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06/09/2017

KR'TNT ! ¤ 338 : SONNY BURGESS / BARNY & THE RHYTHM ALL STARS / JUKE JOINTS BAND / JACKEZ & THE JACKS / VICTOR PUERTAS & THE MELLOW TONES / JULIEN BRUNETAUD "TRIO" / JJ THAMES / KERYDA

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 338

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

07 / 09 / 2017

 

SONNY BURGESS / BARNY & THE RHYTHM ALL STARS

JUKE JOINTS BAND / JACKEZ & THE JACKS

VICTOR PUERTAS & THE MELLOW TONES

JULIEN BRUNETAUD « TRIO » / JJ THAMES

KERYDA

texte + photos sur :

  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

C'est fini pour Sonny



I got a life/ Ain’t got no more ! Le pauvre Sonny Burgess pourrait chanter lui-même son épitaphe, sur l’air du fabuleux «Ain’t Got A Thing» dont on ne peut pas se lasser. Un romp de rêve qui fut son deuxième single Sun paru en 1957, aussitôt après le fameux «Red Headed Woman»/We Wanna Boogie», deux titres classiques eux aussi, mais pas aussi exubérants.
Sonny s’était pointé chez Sam à la bonne époque, pouf, 1956. Sam recrutait à tours de bras, les affaires commençaient à bien marcher, mais avec des petits culs blancs comme Elvis, Johnny Cash et Jerry Lee. N’oublions jamais que Sun fut à ses débuts un label de musique noire. Si vous mettez le nez dans le coffret n°1 des singles Sun sorti chez Bear, vous n’y trouverez que des blacks. Donc Sonny démarre avec son «Red Headed Woman» joué au piano bastringue et ça branle dans le manche dans la cabane. On croit vraiment entendre des blacks et quand Sonny pousse son cri d’orfraie, on comprend qu’il est légèrement atteint. Le solo de trompette confirme la première impression : on se croirait vraiment à la Nouvelle Orleans, chez Cosimo. Pour l’anecdote, sachez qu’à l’époque Sonny fait tout dans le rouge : il gratte une guitare rouge, il porte un costard et des chaussettes rouges, il conduit une bagnole rouge et il va au salon de Tav Falco se faire teindre les cheveux en rouge. Sonny cherche à défrayer la chronique, il a raison, autant se marrer un bon coup. Avec sa B-side «We Wanna Boogie», il tente le coup du rockab et se tape une belle échappée belle. Quel attachant personnage ! Comme l’indique Craig Morrison, il fait partie des rares qui savent tout faire : chanter, jouer en lead et composer. Il n’a aucun problème. Sam l’aime bien, c’mon Sonny ! Alors Sonny casse la baraque avec «Ain’t Got A Thing» : well, il a une caisse, mais il n’a pas d’essence - I got a car/ Ain’t got no gas - il a une poule mais elle n’a pas la classe - She ain’t no class - Et son chèque est en bois - I got a cheque/ But it won’t cash - Il n’a pas de cordes sur sa guitare, c’est fabuleux et drôle, les Pacers font les chœurs - I got a door/ Ain’t got no keys et il n’a pas de beat sur sa batterie - Ain’t got no beat - comme Wolf, he got two feet, but got no shoes, il a une carriole mais pas de mule. C’mon ! Cowboy Jack Clement écrit ce texte poilant, et Sonny en fait la musique. T’en as rêvé ? Sonny l’a fait. L’autre gros pompon de Sonny, c’est le fameux «My Bucket’s Got A Hole In It», le trou dans le seau, encore une histoire de pas de veine, puisque c’est Ricky Nelson qui va rafler la mise avec ce hit, mais Sonny déclare à la radio qu’il n’en veut pas au beau Ricky. En tout, Sonny ne fit que cinq singles sur Sun, mais pas d’album. Pourtant il affirme avoir enregistré chez Sun environ 150 titres avec ses Pacers, mais la plupart furent effacés car Sam économisait les bandes - I got cent songs/ Ain’t got no disk - Gentil, Sonny se dit même surpris que certains de ses cuts aient survécu.
C’est Charly qui s’est chargé de la besogne dans les années quatre-vingt en éditant de faux albums Sun. Sonny Burgess & the Pacers permet de savourer la qualité du swing de ce mec qui, comme tous les petits culs blancs de son milieu, se gave de country. Son «Oh Mama» pue la country, mais quelle leçon de swing, mama ! Il faut aussi l’entendre swinguer le big bop dans «All My Sins Are Taken Away». C’est en fait un tradi qu’il cuisine à sa sauce. Il fait aussi une excellente version d’un classique de Big Dix, «My Babe». Comme le cat Cash, Sonny soigne sa diction, il boppe sa glotte et il quand on tombe sur «My Bucket’s Got A Hole In It», c’est un peu comme si on entrait au paradis. Sonny pond là un classique d’hillbill-bop de Memphis, un cut atrocement classieux et rythmé jusqu’à l’os du bas du dos par les Pacers, cette équipe de surdoués. On le voit bien, Sonny adore embrayer cette rengaine, son petit gimmick de guitare vaut tout l’or du monde et il se paye même une belle descente de country bop. Sonny claque encore sa gaufrette dans «Higher», un cut de cat alarmant de qualité et trépidé du coccyx. Sur cet album, tout est vraiment aussi attachant qu’attaché, aussi joué qu’enjoué. Il faut l’entendre, le Sonny, claquer ses coups de clair-voyance dans «Feel So Good» !
Sur V3, on trouve l’excellent «Little Town Baby», un bop énervé et typique du Sun Sound System, mais très rock’n’roll. Le hit de cet album est bien sûr «Sadie’s Back In Town», cinquième et dernier single Sun - Aw what a gal - Sonny joue ça à l’énergie pure, dans le tagada d’une fabuleuse cavalcade. C’est tellement bon qu’on en claque des doigts sans même s’en rendre compte. Sonny chante au clair de ton léger, oui, il dispose de cette facilité. Fabuleux spadassin ! Mais les autres cuts rassemblés sur cet album ne marqueront hélas pas les mémoires au fer rouge. Si Sonny reste dans l’histoire du rock, c’est bien sûr grâce à ««Ain’t Got A Thing» - I got those rocks/ Ain’t got no brass.
Quand son contrat avec Sun expire en 1960, Sonny devient le guitariste de Conway Twitty, puis son bassiste. On trouve la suite de l’histoire sur wiki et elle n’a rien de passionnant : pour croûter, le pauvre Sonny fait du porte-à-porte pour vendre de la dentelle à des ménagères oisives. D’ailleurs, dans leurs bibles respectives, ni Craig Morrison, ni Sheree Homer ne s’enflamment dans les pages qu’ils consacrent à Sonny. Ils se contentent de retracer son parcours qui comme celui d’Auguste Renoir ou, dans un autre domaine, de Jean Paulhan, reste assez lisse : pas d’exubérance ni d’extravagance d’aucune sorte. Pépère Renoir honorait ses commandes de portraits pour sa clientèle de grands bourgeois. Paulhan distillait un maigre filet littéraire avec des fascicules du type Les Fleurs de Tarbes ou encore F.F. Ou le Critique.
Quant à Sonny, il enregistrait du swing que Sam effaçait - I got a band/ Ain’t got no fame !

Signé : Cazengler, Sonny Barjot


Sonny Burgess And The Pacers. Charly Records 1985
Sonny Burgess. V3. Charly Records 1986
Craig Morrison. Go Cat Go. University Of Illinois 1998

*

Le barnum de Barny

Barny & the Rhythm All Stars sont montés sur la grande scène du Béthune Rétro en début d’après-midi, à l’heure où les gens sortent de table. Pas le meilleur moment, et c’est d’autant plus injuste que Barny aurait largement mérité une place en tête d’affiche, car il bénéficie aujourd’hui d’une solide réputation. Ne serait-ce que parce qu’il reprend le flambeau de son père Carl, qui avec la même formation, avait tout de même réussi à devenir le meilleur billy band français et à enregistrer trois albums qui sonnent comme des classiques indomptables, tous mots bien pesés.
Solidement épaulé par cette brochette de vétérans, Barny jette toute sa hargne dans la bataille. Il affiche lui aussi un look de jeune premier et ne semble vivre que pour hoqueter comme Charlie Feathers. Le feu sacré brûle en lui, on voit bien qu’il a eu cette chance de grandir dans une maison où on écoutait de la bonne musique. Ça a l’air con, dit comme ça, mais ce genre de détail peut changer une vie. Savez-vous qu’en 1963, Fred Gibbons avait offert à son fils Billy une Gibson Melody Maker et un ampli Fender Champ pour Noël ? Billy avait alors quatorze ans, et son dad lui recommandait de faire ce qui lui plaisait. Tu veux faire de la musique ? Fais de la musique, Billy boy ! C’est plus facile pour devenir une star. Et si Barny est en train de devenir une star, c’est bien grâce à ça. Certaines lignées font plaisir à voir. Celle des Dickinson comme celle des Da Silva. C’est dingue ce qu’il est bon sur scène, le petit Barny, il dégage comme mille torpédos, il navigue plein vent, il gratte l’acou à coups doubles, il force ses syllabes et les fait jouir, ce qui n’est pas donné à tout le monde, il enfièvre le samedi, il dicte le same old sound, il relève tous les défis, claque ses beignes, il chaloupe souverainement des hanches et quand il se jette sur une enceinte, un mètre plus bas, il se reçoit sur les genoux, essayez d’en faire autant, c’est un coup à se péter les rotules, mais Barny le fait dans le feu de l’action, dans le flash du jive, il fait Jo l’éclair et bondit pour offrir au petit peuple un exploit rockab digne des country-boys les plus sauvages et les plus indécrottables de l’Arkansas, on ne parle même plus du Tennessee, beaucoup plus civilisé, non, Barny va chercher ses références de l’autre côté du fleuve, là où les hommes ne se lavent plus et là où on chante le rockab, allumé au pire moonshine de l’univers. Quand Carl Perkins et ses frangins Jay B. et Clayton débarquaient à Memphis pour enregistrer chez Sam, c’était la gueule explosée au moonshine.
En plein milieu du set, le guitariste Claude Placet lâche une info : «Barny a 39 de fièvre ! C’est pour ça que je ne l’approche pas !» Oui, on voit bien qu’il brûle, on le voit jaune de bile, fier de fuel, frit de fièvre, incroyablement voué à son son. Son rockab crépite au grand jour, ces quatre mecs sont hantés par le vieux bop, le batteur la joue jazz, avec la main droite inversée, et le stand-up man nous shuffle le smooth du bop avec un doigté expert. Ces gens-là produisent du très grand art, le cœur du bop bat au vu et au su de toutes et tous, jamais le vieux beffroi ne s’est autant régalé d’un spectacle, lui qui en a vu des vertes et des pas mures.
Et comble de chance, l’album de Barny vient de sortir sur Wild, le label qui fait chavirer tous les cœurs rockabs. Alors attention, c’est de la dynamite, le son est tellement poussé dans ses retranchements qu’on se demande si le mastérisateur ne s’est pas endormi sur son établi. Mais pour une fois, trop de son ne tue pas le son. Si on aime bien se faire péter l’oreille au casque, ce disque est chaudement recommandé. Il se situe à la limite du supportable et c’est justement ce qui fait sa force. On ne l’accepterait pas d’un mauvais groupe de garage, ou pire encore d’un groupe de métal. Mais avec Barny, ça passe comme une grosse lettre à la poste, une très grosse lettre, ça blaste dans le boom du bulbe, Bob ! Dès «Not Ready», l’énergie explose le contexte du cortex. Le son sature tellement qu’il en couine de malveillance lubrique. «I Get The Bull By The Horns» saute à la gueule, monté sur un petit riff de commisération et ce dingue de Placet place ses méchantes vrilles, il fait un festival à lui tout seul. Il transcende même la notion de sauvagerie. Mick Green et Cliff Gallup devraient écouter ça et prendre des notes. Même si on sent que ce disque souffre d’un problème de prod, «I Got To The River» saute encore plus à la gueule. Trop d’énergie, trop de son, et bhamm, ce dingue de Placet lâche ses éclairs punkoïdes, il part au diable Vauvert, il bat la campagne, il échappe à toutes les règles, même celles de la physique nucléaire. C’est son album, il part en vrille sans prévenir et file en cavale de siphonnade sidérale, il claque tout à la pantagruélique, il coule ses bronzes dans la démence de l’outrance de Byzance. Son punk noie le rockab. Il dépasse les bornes de la tolérance. Et ça continue avec «Help Me To Find Out», pure crise de sauvagerie bubonique, tout Barny repose sur le démesure du Claude Placet qui n’en finit plus de claquer du beignet de sol meunière, c’est incroyablement wild, et donc en cohérence avec le label. Ah, comme c’est bon la cohérence. Certains iront même jusqu’à dire que tout repose sur elle. Claude Placet se livre une fois encore à une exaction congénitale. Quelle chance a Barny d’avoir ce fou génial derrière lui. Ils montent encore d’un cran dans le défenestrateur avec «Crazy Beat», ils semblent même rejouer le va-tout qu’ils ont déjà au moins joué cinq fois, mais les gens sont parfois vraiment décidés à en découdre. Ils se livrent ici à une pure atrocité rockabilly - Danger danger babe ! - Vrille de clair éclair, une horreur de dégoulinade en forme d’avalanche, frantic stormic of it all ! Ce démon de Placet ne tient plus en place, il est encore plus wild que Wild Records, that’s now baby, alors oui, on y va, et même qu’on y court - Danger danger babe ! - La voix se noie dans la furia del sol du son, mais le compte n’y est pas, puisqu’ils repartent en vieille alerte d’alarme rouge, bhammm, «Mary Sue» frappe sous l’estomac, là où ça fait très mal, Barny chauffe ses voyelles à blanc, il a tout bien pigé, il délecte ses syllabes et les mouille goulûment, alors que Placet repart comme le furet, là-bas sur les crêtes, il s’en prend une fois de plus aux colonnes du temple qui aimeraient bien qu’on leur foute un peu la paix, mais non, Barny revient rouler «Mad Man» dans sa farine, il endiable littéralement la sur-saturation des choses, on assiste ici au sacrifice du son sur l’autel de la folie pure, le credo de Mama Roux ne vaut plus que dalle, Mac. Il faut se résoudre à subir l’empire de la pétaudière, car voilà «Crazy About You», avec sa belle tenue de la teneur, mid-tempo de charme fatal, Placet place ses plaqués de clair-voyance - zy bout you/ zy bout you - et il part en triple charge de brigade légère, il vitupère, il fait le régiment de cosaques de Makhno à lui seul, il claque tout au clair d’asticot cat de kick. Ils replongent enfin dans la latence de la démence avec «Oh Mama» gratté au boogaloo rockab, celui qui ne pardonne pas. C’est pulsé jusqu’à l’os à moelle, dommage que le slap s’embourbe dans la purée. En tous les cas, Barny et ses amis redorent bien le blason du rockab sauvage.


Signé : Cazengler, Borné & the rhythm Valstar

Barny & the Rhythm All Stars. Béthune Retro. Béthune (62). 26 août 2017
Barny & the Rhythm All Stars. Young And Wild. Wild records 2016

 

JUKE JOINTS BAND

 

Festivités traditionnelles ariégeoises, marché nocturne tous les jeudis avec le traditionnel moules-frites sous la halle du marché de Mirepoix et tous les vendredis soirs la grand bouffe de Léran, le village d’à-côté peuplé d’anglais. Avec si possible à chaque fois des formations du cru pour agrémenter ces agapes du cuit. D’où la présence incontournable du Juke Joints Band, le groupe de blues local. Et encore l’on a raté le concert improvisé, le dimanche après-midi précédent lors de la grande brocante de juillet, avec ce saxophoniste fou qui s’est joint au Juke pour un concert d’anthologie. Lot de consolation, un troisième CD sous presse, tout électrique, à paraître pour bientôt.

 

MIREPOIX / 06 - 08 - 2017

Formation à géométrie variable, le Juke est toujours égal à lui-même. Ce soir nous avons droit au triangle bermudien, Chris Papin, tunique indienne, barbichette de fakir sous lisse occiput de bonze, au micro, Ben Jacobacci, T-shirt Led Zeppelin, perché sur son tabouret, à la guitare, et Damien Papin, cheveux blonds sous sombre béret à la basque, à la basse. Et c’est partie électro-acoustique répartie en deux sets, l’un pour l’apéro, le second pour les plats de consistance. Le Juke c’est d’abord la voix de Chris Papin, essayez de caresser un tuyau de zinc avec une carapace de hérisson pour vous en faire une idée. Ca racle de partout, ça crisse dans les oreilles, ça pique comme un porc-épic. L’a une dizaine de matous amoureux qui s’entregorgent dans le gosier, ça ressemble à ces longs hennissements de batterie cacochymique de voiture qui refuse obstinément de démarrer dans les froideurs des petits matins d‘hiver, bref du miel servi brûlant avec le dard virulent des abeilles. Sur sa gauche, ce n’est guère mieux. Apparemment un mec sympa, dans la vie normale. Suffit qu’il attrape une guitare pour qu’il se transforme en sadique de haut niveau. Ne la lâche pas d’une seconde, vous la maltraite sans répit, vous la malmène sur des chemins de haute perdition, elle sonne à elle toute seule comme les douze carillons de vos cauchemars les plus insidieux. L’a des doigts tenailles pour lui pincer les cordes, passe les accords avec la délectation du tortionnaire qui vous arrache les ongles du pied, juste pour vous faire plaisir, en vous révélant des jouissances inédites. Ben, voyons ! Sur la droite s’active Damien le démon. C’est bien le même qui la semaine précédente ( voir chro plus bas ) cachait bien son jeu. Vous passait un archet mélancolique sur sa contrebasse qui ronronnait de nostalgiques langueurs, ce soir l’a les deux mains atteintes de la maladie de Saint-Guy, ses doigts courent sur le manche, à croire qu’ils se sont transformés en un grouillement de mygales affamées qui se sont déclarées la guerre. Vous injectent dans votre âme de ces jets de venin noir comme la mort. Pourraient se contenter de leur diablerie, chacun dans son coin, mais non, se regardent régulièrement du coin de l’œil, du genre essaie de suivre coco si tu peux, l’on va leur montrer ce que l’on sait faire et c’est parti pour de fastueux tête-à-queue sur une corniche bordée de précipices… Ce soir le juke a le blues trombique. Chevrolet sans frein sur l’autoroute des alligators avec les sirènes des pigs par derrière qui vous tirent dessus à la mitraillette. Sur cette chienlit coruscante Chris rajoute le cocktail Molotov de son organe incendiaire et le bayou flambe de mille feux. Les convives attablés en perdent l’appétit, rejettent leurs fourchettes pour taper des mains et bientôt ça transe dans tous les coins. Une espèce de maelstrom sauvage, une danse au soleil noir, qui refusera de se coucher. Faudra deux rappels et un mojo workin’ endiablé pour assécher ce trop-plein d’énergie débordante. La solution radicale afin d’éviter ces débordements populaires intempestifs ne consisterait-elle pas à interdire le blues ? Tout du moins à interdire les frénétiques nuisances sonores du Juke Joints Band ? Avant que la maladie bleue ne s’étende à l’infini.

