dire ‘bâtir une world-class legend’.

Le sale boulot. La formule situe bien Stein. Avant d’en arriver là en devenant le boss de Sire et signer les Ramones, les Talking Heads, Madonna, Lou Reed, les Pretenders et des tas d’autres, il a encore du chemin à faire. Quand Syd Nathan le lâche dans la nature, Stein rentre à New York et réussit à trouver un job d’assistant. Il bosse pour George Goldner, l’associé de Jerry Leiber et Mike Stoller. Goldner dirige leur label Red Bird et son bureau se trouve au huitième étage de Brill Building. En 1964, Red Bird décroche un hit avec le «Chapel Of Love» des Dixie Cups, puis avec le «Leader Of The Pack» des Shangri-Las. Red Brid devient a hit factory. Stein a de la veine. Goldner a du flair. En plus, c’est un séducteur. Aucune femme ne lui résiste. Mais il a un talon d’Achille : les courses de chevaux. Il joue il perd. Goldner doit du blé. Beaucoup de blé. Un jour deux gorilles chopent Stein dans la rue, alors qu’il allait entrer au 1650 Broadway :

— Morris Levy veut te parler.

— Vous devez vous tromper de personne ! Je m’appelle Seymour Stein !

— Yeah, c’est toi qu’il veut voir. C’mon !

Et hop direction Roulette Records. Stein fait la connaissance de Morris Levy et le trouve à la hauteur de sa réputation - He had a Mussolini jaw and piercing eyes - Stein précise qu’officiellement Levy dirigeait des labels et Strawberries, une chaîne de magasins de disques, mais son vrai business était de prêter de l’argent. Levy pousse son téléphone vers Stein et lui dit :

— Tu vas appeler George et lui dire que tu es avec moi et qu’il doit venir immédiatement.

Dans le bureau de Levy, il y a un certain Dominic, un gorille plus vrai que nature qui sort tout droit d’un film de Scorsese. Évidemment, Goldner rapplique aussitôt.

En voyant la tournure que prenaient les choses, Leiber et Stoller revendirent leurs parts de Red Bird à Goldner pour un franc symbolique et Goldner refila tous les contrats Red Bird à Levy qui du coup annula les dettes - Au total, Morris Levy engloutit les sept labels juteux que Goldner avait développés : Tico, Rama, Gee, Roulette, Gone, End et Red Bird, 15 ans de hit records, de contrats d’artistes et de droits d’auteurs (...) Des centaines de milliers de dollars passèrent de la poche de Goldner à celle de Morris Levy - Et Stein conclut ainsi : «À l’âge de 49 ans, George était un homme brisé.»

Stein rencontre Richard Gottehrer au Brill et ils décident de monter Sire. Ils mixent les deux premières lettres de leurs prénoms respectifs pour faire Sire. Comme dit si bien Stein, c’est une British-variation de King. Ils réalisent leur premier gros coup avec l’«Hocus Pocus» de Focus. On l’a oublié, mais ce fut un hit à l’époque. Quand Gottehrer prend ses distances, Stein décide de continuer seul. Il passe le plus clair de son temps en Angleterre à chasser les talents. Il repère les Deviants à Londres. Ptooff est le premier album Sire. Il s’intéresse à Fleetwood Mac et bosse avec Mike Vernon. Il repère Jethro Tull qui lui échappe, puis signe le Climax Blues Band. Il découvre au passage que tous les British managers tirant les ficelles de la British Invasion sont gay : Brian Epstein, Kit Lambert, Simon Napier-Bell, Robert Stigwood, tous sauf Andrew Loog Oldham - Known as being very flamboyant even if he wasn’t gay - Stein aborde bien sûr la question, il ne cache rien de sa pente naturelle pour les garçons, mais il revient longuement sur son mariage avec Linda, suite à un coup de foudre. Ils ont deux filles ensemble, Mandy et Samantha. Après la fin du mariage, il retournera à sa pente naturelle.

Bon, Londres c’est bien gentil, mais en 1976, c’est à New York que se passent les choses. Stein va faire ses courses au CBGB : Ramones, Dead Boys, Talking Heads et Richard Hell. Il est surtout bluffé par les Ramones. Linda Stein se jette avec son époux dans un tourbillon de rock et de coke. Elle adore faire la fête et prendre des paumés sous son aile - généralement des homos, car elle était très jalouse des belles femmes. Son favori était Danny Fields, un rocher gay qu’on voyait toujours venir fouiner dans les parages. Je le connaissais en tant que journaliste ou attaché de presse pour des labels, mais avant toute chose, il était Danny Fields - Linda et Danny vont d’ailleurs co-manager les Ramones, la nouvelle signature de Stein sur Sire - Danny était l’Oscar Wilde de l’underground new-yorkais. Il aurait dû figurer dans le Walk On The Wild Side de Lou Reed. Durant les sixties, il traînait à la Factory d’Andy Warhol - Effectivement, on trouve difficilement plus légendaire que Danny Fields. Stein ajoute les nom d’Elektra, des Doors, du MC5 et des Stooges à son palmarès.

L’un des points forts de ce livre, ce sont les pages fantastiques que Stein consacre aux Ramones. Il voit Tommy Ramone comme le cerveau du gang : «Le cœur battant des Ramones était un métronome lumineux que Tommy plaçait au dessus de son kit pour tenir le beat, car il n’était pas batteur. Avec les thumping bass lines de Dee Dee, la pulsation lumineuse du métronome créait une sorte de climat hypnotique. C’était subliminal mais ça jouait un rôle considérable dans la modernité des Ramones. L’autre truc qu’ils ont utilisé sur leur premier album est la technique panoramique des Beatles, guitare d’un côté, basse de l’autre et chant au centre, une sorte de restitution sonique du groupe sur scène. Ça devenait du vrai pop art. Tommy gérait ça directement avec Craig Leon qui venait de la musique contemporaine et qui comprenait parfaitement ce que voulait Tommy. Ces 39 minutes d’electrifying rock’n’roll ne m’ont coûté que 6 000 $. On n’avait encore jamais entendu ça avant. Le plus difficile restait à trouver un public. Et vous pouvez me croire, début 76, longtemps avant que n’apparaisse le mot punk, les radios ne voulaient pas toucher aux Ramones, même avec un balai à chiottes.»

Comment va faire Stein pour vendre les Ramones ? C’est à Londres qu’il va trouver un retour sur investissement. Il y envoie les Ramones jouer avec les Groovies : «J’y étais et tous les autres punk wannabes du royaume aussi : Johnny Rotten, the Clash, the Damned, the Stranglers, Billy Idol, Pete Shelley, Keith Levene. Toute cette génération de futures punk stars furent hypnotisées par ce high-energy art rock from New York. Talk about a bolt of lightning hitting the primordial soup (je parle ici du big bang et de l’apparition de la vie sur terre). Les Anglais ne se sont toujours pas remis de ce week-end.» Et il a raison d’insister là-dessus, le concept des Ramones est d’une telle modernité qu’il dépasse tout ce qu’on a pu en dire ici et là, en bien et en mal, depuis quarante ans. Plus loin dans l’ouvrage, Stein revient à la charge : «L’alchimie d’un groupe est un phénomène étrange. Danny Fields dit exactement la même chose. Pour lui comme pour tous ceux qui ont approché les Ramones, le line-up original était le plus explosif. Quand Tommy a quitté le groupe en 1978, les Ramones n’étaient plus aussi excitants, même si Marky Ramone était techniquement un bien meilleur batteur. Tommy apportait quelque chose de très spécial, l’électricité du groupe reposait en grande partie sur son unorthodox whacking.»

Stein continue de chasser en Angleterre. Il entend «Teenage Kicks» sur l’auto-radio et il envoie aussi sec son assistant Paul McNally en repérage en Irlande du Nord pour voir jouer les Undertones. Signés. Puis il repère les Rezillos. Signés. Puis les Pretenders - Sure enough, when the Pretenders stepped up, I was completely knocked off my feet, ce qui veut dire qu’il est tombé de sa chaise au moment où les Pretenders sont arrivés sur scène - Qui ne serait pas tombé de sa chaise, hein ? Signés. Puis il signe the Cult - De tous les groupes anglais signés sur Sire, le plus américain est the Cult. Leur chanteur Ian Astbury n’a pas que des stars dans les yeux, il a aussi les stripes - Avec Sonic Temple vendu à un million d’exemplaires aux États-Unis, the Cult et Depeche Mode devinrent Sire’s biggest indie bands, nous dit Stein - mostly down to big touring, big investment and playing by local rules, much like U2 did in the same time (grâce à des tournées intensives, d’énormes investissements et le respect total des règles locales, comme ce fut le cas pour U2 à la même époque). Ah, le respect des règles locales ! Pour Stein, c’est un point capital de l’aspect business. Il cite l’exemple de Phil Oakley, le chanteur de Human League, qui n’acceptait pas de se plier aux règles qu’impose le showbiz américain : «Il ne supportait pas d’avoir à sourire, à danser et faire tout ce qu’impose le circuit de promo en Amérique. Il avait l’impression de se prostituer. C’est ce qu’on apprécie, chez les Anglais, leur sincérité, leur intégrité artistique, mais my God, quand vous investissez des milliers de dollars pour que des chansons entrent au top 40 dans l’espoir que les gens achètent les disques, vous n’avez qu’une seule envie : leur coller une tarte dans la gueule.» Le sale boulot. Stein n’en sort pas forcément grandi.

Par contre, pas un mot sur les Flamin’ Groovies. Les fans des Groovies peuvent se passer de cette emplette et continuer d’investir dans Ugly Things.

L’un des grands espoirs de Stein est Andy Paley. Mais ça ne marche pas, en dépit de moyens considérables : «L’une de mes plus grosses déceptions fut de ne pas voir percer les Paley Brothers pour lesquels j’avais engagé Phil Spector.» Quand il rencontre Andy Paley pour causer production, Andy propose le nom de Jimmy Iovine, un protégé d’Ellie Greenwich qui avait travaillé avec Phil Spector sur l’album Rock’n’Roll de John Lennon. Et voilà. C’est à peu près tout ce que Stein dit d’Andy.

Il a aussi des principes : il ne signe pas les stars reconnues (established stars), mais il fait une exception pour Lou Reed. D’autant plus que Lou Reed est demandeur, dit-il. Stein le connaît, grâce à Danny Fields. Stein commence par évacuer la mauvaise réputation de Lou - Comme dans le cas de Bob Dylan, la mauvaise réputation de Lou était due aux questions de journalistes débiles qui finissaient par le rendre fou. Lou était un mec très calme qui aimait bien observer. Comme le montrent les paroles de ses chansons, il n’aime rien tant que la simplicité et le franc parler. On adorait tous les deux la old-school Brill Building pop. Avec les vieux hits pop des fifties, Lou était vraiment dans son élément - Stein sait aussi que Lou est allergique au showbiz, ce qu’il appelle the corporate bullshit. Il ne voulait pas avoir à les rencontrer - Il insistait pour traiter avec moi en direct, ce qui me flattait, mais sa présence me rendait nerveux. Quand on avait rendez-vous dans l’après-midi, j’étais un peu tendu dans la matinée - Lou enregistre l’album New York sur Sire, puis Songs For Drella, en hommage à Andy Warhol tout juste disparu, puis Magic And Loss - Ses fans les plus loyaux sont unanimes : the New York trilogy est le sommet de sa carrière solo.

Autre exception à la règle de Stein : Brian Wilson. Il se retrouve avec lui dans les coulisses du Hall Of Fame en 1987 et pour tromper l’attente, Stein lui parle de l’un de ses artistes, Andy Paley dont le rêve est de collaborer avec son héros Brian Wilson, lequel héros saute de joie comme un gosse et s’exclame :

— Appelez-le tout se suite ! Je veux parler à Andy. Oui, faisons cela tout de suite !

Ils trouvent une cabine de téléphone au Waldorf Astoria et pendant une heure Brian Wilson parle avec Andy - J’étais là à côté, comme un voyeur, attendant de pouvoir récupérer ma credit card qu’utilisait Brian Wilson pour téléphoner - Le coup de fil déboucha sur le retour de Brian Wilson en tant qu’artiste solo avec un budget de 200 000 $, budget extravagant pour l’époque, mais comme le précise Stein, Brian Wilson voulait les meilleurs musiciens et il aimait bien prendre son temps en studio. Au point que le budget allait enfler pour atteindre les 500 000 $. Simplement titré Brian Wilson, l’album fut pour beaucoup une déception, mais il permit à Brian Wilson de hisser les voiles.

Après Stein, le personnage principal de ce récit n’est autre que Mo Ostin, qui devint le boss de Stein après que Warner Bros. Records ait racheté Sire. Leur première rencontre a lieu dans un restau indien de New York, en 1977. Stein voit Mo comme l’incarnation du soft power. Il connaît toute son histoire par cœur. Encore un mec parti de rien et qui monte un label pour Sinatra, Reprise Records. Une fois que Sinatra est passé de mode, Ostin signe Jimi Hendrix, puis avec l’aide d’un ancien A&R d’Andrew Loog Oldham, il signe Jethro Tull, Van Morrison et Joni Mitchell. Puis un génie financier nommé Steve Ross rachète tous les labels indépendants, Warner Bros., Elektra et Atlantic pour former WEA. Voilà que s’ouvre l’ère de ce que Stein appelle the entertainment superpower, une sorte de Moloch des temps modernes. Stein voit Ross comme un génie : «Ross avait vu le potentiel du record business d’après-guerre et l’avait développé de façon mathématique. Les artistes allaient et venaient aussi fallait-il miser sur des gens comme Ahmet Ertegun, David Geffen et Mo.» Ross comprend que les labels en vogue sont d’énormes machines à fric, nous dit Stein, comparés aux clubs, aux chaînes de télé, aux studio de cinéma et aux magazines qui demandent plus de temps pour générer du profit.

Ross met Mo aux commandes. Mo règne depuis Burbank sur une armée d’employés hip et intelligents, nous dit Stein, et développe la fameuse scène californienne des singers-songwriters, the whole Laurel Canyon scene - Adios the old school of jukebox jobbers and Brill Building cheescake, tout le monde disait ‘hey man’ et Mo développait ses creative services en direction de cibles précises : underground magazines & college radio - À la différence d’Ahmet Ertegun qui sortait pour prendre son pied, Mo Ostin était, nous dit Stein, toujours prêt à lécher le cul des corporate et ne pensait qu’à apprendre les combines de Wall Street pour transformer le rock’n’roll en big business. Mais derrière son masque de mec sympa, Mo Ostin était un dictateur, un businessman dans toute son horreur. Comme tous les autres labels indépendants, Sire finit par être englouti par Moloch Warner et Stein devient l’un des employés du conglomérat. Il doit continuer de chasser les talents et se voit obligé de demander de l’argent à Mo et à ses associés pour financer ses nouveaux contrats.

Stein repère, er... Madonna mais elle n’intéresse pas Mo. Elle sort quand même un premier single qui se vend à six millions d’exemplaires et c’est là qu’entre en scène cet extraordinaire personnage qu’est Allen Grubman, une sorte d’Allen Klein à la puissance dix. Grubman est l’avocat de Madonna. Comme Moloch tente de plumer sa cliente et Nile Rogers, le compositeur du hit, Grubman déboule en réunion pour remettre les choses au carré. Dans l’une des plus belles pages de ce book, Stein se transforme en Léon Bloy pour nous décrire la scène : «Dieu merci, j’avais ordre de me taire pendant la réunion. Quand Allen Grubman est entré dans la salle de réunion, on aurait dit un catcheur montant sur le ring. C’était un gros juif de Brooklyn. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, il lâchait un torrent d’immondices et d’insultes personnelles. Il allait par la suite s’affiner pour devenir l’avocat de toute une ribambelle de superstars, Bruce Stringsteen, Elton John, U2, Sting et Lionel Richie. Mais là, il était encore brut de décoffrage. En seulement trente minutes, le discours de Grubman devint tellement abject que Larry Waronker, pris de nausée, se leva brusquement de sa chaise pour quitter la réunion. On ne l’a jamais revu. Il ne restait plus que Mo et David Berman face à Grubman qui les bombardait de coups et d’insultes, et pour lui c’était du tout cuit, car Mo et Berman n’avaient absolument rien pour se défendre, ni légalement, ni moralement, ni stratégiquement. Mo testait en vain sa vieille tactique de nice guy sur Grubman : ‘Allen, nous sommes là pour construire une bonne relation de travail’ et Grubman vociférait de plus belle : ‘Bullshit ! Vous avez cru pouvoir enculer Nile Rogers ! Si le single s’était vendu à moins de deux millions et qu’il était revenu pleurnicher comme vous le faites maintenant, vous lui auriez dit d’aller baiser sa mère. Les artistes ont fait leur boulot. Vous, vous avez merdé. Et maintenant vous voulez baiser Madonna ! Hein, c’est ça, vous voulez baiser Madonna !’ Grubman était un avocat astucieux qui pouvait avoir recours à des pirouettes si les circonstances l’exigeaient, mais la méthode qu’il utilisait alors n’était pas légale. Elle était animale. On lui tendait des branches d’olivier et il les arrosait à coups de lance-flamme. Il farcissait ses phrases de fuck autant qu’il pouvait. Il utilisait le marteau-pilon face à des joueurs de tennis californiens. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, il leur emboutissait le crâne. Il balayait les bonnes manières en ouvrant les vannes d’un véritable pipe-line de raw shit. Il y en avait plein la salle. Quand Mo ne put plus en supporter davantage, Grubman se leva et quitta le champ de bataille. On connaissait le score.»

