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08/12/2021

KR'TNT ! 533 : ROBERT GORDON / YARD ACT / LEE BAINS III & THE GLORY FIRES / JEANETTE JONES / DISCORDENSE / HECKEL & JECKEL / MARIE DESJARDINS / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 533

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

09 / 12 / 2021

 

ROBERT GORDON / YARD ACT

LEE BAINS III & YHE GLORY FIRES

JEANETTE JONES / DISCORDENSE

 

HECKEL & JECKEL / MARIE DESJARDINS

ROCKAMBOLESQUES

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Gordon moi ta main,

et prends la mienne

- Part Two - Bob & the boys

 

Considérable acteur de la Memphis Scene que ce Gordon-là. N’allez pas le confondre avec l’autre Robert Gordon, celui qui enregistra de très beaux albums avec Link Wray et Chris Spedding. Ce Gordon-là joue un rôle tout aussi majeur dans l’histoire du rock américain : il écrit des bibles et produit en plus des classiques du cinéma.

It Came From Memphis est un ouvrage si dense qu’il est conseillé de le lire plutôt deux fois qu’une. Il fourmille tellement d’infos qu’à la première lecture on passe à côté de plein de choses. Le seul moyen de contrecarrer la déperdition, c’est d’y revenir encore et encore, et là, ce remarquable travail ethno-musicologique prend toute sa mesure. Robert Gordon bosse comme Peter Guralnick, il enquête et multiplie les interviews. Comme il se passionne pour the Memphis scene, on se retrouve avec une espèce de bible dans les pattes. Une bible si vivante et si bon esprit qu’on prend en compte tout ce qu’il recommande dans le chapitre Futher Reading, Watching and Listening. Robert Gordon est un bec fin et ce sont les becs fins qui mènent le bal du rock, en tous les cas, d’un certain rock. Tiens, parmi les becs fins, on peut citer les noms de Nick Kent, Lux & Ivy, Kim Fowley, John Broven, David Ritz, Long Gone John, Ted Carroll & Roger Armstrong, Shel Talmy, Bert Berns, Ahmet Ertegun, Shadow Morton et Phil Spector. Tous ces gens ont contribué de manière effective à forger la légende du rock.

Inépuisable source d’informations, cette bible nous ramène à Sun, à Elvis, à Stax, à Jim Dickinson, à Furry Lewis, à Dan Penn et à Big Star, mais c’est aussi une fabuleuse galerie de portraits, et ce sont des portraits de gens qu’on ne croise pas tous les jours, tiens, par exemple le père fondateur de la Memphis Scene, Dewey Phillips - The (Howlin’) Wolf to whom all whites were suspect called him ‘brother’ - Et Dickinson rappelle que Dewey passait tout dans son émission, «Red Hot» de Billy Lee Riley, Little Richard, Sister Rosetta Tharpe, du blues, de la country. John Fry dit aussi que Dewey à la télé, c’est le truc le plus bizarre qu’il ait vu de sa vie. Portraits de Lee Baker et de Chips Moman - His house rhythm section, unlike the cultural collision at Stax, was a group of musicians raised together and familiar with each other charms idiosyncrasies (comme ils avaient grandi ensemble, ils savaient tout des leurs charmes et de leurs particularismes respectifs). They simply did what they could do and watched the nation and the world applaud - Voilà qui résume bien style de Chips. Joli coup de chapeau aussi au fatidique guitariste des Jesters, Teddy Paige - Others cite Paige as the first in the area to say that the Beatles ruined music - Jerry, fils de Sam Phillips, avait déniché ce punkish kid with lots of attitude qui écrivait des chansons et qui jouait de la guitare. Teddy Paige s’appelait en réalité Edward Lapaglio. C’est lui qui écrivit «Cadillac Man», le dernier single Sun, produit par Knox Phillips en 1965.

Avec les Jesters, Jerry et Knox Phillips reviennent aux sources, au primal Sun sound. Knox avoue que depuis cet épisode, il n’a jamais eu l’occasion d’enregistrer anything with that kind of energy. C’est à la fois le mythe de Link Wray Teddy Paige gratte une Les Paul branchée sur un Fender bassman crevé, avec trois speakers qui pendouillent - To get a distorded sound - et le mythe des Cramps - Tommy Minga saute partout - Knox adore that Minga’s voice et le guitar blend de Teddy Paige : «Il n’y avait rien de comparable à Memphis, chez les white people !». De la même façon qu’il n’y avait rien de comparable à Link Wray et aux Cramps. C’est l’infernal Teddy Paige qui compose «Cadillac Man», mais il n’aime pas la voix de Tommy Minga qui est viré. Alors qui ? Dickinson bien sûr ! Teddy l’appelle. Pourquoi ? Parce qu’il a une grosse réputation d’anti-conformiste et une vraie voix - He sang straight old blues things well, but he was always trying to do something unatural and kooky - C’est ce que recherche Teddy Paige, un mec capable de bien chanter les vieux coucous, mais en leur twistant la chique. Du coup les Jesters deviennent une bête mythique, a two-headed monster, Dickinson et Teddy Paige - his guitar was another vocal in itself - Pur jus de rockalama, Dickinson chante au raw comme un gros nègre de barrelhouse et Teddy entre en délinquance sonique comme on entre en religion. On croirait entendre le house-band d’un juke-joint paumé. Knox est frappé par le monster sound - With Jim there was more anarchic energy - Et la guitare de Teddy Paige is the proverbial headless chicken rockabilly yore, hot-rodded with a corrosive blues edge, c’est-à-dire le strut rockab de poulet décapité, aggravé d’un edgy blues sound corrosif.

Les Jesters enregistrent deux autres cuts avec Dickinson, une cover de «My Babe» et un «Black Cat Bone» qui a disparu. «My Babe» servira de B-side à «Cadillac Man». Dickinson y ravage Little Walter qui n’en demandait pas tant. Vas-y Dick ! Il explose la rondelle des annales. Derrière, Teddy Paige hoquette ses gimmicks, il grelotte d’impatience, jusqu’au moment où il se met en pétard, cet enfoiré joue à la poigne du poignant, oh Boy, tu as tout le Memphis Sound dans cette cover, toute la folie du monde. Sur la compile Big Beat, on entend aussi la version de «Cadillac Man» qui ne plaisait pas à Teddy Paige, celle que chantait Tommy Minga. Pourtant, la version est bonne, même s’il chante plus à la discrétion. On comprend ce que voulait Teddy : un chant plus black.

«Cadillac Man» est le dernier single Sun (Sun 400), avec, nous dit Palao, une erreur de crédit sur l’étiquette (Tommy Minga à la place de Teddy Paige). Le gros intérêt de ce single, dit Dickinson, est qu’il réveille momentanément l’intérêt d’Uncle Sam pour Sun. Judd et Sam demandent à Dickinson de signer sur Sun pour faire partie des Jesters. Uncle Sam : «Boy, you gotta cast your lot !», et Dickinson lui répond : «I’m afraid my lot’s already cast !». En effet, Dickinson est déjà sous contrat avec Bill Justis, mais Uncle Sam lui dit que Bill s’en fout. C’est vrai que Bill ne moufte pas quand le single paraît. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est qu’Uncle Sam s’enflammait pour ce projet, même si Dickinson refusait de signer. Knox : «Sam loved it all : he loved Teddy, he loved anybody that was trying to express something in an extraordinary way.» (Sam adorait tout ça, il adorait Teddy, il adorait les gens qui cherchaient à s’exprimer de façon extra-ordinaire). Knox ajoute que son père était tout sauf un suiveur. Malgré l’enthousiasme d’Uncle Sam, l’épisode Jesters va retomber comme un soufflé. Teddy va vite déchanter, car Judd ne sait pas comment promouvoir «Cadillac Man» : le temps du rockab de Memphis est largement dépassé - It was kinda odd for the time - Et en 1966, les Jesters disparaissent.

Tout comme la compile des Jesters, c’est sur Big Beat qu’on trouve celle de Randy & The Radiants, Memphis Beat - The Sun Recordings 1964-1966. Mais les Radiants, contrairement aux Jesters, apprécient les Beatles et la British Invasion. Randy Hasper est un fan des Beatles de la première heure - Once we saw the lads on Ed Sullivan, it was all over - Palao considère même Randy Haspel comme the Memphis answer to Allan Clarke des Hollies. La réputation des Radiants grandit assez vite, et leur manager John Dougherty les présente à un jeune homme blond très stylé - looking like he’s just stepped out of Gentleman’s Quaterly - Il s’agit d’un certain Knox Phillips qui les félicite - You guys are great - Knox les trouve même tellement bons qu’il parvient à convaincre son père de les recevoir. En fait, Knox croit avoir trouvé le pot aux roses : the Memphis commercialy-potent interpretation of the British beat. En 1964, Randy Hasper et ses amis débarquent au Sam Phillips Recording Service de Madison. Uncle Sam les reçoit chaleureusement, vêtu d’une chemise Ban-Lon et coiffé de sa casquette de yatchman. Les Radiants passent l’audition et Uncle Sam leur propose un contrat Sun de cinq ans. Sun Records, baby ! Randy a l’impression qu’Uncle Sam tente, dix ans après le coup d’Elvis, de rééditer le même exploit avec les Radiants. Une fois le contrat contre-signé par les parents, les Radiants entrent en studio. Uncle Sam est à la console et Knox l’observe attentivement. Les Radiants enregistrent «The Mountain’s High» en une prise. Uncle Sam exulte : «That’s a hit !». Ce sera le single Sun 395, mais ce n’est pas vraiment un hit. Randy en est bien conscient - That wasn’t very good, wasn’t it ? - Il trouve Uncle Sam trop bienveillant. Mais en même temps, Randy comprend sa philosophie qui consiste à tirer d’artistes amateurs le meilleur d’eux-mêmes. Le conte de fées se poursuit : les Radiants se retrouvent bombardés en première partie du Dave Clark Five au Memphis Coliseum, devant 12 000 personnes. En 1965, les Radiants étaient devenus rien de moins que the hottest band in Memphis. Leurs seuls rivaux à l’époque sont les Gentrys. C’est Uncle Sam qui leur recommande d’enregistrer une compo de Donna Weiss, «My Way Of Thinking», qui sera le single Sun 398. Les Radiants jouent avec l’énergie des early Kinks de Really Got Me. Pas de problème, on est à Memphis, ça joue au kinky blast. Thinking est une véritable horreur de Memphis punk infestée par les jambes, ils risquent l’amputation, c’mon, mais ces mecs s’en foutent, c’est leur way of thinking, c’mon. En tout, les Radiants n’enregistrent que deux singles sur Sun, mais Big Beat rajoute vingt titres pour donner une petite idée du potentiel qu’avait ce groupe destiné à devenir énorme. Un cut comme «Nobody Walks Out On Me» va plus sur la pop de tu-tu-tu-tulup, mais avec Memphis dans l’esprit. Dommage qu’ils n’aient pas un Teddy Paige en réserve. Leur pop est souvent passe-partout, on attend du gros freakbeat, mais rien ne vient. Tout repose sur la voix de Randy Hasper. Ils foirent complètement leurs reprises de «Boppin’ The Blues», de «Money» et de «Blue Suede Shoes». Par contre, celles de «Lucille» et de «Glad All Over» sont des overblasts. Et ils deviennent passionnants quand ils passent au heavy folk-rock avec «Grow Up Little Girl». On peut parler ici de Memphis beat évolutif et même d’énormité de la modernité. Ils font aussi une version ultra-punk de «You Can’t Judge A Book By The Cover», ils la secouent du cocotier à coups de yeah yeah, sans doute avons-nous là, avec celle de Cactus, la meilleure cover de ce vieux coucou. Avant de refermer le chapitre radieux des Radiants, il faut saluer les compos de Bob Simon, notamment ce «A Love In The Past» qui groove à la perfection, comme une merveilleuse chanson de proximité bourrée de sexe, that’s all I do.

Coup de projecteur aussi sur Terry Manning qui arrivait d’El Paso où il avait joué dans le Bobby Fuller Four - Son père était un pasteur qui déménageait souvent et Terry harcela ses parents pour qu’ils s’installassent à Memphis, ce qu’ils finirent par faire. Une semaine après leur installation, Terry se rendit chez Stax, frappa à la porte et dit : ‘Here I am’ - Il va rester 20 ans chez Ardent. Il travaille avec la crème de la crème de Stax, les Staple Singers, Booker T. & the MGs, Isaac Hayes. Il est le bras droit de John Fry qui sous-traite alors énormément pour le compte de Stax. John Fry indique que Dickinson cultivait un beau scepticisme envers le music business - which probably provided some guidance for a lot of people - Bel hommage à Reggie Young, dont la façon de tirer les cordes de guitare aurait influencé George Harrison. Le jeune Young était déjà un vétéran à 20 ans, c’est lui qui jouait sur «Rocking Daddy» d’Eddie Bond, avant de jouer dans le Bill Black Combo et de mettre en place de son d’Hi Records. Justement, le Bill Black Combo tourna avec les Beatles et c’est là que le jeune George loucha sur la technique de Reggie.

Ce Gordon-là rappelle aussi que Stax vient tout droit des groupes qui jouaient au fameux Plantation Inn de West Memphis, localité située de l’autres côté du fleuve, en Arkansas, un endroit mal famé dont est originaire Wayne Jackson, ce même Wayne Jackson qui démarra dans les Mar-Kays avec Steve Cropper, Don Nix, Packy Axton et Duck Dunn. Jim Dickinson : «Packy Axton learned to play from Gilbert Caples. That’s where the whole Stax sound comes from. It’s Ben Branch’s band, pure and simple. The idea of light horns is, I think, the Memphis sound phenomenon.» On tombe un peu plus loin sur ce genre de résumé : «Jim Stewart the fiddle player wasn’t considering a career in black music, Estelle Axton the bank teller sure wasn’t and Steve Cropper who was, would never have been around the place had not it been for Packy.» Eh oui, on en revient toujours à Packy Axton, le fils d’Estelle, ce mec qui aimait tellement la musique noire et prendre du bon temps. Grâce à Light In The Attic, on peut entendre les singles que Packy enregistra avec différentes formations en 1965 et 1967. L’album s’appelle Late Late Party. Ces gens-là adorer groover et Leroy Hodges, bassman du house-band d’Hi, y faisait des miracles. Il faut l’entendre dans le «Bulleye» des Martinis. Et tout à coup, on tombe sur un single infernal de Stacy Lane : «No Entry». On se demande d’où ça sort ! On retrouve plus loin Booker T dans les Packers et Leroy Hodges revient vamper le «South American Robot» des Martinis. Nouveau shoot de r’n’b avec «LH & The Memphis Sounds : «Out Of Control». Pure staxy motion, groove rampant extrêmement tendancieux. L’immense Leroy Hodges revient faire des siennes dans le «Key Chain» des Martinis et Lee Baker passe un beau solo dans le «Hip Rocket» des Pac-Keys. La B se termine avec un nouveau coup de Jarnac singé Stacy Lane («No Love Have I»), un retour en force de Leroy Hodges dans le «Greasy Pumpkin» des Pac-Keys et l’excellent «Late Late Party» des Martinis.

Lorsque les Staxmen vont à Los Angeles en 65, ils jamment avec Nathaniel Magnificent Montague, le célèbre DJ d’époque. C’est lui qui branche Packy sur Johnny Keyes, qui va devenir son meilleur ami. Ils vont même partager une piaule dans Memphis, à une époque où la ségrégation fait encore pas mal de ravages. Ils font les Pac-Keys ensemble. Ils recrutent le Moloch Lee Baker à la guitare. Comme Jim Stewart ne supporte pas Packy et ses excès, les Pac-Keys enregistrent soit chez Ardent, soit chez Willie Mitchell. Estelle Axton monte le label BAR pour aider Packy, mais c’est difficile. Puis Packy et Johnny montent les Martinis avec la section rythmique d’Hi Records, et notamment les frères Hodges. Teeny Hogdes est très content de devenir pote avec Packy car il avoue aimer les white girls. Memphis Sound, baby.

C’est peut-être l’endroit idéal pour saluer l’album solo que Steve Cropper enregistra en 1969, With A Little Help From My Friends. Crop se lance dans des ré-interprétations instrumentales de hits séculaires, comme «Land Of 1000 Dances». Bon d’accord Crop sait jouer, mais ça on le savait. Il taille une belle croupière à «99 1/2». Il sort sa plus belle disto et joue au gras double. Ce son magique rend bien hommage à Wicked Pickett. Il passe à la petite insidieuse pour tailler une bavette à «Funky Broadway», il joue au son d’infiltration, dans la masse d’un énorme groove de Staxy Stax. Crop est un démon, dans le Sud tout le monde le sait. Comme Ry Cooder, Crop crée la sensation en permanence. Avec le morceau titre, Crop fait du Joe Cocker sans la voix, il fait chanter sa Tele. Ils sont tout de même gonflés de se lancer dans cette aventure devant 500 000 personnes. Crop réussit à créer de la tension, il fait le plan des screams en mode deep south. Bien vu, Crop ! Ce qu’il parvient à sortir est exceptionnel. Il prend ensuite «Pretty Woman» au funky strut de Stax, il joue tout le thème au claqué de Tele. Crop ne se refuse aucune extravagance et du coup, l’album devient palpitant, aussi palpitant que peut l’être la pochette. Il s’en va ensuite swinguer «I’d Rather Drink Muddy Water» au jazz et là ça devient stupéfiant. Il va là où le vent le porte. Guitar God on fire ! On le voit aussi rentrer dans le lard du heavy blues avec «The Way I Feel Tonight» et il claque le beignet du Midnight Hour à la Crop, c’est-à-dire droit au but, sans voix, c’est encore la Tele qui fait tout le boulot. Bon, ce n’est pas Wicked Pickett, mais ce n’est pas si mal. Les cuivres arrivent en renfort dans «Rattlesnake». Comme d’usage, les Memphis Horns font la pluie et le beau temps. Tout s’écroule prodigieusement dans des vagues de son successives. Cet instro est une telle merveille qu’elle pourrait servir de modèle à Michel-Ange.

Portrait aussi de l’immense Sid Selvidge : «Selvidge brings to the group (Mud Boy & the Neutrons) a voice as pure and sweet as a Delta songbird, with as much range as the expansive sky.» Ce Gordon-si considère Sid Selvidge comme un folk punk of sorts. Il se préparait en effet à sortir sur son label Peabody l’incroyablement bon Like Flies On Sherbert d’Alex Chilton. Robert Gordon recommande tout particulièrement Waiting For A Train - you also get a taste of Selvidge’s falsetto howl, Baker’s insane slide guitar, and Dickinson’s piano beating (...) On ‘Swanee River Rock’, Jim Lancaster plays the rockingest tuba solo I’ve ever heard north of New Orleans. Selvidge enregistre cet album extraordinaire au studio Ardent avec la fine équipe, c’est-à-dire les Dixie Flyers. Alors que Dickinson pianote sur ce pur jus d’Americana qu’est «All Around The Water Tank», Selvidge yodellise et claque un solo à l’ongle sec. Lee Baker rôde aussi dans le coin. Selvidge tape un vieux blues de Fred Mc Dowell, «Trimmed And Burning». Il préserve avec le plus grand soin l’esprit de la véracité. Il tape ensuite dans Allen Toussaint avec «Wrong Number». Dickinson y pianote comme un diable de saloon. On passe directement au New Orleans Sound avec «Swanee River Rock», mélange de country blues et de New Orleans brass. Selvidge tape aussi dans Tom Paxton avec un «Last Thing On My Mind» digne du Dylan de l’âge d’or. Lee Baker fait un festival dans «Torture And Pain». À noter la photo de pochette signée Bill Eggleston.

Joli coup de projecteur aussi sur Insect Trust, ce groupe touche-à-tout qui tapait aussi bien dans Joe Callicott que dans le free-jazz, ce qui inspira Dickinson pour son album Dixie Fried. Insect Trust testait en effet le country-blues-inspired free jazz. Ces mecs retravaillaient des chants de marin au banjo des Appalaches et au violon. Robert Palmer jouait aussi dans le groupe et y faisait un peu office de liant, tellement les profils différaient les uns des autres. L’album Insect Trust vaut le détour, ne serait-ce que pour entendre «Special Rider Blues», inspiré du «Blues Rider» d’Elmore James. Nancy Jeffries y chante le blues fantastiquement, elle se laisse porter par d’indicibles vagues de blues et ce diable de Bill Barth joue l’acid rock dans un fracas de free jazz. Quel mélange ! Bill Barth n’en finit plus d’irriter les zones érogènes de l’instinct free du sax et cette folie contribue largement aux frictions salvatrices. Quel freakout ! On comprend que l’album soit devenu légendaire. Ils reprennent aussi le «World War I Song» de Joe Callicott. Nancy Jeffries chante le blues d’une belle voix généreuse, elle embarque son monde comme savait si bien le faire Joan Baez avec «Joe Hill». C’est un retour aux racines du blues de Memphis. Autre pièce de choix : «The Skin Game», blues solide et bien cuivré, ambitieux et fouillé par un délire foutraque de saxophones en délire. On assiste là aussi à une merveilleuse envolée d’impro, ou si vous préférez, une échappée belle délibérée. Ils finissent leur B avec trous cuts à dominante folky. Cette femme chante comme une militante, on la sent animée d’une foi de pâté de foi. Et ça se termine avec un «Going Home» joué à la flûte de pan, et comme on dit, c’est de la bonne Baez.

Robert Gordon passe aussi en revue les house-bands de Memphis, celui de Stax que tout le monde connaît, celui de Sun, les Little Green Men de Billy Lee Riley, avec Roland Janes et JM Van Eaton, et celui moins connu de Hi Records avec les trois frères Hodges, Teenie, Charles et Leroy.

Lee Baker rappelle qu’il a monté Moloch bien avant tout le bordel du heavy metal - We wanted to be loud, rockin’ rock and roll and offensive - C’est Don Nix qui les produit chez Ardent. - Moloch is a beastly-sounding blues-based swirl - C’est d’ailleurs Moloch qui enregistre pour la première fois le fameux «Going Down» de Don Nix, un Don Nix omniscient qui a l’idée du son - the Don Nix Don Nix Don Nix album - Producer : Don Nix, Arranger : Don Nix, Engineer : Don Nix. C’est ce qu’on peut lire sur la pochette. Et bien sûr, Don Nix signe tous les morceaux. L’album Moloch est réédité, on peut donc l’écouter tranquillement au coin de la cheminée. Dès «Helping Hard», on sent le souffle du heavy rock seventies, oh mama. C’est digne d’Atomic Rooster et typiquement hendrixien dans le traitement du groove. Lee Baker joue comme un démon. Et voilà le «Maverick Woman Blues» (que Mike Harrison reprend sur Rainbow Rider). Typique de l’époque avec le son bien rond et ils finissant l’A avec «She Looks Like An Angel», heavy blues cousu de fil blanc. Encore un artefact nixien avec «Gone Too Long», monté sur le riff de «Dust My Blues», pur jus de Memphis Sound car joué dans la désaille. Ainsi va ce disque, de heavy blues en bloogie rock, au fil du fleuve du temps. Tout est admirablement drivé, ces mecs savent gérer un groove et Lee Baker sait percer les lignes. Ils tapent «Mona» au heavy low-down de big bad stash. La prod rappelle celle de «Crosstown Traffic». Et avec «People Keep Talking», ils se prennent carrément pour Led Zep, car c’est chanté à la petite hurlette de Plantagenet. Don Nix ramène des sons très intéressants dans le boogie. Une cymbale savamment orientée swingue le boogie. Le pauvre Genz Wilkins se prend encore pour Robert Plant dans «I Can Think The Same Of You».

Et lorsqu’il aborde le chapitre Mud Boy, Robert Gordon devient intarissable : «Dickinson is a musical chemist balancing order and chaos, with the approach of an historian. Baker can unleash heroic guitar riffs because he spends all summer atop a tractor cutting grass.» Et il ajoute : «One could say that Mud Boy is the inheritor of the Memphis Country Blues Festivals.» Il poursuit en expliquant que Mud Boy n’a rien appris aux vieux bluesmen et que les vieux bluesmen ne leur ont pas appris grand chose. Il s’agissait plutôt d’une osmose. Le vecteur de cette osmose étant le verre de whisky. The language was the jelly lid over Furry’s shot glass. Et comme Dickinson, Charlie Freeman préférait le confort de l’anonymat et de la vie normale au bazar de la gloriole. Oui, ça semble idiot, dit ainsi, mais tous ces gens ont le génie de la modestie, ce qui fait d’eux des héros de l’underground. Jerry Wexler laisse un bel épitaphe concernant les Dixie Flyers : «For a while, the Dixie Flyers were flying high. I didn’t know that they were doing everything in the drugstore, but I did know they were some wild motherfuckers... I should’ve known there never were enough projects to keep a house rhythm section working steadily. My conception - to import and keep a cohesive group - was naive.»

Puis Robert Gordon attaque le chapitre Alex Chilton, devenu superstar à seize ans, a brillant pop individualist à 21 ans et trois ans plus tard, il ne parvient pas à terminer Big Star 3rd que tout le monde considère aujourd’hui comme un masterwork. L’histoire de Big Star est typique de Memphis : c’est un groupe complètement hors normes. Quand Chris Bell et Alex Chiton décident de monter le groupe, ils se prennent pour Lennon et McCartney. Le pire, c’est qu’ils en ont les moyens. Et puisqu’on est chez les surdoués, on peut aussi citer Richard Rosebrough qui travaillait chez Ardent : «J’aimerais dire que j’ai trois mentors : John Fry qui m’a appris à enregistrer, Jim Dickinson qui m’a appris à choisir le bon moment pour enregistrer, et Sam Phillips qui m’a appris à rendre une séance d’enregistrement intéressante.»

Il est essentiel pour tout amateur de Memphis Beat d’écouter l’album solo de Chris Bell, I Am The Cosmos. Car oui, quelle merveille ! Bell sonne les cloches. Bell fait du Big Star sans Alex, il excelle dans cette petite pop exacerbée d’arpèges de clairette et de yeah yeah yeah, il développe un super pouvoir lucratif de haute transparence. C’est éblouissant de pur jus. Il fond son son dans l’azur immaculé, il va même beaucoup trop loin et pousse ses yeah yeah yeah du haut de la montagne - I’d really see you again - Big Bell sound ! On croise plus loin un titre aussi pur, «You And Your Sister», avec Alex en background. C’est enregistré chez Ardent. Quasiment tout le reste est enregistré au château d’Hérouville. L’autre énormité s’appelle «Make A Scene», big rumble de Memphis sound. C’est gorgé d’espoir et si magnifique. Il faut suivre ce Bell à la trace, il est doué d’un don de Dieu. «I Got Kinda Lost» est aussi enregistré à Memphis. On croirait entendre les Byrds, c’est dire si Bell est bon. Il est capable de miracles. Il y va de bon cœur, il ne craint ni la mort ni le diable. Quelle espèce de puissance est-ce donc que la sienne ? Dickinson joue du piano sur «Fight At The Table», il est important de le noter. Retour au Big Star sound avec «I Don’t Know». Bell fait du pur jus et il pourrait bien être l’âme de Big Star. Saluons aussi «Get Away», encore du pur Big Star sound, battu à la folie et qui bascule dans la beatlemania. Il ne laisse décidément aucune chance au hasard.

Le fameux bootleg Dusted In Memphis est une sorte de passage obligé. Dans ses liner notes, Ray Fortuna explique qu’Alex cherchait à l’époque à écrire the perfect pop song pour la détruire ensuite. Mais il rappelle aussi que les gens qui l’accompagnent sont des highly gifted professionals. Ce qui conduit l’infortuné Fortuna à penser que la démarche chiltonienne telle que nous la restitue ce boot vaut bien Dada. Bien vu, Ray. Alors boot Dada ? Non, pas vraiment. Trop américain pour être Dada. Souvenons-nous : Dada New York, c’est Duchamp. Un import. Impair et passe. Tout cela n’enlève rien au talent d’Alex : en B, on tombe sur une absolue merveille, «She Might Look My Way», l’une des fameuses démos Elektra. Enregistrée à New York en 1978, cette belle pop tourbillonnaire tourne à l’enchantement. On se régale aussi d’un «Walking Dead» enregistré à Memphis en 1975. Quelle douce désaille ! Les punks ne feront jamais mieux. Ray Fortuna cite Dickinson, l’un de acteurs majeurs du so-called Memphis Dada : «Sometimes there was somebody in the control room and a lot of times there was nobody there.» Des quatre faces, la B est la plus consistante, car enregistrée dans un club new-yorkais. Une version de «Little Fisky» passe comme une lettre à la poste. Même chose pour «Window’s Motel», on retrouve ce son qu’on aime bien, le Memphis Sound, une déglingue de swing traversé par des gimmicks de fulgure. Cette B mirifique s’achève sur une imprenable version de «No More The Moon Shines On Lorena». Section rythmique minimaliste et bourrée de swing, un brin de piano et un killer solo flash : il y a là de quoi rendre un homme heureux. Mais le sommet du boot se trouve en D : l’infamous KUT Radio Show d’Austin, en 1978. Alex joue en solo et se débarrasse comme il peut des questions à la con que lui pose le speaker sur Big Star et les Box Tops. Alex se dit homosexuel puis onlysexuel, il fait sa provoc, on le sent excédé, alors il attaque son fameux «Riding Though The Reich», puis enchaîne avec une version délirante de «The Lion Sleeps Tonight» en ululant à la lune. Pour le coup, ça tourne à l’Austin Dada ! Les pontes de l’histoire de l’art vont s’arracher les cheveux. S’ensuit une version qu’il faut bien qualifier de magique de «No More The Moon Shines On Lorena», et la fille qui accompagne Alex déraille complètement - Baby’s on fire ! s’esclaffe Alex qui visiblement s’amuse bien, mais attention, ce n’est pas terminé, le voilà au cœur du sujet avec «Waltz Across Texas», fantastique coup de kitsch qu’il enchaîne avec «Lili Marleen». Il chante cette magnifique rengaine avec un talent fou et désordonné - It’s you Lili Marleen - et il termine en rendant un superbe hommage à ses amis new-yorkais les Cramps avec «The Way I Walk».

Quand Dickinson accepte de produire le troisième album de Big Star, il est dans une mauvaise passe : son meilleur ami Charlie Freeman vient de casser sa pipe suite à une overdose et il vient de se fâcher avec Dan Penn pendant le mix du fameux deuxième album jamais paru, Emmett The Singing Ranger Live In The Woods. Il a donc une revanche à prendre sur Dan qui avait produit les Box Tops. Selon Robert Gordon, l’enregistrement de Big Star 3rd fut un épisode assez malsain. Dickinson raconte qu’Alex et lui rigolaient ouvertement pendant qu’un mec jouait de la stand-up. Steve Cropper accepta de jouer dix minutes sur «Femme Fatale», mais pas davantage - He thought this was scary evil shit - Quand Dickinson envoie la bande de Big Star 3rd chez Jerry Wexler, celui-ci l’appelle pour lui dire : «Baby, that tape you sent me makes me very uncomfortable.» À l’époque personne ne veut de Big Star. Dickinson et John Fry tapent à toutes les portes. Écœuré, John Fry jette l’éponge et met son studio en vente. Mais les acquéreurs ne parviennent pas à honorer leurs engagements et Fry récupère miraculeusement son studio peu de temps après. Tout est examiné dans la détail au chapitre Alex.

Bien sûr, lorsqu’Alex découvre que les Cramps jouent du rockab à contre-courant des modes et notamment du punk rock, il est fasciné - Such a renegade spirit was a natural attraction for Chilton - Robert Gordon rappelle que Flies is an épitome of Memphis music - a complete rejection of the industry norm. It is sloppy, often indecipherable, and very very alive. Pour Gordon, Flies, c’est du Dewey Phillips - Among the sources for Flies are the Greenbriar Boys’ bluegrass, the Long Island vocal group the Belltones and the Carter Family’s interpretations of a slave song. If that’s not a likely Dewey Phillips set, I don’t know what it is - Et Randall Lyon qui a filmé les séances d’enregistrement indique que Flies a presque réussi à anéantir tout le gratin de l’underground de Memphis - It was an horrible experience from beginnig to end (...) The music was so heavy. Chris Bell died while Alex was working on that record and Flies to me is the end of the whole ChrisBell/Alex freakout.

Bosser avec les Cramps, ça laisse forcément des traces. Alex a de nouvelles idées de son. Il fait appel à son vieux mentor Dickinson pour produire Like Flies On Sherbert (qui devait au début s’appeler Like Flies On Shit). Cet album sonne comme la suite de Big Star, car on y trouve quelques énormités fatales comme «Hey Little Child», petite pièce de garage d’excellence impartie et joliment tapée - Hey ! - On croit entendre du Sonny & Cher, c’est monté sur un beau bien rebondi et Dickinson fait monter la basse dans le son - Hey ! - On sent bien qu’ils s’amusent comme des fous dans le studio. L’autre monstruosité, c’est le morceau titre qu’on trouve en B. Il s’agit là de la chanson la plus barrée du Deep South. Alex chante vraiment à la désaille, c’est stupéfiant de densité et fort en teneur de laid-back. Véritable coup de génie pour Alex et Jim. Oh mais on trouve d’autres pépites sur ce disque infernal, comme par exemple «Boogie Shoes», à l’image de la déglingue du studio et de son parquet jonché de mégots. Muddy as hell, joué au hasard des condoléances, gratté à la bonne franquette, ça bat comme ça peut, on est à Memphis, Sugar babe, et le chaos y est différent. L’air et l’énergie aussi. Il y a quelque chose de dévertébré dans le son, ça pianote dans un coin et ça chante au réveil, mah, mah mah. Pareil pour «My Rival», le boogie-rock le plus laid-back de l’histoire. Alex traînasse dans la mélasse et il place ici et là des petits guitar licks à la Keef. Tout est savamment faisandé sur ce disque. Encore du sacré bon rock de Deep South avec «Hook Or Crook», joué à la revoyure et sans attache particulière, et un chant terriblement décalé du micro. Alex claque ça dans un coin et ça joue là-bas, de l’autre côté, dans la cuisine. On a là une sorte d’Americana perdue dans le plus bel écho du temps d’avant. Franchement, c’est joué au plus profond du studio, c’est du rock d’Ardent et décade après décade, la descente reste d’une beauté qui ne se fane pas. Dickinson semble au somment de son art. Si avec ça on n’a pas encore compris que cet homme est un génie, c’est qu’il y a un problème. On retrouve cette ambiance de jam informelle dans «I’ve Had It» et nos deux cocos basculent dans le délire complet avec «Rock Hard» : le cut se limite au seul tatapoum et Alex gratte une corde de guitare à l’ongle sec, juste sous le boisseau. On retrouve le foutraque du Memphis Sound dans «Alligator Man», ça claque dans tous les coins, encore un modèle du genre.