( Photos : Pat Grand )

 

LERAN / 28 – 07 - 2017

Une toute autre configuration. N’ont que trois rues dignes de ce nom à Léran. Forment un Y. C’est dans le delta de la lettre androgynique qu’est installé le podium réservé au Juke Joints Band. Camionnettes food trucks sur les deux côtés de la branche principale, la population du village et des alentours prennent d’assaut les longues ruelles de tables et de bancs où chacun s’attable. Autant dire que les mandibules mastiquent dur et que rires et conversations fusent et s’entrecroisent tandis que les bambins et les chiens courent de tous côtés. Formation minimale pour le Juke. Ben et Chris. Guitare et chant. Plus près du blues comme les passagers du Titanic plus près de Dieu et du grand plongeon définitif. Deux hommes seuls devant une bruyante assistance qui bâfre et se ravitaille la ventraille de charcutaille. Mais le blues est une force corrosive. Se niche en douce dans votre âme pour y pondre ses œufs bleus de corbeau maléfique. Ben est à la guitare comme pirate à l’abordage. Ses doigts ont dû repousser pendant la nuit, avec la gratinée de la veille je pensais qu’ils étaient usés jusqu’à l‘os du coude, mais non vous saupoudre la mort aux rats sans discontinuer. Chris ne chante pas. Il est dans le chant. Retranché dans la tour d’ivoire de ses incantations. Le sorcier que personne n’écoute mais qui prononce les malédictions zombiïques, Profère des gestes de vaticinateur, danse ubuesque des bras qui silhouettent des imprécations opératoires. Et peu à peu, il arrache aux tablées ventripotentes la cinquantaine de partenaires nécessaires à l’éclosion de la fête noire, vous a débauché pratiquement que des femmes qui s’en viennent tournoyer extatiquement comme amas de feuilles mortes emportées au vent mauvais, dixit Verlaine. La voix qui sabre et la guitare qui boute le feu. Le Juke flambe comme bûcher cathare aux bons vieux temps de l’inquisition. Plaintes de colères et paroles de feu. Gouttière gutturale de souffrance innervée et énervée, humour salace pour salades d’amour, le blues est l’eau boueuse de la vie, lustrations limpides et vaisselles sales. Ben ramone ses cordes et Chris darde le hérisson de sa voix dans nos conduits auditifs. Deux de feu. Duo de bourreaux. Duel de rapières. Le blues fermente et déborde. De Robert Johnson à Tony Joe White, de Leadbelly à Creedence, personne n’arrêtera cette pluie bleue qui ensanglante le monde depuis l’aurore des temps et la nuit des iguanes. Accélèrent le rythme comme les ailes d’un moulin qui tournerait trop vite, hélicoptère du destin qui fond sur vous, libellule de la vie qui survole les marais de l’inconscience de vivre. Le Juke passe le joint et bande comme un rhinocéros, vous offre le whisky frelaté de vos rêves et kryogénise au crayon rouge les contours rugueux de votre vécu. Suffit d’une voix de rouille, de trouille, et de chtouille qui se balade sur les cordes saccadées et alourdies de pendus d’une guitare exacerbée pour vous révéler la multiplicité contraignante du monde. L’étau se referme sur vous. Vous y laisserez votre peau de serpent. Méfiez-vous, Chris et Ben sont des charmeurs chamaniques. Usent du blues comme d’un sortilège de neige carbonique. Vous rendent à votre condition animale. Et vous aimez cela. Est-ce bête ! C’est le concert fini que vous vous sentez rétrécir. Fin de la métamorphose. Retour à la casse départ. Trop tard. Vous voici rétrogradé dans votre servile condition humaine. Vous ont refilé la poisse du blues. Ne dites pas merci, ils y ont pris de plaisir. Nous aussi. Mais ceci est une autre histoire.

( Photos du concert précédent : Pat Grand )

 

MIREPOIX / 06 – 08 - 2017

Festival des marionnettes de Mirepoix. Bourgade en ébullition. Des milliers de touristes parcourent la ville en tous sens. Pantins de de toutes sortes, avec ou sans fils. Spectacles braillards, poétiques, rigolards, tragiques, tous goûts et dégoûts confondus. Vous avez le choix, les mercenaires du In, les corsaires du Off et les pirates du Out. Des enfants qui rient et s‘impatientent, des chiens qui courent et aboient, et des adultes qui jouent leur rôle de grandes personnes avec cette dérisoire application qui vous fait douter de la future survie de l’espèce humaine. Eloignons-nous de cette brouillonne agitation que Balzac engloba sous l’irréversible vocable de comédie, nous avons rendez-vous avec Elsa.

Elsa n’est point une jeune fille. C’est une association d’aide juridique gratuite. Rappelons que si la justice est une institution des plus coercitives la gratuité est une denrée rare en notre société libérale. Ce dimanche, Elsa ouvre ses portes pour un concert Du Juke Joints Band. Le local tient de la caverne d’Ali Baba et de la Philosophie de l’Ameublement d’Edgar Poe. Un capharnaüm artistique de toute beauté, un entremêlement de tableaux et d’objets insolites, une brocante prodigieuse d’où émane une impression de luxe de calme et de volupté baudelairiennes. La grande salle du fond a été réaménagée, les collections de de fripes plaquées contre les murs, cachées par des paravents. Larges canapés, moelleux sofas, confortables divans, accueillent une trentaine d’amateurs qui attendent sagement le juke, dans cette ambiance de silence feutré et de frêle fraîcheur qui jure avantageusement avec la caniculaire cohue du dehors.

CONCERT

Ben au tabouret et à la guitare sans fil ni mini-ampli. Chris sans micro. Unplugged cent pour cent. Total acoustique. Les cordes et la voix. Pour se pendre. Rien de plus. Rien de moins. Nudité originelle du blues. Gratte rustique et organe rural. Le répertoire en est transfiguré. L’on entend les aigus que d’habitude l’amplification recouvre de la résonnance bourdonnante des graves. Une guitare plus plaintive, un vocal davantage pathétique. Moins de sourde colère, l’expression d’une souffrance accrue. Le plafond bas, les tentures et le matelassage compressé des costumes produisent leur effet : pas une once de réverbération, un son mat et cru qui accroît la cruelle nudité élémentale du blues. Une ferveur silencieuse accueille les cinq premiers morceaux, c’est un peu comme si l’on distillait l’eau du Mississippi et que vous la recueilliez dans votre gosier altéré goutte à goutte. Mais plus on est de fous, plus on pleure. Loïc Papillon - le saxophoniste fou évoqué au début de la chronique - qui se prélassait sur ses coussins - est appelé. Un dur boulot l’attend, une impossible gageure. L’extrait de son étui un monumental saxophone ténor, va falloir qu’il mêle la tonitruance de son instrument à la simplicité émouvante de la rudesse acoustique. Faire taire les grandes orgues de la tessiture saxophonique, la réduire, la mettre au diapason, en sourdine. Trouver les interstices dans la trame forcenée des frottement des cordes hystériquement stressées de Ben exige interventions pointilleuses et chirurgicales. Bouche en attente, souffle contenu, Loïc attend la faille, par où s’introduire, le crampon d’acier que l’alpiniste visse dans l’invisible fissure de la paroi rocheuse vertigineuse, la première note clapote comme une bulle d’air, juste le temps de crever, suivie d’une autre et cahin-caha le sax fait son chemin, trouve son registre, grimpe comme la fine et flexible liane de lierre qui enserre bientôt le tronc rugueux de l’arbre. Le blues dans la rue et le sax en chien qui au fond passe et pisse pour marquer son territoire, puis qui hulule dans le lointain en loup affamé, et qui finit par éclater en chorus magnifique pour prendre sa part au festin des mendiants. Sont maintenant trois mâtins à se partager les meilleurs morceaux, la voix qui tire sur les tripes, la guitare qui arrache les chairs et le sax qui rompt les os. Plus l’assistance qui encourage le hallali sauvage. Nouveau convive. Damien débarque avec sa contrebasse. Renonce sans façon à faire cuire la jambalaya sur le tout électrique. Joue à cru. Les cordes swinguent et apportent une profondeur sonore dont le sax se délecte. Dresse la tête comme le cobra qui attaque. Ne restent ( hélas ! ) que cinq morceaux, un combat collectif à mains nues. Une ruée vers l’or du blues. Insaisissable métal qui vous échappe toujours lorsque la musique s’arrête. Qu’importe vous avez touché à la plus grande richesse du monde durant plus d’une heure. Qui peut se vanter d’un tel privilège !

Boissons et tapas sont offerts par Elsa. Musiciens chaudement félicités, Chris avoue que c’est la première fois que le Juke s’est produit en pur acoustique. Une expérience à renouveler. Le juke a touché à l’essentiel. A l’essence du blues.

Damie Chad.

 

BLUES IN SEM & VICDESSOS

16° EDITION / 11 / 08 / 2017

JAKEZ & THE JACKS

VICTOR PUERTAS & THE MELLOW TONES

JULIEN BRUNETAUD “ TRIO ”

JJ. THAMES

 

Le blues au cœur du Piemont ariégeois ! Jakez qui vient de quitter sa Normandie - que nous affirmons sans preuves natale - nous fera part de son étonnement, première fois qu’il voit les Pyrénées, l’est pourtant juste au début de la vallée de Vicdessos, encore éloignée des sommets, qu’aurait-il dit si le festival avait continué à se passer dans le village perché de Sem, l’aurait connu le bout de la route et la morsure du froid dans la nuit noire et humide, mais l’a eu de la chance, pour la deuxième fois consécutive la seconde et principale soirée de Blues in Sem sise désormais in Vicdessos se déroule dans la halle du marché, en même temps salle des fêtes du bourg de Vic - dénomination hip - ce qui explique une acoustique des plus acceptables et génère un confort d’écoute et d’espace bien plus grand tant pour les musiciens que pour le public nombreux qui envahit les lieux.

 

JAKEZ & THE JACKS

Une formule simple et terriblement efficace pour ouvrir la séance. Ingrédients de base : jeunesse, enthousiasme et électricité. Une casquette plate sur la tête et des musiciens affutés. Chicagoan blues à la diable. Dépiautent sec dès le premier morceau. Jakez est à la lead guitare. Connaît tous les plans. Les plus éculés comme les plus secrets. L’est allé faire de l’espionnage industriel aux States, a fréquenté les plus grosses pointures, a piqué tous les plans, les a revisités et se les est appropriés, retaillant le costume à sa mesure. Taille ample et généreuse. Question chant, ce n’est ni l’accent de Brooklin, ni celui des Appalaches, l’on sent l’estampillage gaulois mais à la corsaire, à la Jean Bart qui vous sautait sur une frégate anglaise à la hache d’abordage et qui s’en rendait maître avant que ses occupants aient pu ouvrir la bouche. En résumé, maître Jackez emporte votre conviction, le blues n’appartient à personne, qu’à ceux qui en prennent possession. En fait, c’est tout le contraire, c’est lui qui s’empare de vous - Playing with my Mind - et qui ne vous lâche plus, vous fricasse les synapses et vous fracasse à la sauce au sang. Jackez possède son joker, Little Tom, au début il assure la deuxième guitare - comme au tour de France, c’est la plus ingrate des places du podium - alors de temps en temps il prend sa revanche, passe devant et mène le jeu, pousse l’harmonica dans les lacets les plus serrés et passe les descentes en trombe, sans frein, et les yeux bandés, vous pousse des soli casse-cous ( jamais casse-couilles ), au ras des précipices vertigineux et quand vous croyez qu’il va entrer dans les décors et la légende des spagyrites morts asphyxiés il lève la main en signe de triomphe et passe le bébé vagissant à la section rythmique, Hugo Deviers le gars qui ne dévie jamais d’un quart de quart de tom, pulse à mort, les autres peuvent batifoler tout tranquille devant lui il vous met de l’huile explosive dans les rouages de la machine Right Place in Time, l’est secondé par Julien Baby Face Dubois, et il en casse du bois à la manière dont il se chauffe, de longues flammes noires qui vous enflamment la moelle épinière sans rémission. Best Looking Girl ou Cold Woman, c’est du pareil au même, vous repeignent les poupées en bleu sans coup férir et Jackez se charge des finitions, la guitare tremble entre ses mains comme s’il était en train de commettre la bagatelle sur scène, vous la fait crier et gémir ahaner et exploser à volonté, mais c’est sur Ten Years Ago de John Lee Hooker - entre temps l’on a eu droit à tous les grands - qu’il vous fait le grand numéro du cœur brisé, des notes bleues qui coulent de sa guitare comme une fontaine de larmes de crocodiles, se sont installés dans votre tête et vous mâchouillent l’âme, si délicieusement que vous aimeriez qu’elle leur serve de chewing-gum tout le reste de votre vie. Mais en ce bas monde, tout a une fin, et les Jacks nous quittent sur un dernier rappel. N’ont pas inventé le blues mais vous ont ouvert le coffre au trésor et vous ont refilé des saphirs gros comme des œufs d’autruche et quelques lapis-lazuli d’un bleuté incandescent. Applaudissements sans fin.

 

VICTOR PUERTAS & THE MELLOW TONES

Deux premiers titres Chacua et Sugar Wated Cole, pour faire chauffer la colle. L’on attend mieux, surtout après la tornade des Jacks, mais cela va venir. Victor Puertas est au chant et à l’harmonica. Surtout à l’harmonica. Vous le bouffe à l’esbroufe. Et je te le fais avancer comme un rouleau de machine à écrire de la droite à gauche de la main dextre, fin de voie, les dix doigts qui papillonnent et stop machine arrière toute, et que je te le fais reculer de gauche à droite d’une senestre diabolique. Manifestement inspiré par le train, el senor Victor Puertas, l’enfonce un peu les portes ouvertes mais d’une manière si cavalière que vous ne pouvez qu’appréciez, hobo blues, vous emporte dans une farandole si shuffle que vous vous croyez en train de conduire la locomotive, surtout qu’il s’amuse autant que vous, sans prétention sans ce côté si déprimant de ces virtuoses imbus d’eux-mêmes qui ont l’air de descendre de leur instrument pour s’admirer jouer pendant que le public se demande comment il va payer la note d’électricité. C’est qu’à côté de lui, il y a de quoi le rappeler à l’ordre. Les Mellow Tones ne passent pas leur temps à regarder passer les trains. Sont plutôt du genre The Great Robbery, deux fines gâchettes de chaque côté de la scène, un Johnny Big Stone, le vieux chien de prairie aguerri qui tire plus vite que tout le monde, et Oscar Rabadan le jeune loup aux dents longues comme un jour sans pain et aux doigts effilés comme des couteaux qui marche sur ses traces. Victor leur ouvre la porte, chacun à son tour et c’est parti pour des galops de guitares effrénées, chacun son style mais tous deux cœur de cible. Des invincibles. Oriol Fontanals fait le mariole. Solidement accroché à sa basse, l’a un jeu jazz, mord le swing et swingue à mort, mais ne faut pas lui en promettre, sait faire parler la poudre d’escampette, aime les sentiers non balisés sur les parois rocheuses, sauts de cabri avec l’aisance d’une danseuse d’opéra. Derrière, un magicien, l’a du travail, avec les quatre chevaux précédents qui tirent la diligence chacun de leur côté, l’est obligé de s’adonner au psychological drummin’, doit les comprendre tous, les suivre dans leurs délires personnels, mais non coco, tu n’es pas seul, tu peux me croire, aie confiance, je suis là, n’est pas le genre de gars à le leur chuchoter à l’oreille, l’a la frappe tonitruante, savent toujours le retrouver, n’ont qu’à suivre le son des tambours épileptiques. Les zozos tirent à hue et à dia, mais Reginald Villardell fait respecter la règle des trois unités, prenez tous les chemins que vous désirez mais retour obligatoire au blues. Pour mieux prendre un chemin de traverse ruthmique au morceau suivant. Take Me with You, Mr Porter, Whisky Drinkin’, No One Like You, Kill Before se suivent et ne se ressemblent mais bruns, noirs ou blancs ce sont toujours des ours bleus. Le dernier We’re Gonna Roll vous à de ces griffes de grizzly des montagnes rockeuses qui emporte la salle au dix-huitième ciel. Mais peut-être même que dans l’euphorie personne ne s’aperçoit que nous sommes dans le septième cercle de l’enfer dantesque du rock and roll. Victor Puertas et ses Mellow Tones remportent la mise. Un peu prestidigitateurs qui vous mènent par le bout du nez hors des sentiers balisés, mais vous n’y voyez que du bleu. Avant de les quitter, n’oublions pas Jean-Jean - l’organisateur émérite du festival, la cheville ouvrière sans qui nous ne serions pas là - appellé à monter sur scène et à prendre son harmo à côté de Victor et qui s’en est tiré comme un grand chef indien. Un véritable peau-bleue, de la tribu des indomptables.

 

JULIEN BRUNETAUD “ TRIO “

Changement d’ambiance. Après le tourbillon des portes qui claquent au vent de la folie douce, ne sont plus que trois sur scène. Un peu maigre, même s’ils trichent un peu puisque Julien Brunetaud est un adepdte de la monte hongroise, l’est sur son tabouret à cheval sur deux pianos, un droit tout électrique et un synthé du grand Nord. Pourrait se contenter de cela, mais l’endosse une troisième casquette, celle du chanteur. Guillaume est au fond derrière sa batterie et Grégoire un peu isolé sur notre gauche, à la Robinson Crusoé sur son île. Je vous le dis franco. N’aurais pas parié un doublon de fer blanc sur Brunetaud et frères lorsque je les ai vus s’installer. En plus quand il annonce de sa petite voix un morceau de Randy Newman je téléphone illico à mon courtier pour qu’il vende toutes mes actions Brunetaud avant le crack boursier. Heureusement que dans les montagnes les communications sont capricieuses. Car à peine avait-il effleuré les touches et ouvert la bouche que j’ai fait comme tout le monde, suis tombé dans sa poche. N’a pas ce que j’appelle une belle voix, l’est comme ces filles qui n’ont rien pour elles mais qui deviennent tout pour vous sans que vous compreniez pourquoi. Un adepte de la Nouvelle Orléans, piano à la Professor Long Hair - rappelons qu’un clandé de la Louisiane ne ressemble en rien à un barrel house à la Jerry Lou - mais dans l’ensemble et les détails ça bastringue pas mal du tout. L’a des facilité le Brunetaud, la bouche sur le micro la main droite sur le clavier et la gauche qui ne perd pas le Nord sur l’orgue. Aussi délatéralisé qu’un batteur me dis-je et du coup mes yeux se portent sur Guillaume. Surprise, ne le lâcherai pas ( de l’œil ) de tout le set, n’est qu’un accompagnateur, on ne s’attend pas à ce qu’il s’envole dans des anabases lyriques, qu’il se perde dans de tapageuses symphonies bruitistes et beethomaniaques, non se contente du contrepoint, mais c’est le premier batteur que je vois jouer sans ses mains. Bien sûr se sert de ses menottes et des baguettes comme le premier bûcheron venu, mais chez lui c’est anecdotique, secondaire, sans importance. Lui il joue avec son intelligence. De la finesse, du tact, de la subtilité. Ne suit pas le virtuose, il de devine, il le devance, pire il le guide, l’emmène où il veut aller, force de proposition prépondérante. Julien Brunetaud vous pond une structure toute neuve et Guillauue vous la transforme aussitôt, trois coups de petits marteaux et vous modifie le plan de l’appartement et c’est à Julien d’adapter l’ameublement à la nouvelle configuration, Guillaume se hâte de changer la couleur des rideaux et la forme du canapé. Un ping-pong fraternel incessant entre les deux, à Grégoire Obollduief, extrêmement concentré sur sa contrebasse obligé à tout moment de s’adapter aux nouvelles figures, est échu le rôle ingrat du caméléon musical, difficile d’être soi-même mais il possède au plus haut degré le génie semenciel de l’abnégation. Un set assez court d’une dizaine de morceaux, mais le premier rappel ne rassasiera pas le public, seront obligés d’en donner un deuxième plus long.