Stein ne s’attend pas à voir Mo arriver à la fête que Linda organise pour son soixantième anniversaire :

— Mo, je ne pensais pas vous voir ici...

— Vous m’avez fait gagner énormément d’argent, répondit-il en souriant. Il savait que ces mots allaient me blesser et pourtant c’était un compliment. Typical Mo.

Pendant des décennies, Mo Ostin va pomper Stein et Sire jusqu’à l’os et récupérer tout ce qui rapporte du blé, notamment le publishing de Sire, business oblige. Mais comme le disait si bien Stein au commencement de sa carrière, il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot.

En fin de livre, Stein explique qu’il doit sa longévité à sa bougeotte. S’il était resté à New York, il n’aurait pas découvert tous les talents qu’il a découverts. Il termine sur une note d’espoir : «Soyez rassurés, il y a encore de la bonne musique et il y en aura toujours. Le seul moyen d’avancer dans la vie est de toujours garder le moral. Et de faire du mieux qu’on peut. Faites-le tant que vous le pouvez.»

Signé : Cazengler, 'steint la lumière !

Seymour Stein. Siren Song. My Life In Music. St. Martin’s Press 2018

WEST, BRUCE & LAING ( I )

LIVE ' N' KICKIN'

 

Mountain est en tournée en Angleterre lorsque le groupe se débande. Pappalardi tient à reprendre son métier de producteur aux States, version officielle, Steve Knight le suit. Il sort de notre histoire. C'était Pappalardi qui l'avait recruté pour l'enregistrement du premier Mountain ayant eu l'occasion de produire l'album Hard Rock From the Middle East du groupe The Devil's Anvil dans lequel Knight jouait. Si vous ne possédez pas cette œuvre dans votre discothèque il est inutile de vous taillader les veines, voire de vous trancher la gorge, ce n'est pas vraiment fabuleux, s'intéressent aux sonorités arabes – nous sommes en 1967, bien avant que Led Zeppelin ne se lance dans Kashmir – mais ils sont à mille pieds en dessous du Moroccan Roll des Variations... Il semble que Steve Knight se soit complu à essayer tout genre de musique émergeant, s'est intéressé un peu à tout en diverses formations, de l'acid-rock au folk, dans une optique ''musique du monde'' vingt ans avant la création du genre... Steve présente un peu le même profil que Norman Landsberg, un musicien qui butine de-ci de là, plus intéressé par la musique au sens large du terme que par le rock'n'roll pur et dur. Fait partie de ces individus qui adoptent une position oblique par rapport à leur engagement. Gardent une espèce de distanciation protectrice vis-à-vis de leurs diverses entreprises. Attitude un peu intello-white-jazz qui n'est pas sans créer de hiatus lorsque l'on entre dans une aventure collective. Il a dû vivre sa participation à Mountain en témoin privilégié, et considéré sa place au sein du groupe en tant que poste d'observation analytique idéal. Il n'est pas donné à tout le monde d'être à l'endroit exact où l'Histoire se déploie. Sans doute est-il parti sans regret, il en avait assez vu, ce voyage au pays du rock'n'roll ne lui a certainement pas déplu, mais il a jugé qu'il était temps d'exercer son ironie critique en un autre lieu.

Deux qui partent, deux qui restent, qui reçoivent un renfort de choc, Jack Bruce, le bassiste de Cream. Le cadeau d'adieu de Pappalardi. J'invite le kr'tnt-reader à relire l'article hommagial que le Cat Zengler lui a consacré ( Livraison 221 du 05 /02 / 2015 ). Un beau moyen de se faire une idée de l'énergumène. Les pessimistes seront affirmatifs, Bruce avec Laing et West, autant introduire le carcocapse dans une demi-pomme pourrie. Vision défendable, mais c'est oublier que ce fruit était présent au paradis et que ce sont les pulpes en décomposition avancée qui sécrètent le plus d'alcool au fond des alambics. Nos trois compères ne savent pas vraiment ce qu'ils veulent – en théorie un truc more lourd and loud que Cream - mais ils en veulent. Filent vers droit vers l'Amérique pour une tournée question de se dérouiller les doigts qui étaient d'ailleurs des plus agiles. Très vite Winfall ( en fait Columbia ) propose un contrat d'enregistrement. Si vous supputez des œufs d'or, il faut déjà s'assurer de la poule.

WHY DONTCHA

( Novembre 1972 )

Le disque n'est peut-être pas attendu comme le messie, mais au tournant sûrement. Pour trop de gens, personne ne peut faire mieux que God, et beaucoup ne sont pas prêts à changer de crèmerie. L'être humain est ainsi constitué qu'il s'accroche à son rêve qui très souvent n'est que de la réalité phantasmée. Les amateurs qui ne se fient qu'à leur feeling savent que cet opus est de l'or le plus lourd.

Cream et Mountain ont réalisé quelques belles pochettes, notre trio a retenu la leçon, celle de ce premier disque attire l'œil, un montage de photographies de Rolland Sherman, sur un arrière-fond bleu parsemé de traînées roses. Ont abandonné la montagne pour la mer, sont dressés dans l'élément liquide, telles des statues de dieux émergeant des profondeurs abyssales. Au-dessus d'eux un ciel crépusculaire. Rien qui ne défie l'imagination, toutefois ce bleu de safre correspond exactement à ce blues de soufre électrique qui irradie le son du groupe. Regarder la pochette c'est déjà entendre la musique. Rares sont les albums qui expriment une telle osmose synesthésique entre l'objet et son contenu.

Why dontcha : c'est très simple, une basse, une guitare, une batterie, une voix – celle de West qui ravage le garage - rien de plus, le minimum vital, le kit de survie, la paire de sandalettes de rechange que vous emportez pour traverser l'antarctique à pieds, une fois que vous avez l'essentiel, rien ne saurait vous résister, un seul mot d'ordre chacun au maximum, et les riffs mastodontes seront bien gardés, un premier morceau genre bulldozer lâché sur votre maison, ne font pas dans la dentelle, un petit côté chasse au renard et c'est vous qui êtes le goupil. Vous n'y survivrez pas, ce n'est pas de la chasse à courre, plutôt la chevauchée fantastique. Out into the fields : ne cédez pas à vos mauvais instincts, il n'y a pas que la violence dans la vie, recueillez-vous, tendres sœurettes et très chers amis, frère Jack est à l'harmonium, vous avez aussi affaire à des êtres emplis de douceur, c'est sûr qu'ils ont l'art d'asséner une ballade comme s'ils vous défonçaient la tête à coups de triques, des envolées lyriques aussi grandioses qu'une symphonie titanesques de Malher, Bruce vous prend sa voix de castrat pour appuyer des chœurs féminins et transpercer les refrains. Vous êtes bien à la messe, noire. L'enfer est pavé de bonnes intentions, cette berceuse ressemble à un requiem. A un requin. Narvalien. The doctor : l'est sûr qu'après le morceau précédent une visite au docteur s'impose pour se remettre les idées en place. Vous avez choisi le bon praticien, un adepte des thérapies de choc, vous découpe les quatre membres et termine par une séance d'électro-chocs. Plus une trépanation pour chasser vos crises angoisses. Rien à dire ils ont le blues lourd, Bruce s'attaque à votre dentition avec sa basse, Corky vous bastonne méchamment pour tester vos réflexes, et West vous additionne les triple-croches pour vous présenter la note finale astronomique. Miracle, vous ressortez de la séance en pleine forme. Se sont donnés à fond, vous ne pouvez que les remercier. Turn me over : Jack s'est saisi de son harmonica, et c'est parti pour un blues de derrière le fagot. Pourquoi prennent-ils le train-express et pourquoi vous ont-ils réservé une place sur le boogie avant. Fermez la bouche pour ne pas avaler les grovillons du ballast. Pas le temps de répondre à la cette question, ça va tellement vite que vous oubliez d'avoir peur. Griserie. Laing s'est adjugé le vocal, dégoise sec. Third degree : vous croyez qu'ils ont triché avec ce blues de fou précédent passé à la moulinette, ils vous en jouent un à la bonne vitesse, un vrai d'époque crédité à Willie Dixon et à Eddie Boyd, dépouillé, comme il se doit, la guitare de West qui pleure à la manière d'un enfant privé de dessert qui s'aperçoit que le monde est injuste, même que Bruce se met au piano pour rendre la cruauté du moment encore plus intense, jusque là les apparences faussement respectées sont trompeuses mais le Corky il en fait trop, abat un arbre à chaque coup qu'il porte, et Jack vous l'ébranche aussitôt avec sa tronçonneuse, c'était trop beau, West s'emballe et c'est la tuerie finale, celle dont vous désespérez d'être sorti vivant. Shake ma thing ( Rollin' Jack ) : ne nous attardons pas sur la chose à remuer, contentons-nous de remarquer que ça leur file le pêchon. Le truc bien balancé sans problème avec ces simili voix de filles qui font les chœurs et tout de suite c'est la pétaudière, le riff qui tombe comme le couperet de la guillotine et la guitare de Leslie roule comme la tête du supplicié dans la sciure sans pouvoir s'empêcher de crier son agonie. While you sleep : vite changeons d'atmosphère, un balladif au dobro rien de tel pour reprendre ses esprits. Leslie quand il chante il vous ferait pleurer un réverbère avec sa guitare qui lève la patte pour pisser un coup d'acide. Pleasure : ce n'est pas du pur rockabilly mais ça s'y rapproche, un piano fou, Bruce qui tortille sa voix, West qui vous éclate un petit solo, Corky le lui coupe avant qu'il ne devienne trop long, et ce maudit piano maboul qui vous touche de toutes ses touches, ce n'est ni tendre, ni touchant, very uppercutant. Love is worth the blues : rien qu'au titre l'on sent que c'est mal parti, durant une première minute West clame son mal de vivre et tout de suite l'on prend de la vitesse, rien de pire ne pouvait vous arriver, il conduit sa guitare à la foldingue à la manière d'une guimbarde aux pneus usés sur une route verglacée qui longe un précipice, mais ses copains reprennent le contrôle, ils ralentissent et imposent la rythmique chaloupée et bienfaisante du douze-mesures, Leslie qui se sent incompris hurle son désespoir de sa voix de stentor qui éclabousse les étoiles. Pollution woman : le dernier numéro de la kermesse du spectacle de centre aéré, nos trois gamins s'amusent comme des fous, font un peu n'importe quoi au synthétiseur et sur les acoustiques, Corky fait semblant de jouer au tambourin, la voix de Bruce est si aigüe qu'elle oblige les mouches qui marchent au plafond à s'envoler. Folie douce, pardonnez-leur car ils savent ce qu'ils font.

Pari gagné. Ça ne ressemble ni à du Cream ni à du Mountain. Juste un trio de brontosaures qui s'amusent et folâtrent en toute innocence. Cet album est une petite merveille. Un de mes disques préférés. Mais je n'engage que moi.

WHATEVER TURNS YOU ON

( 1973 )

L'on attendait beaucoup du deuxième album. Rien de pire que les joueurs qui jettent leurs cartes alors que la partie n'est pas terminée. Trop de dope. Nos héros succombent à l'héroïne. Dans les groupes l'on règle souvent ses comptes au mixage. Ces séances tournent souvent au combat de coqs, confrontations stériles ou explosives d'égos. West et Laing prennent l'avion pour New York, Bruce terminera le travail à sa guise. La drogue a bon dos, sans doute y avait-il une divergence musicale, West et Laing rock'n'roll-à-fond-les-manettes-laisse-venir-le-venin et Bruce qui a vraisemblablement envie d'évoluer vers des structures plus complexes...

Pochette de Joe Petagno. Pas n'importe qui, certaines de ses créations sont iconiques, l'ange cygnique, d'après un tableau de William Rimmer, sculpteur et peintre américain mort en 1879, qui sert de logo à Swan Song Records le label de Led Zeppelin, l'hideuse figure du Snaggletooth des disques de Motörhead. Au point de vue dessin, nous n'avons rien à reprocher à la pochette de Whatever turns you on. Nous aurions même un faible pour sa composition disruptive, entre l'espèce de fresque murale grisée du haut et les couleurs acides qui dessinent nos trois héros. Pour le sujet, un truc de mecs. Bouffe, booze et baise. Les 3 B dans toute leur ventralité. N'ont pas donné dans le finesse ni dans la recherche du concept aérien !

Backfire : son moins lourd que l'opus précédent, guitare en guirlandes, la voix un peu trop en arrière, un toucher de corde plus argentique, plus clinquant, on devine comment Page aurait pu monter le morceau en overdubant les grattes à foison, mais non, ici le son reste brut, l'on entend très bien la basse de Bruce qui ne s'est pas oublié, l'a tout pris le fromage et le dessert, mais West a accumulé les remorques qui chez les gens bien élevés suivent le café. Token : attouchements malhonnêtes de guitares, dommage que le mixage ne les ait pas projetés plein feu sous les projecteurs. Idem pour le chant qui se perd dans les champs du lointain, c'est au tour de la basse de prendre la place de devant, brusque coupure avec efflorescence de voix que West double de sa guitare, avant de s'adjuger le rôle de leader, l'on entend Laing qui tripote et tapote gentiment dans son coin genre coucou, ne m'oubliez pas, I'm on the band, yo tambien, mais West ne reconnaît plus personne sur sa Davidson en croisière. On eût aimé qu'il rajoutât quelques accélérations foudroyantes. Sifting sand : changement de climat, ce morceau est à entendre comme la préparation du suivant. Puissant, lyrique, émotionnant, l'on quitte le rock pour quelque chose de plus vaste. C'est un tournant dans le disque, une oreille distraite sera surprise en déboulant dans le triste mois de novembre. November song : attention, pures jeunes filles c'est l'instant poétique, pas n'importe qui aux paroles, Pete Brown le grand vociférateur, un ami de Jack le haricot magique, il a signé les plus beaux lyrics de Cream, son premier groupe se nommait The First Real Poetry Band... Bruce martèle son piano, et les deux autres ne mouftent rien, tout juste si West se permet d'allumer la bougie de sa guitare pour rendre l'ambiance encore plus belle. Bruce se souvient de tout ce que Pappalardi a apporté aux Cream... mais lui n'était pas venu les mains vides. Et encore moins les mains dans les poches. Rock'n'roll machine : West mène la charge en tête, la machine est en marche et elle n'est pas molle, beau d'entendre la frappe de Corky, manifestement le mec joue pour lui, mais c'est lui qui mène le troupeau, pas question qu'il aille paître plus loin que l'espace qu'il délimite, la chèvre Bruce tente de passer la tête sous les barrières mais elle y renonce, la guitare de Leslie fait des galipettes dans le paddock et tout s'apaise, le lait qui s'apprêtait à déborder redescend sagement dans la casserole, hop ! l'on repart comme en quatorze sur la tranchée ennemie. Scotch crotch : le piano de Bruce secoue la salade, rudement. Bis repetita placent : ce deuxième morceau de la face B, introduit une nouvelle direction dans l'album comme Sifting sand L'avait fait pour la A, un boogie serré qui ne laisse pas le deuxième temps du woogie s'imposer. Page s'est-il souvenu de ce titre pour Carouselambra, le scotch crotche et accroche salement. Le meilleur morceau ? Je vous laisse juge. Slow blues : d'habitude c'est le piano qui accompagne, mais là c'est West qui se contente de jouer les utilités, imite le bruit des boules qui s'éparpillent sur le billard, le son part en quadriphonie, Jack vous hurle le blues à la Little Richard, dégueule toute la tristesse du monde, et martyrise son clavier comme s'il jouait sur l'orgue de Notre-Dame. Dirty shoes : piano bastringue, l'on se croirait à la New-Orleans, voix trop lointaines, en échange vous avez des bruits de cuivres qui fanfaronnent, West parvient à se faire entendre, c'est un peu la foire d'empoigne, le pianiste montera le premier à l'étage pour s'adjuger la poitrine la plus plantureuse, inutile de vous essuyer les pieds sur le paillasson le morceau est trop court. Like a plate : un truc qui vous laisse comme deux ronds de frites. Ça part dans tous les sens, l'on a même une montée graduée à la A day in a life, West est aux abonnés absents. Corky mouline à mort, Bruce est aux commandes, nous refile son petit opéra-soap personnel, un truc qui a plus à voir avec Kurt Weill qu'avec le heavy rock.