Dickinson est certainement le mieux placé pour donner une définition du fameux Memphis sound : «The Memphis sound is something that’s produced by a group of social misfits in a dark room in the middle of the night. It’s not committees, it’s not bankers, not disc jockeys. Every attempt to organize the Memphis music community has been a failure.» On a l’illustration de ce propos dans Stranded In Canton, le film culte de Bill Eggleston.

Robert Gordon boucle son panorama avec des pages fascinantes sur la relève : les débuts de Tav Falco, puis quelques clins d’œil de poids aux Hellcats et aux Country Rockers qui comme par hasard ont vu leurs disques paraître sur New Rose - comme d’ailleurs tout ce qu’a pu enregistrer Dickinson. Étrange phénomène que ce désintérêt des labels américains pour une scène aussi riche. Alors encore une fois, merci Patrick Mathé.

Merci pour le Free Range Chicken des Country Rockers paru en 1988. On les voit tous les trois sur la pochette, avec pépé Gaius Ringo Markham au premier plan. On note aussi la présence de Misty (tambourine) dans les crédits. Et ça démarre en force avec le swing parfait d’«Arkansas Twist». Ils jouent ça dans les arcanes du temple. Quelle fantastique leçon de rockabilly, son clair et swing de slap, oh boy et pépé Ringo nous bat ça sec sous le manteau. Ils enchaînent avec une reprise du fameux «Mona Lisa» rendu célèbre par Carl Mann. On est chez Doug Easley, alors quel son, my son ! Ils passent au jazz avec «Stomping At The Savoy». Ambiance à la Django et plus loin, ils tapent dans le fameux «Rockin’ Daddy» au pur jus de Memphis Sound. En B, ils vont chercher le vieux «Pistol Packing Mama» pour en proposer une version joyeuse et bien vivante. Rien à voir avec Gene Vincent. Retour au rockab avec «Love A Rama». Ils tiennent vraiment le haut du pavé, leur rockab vaut tout l’or du monde. Et pour l’anecdote, pépé Ringo prend le lead sur «My Happiness». Il ne chante pas très juste et fait un peu mal aux oreilles. Par contre, l’amateur de trash va pouvoir se régaler. Il existe un autre album des Country Rockers intitulé Cypress Room et doté d’une belle pochette, mais ce sont quasiment les mêmes titres.

Robert Gordon évoque aussi Lorette Velvette, qui fait comme Alex l’objet d’un chapitre à part.

Puisqu’on est dans l’underground de ces dames, il est intéressant de se pencher sur le cas des Klitz. Il existe quelques bricoles accessibles, comme ce Live At The Well. On croit entendre les Babes In Toyland, tellement c’est mal chanté. Leur «TV Set» est trop bruyant, trop mal contrôlé, on dirait que c’est voulu. Joli choix de covers, en attendant, puisqu’elles tapent dans le «Funtime» d’Iggy. Par contre, elles changent de registre avec «Noel Motel», un shoot de heavy pop de power pop joué à la fabuleuse énergie et chanté à l’ingénue libertine, avec un flavour très particulier, soutenu au piano de bastringue. Avec «Couldn’t Be Bothered» on passe au vrai son, à l’EP Sounds Of Memphis 78. Tout cela vaut pour acquis. «Two Chords» sonne très typique de l’époque, two chords, three chords, one chord ! Elles passent au beat tribal pour «Head Up». Celle qui tape y va de bon cœur. C’est gueulé, bien gueulé, admirablement gueulé. Elles jouent leur va-tout avec l’«Hook Or Crook» d’Alex. Dommage que la chanteuse soit obligée de gueuler par dessus les toits.

Dans cet infernal chapitre de fin, Futher Reading, Watching and Listening, Robert Gordon renvoie sur des tas de disques tous plus intéressants les uns que les autres.

L’ouvrage s’accompagne d’une compile qui porte le même nom, It Came From Memphis. C’est sans doute le meilleur moyen de donner envie aux lecteurs de creuser, car comment peut-on résister au souffle du «Money Talks» de Mud Boy & The Neutrons ? C’est impossible. Quel incredible blast ! C’est l’une des pires fournaises de l’histoire de l’humanité, tout est poundé dans l’oss de l’ass avec un Dickinson qui chante au raw et derrière lui, les accords frisent la stoogerie. La grande force de Robert Gordon est d’avoir su mettre en valeur le Memphis Blues qui est la racine du Memphis Beat. Il ramène le plus primitif des Memphis cats, Moses Williams avec «Which Way Did My Baby Go». C’est plus que primitif, c’est carrément africain. Il ne peut rien exister de plus primitif en Amérique. On ne sait pas sur quoi il gratte. Il gratte sur rien. On croise des noms connus comme Sid Selvidge et Furry Lewis, mais aussi des inconnus extraordinaires, comme par exemple Flash & The Memphis Casuals avec «Uptight Tonigh». On ne sait pas d’où ça sort, mais quelle énergie ! Dickinson gratte sa gratte là-dessus. Même chose avec The Avengers et «Batarang», on tombe ici dans la psychedelia d’Ardent, avec Terry Manning à l’orgue. Lee Baker et Dickinson grattent leurs grattes dans cet enfer. Restons dans cette mythologie de l’underground avec Cliff Jackson & Jellean Delk With The Naturals et «Frank This Is It», produit par Jerry Phillips et Teddy Paige. Bien sûr, Teddy joue le groove et il place un solo du diable sur cette merveille mythologique. Dickinson revient jouer de la gratte avec Drive In Danny sur «Rocket Ship Rocket Ship». C’est tellement weird qu’on reconnaît Dickinson qui se fait appeler ici Captain Memphis. On croise aussi Jessie Mae Hemphill avec «She Wolf». C’est le Memphis Beat à l’état le plus pur. Tout le génie compilatoire de Robert Gordon, c’est d’avoir choisi «She Wolf». Le «Wet Bar» du Panther Burns Ross Johnson est weird as fuck. Quant à Lesa Aldridge, la poule d’Alex Chilton, elle est complètement pétée. Chilton l’accompagne et Dickinson bat le beurre. Ils font n’importe quoi. Ça fait partie du mythe de Memphis. Et pouf tout explose à nouveau avec Otha Turner’s Rising Star Fife & Drum Corps et «Glory Hallelujah». C’est tellement ancien que Dickinson fait remonter ça à Dionysos. Bon les gars, laissez tomber Metallica et écoutez Otha, ça vous fera du bien. Un brin d’antiquité, ça vaut tout l’or du monde. Robert Gordon ramène aussi Moloch dans sa compile avec «Cocaine Katy», ce qui donne un avant goût du son psychédélique de Lee Baker et puis voici Lorette Velvette avec «Oh How It Rained», la petite reine du rodéo, pur jus de Memphis underground. Elle a la main sûre et Lee Baker l’accompagne. Et tout ceci s’achève avec Big Ass Truck («I’m A Ram», énergie considérable, sur les traces des MGs avec le fils de Sid Selvidge à la guitare) et puis William Eggleston joue une sélection de sa Symphonie #4 au piano.

Robert Gordon, c’est du délire. Il cite encore des tonnes de choses en référence et bien sûr il existe un volume 2 d’It Came From Memphis, et même un volume annexe sur lesquels on reviendra, c’est certain.

Signé : Cazengler, Robert Gourdin

Robert Gordon. It Came From Memphis. Pocket Books 1995

Jesters. Cadillac Men. The Sun Masters. Big Beat Records 2008

Randy & The Radiants. Memphis Beat. The Sun Recordings 1964-1966. Big Beat Records 2007

Packy Axton. Late Late Party. 1965-67. Light In The Attic 2011

Steve Cropper. With A Little Help From My Friends. Volt 1969

Sid Selvidge. Waiting For A Train. Peabody 1982

Insect Trust. The Insect Trust. Capitol Records 1968

Moloch. Moloch. Enterprise 1969

Chris Bell. I Am The Cosmos. Rykodisc 1992

Alex Chilton. Dusted In Memphis. Bankok Productions 2016

Alex Chilton. Like Flies On Sherbert. Peabody 1979

Country Rockers. Free Range Chicken. New Rose Records 1988

Country Rockers. Cypress Room. New Rose Records 1990

Klitz. Live At The Well/ Sound Of Memphis 78. Not On Label

It Came From Memphis. Upstarts Sounds 1995

 

Yard Act Sud

Au moment où nous sortîmes du métro, un phénomène surnaturel se produisit : dans l’extraordinaire clameur d’un crépuscule toulousain apparut l’image de Gildas. Ce petit carré de lumière jaune fiché au sommet d’une tour de béton semblait guetter notre venue, comme l’œil d’un cyclope. C’était d’autant plus spectaculaire que la silhouette du bâtiment commençait à se fondre dans les ténèbres. On ne pouvait interpréter ce phénomène que d’une seule façon : un clin d’œil surnaturel. L’image disparût au profit d’une autre car elle faisait partie d’un roulement de programmation, et il fallut attendre son retour quelques minutes plus tard pour s’extasier de nouveau. La silhouette de la tour cubique appartenait au Métronum, un complexe culturel qui organisait en plus d’un concert une petite exposition consacrée à Gildas et au livre dans lequel il raconte sa vie. La soirée se présentait donc sous les meilleures auspices. Rien de tel qu’une apparition surnaturelle pour embraser l’imagination.

Oh, il n’y avait pas grand monde à l’expo, mais il y eut des rencontres bougrement intéressantes, notamment celle d’un journaliste qui comme Gildas était originaire de Gourin, là-bas au bout du monde, à la frontière du Finistère. Merveilleuse coïncidence. Et comme si cela ne suffisait pas, Gildas nous envoya un troisième clin d’œil : les gens des Musicophages qui organisaient l’expo eurent l’idée de diffuser en fond sonore le fameux Dig t! Radio Show du 16 janvier 2020, et donc, entre deux rasades de Stooges et de MC5, nous pûmes entendre cette voix si particulière à laquelle nous étions tellement habitués. On ne peut pas imaginer plus belle évidence d’une présence surnaturelle. Fort heureusement, nous avons des témoins.

Et le concert ? En tête d’affiche se produisait un groupe anglais originaire de Leeds, Yard Act, à propos duquel nous n’avions aucune info. Il n’existait pas non plus de disk, leur premier album étant encore à paraître. Nous apprîmes cependant en discutant avec le journaliste de Gourin qu’ils pratiquaient le spoken word et ça nous fit redouter le pire. Visiblement Yard Act entrait dans cette nouvelle génération de groupes anglais à cheval sur le post-punk et le hip hop, et dont le modèle le plus connu est sans doute Sleaford Mods qui furent têtes d’affiche du dernier festival de Binic et dont nous n’avons rien vu, puisqu’à aucun moment nous n’avions avec Gildas envisagé l’hypothèse d’aller les voir sur scène, occupés que nous étions à nous schtroumpher dans les grandes largeurs. Le journaliste de Gourin rapprochait aussi Yard Act des Idles, pour l’aspect socialement engagé de leurs textes. Il semble que la société anglaise soit bien plus mal en point que la française et que ce phénomène de dégradation sociale soit devenu irréversible. Certaines classes sociales sont depuis quarante ans définitivement condamnées et c’est dans ce purin dégératif que fleurit le nouveau rock anglais.

Chacun sait que les chansons à textes - en anglais - demandent un niveau d’attention soutenu, et c’est avec une certaine appréhension qu’on attendit le début du Yard show. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas de pire diction que celle des gens du Nord de l’Angleterre. On gardait de très mauvais souvenirs de voyages en auto-stop dans la région du Nord et de ces moments pénibles où on ne comprenait rien, mais vraiment rien, de ce que nous racontaient les gens qui nous ramassaient. Le bassiste et le batteur arrivèrent les premiers sur scène pour jouer une espèce de groove d’intro. Comme c’est le cas pour la grande majorité des musiciens anglais, le bassman avait vraiment fière allure. Puis est arrivé un étrange personnage.

Silhouette ronde, cheveux longs, moustache de hussard et Telecaster. Sa mise accentuait à outrance la rondeur ubuesque de sa silhouette, il portait un T-shirt noir et une sorte de très gros pantalon noir, on aurait dit un sac immense, ah quel cul, un gros froc comme en portent les clowns pour accentuer l’aspect caricatural de leur démarche. Il s’appelait forcément Ubu, guitariste pataphysique, membre honoraire de la satrapie Dac-o-Dac, et lorsqu’il se mit en mouvement, il incarna sous nos yeux ronds de stupeur le croisement illusoire d’une libellule et d’un pachyderme, sautant en l’air, doté comme par enchantement d’une incroyable vélocité, accentuant encore la disgrâce de ses gestes pour atteindre à l’envers de la grâce, il offrait le spectacle d’un phénomène encore plus surréaliste que l’apparition de Gildas dans le ciel, il était une sorte de Roy Estrada croisé avec Nijinski, une sorte de Bob Hite enfanté par Pina Bausch, il était la créature éléphantesque de rêve du rock moderne, wow, il y avait du Orson Welles en lui, du gros lard qui sait bouger, et il jouait sur sa Tele une sorte de funk ahurissant, qu’il érigeait comme une cathédrale sonique dans un monde de son invention. Allait-il faire le show à lui tout seul ? Ça paraissait évident. Il dansait à sa façon, comme dansent les gros, jouant avec la probité des probabilités, organisant l’anéantissement du nantissement, la boule de suif rockait comme Sancho Panza et on craignait que son gros bal de naze ne s’achève brutalement avec l’arrivée du chanteur. C’est exactement ce qui se produisit.

Le chanteur arriva sur scène vêtu d’un imper et portant des binocles. L’anti-rock star, comme Ubu. Au moins, le message était clair. Plutôt jeune, avec une réelle présence vocale, mais rien de plus. Il se livra en effet à quelques belles échappées belles de spoken word qu’il accompagnait d’une gestuelle de hip-hopper bien martelée. Il cadrait parfaitement avec son temps. Il fallut attendre quelques cuts avant de voir Ubu reprendre son ballet grotesque et génial à la fois. Il se savait bon, alors il pouvait s’ingénier à mal danser, au fond ça n’avait pas d’importance.

Il est probable que ces petits mecs de Leeds feront parler d’eux. Il faut en tous les cas leur souhaiter un peu de succès. Pour l’instant, ni Mojo, ni Uncut, ni Shindig!, ni Record Collector n’ont encore parlé d’eux. Ubu s’appelle en réalité Sammy Robinson, l’excellent bassman Ryan Needham, le batteur qu’on ne voyait guère planqué derrière ses cymbales s’appelle George Townend et le binoclard de service James Smith. Ils n’ont pas joué très longtemps, car ils n’avaient pas beaucoup de morceaux.

Signé : Cazengler, Jeanne d’Act

Yard Act. Le Metronum. Toulouse (31). Le 19 novembre 2021

Merci aux gens du Metronum pour la qualité de leur accueil, et bien sûr aux Musicophages pour leur soutien.

 

L’avenir du rock

- Ah Bains dis donc !

L’avenir du rock est au pieu. Mais il n’est pas seul. À côté de lui sommeille la femme, c’est-à-dire l’avenir de l’homme. Le jour s’est levé. L’avenir du rock allume une clope. Comme dans les films de Claude Sautet, elle ouvre les yeux et lui sourit. Il tire une taffe.

— Tu as bien dormi ?, demande-t-il d’une voix de velours.

— Mmmmm... Comme un charme, murmure-t-elle. Qu’est-ce qu’on dort bien ici !

Elle pose la main sur sa poitrine, en caresse les poils... Puis la main descend inexorablement.

— Oh oh, monsieur est en forme..., insinue-t-elle d’une voix câline.

— Monsieur est toujours en forme.

Elle repousse le drap pour le caresser au grand jour. Il pousse un long soupir...

— Je ne me lasse pas de tes caresses. Tu es vraiment la reine des coquines...

— Que concoctent la coquine et le coq en pâte ?

— Un coquet pacte de cock en pack !

Décidément, l’avenir du rock et l’avenir de l’homme forment un joli couple. Refermons doucement la porte de la chambre pour leur restituer leur intimité et allons faire un petit tour en Alabama.

 

C’est en fouinant dans l’incroyable curriculum de Matt Patton (bassiste des Dexateens, des Drive-By Truckers, et producteur de Bette Smith, Alabama Slim, Dan Sartain, Jimbo Mathus et Tyler Keith) qu’on recroise le nom de Lee Bains III & The Glory Fires, un groupe basé à Birmingham, Alabama, jadis repéré par nos services : en effet, leur premier album sortait en 2012 sur l’Alive de Patrick Boissel, l’un des labels de référence en matière d’underground américain.

Attention à cette scène alabamienne d’une grande fertilité et dont l’origine remonte à Muscle Shoals, Hank Williams et aux Louvin Brothers. On y trouve aussi The Immortal Lee County Killers de Chetley Cheetah Weise, Verbena, Shelby Lynne, Dan Sartain, St Paul & The Broken Bones et les Dexateens, dont fit partie Lee Bains.

C’est Jim Diamond qui produit There Is A Bomb In Gilead, le premier album de Lee Bains III & The Glory Fires. Ils portent bien leur nom les Glory Fires puisque l’album s’ouvre sur un véritable feu d’artifice : «Ain’t No Stranger». Nous voilà dans le Bains, ben dis donc ! Bon Bains d’accord ! Lee Bains sait lancer sa horde d’Alabamiens, il est dessus, c’est un chef né, sa façon de lancer l’assaut est une merveille et tout le monde s’écrase dans les fourrés avec des guitares killer. C’est exceptionnel de son, d’enthousiasme et d’envolée. Le problème, c’est que le suite de l’album n’est pas du tout au même niveau. On oserait même dire qu’on s’y ennuie. Ils ramènent pourtant des chœurs de Dolls dans «Centreville», ce qui les prédestine à régner sur l’underground alabamien, mais après le soufflé retombe. Plof ! Ils végètent dans une sorte de boogie rock sans conséquence sur l’avenir de l’humanité. Ils font du heavy revienzy de bonne bourre, comme les Gin Blossoms et tous ces groupes de country rock américain qui rêvent d’Americana, mais qui n’ont pas l’éclat. Avec «The Red Red Dirt Of Home», ils deviennent très middle of the road, c’est sans appel, le destin les envoie bouler dans les cordes, c’est trop country rock. Il ne se passe rien, comme dirait Dino Buzzati face au Désert des Tartares (attention, à ne pas confondre avec le fromage).

On reste dans les mains lourdes puisque c’est Tim Kerr qui produit Dereconstructed, paru sur Sub Pop en 2014. Dès «The Company Man», on est bluffé car les Bains développent une violence inexpugnable. Wow ! Et même deux fois wow ! Ils attaquent le rock à la racine des dents, ils te paffent dans les gencives. S’il fallait qualifier leur rock, on dirait in the face. C’est une horreur, une véritable exaction paramilitaire, toute la violence du rock est là, avec une voix qui te fixe dans le blanc des yeux, c’est d’une extravagance sonique qui dépasse les bornes. Alabama boom ! Ils font une autre flambée d’Alabama boomingale avec «Flags», c’est extrême, à se taper la tête dans le mur, tu ne peux pas échapper aux fous de Birmingham, Alabama. Oh mais ce n’est pas fini, tu as plein de choses encore sur cet album béni des dieux comme ce «The Kudzu & The Concrete» vite brûlant, viscéral, immanent, doté d’un power dont on n’a pas idée et d’un final apocalyptique, ça balaye même les Black Crowes d’un revers de main, alors t’as qu’à voir. Toutes les guitares sont de sortie sur «The Weeds Downtown», toutes les guitares dont on rêve, c’est une sorte de summum du paradis rock, foocking great dirait Mark E Smith, explosif dirait le grand Jules Bonnot. On reste dans la violence alabamienne avec «What’s Good & Gone», encore une fois bien claqué, plein de son, extrêmement chanté, au-delà du commun des mortels. Si ces mecs n’étaient pas basés en Alabama, on les prendrait pour des Vikings, à cause de leur power surnaturel, poignet d’acier, rock it hard, mais avec l’aplomb d’une hache de combat. Ils développent un genre nouveau qu’on va qualifier d’outta outing, si tu veux bien. Même leur morceau titre est ravagé par des fièvres de délinquance, une délinquance de la pire espèce, celle qui rampe sous la moquette pourrie de ton salon. On savait que Tim Kerr était un génie de l’humanité, alors on peut rajouter le nom de Lee Bains dans la liste. Il est là pour te casser la baraque, son «Burnpiles Swimming Holes» t’envoie rôtir en enfer sur fond de Diddley swagger, c’est à la fois violent et beau, Lee Bains multiplie les exploits. On s’effare encore de «Mississippi Bottom Land» et de l’excellence de sa présence, de l’indécence de sa pertinence, fuck, ces mecs ramènent tellement de son que ça gonfle le moral de l’avenir du rock à block. Grâce à Lee Bains dis donc, l’avenir du rock navigue au grand large et respire à pleins poumons.

D’album en album, Lee Bains monte dans la hiérarchie des héros. Les hits qui grouillent dans Youth Detention sont d’une rare intensité, notamment «Crooked Letters» qui flirte avec le génie pur. Cet album est une aventure extraordinaire et «Crooked Letters» en est le couronnement. C’est très heavy, très capiteux, joué aux arpèges délétères, les pires de tous. Là, tu prends des coups dans le ventre, avec ce cut, on atteint à l’impavidité des choses, ça vire à l’apocalypse, «Crooked Letters» prend feu au downtown, on n’avait encore jamais vu un cut prendre feu et l’all the crooked letters explose dans le ciel. Ce démon de Lee Bains revient rôder dans les vapes de son art et ça explose encore une fois, mais pour de vrai. Bains dis donc ! Ce mec sent bon la folie et le cramé de l’apocalypse. Retenez-bien son nom : Lee Bains. Le «Save My Life» qui referme la marche de l’album se présente comme un petit country rock malveillant qui ne rêve que d’une chose : casser la baraque, alors il faut le laisser faire. C’est un genre nouveau. Lee Bains est bien plus puissant que les Stones ne l’ont jamais été. Save my life font les chœurs, les mecs sont dans la démesure - Tell me it’s only rock’n’roll/ Save my life ! - Stupéfiant ! Ils démarrent l’album avec un «Breakin’ Down» fracassé d’avance. Ça prend feu au moindre retour de manivelle. Ils sont en permanence au bord de l’orgasme, ils sont bien plus forts que le Roquefort, t’as pas idée. Ça grouille de son, comme la paillasse d’un bagnard grouille de poux. Lee Bains sonne comme un délinquant. Avec «Street Disorder», il passe sans crier gare au trash-punk. Ils ont tellement de son que c’est est indécent. Et pas une seule photo du groupe dans le booklet ! Ils n’aiment pas qu’on les prenne en photo. Ce ne sont pas les Clash ! Ils sucrent leur folie - Oh sister/ Can you shout it out ? - Lee Bains est complètement fou - Oh Brother/ Can you write it out ? - Leur trash punk est d’une extrême violence, fini le country rock pépère du premier album, ils préfèrent aller exploser dans le ciel d’Alabama. Lee Bains est un wild screamer, qu’on se le dise. «Black & White Boys» est tout de suite embarqué en enfer, avec un beat solide, un tambourin et des accords en acier fondu. Fusion de rêve, c’est de la mad psyché coulée au creuset, le guitariste est un dangereux alchimiste, les Glory Fires sont plein d’aventures, d’esprit et de tambourins. Avec «Underneath The Sheets Of White Noise», ils fabriquent une machine de Jules Verne activée aux éclats psychédéliques. Ils ramènent du son à tous les coins de rue. Un cut comme «I Heard God», même très pop, s’en sortira car bien élevé par ses parents. Lee Bains a du power plein la culotte. Il tord sa serpillière au dessus du micro jusqu’à la dernière goutte de son. Back to the extrême violence avec «I Can Change». Les attaques de riffing ne pardonnent pas. C’est puissant et plein de mauvaises intentions, mais quelles épaules ! Lee Bains navigue au wouahhh de can’t change. Ils font là un trash-punk extrêmement émérite. On l’a dit, mais on le redit, l’album est très haut en couleurs, avec ses 17 titres, c’est en plus bardé de contenu, Lee Bains n’en finit plus de raconter des tas d’histoires, tout explose dans les refrains et il faut souvent se faire aider par le booklet car il a une fâcheuse tendance à avaler les syllabes et donc on rate des mots. Après t’es baisé, car il y a du débit. Le Yah d’ouverture en dit long que «Trying To Ride». Ces cul terreux d’Alabama sont les nouveaux barbares moderne. Les départs en solo sont atroces et le final demented en dit long sur leur état de santé mental. Quelle bande de cinglés fabuleux !

Petite déception avec leur dernier album paru en 2019, Live At The Nick. Comme d’autres grands groupes énergétique d’Alabama (on pense bien sûr aux Dexateens), les Bains s’épuisent et peinent à recharger leurs batteries. Ça démarre pourtant avec une beau «Sweet Disorder», bien énervé, avec un refrain d’envol garanti. On sent clairement l’envie d’en découdre à plates coutures. Sur toute l’A, ils restent sur un son à la Drive-By Truckers, sans surprise. En B, on retrouve le fameux «We Dare Defend Our Rights», ces mecs haranguent bien le rock, ils ne font pas dans la dentelle de Calais. Il y a ce mec derrière, Eric Wallace qui amène énormément d’eau au moulin d’Alphonse Bains, c’est un vrai puits d’hooks et de licks, il ne vit que pour l’exaction guitaristique. Il profite de toutes les occasions pour se glisser dans la brèche. Avec «I Can Change», ils trempent dans la stoogerie, le Southern power télescope des forges de Detroit et cette belle aventure s’achève avec «Good Old Boy». Lee Bains est dans le discours. Il défend les born black, les born in Mexico, les born queer, il les défend tous, les Good old boys.

Signé : Cazengler, dans le Bains jusqu’au cou

Lee Bains III & The Glory Fires. There Is A Bomb In Gilead. Alive Records 2012

Lee Bains III & The Glory Fires. Dereconstructed. Sub Pop 2014

Lee Bains III & The Glory Fires. Youth Detention. Don Giovani Records 2017

Lee Bains III & The Glory Fires. Live At The Nick. Don Giovani Records 2019

 

Inside the goldmine

Jeanette est une bête

On n’en pouvait plus de la traîner partout avec nous. Dans les pirogues, dans les hayons à travers la jungle, dans les villages indiens, elle n’était pas méchante, c’est vrai. Elle se contentait de suivre le mouvement, elle goûtait à tous les plats et se mêlait toujours de ce qui ne la regardait pas. On ne comprenait d’ailleurs pas qu’elle ait pu enseigner à une époque de sa vie, en plus dans le circuit expérimental des écoles Freinet. Elle était toujours la première levée, à préparer le bivouac et à demander bêtement si on avait bien dormi, si on avait bien fait caca et si on voulait du thé alors qu’il n’y avait rien d’autre à boire. Comme elle était la grande sœur de mon âme sœur, elle tapait systématiquement l’incruste, quelle que fut la destination choisie dans le monde. On pensait que ce trip en forêt amazonienne allait l’effrayer, pas du tout, elle fut même la première à faire ses vaccins et à s’équiper d’une machette en arrivant à Cayenne. Contrairement à toutes les gonzesses, elle n’avait ni peur des serpents ni des mygales, elle leur courait après, même si on lui expliquait que ça ne servait à rien de les tuer. On rêvait de voir un caïman la choper pour nous débarrasser d’elle. Oui, c’était à ce point. Tous ceux qui ont subi l’épreuve des sangsues savent de quoi il en retourne. On donnerait n’importe quoi pour se débarrasser d’une sangsue. Et puis un soir, la providence s’en mêla. Nous traînions dans le ghetto brésilien, vers le fleuve, et décidâmes d’entrer dans le moins mal famé des bouges, histoire de goûter à l’exotisme local. Un vieil homme édenté coiffé d’un chapeau de paille complètement démantibulé nous accueillit, avec un sourire étrange. La peau de son visage parcheminé était couverte de tatouages, comme d’ailleurs ses bras. Il portait un marcel immonde. Il posa sur le bar branlant une bouteille de rhum blanc sans étiquette et une bouteille de sucre de canne. Il nous expliqua dans un mauvais français qu’on payait ce qu’on buvait. Nous nous servîmes de grands verres. Nous trinquâmes à la santé de Rackham et le temps s’arrêta brusquement. Nous étions tous les quatre paralysés du bulbe. Impossible de bouger. Impossible de prononcer le moindre mot. Il fallut attendre. Nous retrouvâmes nos esprits petit à petit, mais pas Jeanette qui depuis lors est restée muette. De ne plus l’entendre parler pour ne rien dire fut une délivrance.

 

Il existe une autre Jeanette qui n’a Dieu merci rien à voir avec la sangsue. Elle s’appelle Jeanette Jones et en 2016, Kent Soul qui est une filiale d’Ace proposait une petite compile intitulée Dreams All Come True. Dans ces cas là, on ne perd pas son temps à peser le pour et le contre, on court chez son disquaire, comme le disait si justement Paul Alessandrini en 1969 dans R&F. Comme on est sur Kent, c’est Alec Palao qui s’y colle et qui raconte comment Jeanette est allée en 1967 chanter dans un petit studio de San Francisco. Boom ! Ça démarre avec «Cut Loose», c’est-à-dire du Aretha à la puissance mille avec du heavy sound derrière et des chœurs de femmes sournoises, aw my gawd, c’est arrangé par H.B. Barnum, quelle rythmique, ils jouent à la sourde du power supremo, alors t’as qu’à voir !

Comme Jeanette vient du gospel, elle fait forcément autorité. Elle chante le raw r’n’b d’«I’m Glad I Got Over You» avec la maturité d’une vieille jazzeuse, hey hey hey, elle se situe nettement au dessus de la mêlée, elle bénéficie du même instinct de chef de meute qu’Aretha, Jeanette est une louve, avec encore quelque chose de plus ferme dans le ton, c’est indéfinissable, on appelle ça un grain. Même puissance qu’Aretha mais grain différent : jouissif pour Aretha, bleu comme l’acier de Damas pour Jeanette. Mais au final, on a le même résultat : des frissons. Elle tape ensuite son «Jealous Moon» à la puissance seigneuriale, elle ne craint ni Dieu ni le diable, elle chante à pleine gorge et sa puissance nous réjouit, car franchement, elle dégage bien l’horizon. Et le son, derrière, quelle merveille, tout est fabuleusement dense, la rythmique, les chœurs et les cuivres, ça foisonne dans l’excellence d’une jungle, celle du Douanier Rousseau, bien entendu. Elle part à Broadway avec le morceau titre. Mais elle en a largement les moyens. Elle sait donner de la voix, pas de problème Jeanette, vas-y, ma poule, on est avec toi. C’est toujours un grand moment que de se retrouver juste derrière une chanteuse exceptionnelle. You clap your hands and you stomp your feet.

Bon la B est un tout petit peu moins dense, mais on ne va pas commencer à cracher dans la soupe. Jeanette a toujours été claire, elle ne souhaitait pas faire carrière, juste quelques singles parce que Leo Kulka insistait lourdement, lui disant qu’elle chantait bien. D’ailleurs Palao dit qu’elle était an enigma, c’est-à-dire une énigme. Elle ne voulait chanter que pour the Lord, pas question de chanter du secular material. Ça foutait Leo en pétard :

— But Jeanette, you are the beast !

Elle tente de nouveau le diable avec «Beat Someone Else’s Heart», cut de fantastique allure, puis elle attaque fermement son «Quittin’ The Blues». Elle irradie sa Soul avec un aplomb sidérant. Et puis, il y a aussi cette compo signée Goffin/Gold, «You’d Be Good For Me», gros popotin de San Francisco, mais rien n’y fait, Jeanette ne percera pas. Quand cinquante plus tard, Kulka en parle à Palao, il s’en lamente encore - He had been unable to make her more successful - Merci à Ace d’avoir racheté le catalogue Golden State Recorders.

Signé : Cazengler, Jaunâtre Jones

Jeanette Jones. Dreams All Come True. Kent Soul 2016

 

P.O.G.O A GOGO

 

NORMANDIE AND FIVE OTHER SONGS

DISCORDENSE

( P.O.G.O Records 158 / 28 – 11 – 2021 )

Bien sûr que la discorde doit être dense si l'on ne veut pas qu'elle ressemble à une querelle de bambins en cours de récréation toutefois en regardant la pochette du premier opus du groupe dont les deux titres se retrouvent remixés sur cet EP, une nouvelle étymologie s'impose. En effet elle représente six vues de la danseuse Isadora Duncan, prises par Eadwear Muybridge. Discordense ou discordance, est-il obligatoire de choisir. Si le mot discordance contient le mot ( anglais ) dance, il est aussi un terme qui évoque la dysharmonie musicale, et un terme psychiatrique associé à la notion de schizophrénie... Tout cela nous amène à penser que la musique de Discordense risque de ne pas être un long fleuve tranquille. Quant à Isadora Duncan n'a-t-elle pas révolutionné le ballet académique du dix-neuvième siècle en profilant les bases de la danse contemporaine. A l'ouïe de cette rondelle sonore les tympans délicats risquent de répondre non !