 

JJ. THAMES

Sur la pochette de ses disques l’est présentée en sophisticated lady, mais la sur scène vous avez droit à la puissance charnelle de la real thing. Une crinière de lionne, reine de la brousse sauvage, des seins, de rêves duveteux et de cauchemars d’insomniaques, aussi proéminents que des proues de trirèmes grecques, s’enfoncent dans votre regard tels des poignards dans vos yeux, vous ne voyez plus qu’eux, vous êtes définitivement à elle, vous déchire de ses griffes de panthère souveraine et vous aimez cela. Le reste de son corps de féline noire à la peau très blanche ondule sous un vaste voile africain qui nous cache des splendeurs inédites que nous ne pouvons qu’idéaliser. N’a pas ouvert la bouche que déjà vous savez que le bonheur vous attend. La présence. Se suffirait toute seule. Mais elle a cru bon de s’entourer d’un groupe de quatre tueurs. Guitare, basse, batterie et un organiste, indispensable pour le rhythm and blues. Parce que la dame le blues elle s’en moque. Elle l’a dans le sang depuis le premier jour alors elle s’en bat l’omphalos comme vous votre première paire de chaussons bleus. Désormais vous êtes le punchin’ball de la princesse échappé du chitlin' circuit. Dans sa jeunesse l'a côtoyé Bobby Blue Bland. Pour vous, les haricots sont cuits, votre vie commence enfin. Vous êtes son sparring partner préféré - car vous êtes intimement persuadé qu’elle ne s’adresse qu’à vous, qu’elle vous a élu vous parmi la foule ondoyante de fantômes qui s’agitent vainement autour de vous. Un Rumble qui sonne comme les clairons qui annoncent l‘empereur romain, ce n‘est pas une image, parce que je ne sais pas comment les musicos s‘y prennent, avec cette formation de base rock and roll tout le set vous avez l‘impression qu‘elle est accompagnée par une section de cuivres particulièrement rutilante. Je vous révèle le secret, de polichinelle car il est inscrit en lettres d’or sur le fronton des trois premiers titres, Hey You, Hattie Pearl, I’m Leavin, et tout est dit : le miracle de la voix. L’a tout un orchestre symphonique dans ses cordes vocales, peut tout faire, tout se permettre, pour vous le prouver vous prodigue un Boom Boom à la Eric Burdon qui fait perdre la tête à toute la salle. Un truc à vous faire manger le chat du voisin tout cru, sans y faire gaffe, avec la peau, le collier anti-puces et les miaulements. Le genre de hors-d’œuvre qui ne saurait suffire à JJ Thames. Trop d’énergie, alors elle a un truc, un truc de femelle qui vous bouffe un sandwich au James- Brown-beurre au piment de Cayenne, se tourne vers son guitariste et c’est parti pour le concours des miaulements de tigres affamés. Voix et guitares enthament un dialogue de plus qu’entendant. C’est à qui montera le plus haut, le plus loin, le plus rapidement, la guitare émet des cris humains et le gosier d’airain de JJ. Thames vous strille les esgourdes à coups de règles de fer. Vous décanille les titres à l’emporte pièce, Raw Sugar, No Turning Back, Bad Man, mais ce n’est pas tout, de temps en temps elle pose le bazooka et c’est parti pour pour le mélo. Rappelez-vous la face B, titres lents de la Série Rhythm and Blues, un seul être vous manque et le monde n’existe plus, l’est recouvert d’un torrent de larmes amères et de sanglots d’enfant unijambiste abandonné sur un tas de fumier par ses parents, encore plus désespérant que le plus poignant des blues de Perchman, à faire larmoyer toutes les grand-mères durant tout l‘hiver, la JJ. Thames elle s’arrache les tripes devant vous, elle n’en peut plus, mais elle chante toujours, sa voix domine l’orchestre, l’est à deux mètres du micro et la tragédie n’est pas terminée, personne ne saurait la consoler, I’d Rather Go Blind, alors le combo s’arrête, plus une note, juste la voix de JJ. Thames qui vous troue la poitrine, dans un dernier effort le band redémarre très fort, font l’impossible, vous tissent un rideau symphonique d’au moins cent dix sept violons mais la JJ. va crescendo, domine tout, culmine sur le Mont Olympe et le monde s’effondre tout autour. C’est fini. Un sourire qui vous tire des décombres et la diva s’enfuit. Faudra un potin de tous les diables pour la faire revenir. L’apporte deux dernières gâteries, Saaky Ground et pastèque sur le gâteau, un must de BB King, The Thrill is Gone avec Julien Brunetaud à l’orgue et Jackez à la guitare qui ne manque pas de se faire adouber par la gente dame dans un duel guitare-voix, une décoration qui lui manquait lui qui a accompagné Chuck Berry dans sa jeunesse, mais JJ Thames, l’époustouflante, se retire sous un infini d’applaudissements… The thrill is really gone ! Vous la retrouvez dédicaçant tout sourire ses CD, acceptant avec simplicité de se laisser prendre en photo par une foule d’admirateurs.

 

Ainsi se termine ce seizième Festival de Sem et Vicdessos, une belle réussite, peut-être pas garanti cent pour cent blues, mais une programmation sans temps mort, sans une seule de ces fautes de goût qui vous laissent l’impression d’une dent cariée dans la bouche. Belles rencontres avec des passionnés de blues, l’on en reparle dans une prochaine chronique bleue.

Damie Chad.

 

BAULOU / 22 - 07 - 2O17

KERYDA

 

Tous les deux ans à Baulou - minuscule village ariégeois où fut trouvé au début du siècle le squelette du plus gros mammouth de France - Les Promenades Artistiques qui vous font courir à travers prairies verdoyantes et chemins campagnards de ferme en ferme à la rencontre d’artistes qui exposent leurs œuvres en des lieux inaccoutumés. Midi et soir durant trois jours vous êtes conviés à des apéro-concerts musicaux, bouffe-bio et programmation musicale anémique car dépourvue de la vitamine énergétique rock and roll. Mais ce soir après le jazz et le cirque, Keryda. Amis métalleux écartez-vous, ce n’est pas un spectacle pour vous, Keryda puise à la fontaine du folklore des mélopées enfouies sous les mousses oublieuses de la mémoire.

 

KERYDA

Des charmeurs. Damien Papin sur son tabouret à côté de sa contrebasse - une vieille grand-mère des contes de ma mère l’oye que les loups n’ont pas mangée et qui trotte gaillardement sur ses cent cinquante ans - Sara Evans qui file de ses doigts agiles la quenouille de sa harpe celtique. Tous les deux, blonds comme les blés que la faucille n’a pas encore coupés, semblent chevalier et princesse échappés d’un roman arthurien, égarés en nos temps de grande barbarie. Vont vous retourner l’assemblée bruyante et bavardeuse comme une crêpe bretonne au sarrasin. En peu de temps. Juste un chant d’archet qui moutonne moelleusement et un frisson de gouttes d’eau claire échappées de la fontaine harpique. Et puis vous emportent dans la barcarolle du rêve. Attention le voyage n’est pas de tout repos, gigues écossaises et polkas irlandaises se succèdent en tourbillons entraînants. Damien marque le rythme du pied et les deux mains de Sara n’en finissent pas de tisser une toile vaporeuse qu’elle dépose sur les blessures de votre âme à seule fin d’arrêter l’hémorragique tristesse du mal de vivre. Parfois Damien s’empare d’une mandoline dont le son grêle et joyeux carillonne comme grêle de graviers sur la fenêtre de votre amoureuse. L’assistance entre dans la sarabande, pieds et mains tapent en cadence, applaudissements nourris jaillissent comme ronds dans l’eau qui s’évadent et se propagent à l’infini. Gaspard de la Nuit et Aloysius Bertrand squattent votre imagination, fiers jouvenceaux et chastes ( point trop n'en faut non plus ) damoiselles effeuillent roses ronsardiennes, dépourvues d’épines et capiteuses d'un parfum enivrant. De la harpe de Sara sourdent multiples résonnances, bribes de pianos romantiques qui brhasment le soir au fond des bois nervaliens de Mortefontaine, rondes sacrées des jeux d’enfants et comptines stacato-stacati de la poule qui monte sur le mur et picore le pain dur, en ces moments l’on entend comme le fantôme d’une voix qui s’élève des entrailles ventriloques de la vieille contrebasse, un murmure indistinct qui énonce le mystère perdu des ruines oubliées... Un avant-dernier morceau enjoué, le seul agrémenté de paroles, une chanson à boire le plaisir et l’énergie de vivre qui transporte le public, en final un ultime rideau de brume envahit vos paysages intérieurs, le voyageur se retourne avec mélancolie vers cette arcadie miraculeuse que traversa le Grand Meaulnes et dont il vécut l’exil tout le reste de sa vie… Une soirée d’outre-rêve.

Damie Chad.

 

 

01/09/2017

KR'TNT ! ¤ 337 : GLEN CAMPBELL / PRETTY THINGS / SIDESTONE / ASAYTON / POGO CAR CRASH CONTROL / RONNIE BIRD / BIG BOPPER / CRAMPS

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 337

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

31 / 08 / 2017

 

GLEN CAMPBELL / PRETTY THINGS

SIDESTONE / ASAYTON

POGO CAR CRASH CONTROL / RONNIE BIRD

BIG BOPPER / CRAMPS

 

 TEXTE + PHOTOS SUR :

  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/archive/2017/08/index.html

  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Campbell se fait la belle

Glen Campbell vient de casser sa pipe. On l’aimait bien, mais sans plus. Il entrait dans certaines discothèque sur la foi d’un épisode légendaire : il avait en effet remplacé Brian Wilson dans les Beach Boys, pour les tournées. Moins m’as-tu-vu que les autres, Brian préférait passer son temps en studio. Glen Campbell eut aussi l’immense privilège d’accompagner Ricky Nelson. En fait, Glen Campbell fut une sorte de proto-Zelig puisqu’on le retrouve quasiment dans tous les gros trucs enregistrés en Californie durant les early sixties - ça va des Ronettes aux Monkees en passant par Elvis, les Righteous Brothers, Pet Sounds et même Sinatra - Il faisait partie du fameux Wrecking Crew, cette clique de surdoués qu’on faisait jouer partout - et dont Leon Russell fit aussi partie. Bon, le détail de tout ça se trouve maintenant sur wiki.
Mais comme beaucoup d’Américains attirés par la bonne fortune, Glen Campbell allait bouffer à tous les râteliers, pop, country, variété, tout ce que le ventre mou de l’Amérique musicale peut présenter de plus hideux. Et pour corser l’affaire, il en rajoutait, avec son physique de séducteur à la gomme, avec ses petits cheveux blonds bien peignés et ses dents bien brossées. Ce bellâtre n’aurait jamais pu faire le métier de pirate.
Si vous voulez piquer une bonne crise d’agacement, c’est très simple : procurez-vous ce beau pressage américain qui s’appelle By The Time I Get To Phoenix. Comme vous êtes cultivé, vous avez reconnu le titre d’un très grand hit de Jimmy Webb, repris ailleurs par Solomon Burke, Dionne Warwick, ou encore par l’immensément immense Isaac Hayes, et là c’est quelque chose, car il s’agit du coup de chapeau d’un géant à un autre géant. Mais revenons à notre mouton. Il faut avoir entendu ça au moins une fois dans sa vie : Glen Campbell susurrer Phoenix d’une petite voix de blanc bien peigné. Pas la moindre trace de feeling. On se demande ce que Jimmy Webb a pu penser en entendant ça à la radio. Oui, parce que ça passait dans toutes les radios, forcément ! Plus c’est moche et plus ça marche. On écoute cette version avec un genre de stupéfaction : Campbell ne fait rien passer, pas le moindre petit trémolo d’émotion. C’est comme s’il était asexué. Le pire est à venir : il tape ensuite dans l’intapable avec «Homeward Bound». Il tape dans Paul Simon, d’accord, il chante juste, d’accord, mais il transforme ce chef-d’œuvre d’émotivité harmonique en pop de Prisunic. Alors que la version originale plane sur l’âme comme l’ombre d’un songe et donne la chair de poule. Glen Campbell a en gros le même problème que Lou Rawls : il y a quelque chose dans leur ton qui ne passe pas. Et ces mauvaises impressions se confirment avec les cuts suivants. Il s’y révèle atrocement inconsistant. Il se vautre même dans la country californienne, la pire qui soit. On a vraiment l’impression de marcher dans une grosse merde de chien. Cet imbécile se croit à Nashville. On bâille tellement qu’on finirait bien par s’en décrocher la mâchoire. Voilà, c’est tout ce qu’on peut détester dans la pop américaine, le côté propre sur soi, bien orchestré, l’American dream pour ménagères mal baisées. Avec ce genre de disque, Glen Campbell se situe à l’opposé de Lee Hazlewood et de Fred Neil.
Mais avant d’être le piètre chanteur que l’on sait, Campbell est l’un des rois de la douze. Il existe un album intitulé Gentle On My Mind - paru la même année, en 1967, et le morceau titre semble être son gros hit - sur lequel il fait sonner sa douze, alors on dresse l’oreille. Il envoie Gentle rouler vers l’horizon, dans une belle ambiance de folk-rock dynamique. Le problème est que Gentle sonne un peu trop comme l’«Everybody’s Talking» de Fred Neil. Il semble que Campbell ait connu plus de succès que le pauvre Fred, dont le hit fut heureusement popularisé grâce à Midnight Cowboy, l’impérissable film de John Schlesinger, et à la voix toute aussi magique d’Harry Nilsson. Pour revenir à notre mouton, «It’s Over» présente aussi de beaux atours, avec un gros son de douze par dessus la soupe aux violoncelles. On voit que Campbell cherche désespérément à ouvrir des horizons, mais ce privilège revient aux géants. On trouve aussi du très beau son de douze dans «Just Another Man». Campbell reste dans sa pop de pseudo-grands espaces et cultive sa petite ferveur avec une belle opiniâtreté. Il finit l’A avec «You’re My World», une insondable mièvrerie reprise en français par Richard Anthony et Michèle Torr. Quand on a dit ça, on a tout dit. En fait, Glen Campbell tape dans ce qu’on appelle la sunshine pop, cette pop ultra-commerciale qui fait rêver les cœurs sensibles. Il passe de cut romantique en balade richement orchestrée, il explore l’intimisme et le chaud dans le cou en caressant les courbes avantageuses de sa muse qui ronfle. Et pour finir, il tape dans la belle mare d’eau de rose de Roy Orbison avec «Cryin’».
Mais il y a un mais. Il existe un album de Glen Campbell pour lequel on se damnerait volontiers pour l’éternité. Oui, le fameux Bobbie Gentry & Glen Campbell ! Ils posent tous les deux en pied, sur la pochette, Glen porte un col roulé blanc à la Steve McQueen et Bobbie se déhanche dans un ensemble bleu turquoise incroyablement excentrique, le genre de truc que seule une Américaine ose porter, avec des plis d’un mauvais goût absolu aux cuisses, mais quelle décontraction ! Il se niche sur cet album quelques pure merveilles, et là on ne rigole plus. En fait, c’est Bobbie qui sauve l’album. Notamment dans cette version démente de «Gentle On My Mind», amenée aux gratouillis de guitare. Bobbie se joint à Glen sur les back roads by the rivers of memory d’échappées belles et elle éclate soudain la gueule des atomes du rock. Bobbie Gentry est la Venus des temps modernes. Elle sent bon l’immortalité. Alors ça fait bander Glen qui se met à chanter enfin avec du tempérament, et même comme un dieu ailé, filant au-dessus des grands espaces américains. Car c’est cette imagerie que draine Gentle. Si on aime la magie des duos, c’est là que ça se passe. Et pour aller plus loin : c’est cette version démente qu’il faut aller écouter chaque fois qu’on perd confiance dans la vie. Il s’y passe quelque chose de shamanique qui aide à continuer encore un peu. Et le fait que Bobbie fasse bander Glen a quelque chose de révélateur, au sens où l’entendaient les mystiques de l’Antiquité. L’autre coup de Trafalgar se trouve de l’autre côté : «Morning Glory». C’est une compo de Bobbie. On devrait plutôt employer le mot groove. Bon, le morning glory, tout le monde sait ce que ça signifie. C’est l’érection du réveil. Alors Glen minaude - Good morning morning glory - Il a une trique d’enfer et il a de la chance, le beau Glen puisqu’il se prélasse dans le groove douillet et bien tiède de la belle Bobbie. Elle minaude à son tour - Good morning sweet baby/ I love you even more today - C’est un fabuleux shoot de sensualité, du pur sexe. Glen a la voix qui chuinte. On le sait, certaines caresses ne pardonnent pas.
Bon, trêve de conneries. «Morning Glory» est en réalité une chanson d’amour incroyablement belle. Glen demande à Bobbie où ses rêves l’ont emmené pendant la nuit - C’est d’une infinie délicatesse - Sorry but I have to wake you - Il veut la réveiller pour retrouver la lumière de son regard et elle lui répond qu’elle l’aime chaque jour davantage. Elle lui dit que chaque fois qu’il s’endort, elle est jalouse des rêves qui l’emmènent loin d’elle - Come on darling time to get up - Il est temps d’aller prendre le petit déjeuner. On ne sait plus si Bobbie Gentry est une sorcière où une déesse. Les deux, sans doute.
Dans «Little Green Apples», Glen sort sa plus belle voix de mâle chaleureux et protecteur. Bobbie entre dans la chanson au deuxième couplet et ramène un peu de sensualité dans cette histoire de pommes vertes. Comme Chrissie Hynde, Bobbie fut il y a quarante ans la fiancée qu’on rêvait d’avoir. Et quand elle prend un couplet toute seule, alors la chanson bascule dans un abîme de magie. Ils finissent cet album miraculeux avec une autre reprise de Paul Simon, l’immense «Scarborough Fair». Bobbie épouse littéralement le génie mélodique de Paul Simon. L’ambiance reste un peu moyen-âgeuse, au sens anglais de la chose, mais elle shoote tellement de feeling dans le cul ridé du Moyen-Age qu’on s’en effare. Et la version finit par aller se perdre dans l’ombilic des limbes, là-bas, dans cette dimension où erre encore le fantôme d’Artaud le Momo.


Signé : Cazengler, Glen Campbille


Glen Campbell. Disparu le 8 août 2017
Glen Campbell. Gentle On My Mind. Capitol Records 1967
Glen Campbell. By The Time I get To Phoenix. Capitol Records 1967
Bobbie Gentry And Glen Campbell. Capitol Records 1968

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Oh You Pretty Things -
Part Two

 