Chaque morceau pris à part n'est pas mauvais en soi. L'est même plus que bon. Mais l'ensemble ne forme pas un véritable album. Trop disparate, il aurait été plus honnête de le présenter comme un disque de Jack Bruce featuring West & Laing. On ne m'enlèvera pas de l'idée qu'à l'époque Jack Bruce songeait à l'espace aventureux ouvert par les Beatles, mais ne possédait sûrement pas les mêmes moyens. De studio et de temps. Le groupe tournait beaucoup...

LIVE 'N' KICKIN'

( Avril 1974 )

Le groupe ne se reformera pas. Ne fera même pas l'effort d'annoncer le split. A tout hasard Windfall sortira un Live pour assurer l'avenir. Réitère la ruse cousue au fil bleu du Best of Mountain. Après la sortie de ce dernier disque le label se résoudra à annoncer la dissolution. Regardez bien la pochette, nous aurons l'occasion d'y revenir.

West, Bruce & Laing ont beaucoup tourné, comment se fait-il que le contenu de l'album soit si maigre. Ces quatre titres semblent un assemblage hétéroclite de bandes récupérées à la va-vite...

Play with fire : si vous avez la cynique ballade des Rolling Stones aussi douce qu'un cachou au cyanure en mémoire, vous risquez d'être surpris... West, Bruce & Corky vous l'adaptent pour auto-tamponneuses, arrivent à la pervertir, la rendent vicieuse, c'est que le désir est pire que le rock ( à moins que ce ne soit le contraire ), une longue dérive de treize minutes sur les crêtes interdites, le Bruce rend sa basse plus moelleuse et attirante que la pernicieuse apparition du Devil dans les vers d'Eloa d'Alfred de Vigny, West en souligne l'incandescente beauté par des rafales de soufre, Bruce vous donne une idée de ce à quoi ressemble le baiser de la mort du vampire, le temps de vous laisser vous remettre de vos effusion sentimentale Corky se lance dans un solo, tape d'abord sur chaque tom un par un, le prestidigitateur qui vous tend son chapeau avant d'en extirper un cachalot, pour l'apparition de celui-ci comptez sur West qui vous produit un barrissement digne d'une éruption du Stromboli, ce qui est parfait car il est dangereux de jouer avec le feu. C'est fini, ils ont dû compresser le temps. The doctor : un petit tour chez le docteur ne vous fera pas de mal. De bien non plus. Je vous le rappelle, pas un chirurgien, un boucher, et nos trois compères vous désossent en un tour de main, après l'auscultation vous ressemblez à un hachis parmentier. Votre plat préféré. La guitare de Leslie vous adresse de ces sourires que vous l'embrasseriez rien que pour la remercier. Tout compte fait la séance se passe mieux qu'elle n'a débuté, ce n'était qu'un faux répit, finissent par une tornade riffique pas du tout riquiqui. Ouf ! Les dernières recommandations du Doctor Leslie vous pourrissent la fin de votre existence. Toutefois vous prenez un autre rendez-vous. Mieux vaut prévoir que guérir de cette étrange maladie qu'est le rock'n'roll. Politician : un des morceaux-roi des Cream. Entre parenthèses dessus Jack Bruce y éclipsait pratiquement la guitare de Clapton, à tel point qu'il était facile de savoir qui marquait le point et qui renvoyait le contre. Aussi Bruce se dépêche-t-il d'envoyer la moutarde, cette fois l'a fait attention à prendre de l'extra-forte, West ne se mêle pas à son jeu, ne joue pas au serpent qui s'enroule sur la branche, joue un peu à part, à côté du vocal de Bruce, là il a l'espace pour cultiver son cactus aux aiguilles translucides et empoisonnées, bref c'est Bruce qui est obligé de lui courir après, Corky en profite pour rappeler que sans lui, ils seraient perdus. Finissent en apothéose. Powerhouse sod : enchaînent sur un morceau de Bruce, l'est comme chez lui le Jack, l'a la basse qui jerke, et ça remue des castagnettes de tous les côtés à la fois, trois chiens qui se disputent un os de diplodocus et aucun ne veut lâcher le morceau, Bruce montre qu'il peut pédaler aussi serré et rapide qu'une machine à coudre électrique, un peu trop de virtuosité gratuite tout de même, il achève de tuer la bête à l'espagnole, il prend son temps pour la faire souffrir, amis vegans signez une pétition, Corky tape la fin de la récréation et Leslie fait gronder sa guitare, un troupeau de bisons en colère déferle sur nous. Mais le Bruce insatiable en veut encore. Le rideau orchestral tombe. On n'est pas mécontents.

La page semble définitivement tournée. Pas tout à fait. Presque quarante après, en 2009, les revoici. Ce n'est plus West, Bruce & Laing, mais West, Bruce Jr and Laing. Malcolm Bruce prend la relève de son papa. L'est sûr qu'il y a des statures de pères qui projettent de l'ombre sur leur progéniture. Faut être juste, Malcolm saura se faire une place au soleil. La réunion ne durera guère. A ma connaissance aucun enregistrement officiel ne fut effectué.

Z'avez toutefois une vidéo sur you tube, West, Bruce Jr & Laing January 2010, Leslie vous déverse un torrent de notes avec cette facilité déconcertante avec laquelle chaque matin vous tournez votre cuillère à café... On ne le voit pratiquement pas, mais Corky, vous étrille sa batterie de bien belle façon. Quant au fils, faudrait qu'il se souvienne que son père tournait les potards jusqu'à la zone de non-retour.

Cette reformation que l'on pourrait qualifier d'épisodique n'en est pas moins très révélatrice du fonctionnement avatarique de Mountain. Les tronçons d'un serpent coupé en deux ne frétillent-ils pas pendant longtemps dans le seul but de se réunir une nouvelle fois ?

BONUS CONCERTS

WBL in GERMANY

 

Le Live 'n' Kickin' est un peu décevant, trop maigre, cheval étique n'est pas éthique. Toutefois vous trouverez quelques concerts, sur CD's plus ou moins officiels, par exemple le Radio City Mucic Hall à New York du 06 novembre 1972. Je vous promets qu'un jour je vous chroniquerai tout ce qui me tombe sous la main. Mais je ne voudrais pas que les kr'tnt-readers soient atteints d'une mountainite aigüe. Pour ceux qui frisent la surdose, protégez-vous, la saga de Mountain n'est pas encore terminée. Il paraît que ce virus se transmet plus rapidement que le Corona. Beaucoup plus dangereux par contre, quand vous êtes touché c'est pour la vie. Ma bonté naturelle m'oblige à chroniquer le concert de Munich, pioché sur You Tube.

WEST, BRUCE, LAING

( Circus Krone, Munich, Germany )

( 13 / 04 / 1973 )

Don't look around : pas d'image, juste la bande-son. L'on n'est pas au tout début du concert, mais apparemment en plein milieu d'un solo de Corky, le son n'est pas fameux mais suffisant pour exciter l'imagination, lâchent la cavalerie lourde, la guitare de West devant comme si elle portait l'oriflamme du Conquérant. Directement dans l'entremêlement du combat. Une monstruosité. Pleasure : un petit rock'n'roll pour changer la donne, un truc ramassé avec des pointes de feu qui lasèrent de partout. La châtaigne plus la bogue empoisonnée avec la vipère dedans. On ne vous avait pas dit de ne pas toucher, tant pis, cela vous immunisera pour ce qui suit. Un minuscule break de basse et l'on prolonge le plaisir jusqu'à la petite mort. On a dépassé la limite de péremption pour un vieux rock, mais c'est encore meilleur. Why dontcha : le public tape dans ses mains sur les premières mesures, Corky accentue le binaire, West arrache le vocal, la langue le tube digestif et les tripes, vous secoue tout cela tel un trophée. Intermède, Bruce est au camp de basse, Leslie rajoute quelques échardes meurtrières just for fun, Corky augmente la pression, West assaisonne un solo attaque peau-rouge sur la diligence, faites-vous du souci pour la prisonnière du désert, la guitare amplifie ses cris de jouissance. Deux ou trois riffs pour offrir bonne mesure, hurlement de terreur, je préfère ne pas vous raconter la suite, vous ne dormiriez pas cette nuit. Third degree : calmons-nous, on n'est pas des sauvages, trois degrés, ce n'est pas des celsius, une échelle de valeur importée par des extraterrestres, vous appliquent le blues comme si le dentiste vous placardait au chalumeau un fer à cheval en guise de dentier, c'est du lourd de chez lourd, vous ne saviez pas que le blues pouvait vous tomber dessus avec tout le poids d'une armoire normande. Il n'y aura pas besoin de vous en sortir, elle vous servira de cercueil, non ce ne sont pas des utilitaristes au cœur sec comme la corne de rhinocéros, vous n'avez qu'à écouter la guitare de Leslie qui ne gémit pas à demi, une véritable pleureuse corse. Et le vocal brame à la manière des cerfs en rut au fond des sous-bois. Mississippi queen : temps de sortir le classique maison. A peine est-elle annoncée que le public exulte. Une version particulièrement lourde, la demoiselle a pris un peu de poids depuis la dernière fois. Roll over Beethoven : vous avez eu le rock à croupe poisseuse, voici la flammèche incendiaire, Leslie se la donne à fond, vous explose la dynamite chuckberrienne, avec toujours ce ralentissement qui est un peu sa marque de fabrique, le coureur qui sort de sa Ford Mustang pour admirer la rutilance des chromes qu'il caresse voluptueusement, ce coup-ci il s'attarde, puis il prend tout son temps pour faire ronfler son moteur comme une tuyère de fusée nucléaire et c'est parti pour s'arrêter avant même que l'on ait vu tourner une roue. Powerhouse sod : je plains le Corky pour arriver à poser un rythme sur ce tourbillon qui parfois se traîne comme un tortillard, et à d'autres moments ressemble au vortex de la mort. Morceau fétiche de Bruce, vous le fait brinqueballer à la manière d'un tombereau de ferraille. L'on dirait qu'il racle les fonds du tiroir de son imagination et du possible pour vous offrir de l'inédit, voire de l'inaudible, se sauve grâce à sa voix, ce qui ne l'empêche pas d'avancer à grosses chaussures de plomb, Leslie égrène quelques notes, Corky marque la cadence celle de l'ogre qui s'avance sur la pointe des pieds pour zigouiller les frères du petit Poucet, Leslie se souvient qu'il peut les réveiller en klaxonnant avec sa guitare, franchement n'y a que Bruce qui prend son pied d'acier suédois. Polititian : l'enchaîne tout de suite sur un rayon de miel, une crème délicieuse qu'il sort de l'armoire aux souvenir. Un véritable pousse-au-cream. Prend la plus grosse part du gâteau, tout juste si West parvient à placer son solo, quant au Corky il bat le beurre mais pas à cent kilomètres à l'heure. Y en a deux qui travaillent pour le roi de Bruce. Corky pose un dernier solo que West se dépêche de magnifier. Sunshine of your love : les assassins reviennent toujours sur le lieu de leur creem. Ce soleil c'est de l'or en barre, vont vous le ciseler d'une façon beaucoup plus précise que le précédent. Basse et lead à égalité, ne reste plus qu'à se laisser porter par le rythme de la vague. West nous régale d'un solo pointu comme un stylet florentin. Par derrière Bruce doit souffler dans sa basse, l'on entend presque un cor de chasse. Corky effectue une galopade dans la forêt, un de ces passages underdog que Leslie adore juste pour permettre à Corky le temps d'achever la bête. Exultation frénétique du public. S'ils continuent il faudra les abattre. Ces allemands qui sont célèbres pour leur retenue toute goethéenne donnent une triste image de leur peuple ! D'ailleurs tout ce déploiement constitue à lui tout seul le titre : Audience. : ouf, ils reviennent pour le rappel ! Sont sympathiques ont emmené The doctor : vous administre les premiers et derniers secours d'urgence. Respiration artificielle pour le public, le groupe aura intérêt à prendre quelques réconfortants après le concert, on les sent un peu fatigués, ce n'est pas qu'ils bâclent c'est qu'ils laissent jouer les instruments tout seuls, le Corky doit se prendre pour Zeus lançant la foudre, West mandoline dans les grandiloquences de fin de générique de film. Tonitruance finale. Avant de sortir vérifiez si vous ne vous êtes pas oublié.

Ça c'était le 13 avril, le 14 ils ont recommencé.

WEST, BRUCE, LAING

( Landwirtshaftshalle , Kaiserlauten, Germany )

( 14 / 04 / 1973 )

Don't look around : l'on entend bien le début, ne chôment pas prennent le public à froid et le servent brûlant, la guitare de Leslie sonne du clairon, la basse bruisse comme les sycomores de la mort et c'est parti, quant au vocal l'on dirait qu'il sort de la gorge étranglée d'un pendu mécontent de son triste sort, Corky impulse des moulinets aussi dangereux que les chars à faux de Darius à la bataille de Gaugamèles, Bruce en profite pour imiter les râles des mourants qui ont vu leur deux jambes coupées rasibus courir à côté d'eux, mais ce n'était que le début de la fin, voici maintenant la fin du début, le band vous tombe dessus à bras raccourcis. Pleasure : plaisir d'entendre Bruce qui mène le solo à la basse et qui casse le vocal comme les forçats réduisent des rochers de trente tonnes en poussière. Leslie vous fend en trois d'un long solo qui vous découpe en tranches. Corky exaspère ses deux camarades en intensifiant le rythme, et Bruce en profite pour glavioter les lyrics tel un punk au concert des Sex-Pistols. Le fait si bien que vous avez envie de lui passer la bruce à reluire. Why dontcha : nos trois pirates envoient le riff, sur ce West prend le vocal à l'abordage et au porte-voix, Bruce tire au canon, et Corky fout le feu à la sainte-barbe qui explose, un peu de calme pour compter les survivants et tout le monde se retrouve sur un radeau de fortune où Bruce souque ferme avec minimum de bruit pour s'approcher du navire amiral ennemi, et comme le monde est bien fait, une fois que West s'est servi de sa guitare comme d'une perceuse géante pour provoquer une voie d'eau, le Royal Navy descend direct au fond de l'eau tandis que Corky prend du plaisir à assommer de ses plus lourdes baguettes les têtes des rares marins ennemis qui surnagent. Final cacophonique. 3 rd degree : l'heure du blues a sonné. La basse de Bruce rampe au sous-sol infernal, la guitare de Leslie nous promène dans les régions éthérées, Corky fait la navette entre les deux, une fois sur deux il tape sur la pal qui traverse votre corps pour aussitôt vous étirer l'ossature jusqu'à ce que votre tête aperçoive la porte de l'empyrée, bref se servent de vous à la manière d'un yoyo, quant au vocal mieux vaudrait ne pas en parler, si menaçant que vous préférez ne pas l'entendre. Mississippi queen : une croisière sur le Mississippi s'impose, le fleuve est houleux, c'est le moins que l'on puisse dire, ce doit être le jour où les digues ont cédé, vous êtes emporté sur l'arche du déluge. Un seul amusement possible durant cette croisière inusitée, compter les cadavres gonflées comme des outres qui flottent les yeux ouverts. Le Mississippi est vraiment la reine des rivières. Cataracte finale. En plus ils sont sympas, pour une fois ils nous offrent une version longue. Roll over Beethoven : bien sûr qu'elle arrive l'expédition punitive sur Mister Beethoven, le rock destroy qui remet les pendules à l'heure universelle. Z'oui mais se moquer des maîtres c'est bien, les mettre au milieu du mobilier et foutre le feu c'est mieux, mais le pire c'est de les battre sur leur propre terrain, alors le West avant d'en venir à ses dernières extrémités, il prend sa guitare et se plante devant le tableau noir, et il improvise une démonstration de haute voltige, une équivalence de la symphonie numéro 6, dite La Pastorale, frôle ses cordes et votre âme se promène dans un paysage radieux, un souffle zéphyrien vous enlace et vous vous croyez au Paradis, hélas le temps se gâte et l'aquilon fond sur vous et vous transperce de terribles tornades, Leslie vous lie et vous délie tour à tour ces deux thèmes, le bonheur et le malheur, l'été et l'hiver, la vie et la mort, et quand il a fini tous les trois filent une bastonnade cul-nu à ce Beethoven qui a commis le crime de lèse-majesté d'ennuyer Chuck Berry dans sa jeunesse. Love is worth the blues : après Leslie, Bruce se dépêche de ramener sa tagada. Plaie inhérente aux super-groupes, ne pas se laisser distancer par le copain qui est aussi le rival. Bref Bruce à la basse abrasive et abrupte à bâbord, Leslie à la guitare aussi pointue que le trident de Neptune à tribord, l'auditeur choisit son camp, attribue le love ou le pire selon sa préférence, le problème c'est que le blues reste l'invité de marque absent. Entre les deux mon cœur balance Corky fait un travail de fou, l'a compris la leçon de Keith Moon, faudrait enlever la claque des battements du public qui un peu trop simpliste empêche de bien saisir les prolégomènes de son solo. Corky emporte le morceau. Les deux autres ouistitis ont compris, ils lui font une haie d'honneur. Politician : la démarche pateline du politicien la basse de Bruce l'évoque magnifiquement, n'est pas à son meilleur sur le vocal, Corky est au four et au moulin, West est bien discret, se réveille un peu tard pour dérouler le barbelé autour du manche de pioche, se rattrape toutefois. La basse de Bruce fait un peu descente de lit et la guit de West le tapis volant, échange de rôle sur la fin du titre. Sunshine of your love : quatre petites minutes d'amour et de soleil c'est un peu court, mais là ils jouent vraiment ensemble. Un régal.