Normandie : pont de fer en couverture, modèle de ceux que construisirent les américains pour assurer l'avancée des troupes alliées lors du débarquement sur les côtes normandes... frotti-frotta caractéristique du brouillage par les allemands des émissions de radio diffusées depuis l'Angleterre, le motif reviendra tout au long du morceau, ensuite nous nous attendons à des bombardements et des éclats d'obus, mais non ce qui se met en place c'est l'imperturbabilité de la guerre qui s'approche, un trot de batterie toute sample que rien n'arrêtera, et une voix sans emphase qui énonce la peur des enfants terrorisés, pas de panique, pas de progression extraordinaire, juste une montée en impuissance de l'inéluctable catastrophe qui s'avance dans le ciel et à laquelle personne n'échappera. Glacial. F. W. C. : serait-ce une chanson d'amour puisque ces trois initiales correspondent à Female Water-Closet, à chacun ses illusions, toujours est-il que le rythme est plus allègre que le précédent, ira tout de même en s'accélérant, tout en vous laissant dans l'expectative, même si vous comprenez qu'en ce bas-monde le pire est toujours certain, pour bien vous l'enfoncer dans le crâne, sont trois au vocal, toute menace est d'autant plus forte qu'elle est insidieusement inévitable. I bought a gun : sempiternelle drum machine qui a pris le pouvoir, une intro type western ( ce n'est pas non plus Ennio Morricone ) disons que l'impression est plus expressive, le gars s'est acheté un gun il est prêt à s'en servir, à tirer dans le tas pour en finir avec ce monde d'esclaves agenouillés, une bande-son idéale pour le massacre de Colombine, ne plus passer le pont, passer à l'acte. Froid dans le dos. Cervelle givrée. Provide you : bruit de téléphone qui ne capte que l'émission tonalitaire de sa propre présence et vous vous demandez qui est à l'autre bout du fil, un bon gratté de basse pour vous réveiller, n'accusez pas la machine, c'est vous qui ne captez pas que le système vous cause à tous moments et que vous ne comprenez pas que big brother c'est vous qui ne vous interrogez jamais sur votre vie de consommateur asservi, yes vous êtes insensible à ces images d'horreur du monde dans lequel vous habitez, que vous zieutez sur vos écrans sans vous révolter, une espèce de grandiloquence lyrique dans ce morceau qui transcende le froid horrifique de la drum machine. Ventoline : confusion, un nuage sonore de gouttelettes d'un spray vous embrume le cerveau, une femme parle sa voix englobée dans un épais brouillard, z'êtes comme sous l'eau, vous ne recevez plus aucun message, l'incommunicabilité des êtres avec les autres et soi-même semble être un des leitmotives de Discordense, la musique de plus en plus violente écrase tout, rien ne vous sauvera de votre malaise généralisé, pas même le rock 'n' roll posé sur votre âme comme une enclume sur votre volonté de vivre. Les dernières secondes du morceau n'arrangent en rien la situation, le titre se termine comme il commencé. Mal. Headache : un cran au-dessus, une batteuse qui vous hache menu, arrêt brutal, vocal en évidence péremptoire et sans appel, paranoïa justifiée à tous les étages, coupé régulièrement par des averses mécaniques de haine envers soi-même, titre de manipulation mentale ou d'auto-manipulation maladive, ce n'est pas plus de votre faute que la souris blanche de laboratoire à qui l'on injecte le sida du chat, ce monde est sans pitié. Gondolations musicales, parfois l'orchestration est comme un pansement sur une jambe de bois bouffée par les termites, le vocal s'est tu, l'a compris qu'il peut ajouter tout ce qu'il veut mais que ça ne changera rien à l'affaire.

Fortement déconseillé à ceux qui souffrent de tendances suicidaires. L'univers de Discordense n'incite pas à la résilience, l'est froid comme le cadavre de votre futur dans le cercueil que vous transportez sur votre dos. Quand j'ai vu que l'album ne comportait que cinq titres, j'ai tiqué, après écoute je leur donne raison, il est des médicaments dont il ne faut pas dépasser la dose prescrite. Quoique à la réflexion, abondance de biens ne nuit pas. Faites comme moi, surmontez l'épreuve, ce qui ne vous tue pas vous force à vivre les yeux fixés sur le néant de notre modernité... Position peu positive.

Damie Chad.

*

Les romains disaient que deux augures ne pouvaient se regarder sans rire, surtout quand ils vérifiaient si les vols de corbeaux survenaient sur votre gauche ou sur votre droite. Plus tard, en 1946, les américains ont inventé Heckle et Jeckle deux pies bavardes stars d'un dessin animé, lorsque dans les années 80, il a fallu adapter la série pour les z'enfants sages de notre douce France, les pies sont devenues des corbeaux et ont été baptisées Heckel & Jeckel, première transmutation transgenre à laquelle à l'époque personne n'a prêté attention. Existerait-il une cause à effet, toujours est-il que quelques décennies plus tard sont apparus deux étranges volatiles dans le monde du rock, deux individus d'un type nouveau, à têtes de corbeaux, est-ce le glyphosate, le covid 19, ou le changement climatique, l'on ne sait pas, mais très vite l'on s'est aperçu que ces bestioles ébouriffantes se sont révélées particulièrement bruyantes... pour la plus grande joie des rockers. Comme par hasard P.O.G.O Records a installé un nichoir sur son balcon, depuis le mois d'août 2018, ils ont pondu dix œufs tout rond. Nous vous convions à gober les trois derniers, tout frais, tout tièdes...

THIS WAR

HECKELL & JECKEL

( P.O.G.O Records 153 / 30 – 12 – 2020 )

Sont dans l'expectative. Non, sur la carcasse rouillée d'un char. L'un n'empêche pas l'autre. La guerre pose-t-elle davantage de questions qu'elle n'en résout. Nos deux corbeaux seraient-ils de dangereux philosophes pacifistes. Si Bakounine ( le camarade vitamine ) a déclaré que : La passion de la destruction est en même temps une passion constructive, nos bessons corbacs n'ont pas l'air convaincus, restent dubitatifs devant les dommages collatéraux de cette noble pensée. L'on comprend leur perplexité, qu'on l'accepte ou qu'on le jette à terre notre monde est-il destiné à finir par une catastrophe. Le lecteur notera l'ambiguïté du titre, ce n'est pas la guerre en général ( notez que la guerre est souvent menée par des généraux ) mais cette guerre, serions-nous donc en guerre, contre qui ? Contre quoi. Je ne ne vois qu'une seule réponse. Contre nous.

This is war : soyez modernes, ne vous contentez pas d'écouter avec vos oreilles, prenez-en plein les yeux avec l'Official Vidéo sur YT. L'on retrouve la scène de la couve, nos deux corvidés dans leur tank en mauvais état. Une jeune femme qui vous regarde bizarrement. Paraît un peu folle, remarquez qu'avec les sifflements qui lui vrillent les esgourdes, il y a de quoi, des espèces d'électro-chocs, petite rythmique binaire pas méchante pour un quart de caramel, trop fort pour elle, elle décolle d'elle-même n'est plus qu'un ectoplasme qui danse devant des images. Musique de plus en plus violente, se prend la tête entre les mains, notre ballerine tournoie sans fin sur le centre de gravité de son corps, chance extraordinaire derrière elle notre président bien-aimé dans son bureau élyséen nous prévient que nous sommes en guerre, et sur les images suivantes l'on se retrouve dans un camp de migrants avec toute la misère du monde qui leur colle aux basques, tout va très bien madame la Marquise, les chefs d'Etats réunis pour la photo de famille nous font un petit signe de la main, c'est sympathique, la musique l'est beaucoup moins, de plus en plus forte, ils ouvrent leur grand bec et coassent en traînant sur les syllabes, c'est là que l'on se rend compte que ce n'est pas l'adagio d'Albinoni, les images deviennent plus réjouissantes, nous voici à Paris ville lumière, pas de tour Eiffel mais ses CRS qui chargent, ses valeureux black blocs qui contre-chargent, cela nous rappelle de joyeux souvenirs de manifestations, des voitures flambent et les banques suppôts du Kapital passent de mauvais quart-d'heures, drapeaux noirs et cocktails molotovs, notre danseuse s'hystérise elle hurle, l'on n'entend rien, le ramage des corbeaux s'amplifie, la voici maintenant qui s'agite au bas d'un monstrueux radar chargé de défendre l'Occident, changement de climat, retour de la petite brise binaire, l'est drapée dans une robe blanche virginale, ce n'est qu'un rêve, trente secondes de répit dans la fureur du monde. L'enfer sonore et les scènes d'émeute reprennent. Retour à la case départ en chair et en os devant la carcasse du blindé. Notre égérie se voile de sa chevelure le visage , Heckel et Jecckel se postent à ses côtés en signe d'assentiment. Noir total l'on ne voit plus que les mains blanches de notre danseuse au-dessus des volcans. Scratchs de fin... Stoner lobotomi + Waterglass : redémarrent à fond les bruissements, essayez d'amplifier les reptations d'un anaconda de douze mètres de long qui force le passage du tout à l'égout vers le conduit de votre baignoire, maintenant ils tapent comme des sourds pour vous entailler l'occiput, un, deux, trois, quatre c'est parti pour l'opération de décervelage, ils y vont, marchent à la baguette, chantent a capella tous en chœur, respectent la parité sexe fort-sexe faible, pardon monsieur-madame, corbeau-corbelle pour respecter la couleur locale, ils sont prêts on ne sait pas à quoi, mais ils le sont, jouent à reprise-reprise vocale, au ping-pong total, s 'amusent un peu à chat africain, ça s'appelle un tigre, illico la musique rugit et abat méthodiquement les herbes hautes de la savane, rajoutent une couche au millefeuille sonore, stop remplissent goutte à goutte le verre à moitié plein, à moins que ce ne soi celui à moitié vide, un zozial traverse le studio, un gros caïman s'avance en rampant, le suspense est à son comble, au bruit qu'ils font on se dit que l'enfer de la jungle ressemble à celui de la ville, question subsidiaire quel est le plus inquiétant, pas de réponse si ce n'est des grincements inopportuns remplacés par un doux frôlement de cymbales qui prélude à un paysage ensoleillé, profitez-en pour vous délasser la machine est rebranchée et le morceau se termine. : ce n'est rien, enfin presque des bruits bizarres suivis d'une belle progression harmonique, la tension monte, ce bruit lourd serait-il le pas pesant d'un éléphant, la musique s'amuse à l'harmonie imitative, re-cliquettement de cymbale, z'adorent ce gimmick, z'introduisent de belles sonorités parfaites pour vous mettre à l'aise, attention de grandes claques froufroutantes vous smackent des bisous sur les joues, le rouleau compresseur terminal aplatit le tout. Don't be afraid of it : n'ayez pas peur le genre d'interjections qui vous foutent mal à l'aise, jeu de vocal de cornichons, ensuite y plongent le fer à repasser dedans, jouent à un jeu de patience, le premier qui rira ira s'encastrer sous dix tonnes de ferraille. Terminé, les survivants descendent. Pas de pitié pour les éclopés. So many things on my mind : le pire c'est que parfois il y a trop d'esprit dans les choses, z'ont beau les corbeaux les tordre pour leur couper le cou sous des coups de tambour, on les entend se révolter et crier, alors ils les couvrent de leur mélodie, au milieu vous croyez entendre un disque des Beatles, hop ils se dépêchent d'allumer le mixeur à œufs durs avec coquille de granit pour que vous ne vous en aperceviez pas, bruit de train de marchandise emmené sur une voie de garage. Welcome in Crow-Crasti-Nation : ah ! Ah ! Un texte politique, la nation des Corbeaux est en état de procrastination avancée, ça ronronne dur, un long moment, la nation semble avoir du mal à se former, c'est parti ! Le train du futur est en route, il s'ébranlent doucement et sûrement, hélas il s'éloigne encore dans l'avenir et les voyageurs se penchent aux fenêtres pour vous donner rendez-vous à plus tard. We wish you a merry nothing : les promesses n'engagent que ceux qui y croient, ici elles vous piétinent de leurs brodequins de fer, c'est le rock 'n'roll godillot qui tressaute sur vos viscères étalées sur le sol, vous avez une grosse caisse qui n'arrête pas d'interrompre la tuerie pour qu'elle reprenne en plus sanglante. Rock'n'roll destroy. Heart cries, the person cries: vous avez eu le rock, voici le blues noise, c'est lourd comme du thon en boîte, z'accumulent les bottes d'arpèges tapageuses pour vous faire ressentir le poids du chagrin, de la coulure de larmes dans les tubulures, enfin c'est le grand jeu, le déchirement du larynx et la musique catafalque des peines perdues. Too fool you die : pas de répit pas de halte-pipi, le blues débouche dans le rock comme le Mississippi dans le Delta, sur ces trois derniers titres les Corbeaux s'envolent pour la patrie lointaine du old and good rock 'n' roll.

L'ensemble manque un peu d'unité. Un bel album mais il manque le concept dirait Hegel.

ETA BESTEAK

HECKEL & JECKEL

( P.O.G.O Records 159 / 04 – 09 – 2021 )

Tiens dans leur magma sonore maintenant ils criaillent en kobaïen, non d'un cheval-jupon, c'est du basque, ne sont pas originaires des Landes pour rien, ne confondez pas état et ETA et cétéra...

Surtout ne vous fiez pas à la couve. Vous ne comprendriez pas. C'est le petit frère qui leur a ramené tout fier un gribouillage du CP penserez-vous, tout attendri vous hausserez les épaules en souriant. Déjà vous avez dû vous procurez une méthode Assimil et maintenant Bandcamp vous signale une vidéo sur YT, n'hésitez pas Bandcamp vous ment, effrontément, une vidéo, vous voulez rire, un chef-d'œuvre. Pas de crainte les trois titres y sont dessus.

La vidéo de This is war chroniquée ci-dessus est sympathique. Mais avec cet opus intitulé Sarbalakio c'est toute autre chose. This is war ce sont des images pertinentes avec une idée de mise en scène efficace. En gros ce n'est que la reproduction de notre réalité sociale, ici c'est du cinéma. Je n'ai pas dit un blockbuster. Pour me faire mieux entendre, j'utiliserai l'expression l'art cinématographique. Tout simple un groupe qui joue trois morceaux. Ce n'est pas le plus original. Je crois que YT vous en propose un lot de dix-huit millions. Faut qu'il y ait un rapport de congruence formelle entre la chose qui est filmée et la manière dont elle est filmée. Pour être plus précis entre la chose filmée et la manière dont elle apparaît sur le support technique qui lui permet d'être vue, pour faire simple entre la chose et son image, cette dernière n'est pas un reflet – sans quoi elle n'offre qu'un intérêt documentaire – mais une re-création à part entière de l'apparence de la chose.

Sarbalakio est prodigieux, s'est imposé à moi la vision de Nosferatu le vampire de Murnau. Laissez tomber l'attirail et le pittoresque vampiriques du magicien Murnau, contentez-vous de l'épure esthétique qui relie le blanc et noir de la pellicule à la noirceur du sujet révélé par l'incandescence de la blancheur matricielle qui renforce l'opacité des formes sombres qui se détachent sur l'écran, c'est à cette condensation pratiquement alphabétique entre le fond musical et sa forme imagée qu'est parvenu le réalisateur ( inconnu ) de cette vidéo.

Que voyons-nous ? D'abord une musique ce qui tombe bien puisqu'il s'agit d'un clip musical, ce qui ne signifie pas que la musique débute avant l'image, mais que c'est la musique qui vous conduit à l'image. Car au début vous avez du mal à visualiser, ça bouge dans tous les sens, d'abord le chanteur, ensuite l'image qui n'est pas immobile, ce n'est pas que celui qui tient la caméra est victime de la maladie de Parkinson, c'est que l'image est assaillie par des effets d'image, un peu comme si le support de l'image était une gélatine mouvante obligée de reproduire la fixité du réel par un dessin incapable de rester immobile.

Lorsque votre œil – non vous n'êtes pas borgne, j'évoque le troisième, intérieur – a établi la focale nécessaire à sa vision, vous discernez la face cérusée du chanteur, clown ou cadavre ambulant, qui agglutine et détache les mots d'une langue barbare, sur sa droite un bassiste, sur la gauche un batteur. Je vous le dis, vous faudra du temps pour reconstituer, surtout les détails, qui est Jeckel, qui est Heckel, qui est le troisième personnage, cela n'a que peu d'importance, sont-ils dans un champ, dans un wagon de chemin de fer, changent-ils de lieu, débrouillez-vous dans le torrent d'images qui déboulent sur vous. Faites l'expérience, écoutez d'abord les trois morceaux sur Bandcamp, ensuite la vidéo, c'est là que vous vous apercevrez comment l'image multiplie la force des trois morceaux. Usteak ( Croyances ), Salto, Asto putza ( Puanteur d'âne ) en sont transformés et grandis.

Sarbalakio est bien plus rock 'n' roll que bien des morceaux dument estampillés classic rock par des générations d'amateurs. Un artefact bougrement rock 'n' roll, dans trente mille ans, lorsque notre espèce aura disparu, les visiteurs d'une autre planète en concluront que cet objet sonore irradiant aura été la cause de notre extinction.

HECKEL & JECKEL

ABIDE

( P.O.G.O Records 157 / 02 – 11– 2021 )

Pochette grise un peu tristounette, genre crayonné à toute vitesse. Pure Stoner Metal, est-il précisé, à lire comme le Abandonne tout espoir toi qui entres ici qui d'après Dante est gravé sur la porte de l'enfer...

Poor sad boy : l'est tristounet le garçon, on sait pourquoi, après Eta Besteak, ce coup-ci c'est sans surprise, à part cette plainte de chiot ( sans doute un teckel ) à qui l'on a marché sur la patte au tout début, l'on se retrouve en pays connu Heckel fait du Jeckel et Jeckel du Heckel, la mayonnaise ne prend pas, enfin si mais elle n'apporte rien de neuf, l'on attend vainement du nouveau, l'on adopte la posture de Baudelaire à la fin des Fleurs du mal, mais là rien du tout, pas un cactus avalé de travers qui vous irrite les amygdales, ce n'est pas mauvais en soi mais ce n'est pas bon pour l'extérieur, manque l'excitation, l'on devient difficile, nous ont trop habitués à mieux. Trop conforme. Alice : je ne sais si les filles sauveront le monde mais Alice est bien plus attrayante que le pauvre petit garçon triste, dès les premiers appels l'on a envie de savoir la suite, dans quelle merveilleuse - voire déplorable – aventure elle va nous entraîner, font durer le plaisir avec ce rythme qui claudique, on la prend en filature car l'on ne veut rien rater, et ça ne rate pas, le rythme s'accélère des cris perçants, un brouillard englobe le tout, deuxième acte, l'on recommence la voix féminine qui prénomme Alice et la masculine qui passe par bien des émotions, et en voiture Simone, pardon Alice, et l'on fonce on ne sait où, acte trois, la situation s'aggrave, que se passe-t-il, zut ça s'arrête au moment où ça devenait intéressant. Vous laissent sur votre faim. De loup. Fuck you : un peu de guitare n'a jamais tué personne, alors la batterie cogne à mort, c'est fou comme ça fait du bien de s'insulter et de se traiter, les kel-kel ne se font pas de cadeau, agoniser le premier quidam qui passe d'injures est un plaisir simple à la portée de l'humanité la plus frustre ou la plus civilisée, se défoncent à mort, ouvrent les vannes en grand, libèrent leur énergie, pas très poli, un peu hystéro, mais l'on sent qu'ils se défoulent comme des brutes, ne vous inquiétez pas, la jouissance les inonde. A dream : démarrent en fanfare, des blocs de béton se détachent du plafond, le rêve virerait-il au cauchemar, ont beau vocaliser en baissant d'un demi-ton, d'une demie-tonne, l'ensemble reste sulfureux, quelques instants de quasi-silence, c'est pour mieux vous faire ressentir l'avalanche qui suit. Des flocons de neige gros comme des armoires normandes vous concassent les oreilles. Pas de trêve, ni de grève dans les rêves, Heckel & Jeckel s'en sortent tels quels sans séquelle. Nous aussi !

Damie Chad.

MY SWEET GEORGE

MARIE DESJARDINS

( Le MagProfession Spectacle / 30 – 11 – 2021 )

La rencontre avec un artiste appelé à devenir partie de votre substantifique moelle est chose courante dans le monde du rock. Ainsi Marie Desjardins évoque la personnalité de George Harrison. Elle est la première à reconnaître que dans un article relativement court elle ne peut esquisser qu'un rapide portrait du plus discret des Beatles. Des centaines de livres retracent le parcours des quatre garçons, elle ne saurait rapporter une information inédite et décisive sur les Scarabées. D'ailleurs parle-t-elle vraiment de George Harrison. Non, pas du tout. Elle laisse cela aux historiens et aux musicologues.

Elle raconte une chose beaucoup plus secrète, beaucoup plus intime, qui n'appartient qu'à elle, de sa rencontre avec George Harrison, non pas de chair et d'os, qui ne serait que le récit d'une superficielle anecdote, mais du lien particulier qu'elle a tissé avec l'artiste. Le mot est galvaudé, il serait facile de la traiter avec condescendance de fan. Une foucade d'adolescence sans avenir. Un engouement passager qui ne durera pas.

J'en ai connu qui ne juraient que par leur collection de disques que six ou sept années plus tard ils se dépêchèrent de liquider sur la première brocante de leur quartier. Ce ne sont pas des fans, ils se contentent de suivre la mode, les modes, l'air du temps...

Il est des liens passionnels indéfectibles. Il ne s'agit point de faire collection d'autographes, mais d'entrer en symbiose avec une personnalité d'artiste imprimée au fer rouge dans vos représentations du monde. Derrière la vedette, chercher l'être humain, comprendre son périple existentiel, déceler les rouages de ses actions, deviner ses motivations, acquérir une fine connaissance de son idiosyncrasie.

Être lui pour être soi. Ce n'est pas une aventure sans retour. L'idole vous ignore, il ne sait même pas que vous existez, mais la connaissance intuitive de sa personne que vous avez forgée, intellectuellement et pratiquement médiumniquement n'est pas sans effet, elle vous apprend à vous connaître vous-même, à vous construire selon cette attirance, à vous définir selon vos propres aspects qui vous séparent de lui. Le fan accède ainsi à une connaissance qui se peut qualifier de delphique et de poétique. Les chemins des rêves éveillés, s'ils empruntent des sentes obscures, n'en mènent pas moins vers les nœuds d'irradiation des affinités électives goethéennes.

Marie Desjardins nous trace en quelques paragraphes le portrait intérieur de George Harrison. Il m'a personnellement laissé toujours indifférent. Mais il suffit de lire les lignes qui l'évoquent pour être convaincu que Marie Desjardins vise juste. Ses traits s'enfoncent loin et lézardent le miroir des apparences. En contrepartie – c'est la règle du jeu – elle n'hésite pas à se dévoiler, à conter ses quatorze printemps, elle parle d'elle et entre autres de Sylvie Vartan et de Deep Purple, elle tire les fils, elle les tisse aussi, elle appelle parce qu'elle est appelée...

Certains diront, tiens un article sur Harrison, ah, oui, voici vingt ans qu'il est mort, ils parcourront à toute vitesse et passeront à une autre futilité, abandonnant une analyse arachnéenne, en dehors de tout cadre psychanalytique ou comportemental. Marie Desjardins possède une plume d'une extraordinaire finesse qui nous révèle comment par les jeux subtils entre Soi, les Autres, et quelques Uns, nous inscrivons nos mythographies personnelles dans notre rapport au monde. Un grand merci à Marie Desjardins.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 10

 

BRAIN STORMING

Les filles avaient réalisé des miracles, elles avaient transformé le béton spartiate de notre abri anti-atomique en appartement cosy et cossu, des tentures multicolores séparaient le dortoir du salon. Une table basse entourée de coussins et de tabourets surchargée de victuailles nous accueillit, durant de longues minutes l'on entendit que les grognements des trois chiens qui s'amusaient à se poursuivre, Rouky nous avait chipé un poulet rôti et narguait Molossito et Molossa, nos deux truands avaient arraché les deux cuisses et ne comptaient pas s'arrêter en si bon chemin... Nous étions rassasiés, le Chef alluma un Coronado.

_ Mes amis, les évènements se sont précipités et se sont enchaînés ces derniers jours si rapidement qu'il est temps de réfléchir afin d'y voir plus clair. Nous sommes confrontés à une étrange affaire... Pour ma part j'entrevois trois pôles distincts dans cette énigme, d'abord l'intérêt porté par les plus hauts niveaux du pouvoir politique à ce que je nommerais le fantôme de Charlie Watts, deuxièmement les apparitions successives et en plusieurs lieux du territoire national du batteur des Rolling Stones décédé depuis une quinzaine de jours, enfin les deux terribles tueries nocturnes au cours de laquelle est apparue la silhouette de cet ibis rouge derrière notre revenant. Notre travail de ce soir se révèlerait fructueux si nous étions capables de dénouer les imbrications qui relient ces trois points.

L'introduction du Chef fut suivie d'un long silence, même les chiens arrêtèrent leur jeu et s'assirent auprès de nous la mine grave et soucieuse. Joël prit la parole :

_ Qu'un gouvernement s'inquiète de l'apparition d'un fantôme ne me semble pas si anormal, nous sommes en période pré-électorale, imaginons que les élections soient éclipsées par les allées et venues de Charlie Watts un peu partout, si les électeurs potentiels ne pensent plus à leur bulletin de vote, la légitimité naturelle du pouvoir en prend un sacré coup... toutefois que l'on ait envoyé le Service Secret du Rock 'n' Roll à Limoges toute affaire cessante est étonnante, avaient-ils peur de quelque chose, ont-ils en leur possession des éléments qu'ils se gardent bien de révéler...

_ Pourquoi le fantôme est-il celui de Charlie Watts, le coupa Noémie, je me demande si nous ne focalisons pas sur Charlie Watts parce qu'il est célèbre, où qu'il aille il y aura toujours quelqu'un pour le reconnaître, peut-être y a-t-il des dizaines de fantômes anonymes qui se baladent un peu partout mais que personne ne reconnaît car ils prennent soin d'éviter les endroits où ils habitaient...

_ Une hypothèse pertinente, le Chef alluma un Coronado, permettez-moi d'apporter une lumière, la lueur tremblotante d'une chandelle autour de laquelle les ténèbres s'obscurcissent, vous souvenez-vous de notre réunion juste avant la nuit tragique - les filles frissonnèrent – nous évoquions alors la figure d'Auguste Maquet, selon une des lettres de sa correspondance, nous apprenions que les trois volumes des aventures des fameux mousquetaires de Dumas étaient cryptés, qu'ils racontaient une antique conjuration dite...

_ de l'ibis rouge ! s'exclamèrent les quatre Limougeois

_ Exactement, je passe la parole à l'agent Chad, fervent admirateur de la Rome Antique !

LA CONJURATION DE L'IBIS ROUGE

Tous les yeux s'étaient fixés sur moi – sauf ceux du Chef qui allumait un Coronado – je m'éclaircis la voix :

_ Hum ! Hum ! Je tiens à vous prévenir, ce que je vais raconter ne vous apportera que très peu d'éclaircissements. Mais les faits sont indubitables et historiques. Ils remontent aux premières années de l'Empire Romain. Le poëte Ovide...

_ Il a écrit les Amours !

_ Parfaitement jeunes filles vous connaissez vos classiques, Ovide a été exilé à l'autre bout de l'Empire, au bord de la Mer Noire, par l'Empereur Auguste...

_ Comme Auguste Maquet !

_ Damoiselles, ne m'interrompez point toute les trois secondes, donc Ovide envoyé jusqu'à sa mort dans la ville de Tomes...

_ Qu'avait-il fait ?

_ L'on ne sait pas. Certains historiens affirment qu'il avait eu une relation avec Julie la fille de l'Empereur...

_ L'était un peu vieux jeu le paternel, aujourd'hui les filles...

_ D'autres historiens pensent à une affaire beaucoup plus grave, Ovide était un familier de Julie or Julie aurait manigancé une conjuration pour renverser son père...

_ Mais Ovide qu'a-t-il dit pour se défendre !

_ Il a expliqué qu'il avait vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir, nous n'en savons pas plus.

_ Bref on ne sait rien !

_ Ne soyez pas impatientes. Pour tromper son ennui il a continué à écrire de la poésie, notamment un poème de quelques pages intitulé L'Ibis...

    • L'Ibis enfin ! Il raconte quoi !

    • Pas grand chose, qu'un de ses amis qu'il surnomme l'Ibis l'a trahi en ne tenant pas ses promesses...

    • C'était qui au juste ?

    • L'on ne sait pas, les historiens ont essayé de retrouver par divers recoupements son identité, tout au plus certains émettent l'hypothèse que cet ami surnommé l'Ibis serait Auguste que notre poëte ne pouvait se permettre d'accabler de tous les maux publiquement...

    • Mais il dit que c'est un ibis rouge !

    • Pas du tout.

    • Et alors ?

    • C'est tout.

    • Quel rapport avec Charlie Watts ?

Les filles étaient déçues, le Chef vint à ma rescousse :

_ Tout ce que l'Agent Chad a rapporté est historique, ce qui suit l'est beaucoup moins, enfin pas du tout, c'est une légende qui s'est transmise oralement durant des siècles, aucun livre n'en parle directement, tout au plus de vagues allusions, des fins de phrases elliptiques à quadruple voire sextuple sens, se contredisant entre elles... selon certains érudits, il y aurait depuis des siècles une société secrète qui aurait pris en l'honneur d'Ovide le nom d'Ibis, les buts de cette organisation sont inconnus, l'on a pris l'habitude de la nommer la conjuration de l'Ibis Rouge, que fait-elle, que veut-elle, personne n'en sait rien !

_ Mais Chef, comment avez-vous établi le rapport avec les apparitions de Charlie Watts...

La question de Joël fut brusquement interrompue par les aboiements de Rouky, lorsqu'il se tut, l'on entendit très distinctement les coups répétés sur la porte blindée de l'abri. Molossa et Molossito l'air penaud se glissèrent sans plus tarder sous le plus gros des coussins que les filles avaient emmenés.

_ Vous vouliez une réponse, murmura le Chef, la voici !

Son Beretta à la main, il marcha droit vers la porte, ôta la sécurité et l'entrouvrit, une vague silhouette se profilait dans un maigre rayon de lune.

Trop grand pour être l'Avorton, pensais-je. C'est Ovide susurra Noémie. Non, Auguste souffla Framboise. L'Ibis chuchota Françoise. Non, Charlie Watts répondit Joël.

_ Entrez-donc Monsieur, vous avez sûrement un message à nous apporter, et le Chef ouvrit la porte en grand.

Je ne fus pas le seul à le reconnaître. Rouky se rua vers lui. C'était l'aveugle. Avant que l'on ait pu esquisser un mouvement, il jeta une enveloppe sur le sol et disparut subitement, Rouky sur ses talons.

Le Chef ouvrit l'enveloppe, elle était vide !

_ Nouvelle apparition de Charlie Watts ! conclut Joël

_ Non, c'était l'Ibis ! décréta Françoise avec vigueur

_ Mais non, l'Empereur Auguste ! rétorqua Framboise

_ J'ai reconnu Ovide ! opina Noémie

Quant à moi je certifiai que c'était l'Aveugle, Rouky n'était-il pas parti avec lui. Seul le Chef ne disait rien. Il avait refermé la porte et s'apprêtait à allumer un Coronado. Je l'interrogeai :

_ Qui avez-vous reconnu Chef ?

Le Chef exhala une longue bouffée odorante et laissa tomber :

_ Oh, moi, j'ai cru que c'était moi !

A suivre...

01/12/2021

KR'TNT ! 532 : DANA GILLESPIE / URGE OVERKILL / GHOST WOLVES / SORROWS / PATRICK GEFFROY / BARON CRÂNE / ANCIENT DAYS / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 532

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

02 / 12 / 2021

 

DANA GILLESPIE / URGE OVERKILL

GHOST WOLvES / SORROWS

PATRICK GEFFROY / BARON CRÂNE

ANCIENT DAYS / ROCKAMBOLESQUES

TEXTES + PHOTOS : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Gillespie bavarde

 

Les ceusses qui ont suivi de près l’actualité de la scène anglaise des early seventies savent très bien qui est Dana Gillespie. Cette proche d’Angie et David Bowie s’illustra alors avec un sulfureux cocktail de big boobs et de talent réel. On ne perd absolument pas son temps à écouter les albums de la période Mainman qu’elle enregistra entre 1971 et 1974. L’idéal est de se prêter au petit jeu de l’écoute - ou de la ré-écoute - à la lumière de l’autobio qu’elle vient de faire paraître, et qui porte le même titre que son premier album Mainman, Weren’t Born A Man.

Dana, c’est pour les intimes. Elle s’appelle en réalité Richenda Antoinette de Winterstein Gillespie, et vient donc de la haute, de la même façon qu’Anita Pallenberg et Marianne Faithfull. Mais cela n’altère en rien l’éclat de sa légende, car oui, et vu le nombre de célébrités qu’elle a pu côtoyer et baiser, elle mérite largement sa place au panthéon des silver sixties britanniques. Son autobio prend parfois l’allure d’un carnet mondain, mais bon, la coquine s’en sort toujours par une British pirouette. Elle parvient à éviter ce côté impudique qu’ont les Américains à étaler leur patrimoine relationnel, comme s’ils avaient besoin d’une caution pour asseoir leur rang social. Les exemples les plus détestables d’étalages sont ceux que font Cash et Dave Grohl dans leurs autobios respectives.