Il faut vraiment adorer les Pretties pour aller s’enfermer dans l’étuve du Petit Bain au soir d’un jour d’été particulièrement chaud. Mais en même temps, il faut se hâter, car les Pretties ne pourront pas continuer très longtemps. Ils jouent le meilleur British beat d’Angleterre depuis plus de cinquante ans. On s’attend donc à voir monter sur scène des pépères rincés par les excès et le dos brisé par le poids de la légende. Pas du tout. L’incroyable de la chose, c’est que leur énergie est parfaitement intacte. Ils awsomisent le petit peuple.
Bien sûr, on se pose la question, assis dans la rame qui descend jusqu’à la grande bibliothèque : quel est aujourd’hui le sens d’un tel concert ? On entend maintenant parler ici et là de rock de vieux. Et même de rock de vieux pour les vieux. Et tous les vieux passent à la casserole : Chuck, Jerry Lee, les Groovies. On a entendu des horreurs. Même sur Brian James ! Au bar, après le set, des gens le trouvaient tout simplement pathétique. Pourtant, il avait joué comme au premier jour des Damned, avec tout le vif argent d’un new-roser kramerisé. Au précédent concert des Pretties (Petit Bain aussi), deux mecs derrière rigolaient de bon cœur en voyant arriver Dick Taylor sur scène. On en est là. Et on attend. On attend quoi ? On attend que les choses reprennent du sens.
C’est justement par Dick Taylor que les choses reprennent tout leur sens. Ce vétéran de toutes les guerres ressemble plus à un retraité de la fonction publique qu’à un légendaire guitariste de rock, mais il fait le show comme très peu de gens savent le faire. Il joue sur d’antiques demi-caisses avec une sorte de son incroyablement agressif. Il joue tout au fil mélodique sur des structures extrêmement classiques, celles de «Mona» et de «Big Boss Man», par exemple, mais il joue avec une pugnacité unique au monde. Il faut le voir claquer ses notes à la volée et jeter par moments des petits coups d’œil sur les premiers rangs. Sur scène, Dick Taylor semble rajeunir. Il joue avec une telle énergie qu’il finirait bien par fasciner. Sa main droite semble ralentie, il claque ses notes à une certaine distance, et puis soudain, il fait ce que les flics appellent une descente, il part en solo sur une gamme classique, mais attention, dans les pattes de Dick Taylor, ça devient quelques chose de fantastique, de vivant, d’unique. Il sort un son qui bouffe tout. Ce petit homme joue comme un ogre, il développe un volume extraordinaire, c’est même quelque chose qui frise le surnaturel, comme si l’énormité du son le dépassait. Il joue avec un vieux méthodisme à l’Anglaise, terriblement efficace. Voilà ce qui s’appelle claquer un solo. On comprend subitement d’où sort le mythe des Pretties.
Les grands guitaristes anglais ont tous un son ou une façon de jouer qui permet de les identifier immédiatement : Keith Richards et sa façon de battre les accords, Eddie Phillips et sa façon de pousser les notes à l’orgasme, Pete Townshend et sa façon de mixer la mélodie et le débraillé - sharp and wild - Jimmy Page et sa façon de galvaniser les walkiries, Jeff Beck et sa façon de brusquer les événements, George Harrison et sa façon de sublimer le fil d’argent d’une mélodie, Steve Jones et sa façon de transformer le plomb en or, James Du Cann et sa façon de faire rôtir le son en enfer, Nick Saloman et sa façon de labourer les terres éternelles, Brian James et sa façon de transporter le feu sacré dans la nuit préhistorique. Il faut bien sûr ajouter Dick Taylor et sa façon de cent fois sur le métier remettre son ouvrage et, accessoirement, de jouer les solos les plus dévastateurs qu’on ait entendus ici bas depuis le temps béni de «Baron Saturday».
Justement, c’est la pochette de SF Sorrow qu’on voit peinte sur la grosse caisse. Et c’est «SF Sorrow Is Born» que chante l’impeccable Phil May, toujours dédié corps et âme aux Pretties, comme il le fut toute sa vie. Phil May reste un modèle de constance qui n’en finit plus de faire réfléchir. Et de fasciner. Cet homme n’a jamais dévié sa trajectoire d’un seul millimètre : les Pretties ou rien, et si certains de ses amis lâchent la rampe à un moment donné, Phil May retrouve des gens pour continuer l’aventure. Oui, il faut ici absolument parler d’aventure, d’aventure psychédélique et d’aventure humaine, d’aventure intellectuelle et d’aventure tout court, c’est-à-dire le contraire du commerce. Les Pretties n’ont jamais vendu leur cul et c’est ce qui fait leur grandeur. Comme Link Wray, les Downliners Sect, Wild Billy Childish et d’autres héros condamnés à la semi-obscurité, les Pretties ont su maintenir le cap de leur choix. Évidemment, c’est beaucoup moins compliqué quand on a des chansons. En cinquante ans, les Pretties ont réussi à accumuler un joli tas de hits, et en concert, on en prend vraiment plein la barbe, car tout est bien, surtout les vieux hits de l’âge d’or, à commencer par «Midnight To Six Man» et l’indétrônable «Rosalyn» de fin de non-recevoir. Mais le set menace d’exploser à plusieurs reprises, et notamment lorsqu’ils retapent dans SF Sorrow avec ce chef-d’œuvre psyché qu’est «I See You», car Dick Taylor l’emmène au firmament avec un spécimen solotique hallucinant de véracité cosmologique, il construit note à note les marches de cristal sonique qui emmènent les cervelles jusqu’aux cimes, il nous fait ce cadeau, cet homme nous montre à quoi ressemble le rock anglais lorsqu’il est violemment inspiré, virulent et mauvais comme une teigne, lorsqu’il respire par tous ses pores, lorsqu’il brûle d’un feu et qu’il brûle encore bien qu’ayant tout brûlé, qu’il brûle encore même trop même mal, qu’il brûle encore pour atteindre à s’en écarteler les cartilages du privilège cartésien, qu’il brûle encore dans l’ardent soleil des projecteurs, et c’est là dans cet instant précis qu’on boit à la source du rock anglais. Comme Ray Davies, Pete Townshend et Jeff Beck, Dick Taylor est un prodigieux survivant. Il survit avec un imposant panache. Ces gens-là ne sont pas là par hasard.
Ils bouclent le set avec un «LSD» monumental dans lequel ils fondent l’or un autre chef-d’œuvre tiré de SF Sorrow, «Old Man Going», l’un de ces hits anciens que les anglais taxent de minor hits, mais qui collent à la cervelle comme le sparadrap du capitaine Haddock. SF Sorrow et le White Album des Beatles ont laissé les traces les plus profondes dans les imaginaires en jachère de certains adolescents. En ce qui me concerne, je ne connais pas d’albums plus parfaits que ces deux-là.
Phil May annonce à un moment d’une voix blanche un vieux hit : It’s called «Come See Me». George Woosey attaque l’intro en la, quatre notes, sol sale, fa fuzz, do dur, sibem et bhammm ! If you wanna love me baby/ Come see me, là tu as les Pretties dans toute leur fuckin’ sale grandeur intemporelle. Tu te retournes et tu vois tout le monde gueuler baby I’m your man car c’est l’hymne de la victoire.

Signé : Cazengler, pretty singe


Pretty Things. Le Petit Bain. Paris XIIIe. 6 juillet 2017

 

ACHIL' CAFE

  FOIX / 14 - 07 - 2017
SIDESTONE / ASAYTON

Trouver du rock en Ariège n’est guère aisé. Par ces soirs de feux d’artifice, faut se rabattre sur les valeurs sûres. Ce sera donc l’Achil' Café - guitares et photos de concerts accrochées aux murs, idéalement placé à l’entrée de la bonne ville de Foix - en cette soirée de fête nationale le hangar salvateur n’hésite pas à proposer - désolé pour les amateurs d’accordéon amusette - deux groupes, rock et métal. De quoi nous reposer des ferveurs populaires qui tout le long de la journée ont paralysé la cité préfectorale, ville étape du Tour de France. Quelle misère d’entrevoir ces milliers de personnes parquées derrière des barrières s’égosiller et s’agiter pour attraper au vol porte-clefs, casquettes aux logos de la grande distribution, stylos bille et autres infantiles hochets publicitaires... alors qu’il serait si simple de réquisitionner son dû dans des magasins bourrés de marchandises… C’est vraisemblablement pour éviter le spectre funeste de ce cauchemar de ré-appropriation collective que la société de consommation organise à dates fixes ces jours d’aumônes et de distributions de pacotilles. Tant que le peuple s’amuse et ne lit pas Kropotkine ne sommes-nous pas en route pour le meilleur des mondes ? Dans l’attente de la prise de nouvelles Bastille, écoutons cette douce musique porteuse de tumultes prophétiques que devrait toujours être le rock and roll !

SIDESTONE


Première apparition publique révèlera Paul Rescanières dès la fin du morceau introductif The Weathering de The Last Train. L’a de l’allure le grand Paul, tout de noir vêtu, sa longue taille casée sous son chapeau de feutre et une voix bien en place, pas du tout désagréable, qu’il peut moduler à loisir. Compatissante et dramatique sur le Don’t Cry des Guns and Roses mais capable de growler avec conviction par exemple sur Killing in the Name de Rage Against the Machine. Des reprises uniquement. Les compos sont en cours d’élaboration, butent sur les lyrics m’avoueront-ils, z’ont raison de prendre leur temps, ne s’agit pas d’aligner de simples paroles passe-partout, faut transcrire une vision du monde qui fasse différence et étamine de ralliement. Sont jeunes et le groupe n’a que deux mois. Sont encore dans le creuset des amalgames individuels. Harmoniser les origines et infléchir une direction commune. En attendant se débrouillent bien. Romain Isabal nettement rock, guitare grondante et bouffées de riffs assourdissants, l’est l’estoc qui abat les arbres, taille le chemin, détermine les différentes étapes structurelles des morceaux. C’est que derrière sa batterie Nathan Todeschini use d’une frappe plus subtile. Ne fracasse pas les breaks, laisse la scansion rythmique courir sur son ère, enchaîne les temps plus qu’il ne les marque. N’est point féru de fortes ponctuations, préfère les suspensions ternaires qui laissent toujours comme un vide à remplir que s’en vient combler la basse insinuante de Théo Barbat, un jeu d‘eau qui coule, empreint d’une fausse sérénité. Une bête serpentaire tapie dans les broussailles quasi invisible mais aux crochets venimeux. Cette dichotomie entre le rentre-dedans des guitares - car en plus du chant Paul assure aussi la seconde guitare - et la section rythmique n’est pas étrangère au charme induit par le groupe. Cela crée un déséquilibre harmonieux assez fascinant. Les applaudissements crépitent et à peine s’apprêtent-ils à quitter la scène que le public conquis exige un rappel. Un superbe Paranoid qui emporte tous les suffrages.
Pour un premier concert Sidestone s’est montré à la hauteur. Un choix de titres très générationnel : Linkin’ Park, Muse, Red Hot Chili Peper, System of a Dawn - tout ce que je n’écoute pas - mais traités à leurs manières, parties de guitares réincarnées et assise rythmique personnalisée. L’on sent la jeunesse du groupe et l’on devine que tout cela est destiné à évoluer, faudra les revoir dans six mois. Nous sont entrés dans l’oreille et n’avons pas envie qu’ils en ressortent.

ASAYTON


Les groupes se suivent et ne se ressemblent pas. Tout le contraire du précédent. Un trio de trois grands gaillards assurés de leur fait. Au point, au choc. Un metal frontal calibré à la tonne. Un batteur pour l’estampage, un bassiste pour la houille du four, et une guitare qui vous moule à la louche des riffs d’acier trempé. Les titres parlent d’eux-mêmes et annoncent le programme : Destroyed, Fear, Arma, Sadistic, The Anger… bande-son pour film catastrophe. Rien à redire, défilent devant vous comme un régiment de blindés qui montent au front. Le guitariste se charge du chant. Vous assène le vocal sans aménité. Articule de toutes ses forces. Presque trop brutal, on l'aurait préféré parsemé de chuintements de djent maladif, mais non ça résonne comme des coups de pilon sur des structures de fonte. A la réflexion ce type d’énonciation éjective semblerait davantage approprié pour du punk. Asayton vous assome sans rémission. Le groupe quitte la scène sans préavis. Leurs morceaux se terminent systématiquement au moment où vous vous y attendez le moins. Le public surpris ne réclamera pas de rappel. Asayton vous estabousille sans merci. Manque un soupçon d’âme qui ferait toute la différence entre méchanceté gratuite et cruauté désirée.


Damie Chad.

POGO CAR CRASH CONTROL

Caroline de Kergariou, l’auteure de la monumentale radiographie du punk chroniquée dans la trois cent trente-troisième livraison de KR’TNT ! du 15 / 06 / 2017, sur France Culture ce mercredi 26 juillet entre treize et quatorze heures ! Evidemment toute chose échappant à la perfection elle n’est point seule. C’est la dernière mode radiophonique : jamais un invité sans un deuxième. Au journaliste de mener les deux interviews de front. Mode insupportable qui consiste à établir des liens improbables entre des univers qui ne sont même pas parallèles. Parfois, mieux vaut jamais que Plutarque ! Cette fois-ci l’objet promotionnel est de taille, rien de moins que Pierre Christin le scénariste de la BD Valérian. Rappelons que le film qu’en a tiré Luc Besson a coûté plus de deux cents millions de dollars et qu’il serait bon que les petits français comblent quelque peu de leurs modestes oboles le déficit d’exploitation occasionné par le peu d’appétence du public américain pour ces aventures étoilées à leurs yeux étiolées. Autant dire que Caroline héritera de la portion congrue. Plein feu sur Valérian. Ajoutez à cela que dès que le journaliste consent à employer le mot punk c’est aussitôt pour demander à Christin si sa BD n’est pas punk, si Valérian n’est pas un punk de l’espace, si lui-même n’est pas un punk qui s’ignore… le pauvre Christin essaie tant bien que mal de jongler avec ce chewing gum qui lui colle aux mains. Quant à Caroline de Kergariou elle passe le peu de temps qui lui est imparti à renflouer les questions bateaux ( échoués ) que notre journaliste lui fait de temps en temps l’aumône de lui adresser. Heureusement quelques disques viennent interrompre la logorrhée verbale de notre animateur. Nous aurons droit aux Slits - obligatoire pour la tarte à la crème marronnière de la revendication féministe valériale et punktoséidale - au dernier disque des Boomtown Rats, et à Pogo Car Crash Control à qui Caroline de Kergariou refuse d’attribuer l’étiquette garantie cent pour cent punk, sous prétexte que les paroles lui semblent manquer de second degré. Elle a raison, tout en ayant tort. De l’eau a coulé sous le London Bridge depuis la première explosion punk, et les P3C ont tété aussi à bien d’autres mamelles nourricières apparues en quarante ans, la pureté punk est devenue un label frelaté... Leurs paroles à l’emporte-pièce métaphysique touchent au plus lointain, à ce qu’Edgar Poe définissait en tant qu’esthétique du grotesque. Qui fut au fondement du romantisme allemand et anglais. Un courant artistique et littéraire souterrain qui prend racine dans les décors boursoufflés de la Maison Dorée néronienne. Arabesque et Grotesque disait Poe, Nietzsche corrigera en Apollinien et Dionysiaque. Mais la nomenclature poesque nous semble beaucoup plus pertinente - peut-être de par leur commune nativité amerloque - pour qualifier le rock and roll. Et les Pogo Car Trash Control nous paraissent importants car ils ont d’instinct retrouvé cette veine séminale de l'arrêt volte face aux données instantanée de la vie. Sans pour autant céder à la tentation nihiliste. Un bien étroit sentier de feu sur deux à-pics vertigineux.


Damie Chad

RONNIE BIRD
LE ROCK EN V. F.
DIDIER DELINOTTE
& MANUEL RABASSE
( Camion Blanc / Juin 2017 )

Ronnie Bird ! Déjà présent dès la livraison 47 du 08 / 04 / 2011 de KR'TNT ! Puis la 215ième du 12 / 12 / 2014 pour une longue interview parue dans JBM, et enfin voici pas très longtemps dans le 325 du 20 / 04 / 2017 nous chroniquions En Direct ! 25 cm paru chez Jukebox Magazine... Et donc ce livre inespéré de Didier Delinotte et Manuel Rabasse qui écrivit en des temps lointains dans Best.
Un genre de couverture à damier que nous n'apprécions guère mais qui doit avoir la préférence de Didier Delinotte puisque dans la même collection ses livres précédents dédiés aux Kinks, aux Flamin' Groovies, aux Pretty Things, aux Byrds, à Procol Harum et à Arthur Lee de Love arborent une même présentation. Mais Bo Diddley nous a avertis, You can't Judge a book just looking the cover ! Surtout qu'en l'occurrence ce serait injuste.
Parler de Ronnie Bird n'est guère facile. Le principal fautif étant avant tout Ronnie lui-même. Une carrière courte, un effacement volontaire, quelques apparitions erratiques... Pas de quoi composer un pavé. Le livre n'atteint pas les deux cents pages. Et pourtant depuis Sad Soul, son dernier disque en 1969, Ronnie n'a jamais disparu de la mémoire de ses fans. Je peux en témoigner. Les mauvais esprits diront qu'il a davantage gravé le disque mémoriel de sa mince cohorte d'admirateurs transis que bouleversé son époque.
N'a pas eu de chance Ronnie, l'est arrivé après la bataille. Le showbiz avait mis de l'ordre dans le poulailler. De l'explosion rock du début des années 60, ne restaient que Johnny Hallyday, Eddy Mitchell et Dick Rivers. Tous les autres sont entassés dans les anonymes poubelles de l'histoire. Les trois cadors ont dû pas mal louvoyer pour ne pas couler. C'est que la place devenait restreinte. La poignée de pionniers américains qui avaient été les tutélaires figures de proue du rock hexagonal devaient céder le terrain devant l'invasion anglaise. Le public rock n'étant pas majoritaire, entre la vieille garde rock'n'rollesque et la génération montante portée par la vague british, restait peu de monde pour jeter son dévolu sur les nouveaux rockers français. Entre parenthèses une fois que vous aviez nommé Ronnie Bird et Noël Deschamps, vous restait trois doigts de la main dont vous ne saviez que faire.
Le livre retrace à merveille les débuts de Ronnie, synthétise parfaitement les efforts de l'Oiseau, du lycée à l'enregistrement de son premier disque. Ronnie n'est pas le genre d'artiste à s'imposer du premier coup. Les amis, les connaissances, les circonstances, tout se ligue en sa faveur, mais il arrive en quelque sorte de guingois dans le milieu professionnel. Admis mais pas reconnu. Ne sera jamais le patron. C'est qu'il emprunte un chemin difficile et il donne l'impression de poursuivre un but sans avoir une idée précise de l'endroit où il veut arriver. Part du vieux rock, son premier titre Adieu à un Ami est très symptomatique, hommage à Buddy Holly avec Mickey Baker – un des guitaristes historiques qui a contribué à la naissance du rock – et recherche d'un son qui soit différent des commencements de cette musique. L'Oiseau à l'intuition qu'il faut explorer les noirceurs originaires du blues, mais l'a du mal à réaliser la synthèse entre le rock mélodique de Holly qui influencera les Beatles et le rhythm'n'blues des Rolling Stones. Les quatre super 45 Tours enregistrés chez Decca lui permettront réaliser la cristallisation alchimique. La voix et les guitares. Finit par comprendre qu'il ne suffit pas d'articuler, de découper les paroles suivant les pointillés de la structure grammaticale mais de les jeter dans le magma du son. L'est le premier en France à avoir des guitares qui marchent à l'électricité. Elle m'attend – fabuleuse reprise du Last Time des Stones – le foldingue Fais Attention piqué aux Nashville Teens et le Où va-t-elle ? emprunté aux Hollies, sont des musts. Y aurait-il eu un véritable producteur et un staff intelligent derrière, Ronnie était sauvé. Ne manquait plus qu'à créer quelques originaux et à poursuivre dans cette voie royale.
Mais il n'y eut pas. Ronnie fonce et personne autour de lui ne réfléchit. Court les émissions de télévision et les concerts. L'aurait mieux valu stabiliser un groupe de musiciens autour de lui et payer des heures de studio pour travailler et progresser. Mais Decca a mieux à faire. Ronnie change de crèmerie. Se retrouve chez Philips. Marché de dupe. La maison d'Hallyday ne versera pas un franc sur sa nouvelle acquisition. Cela tombe au plus mauvais moment. Echaudé par le quart de succès remporté par la première partie de sa carrière, au lieu de tenir ferme sur ses positions électriques Ronnie cherche une autre formule. Pré-psyché – pro-pop si vous êtes cruel – Le Pivert, Les Filles en Sucre d'Orge, c'est joli, c'est gentil, c'est marrant, c'est mignon, c'est entraînant, mais ce n'est pas vraiment Rock. Se fait doubler par des chanteurs qui n'ont pas le cul entre la chaise rock – sur laquelle est assis son public – et le fauteuil pop – sur lequel se prélasse l'intellingentsia rock typiquement française qui cherche à tout prix à coller à la dernière tendance du marché... Genre d'attitude qui conduit à la catastrophe. Se fait doubler et reléguer dans les oubliettes par Antoine, Polnareff, voire Julien Clerc.
C'est la fin. L'enregistre un dernier simple, en 1969, en anglais Sad Soul, un chef d'oeuvre... Et c'en est fini de Ronnie Bird. N'a même pas vingt-cinq ans mais il a marqué le rock français d'une empreinte indissoluble.
Ne part pas sans raison. Reconnu responsable d'un accident de voiture qui a amoché très vilainement un de ses musiciens, les assurances lui demandent de régler les dédommagements... Donne dans l'alimentaire participe durant près de quatre ans aux représentations des comédies musicales Hair et Jésus Christ Super Star. Notre rocker passe dans le camp des hippies. Encore pire que Johnny avec San Francisco ! Les fans font profil bas... Ronnie lui-même s'enfuit, fait le tour du monde, se fixe à New-York, vivote de petits boulots et trouve enfin un job de caméraman à la télévision... L' a fait une croix sur son passé de rocker. L'a entassé quelques projets – tous foirés – avec Micky Jones et Tomy Brown... En 1982 il sort une horreur sans nom, un album de world music – n'ai jamais pu l'écouter en entier – réussit à écrire les paroles d'un hit pour Ray Charles, ce qui est nettement plus gratifiant...
Mais en France, les fans de la première heure ne sont pas encore rassasiés et les rééditions s'enchaînent et bientôt l'on passe aux démos, aux enregistrements publics, aux émissions télé des années soixante et jusqu'aux interviewes d'époque... Notre homme a vieilli, l'atteint les soixante-dix balais, s'est toujours défendu de céder à la nostalgie. Une attitude semblable à Eddy Mitchell des plus circonspects quand on lui rappelle très riches heures des Chaussettes Noires. Difficile d'être quand on a été. Mais Ronnie ne se prévaut d'aucun privilège. Refuse d'endosser le statut de hasbeen. Conçoit sa vie comme un itinéraire qui n'appartient qu'à lui. Discrétion aristocratique chez cet homme qui n'éprouve ni regret ni amertume. Didier Delinotte et Manuel Rabasse nous tracent le portrait d'un oiseau migrateur. L'a quitté le nid du rock'n'roll depuis longtemps et il n'y est jamais revenu. Vous pouvez le regretter, mais c'est votre problème. Une fois que vous aurez compris et admis cela, vous vous sentirez mieux dans votre peau puisque vous n'aurez plus besoin de quelqu'un d'autre pour remplir votre vie. Vous serez comme l'Oiseau libre dans sa tête, libre dans son vol.
Une des figures les plus attachantes du rock français. Un livre pas très épais mais profond. Pour tous les fans de Ronnie et pour ceux qui veulent comprendre l'étrange magie que dégage ce parcours trop tôt tronqué.