Morale de l'histoire : d'après moi, ils ont mieux joué le 14 que le 13. Que le temps passe vite, nous voici au 16 !

WEST, BRUCE, LAING

( Jahrhunderthalle, Frankfurt, Germany )

( 16 / 04 / 1973 )

Don't look around : non de Zeus, c'est de la folie, ce coup-ci prennent leur temps. Sortent le grand jeu. Grandiose. Prise de son un peu juste parfois, mais groupe dans son acmé. Ne reprennent pas un titre de Mountain, ils le réinterprètent, ils l'enrichissent, en densifient la trame, le West une véritable machine à foudre, Le Bruce qui vous surfile les coups de tonnerre à la perfection, et le Corky tellement fondu dans la masse sonore que vous ne l'entendez pas alors qu'il actionne le pédalier avec une constance indépassable. Une manière insurpassable de déployer le riff, le zeppe a réussi plus clinquant mais n'est jamais parvenu à cette puissance tutélaire. Idem pour Pleasure moins rock'n'roll mais plus rock. Pourquoi ? parce qu'ils jouent ensemble, qu'ils n'essaient pas de se marcher continuellement sur les pieds. Le morceau y gagne en autarcie et en puissance. Moins à l'arrache, mais un équilibre minéral qui le booste. Why dontcha : un démarrage plus blues, une scansion plus lente, Corky se croit à Perchman, apporte la preuve qu'il aurait eu l'étoffe d'un bon bagnard. Enregistrement un peu trop lointain, le témoignage permet toutefois de restituer l'atmosphère, le rôle de chacun est beaucoup mieux dessiné, et l'agencement tripartite du morceau saute aux oreilles, se trahit à la manière de ces vues aériennes des villas romaines dont les fondations sont cachées par la végétation lorsque vous êtes sur le site même. J'invite tous les trios qui se montent à étudier, comment ils parviennent à ce que leurs trois jeux parallèles se complètent à la manière des pointillés qui finissent par donner l'illusion du dessin d'une droite ou d'une courbe. Pour faciliter l'apprentissage, ils ne le jouent pas à la sauvage. 3 rd degree : Pham Cong Thien maître philosophe s'amusait à dire que la vitesse des Dieux était la lenteur, WBL illustrent à merveille cet aphorisme paradoxal, un blues doit être joué avec cette application des égyptologues qui s'obstinent à dés-enrouler les momies de leur linceul qui les isole du monde depuis des milliers d'années, adresse et précaution. Travail d'équipe qui exige doigté et dextérité. Pesanteur de la basse, piqûres d'abeille de la guitare, et à-coups drumiques pratiquement à contre-temps pour donner l'illusion d'être en avance sur le coup suivant. Prodigieux. Mississippi queen : Corky envoie la cloche à vaches et le troupeau d'aurochs déboule sur vous. Pas pressé. Mais une puissance dévastatrice. Ne trottent même pas mais l'écume de leur toison moutonnante sur leur bosse donne l'impression d'une mer immense et infinie. Leslie en profite pour son solo, tableau idyllique de bêtes placides broutant l'herbe bleue du Kentucky, le chant des oiseaux, soudain les mâles suspicieux qui grondent et précipitent la cavalcade. Qui s'arrête. Puis reprend. Le delta du solo s'achève dans l'océan du rock'n'roll chuckberryen, Roll over Beethoven : plus fidèle au modèle initial que toutes les précédentes, avec toutefois de temps en temps cette particularité de West de ralentir les accords pour mieux les pressuriser par la suite et les noyer dans un torrent de lave. Bruce vient l'épauler afin que ses dernières notes atteignent les constellations du zodiaque. Powerhouse sod : le morceau de bravoure de Bruce qui nous le joue tribal, une friture d'africanade tel que Bo Diddley n'en a jamais rêvé. Ce soir Bruce ose tout, le morceau quitte les membranes éclatées du rock pour entrer dans quelque chose de plus free, de plus aventureux, sa basse sonne râga, l'Inde se mêle à l'Afrique, n'a plus besoin d'un rideau de fumée pour toucher au jazz, a totalement disparu ce côté capharnaüm dans lequel les chattes dissimulent leurs petits, Bruce donne libre cours à ses ambitions, montre ce vers quoi il se dirige. L'on comprend que WBL n'est qu'une étape pour lui, autant Cream aura été une structure fermée, autant West par sa virtuosité d'étalagiste rock de haut niveau lui aura permis d'entrevoir des ouvertures musicales que la structure monolithique et performative de Cream interdisait. Et ce soir West accepte de chevaucher à ses côtés non pour faire mieux mais pour lui servir de soutien effectif. L'on est déjà dans Love is worth the blues : rien à dire ni à redire, encore moins à écrire, écouter est nécessaire, une dérive sans fin, qui se termine par le rituel du troisième homme, l'offrande du tambour, est-ce un solo, ne serait-ce pas plutôt une espèce de marche ou de résolution sonore mathématique, Corky enchaîne les équations rythmiques, de plus en plus élaborées et réussit à les résoudre avec une élégance rare. Ne cherche pas la puissance, joue sur l'écoulement, essaie de saisir le temps en quelques fractions de secondes virevoltantes, qu'il emprisonne dans le déroulé d'une boucle d'éternel retour. Politician : les deux gâteries habituelles pour terminer, la crème chantilly sur les éclairs au chocolat. Prennent leur temps, un peu comme des photographes qui savent que la prise de vue est moins importante que le nombre de minutes dans la marinade des bains révélatifs plus ou moins prolongée. Le pas traînant de Bruce encore plus ralenti, c'est sur le noir le plus sombre que in Sunshine of your love resplendira le soleil de la guitare de Leslie. Mais entre ces deux titres ils auront instillé une défonce rock'n'roll frappée d'une longue et étonnante subtilité : The Doctor. Toutefois les quatre derniers morceaux participent d'un même élan. Le groupe soudé comme il ne l'a jamais été, même sur ses disques studios. Avaient atteint en ce mois d'avril 73 une cohésion, voire une complicité qu'ils ne sauront pas maintenir.

Le 14 était meilleur que le 13, après ce 16 qui surpasse les deux précédents je me demande ce qu'a été le 17 !

Ces trois concerts allemands s'inscrivent dans la tournée de 23 dates qui débuta le 26 mars 1973 à Oslo et se termina le 26 avril à Leeds. Le kr'tnt-reader consciencieux poussera le vice jusqu'à écouter sur You Tube celui du 4 avril 1973 donné à Stadthalle, Vienna, Austria, Hélas, ce doit être l'enregistrement d'un fan qui avait caché sous une doudoune d'hiver son mini-cassette au fond d'un sac... Nous ne quitterons pas West, Bruce & Laing sur cette déconvenue auditive, bientôt nous vous offrirons une session de rattrapage intitulée : More Live 'n' kickin' ( WB&L, II ).

Damie Chad.

 

13/05/2020

KR'TNT ! 464 : LITTLE RICHARD / CHARLIE WATTS / LITTLE VICTOR / MOUNTAIN / CONFIDENTIEL SSR

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 464

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

14 / 05 / 2020

 

LITTLE RICHARD / CHARLIE WATTS

LITTLE VICTOR / MOUNTAIN ( III )

CONFIDENTIEL SSR

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Richard cœur de lion

- Part One

 

— Hey Richard ! Faut les laisser entrer, sinon y vont démolir cette fucking porte !

Perché sur son trône, Little Richard apporte les dernières retouches à son maquillage. Il est au Cobo Hall de Detroit pour y affronter Jerry Lee Lewis. Terrible combat en perspective ! Le titre de roi du rock’n’roll est en jeu.

— Ah ces journalistes ! Ils ne connaissent rien à la patience ! Pffffff ! Bumps, sois cooooool, fais-les attendre encore un p’tit chouille...

Little Richard réactive sa pompadour. Elle s’élève à cinquante bons centimètres au-dessus de son front. Ses yeux de chat espiègle sont soigneusement soulignés au khol. Il passe un doigt humide sur la fine moustache qui surligne ses lèvres peintes.

Bumps Blackwell entrouvre la porte :

— Encore un peu de patience, messieurs... Le king se coiffe...

Une houle de protestations s’engouffre par l’ouverture. Bumps repousse la porte avec d’énormes difficultés. Little Richard brille de mille feux. Les miroirs cousus sur sa tunique renvoient les faisceaux des projecteurs braqués sur lui.

— Come on, Bumps, I’m ready ! Rrready rrready rrready ! Fais entrer la meute !

La meute envahit la loge. Les flashes crépitent. Little Richard surplombe la cohue du haut de son trône. Des bras tendent des micros. Les questions commencent à fuser :

— Monsieur Richard, vous allez affronter le killer en combat singulier. Franchement, croyez-vous pouvoir le battre ?

Piqué au vif, Little Richard se lève d’un bond :

— Jerry Lee Lewis a tout appris de moi ! Tout, vous m’entendez, tooooo ! Sans moi, il n’existerait pas ! Je suis le roi du rock’n’roll... ainsi que la reine !

Et il éclate d’un gigantesque rire cristallin. Comme contaminés, les journalistes éclatent de rire à leur tour.

Un vieux renard de la presse sportive se faufile jusqu’au premier rang :

— Monsieur Penniman, j’apprends à l’instant que vous passerez avant le killer. Le tirage au sort en a décidé ainsi. Pour vous, le combat est perdu d’avance, n’est-ce pas ?

Little Richard s’effondre dans son trône et s’enfouit le visage dans les mains. Il sanglote comme une jouvencelle. Des perles d’une grande pureté coulent sur ses joues et vont rouler aux pieds des journalistes qui les ramassent. Soudain, il se relève, prend une pose acrobatique, les jambes écartées, les bras tendus en croix et les yeux rivés au plafond. Son visage s’illumine. Un immense sourire lui ouvre le visage comme un fruit. Il s’adresse au ciel :

— Je suis à l’origine du rock’n’roll et le seigneur almighty est avec moi ! Je suis le roi du rock’n’roll, awop-bop-a-loo-mop alop-bam-boom !

Bumps s’interpose :

— Messieurs, j’vous prie de quitter la loge fissa. Little Richard a besoin de se préparer pour le combat...

La meute quitte la pièce et file au trot jusqu’à l’aile opposée du Cobo Hall. Le killer les attend lui aussi dans sa loge pour une conférence de presse. Jerry Lee accueille la meute, négligemment assis sur une chaise en fer. Le franc sourire du vainqueur éclaire son visage. Son large front est encombré de mèches rebelles qu’il réincorpore occasionnellement d’un geste lent. Jerry Lee est ravi d’accueillir les témoins de sa gloire.

— Ha ha ha ha ! Ha-ha ! Entrez, bande de foies blancs !

Son rire guttural roule comme la foudre sur les têtes agglutinées devant lui.

— Monsieur Lewis, vous êtes donné favori ! Mais Little Richard a du punch... Il risque de vous en faire baver, vous ne croyez pas ?

Jerry Lee se lève et se dirige vers le piano en ricanant comme une sorcière shakespearienne.

— Chuck Berry a déjà essayé de me faire avaler une couleuvre à Saint-Louis... On ne fait pas avaler de couleuvre à Jerry Lee... Il faut être nègre ou complètement fou pour croire qu’on peut faire avaler une couleuvre à Jerry Lee...

Il sort de sa poche un petit flacon d’essence, asperge le piano et gratte une allumette. Floufff ! Les flammes s’élèvent.

— No sonofabitch n’ose la ramener après ça ! Ha ha ha ha ! Ha-ha !

Les journalistes raffolent des coups d’éclat de Jerry Lee.

— Ha oui, monsieur Lewis, vous n’en ferez qu’une bouchée de ce petit nègre arrogant, pour sûr !

— Ha ha ha ha ! Ha-ha ! Yeah-yeah-yeah-yeah...Yeaaaaahhhhhhhhh !

 

Le Cobo Hall est plein comme un œuf. Assoiffé de sang, le public est venu en masse pour assister au combat du siècle. Little Richard monte sur scène. La foule l’acclame. Il ruisselle de lumière. Sa tunique à miroirs renvoie des centaines d’éclats. Il s’approche à pas feutrés du piano et soudain, il s’électrise, comme s’il recevait une violente décharge ! Il plaque avec sauvagerie les premiers accords de «Lucille» et attaque à la hurlette définitive :

— Louciiiiiiiiile ! you won’t do your daddy’s will... Louciiiiiiiiile ! you won’t do your daddy’s will... you ran off and married but I love you still !

Il hennit comme un poney apache. Le rock jaillit de sa gorge. Little Richard a décidé de terrasser son adversaire, aussi enchaîne-t-il tous ses hits. C’est une véritable entreprise de démolition. Il reçoit ovation sur ovation. En l’espace de quelques hits incendiaires, il redevient le plus grand showman du monde. Il saute sur le piano et jette ses boots blanches au public. C’est le délire. Puis il ôte sa tunique à miroirs et la jette aussi en pâture à une foule en délire. Une gigantesque clameur s’élève de la salle. Little Richard finit en caleçon et en chaussettes, debout sur le piano. Il déclenche l’enfer sur la terre. Il enchaîne avec «Jenny Jenny», «Tutti Frutti» et «Ooh Poh Pah Dooh». Il repère Mitch Ryder au premier rang et le fait monter sur scène. La foule hurle de plus belle, car Mitch Ryder est le roi de Detroit. Ils chantent tous les deux mais les hurlements de la foule devenue folle couvrent leurs voix. Little Richard donne le coup de grâce avec une version apocalyptique de «Long Tall Sally», qui est certainement la pire teigne rock de l’histoire, et il quitte la scène, trempé de sueur. En passant près de Bumps, il lâche dans un râle :

— Jerry Lee est mort, ha ha ha ! Il ne pourra pas faire mieux...

 

Quelques instants plus tard, Jerry Lee monte sur scène. Il reçoit un accueil chaleureux, mais qui n’a rien à voir avec l’hystérie déclenchée par Little Richard. Jerry Lee s’assoit au piano et attaque «You Win Again», une chanson country assez pépère. Il enchaîne avec une autre chanson country, toujours sur le même tempo. Le public commence à manifester son mécontentement.

— À poil !

Les plus courageux réclament «Great Balls Of Fire» et «Whole Lotta Shaking Going On». Jerry Lee arrête de jouer et croasse :

— Si vous z’êtes pas contents, la sortie c’est par là !