Apparemment, pas mal de gens étaient dingues des nibards de Dana, à commencer par Dylan et Bowie. Dana s’amusait de voir les regards torves plonger dans son décolleté. Elle cite des exemples en pagaille, comme celui du boss de Decca, Dick Rowe qui dit-elle était plus intéressé par ses atouts apparents - her more visible assets - que par son talent de chanteuse. Dana indique aussi qu’Allen Klein ne résistait pas au charme des grosses poitrines - the big busted English birds - et Dana passait parfois l’après-midi avec lui dans sa suite d’hôtel. Elle s’empresse d’ajouter qu’elle baise avec tous ces mecs parce qu’elle les apprécie. N’allez pas prendre Dana pour une Marie-couche-toi-là. Quand le Melody Maker publie un portrait de Dana, la légende évoque a lady with large breasts et le London Evening News parle lui d’une girl who have a lot to get off her chest. Oui, comme le dit Dana, everybody focuses on my boobs. Quand elle tourne des films de série B, elle porte des costumes minimalistes en peau de chamois et bien sûr ses nibards s’en échappent dès qu’elle se met à courir pour échapper à l’éruption du volcan. Elle indique au passage que toute l’équipe de tournage en profite pour se rincer l’œil. Il n’y a rien de surprenant à ça : le sein d’une femme attire l’œil du mâle, c’est automatique. Mais quand même, les canards peinent à lui reconnaître du talent - I’m afraid I was still getting more comments on my infrastructure than my singing - et hilare, elle ajoute qu’un présentateur a même été jusqu’à lancer : «Here they are... Dana Gillespie!».

L’autobio de Dana est très sexuée, mais pas au sens où on l’entend généralement. Elle ne donne pas de détails organiques, elle se contente de lancer ici et là des petites infos du genre : «Quand je suis en jupe, je ne porte jamais de culotte.» Elle fait régulièrement référence à des partouzes, qui sont dans les seventies d’une grande banalité. L’apogée de l’ère partouzarde est bien sûr la période Mainman à New York, lorsque Dana vit à l’hôtel avec Angie et David Bowie - On avait tous nos chambres, mais on n’y dormait pas. It was a bit like musical beds - Angie trouvait normal que Dana couche avec David - so what’s mine is yours - Qu’on ne se méprenne pas : le propos de Dana est l’ouverture d’esprit, pas le fait d’avoir baisé avec une super star. Pour elle la sexualité a toujours été une question de liberté. Tu fais ce que tu as envie de faire avec qui tu veux et quand tu veux. D’ailleurs Dana en profite pour recommander la lecture des Backstages Passes d’Angie Bowie. Quand Jagger vient passer la soirée chez Bowie, ça se termine forcément au pieu - Who didn’t sleep with Mick? - Alors ils commandent du room service and everyone would get stoned. Et ceux qui étaient encore en état de fonctionner se retrouvaient au lit ensemble - That’s just the way it was - Existe-t-il quelque chose de plus jouissif dans la vie que de se retrouver au pieu à l’aube avec une poule de rencontre ? Non, bien sûr que non. Dana parle aussi des privilèges qu’offrent les séjours prolongés dans les hôtels de luxe, notamment les masseurs. Elle évoque le masseur d’un grand hôtel hollywoodien qui a connu Sinatra et Robert Mitchum et qui au terme du massage offre à Dana le fameux happy ending. Elle y prend tellement goût qu’elle reprend rendez-vous chaque jour. Elle raffole de son expertise.

Vers la fin du book, Dana résume parfaitement le climat de liberté sexuelle qui caractérisait si bien les seventies : «À l’époque, tout le monde baisait avec tout le monde. It was a crazy time. The Zeps, the Stones, Bowie, they were all wild. Les filles faisaient la queue avec des paquets de poudre et ne portaient pas de culottes. Que croyez-vous qu’il allait se passer ? - What else do you think was going to happen??!!».

Elle connaît bien les Animals et elle n’est pas tendre avec eux. Elle rappelle qu’Alan Price était le seul à se rendre aux réunions, ce qu’elle appelle the management meetings, et donc il fut le seul à signer les droits d’«House Of The Rising Sun», et ça fait marrer Dana : «Le pauvre Eric Burdon dut ensuite chanter ce tube pendant vingt ans, sachant que les royalties allaient dans la poche d’Alan Price.» En remplacement d’Alan Price, les Animal engagèrent Dave Rowberry qui allait par la suite accompagner Dana sur pas mal de disques. Elle rapporte un propos de Rowberry à propos des Animals : «C’était une bande de cons quand je les ai rejoints et une bande de cons quand je suis partie.» Dana sort une autre histoire, cette fois beaucoup moins drôle : quand les Animals se sont reformés en 2003, ils sont allés en bus chercher Dave chez lui pour partir en tournée. Toc toc toc ! Comme ça ne répondait pas, ils ont défoncé la porte et l’ont trouvé mort, la gueule par terre, au pied d’un mur couvert de photos de Dana. Dave aimait Dana.

Dana fréquente aussi Keith Moon qui est déjà incontrôlable. Il vient souvent taper à sa porte. Soit il est tellement bourré qu’il s’évanouit, soit il emmène Dana directement au pieu. Elle adore baiser avec Moonie - His kick was shoking people and we had sex in some pretty strange places - Elle est aussi très pote avec Gered Mankowitz, le fameux photographe du Swinging London (Hendrix et les Stones). C’est lui qui fait la pochette de Weren’t Born A Man.

Elle rencontre Dylan lors de la tournée 65, lorsqu’il porte encore un jean, des boots, qu’il fume 80 clopes par jour. Joan Baez l’accompagne. Dana assiste aux conférences de presse dans les hôtels et Dylan la repère. Elle le trouve très séduisant. Il lui demande un service : tenir son lit au chaud. Elle accepte volontiers. Elle passe souvent la nuit avec lui. Elle note au passage que son set de 2 h 30 le vidait bien et pour se relaxer, il se tapait une bouteille de pinard avant d’entrer dans le plumard que lui réchauffait Dana. Quand dans une conférence de presse un journaliste demandait à Dylan ce qui l’attirait en Angleterre, il répondait : «Dana Gillespie’s jugs !».

Les fans de Bowie se régaleront de ce book car Dana y narre dans le détail les années passées dans l’entourage et le lit du couple. Elle rencontre Bowie très tôt, quand il n’est encore que le djeun’ David Jones. Elle n’attend pas de lui une relation suivie car elle sait qu’en tournée, il baise d’autres filles, c’est le principe même de la vie d’artiste. Liberté absolue. La jalousie ? So ridiculous ! Elle apprend à se contenter des moments d’intimité. David l’aide à explorer sa sexualité. Il lui donne aussi des leçons de guitare. La première chanson qu’il lui apprend à jouer est le fameux «Love Is Strange» de Mickey & Sylvia. Et comme Dana commence à composer, Bowie l’encourage, car il la sent douée.

Dana rappelle aussi que Bowie change de nom à une époque pour éviter la confusion avec le Davy Jones des Monkees. Mais à l’état civil, il va rester David Jones. Un jour, Bowie emmène Dana manger chez ses parents à Bromley. Pour elle qui vient de la haute, c’est un choc que d’entrer dans ces petites maisons grises de banlieue. Les parents de Bowie proposent des sandwiches au thon et ne disent pas grand chose - They just sat there looking rather miserable - Et là, elle comprend que Bowie veut échapper à cet univers de gens résignés.

Puis le succès arrive. Dana fréquente Bowie à Haddon Hall. Il compose «Andy Warhol» pour elle. Et Dana devient la meilleure amie d’Angie. Et là commence le tourbillon, Ronno (avec qui elle baise aussi), les déclarations tapageuses dans la presse, the Rise of Ziggy Stardust & the Spiders from Mars. Angie et Bowie déclarent être bisexuels, alors ça y va, les cancans. À cette époque, Bowie adore la craziness et la joie de vivre d’Angie. Tout le monde partage avec tout le monde, Dana cite des noms de mecs qui ont couché avec Bowie, Angie et elle. That’s how it was then. Rien n’est secret, rien n’est mystérieux. Sur cet aspect des choses, le petit Woody Woodmansey qui a vécu aussi à Haddon Hall est bien plus prude dans son autobio. Le phénomène Ziggy s’emballe : deux tournées américaines, neuf shows au Japon, puis une tournée anglaise, deux shows enchaînés à chaque fois, alors Bowie n’en peut plus et la tournée américaine prévue à la suite est annulée. Dana dit aussi qu’elle savait que Bowie allait annoncer la fin de Ziggy à l’Hammersmith. Bowie en parlait à demi-mot. Seuls les musiciens et les journalistes n’étaient pas au courant.

Quand Mainman s’installe à New York, Tony Defries engage les gens qui s’étaient illustrés dans l’Andy Warhol’s Pork show, à la Roundhouse : Tony Zanetta (qui va devenir le road manager de Ziggy), Cherry Vanilla, Leee Black Childers et Wayne County.

Cherry Vanilla devient la publiciste de Bowie : plutôt que d’offrir du cash aux DJs des radios, elle leur taille une petite pipe. Les mecs adorent ça. Dana ajoute que Cherry baisait comme une folle - She had a mad horizontal life, maybe even more mad than mine - Cherry avait des cerises tatouées sur les seins et veillait à ce que ses décolletés soient assez plongeants pour qu’on puisse les voir. Autre petit portrait intéressant : Amanda Lear, qui comme tout être exotique attire Bowie. La rumeur veut qu’elle se soit appelée Alain et soit devenue Peki d’Oslo après avoir changé de sexe. Puis elle devient Amanda Lear et veille à ne rien confirmer ou infirmer, de façon à entretenir le mystère. Dana évoque aussi la version d’«I Got You Babe» que Bowie fit pour la télé en compagnie de Marianne Faithfull déguisée en nonne, mais en nonne à la Clovis Trouille. Le public ne voyait pas que la robe de Marianne était ouverte dans le dos, et qu’en dessous elle avait le cul à l’air. Par contre, Dana pense qu’Aynsley Dunbar qui battait le beurre derrière avait du mal à tenir le beat.

L’ère Mainman prend brutalement fin lorsque Bowie demande du blé à Tony Defries pour s’acheter une baraque aux États-Unis. Defries lui répond que tout le blé est dépensé. What ? Alors c’est la rupture.

Dana n’en finit plus de rappeler que Mainman dépensait sans compter : hôtels de luxe, voitures, fringues, coke, tout était pris en charge par Mainman. Dana en sait quelque chose puisqu’elle était comme Bowie sous contrat Mainman. Elle parle de dépenses vertigineuses et de bureaux sur Park Avenue et de personnel et de limousines et de prêt-à-porter et de tout ce qu’on peut bien imaginer. Bowie était la vache à lait. Quand il décide de rompre, il va s’installer à Berlin et ne veut plus entendre parler de Mainman ni d’aucun de ses collaborateurs.

Dana fréquente aussi Bolan et évoque la cérémonie de son enterrement, où elle se retrouve assise derrière Bowie et Rod The Mod qui a du mal à faire tenir une kippah sur ses épis. Elle s’amuse d’un rien et son book ressemble parfois au journal intime d’une adolescente attardée. Dana n’a pas le chien d’une Viv Albertine, elle ne cherche pas à écrire, elle se contente de raconter sa vie, comme on la raconte à des amis.

Dana Gillespie fit sensation en 1973 avec la pochette de Weren’t Born A Man. Elle y apparaissait en petite tenue, mais elle rétablissait très vite sa crédibilité en démarrant avec le «Stardom Road Parts I & II» de Third World War. Incroyable ! - She ain’t got no highway code - C’est joué au clavecin et violonné, mais Dana gère assez bien le pathos de Terry Stamp. Le Part II vire heavy mood, heureusement. Dana enrobe d’une certaine façon l’âpreté du grand Terry Stamp. On la sent parfaitement à l’aise dans le dizzy rock de «Dizzy Heights» et voilà qu’on tombe à la suite sur la fameuse version d’«Andy Warhol», produite et orchestrée par David Bowie et Ronno. Fabuleux shake d’acou, tension dramatique all over. Ronno passe un solo de rêve avec le Warhol silver scren. Ce qui frappe le plus sur cet album, c’est l’étonnante maturité de Dana Gillespie. Elle dispose d’une bonne voix et peut donc s’imposer en tant que rocking girl. On retrouve Ronno et les Spiders en B sur «Mother Don’t Be Frightened» et «All Cut Up On You» sonne comme un brillant Southern rock cuivré de frais, avec un nommé Jim Ryan au lead guitar superstar. Très beau showman.

En 2019, Cherry Red proposait une petite compile sympa, comme on dit, What Memories We Make. The Complete MainMan Recordings 1971-1974. On y trouve en plus du Weren’t Born A Man des démos d’«Andy Warhol» qui gagnent à tous les coups, tellement la chanson est parfaite, et le deuxième album Mainman, Ain’t Gonna Play No Second Fiddle. Warhol signe d’ailleurs le portrait qui orne la pochette. Dès le morceau titre, on est saisi par la présence de Dana et de sa voix. Elle shake bien sa chique, elle a du chien de sa chienne à revendre et elle sonne quasi black. On peut dire qu’elle sait claquer une claquemure ! À tout ça s’ajoute un fantastique solo de slide signé Bryn Hayworth, le prodigieux guitar slinger des Fleur De Lys. En fait, Tony Defries a rassemblé des musiciens de session autour de Dana qui défend bien son bout de gras. L’album est excellent. Il faut l’entendre dans «Hold Me Gently» chanter comme une petite pute anglaise affamée de grandeur totémique. Ah comme elle est bonne la garce, à ce petit jeu insidieux ! Et derrière elle, Phil Chen fait le show au bassmatic. Elle reste dans un délire seventies assez prégnant, elle chante vraiment à la surface du monde, c’est très particulier, elle se montre très constructive. «Pack Your Bags» part en mode funk et le cut éclot en mode Edwin Hawkins Singers, c’est dire la force de la prod. Elle finit avec «Wandersust», un fantastique heavy groove, idéal pour une poule comme Dana. On trouve à la suite des démos qui nous confortent dans l’idée qu’on se fait d’elle. «Man Size Job» rôde dans le deep groove anglais, elle amène ça par en-dessous et c’est extrêmement crédible.

C’est en 1981 que Dana rencontre Ted Carroll. Elle va le voir parce qu’il vend dans sa boutique Rock On tous les disques de blues qu’elle aime bien. Elle lui dit qu’elle a tout : les musiciens, les chansons, le studio et qu’il ne lui manque qu’une chose : le deal. Dana explique qu’elle veut enregistrer un album de chansons de blues grivoises, the rudest old Blues, et elle veut l’appeler Blue Job. Ted Carroll explose de rire et dit : «Signez-là !».

Ses trois premiers albums Ace (Blue Job, Under The Belt et Hot Stuff) sont compilés sur deux CDs, Blues It Up et Hot Stuff. On trouve pas mal de swing sur Blues It Up, «My Man Stands Out» et «Wasn’t That Good», elle y rentre à la vraie voix - He’s the master at the wheel - c’est du big London jive, on se croirait chez Chris Barber. Elle fait aussi du hard boogie avec «Meat Balls», elle s’amuse avec le butcher et les balls, c’est de l’humour noir dégueulasse, elle se veut provocante, longing for a butcher qui wanna buy my meat balls. Elle prend son «Tongue In Cheek» au raw de raunch et passe au hot sex avec «Sweets» - Sweets keep me satisfied - Elle reste dans le jive de petite vertu avec «Fat Sam Form Birmingham», mais c’est le Birminhgam d’Alabama. Elle lambine à la surface de la soupe d’if you ever get down to Alabama. Elle saute en selle pour «Ugly Papa» et tagada voilà la Dana. Elle tagadate ventre à terre. Et puis elle fait sa Bessie Smith avec «Long Lean Baby». Elle est languide et elle est bonne.

Paru en 1995, Hot Stuff est une compile de ses deux premiers albums agrémentée de quelques bonus, pour faire bonne mesure. La dominante de Dana à cette époque est le swing. Elle propose le classic London swing dès «Lovin’ Machine» - You see what I mean - et ça continue avec l’excellent «Big Fat Mamas Are Back In Style Again», produit par Mike Vernon, heavy boogie de jumpy jumpah avec un énorme solo de sax de Pete Thomas. Swing dément encore avec «Tall Skinny Papa» - I want a tall skinny papa/ That’s all I ever need - Elle sait ce qu’elle veut, elle se fond bien dans le jive de treat me right et de satisfy my soul et un certain John Bruce passe un solo de concasse. Tout ça pour dire que cet album est passionnant. Quand elle ne fait pas du swing, elle fait du boogie avec «Meat On Their Bones», ça joue au heavy rumble de British blues et John Bruce fait encore des siennes, avec l’ex-Animal Dave Rowberry au piano. L’autre guitariste s’appelle Ed Deane et il passe un solo de gras double sur «Raise A Little Hell». On reconnaît encore la patte de l’amateur du blues Mike Vernon dans «Empty Red Blues». Dana est juste au blues. Elle sait parfaitement gérer un heavy blues, ne t’inquiète pas pour elle. Elle s’amuse bien avec le let me ride your automobile dans «Too Many Drivers», c’est la grosse métaphore sexuelle des vieux jivers d’Amérique - Now listen baby/ You can’t do this to me/ Let me ride your automobile - On retrouve la section rythmique infernale Charlie Hart (stand up)/ Chris Hunt (beurre) sur l’excellent «Fat Meat Is Good Meat» et Ed Deane fait des merveilles dans le «Big Car» boogie down. Dana chante ça au raw. «Diggin’ My Potatoes» est tiré de son premier album, Blues Job, petit jeu de mot sur le thème du blow job. Elle sait sarcler ses patates. Elle attaque son «Mainline Baby» au mainline et ça vire en mode shuffle de développement déporté, elle ramène une énergie de daddy-o et fait bien plus de ravages que les Status Quo. Elle termine avec un cut de sexe pur, «Horizontal Boogie» qu’elle arrache au heavy London rock. C’est violemment bon.

Avec l’experimented Experienced paru en l’an 2000, Dana campe sur ses positions : boogie et swing. Le morceau titre d’ouverture de bal en est le parfait exemple, are you ready baby, elle ramène sa chique sur le meilleur boogie de London town. Dana est l’une des reines du boogie d’all nite long. Avec «There Will Always Be A New Tomorrow», elle se fond dans le vieux sorrow du gospel de souffrance du peuple noir et c’est là qu’elle sonne le plus juste. Elle est intense et réelle. Avec «Me Without You», elle revient à son cher swing, elle est tellement à l’aise avec le vieux jive qu’elle l’éclate au Sénégal. Elle n’échappe à aucune règle. Elle est parfaite dans toutes les positions. La plupart de ses cuts sont sans surprise, mais tout est bien vu et bien joué. Un nommé Sam Mitchell ramène son petit bout de gras. Elle tape son «Break Down The Door» au fast drive, Evan Jenkins bat ça si sec. Elle finit avec «Take It Like A Man», un heavy blues rock. Elle se bat jusqu’à la dernière goutte de son, elle est fabuleusement rock’n’roll, elle adore les nappes de cuivres, elle rabache son take it like a man jusqu’aux tréfonds de tout le tremblement, elle s’arrache la voix comme une mère maquerelle en pétard, elle claque sa chique, pas de problème, c’mon !

Paru en 2003, Staying Power est un énorme album. Dana l’attaque en reine des crocodiles avec «Sweet Tooth». Elle est bien plus subversive que tous ces mecs qui croient savoir chanter. Voilà la reine du bongo groove - I got sweet tooth tonite - Elle fait une fantastique ouverture et redore le blason du boogaloo. Dana, c’est une puissance inexorable, elle est dans le chant, elle s’inscrit dans l’insoutenable légèreté de l’être, mais au groove de chant. Elle développe la même puissance qu’une Soul Sister de rang princier. Elle passe au heavy blues avec «Timeless» et elle sonne incroyablement juste, elle fait de la Soul blanche, on comprend que Ted Carroll l’ait signée on the spot, elle est au rendez-vous avec la pire des exactitudes. Elle est énorme et elle est chaude. Elle la voix qui va, elle est dessus quoi qu’il en coûte. Elle colle bien au heavy blues de «Put My Anchor Down». Elle est l’une des plus pures, avec John Hammond, elle est insistante et elle est belle, elle ne lâche rien, elle est présente à chaque instant, elle descend groover le jive avec des retours de glotte incestueux. Nouveau chef d’œuvre de heavy groove avec «Still In Your Arms» et elle revient au blues avec «I Sigh For You». Crédibilité à tous les étages en montant chez Dana. Elle chante son «Big Picture» avec un gusto invraisemblable. Elle rentre dans la pâte du levain, elle passe sous le boisseau de la vague, elle catacombe la mélodie, elle crée des hallucinations et le guitar hero s’appelle Todd Sharpville. Dana Gillespie est l’une des plus grandes chanteuses de tous les temps, qu’on se le dise ! Elle chante comme une valeur sûre et reste attachante.

Le Live With The London Blues Band paru en 2007 donne une idée très précise de ce que vaut Dana sur scène - Good evening ladies & gentlemen, this is the London Blues Band, et boom, elle est magique ! On croit rêver. Quel punch ! Elle est dessus, elle drive son jive à la tagada voilà les Dalton, forcément derrière les mecs font les coqs. Le pianiste Dino Baptiste joue comme un diable et Matt Schofield passe un killer solo jazz. Fantastique aventure ! Dana fait du Dana pur, elle a derrière elle la crème de la crème anglaise et elle revient au chant en vainqueuse. Dana est la reine des dynamiteuses. Elle passe à la violence du British Blues avec «Your Mind Is On Vacation». C’est right in the face, Dana a tout le répondant qu’on peut imaginer et Matt Schofield joue à la bonne franquette du blues. Il allume aussitôt après «Ten Ton Blocks» aux heavy blocks. Encore un superbe heavy blues. Franchement, on est gâtés. Elle l’explose au chant. Elle reprend l’un de ses hits, «Experienced», elle le gère à la perfection. Elle se battra jusqu’au bout, elle y croit dur comme fer. Elle excelle dans le fast boogie de «Too Blue To Boogie», elle chevauche son dragon et le pianiste Dino Baptiste devient fou. Elle termine avec «A Lotta What You Got», et la messe est dite, huit minutes de jive intensif de London underground. Elle s’appuie sur un backing hot as hell, ses amis jouent à la vie à la mort, et quand elle présente ses musiciens, chacun d’eux fait sauter la Sainte-Barbe. On entend des solos déments de guitare, de piano et de sax.

I Rest My Case va droit sur l’île déserte à cause du morceau titre. Elle colle à son blues, elle reste exceptionnelle et elle insiste, elle monte bien son case là-haut sur la montagne, elle brûle du feu sacré de l’intensité, elle a une façon de monter le chant qui est unique, de toutes les grandes chanteuses, elle est certainement la plus présente. Pourtant l’album démarre assez mollement elle chante son «Funk Me It’s Hot» d’une voix de vieille spécialiste. On attend d’elle des miracles. On la voit tripoter le groove de «Your Love Is True» en parfaite épouse, aimante et sensuelle. Elle chante de l’intérieur de son talent. Puis les grosses compos arrivent avec «Game Over». Elle se glisse sous le boisseau, elle tortille bien son affaire et ça continue avec «The House Of Blues» joué au heavy funk anglais. C’est du big concassage, please excuse the hell, elle est dessus. Elle rentre dans le lard fumant de «Guilty As Hell» elle s’y montre directive, grosse glotte, elle fait sa black. Fantastique Dana, elle est dans tous les coups, à la bonne échelle. Elle fait le job jusqu’au bout. Pas le peine de lui faire un dessin.

Et puis voilà Cat’s Meow, un album un peu plus faible. Elle chante parfois d’une voix de vieille rombière qui choque un peu. Comme si elle perdait le blues. Mais la présence reste intense. Sinon, elle ne serait pas sur Ace. Elle attaque «Love Matters» au vieux London groove. On croit entendre l’orgue de Graham Bond, c’est dire l’énormité de la chose. Ça joue au tight d’une autre époque. Les seuls capables de sortir un tel rumble étaient les Graham Bond ORGANization. Elle replonge dans cette ancienne magie de façon expéditive. Et comme dans les albums précédents, elle est dans tous les coups. Elle cherche à chaque fois à se glisser sous le boisseau. Des fois ça marche, des fois ça ne marche pas. Il faut attendre «Burning Out Of Steam» pour frémir. Elle retrouve son élément, le heavy blues. Elle crève d’amour, elle est la London blues shouteuse par excellence. Elle tape plus loin un «Two Faced Girls» à la concasse de la rascasse, elle adore les cassures de rythme.

Dana fait encore un festival sous son lit avec Under My Bed. Toujours ce sens aigu du swing et cette aisance vocale. Le guitariste de jazz s’appelle Jake Zaitz. Non seulement Dana chante bien, mais elle a en plus l’avantage d’être accompagnée par des surdoués. Elle chante son «I’m In Chains» à la belle lampée, elle pratique l’insistance blanche, identique à l’insistance black, sauf qu’elle est blanche. Tout est bien joué, bien chanté, bien produit sur cet album, notamment «More Fool Me». Ces gens-là n’ont aucun souci, vois-tu. Ambiance heavy jazz avec un bassmatic de jazz pur. L’oreille avertie en vaut deux. On se sent bien en compagnie de Dana. Qu’elle soit sur Ace tombe sous le sens. Elle fait un «Va Va Voom» qui n’est pas celui de Brett Smiley. C’est le Va Va de Dana, chanté à la retenue du makes me feel et elle ajoute, d’une voix troublante, he’s got a sex appeal - And my heart goes boom/ When he walks in the room/ I go va va voom - Elle passe au round midnite avec «Another Heart Breaks». Elle est trop blanche pour sonner black, elle est baisée, mais elle crée son propre deepy deep. Dana est une fantastique interprète. Elle n’est jamais dans une formule, toujours dans la chanson. Elle tape un groove de six minutes avec «High Cost» et nous fait la morale - There’s a high cost/ For a cheap thrill - Quand elle fait sa rampante, elle reste convaincante et elle attaque toujours ses cuts de la même façon. Son «Punch The Air» tape en plein dans le mille. Elle remonte bien dans l’exercice du groove vocal, elle se bagarre avec son till the day I die/ He’s so cool I punch the air - On est à Londres chez des gens qui ont tout vécu, alors prosternons-nous devant Dana. Elle continue de nous titiller l’intellect avec «Beats Working», elle cherche des poux dans les poils du beat, elle farfouille fabuleusement, avec un revienzy de blackette - Beats working c’mon, stick around/ Beats working there ain’t no sin/ Beats working - elle a raison, le hot sex n’a jamais fait de mal à personne, elle nous entraîne dans le 25e heure du London underground, c’mon stick around/ C’mon down/ C’mon in !

Son dernier album sur Ace vient de paraître et s’appelle Deep Pockets. On y sent une légère baisse de tension, sûrement due à l’âge. Sa voix mue, du coup Dana reste le plus possible dans la retenue. Elle se réfugie sous le boisseau («We Share The Same Sky») - I look at you/ You look at me - Elle reste dans les vieux schémas and we share the same sky. Jake Zaitz joue le solo de jazz guitar, il titille ses notes comme s’il titillait un clito, on ne va pas rentrer dans les détails. Dana chante maintenant comme une vieille Dana, accrochée aux jazz solos de Jake le crack. Comme sa voix s’aggrave, elle chante par en dessous («Back In The Day»), elle veille à rester dans le heavy groove de bonne bourre. Il faut attendre «In Times Like These» pour frémir. Elle manage son groove comme une vraie bosse ! Elle danse avec les vieux souvenirs du swinging London, c’est très pointu, on a là un heavy groove magnifique à tous points de vue. C’est tellement joué dans tous les coins que le cut en devient fascinant. Elle attaque son «Up Yours» au heavy r’n’b de London. Dana est une vieille balèze, elle nous tartine un r’n’b de bonne facture avec un solo de sax à la clé. C’est même un r’n’b de complicité intimiste, près de toi dans la pénombre.

En 2018, Rev-Ola a compilé Foolish Seasons et Box Of Surprises, les deux premiers albums de Dana devenus objets de spéculation. La compile s’appelle London Social Degree. Dana se dit fière d’avoir un morceau titre composé par Billy Nichols qui, comme elle, sortait à peine de l’adolescence. Puisqu’elle dispose d’une voix extraordinaire, la belle pop du petit Billy brille au firmament. Elle est partout, surtout là où on ne l’attend pas. Elle attaque l’album avec un autre héros de l’époque, Donovan et «You Just Gotta Know My Mind». C’est un jerk de rêve bien taillé pour la route, une merveille qu’elle chante au tranchant. Elle connaît bien Donovan puisque sa copine sort avec lui. C’est d’ailleurs en accompagnant Donovan dans une réception à Londres que Dana rencontre Dylan et qu’elle devient son amie. Dans Don’t Look Back, Dylan entre à un moment dans une salle et on voit une blonde assise : ce n’est pas Nico mais Dana qui à l’époque est blonde. Autre auteur de rêve : Michel Polnareff avec «La Poupée Qui Fait Non». Ici, ça s’appelle «No No No». Avec «Dead», elle passe au groove de jazz, elle est parfaite dans ce rôle. Globalement, sa pop est d’une fraîcheur extraordinaire et sa légende n’est pas usurpée. Elle fait partie des petites gonzesses qu’il faut écouter. Elle amène un truc, c’est indéniable. Elle est encore très partie prenante avec «Souvenirs Of Stefan». Apparemment, Rev-Ola a aussi flashé sur son décolleté vertigineux car les photos abondent dans le booklet. Allez-y les gars, rincez-vous l’œil !

C’est Mike Vernon qui produit Box Of Surprises et Savoy Brown fournit l’accompagnement. Elle passe donc naturellement au heavy blues avec le morceau titre. C’est carré, pas de problème. Elle est la reine de son monde et crée des ambiances quand ça lui chante. Elle revient à la pop avec «When Darkness Fell», une pop qu’elle chante à merveille. Dana dédie bien sûr «For David» à Bowie. Elle s’y montre royale et sait driver des dynamiques. Retour au heavy groove avec «You’re Dreaming», elle est dessus et ça devient énorme. On se croirait chez Fellini, lorsque sonne la flûte de «Grecian Ode», à l’aube pâle d’un nouveau jour de mystère antique. Elle fait preuve d’une tenue de route irréprochable. Elle est partout dans le chant de «By Chasing Dreams». En plus du décolleté, elle possède la voix et les compos, elle incarne bien le dream come true. Dana est une battante, rien ne l’arrête, elle milite pour le bon vouloir, ses cuts sont comme ils sont mais ça reste extrêmement intéressant. Dana, c’est pas les Slits. Elle a en outre derrière elle les mecs de Savoy Brown et ils font des merveilles sur «I Would Cry». On imagine que le Guitar God qu’on entend derrière est Kim Simmons.

Signé : Cazengler, Gillespisse froid

Dana Gillespie. Weren’t Born A Man. RCA Victor 1973

Dana Gillespie. Blues It Up. Ace Records 1990

Dana Gillespie. Hot Stuff. Ace Records 1995

Dana Gillespie. Experienced. Ace Records 2000

Dana Gillespie. Staying Power. Ace Records 2003

Dana Gillespie. Live With The London Blues Band. Ace Records 2007

Dana Gillespie. I Rest My Case. Ace Records 2010

Dana Gillespie. Cat’s Meow. Ace Records 2014

Dana Gillespie. Under My Bed. Ace Records 2019

Dana Gillespie. Deep Pockets. Ace Records 2021

Dana Gillespie. London Social Degree. Rev-Ola 2018

Dana Gillespie. What Memories We Make. The Complete MainMan Recordings 1971-1974. Cherry Red 2019

Dana Gillespie. Weren’t Born A Man. Hawksmoor Publishing 2020

 

 

Ça urge, Overkill !

 

Ah enfin un hommage à Urge Overkill ! Ce trio de fins limiers de Chicago reste cher au cœur des amateurs de rock bien profilé. Disons qu’ils constituaient avec Guided By Voices le fer de lance de l’underground américain des années quatre-vingt. Comme Mansun ou les Boo Radleys, Urge Overkill pondit d’excellents albums avant de lâcher la rampe et de disparaître. Paul Rees leur accorde six pages dans Classic Rock.

Nash Kato, Ed Roeser et Blackie Onassis cultivaient un look dandy. Ils portaient des costumes et des polos à cols roulés sur lesquels était brodé le logo du groupe, UO. Ils sirotaient des Martinis dans des verres à cocktail et un vent léger caressait les longs cheveux d’ange de Nash Kato, l’un des rock’n’roll animals les plus parfaits de l’histoire du rock américain. Kato relevait l’extrême finesse des traits de son visage avec des verres teintés qui lui donnaient un look d’hermaphrodite psychédélique quasi divin - We dressed it up for the cameras a bit and it worked.

Nash Kato débarque en 1985 sur le campus d’Evanston, dans l’Illinois. Il y rencontre Steve Albini, lui aussi à la fac et monte sa première mouture d’Urge Overkill. Il tire ce nom du «Funkentelechy» de Parliament. Nash Kato adore tout ce que fait George Clinton. Ed Roeser voit le groupe au moment où il allait s’arrêter. Il y prend la place du bassiste qui jetait l’éponge. Nash Kato : «Ed was an odd bird, but so we were all.» C’est bien sûr Steve Albini qui enregistre les premiers cuts d’Overkill, dont il se sert comme cobayes - It was an altogether raw, splenitic and cacophonous affair - Leur premier album sort sur Touch And Go en 1989.

Ils choisissent un titre bizarre : Jesus Urge Superstar. Et démarrent très fort avec un cut qu’il faut bien qualifier de coup de génie : «God Flintstone» - Bedrock in the sky/ With Jesus Christ rubble - C’est un cut d’acid freak doté d’un développement considérable. Ils sortent tout leur apanage de futurs rock stars. Ce cut n’en finira plus de sonner dans l’écho du temps. Avec «Your Friend Is Insane», on voit qu’ils adorent bricoler des climaxings, mais ils ne retrouvent pas forcément la voie de Flintstone. Ils passent au boogie fuzz avec «Dump Dump Dump» - I need a shot and a beer/ You wanna buy me some - très belle dégelée à la Kato, on reste dans la dope et les fast cars. En B, ils tapent «The Polaroid Doll» au gros bouquet d’accords et dans «Head On», Ed raconte l’histoire d’une copine qui passe la tête dans le pare-brise à Minneapolis - Lisa hot hit head on - Tout ça se termine sur la chaise électrique avec «Dubbledead», il ne veut pas que sa mère apprenne que son little chicken va y passer - Too young to fry - Et Nash Kato pique une sacré crise de wah, oh boy !