Damie Chad.


NOT FADE AWAY
JIM DODGE
( Cambourakis Editions / Novembre 2011 )

Dodge, un nom prédestiné pour la route. D’ailleurs le roman n’est pas sans évoquer le fameux On the Road de Jack Kerouac. Un trajet de long en large au travers des Etats-Unis, mais Not Fade Away traverse deux états. Je ne fais ici aucune allusion au découpage géographique des States mais à ce que les philosophes nomment les états de conscience de l’être, ici aussi générationnels. Deux dates qui vous permettront de saisir la miroitante signifiance de la phrase précédente. 1956, 1965. Aucune erreur interprétative sur la seconde. Celle de la conquête de l’Amérique par les groupes anglais. Penchez davantage vers les Stones que pour les Beatles, le titre vous y invite. Quant à 1956, ne vous attardez pas sur Presley et son Heartbreak Hotel. Certes cette date n’est pas choisie au hasard, elle participe bien du triomphe du rock ‘n’roll, de son imposition turgescente sur le monde, mais au début du roman George Gastin n’en est pas encore là.
George Gastin ne participe pas de la génération rock, mais de la précédente, celle des Beat. Se retrouve à vingt piges à San Francisco. Vient de Floride mais n’est pas un bleu de la veille. L’est déjà le roi de la dépanneuse. Le premier sur le lieu du dépannage. Fonce comme un malade, écrase la concurrence, carbure à la benzédrine. Mais à San Francisco, le garçon sauvage reçoit son éducation. Insémination culturelle. A base de jazz, de poésie, d’amour fou. En-dehors des normes. Et des lois. L’a trouvé un boulot pépère, peu d’heures de travail et payé cash. Une affaire qui roule sur l’or. Une arnaque à l’assurance. S’agit d’accidenter des voitures volées… Un jeu d’enfant pour lui. Une vie bien ordonnée quand on y pense. Mais faut rajouter une date fatidique. Tous les rockers la connaissent. Trois févier 1959. L’accident d’avion qui coûta la vie à Ritchie Valens, Buddy Holly et Big Bopper. Retenez bien ce dernier nom, c’est lui qui fera dérailler une existence si bien réglée.
C’est sa petite amie - rien de marital dans leur liaison, elle est libre comme l’air et son corps lui appartient - qui réagit à l’annonce radio du crash au petit matin de leur première nuit d’amour torride. L’en prend note dans sa tête mais sans plus. C’est plus tard, alors que Katherine fait un break de deux ans pour un voyage ethnologique en Amérique du Sud, que le souvenir fait tilt dans ses neurones. De manière aléatoire. Une bagnole à envoyer dans le fossé, pas n’importe laquelle, une Cadillac 59, une Eldorado blanche, 345 chevaux sous le chapeau. S’apprête à faire le job très consciencieusement lorsqu’il découvre une lettre d’amour dans la boîte à gants. Adressée au Big Bopper par la propriétaire, une vioque millionnaire, touchée par la grâce du rock and roll, qui avait décidé d’offrir ce somptueux cadeau à l’immortel créateur de Chantilly Lace. Le destin en avait décidé autrement. Disparition brutale du Bopper, suivie de près par celle de la généreuse donatrice… la teuf-teuf reste bloquée durant plusieurs années dans son box jusqu’à la résolution de la succession. Atterrit enfin dans les mains du gang des voitures…
C’est là que George pète une durite. Vraisemblablement sous l’effet subliminalement romantique du manque de sa copine… Décide de parfaire le geste dévotionnel de la millionnaire en allant brûler la Cadillac sur la tombe du Big Bopper. Deux gros hics à l’encontre de cette folle décision, ignore en quel endroit est enterré le Bopper, et le fait que peut-être ses commanditaires n’aimeront pas ce changement de programme quant à la fumeuse liquidation de la tire… On ne plaisante guère dans les organisations criminelles, les rockers se remettront en mémoire le cadavre de Bobby Fuller que l’on retrouva intact mais les os méticuleusement réduits en miettes. Vous avez beau combattre la loi, que ce soit la fédérale ou celle de la maffia vous êtes sûr de perdre…
Trêve de bavardage notre héros s’embarque pour l'hommagiale odyssée. A fortes vitesses, celle de la voiture et celle de son cœur qui palpite au rythme des cachous de speed qu’il avale à pleines poignées. Relisez l’autobiographie de Johnny Cash pour savoir quels dommages psychiques un trop grand abus de ces magiques pilules peut causer… Notons que notre héros aura en prime le bonheur de dégoter au hasard de ses tribulations une collection de simples rock’rolliens des plus ébouriffants et une sono tonitruante idéale pour écouter à plein volume les classiques de notre musique préférée.
Il y a une grande différence entre le Sur la Route de Kerouac, et ce Not Fade Away de Jim Dodge. Quand vous les comparez vous vous dites que le premier est un agréable parcours touristique, une aventurette de dépliant. Le Not Fade Away est beaucoup plus déjanté. Toute la différence entre une impro jazz qui s’étire sur une heure trente et le Great Balls of Fire de Jerry Lou qui vous dynamite le monde en deux minutes. Vous laisse découvrir la picaresque anabase de George Gastin. Au début tout se passe bien. La Cad avale les kilomètres à fond de train, comme il se doit. Et puis tout se dédouble. Z’avez l’impression qu’il y a deux voitures qui roulent en sens inverse l’une de l’autre, sur la même voie et vous comprenez vite que le crash final finira bien par scratcher. Deux voyages. L’un sur le bitume et l’autre dans la tête. L’exotérique et l’ésotérique. Les rencontres sur la route. Une improbable collection de frappadingues qui nous valent des scènes délirantes de haute cocasserie. Peut-être des possibles imaginatifs de George…
D’autant plus que la structure du roman agit comme celle de deux miroirs qui se regardent. Et le lecteur ne peut s’empêcher de rire. La cavalcade burlesque de George est un récit dans le récit. Un dépanneur fantôme - c’est écrit sur son camion - qui s’en vient gratuitement sans qu’on le lui ait demandé, surgi d’on ne sait où - au secours d’un gars dans la mouise profonde, fauché comme les blés… Le mec sympa qui déroule son histoire sur des centaines de pages… S’exprime avec clarté et précision. Détails et explications fournies à gogo. Les faits et les hypothèses funambulesques. Ne vous cache rien. Ne se présente pas sans passer sous silence ses défauts, ses manques, ses points faibles, ses erreurs. Pas d’autoglorification. Sans masochisme auto-culpabilatoire non plus.
Le bouquin refermé, vous restez quelques temps sous l’effet jouissif qu’il a produit. Mais au bout d’un moment les questions vous assaillent. Drôles de fins. Au pluriel. Car les deux récits sont d'ontologie évanescente. Se dissipent comme l’essence s’évapore au soleil. Vous manque à chaque fois la dernière pièce du puzzle. Le narrateur vous refile son explication : George Gastin n’est qu’un fantôme. Explication irrationnelle mais qui verrouille l’intrigue. Problème toutefois, lors de sa folle équipée le fantôme de George Gastin est souvent à ses côtés. Peut-être préfèreriez-vous employer le terme de double. Moins tranchant. Une simple auto-représentation psychique. Votre surmoi psychanalytique - dans le roman totalement dévasté par la folie – en roue libre. Raccrochez-vous à une explication plus simple : notre héros est-il redescendu de son trip expérimental de l’acide lysurgique ? A ce compte-là faudrait parler d’une transmission inter-consciençuelle entre les deux narrateurs. Ou alors sont-ils un seul et même personnage ? D’où cette question insidieuse : pourquoi se dédouble-t-il ? Et vous rentrez dans un jeu fascinant de réponses sans questions qui illimitent le roman. A vous de combattre ce minotaure à deux têtes labyrinthiques. Ce qui est sûr c’est que ce livre est un sublime hommage à Ritchie Valens, Buddy Holly et Big Bopper. Les rockers se doivent de le lire.


Damie Chad.

 

MEDIUM LES JOURS DE PLUIE
LOUIS-STEPHANE ULYSSE
( Le Serpent à Plumes / 2015 )

Foultringue. Normal. Ça cause des Cramps. Avec un tel sujet vous ne voudriez tout de même pas vous attendre à un truc pour retraité pas trop vite le matin doucement le soir. Donc un berzingue qui part dans tous les sens. Tout de suite très mal. Notre héros fait le grand hop. Non ce n'est pas Lux Interior qui se catapulte en saut de l'ange sans filet depuis la scène dans le public. Beaucoup plus mortel, notre héros Schoulberg – Schoul pour les intimes – se laisse aller. Quinze étages plus bas. Un moment de déprime. On le comprend, travaille dans une maison de disques, l'est obligé de produire de la soupe infâme – de l'after-techno-eighties. Pour un peu l'on sauterait avec lui. Comme nous sommes juste au début du roman, il se fait très mal, mais il en réchappe. Rien d'irréparable mais le goût à rien.
Convalescence. Ça tombe bien, le mouton noir de la famille l'invite en Californie. Son oncle qui s'est enfui de l'ennui sociétal programmé -dodo, boulot, métro – pour vivre le rêve hippie au soleil de Californie. Peut-être a-t-il connu des moments intenses mais au final, retiré dans sa maison – Los Angeles – entouré d'un serviteur asiatique qui sait à peine parler et d'une vieille beautiful people déplumée aux copines déjantées - l'est un tantinet atrabilaire, désabusé et tyrannique. Une forte personnalité. Que tout le monde adore. Schoul en premier. Réciproque. Lorsque le tonton passe l'arme à gauche il lègue la maison à son neveu.
Schoul passe sa vie à ne rien faire, traîne souvent dans la librairie d'occase de Schalzner. Ce qui nous permet de nous tenir au courant de tous les faits divers typiquement américains consignés dans le stock des antiques revues d'occasion, vous savez ces genres d'individus tordus style tueurs en série ou fous furieux à la Hasil Adkins... ou ces émissions de télé loufoquo-crétinisantes de Ghoulardi qui eurent une influence prépondérante sur le développement mental de Lux Interior. Oui on y arrive, enfin !
A la fin, plutôt. Car quand Lux apparaît – c'est trop tard. L'est en train de mourir. Le rock'n'roll perd un de ses mythes. Et Poison Ivy son amour. Va lui falloir survivre à cette séparation et Schoul va l'aider. C'est qu'entre temps Schoul a trouvé du boulot. L'a monté une arnaque. Qui marche. Qui rapporte. Inspiré par ses doctes lectures il est devenu devin. Vous prédit l'avenir. El les clients reviennent et payent sans ciller...
Voyez comme le hasard agence les évènements. Lux est en ville. En compagnie de Big Bopper. Oui je sais, ils sont morts. Tous les deux. Big Bopper en 1959, avec Buddy Holly, mais ils traînent en ville. Vous ne vous êtes jamais demandé ce que font les morts quand ils sont morts ? Ben, ils déambulent dans les mêmes lieux que vous. Vous ne les voyez pas, vous ne les sentez pas. Si vous désirez communiquer avec eux, rien de plus simple, trouvez-vous un bon médium. Exactement pareil pour les morts. Lux hante la maison dans laquelle Poison Ivy reste inconsolable. Elle comprend que Lux est là mais comment lui parler ?
Etrange et soudaine métamorphose : notre faux devin se transforme en vrai médium. Finit par s'installer chez Lux et Ivy. N'a pas grand-chose à faire. Sa seule présence dans la maison suffit pour que les amants aient la faculté de se rejoindre. Que font-ils enfermés tous deux seuls dans leur chambre ? Causent, chuchotent, lecteurs nécrophiles vous n'en saurez pas plus. Ivy revit. Elle qui traversait une sévère dépression reprend du poil de la bête rousse. La présence de Lux n'est plus nécessaire. Il se retire. Les amants se retrouveront dans l'autre monde...
Une indéfectible amitié relie désormais Poison Ivy et Schoul. Ce qui n'exclut pas la grande fâcherie... Ivy ressort dans le monde et Schoul qui s'ennuie se console en effectuant ce que nous appellerons des voyages dans l'astral – futur et passé – ce qui nous vaudra de grandes scènes hilarantes. Nous arrêterons là notre rapide résumé. Vous reste encore plein de rebondissements et de mystères à éclaircir. Le livre se termine sur une grande sarabande des plus cocasses.
Mais si vous prenez le temps de réfléchir, vous vous apercevez que Louis-Stéphane sous couvert d'humour noir, d'ironie désabusée et de joyeux cynisme aborde les deux thèmes existentiels essentiels. La mort et le désir. Ni paradis, ni enfer ne vous attendent. Etrangement la vie a aussi peu d'attrait pour les morts que la mort pour les vivants. Deux réalités différentes, un même ennui. Si après son plongeon Schoul ne meurt pas, c'est que cela n'a pas beaucoup d'importance, la vie ne vaut guère mieux que la mort... Avers ou envers, la médaille comporte deux revers. Pas vraiment un optimiste Louis-Stéphane Ulysse.
Le plus dur quand vous n'êtes pas mort, c'est qu'il vous reste à vivre. C'est là que les ennuis commencent. De votre faute. Et par celle des autres. Le cas d'Ivy est exemplaire. Elle ne peut vivre sans Lux, mais elle parvient à s'en détacher. L'a des désirs comme tout le monde. Et puis il y a le désir des autres. Celui du fan absolu qui n'a de cesse de vous canibaliser. Ou alors l'autre, plus courtois qui n'ose pas toucher à l'idole... A moins que la mort ne soit la solution qui permette de résoudre les contradictions !
Un roman résolument rock, empli de portraits de vieux bluesmen et de jeunes rockers... mine de rien l'on suit toute la carrière des Cramps qui en sont les véritables héros. Et qui pose le problème du rapport charnel sublimé ( ou réalisé ) que le fan entretient au travers de la musique avec ses stars. La vie serait-elle une grande substitution ? Ou une prostitution généralisée ? Très malin Louis-Stéphane Ulysse. Soulève les questions sans les nommer. Beaucoup de rock'n'roll et très peu de sexe. En tout cas mortel.
Et en plus Big Bopper ! De quoi vous plaindriez-vous puisque l'on vous offre la chantilly ( sur la g)lace.


Damie Chad.

 

 

05/07/2017

KR'TNT ! ¤ 336 : FRED WESLEY / RICK HALL / JERRY LEE LEWIS / GREGOIRE HERVIER / EDGAR POE / BLACK STORY

 

KR'TNT !
KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME
LIVRAISON 336
A ROCKLIT PRODUCTION
LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM
06 / 07 / 2017

FRED WESLEY / RICK HALL /

JERRY LEE LEWIS / GREGOIRE HERVIER

  EDGAR POE / BLACK STORY

 

AVIS A LA POPULATION


KR'TNT ! PREND SES VACANCES D'ETE. NOS LECTEURS PARVIENDRONT-ILS A SURVIVRE ? NOUS SERONS DE RETOUR DERNIERE SEMAINE D'AOÛT POUR LA LIVRAISON 337. TOUTEFOIS SI PAR HASARD NOUS TROUVIONS KEITH RICHARDS PERCHE SUR UN DES COCOTIERS DE L'ÎLE PARADISIAQUE SUR LAQUELLE NOUS NOUS PRELASSONS NOUS VOUS EN AVERTIRONS AUSSITÔT PAR MESSAGE TELEPATHIQUE.
SEX, DRUGS AND ROCK'N'ROLL FOR EVERYONE !
KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME !

 TEXTES + PHOTOS SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

 