Des centaines de gens sifflent. Alors Jerry Lee gronde comme le tonnerre :

— Roooaaarrrrrrrrrr ! Ooooooh yeah-yeah-yeah-yeah...Yeaaaaaaaaaaah!

Et il enchaîne sur «Money». Puis il cueille la foule au menton d’un coup de «What’d I Say» :

— Tell your momma, tell your pa... gonna mov’ you back to Arkansas !

Puis il assène le coup du lapin avec sa version démente de «High Heel Sneakers». L’hystérie gagne à nouveau la foule. Jerry Lee reprend les rennes du pouvoir. Il chauffe la salle à blanc. En seulement trois morceaux, il a galvanisé le public. Les filles hurlent à s’en arracher les ovaires. Jerry Lee va chercher dans ses réserves gutturales les accents les plus sauvages. Il reprend la main à coup de yodell, la victoire lui appartient. Il crache le feu, il tient le rock par les couilles. Il martèle ses paroles avec l’insolence du vainqueur.

— And a bring along some boxin’ gloves... in case some fool might wan-na fight !

Jerry Lee s’est levé. Le visage couvert de mèches rebelles, rooooaaarrrr, le cerbère des enfers gronde. Il pianote convulsivement, donne des coups de talons sur les touches et d’un bond, saute sur le piano. Il calme le jeu quelques minutes, le temps de préparer l’explosion finale. La foule l’acclame comme on acclamait l’empereur dans la Rome antique.

C’est le moment que choisit Little Richard pour donner le coup de grâce à cet enragé de Jerry Lee. Il apparaît tel un ange de miséricorde dans l’allée centrale. Il avance d’un pas léger, avec de grandes ailes blanches déployées dans le dos et une auréole que scintille au dessus de sa pompadour. Les gens n’en croient pas leurs yeux. Little Richard signe des autographes ! Il embrasse les filles sur la bouche. Il serre des mains en pagaille. Bumps fait de son mieux pour le protéger mais des dizaines de mains arrachent les plumes des ailes. La foule déchaînée s’agglutine autour de cette apparition surnaturelle.

Debout sur son piano, Jerry Lee n’en croit pas ses yeux, lui non plus. Se faire rouler comme ça ! Par un nègre en plus ! Il sent la moutarde lui monter au nez. Il voit les premiers rangs se vider. Little Richard remonte l’allée centrale et se dirige vers la sortie, suivi d’une foule en délire. Alors, Jerry Lee fait signe aux techniciens. Il leur murmure des trucs à l’oreille. Puis il quitte la scène en donnant un violent coup de pied dans le tabouret du piano.

Little Richard et ses milliers d’admirateurs remontent l’avenue. Le roi du rock’n’roll devient celui de Detroit. La foule grossit de minute en minute. Les curieux se joignent à l’immense cortège. Des clochards, des mères de famille, des vendeurs de journaux à la criée et des centaines de passants affluent.

— Qui c’est ?

— Little Richard, le King !

— Mais non, c’est Elvis le King !

— Bullshit !

Little Richard marche en tête et distribue cérémonieusement ses grâces aux manants qui le courtisent. Un camion arrive de l’autre bout de l’avenue. Il ralentit et se gare en travers de la chaussée. Jerry Lee descend de la cabine et grimpe sur le plateau où est installé un piano. La foule s’immobilise. Jerry Lee reste un moment debout, le regard vissé dans celui de son adversaire. Les deux prétendants au trône s’affrontent du regard pendant d’interminables minutes. Des murmures parcourent la foule :

— Que se passe-t-il ?

— Chais pas...

— C’est qui, l’autre sur le camion ?

— Jerry Lee, le perdant...

— Oh bah dis donc, l’a pas l’air content...

Assez plaisanté. Jerry Lee se plante devant le clavier et le balaie de la main droite.

— You shake my nerves/ and you rattle my brain !

Il démarre «Great Balls Of Fire» sans crier gare. Il chante sans micro. Sa voix porte dans toute l’avenue. Il gronde, secoue ses mèches folles et martèle ses accords avec un violence terrible.

— Goodness, gracious, yeahhhhhhh !/ Great balls of fire !

S’ensuit un killer solo de piano. Il ploie les jambes, bascule le buste en arrière et les yeah-yeah-yeah-yeah qu’il hurle s’en vont défoncer la rondelle des annales.

La réaction de la foule ne se fait pas attendre. C’est une explosion. Des milliers de gens se mettent à danser le twist. Jerry Lee enchaîne sur «Whole Lotta Shakin’ Goin’ On». Il fait rouler les diamants de ses accords et regarde la foule, un sourire psychotique au coin des lèvres :

— I said/ come on over baby/ a-whole lotta shakin’ goin’ on...

La foule se calme car Jerry Lee met la pédale douce. Mais ce n’est que l’accalmie qui précède la tempête. Elle finit par éclater. Jerry Lee fait littéralement exploser son Lotta. Son guttural couvre le tonnerre du piano et des acclamations. Il hurle, se contorsionne, lève un bras au ciel, se tourne et écraser les basses à coups de cul, puis il saisit le piano, le lève au dessus de sa tête et le jette dans une vitrine.

La foule hurle :

— Jerry Lee ! Jerry Lee ! Jerry Lee !

Little Richard approche du camion.

— Bumps, aide-moi à monter.

Bumps le hisse sur le plateau. Little Richard s’agenouille devant Jerry Lee et lui baise la main.

Signé : Cazengler, Little Ricard

Little Richard. Disparu le 9 mai 2020

 

J'ai la Watts qui s'dilate

- Part One

 

S’il en est un qui a la dent dure, c’est bien Mike Edison. On ne le surnomme pas Sharky pour rien. Pour bien situer les choses, Sharky fut, entre autres choses, le batteur des Raunch Hands, un groupe Crypt des années 80/90 et c’est en tant que batteur qu’il rend hommage à Charlie Watts avec l’excellent Sympathy For The Drummer - Why Charlie Watts Matters, un ouvrage que liront tous les fans des Stones, mais aussi tous ceux qui s’intéressent au rude métier de batteur. Ce book hautement énergétique et comme écrit à coups de relances permet de revisiter dans le détail toute la discographie des Stones, ce qui n’est jamais du temps perdu, car on redécouvre des choses à chaque réécoute. À travers Charlie Watts, Sharky rend hommage à des quantités d’autres grands batteurs qui ont fait l’histoire du rock et il encense comme seul un batteur peut le faire, avec l’œil rond comme une cymbale et une niaque de chamboule-tout. Ce livre est une fantastique galerie de portraits, aussi va-t-on prendre le temps d’aller y musarder un peu.

Revenons à la dent dure. Car c’est là que Sharky s’impose. Il ne tourne jamais autour du pot. Le pot, ce n’est pas son truc. S’il n’aime pas un mec, il le cloue à la porte de l’église. Il commence par clouer les Doors - they reprensented the worst sort of rock mendacity: a blues band that could not play the blues (le pire genre d’arnaque : un blues band qui ne sait pas jouer le blues) - Et paf, à dégager. Il pourfend ensuite Cream en les accusant d’avoir massacré «Spoonful», l’un des chefs-d’œuvre de Wolf. Ils en font dit-il de l’atonal cacophony, ce qui n’est pas une mauvaise choses if you are John Coltrane or Cecil Taylor, but Cream were not John Coltrane or Cecil Taylor. Cream n’était ni Trane ni Cecil Taylor. Et il conclut en assénant ceci : «The damage they did can still be felt.» (Les dégâts qu’ils ont faits sont toujours d’actualité). Sharky a le courage de ses opinions et ça lui vaut les encouragements du lectorat. Vas-y Sharky ! Cloue-les tous à la porte de Notre Dame ! Plus loin il s’interroge sur le choix de Kenney Jones pour remplacer Keith Moon : «C’était comme échanger Jackson Pollock contre un peintre en bâtiment.» Il a raison, au fond, car après la mort de Moony, les Who n’avaient plus aucun sens. N’importe quel batteur aurait été un peintre en bâtiment. Il s’en prend aussi à Kiss, un groupe si ugly qu’il devait se maquiller. Le passage que Sharky consacre aux groupes qui vendirent leur cul en passant à la diskö vaut les pires coups de hache pamphlétaires de Léon Bloy : «Kiss a prouvé une bonne fois pour toutes qu’ils n’avaient ni honte ni scrupules en enregistrant ‘I Was Made For Lovin’ You’», et il épingle plus loin les smarty-pants prog-rockers Pink Floyd qui eux aussi ont trempé dans la diskö à des fins commerciales. Sharky pourfend plus qu’il ne cloue. Mais à ce petit jeu, Luke Haines est beaucoup plus violent. Nous y reviendrons, c’est promis.

Sharky est aussi un auteur convainquant : il faut voir avec quel brio il défend une idée, comme par exemple celle du minimalisme, dont Charlie Watts est un expert : «Ginger Baker allait devenir une sorte de drumming superhero, alors que Charlie allait poursuivre son petit bonhomme de chemin, en se contentant de veiller sur le roll des Rolling Stones, with little if any fanfare, c’est-à-dire sans jamais la ramener. Il existe d’autres grands minimalistes dans notre culture : Coco Chanel me vient tout de suite à l’esprit, mais aussi Monk, Miles Davis, les Ramones, Keith Richards et les grands batteurs de Chess Records, ils ont tous de l’importance car ils ont prouvé que le moins est souvent supérieur au plus.»

Ailleurs, il définit à sa façon ce qui fait la grandeur d’un groupe de rock : «Les grands groupes sont des gangs - et il met le mot gang en ital - Ils savent rester ensemble. Ça ne veut pas dire qu’ils s’aiment les uns les autres, ou qu’ils s’apprécient - tous ceux qui ont traîné assez longtemps avec des groupes savent très bien quel genre de merdier y circule - mais une fois que tu as franchi le cap et compris qu’un groupe peut vibrer comme un seul homme, et que le groupe est devenu plus important que la somme des individus, alors tu n’as plus envie de tout bousiller.»

Il donne plus loin une vision terriblement lucide de l’évolution des choses : «Si tu allais voir les Stones en 1969 ou dans le début des années soixante-dix, tu assistais à une révolution. Les choses ne seront plus jamais comme ça. Ce que je dis n’a rien à voir avec la nostalgie. Je fais référence à un fait scientifique. L’environnement dans lequel le rock est apparu ne peut être recréé. Le public a beaucoup trop changé. Le monde culturel contemporain serait incapable de supporter un truc aussi radical que les Stones de 1969. Trop de choses se sont passées depuis, et trop de choses ont disparu. Il n’existe plus aucune trace de danger dans la musique.» Puis il envoie une bourrade aux pseudo-temps modernes : «C’est la grande arnaque de l’ère Internet, confondre l’accès à l’information et la connaissance. Les vidéos gratuites ne remplaceront jamais l’expérience. Tout le monde cherche un shortcut, c’est-à-dire un raccourci. Charles Watts vous dirait qu’il n’existe pas de raccourcis.»

Sharky est un excellent écrivain. Il sait mortaiser le chêne pour étayer sa pensée. Mais dès qu’il rend hommage à des gens, ça devient encore plus impressionnant. Eh oui, on connaît tous les grands disques, mais sait-on seulement comment s’appellent tous les batteurs géniaux qui jouent derrière ? - Little Richard’s drummers were monsters - his music demanded nothing less - Sharky dit que Little Richard était trop black, trop sexuel, trop sauvage pour l’Amérique en plastique d’Eisenhower et pouf, il rend directement hommage à Charles Connor, le héros inconnu qui joue l’intro de «Keep A Knockin’», puis il cite l’autre monster, Earl Palmer, un peu plus connu et qu’on entend aussi derrière Fatsy, à l’époque. Tiens voilà Ebby Hardy, le premier batteur de Chucky Chuckah, qui foutait la trouille au public avec son snaggletooth grin et qui, nous dit Sharky, a slammé the hardcore hillbilly madness of «Maybellene», practically a Motörhead prototype ! (En slammant à la folie Maybelline, cet homme au sourire monstrueux préfigurait Motörhead). Sharky exagère un peu, mais bon, c’est un enthousiaste et il ne faut pas le contrarier. Puis voilà Fred Below, the undisputed King of Chess Studios drummers. Charlie Watts déclara : «Je dois tout à Fred Below.» Et pouf, Sharky embraye - Below brought it all : blues thump with jazz roots, easygoing double shuffles, a killer backbeat, anticipation, penetration, and high-octane propellant (le blues beat avec les racines jazz, la souplesse du shuffle, le killer backbeat, l’anticipation, la pénétration et la propulsion) - Et il envoie son hommage au firmament des hommages en lâchant ça : «Comme Earl Palmer, il avait le don surnaturel de mélanger les shuffle beats à l’ancienne avec le tout nouveau rock’nroll telemetry sans perdre son swing.» C’est la piste aux étoiles ! Sharky se fait virtuose du rock language pour honorer ses idoles.

Il fait un passage obligé par Bo qui ne s’intéressait qu’à la pureté du beat : «Bo était à la fois primitif et futuriste, il jouait des sons de l’espace sur des rythmes purement africains et il épiçait tout ça d’espagnolades. It was true jungle music, every song a sex bomb.» Et puis on tombe plus loin sur une double page en hommage à Bo, illustrée par une petite photo de Bo avec the Duchess et Jerome Green en veste à carreaux avec ses maracas. Sharky évoque une tournée anglaise des Stones avec Bo - Mick et Keith le regardaient jouer chaque soir and they learned, boy-oh-boy did they learn - Ils ont tout appris de Bo Diddley, le son primordial African swamp-rock and futurist blues, de ses chansons qui puaient la sueur et le sexe, son hypermodern wash of rhythm guitar paying, his tropical boogie, his explosive shimmy and shake, tout ce bazar tiré des anciens dieux de la fertilité, des space aliens et de la racine de mandragore, qu’on appelle John the Conqueror root en Amérique. Sharky brosse tout bêtement le portait d’un génie. Il rend ensuite hommage aux femmes que Bo ramenait sur scène, the Duchess (Norma-Jean Wofford) et avant elle, Lady Bo (Peggy Jones) qui chaloupait sur scène avec sa guitare customized, doing the Ancient Art of Weaving with the man himself. Et juste en dessus de cette image du trio mythique, ce démon de Sharky écrit : «This was exactly the strain of primal Negro eroticism that Mick and Keith mainlined, at least until the drugs took over.» (Mick and Keith cultivèrent cet érotisme négroïde avant de passer à, autre chose, c’est-à-dire les drogues).

Sharky rend ensuite hommage à Earl Phillips, le batteur de Jimmy Reed, the master of laid-back shuffle. Plus loin, il brosse les portraits des grands batteurs blancs qu’il admire, par exemple John Bonham, qui comme Charlie Watts et Keith Moon, sut inventer une façon originale (unprecedented) de battre le rock. Sharky félicite Bonham d’avoir inventé les double strokes, les triplettes de Belleville, et des untouchable chops. Mais il réserve le gros de son admiration pour Keith Moon dont le jeu était une extension de sa personnalité - outrageous, capricieux, drunk, charismatic, generous, honest and out of control - mais Sharky lui reproche aussi d’avoir influencé les kids qui croyaient bien faire en rajoutant des tas de cymbales et de gamelles sur leurs kits, et qui se mirent à faire n’importe quoi, croyant faire du Keith Moon. Il rend aussi un fier hommage à Jerry Nolan qui ne fut jamais aussi célèbre que les autres grands batteurs mais dont le drumming était the musical equivalent of a zip gun, leather jacket and pegged pants, c’est-à-dire l’incarnation musicale du zip gun, du blouson de cuir et du pantalon à pinces.

Bon tout ça c’est bien gentil, mais les Stones ?