Pour leur deuxième album, ils veulent un autre son, qui mélangerait l’urgence punk à un rock plus classique - a more listener-friendly classic rock dimension - Ils se débarrassent de Steve Albini et engagent Butch Vig qui leur donne un son plus poli et une certaine cohérence. Le résultat s’appelle Americruiser et paraît en 1990. Excellent album. On y trouve «God Flintstone», leur plus gros hit, amené sous un certain boisseau, ces enfoirés savent très bien ce qu’ils font. Nash le gratte à l’arrache dans le mystère du développement. C’est violemment bon et même l’un des plus beaux cuts de l’histoire du rock US. Tu es pris dans leur truc, c’est gratté à la merveilleuse urgence de l’Urge, dans un climat de montées subreptices. Comme c’est composé par des seigneurs de la dope, ça te hante la cervelle. Leur réelle valeur réside dans le côté ambitieux des compos. Ça se confirme dès cet «Empire Builder» plongé dans le mystère de l’Urge. Ils noient leur torpeur dans des accords de cuivres, c’est monté, très collet monté. Cet album est extrêmement chargé. À trois, ils chargent bien plus qu’un grand orchestre. Leur «Viceroyce» est gorgé de son, ils optent pour la sur-consommation. Avec «Smokehouse», ils montrent clairement qu’ils savent allumer la gueule d’un cut. «Dump Dump Dump» est joué à la basse fuzz et Nash passe un killer solo flash dans «Last Train To Heaven». Tout est visité par des vents soniques assez alarmistes. Nash noie tout de pouvoir pas Kato. Ça chante à la grosse arrache de Chicago dans «Crown Of Laffs» et on replonge dans l’étrangeté avec «Dubbledead». Ces atmosphères sont uniques au monde. Cette façon de chanter comme une limace est spéciale, personne n’avait osé avant Ed King Roeser. Nash crible le son de notes, il travaille l’épaisseur à outrance, tout est dans le dandysme. Ils terminent avec une cover démente du «Wichita Woman» de Jimmy Webb. Nash l’arrose de big guitars. Ils ont vraiment le bec fin.

C’est là qu’ils rencontrent enfin le batteur idéal, John Rowan que tout le monde connaît sous le nom de Blackie Onassis. Ed King Roeser : «Blackie was an interesting guy, he was a weirdo and a sort of out-of-control figure.» C’est leur première grande tournée à travers les États-Unis.

Ils retrouvent Steve Albini en 1991 pour l’enregistrement de The Supersonic Story Book. «The Kids Are Insane», c’est un peu leur façon de chercher la difficulté, mais avec des réflexes de rock stars. Ils jouent au fondu de son, dans un mix superbe, très flamboyant, très Urge, c’est Jumping Jack Flash in Chicago, tout est fin, rock dandy. Le hit de l’album pourrait bien être «Emmaline», un cut de Hot Chocolate, hommage à la diction balladive, chanté à l’émotion pure, Emma/ Emmaline/ I’m gonna make you the biggest star this world had ever seen - L’autre gros shoot Urgentiste est l’excellent «Vacation In Tokyo». Ils jouent dans un nuage de son. Les voix s’y perdent. Ce groupe a un potentiel énorme et une identité unique. Ce fondu de voix n’est pas sans rappeler celui de Jack Bruce. Et puis il faut saluer le numéro de Blackie dans «(Today Is) Blackie’s Birthday». Les Urge n’approchent pas du bord, ils jouent en retrait avec des semelles de plomb. Et Nash Kato cherche à casser les règles avec son funk de wah dans «Bionic Revolution».

Le Stull EP paru en 1992 est sans doute leur disk le plus accompli. Ils démarrent avec la reprise de Neil Diamond qui a fait leur renommée, puisque récupérée par Tarantino pour la BO de Pulp Fiction, «Girl You’ll Be A Woman Soon». Puis ils passent aux accords de Muscle Shoals pour «Stull (Pt1)». Nash joue des parties de guitare mystérieuses, il louvoie dans le Louvre, les accords ont une consonance oblongue. Ils passent au punk’s not dead avec «Stitdes». C’est l’Overkill de Chicago. Encore du son et des voix endémiques dans «What’s This Generation Coming To». Pure purée d’Urge - Do you wanna live with me - Riffing de rêve, Nash gratte entre deux eaux. Ce sont certainement les ambiances rock les plus intéressantes de cette époque. «Goodbye To Guyville» est le cut perdu au milieu de nulle part. Chaque fois qu’on l’entend, on frémit, car c’est monté sur un riff mortifère. Ces mecs jouent leur carte à outrance et cet EP devient la pièce maîtresse d’un grand jeu d’échecs. Fantastique Goodbye to Guyville, Nash joue dans une extrême profondeur de champ.

Les choses vont s’accélérer après ça. Ils se retrouvent en première partie d’une tournée de Nirvana qui explose alors avec Nevermind. Et comme si tout cela ne suffisait pas, Geffen les signe. Et pouf, en 1993, ils enregistrent Saturation, l’un des chefs-d’œuvre de l’American cruiser rock - Near perfect balance between punk spunk and pop-rock melody. Et boom dès le riff d’intro de «Sister Havana». Ça y est, tu sais que tu es dans Chicago à gogo, Nash is on fire, c’est expédié au ho ho ho d’Havana, fantastique élan patriotique ! Verres teintés, rien de plus vrai. Ça continue avec «Tequila Sunrise», encore un classique amené au riff de démolition, Got no time for stimulation, oh boy, c’est chanté dans la masse de la ramasse, Nash envoie sa purée, une purée jusque-là inconnue, il bourre le boogie d’une fabuleuse purée de granulats. L’autre coup de Trafalgar s’appelle «The Stalker», incroyablement bien amené en studio Rolling, riff de Nash puis bass & drums in tow, ils jouent le Grand Jeu et secouent le cocotier, ça joue dans le flesh du flush, c’est drivé aux chœurs d’oh oh oh. Tout l’album est bon : encore une intro du siècle pour «Positive Bleeding», même si après Nash se convertit au sitar, puis «Back On Me», heavy balladif bardé de cocote. On voit qu’ils essayent de renouer avec l’excitation de «Tequila Sunrise», mais c’est compliqué. Le refrain sauve «Bottle Of Fur» du naufrage et Blackie Onassis vole le show dans «Crackbabies». Il fait le sledgehammer du Creusot. Puis il fracasse «Erica Kane», eff eff, ça joue sur les brisures de rythme, il y a une énergie chez Urge qui nous réconcilie avec la vie. Ils sont tous les trois dans leur monde qui est unique. Destinés à briller au firmament, jamais ils n’y brillèrent.

Hélas, le groupe implose en un an. Blackie Onassis est passé au junk et les deux autres se conduisent comme des divas énamourées. Weezer arrive aussi sur Geffen et prend la place qu’aurait dû occuper Urge Overkill - They stole their thunder - Eh oui, les mecs de Weezer étaient beaucoup plus disciplinés et commerciaux que l’Urge.

L’Exit The Dragon qui paraît en 1995 va décevoir les fans de l’Urge. Même si le «Just Walkin’» d’ouverture de bal est étrangement beau, harcelé d’attaques de guitare étranglée. Puis Nash et King épuisent leur crédit de power pop avec «The Break». Ils vont devenir trop pop et se griller. «Somebody’s Else Body» laisse perplexe, poppy et pas bon. Incompréhensible. C’est tout de même dingue que Nash ne parvienne à rallumer le feu de «God Flintstone». Ils jouent «This Is No Place» dans un climat de latence, avec des démarrages en côte. Très étrange, joué aux arpèges. Tout est irrémédiablement tarabiscoté sur cet album. Nash et King sont en panne d’inspiration. Cet album est maudit. Pourtant Nash gratte de sacrés accords dans «Take Me». On attend encore un miracle. Mais leur rock de fonctionne pas, cette fois - Take me goddamnit/ Take me back again - Ils vont rester dans l’étrangeté jusqu’au bout, ni pop, ni rock, ni Urge. Cette histoire se solde par un split.

En l’an 2000, Nash enregistre un album solo, Debutante. Au dos, on le voit fringué en blanc avec les lunettes que portait Brian Jones dans le clip de «Jumpin’ Jack Flash». C’est un très bel album, mais pas de hit. Le «Zockey Suicide» qui ouvre le bal est effarant de modernité. Nash arrive dans le rumble comme un crack de Detroit. Ça bat à la vie à la mort et Nash claque son gaga à gogo. Fantastique clameur d’interloque ! Ce mec a une présence extraordinaire, un truc qui dépasse le commun des mortels. Il joue sur tous les tableaux et vise l’excellence en permanence, son «Queen Of The Gangsters» est très âpre, plein de fureur. Il affirme encore sa présence avec «Octoroon», il place son chant au sommet de sa chanson, c’est très anglais, très ferme. «Blow» sonne comme un fantastique balladif évolutif, Nash nage dans le Kato. Son Blow est un gros réservoir d’influences. Et puis voilà le morceau titre, monté sur un big bassmatic et soutenu par des filles en chaleur. Nash sait de quoi il parle. «Debutante» est un big shoot de funk de Chicago - What do you want - Il règle les problèmes et instaure les règles du jeu. Il allume «Rani (Don’t Waste It)» face front, aux accords rock’n’roll. Ce mec a le rock-starism en lui. Il sait franchir un Rubicon. Il sait mener un rock à la déglingue. Et ça continue avec le fantastique étalage d’«Angelina». Vraie présence vocale, extraordinaire qualité du son. On ne comprend toujours pas pourquoi les Urge n’ont pas explosé. C’est Nash le boss. Il drive son «Black Satin Jacket» avec une nonchalance qui en impose. «Pillow Talk» reste dans le très haut niveau, avec une sorte d’hyper présence. Mais le manque d’interaction avec le génie est une tragédie. Comment peut-on avoir autant de son et pas de hit ? Il termine avec l’excellent «Blue Wallpaper» qui avoisine les Screamin’ Trees. Nash et Lanegan même combat !

Le groupe se reforme en 2011 et enregistre Rock&Roll Submarine. Belle pochette mais impressions mitigées. Ils font du sur place avec «Mason Dixon», t’avance, t’avance pas, do you realize, ils ont des vieux restes, mais ça reste sur place. Il faut aller chercher les énormités en B : «She’s My Ride» et «The Valiant». Nash ressort pour l’occasion ses vieux power chords. Mais entre-temps ils ont perdu leur statut de dandys et notre confiance. Ils ont l’air paumés même si des éclairs de génie zèbrent ce Ride. Avec «The Valiant», Nash fait une country pop-rock élégante, la country de Chicago. Il taille sa route à la seule force des arpèges sauvages, il est à la fois très radical et très enraciné, wow comme ce mec est bon. Dommage que le reste de l’album ne soit pas du même niveau. Urge n’est plus la même équipe, ils ont ramené deux nouveaux mecs. Les cuts se suivent et se ressemblent, étranges et peu convaincants. C’est un album qui va mal. «Thought Balloon» sonne comme un rock paumé, sans port d’attache.

Nash Kato revient sur les années de gloriole et rappelle que Kurk Cobain vivait très mal les vertiges de l’ascension vers la gloire : «Every band aspires to have global exposure, but, you know, be careful with what you wish for, because it really ate him alive.» (Tous les groupes aspirent au succès, mais il faut faire gaffe à ce qu’on recherche, car cette soif de succès a dévoré Kurt vivant). Et Nash Kato ajoute : «On est passé du van au tour bus, mais à aucun moment on a cru qu’on allait vraiment percer. So we enjoyed the fuck out of the ride.»

Signé : Cazengler, Murge Overkil de rouge

Urge Overkill. Jesus Urge Superstar. Touch And Go 1989

Urge Overkill. Americruiser. Touch And Go 1990

Urge Overkill. The Supersonic Story Book. Touch And Go 1991

Urge Overkill. Stull EP. Touch And Go 1992

Urge Overkill. Saturation. Geffen Records 1993

Urge Overkill. Exit The Dragon. Geffen Records 1995

Urge Overkill. Rock&Roll Submarine. UO Records 2011

Nash Kato. Debutante. B Track 2000

Paul Rees : be careful what you wish for. Classic Rock #252 - August 2018

 

L’avenir du rock

- There’s a Ghost in my house

 

Après s’être discrètement raclé la gorge, l’avenir du rock prend la parole à la tribune des Nations Unies :

— Mesdames et messieurs les représentants des nations du monde libre, merci de m’accorder votre attention. Ce que j’ai à déclarer est d’une extrême importance. Je m’adresse au monde entier, et plus particulièrement aux opprimés des cinq continents. Les vues que je vais développer sont si claires dans mon esprit que je n’ai plus besoin de les écrire. Je vais vous parler de ce qu’est devenu le monde, et plus précisément de ce qu’est devenue la soit disant civilisation occidentale. Rien ne manque à son triomphe. Ni la terreur politique, ni la misère affective. Ni la stérilité universelle. Le désert ne peut plus croître, il est partout. Mais il peut encore s’approfondir. Devant l’évidence de la catastrophe, il y a ceux qui s’indignent et ceux qui prennent acte, ceux qui dénoncent et ceux qui s’organisent. Nous sommes du côté de ceux qui s’organisent !

Une immense ovation s’élève des gradins. L’avenir du rock reprend :

— Carley et Jonny Wolf font partie de ceux qui s’organisent. Mesdames et messieurs les représentants des nations du monde libre, permettez-moi de vous présenter the Ghost Wolves, from Austin, Texas !

 

La pochette de Man Woman Beast ne trompe pas sur la marchandise. Ah elle y va la Carley ! Elle profite de «Gonna Live» pour gratter du grave sur sa grosse guitare blanche, elle envoie des coups de bottom ravager la pampa. Nos deux oiseaux tapent dans ce punk-blues des années 2000 érigé en art majeur par le JSBX et quelques autres. Les Ghost Wolves comptent donc parmi les aficionados du heavy sound. Carley Wolf est encore au rendez-vous pour tartiner du heavy blues avec «Baby Fang Thang», superbe mélange de sucre et de heavy chords. Pas mal du tout, même si on a l’impression d’avoir déjà entendu ça. Mais c’est tellement bien foutu qu’on s’en goinfre. Elle sait rider un ride («Ride The Wolf»), jouer la loco («Grave Dallas») et casser du sucre sur le dos d’une heavy déboulade («I Was Wrong»). Elle arrose son «Itch» de punk-blues du meilleur cru. Ah comme elle est bonne ! C’est enflammé, plein d’allure, plein de Carley, elle te plombe tout l’Austin. Pas de problème, elle est partout dans le son, elle claque du heavy soubassement de Blues Explosion dans «Im Yo Mudda», passe de coups de bottleneck sans crier gare. Avec «Attack Attack Attack», on se croirait chez les Immortal Lee County Killers, ils trippent comme des mad trippers et c’est extrêmement bien foutu. Ils finissent avec un «Dangerous Moves» nettement plus ambitieux. On y entend des chœurs de cathédrale, Carley Wolf mène la sarabande, elle rôde comme une vraie louve, c’est brillant et plein d’esprit.

Paru en 2017, Texas Platinum fait partie des grands albums teigneux de l’histoire du rock moderne. Carley est une reine de l’offensive, elle ne vit que pour la bonne arrache. Il suffit de l’entendre ramoner son «Whettin’ My Knife» pour comprendre qu’elle n’est pas là pour s’amuser. Elle chante à la perfidie maximaliste et arrose son trash-blues de gras double. Elle bat tous les records de gras double, y compris ceux de monsieur Jeffrey Evans. Son «Trippin’» est aussi une horreur. En fait, elle a tout le son du monde, elle outrepasse même le Blues Explosion du JSBX, elle joue à la main lourde avec le plus powerful got me trippin’. On entend des échos de Steppenwolf dans «Valley Of The Wolves» et elle fait du lullaby dans «Strychnine In My Lemonade». Il faut dire que Jonny Wolf bat ça bien. Ils sont solides tous les deux, ils sonnent comme un couple parfait. Carley lance bien toutes les opérations. Elle fait d’«All The Good’s Gone» un country blues hypnotique, ça s’enracine dans ta cervelle et le good’s gone rebondit bien dans le chant. «Triple Full Moon» sonne presque indien, elle est dans l’énergie des coups, dans l’explosion épidermique à peine tempérée par le chant des tribus. Elle ne rate aucune occasion de riffer à l’excès. Son gras double est un modèle du genre.

En 2017, Carley et Jonny remettent en circulation leur premier mini-album, augmenté de quelques bonus explosifs. L’objet s’appelle In Ya Neck V.2. Il faut tout de suite se jeter sur «Dangerous Blues», l’un des bonus. Ils sont dans le vrai son, Carley est dedans, une vraie louve, et derrière Jonny fait le con, oh oh oh et ils basculent tous les deux dans le génie sonique, ils jouent ça au Ghost, elle est de plus en plus dedans, c’est lui qui mène le bal et elle revient, ils sont dans la bombe, dans une fabuleuse ambiance de cabane malveillante. Tous les autres bonus sont bons, comme ce «Whettin’ My Knife», ils le font à deux et ça donne un puissant shoot de Nous Deux, un éclair d’excellence demented. Elle reprend son «Gonna Live» à la racine du roots et fait du slinging de cabane. Encore un fantastique exploit du couple avec «Mosquito», ils sont dans l’excellence des origines du monde, cette louve ne lâche rien elle se bat jusqu’au bout avec «Lies I Told». Quant aux cuts du premier mini-album, ils n’ont rien perdu de leur verdeur, notamment ce «Gonna Live» plein d’esprit et bien senti. Tout aussi parfait voilà le petit trash de «Curl Up & Dye», ravagé par des feux extrêmes. Leur «Broke Joke» est brûlé aux flammes de l’enfer, comme le disent si bien les métaphoristes, avec des beaux renvois gastriques, elle lui sert sa soupe, just baby ! C’est Jonny qui chante «Big Star» - Yeah goin’ to be a/ Big star - C’est tout ce qu’on peut leur souhaiter.

Signé : Cazengler, Ghost Whore

Ghost Wolves. Man Woman Beast. Plowboy Records 2014

Ghost Wolves. Texas Platinum. Hound Gawd! Records 2017

Ghost Wolves. In Ya Neck V.2. Romanus Records 2017

 

 

Inside the goldmine

- Le raw des Sorrows

 

Pas très distingué, le sergent Garcia. Le cheveu gras, mal rasé, triple menton, il manque des boutons à sa vareuse et son pantalon qui a le malheur d’être clair s’orne de tâches suspectes. Assis au bout de la table, il finit d’engloutir son poulet rôti. Il suce bien les os et se suce ensuite goulûment les dix doigts, schhhhhlurp schhhhhlirp schhhhhlurp puis il les essuie sur ses cuisses. Il plonge alors dans ses pensées et un grand sourire se dessine sur son visage en forme de ballon. Le sergent Garcia est un homme simple, et ceux qui le connaissent un peu disent qu’il est très gentil, mais qu’il devrait se laver plus souvent. Il sort sa dague de lancier et commence à se curer les dents du fond, toujours plongé dans ses pensées. Il essuie la lame sur sa cuisse et la rengaine. Il se verse un grand verre de vino del castello et le vide d’un trait, glou glou glou glou. Arhhhhh ! Il s’ébroue comme un cheval sorti du fleuve et se lève pour se gratter le cul, car ça le démange. Par la fenêtre ouverte, il voit le soleil se coucher. Il rote un coup, pète un coup et se verse un énième verre de vino del castello qu’il lève pour trinquer à la santé du roi d’Espagne, mais il ne se rappelle plus de son nom, alors il dit : Viva le roi d’Espagne ! Glou glou glou glou. Arhhhhh ! C’est dingue comme le sergent Garcia aime la vie, comme il aime la gamelle, comme il aime les nichons des grosses señoritas et le bon pinard, surtout celui qui tâche, il aimerait bien se verser encore un verre, mais au nom de qui pourrait-il trinquer ? Peut-être que le roi a une femme ? Alors il trinque à la santé de la femme du roi d’Espagne. Lorsqu’il entend enfin hurler les coyotes, il se lève, se dirige vers la petite bibliothèque encastrée dans le mur du fond, actionne un mécanisme et le meuble pivote silencieusement, ouvrant un passage secret. Le sergent Garcia s’y engouffre et le meuble reprend sa place. Il descend quelques marches et arrive dans une petite caverne éclairée par des torches. Un cheval est attaché à la muraille. Le sergent Garcia vient lui faire un bisou sur les naseaux. Tornado hennit de bonheur, hin hin hin hin. Debout devant un grand miroir en pied, le sergent Garcia déboutonne sa vareuse et son pantalon. Le voici en caleçon, qui comme tous les caleçons de l’armée n’est lavé que deux fois par an. Il enfile un pantalon noir, une chemise de soie noire, se coiffe d’un chapeau noir d’une élégance sidérante, noue un masque noir autour de son visage et boucle une fantastique ceinture d’épée. Il s’approche d’un petit guéridon et lance le disque posé sur le tourne disque. Alors la musique éclate dans la caverne : Un cavalier/ Qui surgit hors de la nuit/ Court vers l’aventure au galop/ Son nom, il le signe à la pointe de l’épée/ D’un S qui veut dire Sorrow !

 

Eh oui, les Sorrows furent le secret le mieux caché d’Angleterre. Il furent les Zorros du freakbeat, les tenants de l’aboutissant, les sans-culottes de la révolution sonique, mais le destin fut assez cruel avec eux puisqu’il les attacha à un arbre pour partir en vacances, comme les gens le font avec leur chien. Tous les groupes connurent le succès, tous sauf les Sorrows. Donc il ne reste pas grand chose. Sans l’aide d’un label et d’un manager, un groupe ne va pas loin. Il reste deux albums et une poignée de singles, dont une partie en langue italienne, car les Sorrows s’exilèrent à une époque en Italie pour continuer à exister. Avant de connaître le succès en solo avec «Indian Reservation», Don Fardon fut le chanteur des Sorrows. Le groupe venait de Coventry et le guitariste s’appelait Pip Whitcher. Quand Fardon quitta le groupe, c’est Pip qui reprit le micro et Rog Lomas devint lead guitar. Ces guitaristes étaient exceptionnels, les Sorrows dégageaient une énergie considérable, peu de groupes leur arrivaient à la cheville. Entre nous soit dit, la scène Freakbeat anglaise est une vraie mine d’or.

Leur premier album Take A Heart paraît en 1965. Les Sorrows sont un groupe Pye, ils sont donc du sérail. Take A Heart grouille de coups de génie, tiens à commencer par l’oh babe de «Let Me In», digne du «Come See Me» des Pretties, ça riffe à la sourde et c’est l’un des joyaux de la couronne d’Angleterre. Et puis en B tu as «You’ve Got What You Want», un solide romp battu comme plâtre par ce démon de Bruce Finley, c’est du freakbeat zébré d’éclairs, un chef-d’œuvre de Got what you want, Pip Whitcher vole le show, les coups de guitare sont ceux de Midnite To Six. Et puis il y a l’«I Don’t Wanna Be Free» d’ouverture de bal d’A, well c’mon, c’est l’apanage fondamental du freakbeat, baby, on s’effare de la classe du gratté de gratte et du chant d’alerte rouge. Don Fardon qui s’appelle encore Don Maughn chante ça à la petite arrache. Bruce Finley vole le show pour de bon avec «Cara-Lin» et Pip Whitcher impose l’exacerbation des choses du freakbeat avec «Come With Me». Pip est le surdoué de service. Son killer solo flash fait partie des modèles du genre. On les voit aussi rivaliser d’ardeur pop art avec les Creation dans «Pink Purple Yellow & Red». Stupéfiante performance d’art sonique. Ils bouclent en singeant les Small Faces avec «Let The Live Live». Exactement le même son, on croit entendre «Watcha Gonna Do About It».

Ça ne marche pas en Angleterre. Par contre, ils sont énormes en Allemagne et en Italie. Banco pour l’Italie, ils s’installent là-bas. Puis Pip Whitcher et Rog Lomas rentrent en Angleterre, ras-le-bol de l’Italie. Ils ont le mal du pays. Comme Duncan Sanderson et Russell Hunter dans les Pink Fairies, Bruce Finley et Wez Price se retrouvent à deux. Ils parviennent à sauver les Sorrows en recrutant Chuck Fryers, le copain d’une copine de la copine, et ils tournent un temps à trois, jusqu’au moment où, de passage à Coventry, ils repèrent Chris Smith, un petit blond qui chante bien et qui keyboarde. Quand Chuck Fryers se barre, les Sorrows engagent deux Anglais basés en Italie, Kit et Rod, dont ils ne savent pas les noms de famille. Nous non plus. Kit chante et joue du sitar, et Rod joue de la guitare. Puis Kit et Rod décident de rentrer en Angleterre, after all, alors Chuck Fryers revient. C’est donc le line-up Fryers/Smith/Finley/Price qui enregistre le deuxième album des Sorrows, Old Songs New Songs, paru en 1969 sur un label italien. On y trouve un peu de pop inepte («Heaven Is In Your Mind»), du groove de jazz («Mary J») et soudain, les Sorrows se réveillent avec «The Makers», un cut de batteur, alors Bruce Finley vole le show. Le cut vire Whoooish sur le tard avec un solo liquide et Bruce Finley continue de taper comme un sourd. Les points forts de l’album sont les covers : «Dear Mr Fantasy» et «Rolling Over». Ils s’enfoncent dans le Traffic de Mr Fantasy avec courage et ça donne une version de feu, harmo + guitares. Ils osent taper dans l’intapable «Rolling Over» des Small Faces, mais c’est trop mou. Trop d’orgue. Ils ont pourtant raison d’oser. Et le freakbeat dans tout ça ? Il a quasiment disparu. On en trouve un peu à la fin d’«Io Amo Te Per Lei» et dans le morceau titre qui referme la marche. Par contre, le «6 Ft 7 1/2 Inch Shark Fishing Blues» fait dresser l’oreille car voilà un excellent instro de heavy blues. La réédition Wooden Hill de 2009 propose en bonus les singles enregistrés en Italie et chantés en langue italienne, et bien sûr ça coince un peu. Trop exotique. Par contre, réétendre «Hey Hey» permet de comprendre qu’ils sont les inventeurs du freakbeat. Fantastique batteur que ce Bruce Finley. On entend aussi Rog Lomas faire des ravages sur «6 ft 7 1/2 Inch Shark Fishing Blues» et «Which Way» qui est en fait «Io Amo Te Per Lei». Sur le disk 2, on tombe sur une cover de «New York Mining Disaster 1941» des early Bee Gees. Une autre version de «The Makers» rafle la mise, c’est un rêve pour l’amateur que d’entendre ces mecs rivaliser de grandeur avec les géants de l’époque. Les relances d’accords sont dignes de celles des Who. Ils font aussi un beau clin d’œil aux Animals avec une cover de «Don’t Let Me Be Misundestood». La cerise sur le gâtö, c’est le live 1980 qui suit, avec line-up original sans Don Fardon. Ils sont rigolos car ils se jettent dans la mêlée comme des gamins, ils font n’importe quoi avec «Matchbox/Rock And Roll Music» et «Babe What You Want Me To Do» et ils réussissent à massacrer le vieux «Bye Bye Bird» des Moody Blues. Ils sauvent leur set avec «Let Me In», absolute killah cut. Ils tapent dans «Dizzy Miss Lizzy» et sonnent exactement comme les Beatles. Ils finissent avec «5-4-3-2-1» et «Take A Heart», deux belles dégelées d’intemporalité.

Les fans des Sorrows se seront aussi jetés sur une petite compile Grapefruit parue en 2010, You’ve Got What I Want: The Essential Sorrows 1965-1967. Histoire de retrouver ces coups de génie que sont «Let Me In» (claqué au bassmatic sec et violent) et «Baby» (tout aussi wild, pure délinquance juvénile freakbeat, power pur et killer solo, que peut-on espérer de mieux ?). Le «Don’t Wanna Be Free» d’ouverture de bal sonne comme l’archétype freakbeat, chanté à la voix de gorge, stuck on you, pur jus de raw Sorrows. Même leur boogie est sérieux : ils jouent «Teenage Letter» à l’extrême onction de la bénédiction. On retrouve aussi l’excellent «Take A Heart» qu’ils montent en neige et ça continue plus loin avec «You’ve Got What You Want», dégelée exponentielle d’out of my mind girl ! On se régale encore une fois du son de «Pink Purple Yellow & Red», de son violent bassmatic et de l’incroyable qualité de sa vitalité. C’est pas loin des Creation et on entend le bassmatic venir rôder à trois reprises dans les parages. Ils nous vrillent «My Gal» à la fuzz. Leur «No No No No» n’est pas loin des Beatles, avec un truc en plus, ils sont en plein dedans. On tombe plus loin sur une autre version de «Take A Heart», celle de l’album, en stéréo, grattée au proto-punk, et on voit arriver le solo comme une bombe. C’est la version qu’il faut écouter. «She’s Got The Action» sonne comme un vieux shoot de wild abandon. Ils sont capables de jouer à la folie, comme les Yardbirds («Teenage Letter») et ils tapent une version du «Cara-Lin» des Strangloves au rentre-dedans. Ils explosent tout ce qu’ils touchent au big British beat, avec du killer solo flash à la clé. Les power bluffs qu’on entend sont ceux de Jimi Hendrix dans «Fire». Ça se termine sur deux resucées démentes de «Come With Me» et «Let Me In», sans doute les cuts les plus définitifs de l’ère bénie du proto-punk britannique : le solo t’explose en plein gueule et ça repart au riff de basse comme si de rien n’était. Let me in.

Don Fardon et le bassman Phil Packham vont reformer les Sorrows en 2011, avec un nouveau lead nommé Marcus Webb. Mais apparemment, ils n’ont rien enregistré.

Signé : Cazengler, Sirow

Sorrows. Take A Heart. Piccadilly 1965

Sorrows. Old Songs New Songs. Miura 1969

Sorrows. You’ve Got What I Want: The Essential Sorrows 1965-1967. Grapefruit 2010

 

PATRICK GEFFROY

 

Patick Geffroy est musicien, nous avons présenté dans nos livraisons ( voir KR'TNT ! 503 du 25 / 03 / 2021 ) quelques unes de ses peintures. Ne cherchez pas dans la phrase précédente de hiatus entre musique et peinture. Surtout que sa manière de faire de la musique s'inscrit au sens fort de ces mots dans une démarche poétique. Ce n'est pas qu'il ait donné quelques spectacles de lectures de textes, vous trouverez sur YT quelques vidéos sur lesquelles il a posté quelques poèmes mis en musique par ses soins, parfois il lit aussi, parfois il se contente d'accompagner, ce n'est pas non plus que lui-même écrive de la poésie, il fait aussi de la photographie, non c'est qu'il pratique la musique comme les poëtes écrivent, en solitaire, pas en face de sa feuille blanche, face à son instrument. Pour être précis, de ses instruments.

Vous achetez un disque de Miles Davis, il n'est pas tout seul à jouer, idem pour John Coltrane, je ne cite pas ces noms au hasard, la loi du jazz, des rencontres de hasard, amicales ou recherchées, des formations professionnelles ou personnelles, certes les pianistes sont souvent seuls sur scène, mais Patrick Geoffroy ne joue pas du piano – ce n'est pas qu'il ne se débrouille pas dessus, vous lui refilez n'importe quelle rareté d'instrument que vous avez ramené d'une tribu perdu de l'Amazonie, ou un truc bizarroïde qui vient juste d'être inventé, dix minutes plus tard il a compris le fonctionnement et il en sort une mélodie ou un rythme quelconque, toutefois ses instruments de prédilection se classent en règle générale dans la vaste famille des vents.

Toute la musique que nous aimons, vient de là, nous commencerons donc par le blues.

''FREE BLUES HARMONICA''

'' DADA BLUES ''

( You Tube / 2014 )

Attention vidéo un poil spartiate, mi-corps de Patrick Geoffroy, face à vous durant six minutes, lui et son harmo, devant un paravent blanc, chez lui, quelques effets sautillants de couleurs, un passage de photos de Patrick Geffroy ( nous en avons extrait la première de cette chronique ), sur la fin la musique continue alors que l'écran noir ne sera plus animé. Du blues oui, mais du blues free. Qui déraille des canons du shuffle conventionnel. La loco et ses wagons ont quitté la voie, n'en continuent pas moins leur chemin, brinqueballent un peu sur la gauche et dévient sur la droite, y-a comme des coups de freins, des soufflets qui vrillent en accordéon, des notes qui trompettent, des amortis violents, mais miraculeusement le convoi file à pleine vitesse tout en restant parallèle aux rails. L'on ne quitte pas le blues originel d'un iota mais l'on bouscule son alphabet de fond en comble. C'est moderne, mais c'est ainsi que j'imagine que jouaient les premiers bluesmen, dans les années 1860, criaient au travers de leur harmonica, lui faisaient dire leur colère rentrée, ne jouaient pas des notes, jetaient des pierres sur les maîtres blancs et l'injustice sociale. L'harmonica était alors une arme blanche. Très beau. Très fort.

LE BLUES DE L'OURS

( You Tube / Mars 2020 )

Encore plus rudimentaire. La musique vient du blues, yes ok, mais qu'y avait-il avant le blues. La réponse est facile, avant les esclaves, il y avait les indiens. La vie sauvage et âpre. Le grognement des grizzlis et la plainte du vent dans les plaines. Patrick Geffroy est chez lui, son bureau et sa cuisine. Ni cheval, ni teepee, même pas un harmonica, la voix et une lamelle de fer. Une guimbarde et ce grognement des entrailles qui vient de loin, cette force orageuse de l'Homme qui gît en son cœur, une plainte terrible aussi car si la vie est au plus près de la nature, elle est aussi plus dure et plus cruelle. La voix roule des roches sans fin, celles des torrents et celles des pitons rocheux dressés vers le ciel, sur lesquels se détachent dans les westerns la fière silhouette d'un guerrier, guetteur du malheur... Trois mouvements, celui de la vie païenne qui nous ramène aux rives du néolithique, celui des chevauchées folles et des combats, enfin celui de la colère enfermée au fond des poitrines... un blues rouge, celui des nuages rose de l'aurore, et celui du sang versé en vain. Qu'il soit bleu ou rouge, la couleur du blues reste le noir du désespoir . Des vaincus. Des résistants.