Fred Wesley harding

C’est toujours pareil. Pour garer sa bagnole dans le quartier de la Porte Maillot, il faut s’armer de patience. Résultat, quand on entre dans le club Lionel Hampton, Fred Wesley a déjà commencé, mais au fond ce n’est pas grave, on attrapera le groove au vol. Ils sont plutôt nombreux sur scène : un gros balèze au sax, un guitariste, un bassman, un trompettiste blanc, un pianiste blanc relégué dans le fond à gauche, un batteur et, perché sur un tabouret de bar, le gros Fred qui a pris de ventre. Mais comme Fred Wesley est une légende, on se fout qu’il ventripote. Il dodeline de la tête alors que son jazzband berce le groove de langueurs monotones et soudain, il s’empare de son trombone posé debout à portée de main et envoie quelques unes de ses fameuses rasades rejoindre la postérité. Tout s’articule au sommet d’une vague de son. C’est franchement très impressionnant. Ça nous repose des garage-bands approximatifs. On s’extasie d’une telle osmose avec le jazz-cosmos, on s’effare d’une telle aisance à chalouper dans cet univers paisible et coloré qu’est celui du jazz moderne. Fred joue très peu. Il présente chaque morceau, d’une voix de vieux routier du circuit. On boit littéralement ses paroles, entre deux goulées de Pinacolada. Il a su garder le sens du contact avec le public. Les gens semblent comprendre ce qu’il raconte. Puis l’orchestre repart pour une virée inter-galactique d’un bon quart d’heure et les solistes solotent à tour de rôle et à qui mieux-mieux. Fred les observe, avec la moue du connaisseur, c’est-à-dire la lippe inférieure proéminente. On avait tort de craindre qu’il limite le set au jazz car voilà qu’il demande au public s’il aime le funk. Yeaaaasssss ! Alors ça tourne alors à la fête au village, tout le monde gigote sur sa chaise, car bien sûr au Méridien tout le monde est assis. Bop to the boogie boogie bop bop to the boogie bop bop et tout le monde reprend en chœur ce fabuleux leitmotiv ! La tour du Méridien se met à twister bop bop to the boogie boogie bop bop et forcément, pour Fred, c’est du gâteau, avec tous les surdoués qui l’entourent, boogie over here, boogie over there, boogie boogie to the bop bop. Au début, c’est assez difficile à chanter, mais une fois qu’on a chopé le truc, on ne peut plus s’arrêter et on se met tous à bopper le boogie bop bop comme des bêtes. Comme le dit Fred dans une interview, son show est un variety show : «We do funk, we do a little jazz, we do some James Brown stuff and a lot of my own music.»
Fred avoue aussi qu’au départ, il n’était spécialement ravi d’accompagner James Brown. En tant que jazz trombone-blower, il rêvait de jouer avec Ray Charles, Art Blackey ou Horace Silver. Puis le funk de James Brown a fini par l’intéresser - You had to play it right on the beat - Fred est d’ailleurs l’un des seuls qui ne prend pas de prunes, car quand un musicien n’est pas right on the beat, James le voit et lui colle une prune.
On retrouve Fred sur pas mal d’albums de James Brown (Say It Loud I’m Black And I’m Proud, Super Bad, The Payback), mais il ne faut pas négliger pour autant les albums qu’il a enregistrés avec les JB’s, à commencer par l’infernal Breakin’ Bread, paru en 1974. Il ouvre le bal avec le morceau titre - Friends ! Girlfriends ! - Fred se souvient du bon vieux temps où il partageait le pain avec sa mother et avec son father. Au dos de la pochette, James Brown rappelle qu’il est bon de partager le pain tant qu’on en a encore à partager - Won’t you go back and break bread while we still have some to break ? - Il envoie ensuite «I Wanna Get Down» en hommage à papa Brown, Minister of the new-new super heavy funk. Puis il passe à l’énormité cavalante avec «Little Boy Black». Un petit conseil à tous les amateurs de funk torride : sautez là-dessus - I don’t want nobody/ Tell me what to do - C’est l’un des sommets de l’art funk américain - Don’t tell me ! - C’est du funky strut de voyou d’Alabama et voilà qu’arrive l’injure suprême : un solo de trombone. T’auras jamais ça ailleurs. En B, Fred passe au joli groove de good time music avec «Rockin’ Funky Watergate». Voilà encore un cut réellement excitant, goulu et fondant en bouche, un funk boisé qui sent bon le pas de danse. Il dédie ensuite «Makin’ Love» à devinez qui ? Oui, au Godfather James Brown, who gave me a chance to do my thang ! Et la fête continue avec «Funky Music Is My Style», encore du funk organique signé James Brown, monté sur un fabuleux groove se sous-bassement de bassmatic et enrichi aux congas de Congo Square. Fred termine ce brillant album en jazzant «Step Child» jusqu’à l’os du genou. Il faut voir ce combat de coqs de jazz qui ferraillent à coups de cuivres coriaces.
On reste dans l’excellence du son des Famous Flames avec Damn Right I Am Somebody, un album paru en 1974. La pochette s’orne d’une toile symbolique qui nous montre les ancêtres de Fred. À bien l’examiner, on comprend que cette toile se destine à exorciser le démon de l’esclavage qui est d’ailleurs représenté dans le coin gauche. C’est vrai que l’esclavage est l’œuvre du diable. On voit aussi des gens ramasser le coton sous la lune. Même si on essaye d’y réfléchir, on ne parviendra jamais à imaginer l’horreur d’une vie passée à travailler à l’œil. On voit aussi une famille noire autour une charrette : emblème de cette humilité que confère l’extrême pauvreté. Quant au jeune Fred, il porte une salopette et des chaînes sur la poitrine, mais pas des chaînes de frimeur, des chaînes d’esclave. Fred attaque avec un morceau-titre solidement charpenté au bassmatic funkoïde et visité en profondeur par un solo de trombone. Voilà du funk lourd de sens, mais amené avec finesse et joué sous le boisseau d’argent. Fred l’a co-écrit avec James Brown - Watch/ The/ Man ! - Encore du funk interloqueur en B avec «Same Beat Part 1», gratté aux accords de latence. Same beat ! Fred chante par intermittences. Si on veut jerker au Bus Palladium, alors il faut écouter «If You Don’t Get It The First Time». «Makes Me What You Want Me To Do» renoue avec une vieille tradition de good time music chère à Fred qui ne l’oublions pas vient du jazz. Voilà encore un cut co-écrit avec James Brown. Ils s’entendent bien et ça s’entend. Il tape ensuite dans du Brown/Ballard de choc avec «Going To Get A Thrill» et termine cet album palpitant avec une reprise de Marvin, «You Sure Love To Ball». Oh brother, il ne faut pas oublier ce puissant shake de funk qu’est «I’m Paying Taxes What Am I Buyin’» ! C’est un hit à thème de toc, un truc qui touche le top du type, un véritable déluge de good vibes de la vraie vie. Voilà ce qui se passe dans le monde magique de Fred Wesley.
Fred nous dit que l’album Doing It To Death est basically une jam session, avec la section rythmique Jabo/Fred Thomas. James Brown laisse faire les choses, il dit Let Fred blow, alors Fred blows, puis il dit let’s go to D alors tout le monde part en Ré. Puis tout le monde revient en F c’est-à-dire en Fa. Oui, c’est donc un autre fantastique album de James Brown, ça Doin’ it to Death, uhh! Ça y va, brother ! Awite ! Down to the beat ! Han ! Look it here ! Tout y passe et c’est assez fantastico ! Voilà encore un cut d’antho à Toto, bien bardé de coups de flûte et de beat ancestral. Idem pour «More Peas» - Can you do it again ? Yeah yeah - I don’t need no bad peas ! More peas ! - Il veut du rab, c’est joué à l’obsession du funk sourd, avec un léger gratté de guitare dans un coin, une bassline ambiancière et des solos qui se succèdent dans un invraisemblable cortège de divinations. Et ça continue en B avec «Sucker», un bel instro jazzy monté sur la plus cavaleuse des basslines. Les JB’s sont capables de miracles, il faut s’en souvenir.
Attention à Wuda Cuba Shuda, paru en 2003 : c’est ce qu’on appelle par chez nous un album énorme, bourré à craquer de ce vieux swing de chaloupe latino qui flatte la dorsale du groove. Dès «Geek Goom», Fred et ses friends geekent dans le goom du bah doom, sur fond de bassmatic bassmastok. Et soudain, voilà qu’éclot non pas la rose mais «The Ballad Of Beulah Baptist», un groove d’une classe épouvantable - She’s the most beautiful woman I’ve ever seen - Fred n’en peut plus - I’m in love with Beulah Baptist - Il ne vous reste plus qu’une seule chose à faire : vous lever, twister et claquer des doigts. Snap it off, baby ! Là dessus, tout est jazzé à l’extrême onction. Fred latine son jazz à gogo. Back to the magikal heavy groove avec «I Love You Like A Brother». Fred se lance dans le story telling de l’imparabilité des choses. Il excelle dans l’art de swinguer la langue - I could play soul, jazz or bebop much to my delight - et ça part en groove de cuivres - I love to play my music - Il prend ensuite «Can’t Leave It Alone» au funky strut, et là on se croirait sur un album de James Brown, ça prend vite des proportions extraordinaires, avec des chœurs qui ramènent le can’t leave it alone - Yeah baby ! Swinging it to death/ Can’t catch a breath - Plus loin, Fred présente tout son orchestre en introduction de «Get Down Whicho Baad Self» - This is Gary Winters - et le groupe reprend get down en chœur - My friend Ernie Fields on the saxophone - Get down ! - C’est dans la veine de la veine - And there is me on trombone ! Oooh yeah my baaaad self ! - Get down ! - Oh what about the guitar player ? - C’mon Reggie Ward ! Okay oh yeah - Et le band reprend le thème, aw yeah, alors Fred se fend la poire, eeeh eeeh eeeh - On sent l’homme heureux. Quand vous aurez joué dans un groupe (de gens qui s’entendent bien), vous aurez une petite idée de ce qu’est le bonheur de vivre. Puis le gang de Fred attaque «Ernie’s Bag» aux cornemuses. Incredible ! Ils nous explosent ça au jazz de Broadway. Ils sont complètement dingues et en plus ils sont doués. Que peut-on espérer de plus ? «Email For Dad» ? Oui, car voilà un coup de funky strut hallucinant. D’autant plus hallucinant que c’est attaqué aux trompettes de la renommée. Si vous écoutez cet album, ne comptez surtout pas rester assis : c’est impossible.
Paru en 2010, With A Little Help From My Friends est un album beaucoup moins extravagant. On y trouve par exemple un «Ashes To Ashes» qui n’est pas celui de Bowie. C’est un funky volcano qui crache son swing. Fred saura vous secouer les puces et vous dilater la rate. C’est un peu comme s’il voulait faire l’apologie d’un groove qui n’en a pas besoin. Il navigue aux frontières du hip-hop, mais avec l’instinct dévastateur d’un mec qui est allé à bonne école. «Palms Up» sonne comme un swing de mer salée et d’horizons endiablés, ou si vous préférez, un groove de modernité mêlée d’effarance. On se croirait sur une plage, tard le soir, en plein été. Retour au funky jazz avec «Obamaloo», encore un cut qui sonne comme un classique impénétrable, mais aucun rebondissement ne s’y produit, ça se passe entre gentlemen. On se régalera de ce beau boogie romp intitulé «Everywhere Is Out Of Town» - Hey Fred, you travelled all around this world on this bus/ Everywhere is out of town ! - Alors oui, Fred swingue ça au boogie down production. Autre petite merveille, le «Spring Like» qui fait l’ouverture du bal, un cut de soul funky que Fred pouette au trombone. Ce vétéran de toutes les guerres joue pour nous, c’est évident. Il nous swingue son cut jusqu’à l’os du genou. C’est un bonheur imprescriptible, un petit filet d’essence de la démence.
Avant de conclure, un petit conseil : chopez The Lost Album Featuring Watermelon Man, publié récemment par Hip-O Select. On y trouve trois véritables énormités à commencer par «Everybody Plays The Fool», qui est l’illustration musicale de l’élongation élastoïdale du grand funk du peuple noir. On entend aussi «Get On The Good Foot» qu’il a composé et joué avec James Brown sur l’album du même nom. Mais il manque tout de même la voix du Godfather. «Use Me» sonne aussi comme un hit funk, bien soutenu par les sisters. Encore un fabuleux shoot de fonky strut avec le morceau titre, ça pouette et ça gicle. Fred passe au bebop de gamme à gogo avec «Sweet Loneliness» et explose «Secret Love» au jazz de compétition, oui, car ça file ventre à terre, mais le vrai ventre à terre, celui des gens qui savent. C’est complètement explosif. Encore du jazz d’échappée équinoxale avec «Seulb». On y sent la patte de gens férocement éduqués. Dans les bonus, on trouve une petite merveille : un instro connu comme le loup blanc, «Alone Again». C’est beau comme cet infamant sentiment de se sentir en vie à un moment précis et spécial, par exemple lorsqu’on est assis dans une pirogue, au beau milieu d’un fleuve d’Amazonie. Alors que Fred envoie ses coups de trompettes, de violents remugles remontent des profondeurs de l’être.

Signé : Cazengler, Wesley pasteurisé

Fred Wesley & the JB’s. Le Méridien. Paris XVIIe. 30 avril 2017
Fred Wesley. Breakin’ Bread. People 1974
Fred Wesley & the JB’s. Damn Right I Am Somebody. People Records 1974
Fred Wesley & the JB’s. Doing It To Death. Polydor 1974
Fred Wesley. Wuda Cuba Shuda. Hip Bop Essence 2003
Fred Wesley. With A Little Help From My Friends. BHM Production 2010
Fred Wesley & the JB’s. The Lost Album Featuring Watermelon Man. Hip-O Select 2011

 