Sharky entre chez les Stones comme on entre en religion. Plus que des individus, il voit surtout un groupe, un son et un phénomène. Tous ceux qui ont vécu ça en direct savent que les Stones furent le plus gros phénomène rock du siècle passé. Sharky dit d’eux qu’ils ont créé un univers où le country blues se mêlait à la violence et au LSD, où les steel guitars infestaient le diskö beat, où le gospel pouvait être malsain et où tout puait le sexe. Quand les Stones passent au Ed Sullivan Show, Sharky dit qu’on sentait the Stones’ sex pouring off the television screen. Oui, le sexe dégoulinait de l’écran de télé. Et pour lui, comme pour tous, «Satisfaction» reste the first guenine punk rock song. Entre 1966 et 1969, les Stones passent du noir et blanc à la couleur et trouvent leur public : «Les ados vierges avaient laissé la place aux vétérans du Summer of love : stoners, burnouts, freaks, déserteurs, révolutionnaires occasionnels, sans parler des mannequins de mode, des intellectuels, des réalisateurs de cinéma, des artistes et de tout ce qui constituait la drug-culture aristocracy.» Sharky décrit à merveille la construction d’un monde nouveau. Puis il raconte comment les Stones se vautrent avec Their Satanic Majesties Request - Chaque fois que les Stones ont voulu suivre une mode ou une tendance, ce fut une horrible erreur - Puis ils redressent la barre avec «Jumping Jack Flash» - qui était au hard rock ce que «Satisfaction» était au punk - Keef parle de turbo overdrive - You jump on the riff and it plays you - Et Sharky revient inlassablement à la charge, il jette des mots dans ce chaudron intellectuel qu’il appelle the Rolling Stones music - Il n’y avait aucune différence entre les blancs et les noirs, entre le gospel et le hard rock, entre Bo Diddley et l’apocalypse - Ses formules prennent feu sous nos yeux, la verve dépasse le fan, le book se met à vivre sa propre vie, certains paragraphes sont comme possédés. Fan-tas-tique écrivain ! Bill Wyman explique à un moment que tous les groupes suivent le batteur. Pas les Stones. Charlie suit Keith. So the drums are very slightly behind Keith. Et Bill dit qu’il est un peu devant, «I tend to play ahead.» - It’s dangerous because it can fall apart at any minute - Il explique en gros qu’ils ne jouent pas ensemble : Charlie derrière le beat et Bill devant, ça peut se casser la gueule à tout moment. Et Sharky s’extasie : «The essence of the Stones style - Tight but loose. C’était terriblement sexuel et merveilleusement steamy.» Et il ajoute, tétanisé par l’aveuglante lumière de la révélation : «Les leçons de Chuck Berry, Bo Diddley, James Brown et Little Richard s’étaient déversées dans le cerveau de Keith et voilà ce qui en ressortait.» Quand ils arrivent à l’époque d’Exile, les Stones ont évolué. «Avec Brian Jones, les Stones jouaient des chansons. Avec Exile, ils jouaient de la musique.» C’est là que les Stones intègrent the all-Texas horn section - Bobby Keys and Jim Price - alors ils deviennent encore plus énormes, nous dit Sharky. «Comme si Keith les avait kidnappé à Muscle Shoals et conditionnés en leur injectant des amphétamines militaires, du crystal pur, pas la merde des bikers, the good stuff, the shit that won wars. Ils avaient tous des gueules de mecs s’apprêtant à cambrioler une pharmacie.» C’est là où Sharky devient puissant, sa langue dépasse sa pensée et sa vision transfigure la réalité pour mieux la lester de plomb véracitaire. Il utilise les formules idéales pour dire la grandeur décadente des Stones. Il parle aussi d’une symphonie de boogie-woogie, de sexe, de glam rock et de violence et il va loin en affirmant que les Who et Led Zeppelin sonnaient rococo next to the Stones’ highly distilled strain of mayem.

Puis Sharky aborde le chapitre du déclin, avec Goats Head Soup, le premier album qui relève plus de l’obligation que de l’inspiration. À cette époque, Keith explique dans la presse qu’il prend la route downhill to Dopesville alors que Mick s’envole pour Jetland. C’est l’époque où Keith assoit sa légende d’unrepentant dope fiend, qu’il se gave de coke et de speed, qu’il oublie de dormir pendant 9 jours, qu’il boit comme un trou et qu’il travaille comme un fou, and bless his soul, making it work. Alors Sharky reprend son bâton de pèlerin et examine les albums un par un. It’s Only Rock’n’Roll est à ses yeux un semi-échec, avec un morceau titre qui ne vaut même pas a good T. Rex song. Selon Bobby Keys, l’âme des Stones, c’est Charlie and Keith - This is were the engine room is - Puis Sharky annonce que Black And Blue est l’album le plus sous-estimé des Stones. On y note l’arrivé de Ronnie Wood sur quelques morceaux et le retour de l’Ancient Art of Weaving qui prévalait au temps de Brian Jones et qui joua un rôle tellement essentiel dans la genèse des Stones - Ils avaient besoin de Brian pour conjurer le hoodoo de Muddy, de Wolf, de Bo et de Chuck, leurs maîtres spirituels. Mick Taylor avait été embauché comme chirurgien pour tailler dans le vif et sortir le groupe des sixties. Le temps de l’Ancient Art Of Weaving avec Brian était donc révolu - Mais l’arrivée de Ronnie Wood allait le ressusciter. Autre métamorphose : les Stones avaient aussi remplacé leur vieille section de cuivres par le funk de Billy Preston. Sharky indique que Billy avait tendance à sur-jouer et son Afro occupait la moitié de la scène, si bien que, nous dit Sharky, Keith dut lui mettre son cran d’arrêt sous la gorge pour lui rappeler que les Stones n’étaient pas son groupe. Avec Ronnie, Keef trouve un nouveau drug buddy - they were running on pure pharmaceutical Merk cocaine - one song, one line, a reasonnable dose for an adult Rolling Stones - et hilare, Sharky ajoute : «Une fois de plus, les Stones étaient tellement dans leur époque qu’ils paraissaient l’inventer. You could practically HEAR the cocaine !».

Et la verve de Sharky repart de plus belle : «Keith was no longer playing Chuck Berry riffs, he was playing Keith Richards riffs, or more likely, they were playing him - C’était impossible de savoir où s’arrêtait l’homme et où commençait la musique.» Sharky sort des disques et entre dans la matière de l’art, il s’y fond spirituellement comme s’il entrait dans le cercle magique du divin, dans un au-delà de la compréhension des choses. Il écoute Some Girls et trouve la diskö de «Miss You» intéressante - Well for one they were really good at it. They made disco sound greasy and wet - Gras et humide, bien vu ! On trouvait tous que c’était un sacrilège à l’époque, mais Sharky a raison, il faut écouter ce que fait Charlie Watts. Il ajoute que Some Girls remet les pendules à l’heure, il parle de toughest and sleaziest record the Rolling Stones would ever make. Il dit aussi que Charlie n’a jamais aussi bien joué que sur Some Girls - Every song was a fresh take on the art of rock’n’roll drumming - Aux yeux de Sharky, Some Girls est l’album de la rédemption - The so-called punk songs on Some Girls twanged with clarity and Telecaster thump - et dans le feu de l’action, il ajoute : «It wasn’t punk-by-numbers, it was the Rolling Stones and their music was far closer to the edge of chaos - Puis il qualifie Tattoo You d’unexpected jewel, their last truly great record et il en arrive à la conclusion que c’était aussi bien Charlie que Keith qui rendaient toute chose Stonesy, et que Charlie amenait ce zork que lui seul pouvait amener, que c’était devenu indéniable, it was dogma. Et puis quand Jagger se négocie un deal solo pour sa pomme, c’est le déclenchement de la guerre atomique. Sharky : «Pour Keef, ça va plus loin que la sédition. C’est un manque de respect, c’est minable, malhonnête, une trahison. Personne n’est plus important que le groupe. Ils ont construit cette cosa nostra ensemble, alors Keef se sent trahi, et Charlie, dont la loyauté est encore plus profonde que l’océan, le vit encore plus mal.»

Puis au moment où Charlie sombre dans la dope et la booze, les Stones enregistrent Undercover - This is not Goats Head Soup fucked-up, c’est complètement autre chose. Non seulement Keef et Mick ne se parlent plus, mais ils viennent chacun à leur tour en studio pour saboter ce qu’a fait l’autre - Making Rolling Stones records used to be fun. Now it’s like digging graves (faire des disques était marrant auparavant, mais ils semblaient alors creuser des tombes) - Fin des haricots ? Non car Dirty Work paraît en 1986, et Sharky y trouve the last great Rolling Stones song, «Had It With You». Dirty Work est selon lui the sound of Mick and Keith fighting. Puis les Stones basculent dans un tourbillon de tournées byzantines et d’unfocused studio records dont Steel Wheels (1989). Les Stones ne font plus ce que Phil Spector appelait une contribution, il faut, nous dit Sharky, un pendule pour trouver les bons cuts dans les albums, comme Voodoo Lounge. Avec A Bigger Bang, Sharky a l’impression que les Stones sonnent à nouveau de la façon dont ils croient devoir sonner. Il termine ce brillant panorama avec Blue & Lonesome, un retour aux sources - The entire record was a minimalist masterpiece. Clapton qui intervient sur deux cuts n’a même pas réussi à le ruiner - Pour Sharky, Blue & Lonesome était l’album tant attendu après le bullshit de la demi-douzaine d’albums qui ont précédé.

Il ne s’étend pas longtemps sur les personnalités, sauf bien sûr Charlie auquel ce livre est consacré. Brian Jones ? Sharky le salue pour avoir su inventer avec Keef the Ancient Art of Weaving, une interaction entre les deux guitares qui générait un ragoût organique dans lequel ni le lead ni le rhythm ne dominaient. Brian allait injecter dans cet Ancient Art of Weaving l’exotica du dulcimer, des mirambas et du mellotron - A beautiful man, la musique coulait de ses doigts et sa contribution aux early hits des Stones brûlait d’un éclat sans pareil, jusqu’à son burning out, conséquence des mœurs en pratique à cette époque. On lui demanda de quitter le groupe en 1969 et on le retrouva mort dans sa piscine peu de temps après, laissant derrière lui une légion de cœurs brisés et une mystique intemporelle - Cet hommage à Brian Jones est aussi beau que celui que lui rend Marianne Faithfull dans son autobio. En fait la situation de Brian Jones n’était plus tenable - la double hélice psychedelic pop star et bluesman était trop tordue pour être viable - et comme les Stones devaient évoluer, Brian devait dégager. Sharky : «Se consumer avec les drogues et le pop stardom est devenu un cliché, mais le mérite en revient à Brian qui sut si bien l’incarner.»

Ron Wood ? «Il semblait destiné à devenir un Rolling Stone. Comme Ronald Reagan, Elvis Presley et quelques autres, il était né sous sa bonne étoile et une fois lancé, pour le pire ou pour le meilleur, rien ne pouvait arrêter son ascension.» Les Stones le voient plus comme un chiot qui adore jouer. Il est le sideman parfait, nous dit Sharky, une menace pour personne. Quant à Keef, tout le monde l’aime. He is a man of the people. Sharky revient longuement sur la guerre atomique qui oppose Keef et Jagger dans les années 80. Un soir, dans un hôtel, Jagger appelle Charlie dans sa chambre et se croit assez malin pour s’exclamer : «Where’s my drummer ?». Alors Keef raconte que 20 minutes plus tard, on frappe à la porte. C’est Charlie, sur son trente-et-un, il sent même l’eau de Cologne. Charlie avance droit sur Mick et lui dit : ‘Ne m’appelle jamais plus TON drummer’, il le prend par le col, le soulève de terre et lui colle son poing en pleine gueule. Dans leurs échanges, Keef appelle Jagger ‘Brenda’, ou ‘Madame’, ou ‘Sa Majesté’. Et quand un mec lui demande : «Quand allez-vous arrêter de bitcher at each other», c’est-à-dire vous envoyer des insultes, Keef rétorque : «Ask the bitch.» Et quand l’album solo de Jagger sort dans le commerce, le tristement fameux She’s The Boss, Keef lâche ce commentaire d’un laconisme souverain : «C’est comme Mein Kampf. Tout le monde en a une copie mais personne ne l’écoute.» Par contre, tout le monde ADORE Talk Is Cheap. Eh, oui, on ne joue pas dans la même cour.

Sharky finit tous ses chapitres avec des stances qui constituent au bout du compte un extraordinaire dithyrambe à Charlie Watts. Ça commence en douceur quand il indique que Charlie ne jouait pas de solos de batterie, non pas parce qu’il n’en avait pas le niveau, mais parce qu’il était assez bon pour ne pas avoir à le faire. Sharky rappelle aussi que Charlie ne souriait pas en jouant. The best jazzers never did. Il prend le temps de préciser que Charlie was a man of true style. Quand un journaliste lui demande comment il évite les pièges de la vie de rock star, Charlie répond qu’il n’est pas une rock star - This speaks well to the character of Charlie Watts, I would say - Le style de Charlie watts is more music than muscle. Sharky entre dans le détail du hit hat thing, mais c’est trop technique pour les novices. Et cette phrase «This is why Charlie Watts matters» revient comme une sorte de leitmotiv religieux dans les pages de cette bible Stonesy : «Il y avait l’anticipation dans le groove et la pénétration était laissée de côté, comme il se devait, pour ce qui était prévu après l’heure de fermeture.» And this is why Charlie Watts matters : He made them sound unique again. Et Sharky entre dans le détail de la China cymbal, un délire encore trop corsé pour le novice. Il dresse ensuite un parallèle entre le drumming de Charlie dans Tattoo You et le Kama Sutra : il enfilait chaque roulement de batterie avec un nouvel angle. Encore un matter de taille : Vous pouviez toujours compter sur Charlie Watts quand tous les autres avaient perdu la boule - when everyone else has lost their fucking minds - Et retour au drum style, it was never about chops, c’est-à-dire la technique, it was about style. Et quand à 40 balais Charlie décide de faire le con en passant à l’héro, il entre en concurrence avec Keef : «J’ai failli en mourir. J’étais très malade au terme de deux ans sous héro et sous speed. Ma fille me disait que je ressemblais à Dracula.» Il va subir deux interventions, faire une semaine de rayons pour soigner son cancer et s’en sortir avec les honneurs, sous le regard ô combien admiratif de Sharky : «He is Charlie fucking Watts and he comes back strong.» Oui, Charlie passe à travers !

Sharky explique dans le dernier chapitre qu’il a appris à jouer de la batterie en jouant sur les disques de Sabbath, des Who, de Led Zep, d’Hendrix, de Little Richard, de James Brown, de Professor Longhair, du MC5, de Chuck Berry et des Ramones, mais ce que faisait Charlie était beyond, c’est-à-dire bien au-delà.

Sharky redescend de son nuage d’écrivain en rappelant, avec un art consommé de la synthèse, que Charlie a survécu au cancer et à l’héro, à cinquante ans de tournées avec Keef et Jagger et qu’il n’a jamais quitté les Stones, même lorsqu’il avait de bonnes raisons de le faire. He had the patience of a fucking saint. Oui, la patience d’un saint. Et il termine ainsi : «This why Charlie Watts matters : on pouvait toujours compter sur lui pour swinguer.»

Dernière chose : en janvier dernier, Gildas descendit de chez lui en tenant un book à la main. Nous l’attendions en bas.

— Tiens, c’est pour toi, tu nous feras une chronique !

— Wouah ! Mais c’est le book de Mike Edison ! Quelqu’un que tu connais bien m’en a dit le plus grand bien !

La chronique n’est pas parue, car cet enfoiré a cassé sa pipe en bois fin février. Je la confie donc à Damie, elle est entre de bonnes mains.

 

Dans la vie, on va vite à mythifier. Il est possible que ce book soit l’un des plus beaux de la rock-culture et comme par hasard, ce fut l’ultime cadeau de Gildas. D’où sa valeur considérable.