STELE 1 / FOR BILLIE HOLIDAY

( You Tube / Octobre 2015 )

Jour d'été. Patrick Geffroy en short beige et marcel bleu, devant une porte de garage qui a beaucoup vécu... Tient un bugle ( flugelhorn ) entre ses mains. La trompette à trois pistons de la famille des saxophones, sa forme ramassée évoque celle du buffle, un taureau particulièrement difficile à toréer, surtout que la cape rouge ensorceleuse se réduit à la minuscule surface des lèvres.

Avec Billie, l'on a encore un pied dans le blues, et l'autre déjà dans le jazz. Toute la différence qui existe en une phrase et un thème. Geffroy ne vise pas à ce que vous tiriez votre mouchoir pour verser quelques larmes sur la malheureuse Billie, il ne dit rien, il ne rajoute rien, il ne désigne rien, il ne souligne rien, ne recherche aucun effet, c'est le bugle qui rend hommage à Billie, il chante, sans les paroles, juste l'âpreté d'une vie humiliée et triomphante, peu de rythme – les étranges fruits pendus aux arbres ne dansent pas la carmagnole - la vidéo est courte, mais ces deux minutes vingt condensent toute la tristesse du peuple noir, ponctuée de ces courts arrêts pour reprendre souffle, tel un boxeur qui fait une pose au tapis pour se relever et continuer le combat. Quitte non pas à y laisser la vie mais à en crever. Billie is the holy day and the holy night de nos cauchemars.

NATURE BOY

( You Tube / Novembre 2021 )

Un thème célèbre emprunté au quintette pour piano de Dvorak N°2, repris par un peu tout le monde, notamment par Ennio Morricone, ici interprété au kaval, longue flûte en bois de cerisier des pays d'Europe de l'Est, interprété par Patrick Geffroy, le clip est un habile montage de photos du musicien en train de jouer en pleine nature. Dès les premières notes vous reviennent les vers de Baudelaire dans Correspondances :

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants

Doux comme des hautbois, verts comme les prairies

Une trompe douce comme un appel, une clairière ouverte au soleil, et puis des cris stridents et essoufflés comme des oiseaux qui jouent, l'on n'entend pas une flûte, mais le bois qui chante, module et s'allonge vers l'infini, ou alors cette fine herbacée qu'enfant on posait sur nos lèvres pour en tirer des sifflets avortés, notes graves d'herbe grasse et opulente qui amortit le bruit des pas pour ne pas réveiller celui qui marche en rêvant. Éclats agrestes et virgiliens tu tytire tu tires de ta flûte des sons qui endorment les agneaux aux flancs des brebis, des ramiers roucoulent tandis que sourd l'eau de la source, un chant profond, celui du dieu Pan qui se plaint d'avoir été oublié des hommes, vents sonores des regrets, et pépiements d'oiseaux insouciants.

PLIURE SPECTRALE

( You Tube / Novembre 2021 )

Patrick Geffroy ( Trompette en quatre ) / John Gilbert ( Synthétiseur )

Vous avez eu le calme, voici le bruit et la fureur du monde. L'auditeur portera tout de même son attention aux ressemblances entre ces deux morceaux si différents, ce sont les mêmes structures, dans Nature Boy ce sont les abîmes qui séparent le brin d'herbe de l'arbre, dans cette Pliure spectrale, ce sont les abysses infranchissables entre le grain de sable et l'Himalaya, pas besoin d'explorer le Tibet, ces gouffres sont en vous, et entre vous et les hommes qui vous entourent.

Une très belle vidéo, des éclats de couleurs qui colorisent les arêtes du mobilier, palpitent et flashent, une image un peu floue, qui se dédouble, et John Gilbert qui a ajouté le bruissement de son synthétiseur, peut-être pour que l'auditeur attiré par la trompette ne s'envole pas trop haut et ne se perde pas dans le dédale sonore. L'a du doigté dans sa fébrilité John Gilbert, jamais il n'obstrue le solo spectral de Patrick Geffroy. Quant aux pliures, elles sont à mettre en relation avec le mallarméen Pli selon Pli de Pierre Boulez.

Attention, un grand pas de géant entre le blues de la première vidéo et ce jazz free de Spectral Foldings, nous sommes même plus loin, après l'after-free, plus loin que le post-free, tout près de cette chose inconnue qui n'est que l'autre nom de la musique.

Le synthé clapote, tambourine, tinte, et la trompette démarre, elle ne va pas loin, reste en elle-même, pas plus loin que son souffle, minimalisme exacerbé avec des nostalgies de fanfares cuivrées dont le vent nous aurait apporté des fragmences d'éclats, une trompette qui cherche à trouer le temps, à s'enfuir de sa propre temporalité, qui se perd en ses labyrinthes de notes bruiteuses comme des klaxons asthmatiques, un dialogue s'engage avec le synthé, des deux qui est la terre stérile et qui est le serpent qui se traîne, froissements, frottements, averses claviériques en évier qui déborde, se parlent malgré tout, tapotements terminaux, on ne saura jamais le secret qu'ils auront chuchoté. Pourtant on les aurait écoutés tous les deux jusqu'au bout de l'éternité.

Patrick Geffroy, musicien et compositeur.

Damie Chad.

*

Dans notre livraison 527 du 28 / 10 / 2021, nous chroniquions le tout récent album de Baron Crâne, Les beaux jours, dont la sortie fut suivi du clip d'un des titres de l'album.

Léo Pino-Chaby : guitar / Léo Goizet : drums / Olivier Pain : bass / + invité : Cyril Bodin : vocal.

 

QUARANTINE

BARON CRÂNE

( Clip : Sébastien Fait-Divers / YT )

Ils auraient pu. Ils ne l'ont pas fait. Y aurait eu de belles images en calquant les paroles. Crash de bagnoles, sang sur le pare-brise et j'en passe. Visages zébrés et vitrifiés. Un scénario rêvé à la Tarantino. Ben non, z'ont évité le boulevard qui s'ouvrait à eux avec les gyrophares des premiers secours et les soubresauts cadavériques des derniers instants. Se sont rappelés qu'ils sont juste un groupe de rock, pas des rockstars, même pas une Rolls ou une Ferrari, pire pas même une Harley chromée qui n'attend personne sur le trottoir, juste un mec qui marche, la clinquance du rock 'n'roll, l'ont laissée au garage, z'ont visé l'impalpable, l'esprit, l'âme du rock 'n' roll. Donc un mec qui marche dans la rue, pas n'importe qui non plus, l'a la dégaine, le jeans, le perfecto, les cheveux longs, mais comme l'habit ne fait pas plus le rocker que le moine, Cyril Bodin irradie de cette démarche féline, de cette allure ondulante, de ce pas décidé du fauve sur la piste de sa proie. Vous avez envie de parodier Ronnie Bird et de demander Où va-t-il, mais où va-t-il ? Vous le savez très vite. Il tire une porte, la musique vous saute à la gorge, certes elle était déjà là durant sa pérégrination, mais nous sommes dans un local de répétition, le groupe est en train de jouer, quelques gros plans rapides sur les musicos, Cyril passe imperturbable, à croire qu'il n'est pas concerné, au passage il s'est emparé d'une carafe au contenu translucide, le voici qui emprunte un escalier et qui dans ce qui semble être un réduit s'installe dans une baignoire sans eau, ô mânes de Jim Morrison priez pour lui, fait sauter le bouchon du carafon, n'y met pas la patte mais y trempe le doigt, goûte et repart à fond, passe à l'étage au-dessus, zieutez la tapisserie mouchetée façon rockabilly, ouvre une porte, se retrouve face à lui-même sur un sofa grattant une gratte qu'il rejette très vite, visiblement en manque d'inspiration, le groupe est en train de répéter dans une autre pièce pendant qu'il descend le colimaçon de l'escalier, semble out, dans les vapes, traverse en funambule atterré le combo qui en est au refrain, chante le gars qui a causé l'accident perdu dans sa tête assailli par son traumatisme, lève les bras au ciel, le voici à terre, à genoux, branlant du chef, imperturbable le groupe continue à jouer comme s'il n'était pas là, l'est comme un fantôme qui n'arrive pas à recoller à la réalité du monde, se couche, se relève, la rage le gagne, fout des coups de pieds à des chaises comme s'il frappait dans le plexiglas qui le retient séparé des vivants, hurle sans qu'on l'entende, l'est face à son psy qui n'a pas l'air efficace, l'est allongé dans l'agonie de sa prison intérieure, malgré les watts l'est dans son ouate, la musique s'affaiblit, mais un rocker n'est jamais vaincu, il se lève, il titube, il avance, un chant céleste s'élève, est-il accueilli par des anges au Paradis, oui, je peux même vous refiler l'adresse si vous êtes pressé, 6 rue Pierre Fontaine au Bus Palladium, le voici sur scène, cheville ouvrière du groupe, en pleine action, devant le public, rocker en pleine forme, Baron Crâne en train de vous trépaner les circuits auditifs, mais tout cette happy end ne serait-elle qu'un cauchemar, l'on est toujours seul avec nos propres démons, toujours en quarantaine en soi-même.

Un beau clip, l'a une belle présence Cyril Bodin, devrait faire du cinéma. Pas évident de créer un clip rock original, celui-ci est en même temps tout simple et percutant, raconte une histoire, et la mime, tout en détachant la fonction du mime du réel, comme s'il remplaçait le pare-brise sanglant de la voiture, par la fausse naïveté transparente de l'art scopique.

Damie Chad.

*

J'écoutais le dernier album d'Ancient Days, toujours caché dans l'ombre ainsi se définissent-ils, lorsqu'une curiosité malsaine, le démon de la perversité selon Edgar Allan Poe, m'a poussé à me pencher sur leurs précédentes créations. Comment sait-on qu'un album est bon. N' y a qu'à déchiffrer les signes. Pour ce premier opus du groupe ce ne fut pas difficile, le signe est venu à moi, je ne plaisante pas, exactement sur mes genoux. Le chien dormait depuis deux heures et les morceaux de doom que je passais ne troublaient en rien son sommeil, cette douceur doomique s'inscrivait dans la série fais doom-doom mon petit frère, mais à la dixième seconde du premier morceau, il s'est levé brutalement piqué par le scorpion bleu de la frousse verte et tremblant de peur s'est réfugié sur mon giron, l'ai rassuré et caressé mais il a préféré poursuivre sa sieste dans une autre pièce.

Mon chien a bon goût. Si vous n'aimez pas le doom, cela n'a aucune importance, achetez-le rien que pour la pochette. Vous ne trouverez pas plus pulp, même chez Cramps. Une véritable affiche de cinéma, une esthétique expressionisto-populaire dont un collectionneur comme Vince Rogers est friand, avec texte aguichant en grosses lettres, une féminine créature pulpeuse comme il se doit, liée à son poteau de torture par deux bourreaux masqués, sur la droite longeant le rivage s'avance un lourd chariot mystérieux des âges farouches, la foule massée et silencieuse attend que le spectacle des horreurs commence, au premier plan un sombre cercueil recueillera les restes de la victime sacrifiée, son visage horrifié aux yeux exorbités occupe tout le haut du dessin. Masturbation obligatoire entre sept et soixante-dix sept ans, sans pass de contrôle.

Pas besoin d'un second dessin, les jours anciens tels qu'Ancient Days les dépeint ne vous portent pas à regretter le passé, la mélancolie n'a pas sa place dans cet album. Beaucoup ne supportent pas le doom. Ne sont pas faits pour lui. Tant pis pour eux, nul n'est parfait. Le doom est musique d'ambiance qui très souvent se complaît dans le terrifique. L'ancêtre préhistorique du Doom restera pour l'éternité Black Sabbath, plutôt le premier album, mais le Sabbath Noir était empli d'énergie, vous donnait l'impression qu'ils étaient pressés de passer de l'autre côté, avec le doom, il y a longtemps que l'on a abordé sur l'autre rive, en un paysage de désolation et en des temps de cruautés inouïes, oui, mais ce verso de médaille rouillée possède un recto rutilant, l'est un fabuleux incitateur aux rêves illicites et aux songes interdits. Que nul n'entre au pays du doom, s'il n'en est pas déjà revenu. N'est-il pas le pays natal de certaines âmes...

ANCIENT DAYS / ANCIENT DAYS

( Septembre 2020 )

Brian Yates : bass / Jake Dwiggins : drums / Papillon Burkett : guitars / Alex Wangombe : keyboards / Derek Fletcher : vocals.

Sont d'Indianapolis, capitale de l'état d'Indiana, située à 240 kilomètres à l'est de Chicago.

You can't run : ne dure qu'une minute et demie mais oscille entre chanson à boire et rituel tragique, une basse qui vous file des coups de poignards dans le dos et la voix de scalde de Derek qui scande envers votre personne des avertissements prophétiques peu joyeux, vous regrettez d'avoir mis le pied sur ce nid de frelons, mais vous ne pouvez fuir, tétanisé par une crainte incapacitante. Malgré votre frayeur en tant qu'esthète vous reconnaissez que cette intro ne manque pas de charme. Il est trop tard, deux derniers hurlements vous figent dans votre détresse. Black magic : avez-vous déjà entendu une basse aussi noire et aussi lourde, et cette batterie qui entame le tronc des arbres à la manière d'une cognée de bourreau qui débite des têtes sans marquer un temps d'arrêt, la guitare suinte par dessus à la manière du sang qui teint en rouge le billot des condamnés, le rythme est lent, la voix de Dereck résonne au loin, ressemble à une procession mortuaire, magie noire, qu'il est long le chemin du cimetière où vous espérez reposer en paix. Something in the trees : un titre à la Lovecraft, à la haine craftique, une menace indicible, un monstrueux pivert invisible tape sur une branche, de la blessure de l'aubier coule la sève d'une guitare, s'il continue à frapper c'est un trou dans le fond du monde qu'il va creuser, Fletcher vous avertit, lance ses imprécations comme des flèches empoisonnées, ne vous approchez pas du bord de l'abîme, sa bouche énorme vous avalerait. Midnight screams : cérémonie funèbre, une cloche tinte, Fletcher le prêcheur vous parle du cri de minuit qui vous saisit à la gorge et vous entraîne de sa main glacée dans le trou sans fond de l'univers, là où les étoiles sont de tout petits cailloux, des caillots de sang qui vous obstrue les fosses nasales et l'œsophage, il est trop tard pour les recracher, cela ne manquerait pas d'aggraver votre cas. Profitez-en pour vous intéresser aux claviers d'Alex Wandgome, le gars qui ne se fait pas remarquer et qui synthétise sans bruit de si immenses drapés noirs identiques au silence de ces espaces infinis qui effrayaient tant Blaise Pascal que vous n'avez pas compris que tel un Christo démoniaque, il enveloppe l'univers en son entier d'un sombre linceul. In the night : un noir prolongé, une noirceur infinie, des ondulations de magma, des chœurs de moine tibétains dévorés par l'abominable homme des neiges noires, vous l'intuitez  il est des nuits plus sombres que d'autres, plus profondes aussi, c'est lorsque vous atteignez le point de non retour de la lumière que la guitare bruisse et sanglote et se tait car tout est terminé, le cercueil du monde s'est refermé sur vous, alors que vous n'en étiez jamais sorti. C'est que l'on appelle une prise de conscience métaphysique. Man in the window : encore un titre de nouvelle à la Lovecraft, juste pour vous dire qu'il ne faut jamais s'endormir, vous croyez entendre tomber du verre brisé, non ce n'est que le vautour de la guerre qui vous recouvre de ses ailes déplumées, plus jamais vous ne verrez la lumière du soleil, qui est cet homme à la fenêtre de votre âme, sans doute est-ce vous, rythmique hypnotique, balancement de spectres autour d'une tombe, laissez-vous envoûter par le chant Fletchérien, il n'y aura pas de survivants, le vautour repliera ses ailes, mais le soleil ne se montrera plus puisqu'il n'y aura personne pour le voir. I'm everything : une expérience extraordinaire, quand vous n'êtes plus rien, votre positivité est égal au grand tout. Une rythmique que personne n'oserait prétendre joyeuse, mais Fletcher et les boys parviennent à exprimer une certaine plénitude, celle du néant, que vous n'êtes pas puisque vous êtes son exact contraire, toutes choses de ce monde. Qui n'est qu'une ombre qui devient ce qu'elle n'est pas. Deaths hand : sacré tonus musical, quand la mort vous prend la main, l'on ressent une énergie folle, l'on pense que ce sont nos dernières forces de vie qui se lancent dans un ultime combat, ce n'est pas tout à fait vrai, c'est l'énergie de la mort qui entre en vous, aussi mystérieuse que cette matière noire dont les scientifiques prétendent qu'elle est au moins aussi importante que la matière tactile, Ancient Days sont galvanisés par cette manière de broyer du noir, pour une fois ils sortent de l'armoire aux vieux jouets du rock'n'roll un véritable riff grondeur et ravageur, mais pas trop vite toutefois, l'on ne va pas gâcher une fête aussi lugubre pour un misérable riff qui s'ébroue et renâcle pour se lancer dans une course folle, tout doom, tout doom, pas la peine de prendre la mort aux dents. Blind eyes : plus sombre que la tombe où repose mon ami disait Lowry, la voix de Fletcher enfonce les clous dans nos orbites, à quoi servent des yeux qui ne voient pas la profondeur des ténèbres, nous sommes ainsi, notre esprit se contente de la surface des choses, un titre qui vous met à l'aise, certes il y a du noir mais vous ne savez pas voyager vers l'outre-noir. Soulages vous soulage-t-il si vous ne pénétrez pas sous la couche de sa peinture. Existe-t-il un doom qui irait plus loin que le noir. House in the woods : titre de Lovecraft ou de film d'horreur, draperies noires de l'orgue, la voix de Fletcher ulule comme l'oiseau maudit sur son arbre, la basse de Brian Yates s'alourdit, quelqu'un approche, peut-être est-ce la maison qui se déplace, si tu évites le danger, le danger viendra à toi, il n'est jamais celui auquel l'on pense, il faut savoir voir et entendre les choses à la manière des palindromes, renverser la logique habituelle, lire le monde à l'envers pour qu'il apparaisse tel qu'en lui-même. Feel the fire : tiens ils savent vraiment faire du rock, ça chauffe, l'eau frémit, les pieds se hâtent lentement sur les tapis de braise et d'ordalie, Fletcher gâte un peu l'ambiance avec sa voix de nécromant, si St Jean l'avait connu il aurait renvoyé les trompettes de l'Apocalypse chez elles, l'aurait mis les anges au chômage, Fletcher sur un nuage les aurait avantageusement remplacés, avec sa voix sépulcrale les tombeaux se seraient ouverts tout seuls, quel chanteur, l'a un style bien à lui, reconnaissable entre tous, n'est sûrement pas le meilleur du monde, mais le mouton noir du troupeau c'est lui, l'a dû aussi réfléchir à la façon de la mixer, totalement en dehors de l'instrumentation mais souverainement englobé dans la pâte instrumentale. Unité de ton, mai pas de lieu. Sonic air : l'on continue dans le rock, question air sonique ils s'y connaissent, grand coup de vent pour chasser les nuages noirs, z'y vont à fond la caisse et klaxonnent pour avertir qu'ils ne feront pas de quartier au prochain carambolage, se lancent dans une course de vitesse et ne sont pas loin de la gagner, sur la fin vous avez un passage qui semble sortir tout droit de Mountain. Il est vrai qu'en lourdeur Mountain et Leslie West en connaissaient un morceau. Terminent en tourbillon.

Un bel opus. Qui n'est pas le plus connu. Peut-être pas aussi bon que le suivant Black Magic Nights – question titre ils ont de la suite dans les idées, des mono-maniaques, faites un tour sur leur bandcamp – mais plus singulier, Black Magic Nights un peu trop proche de Black Sabbath dans la compacticité des morceaux, à mon humble avis.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 09

 

RENTRER CHEZ SOI : 1 : PREPARATIFS

Rentrer à notre QG ne fut pas une mince affaire. Le Chef avait prévu un coup de Trafalgar. A son habitude il prit la direction des opérations ;

_ Équipe N° 1 : Joël, reprenez votre berline, roulez doucement, faites vous dépasser par un taxi, les filles vous notez le numéro, ensuite vous vous débrouillez pour trouver un garage, ou un Pièces-Auto où l'on refait les plaques d'immatriculation, je compte sur vous pour que les employés subjugués par votre détresse ne vous demandent pas la carte grise dont la présentation est obligatoire. Équipe N° 2 : Agent Chad avec l'aide bénéfique de la section canine, trouvez-vous un déguisement qui n'attire pas l'attention sans rentrer dans un magasin, je vous donne rendez-vous dans trente minutes ici même, je me charge du plus difficile, je fume un Coronado !

Les filles pépiaient de joie, elles avaient accompli leur mission plus rapidement qu'un professionnel plongé dans le chaudron des coups fourrés et tordus depuis des années. Mais elles ne me reconnurent pas quand dix minutes plus tard je m'assis à côté d'elles à une table voisine et que je commandai d'une voix chevrotante une grenadine. Ce n'est qu'à l'apparition des cabots tout frétillants qui vinrent se coucher sous ma chaise qu'elles réalisèrent leur manque de perspicacité. Même le Chef poussa un sifflement d'admiration. C'était la première fois qu'il se livrait à mon égard à une telle distinction !

Soyons modeste, sans le secours de Molossa et de Molossito je n'aurais jamais réussi ma mission. Dès qu'ils aperçurent de loin le pauvre aveugle, ils passèrent à l'attaque, Molossito se saisit dans sa gueule de la canne blanche et partit au galop suivi de Molossa qui au passage mordit à la patte arrière gauche le Golden Retriever qui de colère se lança à leur poursuite, il tira si fort que son maître handicapé roula à terre, l'occasion était trop belle, le gars ne savait plus où il était, il gémissait :

_ Aidez-moi, je n'y vois rien !

_ Vos lunettes sont sales, donnez-les moi que je les nettoie !

_ Oh merci Monsieur !

_ Je vous en prie, passez-moi plutôt votre béret, et votre paletot que je brosse les salissures

Muni de mon butin, je démarrai un sprint,

_ Attendez-moi là, je reviens avec votre chien !

RENTRER CHEZ SOI : 2 : UNE PRUDENTE APPROCHE

Joël stationna la limousine assez loin de notre QG, le Chef alluma un Coronado :

_ Agent Chad, c'est la partie la plus délicate de la mission, nous serons en embuscade aux deux bouts de la rue pour surveiller votre progression et si nécessaire vous porter secours, attention quand vous arrivez devant le passage, je suis sûr que l'Avorton est dans le coin, vigilance tous azimuts, l'ennemi est partout !

_ J'y vais tout de suite Chef, le temps de prendre un chien.

_ Surtout pas Agent Chef, l'Avorton les connaît !

_ Chef, vous me décevez, ni Molossa, ni Molossito, mais Rouky, le chien de l'aveugle, je l'ai récupéré, une brave bête, il attend dans le coffre, je voulais vous faire une surprise !

_ Mais l'aveugle – hasarda Françoise - sans son chien, il...

_ Il attend, la coupa froidement le Chef, toute sa vie s'il le faut, maintenant que vous êtes avec le SSR, n'oubliez jamais qu'il n'y a qu'une seule chose au monde qui n'attend pas : le rock'n'roll !

RENTRER CHEZ SOI : 3 : SI POSSIBLE

Ma canne télescopique à la main, je progressais lentement, Rouky s'adapta à ma démarche hésitante, il serait bien resté batifoler avec Molossito, mais c'était un chien de devoir, nous approchions du numéro 17, une Lamborghini jaune était stationnée sur le trottoir d'en face au numéro 12, l'Avorton était bien sûr de lui, je compris le sadisme du personnage lorsque j'arrivais à l'étroit passage qui menait à notre QG, il n'existait plus, un mur recouvert d'un vieux crépit obturait l'ouverture – on aurait juré qu'il avait été construit au siècle dernier – il était venu pour jouir de notre déconvenue, je passai devant la dernière création des artistes de la Défense et Sécurité sans rien manifester...

RENTRER CHEZ SOI : 4 : MIMETIQUE

Nous sommes revenus tous les quatre, los cabotos, le Chef et moi, aurions-nous été aperçus par un réalisateur qu'il nous aurait signé sur le champ un contrat pour un blockbuster à Hollywood, nous jouâmes notre rôle à la perfection, le Chef piétina son Coronado de rage, je tambourinai sauvagement contre le mur, Molossito pleurnicha en poussant des plaintes déchirantes, Molossa mordit le mollet d'une ménagère innocente qui voulut se plaindre mais nous la rabrouâmes et l'injuriâmes si fort qu'elle détala en boitant sans demander son reste, nous fûmes si convaincants que la Lamborghini démarra en trombe, klaxonna, nous eûmes juste le temps d'apercevoir la face ricanante de l'Avorton et son bras d'honneur...

RENTRER CHEZ SOI : 5 : COLETTE

Joël, Rouky et les filles nous avaient rejoints, la Chef alluma un Coronado, Molossito aboya joyeusement et courut vers une vieille dame, c'était Colette, notre logeuse :

    • J'ai entendu le gémissement de Molossito, la Mairie de Paris est venue nous avertir hier soir qu'ils allaient murer l'entrée, ne voulaient pas que des drogués s'installent dans la vieille cabane, ne vous inquiétez pas il existe une deuxième entrée, descendez la rue, tournez à droite, et tout de suite à gauche, entrez au numéro 12, la porte est toujours ouverte suivez le couloir, vous ouvrirez la grille avec la clef que voici, continuez le chemin et vous serez chez vous.

Nous la remerciâmes longuement. Nous étions ses obligés. Elle ne voulut rien entendre :

_ Pensez plutôt à vos ravissant toutous, tenez, je rentre des courses, voici une barquette de six côtelettes qu'elle entreprit de distribuer à ces braves petits chiens-chiens sans malice...

Depuis j'ai peur que dans l'imaginaire de Molossito, Colette et côtelette ne forment qu'un seul et unique mot !

ENFIN CHEZ SOI !

Le numéro 12 semblait désaffecté, nous restâmes aux aguets quelques minutes, suffisantes pour nous apercevoir que c'était une maison de passe, prostitution et chambres de rendez-vous pour ébats d'amants discrets, le va-et-vient était incessant, visages baissés les personnes qui se croisaient affectaient de ne pas se voir... entre deux allées et venues nous filâmes dans le couloir, une trentaine de mètres un panneau était placé sur une grille, ''Danger D'Eboulements, Passage interdit''. La clef fut notre sésame, dans le noir absolu, nous continuâmes le corridor, au bout d'une vingtaine de mètres nous butâmes contre une porte en bois, la clef nous permit de la pousser, nous débouchâmes dans la baraque en planches de la vielle bicoque. Enfin nous étions chez nous !

INSTALLATION

Les filles faisaient la moue. Elles devaient penser que le logement de nos futurs ébats s'avérait insalubre, toutefois le jardin envahi d'herbe folle leur parut romantique, elles ne continrent pas leur joie dans l'abri anti-atomique, '' avec un peu d'aménagement nous le transformerons facilement en un délicieux boudoir'', le Chef leur débloqua immédiatement une ligne de crédit sous forme d'une grosse poignée de billets de cinq cents euros, elles passèrent l'après-midi à écumer les magasins du voisinage et à ramener des piles de marchandises diverses... les trois chiens s'amusèrent à se poursuivre, quant à moi après avoir pris quelques notes sur mon téléphone portable qui me serviraient plus tard à rédiger un nouveau chapitre du Journal d'un GSH, je rejoignis le Chef qui savourait un Coronado au soleil tout en discutant avec Joël :

    • Tiens c'est bizarre, ces buissons de Malvaceae rouges au quatre coins du jardin, ce sont les seules fleurs qui semblent avoir été plantées intentionnellement, tout le reste c'est un peu le fouillis ou n'importe quoi !

    • Vous vous y connaissez en plantes Joël, demanda le Chef l'air de rien

    • N'oubliez pas que je suis professeur de mycologie et les champignons poussent souvent à côté des fleurs !

    • Et vous n'ignorez pas l'espèce à laquelle appartiennent ces malvaceae !

    • Bien entendu, ce sont des hisbiscus !

    • Et cela ne vous fait penser à rien...

    • Heu non... vraiment pas... il blêmit soudainement... ce n'est pas possible, non ! Hibiscus... Ibis... rouge tous les deux... je n'y comprends plus rien... quel est donc le rapport... ne serait-ce pas un simple jeu de mots dû au hasard... et Charlie Watts par dessus le marché... quel insoluble mystère !

    • Vous ne croyez pas si bien dire Joël, ce soir après le repas, nous en discuterons, je pense que l'agent Chad amateur d'Antiquité sera à même de nous apporter quelques éclaircissements.

    • Bien sûr Chef, vous avez la chance d'avoir sous la main un amateur distingué de la période romaine et un fan des Rolling Stones, que voulez-vous de mieux, en toute modestie j'ajouterai que je fais partie du club très fermé des GSH, ces anodines initiales ne signifient-elles pas Génies Supérieurs de l'Humanité !

Le Chef se contenta d'allumer un Coronado.

A suivre...

24/11/2021

KR'TNT ! 531 :ROBERT GORDON / MERCURY REV / REIGNING SOUND / MICKEY LEE LANE / CRASHBIRDS / DELPHINE DORA / GOLEM MECANIQUE / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 531

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

25 / 11 / 2021

 

ROBERT GORDON / MERCURY REV

REIGNING SOUND / MICKEY LEE LANE

CRASHBIRDS / DELPHINE DORA

GOLEM MECANIQUE / ROCKAMBOLESQUES

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Gordon moi ta main

et prends la mienne

- Part One - Hey Mr. Staxman

 

Robert Gordon et Peter Guralnick ont un sacré don en commun : le souffle littéraire. En France, lorsqu’on parle de souffle, on pense à Balzac ou à Zola, a des gens capables de bâtir des sagas. Robert Gordon et son mentor Peter Guralnick sont de la même trempe, et plutôt que de nous raconter la grandeur et la décadence des bourgeois et des ouvriers du XIXe siècle, ils ont choisi de nous raconter la vie des grands artistes américains du XXe siècle. Dans le cas de ces deux hommes et de leurs ouvrages respectifs, on parle bien de littérature, aucune ambiguïté possible.

Robert Gordon nous raconte l’histoire de Stax dans Respect Yourself: Stax Records And The Soul Explosion. Ou plutôt l’apogée et la chute de l’Empire staxien, car il s’agit bien d’une épopée tragique, de l’écroulement d’un rêve, et pour parvenir à nous faire partager sa fascination pour Stax et tout ce que ça pouvait représenter au plan humain, Robert Gordon utilise les ressorts du roman. Cet ouvrage est un chef d’œuvre d’érudition et de passion, celle d’un homme blanc pour les artistes noirs, mais aussi pour sa chère city of Memphis - Memphis est une ville qui fredonne et qui vrombit. C’est un son constant qui fait partie du sol, du fleuve, de l’air et comme il est partout, on peut avoir du mal à le détecter - Voilà comment Robert Gordon lance un chapitre. Il rappelle un peu plus loin qu’on a toujours su apprécier les excentriques dans le Deep South, notamment à Memphis. Duck Dunn qu’on va retrouver plus loin dans les MG’s affirme qu’un certain Dewey Phillips a changé sa vie quand il était jeune. Eh oui, il préférait entendre à la radio Bo Diddley, Bill Doggett et Little Richard plutôt que les sérénades folkloriques du Grand Ole Opry. Pour Robert Gordon, le Memphis Sound commence avec «Green Onions». Il ressort aussi cette définition de Memphis à laquelle lui et Dickinson sont tellement attachés : Memphis, la ville où il ne se passe jamais rien, sauf l’impossible.

Pour raconter cette histoire grouillante de héros, Robert Gordon va travailler dans une sorte de hiérarchie chronologique et tailler des costards sur mesure à tous les géants de Stax : Rufus Thomas, Carla Thomas, les Mar-Keys, William Bell, Booker T., Otis, Sam & Dave, Eddie Floyd et puis Isaac. Il va aussi évoquer la série de coups terribles qui vont envoyer Stax au tapis, à commencer par la mort tragique d’Otis, puis le vol des masters par Atlantic, la mort du Dr. King, l’éviction d’Estelle Axton puis celle de Jim Stewart et enfin le lâchage de Columbia qui va réduire à néant les efforts d’un Al Bell qui tentait de relancer Stax.

Robert Gordon ne nous raconte pas l’histoire d’un label, mais plutôt celle d’une famille. C’est son tour de force. Jim Stewart, sa sœur Estelle Axton et Packy, le fils d’Estelle, font presque figure de sainte trinité. Il s’agit en tous les cas du trio de base. En vérité, Estelle et Jim ont beaucoup de chance : ils sont élevés correctement, car on leur explique tout petits que tous les hommes naissent égaux aux yeux de Dieu. Mais Estelle et Jim ne vont pas non plus aller militer pour les droits civiques, ils sont comme ils sont. Comme Sam Phillips, ils ne voient pas de différence entre un blanc et un noir. On considère même Estelle comme le nucleus de Stax, tout le monde l’aime et elle aime tout le monde. Elle génère une sorte d’harmonie raciale dans son petit magasin de disques installé juste à côté de l’entrée du studio. C’est elle qui insiste pour qu’on sorte «Last Night» des Mar-Keys, pas seulement parce que Packy joue dessus, mais parce que c’est un hit et qu’à part elle, personne ne le voit ! Et pouf ! Elle en vend 2 000 dans son petit bouclard. Le single se vend à un million d’exemplaires dans tout le pays. Estelle : «I’ve never been as proud of a record in my life !» - Oui, de toute sa vie, jamais elle n’a été aussi fière d’un disque.