Hall right now

Que de jus dans les mémoires de Rick Hall, ce redneck qui aimait tellement la musique qu’il décida dans les early sixties de monter un studio pour enregistrer des disques. Et pas n’importe quels disques, ceux des nègres, en plein cœur du coin le plus raciste du Sud des États-Unis, l’Alabama. Son recueil de souvenirs s’appelle The Man From Muscle Shoals, le nom d’une localité qui tintera à l’oreille de tous les fans de Soul music. Muscle Shoals se situe au bord de la Tennessee river et c’est là que Rick Hall installa dans les sixties son studio/label FAME, un label qui par la force des choses devint aussi légendaire que Stax, Tamla ou Atlantic.
Généreux, l’éditeur offre avec le livre le DVD du film qui raconte la fascinante histoire de Muscle Shoals. Alors, comme le dit Aznavour dans sa chanson, ils sont venus, ils sont tous là : Keith Richards, Percy Sledge, Wilson Pickett, Candi Staton, on assiste dans ce film à un incroyable défilé de stars, y compris les dispensables comme ce Bono qui a pris la vilaine habitude de ramener sa fraise quand on ne l’a pas sonné. Et puis bien sûr, le film donne la priorité à Rick Hall qui raconte son histoire, mais avec tout le pathos du Deep South. Les rednecks ont toujours des histoires épouvantables à nous raconter. On se souvient de Roy Orbison qui vit sa maison brûler avec ses gosses à l’intérieur, eh bien, la vie de Rick Hall, c’est à peu près la même chose. S’il raconte ses déboires, c’est avec une voix d’outre-tombe et le souffle dramatique d’un William Faulkner. Ça commence quand il est jeune marié et qu’il perd le contrôle de sa bagnole. Bim, bam, plusieurs tonneaux. Il survit aux tonneaux, mais pas sa poule. Il raconte aussi son enfance très pauvre à la campagne, et l’histoire de son petit frère, tombé dans le bac à lessive quand l’eau était en train de bouillir. Il entre bien dans les détails, nous raconte l’hôpital, et les médecins qui retirent les vêtements et la peau qui vient avec. Et trois jours plus tard, plus de petit frère. La mère en veut au père qui n’était pas là et le père en veut à la mère qui ne surveillait pas les enfants. Alors la mère abandonne sa famille et s’en va faire la pute en ville. Red district ! Rick ne reverra plus sa mère. Oh mais attendez, ce n’est pas fini ! Il raconte plus loin que son père était tellement pauvre qu’il n’avait jamais pu se payer un tracteur. Alors son fils Rick lui en paye un. Et puis un jour, sa belle-mère voit par la fenêtre les roues du tracteur, mais en l’air. Elle se dit à juste titre que ça ne présage rien de bon. Évidemment, le père est sous le tracteur. Comme les auteurs grecs de l’Antiquité, les rednecks ont un sens de la tragédie qui flirte avec le génie. Et ce sont des blancs ! Alors vous imaginez bien que lorsqu’un nègre du coin raconte sa vie, c’est mille fois plus violent. Il suffit de lire les mémoires d’Ike Turner dont le père mit trois ans à mourir, suite à un passage à tabac gracieusement offert par le KKK. En ce temps là, on ne soignait pas les nègres. On leur installait une tente dans le jardin et on laissait le choix entre deux options : survivre ou mourir.
Quand Keef dit que Rick Hall est un type dur (tough guy), il ne croit pas si bien dire. Rick Hall rappelle en effet qu’il a grandi «comme un animal», dans cette cabane au fond des bois, sans eau ni électricité ni plancher ni lit. Il dormait sur un tas de paille et se lavait à la rivière, hiver comme été. C’est peut-être cet endurcissement précoce qui va lui permettre de survivre à tous ses déboires, et pas seulement les pré-cités, il y a aussi ceux de sa vie professionnelle : les gens du business ne l’ont pas ménagé, à commencer par ses deux associés des débuts qui l’ont viré parce qu’ils l’accusaient de bosser comme un dingue - I licked my wounds and drowned my sorrows in moonshine whiskey (il lécha ses plaies et noya son chagrin dans de l’alcool artisanal) - Rick Hall va ensuite zoner pendant cinq ans puis il décide de monter son studio et de tout reprendre à zéro. Il démarre FAME avec un hit de Jimmy Hugues («Steal Away») puis il lance Arthur Alexander, avec un premier hit planétaire, «You Better Move On» que vont s’empresser de reprendre les Stones. Pouf ! Rick est lancé ! Il devient un producteur de renom. Il monte son house-band avec Roger Hawkins (drums), David Hood (bass) et Jimmy Johnson (guitar), des gens qui vont devenir célèbres, eux aussi. Dans les parages traînent aussi Spooner Oldham et Dan Penn, compositeurs et musiciens de génie underground.
L’histoire de Rick Hall, c’est aussi la valse des anecdotes extraordinaires. Un jour, un petit black vient faire un bout d’essai dans son studio, mais Rick Hall n’accroche pas. Le petit black ne se décourage pas. Il va trouver un autre patron blanc, Quin Ivy, qui a monté un studio à Sheffield, toujours en Alabama. Ah au fait, un détail qui a son importance : le petit black s’appelle Percy Sledge. Il travaille à l’hôpital local. Très peu de temps après, Quin Ivy demande à voir Rick. Il veut lui faire écouter la démo qu’il vient d’enregistrer avec Percy Sledge. Le cut s’appelle «When A Man Loves A Woman». Quin n’a absolument aucune idée de ce que ça vaut. Rick l’écoute une fois et demande à la ré-écouter. Il dit à Quin que c’est un smash. Ha bon ? Quin demande qui pourrait publier ce smash. Rick sait. Il répond : «Jerry Wexler !». Quin ne sait pas qui est Wexler. Rick l’appelle un dimanche après-midi et Wexler lui dit qu’il a du monde chez lui et qu’il n’a pas de temps à perdre. Rick lui explique qu’il a un smash et Wexler lui dit de lui envoyer par la poste. Quand il reçoit la démo chez lui, Wexler n’est pas sûr que ce soit un hit et il rappelle Rick pour le lui dire. Rick est scié. Il insiste : c’est un «No. 1 record worldwide» ! Et il ne se trompe pas. Quel flair ! On peut dire que Percy Sledge lui doit une fière chandelle.
C’est là que démarre une relation professionnelle avec Jerry Wexler (co-directeur d’Atlantic) qui va durer dix ans - The heads of Atlantic records, I later learned, were looking for a way out of their rut (j’appris plus tard que les patrons d’Atlantic cherchaient à sortir de leur ornière) - Wexler flashe complètement sur Muscle Shoals et sur la qualité du house-band de Rick. Il découvre en effet que les musiciens travaillent sans partition, alors qu’à New York, chez Atlantic, tous les musiciens jouent sur partitions. Cette décontraction fascine Wexler qui décide alors d’envoyer ses stars en stage chez Rick Hall. Il commence par envoyer Wilson Pickett qui n’en revient pas de voir un studio de patrons blancs installé en plein cœur des champs de coton. C’est là, dans cet endroit pour le moins insolite que Pickett enregistre ses plus gros hits, «Mustang Sally», «Land Of 1000 Dances», «Funky Broadway» et même «Hey Jude», suite à une suggestion de Duane Allman. Puis Wexler lui amène Aretha qu’il vient de signer sur Atlantic. La première journée de session se passe merveilleusement bien, avec l’enregistrement d’«I Never Loved A Man», lancé au pur feeling sur les accords de Spooner. Puis une shoote éclate entre l’époux d’Aretha, Ted White, et un joueur de trompette du house-band. Ted White qui a trop bu accuse le trompettiste de draguer sa femme. Puis il accuse ensuite un saxophoniste de la même chose. Chaque fois, il ordonne à Rick de les virer. Compliqué, car ce sont des amis. Rick demande conseil à Wexler assis à côté de lui. Wexler ne fait pas de chichis : Fire them ! Vire-Les ! Mais ça ne suffit pas. L’ambiance est explosive. Aretha et Ted quittent le studio en claquant la porte et rentrent à l’hôtel. Rick veut aller les voir pour tenter de calmer le jeu, car plusieurs journées de sessions sont prévues. Wexler lui interdit formellement d’y aller. Rick reboit un gros coup de vodka et y va quand même. Les rednecks sont têtus comme des bretons. Il tape à la porte de la chambre. Ted White ouvre et l’insulte, alors une bagarre éclate. Le lendemain, première heure, Aretha et son mari reprennent l’avion pour New York. Devant ce désastre, Wexler est fou de rage. Il annonce à Rick qu’il va l’anéantir - I’ll burry your ass ! - Mais on ne parle pas comme ça à un dur à cuire comme Rick - No, you won’t burry me, you old fart ! I’m a lot younger than you, and I’ll be around long after you’re gone ! - Et c’est exactement ce qui va se passer, Rick va survivre à Wexler qui à l’époque est déjà assez âgé. Mais du coup, Rick perd son principal client. C’est cuit ? Non ! Il contacte Leonard Chess à Chicago qui lui propose d’envoyer Etta James. Rick est ravi car c’est la chick qu’il préfère - My favorite chick of all time - Elle enregistre cet incroyable album qu’est Tell Mama à Muscle Shoals et du coup elle relance sa carrière. Mais Rick est mauvais après Chess qui ne lui paye pas son travail de producteur. Pas un cent, rien ! Mais grâce à ce disque, il redore son blason de producteur. C’est un véritable soulagement - Every record, my life depended on it - Et il ajoute que si tu n’as pas de hit en tant que producteur, on ne te rappelle pas. Puis Duane Allman propose de ramener les Allman Brothers à Muscle Shoals, mais le rock blanc n’intéresse pas Rick. Il passe à côté de la fortune, mais tant pis. Il préfère la musique noire.
Il est en train de relancer la machine FAME lorsque soudain se produit un nouveau coup du sort : cette ordure revancharde de Wexler lui pique son house-band. Il le soudoie en douce et l’installe à ses frais à l’autre bout de la ville. Roger Hawkins, David Hood et Jimmy Johnson abandonnent lâchement le mec auquel ils doivent tout. Absolument tout. Rick Hall tombe des nues. Bhaaaam ! Quand il raconte cet épisode, trente ans plus tard, sa voix chevrote encore. C’est vrai qu’un coup pareil ferait débander un âne. Les traîtres sont rebaptisés Swampers par Denny Cordell et Leon Russell.
Une fois de plus, le pauvre Rick mord la poussière. Par contre, les Swampers croulent sous le travail : Wexler leur envoie tout le gratin du rock des seventies. Même les Stones débarquent à Muscle Shoals. Pas chez Rick Hall mais chez les Swampers. C’est là qu’ils enregistrent «You Gotta Move», «Brown Sugar» et «Wild Horses» qu’on retrouve sur Sticky Fingers. La session est filmée. C’est là qu’on voit les vieilles boots en peau de serpent de Keef et, à côté de lui, Jim Dickinson. De l’autre côté de la ville, le pauvre Rick réussit à redémarrer avec une petite chanteuse black que lui présente Clarence Carter. Elle s’appelle Candi Staton. Puis après avoir passé un accord avec Capitol, Rick commence à recevoir dans son studio des stars énormes comme Bobbie Gentry, Joe Tex, King Curtis et surtout les Osmond Brothers qui lui feront gagner pas mal de blé. Il décroche aussi la timbale avec Patches, ce bel album de Clarence Carter. À l’époque, tout le monde veut aller jouer à Muscle Shoals, alors tout le monde débarque soit chez Rick, soit chez les Swampers qui tournent au rythme de quarante albums par an.
L’épisode de la rencontre avec Bobbie Gentry est spectaculaire. Elle veut enregistrer une chanson qui s’intitule «Fancy». Sachant pourtant qu’il s’agit d’un hit, Rick s’y refuse, d’abord parce que la chanson traite d’infidélité et d’inceste et qu’elle dure douze minutes : ça ne passera jamais à la radio. Bobbie insiste, alors Rick lui répond : «My goodness girl, if we record that, these Southern townspeople will ride us both out of town on a rail» (ma puce, si on enregistre ça, on risque les pires ennuis avec les gens du coin) - Rick a du génie, alors il adapte la chanson et en fait un hit planétaire. Il se dit complètement fasciné par cette femme qui chante avec une «dark sexy voice» et qui s’accompagne une «little gut-string Martin guitar» aussi grande qu’un ukulélé. «C’était une femme de contact qui savait ce qu’elle voulait et comment l’obtenir.» Et pour qualifier son style, il déploie sa plus belle prose : «She was telling the dark and mysterious story of her life with those Mississippi Delta strings playing back-porch blues guitar riffs like I had never heard before.»
Rick Hall écrit dans une langue très rock’n’roll. Quand il évoque ses souvenirs de dragueur, il sonne littéralement comme Roy Orbison dans «Domino» : «Terry and I were a couple of semi-cool dudes on the prowl who wanted to dress in black tuxes, cumbernurns, cut our hair in flat tops with duck tails, play some hipper music, make some cash and meet a fresh crop of much prettier girls.» Rick sait swinguer sa langue et ramener toute l’imagerie du kid américain des early sixties qui savait se coiffer en pompadour, se tailler des rouflaquettes, jouer de la bonne musique, faire un peu de blé et draguer des petites gonzesses. Les fils spirituels de Michel Audiard se régaleront aussi des formules de Rick, comme lorsqu’il dit : «Hansel and I were happy as two dead pigs in the sunshine». En France, on dirait heureux comme deux cochons en foire. Rick voit plutôt des cochons crevés au soleil. En fait, il s’exprime dans cette vieille langue redneck si imagée et si différente de l’Anglais qu’on pratique habituellement. Il sonne exactement comme Sam Phillips, qui d’ailleurs est originaire du même coin : Florence, Alabama. Il règne dans leur façon de s’exprimer une sorte de conviction, un sens du martèlement poétique, leur phraséologie relève même du langage biblique. Quand il parle des difficultés qu’il rencontre à produire des nègres dans son coin, il parle comme Sam Phillips qui fut confronté au même problème : «I was earning the reputation as ‘that redneck white boy in Muscle Shoals who is cutting all those hit records on black artists’.» C’est la même musique linguistique. Quand il fait le portrait de Bill Lowery, il swingue ses mots : «He was a white-haired, 250-pound, Big Daddy-looking guy with an appreciation for good music, good food and good liquor.» Il fait aussi un portrait savoureux de Don Robey, le label-boss de Duke Records, sur lequel ont démarré Clarence Carter et Bobby Bland : «On racontait que Robey frappait les gens qui osaient l’affronter avec son flingue. Certains des artistes signés sur son label le suspectaient de détourner les royalties, mais ils le craignaient tellement qu’ils évitaient de faire des vagues.»
Parmi les portraits fabuleux que brosse Rick Hall, on trouve celui de Dan Penn, qui admirait Bobby Bland et Ray Charles, et qui avait, nous dit l’auteur, une voix aussi belle que celle de Ben E. King - Dan used to say ‘I’m white but I’m alright’ (Fabuleux Dan Penn qui avait pour habitude de se moquer des racistes en disant : c’est vrai, je suis blanc, mais je suis correct) - Rick raconte qu’en chantant, Dan était si intense qu’il rougissait comme une tomate. Il rappelle aussi que Dan fut son meilleur ami, son confident et qu’ils composaient ensemble. Chaque fois que Rick a été trahi ou jeté par les autres, Dan lui est resté fidèle - Dan is a warm, caring and loyal man with an abundance of music savvy - et il ajoute que son précieux ami a les meilleures oreilles «in the whole wide world of music». C’est Dan qui a l’idée de lancer le label FAME pour presser 2 000 exemplaires de «Steal Away», le hit de Jimmy Hugues qu’ils viennent d’enregistrer, et d’aller faire la tournée de toutes les stations de radio noires du Deep South pour le refiler aux DJs. Rick n’a pas les moyens de leur glisser un billet, aussi leur propose-t-il à la place une bouteille de vodka. Et Dan dira : «Je ne me suis jamais autant marré que lors de ce voyage à travers le Deep South, quand avec Rick on distribuait ‘Steal Away’ dans toutes ces stations de radio noires.» Rick raconte aussi qu’une nuit, Dan est arrivé dans le studio avec un pack de bière, trois paquets de cigarettes, sa précieuse guitare et accompagné d’un jeune mec nommé Spooner Oldham. Ils se sont assis à même le sol, ils ont éteint les lumières et ont composé «Let’s Do It Over» qui allait être le prochain hit de Joe Tex. C’est à cette occasion que débuta leur longue et prolifique collaboration.
Si on aime les portraits de personnages légendaires, il faut lire ce recueil de mémoires. Rick fut le seul à croire en Arthur Alexander. Il se fit jeter par tous les labels locaux et quand «You Beter Move On» commença à marcher, un certain Tom Stafford emmena Arthur à Nashville, privant ainsi Rick du bonheur d’enregistrer le premier album. Rick apprendra plus tard par la fille d’Arthur que son père était fier du premier single FAME qu’ils avaient enregistré ensemble.
L’autre géant que défendait Rick fut bien sûr Clarence Carter auquel il consacre des pages émouvantes. C’est même l’histoire d’une amitié profonde, basée sur le respect mutuel et la qualité artistique. Rick se souvient des débuts de Clarence Carter, qui était à l’époque aussi pauvre que lui. Quand il entrait en studio, Clarence Carter était parfaitement au point, parce qu’il misait tout sur la musique qui était, comme pour Rick, sa seule planche de salut. Clarence jouait alors en duo avec son pote organiste Calvin sous le nom de Clarence & Calvin - Clarence and Calvin were both natural-born clowns who laughed and cut up in the studio, but were as serious as a bleeding ulcer about their music (ces mecs savaient se marrer, mais ils étaient sérieux comme des papes dès qu’il s’agissait de jouer). Rick conclut ce chapitre avec un petit épilogue en forme d’hommage définitif : «Je reste convaincu que Clarence Carter aurait pur être aussi énorme, voire plus énorme que Ray Charles s’il avait bénéficié du même type de support financier, ou s’il n’avait pas eu le malheur de mener sa carrière en même temps que celle de Ray. Ils étaient tous les deux aveugles, noirs, ils venaient tous les deux du Sud et étaient tous deux des génies. Leur son est un mélange de Soul et de country unique au monde. Clarence est resté mon ami et il utilise encore mon studio pour enregistrer ses albums.»
Oh et puis ce portrait de Wilson Pickett. Rick le dit précédé par sa mauvaise réputation et il ne peut pas résister à l’envie de lui demander si l’histoire du flingue sur la tempe du label-boss est vraie. Et Wilson lui répond : «J’ai pris l’ascenseur pour monter au bureau du patron, je suis entré, je lui ai mis mon bras autour du cou et un calibre 45 sur la tempe et je lui ai demandé de me rendre mon contrat, alors il a ouvert un tiroir et me l’a donné sans discuter.» En fait Rick explique que Jerry Wexler misait sur le fait que Wilson et lui, tous deux nés en Alabama dans la plus grande pauvreté, allaient bien s’entendre et que Rick allait pouvoir gérer les soirées alcoolisées et les tensions des séances d’enregistrement. «Jerry pensait que j’étais le seul mec capable de gérer Wilson Pickett et j’étais bien décidé à lui montrer qu’il ne se fourrait pas le doigt dans l’œil.» Quand Rick voit Wilson pour la première fois, il le compare à une panthère noire à la peau luisante. Cette rencontre est hilarante, car Rick qui ne connaît pas Wilson s’attend à voir débarquer du DC3 un gros black du genre Solomon Burke, et Wilson est horrifié de voir que le mec de Muscle Shoals est un blanc. En fait, ce qui horrifie le plus Wilson, c’est de découvrir que les champs de coton existent encore et que la situation des noirs n’a guère évolué depuis que sa famille est remontée au Nord, lorsqu’il avait seize ans. C’est Chips Moman qui va jouer de la guitare sur les fameuses sessions d’enregistrement de Wilson Pickett. C’est aussi Chips qui sort le double-octave riff d’intro de «Mustang Sally». Et tout le reste n’est que littérature.

Signé : Cazengler, un Rick hard sinon rien


Rick Hall. The Man From Muscle Shoals. My Journey From Shame To Fame. Heritage Builders 2015

 

 

COUNTRY SONGS FOR CITY FOLKS

JERRY LEE LEWIS

( Philips / P 14.568 L / 1965 )

 

GREEN GREEN GRASS OF HOME / WOLVERTON MOUNTAIN / FUNNY HOW TIME SLIPS AWAY / NORTH TO ALASKA / THE WILD SIDE OF LIFE / WALK RIGHT IN / CITY LIGHTS/ RING OF FIRE / DETROIT CITY / CRAZY ARMS / KING OF THE ROAD / SEASONS OF MY HEART .

 

Guitares : Jerry Kennedy / Jerry Reed / Harold Bradley / Ray Edenton. Basse : Bob Moore. Batterie : Buddy Harman. Harmonica & trompette : Charlie McCoy. Saxophone : Bottes Randolph.

Enregistrement : Janvier, Mai , Août, Septembre 1965 / Nashville.

 

Avant y avait eu l'enregistrement public au Star Club de Hambourg, un des chef-d'œuvres du rock'n'roll, les fans français s'y étaient jetés dessus comme un essaim d'abeilles sur un pot de miel. C'est qu'en ces temps-là les enregistrements rock commençaient à battre de l'aile... Du coup Philips exploitant la veine nous avait refilé L'Alabama Show, pochette rentre-dedans mais un cran au-dessous du Star Club. Dans ces deux trente-trois tours Jerry Lou restait fidèle à sa légende de rock'n'roller déjanté, tout était dans l'ordre des choses.

Pour nous. Parce que pour le killer le temps était aux vaches maigres. Sa carrière ne se relevait pas de ses déboires anglais. L'Amérique le boudait. Fallait sortir du marécage, n'y avait même pas un alligator à mordre à l'horizon. L'était temps de changer le fusil d'épaule, en plus les englishes vous rénovaient le rock'n'roll de drôle de façon. Entre deux bouteilles de Southern Comfort, Jerry a entrevu la solution. Repli général. Retour aux racines. On n'est jamais mieux que chez soi, au coin du feu lorsque le temps n'est pas au beau. N'y a pas que le rock'n'roll dans la vie. Le country existe aussi. Un peu à l'écart, mais avec ses charts et ses vedettes qui gagnaient bien plus que mieux leur vie. Un public de niche. Géante. Des accros qui achetaient disques sans férir. Bref une nouvelle terre à conquérir. Pas si nouvelle que cela, Jerry suffisait de le brancher, à lui tout seul l'était un jukebox qui vous ressortait durant des heures une flopée de traditionnels. En plus, le gars capable de vous jouer illico-presto tout titre radio qui lui titillait les oreilles, la grande spécialité américaine de la reprise, ce qui est à toi est aussi à moi.

Pour la majorité de fans français ce fut la première initiation au country. On connaissait de nom. On avait lu au détour d'une pochette que le chanteur préféré de Gene Vincent était Johnny Cash. Une recommandation royale, alors quand Country Songs a déboulé dans les bacs, ce ne pouvait être que bon, puisque c'était de Jerry Lee Lewis. Plus qu'un disque un concept album avant la lettre. La traduction était évidente, attention les rats des villes ne faut pas oublier les rats des champs. Sentent un peu le purin, mais purée ce sont aussi de rudes gaillards. Le disque n'a guère percuté le hit-parade, n'a ni atteint ni dépassé la quarantième place des classements country. Pas de quoi décourager le killer, un gars obstiné, quatre ans plus tard c'était l'étonnement général dans les salles de rédaction, le vieux Jerry cartonnait comme jamais, l'était redevenu une vedette de premier plan aux USA, et le Killer cigare au bec empochait toutes les mises dans les saloons sans même prendre le temps de regarder une carte avant de la jeter sur le tapis. Possédait un avantage sur tous ses nouveaux copains, l'était un rock'n'roller lui, et fallait pas le chatouiller longtemps avant qu'il ne sorte son colt and roll légendaire. Avant il se contentait d'être une légende vivante. Désormais il serait un mythe éternel.

 

Green green grass of home : un truc démoniaque, l'herbe verte du jardin de l'éden enfin retrouvée, très précisément sur la pelouse de la maison de papa et de maman. Y a un mec qui a tout compris en écoutant ce premier morceau. Le gallois Tom Jones qui s'est dépêchée de couper la verdure sous les pieds de Jerry Lou, avec une voix moins nasillarde mais avec des profondeurs d'outre-tombe à la Chateaubriand. Comme au billard à trois bandes. L'en est un autre qui a senti le vent qui décalaminerait sa carrière au point mort. Pas n'importe quel clampin, un certain Elvis impressionné par la carrière de Tom Jones, cette herbacée vivace transforma la carrière jonienne, le rocker assagi transformé en crooner amassait des millions de dollars en chantant pour dames mûres à Las Vegas... C'est du pur country, le gars revient chez lui, mais entre quatre planches, ce qui change la perspective. Normalement si vous possédez une chemise à carreaux et que vous êtes capable de d'abattre un séquoia en trois coups de haches, vous devez fondre en larmes comme une madeleine ( proustienne ). Sinon vous êtes un mec sans coeur et je conseille à votre petite amie de vous laisser tomber. Jerry Lou s'applique mais il n'a pas la fibre mélodramatique. Méfiez-vous, la copine se réfugie dans ses bras en éclatant de rire. Wolverton Mountain : Jerry Lou beaucoup plus à l'aise. Un thème idéal pour un killer, y a un mec sur la montagne de Wolverton prêt à vous foutre une balle entre les deux yeux si vous approchez un peu trop près de sa girlove. Le genre de situation qui convient à notre chanteur, vous a une voix canaille à dégommer l'écorce des arbres et à déplumer les ours. Vous grimpe la montagne au pas de course avec dix minutes d'avance sur la douzaine de devanciers qui ont repris le morceau avant lui. Le piano virevolte de belle façon. Funny how time slips away : encore un arrache-larmes, écoutez la version de Willie Nelson ( tout le monde l'a reprise ) emplie de rage désabusée. Jerry Lou n'est pas un nostalgique. Alors vous refile au standart un petit côté bluesy pas désagréable. Pas le genre de mec à laisser pleurnicher les violons dans le coin. Traîne un peu sur les syllabes, surtout ne l'énervez pas davantage, l'est prêt à faire parler la poudre. North to Alaska : la ruée vers l'or, du Johnny Horton typique, normalement ça se passe en pleine nature avec l'orpailleur qui rêve d'offrir la grosse pépite qu'il a trouvée à une belle jeune fille aimante mais vous avez l'impression d'une scène de western dans le saloon avec Linda Gail Lewis qui joue la pute au grand coeur et qui n'hésitera pas à vous trouer le coeur d'un coup de pistolet si vous approchez la main un peu trop près de ses dessous. The wild side of life : un classique du country. Me demande si Lou Reed ne s'en est pas inspiré pour sa Walk on the Wild Side. Là ce n'est plus une impression, la jeune femme qui s'ennuyait à la maison est devenue une honky tonk angel. Le piano de Jerry Lee vous a de ces friselis de pubis à vous faire rêver, et sa voix ! Celle du gars qui a tout connu, qui a tout compris, qui n'est dupe de rien, et qui ne condamne pas. Walk right in : l'on termine la première face en fanfare, les cuivres fanfaronnent et Jerry Lee s'amuse comme un petit fou, vous encourage à vous laissez aller, prenez du bon temps et dépêchez-vous. Vous liquide le morceau comme vous descendez douze mojitos en moins de trois minutes. City lights : encore un classique du country. Dix ans après Mickey Gilley, le cousin de Jerry Lee, remportera le jackpot avec sa version. Thème enfantin ; les factices lumières de la ville ne valent pas la vie paisible de nos campagnes. Jerry vous l'interprète à merveille, comme il se doit, comme à l'exercice, la voix qui parle et qui chante en même temps. Ring of fire : quelle idée de reprendre ce Merle Kilgore à la manière de Johnny Cash ! Chanté-orchestré-collé. Genre je peux faire aussi bien. Un conseil dites que vous préférez la version de Cash quand vous l'écoutez par Cash et celle de Jerry Lou quand c'est Jerry qui traîne dans vos oreilles. Detroit City : le même thème que City Lights, le guy s'est un peu brûlé les ailes dans la cité de Detroit, veut revenir chez lui, Jerry nettement plus convainquant cette fois. Crazy arms : n'ai jamais aimé la version de chez Sun, la batterie trop bêtement mécanique, ici l'orchestre vous enserre le bijou, le piano ruisselle de tous les côtés et Jerry Lee en grande forme. King of the road : reprise du hit de Roger Miller. Jerry n'apporte rien d'original, mais vous ne pouvez qu'aimer. Ce n'est pas une possibilité, c'est un devoir. Seasons of my heart : country-variétoche, country variétoc, l'embêtant c'est qu'il suffit que Jerry Lee monte un tocard de dernière catégorie pour qu'il vous le transforme en fringant étalon. Mais là, vous n'achèterez pas, ça sent l'arnaque et la retape.

 

Deuxième face moins convaincante que la première. Comme disait Victor Hugo dans son poème liminaire de Chansons des Rues et des Bois, Jerry Lou emmène Pégase – le coursier indomptable du rock'n'roll - au vert. Parfois, il semble qu'il ronge son frein. N'a pas encore réussi à mâtiner sa voix de cette subtile et quintessentielle ironie qui sera sa marque de fabrique dans ses futures interprétations country. N'a pas le bon dosage, mais n'en est pas loin. L'a la dynamite mais pas l'allumette. Ne vous inquiétez pas, il la trouvera vite.

Damie Chad.

 

VINTAGE

GREGOIRE HERVIER

( Au Diable Vauvert / 2016 )

 

J'aime que Denis mon bouquiniste du marché me tourne le dos dès que je m'avance vers lui. Encore plus quand il se met à farfouiller dans les soubassements de sa remorque. C'est un bon signe. L'a repéré un truc spécialement pour moi. Me le tends tout fier. Guitare en couverture avec un petit logo nervalien que j'aime bien, Au Diable Vauvert. Généralement quand ils présentent un auteur du bout de leur trident, c'est souvent une agréable surprise. C'est chez eux que j'ai pécho les bouquins de John King – vue plongeante sur le prolétariat anglais - et de Poppy Z. Brite – sanglant fantastique.