Signé : Cazengler, charlot Ouate

Mike Edison. Sympathy For The Drummer. Why Charlie Watts Matters. Backbeat Books 2019 (Advance Uncorrected Reader’s Proof )

 

La petite victoire de Little Victor

- Part Two

Little Victor n’est pas avare de petites victoires. Sa nouvelle petite victoire s’appelle Deluxe Lo-Fi, un album dont le nom dit tout. Si tu aimes le luxe et que tu n’es pas riche, cet album est pour toi. Et si tu sors l’insert de la pochette, tu verras Little Victor photographié avec sa casquette de capitaine, tu sais ces casquettes de contrebandiers San Francisco, qui datent du temps des films noirs : un look un brin Bogey, mais avec une barbichette et une allure à l’Ali Baba. Il gratte sa gratte derrière un gros micro vintage accroché au plafond et ferme les yeux pour chanter «Gambler’s Boogie», un fier boogie à la Louisianaise. Little Victor se montre à la fois digne de son idole le grand Louisiana Red et de John Lee Hooker. D’ailleurs, «My Mind» qui ouvre le bal de l’A est dédié à Louisiana Red. Il chante aussi au velouté ce big heavy blues de rentre dedans qu’est «I Done Got Tired». Quel son, my son ! Un son chargé à ras-la-gueule comme un canon confédéré pointé sur ces damned Yankees, un son puissant et seigneurial de lo-fi bien roulé au déroulé, mais pas n’importe quel déroulé, un déroulé lourd de sens. Ah comme c’est powerful ! Little Victor montre aussi qu’il peut rocker comme mille diables, il suffit d’écouter «Slow Down Baby», vrai boogie demented à gogo chanté avec la foi du charbonnier. Ou pire encore, ce «Graveyard Boogie» tapé à l’énergie rockab, une absolute departure de beginner. «I don’t play no pretty guitar ! I always try to play the meanest possible guitar !» dit-il dans la note d’intention accompagnant sa petite victoire. En B, il envoie un beau clin d’œil ferrailleux à Elmore James avec «Rocks». Il va down the road de bon cœur et se montre encore plus royaliste que le roi Elmore, il joue à la déglingue fondamentale et avale son chant à l’édentée salivaire des faubourgs de Vicksburg. Par contre, il chante «Whats The Matter Now» à la rocaille de la victorisation des choses. Il sonnerait presque comme Little Richard ou même Larry Williams, c’est d’un authentisme qui frise l’attentisme. Sérieux client que ce Little Victor, il se montre parfaitement capable de rocker la couenne du vieux rock’n’roll de la Nouvelle Orleans. Il adresse un autre clin d’œil, cette fois à Big Dix avec «Rockin’ Daddy». Il joue le boogie en père peinard sur la grand-mare des canards, ça suit sa route, ça fluctuat nec mergitur et ça swingue la couenne du meilleur boogie victorien. Il rocke le blues à l’estomac. C’est porté par un son délié, monté sur un bassmatic bien rond et une frappe légère. Ah comme ce mec sonne juste. On entend là the real black white man blues.

Signé : Cazengler, Little Victordu

Little Victor. Deluxe Lo-fi. Stag-O-Lee 2018

 

MOUNTAIN ( III )

Troisième rendez-vous hebdomadaire avec Mountain. Chiffre idéal quand on aborde le dernier volet d'une trilogie. Celui de la fin. Il y aura un quatrième tome, un os ( moelleux, très bon ) jeté en pâture aux fans pour les faire patienter, et accroire que va bien. En attendant, un beau titre Flowers of Evils, emprunté à Baudelaire. Chacun trouve ce qu'il lui plaît dans une œuvre poétique, ou ce qui l'interpelle. De fait Mountain est confronté à une double problématique, historiale et personnelle. La guerre du Vietnam, elle eut par chez nous un retentissement souterrain, invisible, dès 1966 dans les lycées et les facultés se créèrent des Comités Vietnam d'obédience trotskiste ou maoïste, ces groupes furent les embryons de Mai 68. La conscription mit la jeunesse américaine directement en prise avec la guerre. De nombreux boys laissèrent leur peau dans les rizières. Ceux qui avaient la chance d'en revenir ramenèrent avec eux de sérieux malaises psychologiques. Beaucoup trouvèrent un dérivatif dans les drogues. L'époque s'y prêtait mais certains changèrent simplement d'enfer...

Les membres de Mountain étaient dégagés des obligations militaires, les produits plus ou moins illicites faisaient partie à part entière de la culture rock. Le groupe tournait beaucoup, une aubaine pour les dealers, les filles, la route, l'alcool, l'argent, la fatigue, la dope, un cocktail explosif. Le succès renforce les égos et exacerbe les conflits latents ou artificiels... tout était réuni pour le split...

FLOWERS OF EVIL

( Novembre 1971 )

Est-ce que ces dissensions seraient à l'origine de la discrétion de Gail Collins sur cette pochette. Certains de ces messieurs ont-ils exigé d'avoir leur trombine en couverture ? Certes la photographie est de Gail, heureusement que la graphie du nom du groupe lui fût revenue. A touch of Gail qui brise l'anonymat de nos quatre chevelus. Des milliers de disques interchangeables arborent la tronche de leurs géniteurs, le lettrage de Gail détourne nos regards de nos quatre héros. Ce n'est pas qu'ils soient particulièrement laids c'est qu'ils sont comme tout le monde. Les huit signes de Gail se déchiffrent, des runes colorées qui racontent une histoire que chacun doit s'inventer. Et cette princesse de cœur qui semble remonter le courant de l'alphabet, est-ce pour signifier sinon son désaccord du moins une fêlure ? Les créations graphiques de Gail relèvent d'une ambivalence synesthésique peinture /musique qui a agi en tant que chambre artefactique de distorsion quant à la réception du groupe. Comme par hasard Baudelaire a beaucoup réfléchi sur l'impact réceptionnel et opératoire d'une toile sur le public.

Side A : Studio : Flowers of Evil : pas si violent que cela, c'est que le mal est plus rusé que vous ne le croyiez, s'insinue dans vos veines l'air de rien, même qu'au début vous avez l'impression qu'il vous fait du bien, un petit côté country, pas radisiaque mais presque, c'est bien de cela qu'il s'agit, du retour à la maison, le boy n'est pas en meilleure forme, n'a pas envie d'offrir des bouquets de fleurs à tout le monde, n'est plus ici, l'est ailleurs, barjote, barbote en lui-même, fini par rempiler au Vietnam pour trois ans, le titre est à la hauteur du sujet, d'un certain côté il ne vous satisfait pas tout à fait, et de l'autre vous ne pouvez vous empêcher d'y revenir. Ne cherchez pas, la solution est impossible à trouver. Une similitude avec le son du Creedence n'étonnera personne. L'eau qui coule des montagnes n'est pas toujours aussi claire et revigorante que l'on pourrait s'y attendre. King's Chorale : nous refont le coup de Taunta sur le Nantucket Sleighride, l'instru-mental qui tue. Même pas une minute. Knight se la joue sonate de Beethoven, vous enfile les arpèges du désespoir et les asperges de la solitude, à peine commencé, déjà terminé. Le mieux c'est de vous l'enregistrer en boucle. Faites attention à ne pas vous la passer autour du cou. Un malheur est si vite arrivé. Si cela survenait, vos amis seront tous d'accord pour affirmer que vous avez trouvé la musique appropriée pour votre générique de fin. One last cold kiss : Vous avez aimé The Wild Swans at Coole de William Butler Yeats, alors vous adorerez cette ballade. Froide comme le baiser de la mort. Paroles de Felix et Collins. Pratiquement prophétiques si l'on y pense. La mort du cygne est un lieu commun de la poésie symboliste. Avec ici un arrière goût moyenâgeux à la Swinburne. Mountain n'a pas donné dans la facilité, n'importe quel groupe de heavy-hard vous aurait traité cela à la manière grandiloquente des peintres pompiers du dix-neuvième siècle, non y ont introduit une pointe narquoise, pour mieux se tenir dans l'entre-deux de la mort et l'agonie de la beauté de vivre. Vous déroule la ballade comme le tuyau d'arrosage du jardin, au moins quelqu'un versera des larmes. Encore faudrait-il que le jardinier ait compris la signification de son geste. Crossroaders : retour à la mythologie rock, West devait en avoir marre ces quatre premiers morceaux larmoyants font un peu truc de gonzesse qui s'apitoie sur l'oiseau tombé du nid, alors là il vous le met riff profond, avec cette élégance toute britannique à la Eric Clapton, entendez ce morceau entre deux portes et instinctivement vous étiquèterez Cream, non vous n'êtes pas dans la bonne crèmerie, mais ici les blancs montés sur la neige de la montagne sont une spécialité. Inégalable. Pride and passion : Knight fait mumuse-couic avec son clavier. Longuement, ne vous impatientez pas, il y en a pour sept minutes et quand ça part c'est un peu dans tous les sens, de temps en temps vous avez un relent de fado de portugais, mais ce n'est pas fade. Une espèce de mini-opéra à la Kinks, retour au thème du début, la guerre qui tue les enfants des pauvres gens, encore un truc de nana, tout à fait Gail, pas vraiment gai, marmonne West, mais il met sa guitare en sourdine et vous tresse des harmonies à faire pleurer un crocodile dans son marigot. Dans toutes les montagnes qui se respectent vous avez des gorges profondes qui débouchent sur des grottes dont les parois sont recouvertes de dessins inattendus mais inoubliables.

Side B : Live enregistré au Filmore-Est de New York : 1 / Dream Sequence : A : Guitar solo : tournez le disque, surprise, bien sûr c'est la face de West, une pyramide à sa gloire, oui mais c'est beaucoup plus subtil que cela. Vous vous focalisez sur la section suivante, un bon vieux Chuck Berry ce n'est pas spécialement fait pour piquer un petit roupillon, tout-à-fait d'accord avec vous, mais avez-vous remarqué qu'au début de cette dream sequence Knight vous re-pond ( et ron et ron petit patapon ) son pointu tchik-tchik du début de Pride and Passion, le disque est composé à la manière d'une symphonie avec des thèmes qui s'en vont et qui reviennent, même que West il commence par s'amuser avec la knighteuse mouchette chichiteuse, et puis il n'y tient plus, l'a son naturel de guitariste diplodocus qui le reprend et il vrombit de colère comme si vous aviez eu la malencontreuse idée de lui couper une corde. B : Roll over Beethoven : contrairement à ce qu'affirmait Eddy Mitchell, ici Beethoven  ne se repose pas, le West n'a aucun respect pour les classiques, vous le malmène salement, t'as voulu savoir ce que c'était que les coups du destin, tiens prends-ça, les riffs en rafales trafalgariennes, le Corky vient à son secours comme s'il avait besoin d'aide, l'agilité d'un lézard des murailles qui dépasse les cent cinquante tonnes, là où la guitare de West passe, la forêt hercynienne ne repousse pas, un vocal à la tronçonneuse et Corky à la bétonneuse, si vous sautez au plafond en écoutant cela prenez garde de ne pas percer le plancher du voisin d'au-dessus. En fait je retire ce que je viens d'écrire, à la fin c'est l'immeuble entier qui s'écroule. Pire que les Twin Towers ! C : Dream of milk and honey : le Leslie l'est comme le taureau qui vient de tuer le torero, ça lui file le peps,  le rêve de lait et de miel, il en change la recette, les autres se dépêchent de dresser la table, programmation démente cauchemar avec dynamite et vitriol, vous ne reconnaissez plus le film, ils n'ont gardé que les scènes de carnage et d'abattoirs, et le West l'est à la guitare comme le divin Ajax qui frappé de folie s'en va tuer les réserves de vaches folle, que les Grecs gardaient pour les Dieux. Tout va mal, nous sommes aux anges. D : Variations : si vous n'avez jamais entendu ces variations, vous n'avez aucune idée de comment on peut tripoter une guitare, chaque cinq secondes une révélation, du coup Corky s'en va taper sur sa cloche à long horns sauvages et évidemment la guitare de West se met à meugler telle la charolaise neurasthénique qui sentant le soir venir appelle le fermier pour être ramenée à l'étable, aussi technique que les Variations Goldberg de Bach mais sans clavecin. Essayez d'imaginer le désastre. E : Swann theme : Corky agite ses plumes sur la batterie et l'on rentre dans la reprise du Cygne. Est-il vivant ou est-ce son âme brillante qui s'élève rapidement et qui fonce à toute vitesse vers la ligne d'horizon. Derrière lequel il disparaît d'un dernier coup d'aile. 2 / Mississippi Queen : vous en voulez encore, en voiçà en voili, la pièce montée après le cuissot de mammouth, Mountain s'amuse, la reine du Mississippi nous fait tous les plans-drague qui marchent à tous les coups, soulève sa robe et dévoile son sein, par Toutatis une partouze-party à vous péter les rotules sur le tatami.

J'en connais, je ne citerai pas de nom mais les tiens à la disposition des journalistes, qui n'ont pas du tout aimé la première face, ce qui ne les empêche pas de déclarer que vous vous ne trouverez pas mieux que le trésor de la B-side. D'autres posent le problème autrement : le groupe est à court d'inspiration, il patauge en studio et donne le meilleur sur scène. Cela sent le sapin. L'est vrai que le groupe se sépare – officiellement il prend un peu de repos – pour garder une casserole sur le feu, au cas où l'arrête ne serait pas définitif en 1972 Windfall leur maison de disques fait paraître un live.

LIVE : THE ROAD GOES EVER ON

( Avril 1972 )

Le titre hobbitique sonne un peu comme la formule rituelle, quand un artiste est tombé du trapèze dans la fosse aux crocodiles affamés, the show must go on ! Même si vous n'êtes pas diplômé des Beaux-Arts vous reconnaissez la patte de Gail, elle fait attention à ne pas se montrer, pas de jeune lady féérique sur la couverture qu'elle ne tire pas à elle. Toutefois l'on reconnaît les couleurs et le pic auréolé de Climbing ! Mais la paisible présence du cygne de Flowers of Evil devrait-elle être considérée tel un avatar baudelairien de l'albatros ? Et ces fleurs contournées - ces espèces de clématites délirantes, ces corolles carnivores qui se nourrissent de nos rêves - ne s'étalent-elles pas comme des forêts de symboles.

Long red : Smart est à la batterie. C'est norsmart, ce morceau est issu du set de Mountain à Woodstock. ( août 1969 ). Nous l'avons chroniqué dans la livraison Kr'tnt 462. Waiting to take you away : même remarque que pour la piste précédente. Crossroaders : légers glissandi de guitare, deux tapotements de baguettes et la machine démarre. Beaucoup plus bluesy que la version studio. Encore plus crémeuse aussi. Pappalardi vous a de ces profondeurs de basse capable de chavirer le Titanic, quant à West, sait qu'il doit faire mieux que vous savez qui. Alors il fait mieux. Simple, il suffit de vouloir, c'est dans les fioritures qu'il installe la différence, le riff c'est facile, c'est tout le reste qu'il fait en même temps, j'imagine ses doigts comme des essaims de mouches qui courent partout sur une surface plane, vous les chassez, elles reviennent encore plus insistantes. Six minutes de bonheur qui vous aident à comprendre pourquoi parfois l'éternité c'est trop court. Nantucket sleighride : on ne repartira pas à la chasse à la baleine, nous l'avons aussi chroniqué dans notre livraison 462. Le disque se terminait là, je sais c'est frustrant mais en 2018 pour une réédition CD, Bonus track : Stormy Monday : ( in Byron, in Georgia ) le vieux classique de T-Bone Walker dont on se plaît à dire qu'il fut le Prométhée moderne qui apporta l'électricité à la guitare, au blues et au rock. Peut-être un peu trop pour un seul homme, l'on ne prête qu'aux riches. Le blues c'est comme l'élastique plus vous l'étirez à chaque centimètre gagné il sonne différemment, alors Mountain ils vous le tirent durant dix-sept minutes, je vous laisse imaginer comment ce genre de facétie agrée un guitariste tel que Leslie, le Corky peut bien activer son drumin', vous ne quittez pas West de l'oreille, ce diable d'homme a toujours un chapelet de notes en rab, le mec il jette des perles aux pourceaux que nous sommes à pleines poignées. Chez la plupart des groupes de rock, quand on se lance dans un blues, c'est un peu l'aire de repos sur l'autoroute, vas-y mollo Julot, ça ne mange pas de pain et c'est autant de gagner sur la pendule, le Leslie il arrache les feuilles des marguerites une par une et les recolle à l'identique. C'est son passe-temps, un miniaturiste, un perfectionniste, c'est fou tout ce qu'il est capable de fabriquer, vous décoche ses notes comme un indien pawnee ses flèches mortelles, ou alors il se lance dans l'élevage des puces sauteuses, vous refile des croches cinglantes comme des barres de fer, ou vous les envoie par-dessous la ceinture, en catimini, vous les fait planer très haut comme des cerfs-volants, et quand vous essayez de les suivre vous comprenez que vous n'êtes qu'un gros balourds. The West is the best.

THE BEST OF MOUNTAIN

( Février 1973 )

Never on my life / Taunta / Nantucked Sleighride / Roll over Beethoven / For the Yasgur's farm / The animal trainer and the toad / Mississippi Queen / King's chorale / Boys in the Band / Don't look around / Theme for an imaginary western / Crossroader / + BONUS TRACK Réédition 2003 : Long red / Dream of milk and honey / Silver paper / Travelin' in the dark.