Jim Stewart est un curieux personnage. Wayne Jackson le décrit comme «country redneck fiddler in a black neighborhood» qui se passionne très vite pour l’aspect créatif de la production. Il fait ce que Sam Phillips fait avec Elvis et Johnny Cash, il fait travailler les gens jusqu’à ce que ça lui plaise. Exemple avec les MG’s qu’il fait travailler pendant des heures jusqu’à ce qu’ils groovent. Jim a une autre qualité : il n’achète pas les artistes qu’il produit. Quand Jerry Wexler lui propose de racheter le contrat d’Aretha pour 25 000 $, Jim dit non. Pourquoi irait-il payer une telle somme ? Il peut avoir Gladys Knight pour 5 000 $, mais c’est pareil, pourquoi payer une avance ? C’est le coût de production d’un album. Le mot avance ne fait pas partie de son vocabulaire. C’est la raison pour laquelle Aretha est allée enregistrer à Muscle Shoals. Ce n’est pas que Jim soit radin. Il a simplement des principes. Jim est fier de la créativité qui règne dans son studio : «Total involvement from everybody. Pas d’intérêts personnels ni de limites à ce que tout le monde peut apporter.» Quand ça commence à trop bien marcher, Jim embauche Al Bell pour l’aider à développer Stax, il partage son bureau avec lui. Ils ont des petits accrochages, mais globalement, ils s’entendent bien. Jim ne travaille que dans l’intérêt collectif de Stax. Il ne voit d’ailleurs pas que la nomination d’Al Bell affecte profondément Steve Cropper qui est depuis le début son bras droit et son meilleur allié. Steve éprouve une sorte de ressentiment. Pourquoi lui et pas moi ?

Packy Axton a toujours dit qu’il n’ambitionnait qu’une seule chose : devenir alcoolique. C’est que qu’affirme Don Nix qui ajoute : «Il adorait boire !». Mais il tapait un peu sur les nerfs de Jim Stewart, à cause de sa nonchalance, de ses tendances à l’irrévérence et surtout de son besoin constant de faire la fête. Packy joue dans les Mar-Keys et fait comprendre aux autres que ce groupe est son groupe, même si tout le monde sait que Steve l’a monté. Mais Packy leur cloue le bec en expliquant que sans sa mama, ils ne sont rien. Miz Axton tente de responsabiliser Packy en lui confiant la gestion du studio, mais Packy n’est pas fiable. L’alcool. Pour Jim, c’est un désastre. Il préfère que son associé Chips s’occupe du studio. Bien sûr, ça ne plaît pas à Estelle qui ne peut pas encadrer Chips. Ah les histoires de famille ! Packy est tellement alcoolisé que Jim ne veut plus le voir traîner au studio, ce qui devient très compliqué, vu qu’Estelle est co-propriétaire. Packy va mourir d’une cirrhose à l’âge de 32 ans. Son ami Johnny Keyes déclare : «They used to call Packy the Spirit of Memphis». Le plus bel hommage à Packy Axton est sans doute celui que lui rend Jim Dickinson dans ses mémoires. C’est Packy qui a ramené les Mar-Keys en studio. Steve, Duck, Don Nix et Wayne Jackson lui doivent une fière chandelle.

Chips Moman fait lui aussi partie des pionniers. Après avoir accompagné Warren Smith sur la route et les frères Burnette en Californie, puis Gene Vincent en tournée, un accident de voiture l’oblige à se reposer à Memphis. Chips connaît les studios californiens et Jim cherche à en monter un. Ça tombe bien ! Ils démarrent ensemble. Puis les choses vont vite se détériorer, car Chips fréquente une drôle de faune. Miz Axton suspecte la présence de drogues dans le studio. Chips est un flambeur, il vit au dessus de ses moyens et conduit des voitures de sport. Mais le problème est plus profond : Chips est un joueur et Jim un banquier conservateur. Jim joue du rock’n’roll sur une guitare électrique et Jim du violon country. Chips est une forte tête, mais il travaille pour le compte de Jim, dans la boîte de Jim. Alors ça finit par exploser. Un jour, Chips réclame son blé, il sait que les singles de Carla qu’il produit se vendent comme des petits pains. Et Jim lui répond qu’il peut aller se faire cuire un œuf. Ils s’engueulent dans le hall. Les mains sur les hanches, Jim toise Chips : «Si je t’ai roulé, tu n’as qu’à le prouver !» Chips répond : «Well okay then !» et sort de Stax en claquant la porte. Il monte dans sa TR3 et démarre en trombe. Jim dira qu’il ne voulait pas le voir partir. Il gérait Stax avec ce qu’il appelle an iron hand et il devait s’y tenir. L’avocat de Chips réussit à obtenir 3 000 $ de Jim et après un an passé à Nashville, Chips ouvre son studio American à Memphis.

Don Nix joue dans les Mar-Keys avec Duck et Steve Cropper. Il voulait que les Mar-Keys sonnent comme le Willie Mitchell’s band qu’on pouvait voir sur scène au Plantation Inn de West Memphis, de l’autre côté du fleuve. Duck qui fait partie de la bande adore Hank Ballard & the Midnighters, les Five Royales, James Brown et Ray Charles. Tous ces kids sont dingues de musique noire. Vraiment dingues.

William Bell fait partie des pionniers de Stax. Quand Estelle sort les haut-parleurs du magasin, William fait partie des gosses qui dansent sur le trottoir. C’est Chips qui le voit chanter dans un club et qui lui propose de venir auditionner chez Stax. William connaît Estelle et aussi le studio, car il est déjà venu chanter des backing sur le «Gee Wiz» de Carla. Avec Chips, William se sent à l’aise. William n’est pas n’importe qui. Il envisage de faire des études de médecine, ce qui ne l’empêche pas d’enregistrer les premiers grands albums classiques de Stax. Et puis voilà Booker T qui groove son shuffle. Jim n’en revient pas d’entendre ce funky groove qui n’a pas de titre, tout le monde danse dans le studio, on baptise le morceau «Onions», puis quelqu’un suggère «Funky Onions», jusqu’à ce que Miz Axton lance : «Green Onions» ! C’est dans la poche de la postérité ! Pour dire à quel point c’est la fête chez Stax, à l’époque des pionniers. Tout le monde participe et les hits s’entassent.

Autre pionnier de poids : Isaac ! Il travaille aux abattoirs pour nourrir sa famille. C’est Floyd Newman qui lui donne sa chance, même s’il ne sait jouer du piano que d’une seule main. Mais Floyd sent qu’Isaac a quelque chose. Isaac sait quand il faut jouer et quand il ne faut pas jouer. Il a l’instinct et l’oreille musicale. Il s’entend à merveille avec ses nouveaux amis, Al Jackson, Steve Cropper, David Porter, it was like a big family. The Stax magic : talent and fun. Une histoire unique. Isaac se met très vite à porter des fringues très colorées, comme Elvis, d’ailleurs, du rose, du jaune, du vert chartreuse. Sam & Dave n’en reviennent pas de voir cet huluberlu au crâne rasé et en lunettes noires, assis derrière son piano, et l’autre mec, là, un nommé David Porter, qui ressemble à un assureur, dans son petit costume en alpaga. Oh, le pire, se plaint Sam Moore, c’est le patron, ce Jim qui travaille le jour à la banque et qui joue la nuit du violon dans un groupe de country ! En plus, il ne rigole jamais. Il ne pense qu’au business. En arrivant à Memphis, Sam Moore se met à chialer, car c’est Atlantic qui l’a envoyé enregistrer avec Dave dans cette baraque de dingues - Mais comment ont-ils pu nous faire un coup pareil ? - Sam prend les gens de Stax pour une bande de branquignoles et croit sa carrière foutue. Il ne se doute pas que Monsieur Vert Chartreuse et Monsieur Alpaga vont lui tailler des hits sur mesure et les coacher vers la gloire, oui car Sam & Dave, c’est d’abord Sam & Dave & Isaac & David. On n’avait encore jamais vu dans le monde une telle furia del sol. Sam le reconnaît : «Isaac Hayes, bless his heart, he gave me and Dave, the style, all the call and response, the horns became the background singers, the rhythm keeping the beat (Tout notre style, le chant à deux, le cuivres en back-up et la rythmique qui tient le beat, c’est Isaac Hayes).» Robert Gordon affirme que Sam & Dave sont devenus the greatest live act of all times. Si tu ne le crois pas, les preuves sont sur YouTube. Willie Hall dit d’Isaac qu’il est cool as shit, beau personnage qui ne prend pas de drogues, qui ouvre son troisième œil pour voir l’idée, et boom, elle est là, parfaite. C’est un peu comme chez Sam Phillips, les héros sont beaux.

La différence avec Motown saute vite aux yeux. Jim dit à Sam Moore : «Vous voulez rivaliser avec Motown ? Stop ! Motown’s vision is pop. You are raw soul.» Voilà en effet toute la différence. Là où Berry Gordy appliquait à son studio les méthodes des chaînes de montage automobile sur lesquelles il avait travaillé, chez Stax, on travaillait dans l’organique, dans le schploufff et le beep-beep yeah. Motown tourne comme une usine, Stax comme une maison où on s’amuse bien. Motown subit un joug autocratique, Stax fonctionne comme une big family qui accueille les gens. On lit HITSVILLE USA sur la façade de Motown et SOULSVILLE USA sur celle de Stax. Chez Stax, on invente the Memphis-Soul feeling, ce que les Américains appellent le laid-back, une façon d’atteindre la mesure suivante avec un bluesy feeling. Contrairement à Motown, Stax n’a aucun objectif commercial, mais ça marche quand même. C’est Isaac qui le dit : «Stax was down-to-earth, raw, very honest music that represented the common man - The common black man. It was real-life experiences on a very ethnic level. Stax was just a music of the people (Le son Stax était très basique, très brut, très honnête, il s’adressait aux gens ordinaires - aux noirs ordinaires. Stax illustrait la vraie vie, à un niveau purement ethnique. Stax était simplement la musique du peuple).» Il est évident que Robert Gordon bave de joie dionysiaque en citant Isaac le prophète. On ne peut pas mieux dire les choses. Pourtant très pudibond, Jim finit aussi par avouer qu’il éprouve quelque chose de très fort pour cette musique. Pour lui, le job de Staxman devient a labor of love. Mais ce n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire : les gens de radio ne voient pas Motown comme de la musique noire, mais Stax, si. Pour que Stax s’installe dans les radios, il faut attendre que «Who’s Making Love» de Johnnie Taylor se vende à un million d’exemplaires. Mais la principale différence entre Motown et Stax se trouve dans la façon dont on traite les artistes. Duck dit que Motown leur roule la gueule, alors que chez Stax ils sont au contraire bien considérés - Treated fairly - On se croirait dans un conte de fées. C’est un conte de fées.

Chez Stax, tout le monde suit Al Jackson, le batteur miraculeux des MG’s. Booker T dit qu’Al joue entre le jazz et le blues. L’idole d’Al s’appelle Sonny Payne, le batteur de Count Basie. Autre grande particularité du son Stax : le matériel très basique. Pendant toute une époque, on enregistre sur une seule piste et on surnomme Jim the King of The One Track. Pas le droit à l’erreur, si ça plante, il faut tout recommencer. Quand les MG’s arrivent au studio, le matin, ils accrochent leurs manteaux et se mettent à jouer. Quand Jerry Wexler voit ça, il n’en revient pas. Aucun cérémonial, pouf, les mecs arrivent et jouent. Ça n’existe pas ailleurs.

Rufus Thomas figure lui aussi parmi les pionniers, grâce à son fantastique «Walking The Dog» que les Stones vont reprendre sur leur premier album. C’est Miz Axton qui découvre David Porter. Elle pense qu’il a du talent et l’encourage. Elle lui fait écouter les travaux d’équipes comme Bacharach/David ou Holland/Dozier/Holland pour qu’il comprenne bien l’intérêt de bosser en tandem. Pour vivre, David vend des assurances. Alors il se rapproche d’Isaac, et en papotant, ils se découvrent des intérêts communs. Soudain, David s’exclame : «I’m a lyric man, you’re a music man, let’s do like Holland-Dozier-Holland and Bacharach and David !»

Otis fait aussi partie des pionniers et son set à Monterey illustre l’âge d’or de Stax. Booker T raconte que la découverte de Monterey et de la Californie lui a changé la vie. Il y découvre un art de vivre, il n’avait jamais vu des gens s’habiller comme ça ni des restaurants donner de la nourriture aux pauvres. Pas de cops dans les rues. Pour un black de Memphis, c’est un choc ! Aucune tension dans la rue. Aucune trace de ségrégation. Duck tombe lui aussi amoureux de cet art de vivre et du look des hippies. Il se laisse pousser les cheveux. Et quand les MG’s montent sur scène pour accompagner Otis au Monterey Pop Festival, c’est quitte ou double. Ils arrivent avec leurs petits costards en mohair vert et leur boots. Ils sont les seuls à s’habiller encore comme ça dans toute la Californie. Contre toute attente, le set d’Otis casse la baraque ! C’est même un moment historique, le cross-over entre une culture black marginalisée et l’Amérique progressive, entre la deep Soul d’Otis & the MG’s et le monde hippie qui achète des disques. Comme Louis Armstrong, Sammy Davis Jr. et Sam Cooke avant lui, Otis réussit le cross-over. Robert Gordon s’extasie : «Great God almighty, Otis Reading was reaching that fabled shore», oui Otis atteignait la terre promise. Quel moment historique ! Après Monterey, Jim voit les ventes exploser. Stax blows up !

Jerry Wexler amène celui qu’il appelle the Black Panther chez Stax. Pour Wexler, Wilson Pickett est le chanteur parfait : «Quand James Brown pousse un cri, c’est un cri. Quand Wilson Pickett pousse un cri, c’est une note. Gros avantage.» C’est là chez Stax que Wilson Pickett enregistre «In The Midnight Hour». Mais il ne s’entend pas bien avec les Staxmen. Wicked Pickett n’est pas un ange. Il essaye d’acheter la sympathie des musiciens avec des billets de 100 $, alors ça ne passe pas. Jim prend son téléphone et dit à Wexler de ne plus lui envoyer ses stars. Dans le studio, Duck et les autres ne peuvent plus supporter Wicked Pickett : «Don’t bring that asshole down here again. We don’t want to put up with that crap.» Ils aiment bien bosser avec Tom Dowd et Jerry Wexler mais certainement pas avec Wicked Pickett. C’est la raison pour laquelle Wexler emmène Pickett chez Rick Hall à Muscle Shoals.

Et puis voilà Al Bell que Robert Gordon surnomme the Otis Redding of business. C’est un hyperactif qui fait deux choses à la fois. Avec son arrivée chez Stax, le label passe du contexte familial au big business. Al Bell est à la fois un business man et un prêcheur. Il dépasse tout le monde d’une tête. Al Bell commence par salarier les musiciens du studio, qui n’ont plus besoin d’aller jouer la nuit dans des clubs pour vivre. Les MG’s deviennent le house-band de Stax et accompagnent tous les artistes, qu’il s’agisse de Carla, d’Albert King ou des William Bell. Ils savent tout jouer, la pop, le blues, le jazz, la Soul. Al Bell salarie aussi Isaac et David. Duck dit qu’Al lui a sauvé la mise. Après la mort d’Otis et le départ de Sam & Dave, tout le monde croyait Stax cuit aux patates. Tout le monde sauf Al Bell qui refuse de voir Stax mourir. Il réagit en préparant une Soul Explosion, the new Stax Records. Al Bell va se battre jusqu’au bout, mais le destin va se montrer cruel avec lui.

Les premier gros revers de fortune est en effet l’accident d’avion qui coûte la vie à Otis et aux Bar-Kays. La maison Stax qui était si heureuse s’éteint brutalement. Stax devient un mausolée. Ben Cauley est le seul survivant de l’accident et il raconte comment il a flotté dans l’eau glacée pendant une demi-heure avant d’être repêché par les secours. Mais il voit ses copains couler. On repêchera le corps d’Otis le lendemain, attaché à son siège. Les autres Bar-Kays survivants sont ceux qui ne sont pas montés dans l’avion, James Alexander et Carl Sims. Ils vont voir Ben à l’hosto et le trouvent en état de choc, incapable de parler, les yeux fixes. C’est James Alexander qui doit identifier les corps et ça le rend dingue, car ce sont tous ses copains d’enfance. Les Bar-Kays venaient tous du même quartier pauvre et voulaient faire de la musique. Alors ils traînaient au studio Stax, comme Mac Rebennack traînait chez Cosimo, à la Nouvelle Orleans. Moyenne d’âge des Bar-Kays au moment de l’accident : dix-sept ans. Robert Gordon a raison d’insister pour dire à quel point cette tragédie a pu affecter les gens de Stax : Otis, le pilote Robert Fraser, le guitariste Jimmy King, le batteur Carl Cunningham, le saxophoniste Phalon Jones, l’organiste Ronnie Caldwell et le valet Matthew Kelly sont tous morts dans l’eau glacée du lac.

S’ensuit un épisode tout aussi dramatique : en 1967, Warner Bros rachète Atlantic pour 17,5 millions de dollars, une offre qu’Ahmet Ertegun et Jerry Wexler ne peuvent refuser. Stax est obligé de trouver un autre partenaire. Le problème, c’est que Jim a signé avec Atlantic un contrat qu’il n’a pas lu. Jim fait confiance et c’est une grave erreur. Le contrat stipule qu’Atlantic - et donc Warner - est propriétaire des masters de la première époque, c’est-à-dire TOUS les hits Stax jusqu’en 1967. C’est-à-dire tout le travail de Jim, d’Estelle, de Steve, d’Isaac et de tous les pionniers. Jerry Wexler : «There was a clause whereby we owned the masters.» Ça veut dire que Stax ne possède rien. Stax ne perçoit que 15 % des royalties sur les ventes. En plus, Stax a financé TOUS les enregistrements. Ça ne coûtait pas un rond à Atlantic. Jim et Estelle étaient persuadés que leur travail leur appartenait. Mais avec ce contrat, ils ne sont que des sharecroppers, c’est-à-dire des métayers, comme les blacks des champs, ils n’ont rien. Ils bossent pour rien. Ce contrat que Jim a signé en 1965 est une catastrophe. Pour lui, la poignée de main a de la valeur. Pas pour Atlantic. Pour Stax, c’est la ruine et pour Atlantic, c’est bingo ! En signant ce contrat pourri, Jim a commis une faute impardonnable. Robert Gordon parle de corporate homicide. Dans son autobio, Wexler s’en sort comme il peut en affirmant qu’il n’était pas au courant de la clause. Il ajoute qu’il ne lit jamais les contrats. Il paye des avocats pour ça. Quand Wexler dit à Warner au moment du rachat qu’il faut rendre les masters aux gens de Stax, Warner répond : «No way. This is corporate property.» L’histoire est dégueulasse. Comment Jim, Estelle, Steve et les autres vont-ils pouvoir surmonter un coup pareil ? Pire encore, Sam & Dave sont sous contrat chez Atlantic et Wexler les récupère. Avec Otis, c’est eux qui faisaient les meilleurs ventes de Stax. Sam & Dave devaient TOUT à Stax. Mais Wexler dit que Sam & Dave ne sont qu’un prêt d’Atlantic à Stax. Pire encore : en les envoyant enregistrer à Muscle Shoals, Wexler brise leur carrière. La magie disparaît. Une vraie malédiction. Sam & Dave n’auront plus jamais de hits. Pour dire les choses crûment, Wexler tue Stax.

Mais ce n’est encore que le début des gros ennuis. En avril 1968, le Dr. King fait un discours depuis le balcon du Lorraine Motel et un blanc dégénéré l’abat d’une balle dans le cou. L’horreur. Non seulement c’est la fin d’une époque, mais le fait que ça se passe au Lorraine est insurmontable pour les gens de Stax, car c’est au Lorraine qu’ils faisaient leurs réunions du lundi matin. C’est au Lorraine que Steve et Eddie Floyd ont composé «Knock On Wood». Comme si on avait buté le Dr. King au 926 McLemore, où se trouve Stax. C’est la même chose.

Jim revient sur tous ces événements tragiques. Après la mort d’Otis et celle du Dr. King, Stax n’était plus tout à fait Stax. Pour Jim, la première époque est ce qu’il appelle the pure time, le temps béni. Tout le monde s’impliquait dans cette aventure. «La boîte, c’était le studio, on enregistrait des chansons et tout le monde était excité.» Robert Gordon résume en trois lignes l’ampleur de cette tragédie : «La mort d’Otis et des Bar-Kays jeta un voile sur l’âme de Stax. La main basse que fit Atlantic sur les masters porta atteinte à la dignité de Stax. La mort de Martin Luther King blessa le cœur de Stax. Stax était en état de choc et son corps se refroidissait.»

Nouveau coup dur avec l’éviction de Miz Axton. Al Bell et elle ne s’entendent plus très bien. Al Bell doit faire évoluer Stax très vite, au plan corporate, et doit sortir Stax de la vieille structure familiale. Jim doit donc choisir son camp : sa sœur ou la boîte. Il choisit la boîte, car pense-t-il, beaucoup de gens en dépendent. Il faut donc racheter les intérêts de Miz Axton dans Stax. On lui verse 490 000 $ pour qu’elle se retire d’une boîte dont elle est co-fondatrice. Estelle ne se bat pas, c’est trop injuste - I decided to take my money and run - Le jour de la signature, on la voit sortir de la boîte qu’elle avait co-fondée la tête haute, son sac sous le bras, élégamment vêtue, une cigarette Parliament aux doigts. Miz Axton garde sa dignité. William Bell : «Quand elle est partie, on la suppliait de revenir.» Et il ajoute, les larmes aux yeux : «Oh noooo, our mother has left !» Robert Gordon conclut ainsi : avec son départ, the magic was gone. Beaucoup d’artistes disaient que l’endroit ne serait plus jamais le même. Et il n’est jamais redevenu le même. Le magasin de disques fut transformé en bureaux.

Puis c’est au tour de Jim de jeter l’éponge. Après avoir vendu des parts de Stax à Gulf & Western, Jim et Al Bell cherchent un nouvel investisseur pour leur racheter ces parts. Gulf & Western revend bien sûr avec profit. Jim et Al Bel empruntent alors trois millions de dollars à Deutsche Grammophon. En six mois, ils remboursent l’emprunt, et versent un million de dollars supplémentaires pour se libérer de cet engagement. Jim n’en peut plus. Il voit que Stax génère du profit pour rien. L’ancien banquier voit bien qu’ils enchaînent Al Bell et lui les mauvaises décisions. C’est là qu’il jette l’éponge. Il veut vendre ses parts. Il ne veut même pas lire la paperasse. Al Bell négocie avec Columbia et récupère six millions de dollars. Il rachète les parts de Jim pour 2,5 millions de dollars et lui verse un bon salaire sur les cinq années suivantes avec un bout du compte un paiement final de 1,5 million de dollars le 3 janvier 1978.

Et malgré tout ça, Al Bell s’épuise à vouloir redresser Stax. Pour lui, les Staple Singers, Johnnie Taylor et Isaac représentent l’avenir de Stax. Il n’en démord pas : ce qui a été fait une fois peut être refait. Il est persuadé que Stax a conservé le plus important : les talents. Alors il invente the Soul Explosion ! Il sort en huit mois trente single et vingt-huit albums. Du jamais vu. Tout le monde s’y met, les MG’s, les Bar-Kays reconstitués, Rufus Thomas et Isaac avec Hot Buttered Soul. Pops Staples arrive chez Stax en 1968 avec ses Freedom Songs qui vont devenir des hits inter-galactiques. Sir Mac Rice compose «Respect Yourself» pour les Staple. Pops : «We want to sing about what’s happening in the world today !» Pops, c’est le Dylan du peuple noir et s’il débarque chez Stax, ce n’est pas un hasard. Johnnie Taylor, l’un des plus grands chanteurs d’Amérique, débarque aussi chez Stax, et ce n’est pas non plus un hasard, mon petit Balthazar. C’est même lui qui vend le plus, avec Isaac. Avec Al Bell aux commandes, l’argent coule à flots. Al Jackson conduit une Lincoln Continental, Steve une Buick Riviera et Duck une Excalibur jaune. Mais c’est Isaac qui donne à Stax sa nouvelle identité, et qui inaugure l’ère des concept albums, une ère dans laquelle vont s’illustrer Stevie Wonder, Marvin Gaye et Curtis Mayfield. C’est un nouveau marché. Il porte des chaînes en or qui symbolisent le pouvoir, alors qu’avant ces fucking chaînes symbolisaient l’esclavage. Isaac réinvente le black sexual power et fait passer James brown pour une drag queen. Isaac tombe toutes les femmes. Il les baise toutes, même les blanches. Les femmes sont folles de lui. Big crowds. Ça tombe bien, car Isaac ne vit que pour ça : les femmes. Avec Shaft, il inaugure une série de grandes BO de Soul Brothers : Superfly (Curtis), Trouble Man (Marvin), Black Caesar (James Brown), The Mack (Willie Hutch), Across 110th Street (Bobby Womack). Black director, black actors, black composer, c’est la fierté du peuple noir et tout cela grâce à Shaft et à ce démon d’Isaac. On le voit partout à la télé, en 1971, il a quatre albums de suite en tête des ventes, il roule en Rolls, il danse sur scène avec une femme au crâne rasé, il voyage avec son orchestre. Isaac devient l’un de ces monstre sacrés que seule l’Amérique peut enfanter. C’est Isaac qui renfloue Stax au moment du rachat des parts à Deutsche Grammophon. Pauvre Isaac, il cueillait le coton quand il était petit et maintenant, une pluie de dollars s’abat sur lui. Jusqu’au moment où tout s’évapore. Il perd tout, même ses copyrights. La tragédie continue.

Stax est lâché par Columbia qui ne distribue pas les disques. Et l’argent ne rentre plus. Stax est en défaut de paiement. Alors les créanciers deviennent hystériques, d’autant plus hystériques que Stax est une boîte de blacks qui ont réussi, et ça dans le Sud, c’est très mal vu. En septembre 1974, Isaac traîne Stax en justice pour non paiement de royalties. Il réclame 5,3 millions de dollars. Al Bell le paye et lui rend ses masters, mais sur qui peut-il compter désormais pour redresser Stax ? Puis le fisc s’en mêle. Comme Stax n’a plus un rond, le fisc saisit les maisons. C’est le commencement de l’éviscération du Memphis Sound. Robert Gordon qui nous décrit tout ça est horrifié. Les créanciers finissent par obtenir la faillite par défaut de Stax, en décembre 1975. Stax ne doit que 1 910 $, ce qui est dérisoire, mais c’est une décision de justice. Il suffit de trois créanciers pour obtenir la faillite par voie de justice. Le 9 décembre, des mecs de la banque entrent chez Stax et lancent : «Vous avez quinze minutes pour quitter le bâtiment !». Al Bell n’en revient pas et il demande ce qui se passe. On lui rétorque que c’est une déclaration de faillite ! Al demande : «Combien ?», et le mec de la banque lui répond : «1 910 $ !» Alors Al lui dit : «Attendez, je vais vous les donner, je les ai dans ma poche !». Mais la procédure est enclenchée. Rien ne peut plus l’arrêter. On demande à Al d’indiquer l’endroit où sont rangés les masters. Le pire c’est qu’il n’a pas confiance dans cette équipe de sales mecs. Ils sont armés. Nasty nasty. Al va aux gogues se passer de l’eau froide sur le visage pour essayer de retrouver son calme. Un flic dit en douce à Al de se méfier, les mecs de la banque sont là pour le descendre. Al leur dit quand même qu’il ne se laissera pas intimider et demande s’il a le droit d’emmener quelque chose. On l’autorise à pendre une petite mallette en cuir et son répertoire téléphonique. Rien d’autre. On le fait passer par derrière. Al voit des blacks armés dans la rue. Il y a même une équipe privée qui filme la scène. Al est effaré. Il est escorté par des mecs armés. Soudain, un des mecs armés lui demande d’ouvrir sa mallette. Il comprend que c’est un piège et qu’on va prendre ce prétexte pour le descendre. Il jette la mallette. Il pense qu’il doit la vie à ce réflexe.

C’est un peu le destin du peuple noir dans le Sud : on lui reprend tout ce qu’il possède à un moment donné. Pour eux, la justice n’existe pas et n’a jamais existé. Black people couldn’t get too high up without being taken down, nous dit Robert Gordon. Une société multimillionnaire gérée par un black ? No way. La banque finit par avoir la peau du nègre, et à lui filer la trouille en même temps. Vieux procédé. Al Bell perd son oasis de paix et connaît l’humiliation suprême d’être mis en joue, alors qu’il n’a commis aucun délit.

Al rejoint la rue voisine de College Street accompagné d’un employé qu’il a appelé au secours. Il est sain et sauf et n’en revient pas. Ces maudits culs blancs dégénérés ont réussi à détruire Stax et tout ce que ça pouvait représenter. Robert Gordon : «Stax, l’esprit exubérant, la mission divine, la force de vie, the very deep Soul, la musique, Stax vient de mourir.»

Ces maudits chiens galeux vont même commencer à démolir le bâtiment. Ben Cauley vient se planter sur le trottoir d’en face et joue un requiem sur sa trompette.

Il existe un pendant filmique de ce livre sur Stax, l’excellent documentaire Respect Yourself: The Stax Records Story sorti sur DVD en 2007. On a beau dire, un film vaut toujours mieux qu’un livre, dès qu’il s’agit d’un art aussi vivant que la musique. Ce docu est une véritable galerie de portraits : Jim Stewart (banker by day, fiddle player by night), Estelle Axton (school teacher et qui déclare : No colour. Only people. C’est magnifique). D’ailleurs le docu démarre là-dessus, Al Bell déclare : «You could come at the door at Stax and find freedom, harmony, music and no segregation.» D’autres légendes témoignent : Rufus Thomas encore en vie à l’époque qui se souvient de McLemore, Wayne Jackson, disparu lui aussi qui raconte : «La première fois que je suis allé dans un recording studio, I cut a Number one record and that was ‘Last Night’.» Eh oui, il jouait dans les Mar-Keys avec Steve Cropper, Duck Dunn, Packy Axton et Don Nix, des gens qui sont pour la plupart encore en vie. On voit aussi Jerry Wexler témoigner, il est très âgé, coiffé d’une casquette de marin breton et assez comique, à cause de ses grandes oreilles en chou-fleur. On salue le génie d’Estelle Axton qui faisait merveille dans son Satellite Record Shop. Elle savait ce qui marchait. Et le record shop devint le neighbourhood hangout. Tous les gens du quartier venaient y traîner. Et puis voilà le moteur de Stax, le black & white unit, unique à l’époque : Duck, Booker T., Steve & Al. On les voit jouer «Green Onions». Pure démence de la prestance ! Duck et Al font la loco. On va les revoir à deux reprises dans le docu : on les voit jouer ce cut magique qu’est «Time Is Right» sur scène dans les années soixante-dix : Steve et Booker T. échangent un extraordinaire regard de complicité. Comme on a pu rêver ado sur ce fabuleux thème mélodique ! Et à l’époque, Duck porte les cheveux longs. Puis on les retrouve dans une séquence de bonus, filmés live dans un petit studio. Il y accompagnent William Bell puis Eddie Floyd pour une version stupéfiante de «Knock On Wood». Duck est assis, il joue sur une basse rouge et la grosse main de Steve couvre tout le manche de sa guitare. Ils font partie des plus grandes légendes du rock, ne l’oublions pas. Et quand Otis arrive de Georgie et qu’il débarque à Memphis pour la première fois, les MGs l’accompagnent et on voit Steve passer un solo punk. Puis on tombe sur un spectaculaire spot vidéo couleur de «Respect». C’est Atlantic qui envoie Sam & Dave chez Stax. À l’époque Sam & Dave sont persuadés qu’ils sont cuits mais Isaac Hayes et David Porter s’occupent d’eux et Stax prend feu. Rien de plus hot que les hits Stax de Sam & Dave. On voit des extraits de concerts, ces deux mecs qui ne veulent plus s’arrêter et qu’on traîne de force dans les coulisses. Complètement hysterical ! Autre passage poignant : l’arrivée d’Al Bell chez Stax pour travailler avec Jim Stewart. Al se dit touché par le fait d’être respecté par un patron blanc. Et Rufus qui n’en finit plus d’enfoncer le clou de Stax : «Motown had the suits, Stax had the fun.» Puis tout s’assombrit avec la mort d’Otis et celle du Dr King (Room 306, Lorraine Motel). Alors Al Bell décide de réagir. Finger snap ! Le logo Stax ! The music refuses to die ! Le «Who’s Making Love» de Johnnie Taylor se vend plus qu’aucun autre hit Stax. Al Bell mise tout sur l’indépendance. Il lance 28 albums en même temps. Il y croit dur comme fer. Soul Explosion ! Ah il faut voir ça ! Hot Buttered Soul ! On sent toute la puissance de l’humanité de Memphis. Mavis témoigne elle aussi. Elle rappelle que Pops connaissait bien Al Bell - Pops was like a father to him - Et pouf voilà que Mac Rice apparaît, forcément, c’est lui qui écrit les patates chaudes des Staples ! Respect Yourself - If you don’t respect yourself/ Ain’t nobody gonna give a good cahoot/ Na na na na - Al Bell exulte : «We had a hit record !» Et puis après Wattstax, c’est la dégringolade. Stax coule à pic. Le label dépense plus d’argent qu’il n’en gagne. On revend la Cadillac en or d’Isaac et les manteaux de vison. La fin est horrible. Le rêve tourne au cauchemar. Et le pire, c’est qu’on a rasé McLemore, comme on a rasé Beale Street. Ah Memphis !