Grégoire Hervier est un malheureux. Vagissait dans son berceau sous le sourire attendri / ulcéré ( rayez la mention inutile, il est bon que le lecteur fasse ses premiers pas dans l'écriture participative ) de sa maman. En 1977. Autant dire qu'il est sorti de l'oeuf après le punk ! Né sous une mauvaise étoile, arrivé trop tard pour la dernière révolution culturelle du vingtième siècle ! N'a rien connu de l'épopée rock, a dû se contenter des miettes du grunge. Etonnez-vous qu'après une telle malchance astrologique il n'ait développé de forts complexes d'infériorisation. L'a donc résolu de les combattre. Avait tout raté, alors lui, l'allait faire mieux que tous les autres. Le punk, les englishes, le rhythm'n'blues, les pionniers, n'avaient qu'à bien se tenir, remonterait tout cela d'un air dédaigneux, s'est concocté un projet grandiose genre mythographie heideggerienne : retour à l'origine – pas celle de l'être parménidien – du rock.

Aussi compliqué que la découverte des sources du Nil. L'a trouvé son fil d'Ariane, suivez la corde, vous tomberez sur la guitare, poursuivez la rallonge électrique et vous finirez par mettre la main sur l'ancêtre des rockers. Le chaînon manquant. Celui qui fait le lien entre Robert Johnson et Black Sabbath. Vous donne juste le début de l'histoire, convocation dans l'ancien manoir de Jimmy Page... Après c'est le truc classique, le riche milliardaire qui veut la guitare perdue, la Moderne – est-ce bête j'en avais une, je m'en suis servi avant-hier soir pour faire du petit bois pour allumer le feu dans la cheminée – l'intrigue est bien menée, guitare battante, vous courez de rebondissement en rebondissement. Notre héros est sur le grill, ne prend même pas le temps d'un moment de douceur avec une jeune universitaire qui l'invite chez elle. Et vous avez envie de savoir la fin. Grégoire Hervier se joue du lecteur et des mythes. Le néophyte apprendra beaucoup en s'amusant et les vieux chevaux de retour comme les aficionados de KR'TNT ! se divertiront sans acquérir de nouvelles connaissances. N'en prendra pas pour autant un air blasé. Car Platon nous a avertis : nous n'apprenons que ce que nous savons déjà. Tout a déjà été dit, l'important c'est l'art de le mettre en scène !

N'empêche que c'est intéressant. Rapportez-vous à votre dernier Rock'n'Folk N° 599, page 66, Patrick Eudeline s'emploie à tracer la faille qui sépare le Hard Rock du Metal. Essaie de définir la différence ontologique entre ces deux courants même si à première oreille le Metal s'inscrit dans la suite logique du Hard. Définit sa ligne de démarcation – toute artificielle soit-elle - le Hard n'est que la continuation du blues sous une autre forme. Une évolution due à la surenchère des musiciens à vouloir jouer plus vite et plus fort que tous ceux qui les ont précédés et les progrès des artefacts technologiques. Les métalleux, eux se soucient du blues comme de leurs premières chaussettes bleues ( rose pour les filles ). Se sont coupés de la racine nourricière. Sont ailleurs. Des espèces d'aliens qui s'en sont venus pondre leurs oeufs dans le nid du blues et se sont vite enfuis avec leurs petits, vers d'autres rivages... Pourquoi, comment, Eudeline n'explique pas, constate et commente. Pour ma part j'y vois une cause générationnelle. A partir de la fin des années soixante, la pléthore des groupes attire toutes les attentions. Autour de 1968, avec le premier rock'n'roll revival, les nouvelles vagues de fans ont pour la dernière fois tout le déploiement du rock'n'roll en libre accès, blues compris. Dès la décennie suivante; le coup d'oeil synoptique ne sera plus de mise, l'offre s'est démultipliée, l'on dit que Léonard de Vinci fut le dernier homme à intégrer le savoir universel, les jeunes amateurs n'ont même plus cette chance en leur domaine de prédilection, doivent se limiter afin de ne pas périr sous le nombre. On n'écoute plus Robert Johnson mais Led Zeppelin. Impasse sur le blues, et le mouvement s'accélère sans fin. Le curseur se déplace vers l'avant à chaque fois. Never look back ! Le metal a le nez dans le guidon, pour les nouvelles pousses Metallica est un ancêtre vénérable. On le laisse reposer en paix. L'on s'écarte de lui pour faire du bruit...

Un livre de pur agrément qui incite à la rockflexion.

 

Damie Chad.

 

L'ESPRIT DES MORTS

ANDREW TAYLOR

( Le Cherche Midi / Mai 2016 )

 

Ne l'aurais jamais acheté si dès les premiers mots de la quatrième de couverture le nom d'Edgar Poe n'avait motivé l'acquisition immédiate et automatique. Les similitudes existentielles entre Edgar Poe et Gene Vincent m'ont toujours paru évidentes, je n'en relèverai qu'une dans cette chronique, leur inscription destinale, des plus faussement anecdotiques, dans la ville de Norfolk...

Thriller gothique annonce-t-on, pour cela la traduction française due à Françoise Smith a quelque peu assombri le titre américain de l'ouvrage An Unpardonable Crime qui avait été préféré à l'original anglais : The American Boy. Andrew Taylor né en 1951 est un auteur prolifique qui a publié une cinquantaine de romans aux titres évocateurs tel The Raven on the Water. The American Boy a le mérite de nous alerter : à première vue Edgar Poe n'est qu'un personnage secondaire de l'ouvrage. Subsidiaire serait-on tenté d'ajouter. Pensez que nous n'avons ici affaire qu'à un gamin d'une dizaine d'années qui évolue à la périphérie de l'intrigue romanesque.

Le lecteur affriolé par la rocambolesque titulature risque d'être déçu. L'esprit des morts n'habite pas les tables tournantes et aucune malédiction funérale ne plane sur les protagonistes de l'histoire patiemment racontée. Plus de six cent cinquante pages dans lesquelles il ne se passe pas grand chose, pire l'ambiance est des plus feutrée, jamais un mot plus haut que l'autre, les fleurets sont mouchetés et les blessures des plus hypothétiquement symboliques. Avant d'entrer dans une analyse détaillée, louons le savoir faire de l'auteur qui par son art consommé du récit tient de chapitre en chapitre son lecteur en haleine, admirablement servi par la traduction de Françoise Smith qui use d'une prose d'une extraordinaire fluidité qui allie deux des qualités essentielles de notre idiome national, précision et subtilité.

Thomas Shield est un jeune homme désargenté. Seul au monde. Situation peu agréable, sous toute latitude et à toute époque. Mais nous sommes en 1819, en Angleterre. Le pays qui vient de triompher à Waterloo entre dans son siècle de gloire. La perfide Albion s'apprête à devenir la maîtresse du monde, l'argent coule à flot. Pas pour tout le monde. Question partage la bourgeoisie n'est guère généreuse. De par sa situation sociale Shield nous permet de connaître le haut du panier et les bas-fonds d'une société inégalitaire. Des slums londoniens aux domaines nobiliaires.

Dans son malheur notre fragile héros parvient à dégoter une place de professeur dans une pension privée réservée aux riches enfants de la haute bourgeoisie. C'est en cette école qu'il enseignera le jeune Edgar Poe qui se lie d'amitié avec son condisciple Charles Frant. N'oublions pas qu'Edgar Allan Poe passa quatre années de sa vie en Angleterre avec sa famille adoptive, et Andrew Taylor s'arrange pour que son roman se situe dans certains des lieux qu'il fréquenta. Grâce aux deux enfants inséparables Thomas Shield sera amené à passer en tant que pédagogue patenté plusieurs semaines dans la famille Frant.

Malheureuse famille dont le père vient d'être assassiné, le visage réduit en bouillie à coups de marteaux. La veuve Sophie Frant et le fils Charles sont recueillis par Mr Carswall le père de sa cousine Flora. Ne louez point trop l'attitude de Mr Carswall qui a des vues libidineuses sur la jeune veuve, même s'il se préoccupe plutôt de marier sa fille au frère du Baronnet de l'illustre ( et richissime ) famille Ruispidge. L'on ne s'amuse guère dans cette famille de haute-bourgeoisie, ce n'est pas que l'on soit particulièrement puritain mais l'on veille aux convenances. Du moins en surface, car à l'insu de tous, tous les coups sont permis, jusqu'aux alliances les plus troubles avec la pègre et ses hommes de main prêts à n'importe quelle infamie ou acte criminel des plus cruels et sordides pour récolter quelque argent. Nous retrouvons dans ces milieux criminels Henry Poe le grand-père d'Edgar dont l'Histoire littéraire a perdu traces après la mort de la mère du poëte...

Passons sur les seconds rôles pour nous consacrer aux ombres qui se fondent dans le décor. Point trop d'imagination, les morts ne sortent pas des tombes pour réclamer vengeance, de véritables êtres de chair et de sang, mais les subalternes, les domestiques, les employés des hôtels, les cochers, les misérables, les prostituées, tout le peuple qui essaie de survivre, taillable et corvéable à merci, sans aucune protection sociale, soumis à l'indifférence et au mépris des possédants. Vis à vis d'eux, the upper-class ne se comporte point comme avec ses propres membres. L'on ne prend pas de gants... Thomas Shield est protégé par son statut de précepteur. On l'invite à table, on discute avec lui, on lui demande rarement son avis, mais on lui fait toujours sentir l'abîme qui le sépare des maîtres.

A part que. La gent féminine lui sourit. L'est jeune, doit avoir du charme, possède un esprit entaché de romantisme. Toutefois pragmatique. Très british. Il souffre quand ces messieurs le remettent sèchement à sa place, mais il n'est pas Werther. Peut-être un peu Rastignac. Son rival n'est pas sans évoquer cet aspect de sa personnalité. Notre héros présente sa conduite comme dépendante de sa situation, de ses affects, mais pourrait se vanter que malgré toutes les difficultés qui s'abattent sur lui il ne se départit jamais d'une morale naturelle supérieure qui lui permet de présenter son existence sous un jour favorable. Le roman suit son cours. Comme dans l'œuvre d'Honoré de Balzac le diable tire les ficelles. Pas le grand cornu des contes de mère-grand, l'autre qui est partout, qui se glisse de poche en poche, ou s'entasse dans les porte-feuilles, sonnant et trébuchant, cherchez à qui profite le crime, vous trouverez la faillite d'une banque. Je vous laisse mener l'enquête.

Et Edgar Poe dans tout ça ? N'est en rien mêlé à l'intrigue. Un gamin qui s'amuse avec son copain. Imaginatif, sensible, sympathique, s'il éclipse Charlie c'est uniquement grâce à l'aura de son oeuvre si particulière, dont il n'a pas encore écrit le moindre mot, que le lecteur ne peut s'empêcher de lui attribuer... Andrew Taylor aurait-il inventé de toutes pièces un personnage anonyme similaire que le cours du roman n'aurait en rien été altéré.

Le déroulement de l'intrigue oui, mais l'écriture non. Andrew Taylor use des contes de Poe souterrainement. Il est des signes qui ne trompent guère, ainsi ce corbeau ( qui répète sempiternellement la même menace ) que les deux enfants promènent dans une cage. Le lecteur ne manquera pas de signifier tel ou tel épisode en tant que simple démarquage d'une des histoires extraordinaires. Certains s'extasient sur la girouette qui tourne et grince sans s'apercevoir que le plus important reste le clocher immobile et muet en-dessous du volatile remuant. Mais c'est dans l'écriture même qu'est dissimulé et emmuré le chat noir du malheur. Plus prudent que Poe, l'auteur a pris soin de lui sectionner les cordes vocales. Afin que sa présence ne soit pas trop facilement identifiable.

Poe est partout. Par en-dessous. Comme l'esprit qui irradie les tables tournantes. En ce sens le livre mérite bien son titre français, le singulier - l'esprit du mort - n'en serait que plus signifiant. Il existe une thèse selon laquelle Edgar Allan Poe aurait tenté une survie littéraire au vrai sens de l'expression, une espèce de métempsychose scripturelle qui aurait transmué son esprit dans la teneur de ses écrits. Lire Poe équivaudrait à être en présence agissante de Poe lui-même... Cette vision quelque peu fantaisiste – dans le sens anglais de ce vocable - ésotérique et magique – bonjour sir Aleister Crowley - d'Edgar Poe est démenti par le matérialisme grossier et affairiste dont font preuve dans le roman les personnages détenteurs du pouvoir dans cette société capitalistique du début du dix-neuvième siècle. Notons que toute une partie de la Comédie Humaine s'adosse à des thèses aussi délirantes - selon les esprits raisonnables – nous invitons le lecteur à relire par exemple Louis Lambert ou Séraphita... Ou alors à feuilleter quelques pages choisies de Villiers de l'Isle-Adam...

Les amateurs de rock gothique ne manqueront pas de se jeter dans ce roman dont nous n'avons que sommairement indiqué les premiers degrés de l'escalier qui permet d'accéder dans les soubassements les plus secrets.

Damie Chad.

DE L'ONCLE TOM AUX PANTHERES

DANIEL GUERIN

( 10 / 181973 )

 

Ce livre a été réédité en 2010 aux éditions Les Bons Caractères. Que nous qualifierions de militantes. Mais celle-ci datée de 1973 n'en paraît que plus émouvante. S'achève en 1972 et les pages de conclusion vous laissent un étonnant goût d'amertume dans la bouche. Nous replongent en des années de poudre – ce qui ne saurait nous déplaire – mais plus de huit lustres après l'extinction de ces feux d'artifice la situation générale ne s'est guère améliorée. Et les pessimistes qui insinuent qu'elle s'est surtout aggravée n'ont pas vraiment tort.

L'ouvrage fourmille d'analyses fort éclairantes. Expose à grands traits l'histoire de luttes des noirs pour leur émancipation depuis leur arrivée en tant qu'esclaves sur le continent américain. Trois cents pages foisonnantes qui ne s'enlisent point dans les détails ou les anecdotes. Daniel Guérin s'attache avant tout à décrire les rapports de forces entre les différentes forces en présence. Use d'une pensée d'obédience marxiste sans être pour autant inféodé aux diktats staliniens. Son coeur penche du côté de l'extrême-gauche, pour une radicalité révolutionnaire anarchisante, n'oublions pas que ses quatre volumes sur L'Anarchisme publiés dans La Petite Bibliothèque Maspéro ont engendré de par chez nous de multiples vocations dans les années soixante-dix.

Les noirs ne furent jamais assez nombreux pour penser pouvoir lutter à eux tout seuls contre l'oppression des Blancs. Il leur aurait fallu pour espérer parvenir à leur fin opérer une alliance avec les classes des petits blancs. Cette conjonction ne s'effectua que durant la courte période de la Reconstruction qui suivit la fin de la guerre de Sécession. Anciens esclaves et petits propriétaires blancs ruinés par la guerre récupèrent une partie des surfaces des grandes plantations. L'entente raciale entre les deux communautés est étonnante, les deux couches sociales possèdent un ennemi commun : les grands propriétaires qui voient d'un très mauvais oeil cette complicité qui s'instaure entre pauvres. Les occupants nordistes qui investissent de l'argent dans l'économie du Sud craignent eux aussi que cette conjugaison des forces populaires ne deviennent un frein à l'extension de l'économie capitaliste qu'ils sont en train de développer. Les planteurs trouveront la parade qui permettra de disjoindre l'entente, c'est vers la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième qu'est mise au point l'idéologie raciste. Point besoin d'aider financièrement the white trash people, suffit de leur faire accroire que même misérables ils possèdent une indéniable qualité insurpassable à laquelle les noirs n'atteindront jamais : le sentiment suprématiste d'être par essence supérieurs à la race noire qui relève plus de l'animalité que de l'humanité...

Cette idéologie s'inscrira profondément dans les mentalités des blancs. Mais elle aura un effet encore plus pervers sur les noirs. Nous n'évoquons pas le fait que les noirs intérioriseront ce sentiment d'infériorité auto-culpabilatoire dont James Baldwin décrit à merveille la perversité. Les noirs en sont réduits à leurs maigres forces, s'enferment en eux-mêmes, s'adonnent à de phantasmatiques rêves pernicieux : retour en l'originelle Afrique, regroupement des populations noires en quelques états qui leur seraient rétrocéder en guise de compensation des souffrances engendrées par l'esclavage. Chimères difficilement réalisables...

Soit vous vous accommodez de la situation – et toute une frange aisée et intellectuelle de la communauté noire plaide en faveur d'une lente amélioration assimilatrice – soit vous tirez l'insuffisant bilan de cette modalité d'action non-violente et désirez expérimenter d'autres pistes... Daniel Guérin s'attarde d'abord sur les relations qu'entretinrent les syndicats ouvriers avec la main-d'œuvre noire. Sont très réticents à accueillir cette dernière dans leurs rangs. A telle enseigne que souvent les employés noirs n'hésiteront pas à jouer les briseurs de grève... Remarquons au passage qu'aucune mention n'est faite des IWW, Daniel Guérin se contentant des unions syndicales réformistes ou plus ou moins proches du Parti Communiste Américain.

Les progrès accomplis par la lutte des Droits Civiques marquent le pas après l'assassinat de Martin Luther King, l'impatience de la communauté noire est au maximum, trois vagues de plus en plus radicalisées vont se succéder, le mouvement Freedom Now ! - les amateurs de rock ne manqueront pas de le mettre en relation avec la célèbre formule We Want the World and we want it, now ! de Jim Morrison, la lame de fond Black Power de Stokely Carmikael qui se traduira par de nombreuses émeutes entre 1964 et 1968 dans les quartiers noirs des grands villes, et enfin l'émergence du Black Panther Party autour de Huey P. Newton, Bobby Seale et Elridge Cleaver tous trois se revendiquant de Malcolm X, et reprenant le combat à l'endroit exact où son assassinat l'avait interrompu.

Les Panthers reprennent les analyses de Malcolm X. La lutte des noirs américains doit s'inscrire dans le mouvement tiers-mondiste de la décolonisation. En d'autres termes il s'agit de construire un mouvement de libération qui n'aura pas peur d'effectuer le passage à la lutte armée. La question n'est plus de revendiquer l'égalité raciale entre blancs et noirs mais de réaliser une révolution anti-capitaliste. Seront ainsi amenés à s'opposer à la guerre au Viet-Nam et à refuser la conscription tout comme les hippies...

Durant les trois premières années de leur existence les Panthers impriment leur marque, les militants portent l'uniforme et le fusil, et imposent un rapport de force à la police... c'est par milliers que les jeunes noirs rejoignent le parti... Cette militarisation n'est pas sans danger. Les provocations policières s'accentuent et bientôt CIA et FBI passent à l'infiltration manipulatoire et à l'élimination physique des militants... La justice n'est pas tendre... les condamnations pleuvent, la direction du parti est emprisonnée ou en fuite... Les dissensions se multiplient, ceux qui veulent construire une organisation clandestine, ceux qui pensent que l'emploi de la violence est venu trop tôt et a été mal proportionné... Ne parviennent pas à trouver l'équilibre nécessaire entre la revendication de l'identité noire qui vire facilement à une expression raciale et une vision de classe des conflits... en 1972, les Panthers ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes...

Les dernières pages sont les plus sombres. Daniel Guérin insiste sur les facultés d'adaptation du capitalisme. L'hydre marchande a survécu à bien des crises. Gère les situations difficiles avec une certaine facilité. A tel point que de larges pans de la population en viennent à adopter l'idéologie consumériste avec une facilité déconcertante...

Certes ce livre raconte une histoire ancienne que nous avons déjà évoquée dans de multiples chroniques antérieures. Mais l'analyse proposée est si minutieuse, si subtile dans le dévoilement dialectique des contradictions qui meuvent les rapports de domination classiques et sociétaux, qu'elle peut servir à porter un regard des plus lucides sur notre situation actuelle. C'est en cela que je vous encouragerai à le lire.

Damie Chad.