En règle générale je n'aime guère les greatest hits and consorts, les visées commerciales y sont bien plus prépondérantes, prennent le pas sur la démarche artistique. Celui-ci est bien fait. Si l'on excepte la pochette hideuse – une espèce de grossièr duplicata du Paranoid de Black Sabbath - pour laquelle l'on n'a pas pensé à demander la participation de Gail Collins. Il regroupe des titres issus des trois premiers albums du groupe et aussi du Mountain de Leslie West. Certes il n'apporte rien de neuf pour le fan de base mais l'écoute des morceaux aide à percevoir la profonde unité de la production montagnarde. Y éclate la puissance du groupe et met en évidence une sourde nostalgie un peu surprenante. Il n'existe pas vraiment de séparation entre les morceaux rentre-dedans et ceux plus lents que l'on qualifiera pour être plus explicite de ballades. Cela est dû en partie au toucher magique de Leslie West qui même dans les envolées les plus warm semble n'effleurer les cordes que du bout des doigts. Mais surtout au fait que Mountain a su créer une ambiance quasi-poétique ( au sens fort de ce terme, qui ne signifie pas mièvre joliesse mais issu d'un véritable processus créatif ) auquel peu de formations sont capables d'accéder.

Ce best of permet de souligner un paradoxe, Mountain aura de nombreux fans inconditionnels, les critiques seront la plupart du temps élogieuses, mais les ventes s'avèrent pour une formation de cette importante décevante. Elles n'atteindront jamais le grand public, celui qui achète les oreilles fermées, sur la réputation... D'où une certaine déception chez les principaux protagonistes de l'aventure. L'on peut s'interroger sur ce manque de saut quantitatif. Pour ma part je l'explique par la nature même de la musique. A l'emporte-pièce, capable de décapsuler n'importe quelles esgourdes bouchées, mais mises alors en présence d'une réalité plus complexe que la facilité escomptée. Mountain ouvre des espaces dans lesquels beaucoup refusent de s'engager, celui des abysses du rêve irradié d'un miroitement de verre brisé. Une dangereuse fragilité de la réalité du monde suggérée par le pinceau de Gail Collins, ses belles acanthes torturées éprises d'une préciosité de princesse impérieuse prisonnière de sa propre tour d'ivoire et d'ivresse.

L'aventure Mountain semble terminée. Mais il est des cachalots échoués sur une plage qui se refusent à mourir et parviennent à regagner les eaux du large.

Damie Chad.

 

UNE ETONNANTE EXPERIENCE

( confidentiel SSR )

Molossa s'est subitement figée. Nous étions à quinze mètres de la porte de l'immeuble. La rue était déserte. J'étais aux aguets, j'ai glissé la main dans ma poche. Pas de panique avec un Glock 26 en bon état de marche, un agent du SSR ( Services Secrets du Rock'n'roll ) peut aller jusqu'au bout du monde. Je ne croyais pas si bien penser. Trêve de philosophie, il restait les sept étages à monter. Sans ascenseur. Molossa me suivait le nez planté sur mon jarret gauche. Elle m'avertissait. Quelque chose ne tournait pas rond. Sur ce coup-là j'augurais mal de la suite des évènements. C'est en arrivant sur le palier du deuxième étage que moi aussi j'ai entendu. Un bruit, une espèce de ronronnement insaisissable. Etrange, à part les bureaux du SSR au septième, tous les appartements sont inhabités. Ce n'était pas une fausse impression. A chaque marche le bruit s'amplifiait d'une façon démesurée. C'est quand j'ai posé le pied sur la dernière marche que mon esprit subtil réalisa avec une netteté prémonitoire le scénario de la catastrophe. Le service était attaqué, un commando en hélicoptère menait un raid-suicide, comptaient passer par les fenêtres, des professionnels, faut un pilote hors-pair pour se risquer à faire tournoyer les pâles d'un EC665 Tigre, au ras d'une façade. Déjà Molossa la brave chienne, fidèle mais féroce galopait à fond de train dans les escaliers, elle passa dans la rue, s'arrêta pile devant la porte arrière-gauche de la teuf-teuf, poussa trois jappements brefs et incisifs qui déclenchèrent l'ouverture automatique de la portière. Maintenant elle remontait les escaliers les mâchoires serrées sur mon bazooka de poche toujours posé sur la banquette arrière. Je vérifiais mon chrono, 1 mn 35 s, mieux qu'à l'exercice. Me restait plus qu'à entrer en scène. J'ai pratiquement arraché la porte de ses gongs, me suis précipité à l'intérieur le bazoo tourné vers la baie vitrée, le bruit était intenable, il s'est arrêté brusquement :

    • Agent Chad, si vous répétez une scène pour un remake des Oies Sauvages , j'ai le regret de vous annoncer que voUs êtes peu crédible !

Le Chef était vivant. L'hélico n'existait plus. Franchement j'aurais préféré mourir qu'assister à ce que mes yeux me montraient mais que je me refusais à voir. Non, le Chef n'était pas à sa place, à son bureau, en train de fumer placidement un Coronado. J'avoue que cette hypothèse puisse à la rigueur se concevoir dans l'absolu hypothétique, mais le reste relève de l'impossible, Kant le philosophe n'aurait pas hésité à décréter la chose moralement inconcevable. Le Chef lui-même passait l'aspirateur !

    • Chef, vous ne devriez pas, ce n'est pas un travail d'homme, Marie-Odile chargée du ménage le fera demain, vous ne savez même pas vous en servir, vous l'avez détraqué, vous avez entendu le potin, quand c'est Marie-Odile il ronronne si doucement, presque voluptueusement ! Elle a une manière de presser le flexible tuyau dans ses mains potelées que...

    • Agent Chad, ce n'est pas le moment de s'égarer en des considérations subalternes, nous avons mieux à faire, un immense défi à relever, une tâche grandiose et insurmontable, l'Humanité ne comprendra jamais pourquoi nous lui faisons un tel cadeau, évidemment ce n'est pas pour elle - nous n'y pouvons rien, parfois certaines actions prodigieuses produisent des bienfaits collatéraux - mais nous l'accomplirons uniquement pour la gloire du rock'n'roll et le bonheur des seuls rockers !

       

Je ne peux vous révéler le projet auguste fomenté par le cerveau du Chef, vous mettre devant le fait accompli vous suffira. Vous communiquerais-je la conversation que nous tînmes que vous nous feriez enfermer à l'asile. Sachez que notre entretien fut long – il demandait des connaissances intellectuelles bien supérieures à vos pauvres capacités – le Chef fuma moult Coronado, Molossa et moi en profitâmes pour laper chacun son tour dans le même verre, au moins trois bouteilles de Jack...

 

Nous avions repeint la teuf-teuf en vert kaki. Le plus difficile fut de parvenir à ce que Molossa ne se délestât point de son béret artistiquement posé sur ses oreilles. Le Chef avait endossé un costume de colonel et moi celui de sous-lieutenant. Les deux troufions qui nous virent arriver rectifièrent leur position. Ils n'osèrent même pas sourire lorsque Molossa s'avancer pour les passer en revue.

    • Sous-lieutenant Chad, c'est quoi ce ramassis de cloportes, ne me dites pas que ce sont des soldats, à la façon dont ils se trémoussent, tout au plus des danseuses de french-cancan.

    • Vous avez raison, Colonel, je parie la moitié de ma solde qu'ils n'ont même pas la clé !

    • Si, si, nous l'avons, la voici !

    • Alors qu'attendez-vous pour ouvrir ?

 

L'immense hangar était totalement vide. Mais le Chef se contenta de tâter les murs, sa moue me prouva qu'il était satisfait :

    • Hum, impeccable, 5 sur 5 !

    • Si... Si... je peux me permettre mon Co-colonel bafouilla l'un d'eux, c'est un abri-anti-atomique de dernière génération, anti-radiation, vous pouvez le bombarder avec cent bombes à neutron, rien ne traversera ses murs, tout comme aucune émanation intérieure ne pourrait s'échapper de leur structure moléculaire, totalement étanche et hermétique du sol au plafond, spécialement conçu pour protéger l'Etat-Major en cas de guerre atomique ou même bactériologique !

    • Exactement ce qu'il nous faut, soldats, je suis content de vous, vous êtes venus avec la jeep là-bas, prenez-là, je vous file six semaines de permission immédiate, ne retournez pas à la caserne, je me charge des paperasses.

    • C'est que... normalement personne ne garde le bâtiment mais la nuit dernière on a fait le mur, en punition l'adjudant nous envoyé ici en pleine forêt pendant trois jours.

    • Parce que vous préférez obéir à un trou du cul d'adjudant plutôt qu'à votre colonel, hurlai-je, obéissez immédiatement ou je vous fais coffrer pour six mois.

Ne se le firent pas répéter, surtout que Molossa s'approchait d'eux, la bave dégoulinant de ses crocs pointus...

 

Le plus difficile fut de de ménager une ouverture pour passer le tuyau de l'aspirateur. Il nous fallut des heures pour découper un cylindre de trois centimètres de diamètre et toute la nuit pour en détacher quelques parcelles obtenue à coups de râpes et de dissolvants divers afin de les transformer en un ciment de jointure qui possédât les mêmes qualités d'étanchéité totale que le reste de l'abri. Ensuite nous sortîmes l'aspirateur du coffre de la teuf-teuf l'arrimâmes au tuyau. Il n'y avait plus qu'à appuyer sur le bouton.

    • Chef, il fait quand même du bruit votre aspirateur !

    • Agent Chad, ceci n'est pas un aspirateur, ceci est un excavateur métaphysique.

    • Chef quand vous parlez, des fois vous me faites peur !

    • Agent Chad, vous avez raison. Moi-même j'éprouve une légère appréhension, ce que nous sommes en train de faire, personne ne l'a encore tenté, même pas dans les laboratoires secrets des amerloques et des ruskofs. Maintenant il suffit d'attendre.

Le soleil se levait, Le Chef alluma un Coronado, Molossa me rappela que nous avions emmené quelques sandwiches.

 

Le Chef regarda sa montre et leva la main. L'aspirateur s'arrêta.

    • Les calculs sont justes. Nous avons retiré tout l'air qui se trouvait dans ce bâtiment. Voyons agent Chad, d'après vous que reste-t-il à l'intérieur ?

    • Rien Chef, l'espace est totalement vide.

    • Ne dites-pas tout et son contraire, agent Chad, il n'y a pas rien, puisque vous venez de dire qu'il restait l'espace. Voyez-vous agent Chad, le bouton vert sur lequel vous avez appuyé a permis à l'excavateur d'attirer l'air, l'orange sur lequel vous poserez votre doigt dans quelques secondes permettra à cette prodigieuse machine d'accomplir sa deuxième mission, maintenant nous allons retirer l'espace de l'intérieur du bâtiment.

 

Le bruit fut nettement plus agréable, un sifflement insistant mais très supportable. Par contre le spectacle fut extraordinaire. L'immense bâtiment se ratatina sur lui-même comme un canot pneumatique que l'on dégonfle à la fin des vacances. En fin de compte il ne resta qu'un gros tas pas aussi volumineux qu'un énorme cube de ciment.

 

    • C'est insensé chef, au fur et à mesure que la masse volumétrique se volatilisait, le bâtiment s'est tassé sur lui-même, à croire que les murs se sont adaptés d'eux-mêmes aux changements incessants de dimension, c'est à penser que la matière est pourvue d'intelligence

    • Agent Chad, ne racontez pas n'importe quoi, la matière obéit à des lois physiques elle s'adapte en se concentrant à ses propres capacités de déploiement dans l'espace, puisqu'il n'y a plus d'espace il ne reste plus que les murs, et comme les ingénieurs de l'armée avaient donné aux parois, au plafond et au toit la réglementaire et unitaire épaisseur de trois mètres, ne reste plus qu'un bloc de béton précontraint pour ne pas dire post-contraint, soit exactement un cube de 696 m3.

    • En fait Chef, nous avons éliminé les trois dimensions de l'univers physique, c'est fabuleux !

    • Agent Chad, ne nous contentons point d'une médiocre réussite à la portée de la majorité de nos contemporains !

 

Nous convînmes qu'il était temps de poursuivre notre protocole. Expression des plus heureuses, puisqu'il s'agissait d'extraire de cet amas cimenteux la quatrième dimension de l'espace, le temps qui n'avait pas jugé bon de sortir avec ses trois consœurs, j'appuyais donc sur le bouton rouge. Il y eut un très doux chuintement qui dura quelques minutes.

    • Extraordinaire Chef, l'on dirait un glaçon qui fond, qui s'évapore dans l'air ambiant !

    • Agent Chad, pour une fois que vous dites quelque chose d'intelligent ! C'est cela même, les atomes de temps qui sont les véritables particules du vide volumique se sont réfugiés dans les murs, et maintenant que nous les arrachons de leur repaire, et les expulsons, la matière privée de temps n'existe plus.

 

Molossa qui venait de terminer son douzième sandwich ( roquefort – tête de veau – crème vanille en guise de mayonnaise ) se rapprocha de nous. Son instinct ne la trompait pas, nous nous apprêtions à enclencher la phase 4, c'est d'une main tremblante d'émotion que je poussais sur le bouton noir surchargée d'une tête de mort.

Pendant trois heures il ne se passa rien du tout. L'excavateur métaphysique gisait sans bruit dans l'herbe tel un hippopotame vautré dans la vase du Zambèze. Et subitement Molossa tressaillit, elle pencha sa tête sur la droite et sembla écouter longuement, au bout de quelques heures elle remua la queue de contentement, puis elle se mit à aboyer joyeusement, et l'impossible se produisit, loin très loin nous entendîmes comme un aboiement !

 

    • Chef, il répond, c'est lui Molossos, le frère de Molossa, il revient, c'est inouï !

    • Agent Chad, apprenez à modérer vos émotions, ce qui se passe est d'une simple logique aristotélicienne, puisque nous avons détruit le temps en un point donné de l'univers, nous avons du même coup tué la mort, et puisque la mort n'existe plus, les morts reviennent à la vie, nous avons ouvert un couloir qui leur permet de revenir.

    • Chef, chef, regardez, c'est lui, c'est Molossos !

 

Et Molossos surgit brutalement bondit dans mes bras me lécha abondamment la figure, et entama une poursuite endiablée avec Molossa heureuse de retrouver son frère. Mais subitement il s'arrêta, et disparut dans le trou de l'espace-temps que nous avions opéré...

    • Chef, il n'est pas loin, je l'entends aboyer, c'est un chien fidèle, il me rapporte un cadeau, c'est son truc, rappelez-vous la fois où il nous avait amené en le tirant par la queue l'anaconda de douze mètres de long qu'il avait volé au zoo de Vincennes !

    • Si je m'en souviens, heureusement que je me suis aperçu que cette maudite bestiole détestait la fumée du Coronado ! J'espère que ce coup-ci il n'aura pas choisi un tyranosaurus, parce que je n'ai jamais lu dans un traité de paléontologie que ces bébêtes ne supportaient pas les suaves effluves du Coronado.

    • Chef, ne vous inquiétez pas, Molossos est un chien de rocker, que dis-je, c'est un rocker lui-même, ne comptez pas sur lui pour nous ramener n'importe qui !

 

J'avais raison. Quelques minutes plus tard, coup sur coup, devant nos yeux extasiés, surgirent Eddie Cochran, Buddy Holly et Gene Vincent. Ils nous regardèrent mais ne paraissaient pas extrêmement heureux '' The acoustic is better donw the line s'exclama Buddy, oh Yes, three steps to heaven, chantonna Eddie, I'm comin' home to see my baby'' déclara Gene Vincent et sans plus tergiverser ils retournèrent sur un dernier signe de la main dans le trou suivi de Molossos.

 

Je voulus les suivre mais le Chef s'y opposa.

    • Agent Chad, votre mission d'agent du SSR n'est pas terminée sur cette terre. Nous allons remettre tout en place, en inversant le sens de rotation du moteur. Songez que demain Marie-Odile vient passer l'aspirateur au local. Il nous va falloir redonner sa physionomie habituelle à ce ramasse-poussière breveté, et faire disparaître toutes les améliorations qui nous ont permis de le customiser en excavateur métaphysique. Maintenant nous savons que les rois du rock sont immortels, que voulez-vous de plus ! Inutile d'ébruiter cette affaire. Personne ne vous croirait. Vous avez mieux à faire. En plus, suprême lot de consolation pour un esprit comme vous bassement attaché à la chair des choses, je pense que Marie-Odile en pince pour vous.

 

Et comme toujours le Chef avait raison.

( Rapport confidentiel ultra-secret de l'Agent-Chad ).