Signé : Cazengler, Robert Gourdin

Robert Gordon. Respect Yourself: Stax Records And The Soul Explosion. Bloomsbury Publishing 2013

Robert Gordon & Morgan Neville. Respect Yourself : The Stax Records Story. DVD 2007

 

Rev Party

 

Jonathan Donahue et ses amis de Mercury Rev ont bien marqué leur époque. Ils furent en quelque sorte des héros pour les amateurs de grande pop psychédélique. Ils rivalisaient de grandeur subliminale avec les Beatles du White Album et les Zombies. Un album comme All Is Deam se range dans l’étagère à côté du What’s Going On de Marvin Gaye, de Pet Sounds, de Forever Changes et de quelques autres albums parfaits. Beau comme un dieu, Jonathan Donahue incarne le rêveur moderne. On s’émerveillait à l’époque de le voir poser sa voix d’ange sur des fils mélodiques parfaits, alors qu’un plus loin un petit homme nommé Grasshopper rajoutait de l’enchantement en jouant au note à note des solos qui tendaient vers l’infini.

Le parcours discographique de Mercury Rev n’et pas épais, mais il est assez varié et passionnant de bout en bout. Ils font partie des gens dont on attend des miracles.

Paru en 1992, Yerself Is Steam est considéré comme un swampy take on psychedelia. Grasshopper dit s’intéresser à l’époque aux drones de feedback et aux slow blues progressions de La Monte Young. Jonathan Donahue se dit très intéressé par l’avant-garde et les disques pour enfants. Il cite les noms de Tony Conrad, Terry Riley et Pierre Et Le Loup. Pop came last, dit-il. Pourtant, Yerself propose un sacré cut de pop, l’excellent «Chasing A Bee», véritable rêve de rock joué à outrance. Grasshopper montre déjà une belle disposition à entrer dans le lard d’un cut. C’est tellement beau que les bras t’en tombent. Avec ses invraisemblables percées de wah, Grasshopper vient viruler le laid-back vocal d’un Donahue en état d’extase avancée. Ils passent plus loin à la mad psychedelia avec «Friterring». Gratté à l’acou, ce cut préfigure Deserter’s Songs. Il développe un ruban de beauté, ce qu’on appellera plus tard le Rev Sound. Il leur faut sept minutes pour développer leur mad psychedelia. Cet admirable chanteur préraphaélite aux bras chargés de bracelets qu’est Jonathan Dohanue sculpte la beauté dans une falaise de marbre. Quelle merveille ! Le son semble visité de l’intérieur. Encore de la belle psychedelia avec «Syringe Mouth». Ils disposent alors d’une énergie considérable. On assiste à un fabuleux débat d’idées, à un grand déballage d’extases préméditées, Grasshopper se taille un chemin dans la jungle, yeah yeah yeah, ils cherchent des noises à la noise. Avec ce premier album, le Rev jouait déjà avec le feu, avec le doux et le dur, le riff d’acier et la voix d’ange déchu.

Un an plus tard, Mercury Rev se sépare du chanteur David Baker qui a la fâcheuse manie de quitter la scène en plein milieu du set. Boces est donc le dernier album du Rev sur lequel il chante. Pour Donahue, Boces est un peu l’album de la fin, au sens où un groupe devenu soit trop riche soit fauché n’a plus rien à dire. Ils reviennent à leur mad psychedelia avec «High Speed Boats», c’est même du pur jus de sixties swagger joué au trémolo devilish. Grasshopper monte vite en puissance. «Bronx Cheer» vaut pour une belle énormité. Ils nous claquent ça aux meilleurs accords de Rev. Les chœurs sont livrés à eux-mêmes et Grasshopper entre une fois encore dans le vif du sujet. Encore plus énorme, voici «Something For Joey». Quelle violence ! Une flûte vient faire la conne entre deux vagues d’énormité, c’est gagné d’avance, magnifico, demented à gogo, le Rev conquiert le monde avec une flûte. Du jamais vu. Si on aime le big atmospherix, alors il faut écouter «Moth Of A Rockette’s Kick». C’est une ode à la moth et à la rockette. Ils développent une fantastique ambiance, noient le cut dans un déluge de son, il pleut des cats and dogs, Donahue invoque les démons du Rev. C’est très spectaculaire et battu à la ferrure de pavé. Ce vampire de Grasshopper en suce la substantifique moelle et des chœurs de gamines viennent couronner le tout. Le Rev sait se montrer ahurissant. Ils jouent aussi «Trickle Down» à la folie douce. Ils se croient tout permis, alors ça gicle. Ils savent fourrer la dinde d’un cut. On assiste à des assauts de sauvagerie. On les prenait pour des gens pacifiques, mais ils nettoient la plaine au napalm de disto. On n’avait encore jamais vu ça ailleurs. Il faut aussi partir du principe qu’il se passe des choses étonnantes dans chaque cut, comme par exemple dans «Boys Peel Out» : voilà un cut très spongieux, joué au xylo et plein de swing. Ils pulsent ensuite «Downs Are Feminine Balloons» aux chœurs de pop pop pop qui rappellent ceux de Laurie Anderson et reviennent à la violence intermittente avec «Snarry Mouth».

See You On The Other Side est le premier album du Rev sur lequel Donahue prend le lead. Ils sont gonflés car ils ramènent des flûtes et des cors en pleine vague de Britpop. Donahue dit que cet album fragile et délicat est piétiné par l’armée des Huns, c’est-à-dire Oasis et Blur, à l’époque - We were so disconnected - Grasshopper dit aussi que les gens s’inquiétaient pour eux à l’époque, pas seulement à cause de leur musique, mais surtout à cause de leur consommation de drogues. Disons que ce magnifique album allume tous les lampions. Ils attaquent avec «Empire State», un cut de prog faussement progressif, joué dans la joie et la bonne humeur et qui tourne vite au festin de folie free. Le son déferle par dessus les toits. Le Rev est le champion du libératoire. Ils n’ont semble-t-il qu’une seule valeur : la démesure. Encore un solide zinzin de Rev avec «Young Man’s Stride». Ils rockent le shit du shook quand ils veulent. Grasshopper s’adonne une fois de plus à la violence extrême. Encore plus surprenant, voilà «Sudden Ray Of Hope», vieux groove d’élégance suprême éclairé par des éclairs de Rev. Ils électrifient le son à coups de crises, sans doute est-ce là une recette à eux. On ne se méfie pas et ça nous saute à la gueule. Chez eux, tout devient vite imparable. On tombe plus loin sur l’excellent «Racing The Tide» que Jonathan Donahue enlumine d’un I’m so closed et ça devient une sorte de rêve extraverti gorgé de notes de piano et d’excédents de lipides. Ils savent générer des richesses organiques. Ils connaissent tous les secrets de l’accélération des particules et ce démon de Grasshopper fout même le feu à la centrale. Quel démon ! Rien d’aussi intense que le Rev in full bloom avec un Grasshopper en maraude. Il est l’un des pires démons d’Amérique, il sait perforer le ciel, il va là où il veut. La fin de l’album est moins spectaculaire, mais on se régale quand même du groove psychédélique d’«A Kiss From An Old Flame» et ils tentent de singer le «Good Night Sleep Tight» des Beatles avec un charmant «Peaceful Night». Ils le font plus groovy, avec de l’orgue.

Quand ils enregistrent Deserter’s Song en 1998, ils ont clairement l’impression que c’est leur dernier album. Mais tous ceux qui connaissent bien cet album le considèrent comme l’équivalent moderne de Pet Sounds. Eh oui, Deserter’s et le suivant, All Is Dream sont des albums qu’on emmène sur l’île déserte. Ça grouille de coups de génie là-dedans, un vrai panier de crabes. Dès «Holes», on s’embarque tout seul pour Cythère - Time !/ All the long red lines ! - Ça commence comme ça. Jonathan Donahue chante à l’accent fêlé suprême - That flow into your dreams - On assiste à une fantastique extension du domaine de la chute existentialiste. C’est au-delà du beau. C’est le Rev. Back to the magic avec «Opus 40». Donahue lance sa merveille sur des pompes de violons, comme le firent les Beatles. Il chante au meilleur accent, again, et ça explose, aw my gawd, down the spine, Lord, by your side. Ça pourrait être John Lennon, car c’est un chant d’espoir. On reste dans le génie du Rev avec «The Funny Bird». Dès l’intro, on sait qu’il va nous bouffer tout cru. La voix de Donahue tombe du ciel comme la voix de Dieu. Sa voix s’éraille dans l’éclat azuréen. On est au sommet de l’art pop. Des vagues de beauté ravagent le paysage sonore avec un Grasshopper en franc-tireur, perché dans un arbre. C’est au-delà de tout ce qu’on peut attendre d’un hit de pop, c’est du what I want avec une tempête de Grasshopper, ils s’explosent là-haut sur la montagne. Ces mecs-là n’ont pas besoin de Phil Spector pour plonger la pop dans le chaudron des sorcières. On s’accroche à la rampe, en écoutant ça, comme si on franchissait le Cap Horn par une nuit de tempête. C’est un sonic storm exceptionnel. Pour les avoir vu jouer ça sur scène à l’Élysée Montmartre, on sait que les hits de Deserter’s valent tout l’or du monde. L’autre grand cut de l’album s’appelle «Endlessly». On a là une sorte de cauchemar mélodique souligné au thérémine. C’est effroyablement beau. Donahue chante d’une voix d’ingénue libertine, sa voix flotte dans l’air comme la mort. Il faut se pincer très fort pour échapper à cette incroyable expérimentation symphonique cousue de fil d’argent. Donahue hurle dans le néant. Ce mec est le Caligula des temps modernes. Il explose son «Goddess On A Hiway» dès le premier couplet et donne du fil à retordre à Cervantes. Grandeur et décadence du Rev. Leurs explosions sont des modèles du genre.

All Is Dream est sans doute leur album le plus spectaculaire, ne serait-ce que pour ces deux vers d’ouverture, dans «The Dark Is Rising» : «I dreamed of you on my farm/ I dreamed of you in my arms.» C’est d’autant plus poignant que Jonathan Donahue amène une chute philosophique : «But dreams are always wrong.» Fantastique invitation au voyage. Cet album propose l’un des plus gros shoots de symphonic psychedelia de tous les temps. Eh oui, «The Dark Is Rising» nous plonge dans une espèce de vertige hollywoodien. Donahue l’attaque au falsetto romantique, vite balayé par une trombe hollywoodienne, c’est le côté dur du Rev et Donahue revient comme la vague, à l’assaut du rocher. C’est un lécheur de lichen, un chineur de Lochness. Les nappes sont d’une rare violence - In my dreams/ I’m always strong - On reste dans le génie du Rev avec «Tides Of The Moon» - I wish you could see/ It ties you to me - Il chante de l’intérieur de l’hermaphrodisme, sur fond de tempête orchestrale extrême. C’est tout simplement imparable - I wish you could see/ It leads you to me - On a là toute la beauté suprême du Rev. En fin d’album, on tombe sur une sorte de triplette fatale : «You’re My Queen», «Spiders And Flies» et «Hercules». Donahue chante Queen aux abois du beat. C’est tendu à se rompre et monté sur des échelles de bassmatic. Avec Spider, on revient à la magie du Rev. Pas de retour possible - I can’t remember/ What was the season/ And what was the colour of your eyes - C’est beau à mourir. Donahue élève encore la pop du Rev au sommet de l’art, I can’t decide, c’est ça, exactement ça, le cool desire of death in your eyes. Il parle du souvenir qu’il n’a pas de la couleur de ses yeux. Et Grasshopper finit «Hercules» avec un solo de la fin du monde. On voit aussi Donahue prendre la mélodie de «Chains» à l’envers. C’est très spectaculaire, car construit sur des descentes par paliers dans les registres. Quel éclat céleste ! Ce démon de Donahue travaille ses chansons au corps, il leur brise les reins en les caressant, tout ce qu’il chante monte droit au cerveau, ça pschitte intensément. «Lincoln’s Eyes» sonne comme du saute au paf extrapolé et Grasshopper y hope plus que de raison. Ils gorgent aussi «Little Rhymes» d’adrénaline de Rev. On sort de tout ça épuisé mais ravi.

The Secret Migration rivalise de grandeur épique avec Deserter’s et Dream, même s’ils reviennent à des choses plus conventionnelles. Ils font de la pop, ils expérimentent. Donahue écrit à propos des oiseaux et des fleurs, et il se marre car il pense que les gens attendent plutôt des chansons d’amour. C’est dans la poche dès «Secret For A Song». Ça booste dans la stratosphère. Donahue sort sa plus belle voix sucrée de popster. Le Rev sait naviguer aux confins du réel. On a là l’une des plus belles psychedelias d’Amérique, avec les solos aventureux de Grasshopper. Ces mecs aiment la magie, de toute évidence. «In A Funny Way» fait partie de leurs plus belles chansons - On a summer day/ You can her call - On assiste à une fantastique cavalcade de bassmatic, Grasshopper éclate dans le cœur du cut et Donahue explose en plein ciel, oui, c’est du cinémascope - But in a funny way/ She reminds you of the fall - Même échappée belle avec «The Climbing Rose» : on en prend plein la barbe, quelle dégelée ! Grasshopper sort un solo chargé comme un Polonais un jour de paye. Super power ! Ça n’en finit plus d’exploser, ils montent sans cesse dans les étages. Leur génie consiste à mélanger le sucré de la pop avec le blast du power. «First Time Mother’s Joy» relève aussi de la magie. «Across The Ocean» est saturé de beauté, tellement saturé que le cut chevrote. Ce démon de Donahue attaque «Diamonds» par le côté, en biais. Il rentre par la tangente harmonique, avec des échos de dreams are always true. On lui fait aveuglément confiance. On aimerait qu’il existe des dizaines d’albums du Rev. «Diamonds» évoque la pureté de l’air d’un matin d’été. «In The Wilderness» renvoie à John Lennon, avec le power du Rev dans le dos. On les sent pressés d’exploser, mais ils négocient un retour au calme.

Snowflake Midnight va plus sur l’electro et se double d’un deuxième disk d’instros, Strange Attractor. Ils tentent d’échapper à cette pop qui ne leur convient plus. On retrouve dès le «Snowflake In A Hot World» la magie du chant de Donahue. On sent bien l’arrivée des machines dans le jardin magique. Mais l’electro finit par avoir le dessus et Donahue se fourvoie dans le beat de «Butterfly’s Wing». Il semble tenter le diable. Il tape à coups d’ailes de papillon. Dommage que le son soit si vulgaire. Puis on perd complètement la grandeur du Rev, même si dans «People Are So Unpredicable», Donahue essaye de se dédouaner des machines. Mais on ne se dédouane jamais totalement de Tanahauser et du marteau de Thor. L’affaire tourne au ridicule, on voit le pauvre papillon du Rev se heurter au pilon des forges synthétiques. C’est l’album raté du Rev. Ils n’ont strictement rien à proposer. Donahue le sait, deep inside his heart. Les gens attendent, tu sors un album et tu n’as rien à dire. Quelle déconvenue ! Donahue doit pleurer des larmes de sang dans sa cabane de jardin. Tout son univers s’est écroulé.

Avec The Light In You, il reprend ses esprits et chante comme l’ange Gabriel. Il nous propose avec «Queen Of Swans» une belle pop de pulsation rehaussée de coups d’harmo. On note aussi une belle progression harmonique dans «You’ve Gone With So Little For So Long». C’est extrêmement convainquant car beau, à l’image d’un panoramique olympien. Donahue redit son extase - Lying on your back/ How the sky fits in your eyes/ You will never know - Mais il est bien certain qu’avec une A pareille, ils ne parviendront pas à recréer la magie de Deserter’s Songs. La B sauve l’album avec deux cuts, à commencer par «Coming Up For Air», une pop très enjouée, même si les paroles refroidissent - My godness/ What was left of me/ Drove down the canyon to the sea - Il finit en dolphin - I took a ride after you left me in pieces/ Yes you did/ Yes you did - Fabuleuse mélancolie suicidaire. L’autre puissante merveille s’appelle «Moth Light» - If I was a moth/ I’d fly to the light in you - C’est délicieusement romantique - Let’s just give it one more try/ Ain’t got nothing to lose - Ils terminent avec un «Rainy Day Record» assez beau et monté sur un beat soutenu. Donahue envoie des clins d’yeux à tous ses copains, Wire, Thurston Moore, Elliott Smith, Terry Riley, Dream Syndicate et d’autres.

Jonathan le goéland se marre quand il parle de cet album paru en 2019, Bobbie Gentry’s The Delta Sweete Revisited - C’est comme si vous disiez à tout le monde que ces Technicolor guys from the Catskills vont reprendre un obscur album de country enregistré par une femme qui s’est retirée du showbusiness - Sans doute donne-t-il là la meilleure définition du Rev. Donahue pousse le bouchon très loin, car il ne prend aucun lead au chant. Il n’a que des invitées. Et quelles invitées ! Hope Sandoval vient chanter «Big Boss Man». Elle colle bien à la moiteur du Bayou. Elle sonne si juste. Derrière elle, ça joue à la petite éclate du Rev et ils se mettent à siffler dans l’orchestration. L’autre sommet de l’album est la version de «Morning Glory», avec Laeticia Sadier de Stereolab. Elle prend un mauvais accent grave à la noix, très pop, elle frise le sacrilège, mais elle finit par s’élever par dessus des toits et ça tourne à l’embellie. Suzanne Sundfor récupère «Tobacco Road». Toutes ces filles chantent un peu avec la même voix un peu putassière, comme si elles cherchaient à plaire, mais heureusement, le Rev veille au grain et monte le Tobacco Road en mayonnaise. Parmi les autres invitées, on trouve Norah Jones («Okolona River Bottom Band», mais voix trop mode, pas du tout Gentry), Carice Van Houten («Parchman Farm», chanté à la petite pression d’une chanteuse qui voudrait faire croire qu’elle a du caractère, mais heureusement Grasshopper part en maraude), Margo Price («Sermon», mais elle sonne comme une sorte de Vanessa Paradis). Ça remonte d’un cran avec Vashti Bunyan qui chante «Penduli Pendulum» comme une libellule. Elle renoue un peu avec le Rev. Le cut est même visité par les esprits. C’est extrêmement produit, au-delà de toute expectitude. Quand Beth Orton chante «Courtyard», on a presque envie de lui demander de la fermer. On se croirait dans un défilé de mode. Elles tentent toutes d’être plus intenses les unes que les autres et ça finit par fatiguer les méninges. On n’est pas là pour ça. La seule qui s’en sort bien est Hope Sandoval. Beth Orton gueule un peu trop. On trouve en bonus une version d’«Ode To Billy Joe» que le Rev confie à Lucinda Williams qui d’habitude ne déçoit guère. Mais elle le prend de haut. Sans la moindre sensibilité. Elle se sent obligée de gueuler, alors que ce n’est pas du tout l’esprit du cut. On l’a connue dans des jours meilleurs. Elle chante au tranchant, c’est une erreur stratégique. En vieillissant, Lucinda Williams a perdu tout ce qui faisait son charme. C’est catastrophique, car elle tente de passer en force, ce qui relève de l’hérésie.

Attentions aux albums des Harmony Rockets. On y retrouve bien Jonathan et Grasshopper, mais ce sont des albums de jammers. Paralyzed Mind Of The Archangel Void date de 1995. Le seul cut qu’on y trouve dure quarante minutes. Welcome in the void. On peut parler ici de psychedelia avancée et jouée entre amis. La voix de Jonathan est barrée, loin là-bas. Il faut vraiment adorer le Rev pour aller écouter ça. Skip Spence et Syd Barrett auraient adoré cet album.

Le quatrième album des Harmony Rockets s’appelle Lachesis/Clotho/Atropos et date de 2018. Ils semblent vouloir refaire le Floyd des origines, celui de Syd Barrett. Il faut écouter cet album de près. Comme l’indique le titre, il se compose de trois cuts. Avec «Lachesis», on se croirait revenu au temps béni d’«Astronomy Domine». C’est très ambiancier, très anti-commercial. On a là du gratté libre et délicat. Jonathan joue des Ondes Martenot. On entend ensuite Peter Walker gratter sa gratte dans «Clotho», mais il ne se mouille pas trop. Tous ces gens veillent à rester très psychédéliques. Ils sont obviously barrés comme Barrett, mais dans une autre dimension, la leur. C’est le mec de Sonic Youth qui bat tout ça si sec. Puis on voit «Clotho» basculer dans une heavy psychedelia hypnotique, bien drivée dans l’âme. Les violences deviennent surnuméraires, elles s’accumulent comme des comptes de trade. Ils terminent avec «Atropos», joué au getting de guetteur. Ils semblent guetter le groove du haut du gué. C’est assez magnifique. On entend les rumeurs dans les branches. Alors c’est gagné. Pur jus de gagné, profond et sans risque. Ils jouent à la guitare école, sans capote. Ça gicle dans la rosée du matin, loin des chancres et du system. Tout est beau, comme lavé à l’eau claire.

Signé : Cazengler, Mercury Naze

Mercury Rev. Yerself Is Steam. Beggars Banquet 1992

Mercury Rev. Boces. Beggars Banquet 1993

Mercury Rev. See You On The Other Side. Beggars Banquet 1995

Mercury Rev. Deserter’s Songs. V2 1998

Mercury Rev. All Is Dream. V2 2001

Mercury Rev. The Secret Migration. V2 2005

Mercury Rev. Snowflake Midnight. V2 2008

Mercury Rev. The Light In You. Bella Union 2015

Mercury Rev. Bobbie Gentry’s The Delta Sweete Revisited. Partisan Records 2019

Harmony Rockets. Paralyzed Mind Of The Archangel Void. Big Cat 1995

Harmony Rockets. Lachesis/Clotho/Atropos. Tompkins Square 2018

 

L’avenir du rock

- Le règne de Reigning Sound -

Part Two

 

Comme tout le monde, l’avenir du rock connaît des hauts et des bas. Il lui arrive de se lasser, non pas de la vie ou des femmes, mais du rock. Ce n’est pas qu’il perde confiance en lui et donc qu’il veuille prendre ses distances avec sa raison d’être, le rock, mais il lui arrive d’envier son collègue l’avenir de l’art. Ah comme il aurait aimé pouvoir se consacrer aux effervescentes émanations de l’expression picturale, il lui semble qu’elles requièrent autant d’espace mental que celles de l’expression mélodique, tous genres confondus, mais il devine qu’elles font appel à d’autres réflexes méthodologiques, par exemple ces ressorts qu’enfouit l’intellect au plus profond du dernier cercle. En vérité, ce que jalouse vraiment l’avenir du rock, c’est l’extraordinaire indépendance dont jouit l’avenir de l’art, car chacun sait que l’art ne doit rien à personne et ce depuis la nuit des temps et qu’il prétend plus facilement à l’universalisme qu’un rock empêtré dans ses modes et ses liens avec la littérature et le cinéma. Comme aimait à le fredonner notre cher Fumeur de Havanes, l’art n’a besoin de personne en Harley Davidson. L’avenir de l’art dispose en outre d’une énergie hallucinante, il est en perpétuel renouvellement, il est dans les rues, dans les esprits, dans les télévisions, il pourrait presque servir de modèle à l’avenir du rock. Alors, piqué au vif par un sursaut d’hyper-conscience, l’avenir du rock se précipite au sommet du mont Ararat et là, au milieu des éclairs et du tonnerre, il annonce à Dieu la naissance d’une nouvelle épiphanie qu’il baptise l’avenir de l’art du rock !

 

Il n’a pas l’air comme ça, le nouvel album de Reigning Sound - A Little More Time With Reigning Sound - mais c’est vrai qu’il ressemble à une œuvre d’art, et pas seulement à cause de la pochette. Musicalement, il revient par la bande et il remporte la victoire avec une bonne longueur d’avance. On a l’impression d’avoir entendu tous ces cuts dans les albums précédents, Greg Cartwright ramène le même son, le même enthousiasme et la même facilité à composer de très beaux cuts. Donc l’avenir lui appartient. Il nous ressert chaque fois le même shoot d’entertainment avec des chœurs de lads derrière, Reigning Sound signifie belle envolée ou tout ce qu’on voudra bien imaginer, mais l’idée de règne prévaut. Que ton règne arrive ! Son «Let’s Do It Again» sonne comme un hit judicieux nappé d’orgue par Alex Greene, toujours vert malgré l’âge. Le sound de Reigning Sound est d’une fraîcheur qui n’en finit plus d’en imposer. Peut-on encore parler de Memphis Sound ? Non bien sûr, puisque toute cette petite industrie s’est délocalisée, mais l’esprit est bien là. Les petits balladifs cartwrightiens de type «A Little More Time» et «Oh Christine» passent tous comme des lettres à la poste. Après les excès gaga-punk des Oblivians, le balladif est devenu le péché mignon du vieux Cart, il vise depuis longtemps la pulpe du lard et il s’en sort plutôt bien, car c’est un lard éculé par tant d’abus... Il n’a par contre rien perdu de ses vieux réflexes : son «I Don’t Need That King Of Lovin’» est bien claqué du beignet. On croirait entendre les early Groovies, à cause peut-être de la fraîcheur de ton et des dynamiques internes, qui sont d’ailleurs les deux mamelles de Cart. En B il redouble d’en-choo-choo-train avec «You Don’t Know What You’re Missing», petit shoot de pop-rock parfait. «Make It Up» sonne comme un hit de juke perdu dans l’océan des hits de juke. C’est un peu le problème des grands disques, ils finissent pas se perdre dans l’océan des grands disques. On en connaît tous des centaines, on peut même dire qu’il y en a à la pelle, c’est à la fois épuisant et réconfortant, ça dépend de l’état d’esprit du jour. Tu t’es levé bien luné, alors tu vois cette profusion d’un bon œil. Tu t’es levé avec la gueule en vrac, alors tu vois tout de travers et pfffff, un bon disque de plus ou de moins, qu’est-ce que ça va changer ? Il n’empêche que «Make It Up» incarne bien le power de l’ex-Ob, il le prend à la petite arrache, il l’emmène à la force du poignet, ce mec a toujours su s’imposer, depuis toujours, il continue de perpétuer cet art de big american rock. Il est même l’un des plus obsédés par cette tradition, avec Bob Mould, Chuck Prophet et quelques autres, ces mecs sont les derniers tenants de l’aboutissant, les derniers ténors du barreau, ils ont cette idée du big rock chevillée au corps et chaque fois qu’ils sortent un album, c’est une façon de dire : on ne lâche pas l’affaire, alors tu sors ton billet de vingt, il n’y a aucun risque, tu sais pertinemment que ça va être bien et même si ça reste du modeste rock underground, comme c’est ici le cas, tu te félicites de ton investissement.

Le vieux Cart rafle bien la mise en fin de B avec le spectaculaire «Just Say When» chanté à deux voix. On assiste à une brutale montée des taux d’adrénaline pop, le chant à deux voix envoie le cut valdinguer dans la magie et comme en plus c’est une grosse compo, ça te bilboquette le percuteur, c’est bourré de dynamiques internes, c’est d’une puissance qui en dit long sur la vision du Cart. Il vire au dylanex avec «You Ain’t Me». Ce clin d’œil au Dylan 66 est assez stupéfiant et puis voilà la cerise sur le gâteau : «On And On». Cette fois, ça y est, on est vraiment sur un big album, et même un very big album, n’ayons pas peur des mots ! Vert de Greene noie ça d’orgue et Cart nous déroule une fantastique ode à l’humilité - Happiness cannot be bought/ But you can purchase all the misery you want - Et là ce démon de Cart devient un géant parmi les géants, il claque sa chique en de mirifiques mécaniques atmosphériques.

C’est sans doute la première fois que Shindig! consacre six pages à Reigning Sound. Un événement ! Jon Mojo Mills commence par rappeler que le groupe n’a rien enregistré depuis sept ans et que, comme tout le monde, il s’est fait baiser pendant un an par Pandemic. Cart qui vit en Caroline du Nord raconte qu’il a monté Reigning Sound après le split des Oblivians en 2001 et qu’à l’époque, il commençait à composer pas mal de balades parce qu’il écoutait Gene Clark, les Everly Brothers, Doug Sahm, Del Shannon, Harry Nilsson, et ajoute-t-il, le premier Fairport Convention. Il prenait ses distances avec le gaga-punk et louchait sur les grosses compos. D’où le côté étrangement calme du premier Reigning Sound paru en 2001, Break Up Break Down, qui a l’époque a surpris tous les fans des Oblivians. Il s’agissait en effet d’un album raffiné, délicat et folky-folkah. La gueule qu’on tirait en écoutant ça... Globalement, Cart voulait sortir de la niche gaga-punk, il sentait bien qu’il fallait évoluer. Puis il est revenu au big sound avec Too Much Guitar avant de passer à la prod avec Mary Weiss, The Ettes et The Goodnight Loving. On l’a vu aussi jouer avec les Deadly Snakes, les Detroit Cobras, le ‘68 Comeback et les Tip-Tops. Autre side-project : The Parting Gifts avec Coco Hames des Ettes. Puis retour à Memphis pour enregistrer A Little More Time With Reigning Sound avec Scott Bomar. Cart précise que c’est enregistré live avec la formation originale du groupe.

Signé : Cazengler, Ringard Sound

Reigning Sound. A Little More Time With. Merge Records 2021

 

Inside the goldmine

- Mystery Lane

 

Nous n’avions en tout et pour tout qu’un homard et un bidon d’alcool de contrebande pour célébrer Noël cette année-là. Et la fameuse permission de minuit. Nous nous étions mis tous les trois sur notre trente-et-un, dandys de la cloche de bois, décidés que nous étions à retourner la situation à notre avantage et faire, ainsi qu’on le dit communément, contre mauvaise fortune bon cœur. Cui-Cui portait son survêtement bleu clair lavé de la veille et Brahim une chemise à carreaux boutonnée jusqu’au col. De se retrouver assis tous les trois autour de la petite table en un moment aussi cérémonieux nous transperçait le cœur de bonheur. Nous rapprochâmes nos tasses que Brahim préposé au bidon remplit d’alcool et nous trinquâmes à la santé du petit Jésus en rigolant comme des bossus. Le visage si rond de Cui-Cui luisait dans la lumière blafarde et son rire perçant ricochait sur les murailles. Quant à Brahim, il semblait pour la première fois de sa vie s’abandonner aux joies de la bonne camaraderie. Son visage couvert de barbe et de balafres s’illuminait enfin. C’était un réel bonheur que de voir ses yeux étinceler. Pour cet homme dur, pour ce rescapé de l’enfer, c’était une façon d’exprimer sa confiance. Nous fîmes des manières pour nous répartir les quartiers de homard, Cui-Cui prenez donc la pince, Oh non, moi pas plendre pince, toi donner pince à Blahim, moi manger ventle, pendant que Brahim remplissait encore les tasses d’alcool avec un prodigieux sourire aux lèvres. Nous trinquâmes et nous trinquâmes encore. Cet alcool de contrebande montait droit au cerveau. Les murailles commençaient à chavirer et nous fûmes les trois pris d’une crise de fou-rire. Puis vint le moment des cadeaux. Cui-Cui extirpa de l’intérieur de sa veste de survêtement deux paquets qu’il nous tendit. Ils étaient enveloppés dans du papier journal. Brahim découvrit une bague sertie d’une pierre énorme qui devait être un diamant. Il refusa et voulut rendre l’objet à Cui-Cui, melci mon ami, c’est tlop beau pour moi, alors Cui-Cui insista, si toi plendre cadeau !, diamant du chef Ming, à Hong Kong, buté gang Ming, coupé doigt gang Ming et mis dans tlou du cul pour avion Flance, ha ha ha ! Alors Brahim passa l’anneau à son doigt et devint une sorte de prince de l’Atlas. Cui-Cui reçut comme cadeaux une barrette de shit de la taille d’une tablette de chocolat et un petit carnet rouge dans lequel il allait pouvoir écrire ses poèmes. Brahim qui apprenait à écrire reçut en plus du diamant du chef Ming un stylo-plume dont la plume dorée singeait l’or. Le petit paquet que me tendait Cui-Cui livra bientôt son secret : il contenait un CD. L’artiste s’appelait Mickey Lee Lane. Le visage cadré serré, il portait des lunettes noires façon Lou Reed au temps du Velvet et une longue mèche blonde lui ornait le front. Depuis lors, chaque année à Noël, en souvenir de Cui-Cui, Rockin’ On sonne les cloches à minuit.

 

Ce multi-instrumentiste new-yorkais qu’est Mickey Lee Lane n’a pas fini d’épater la galerie. Il démarre en 1957 avec de sacrées accointances (Alan Freed et Jerry Lee) et «Coffee And Toast», un solide bop rockab un peu pop, mais le beat derrière ne trompe pas. Mickey traîne au Brill, writing songs, knocking on doors, c’est la loi d’alors, tente ta chance, kiddy boy. Il frôle plusieurs fois le jackpot, puis c’est Bill Haley qui enregistre l’une de ses compos en 1960, «My Kind Of Woman». D’ailleurs, avec «Rock The Bop», il rend hommage à Bill Haley, his all-time favorite artist. C’est vrai que ce «Rock The Bop» a fière allure, Mickey sonne comme Gene Vincent à l’église, il swingue ça au beat rockab le plus pur qui soit ici bas, il y frise le génie à chaque instant, wow quel fan-tas-tique bopper ! Mickey se souvient aussi d’avoir tourné avec des tas de luminaries, Link Wray, the Isley Brothers, Neil Sedaka, the Four Seasons, Peter and Gordon, Paul Anka, les Coasters et combien d’autres encore ! Sa première version de «The Zoo» date de 1965 - Gimme the zoo by Mickey Lee Lane ! - belle dégelée d’énergie sauvage - Hey man what’s true - et il en refait une autre version en 1995, avec des cris d’animaux sauvages. Le coup de génie de Mickey c’est aussi «Shaggy Dog» qui sonne comme une petite descente aux enfers. Il swingue son bop à la bouche pleine. Il n’en finit plus de donner des leçons de bop («The Senor Class», «Night Cap»). L’autre coup de génie est bien sûr «Hey Sah-lo-ney», le mythic hey hey hey de Mystery Lane, c’est embarqué au pas-de-pitié-pour-les-canards-boiteux, il joue avec la main lourde du diable. Il amène aussi son «No Doofus» au wild cat strut. Ce mec a le génie du son, il groove dans la jungle avec des cris d’animaux. C’est franchement digne des Cramps. Encore une merveille indiscutable : «When It’s Rocking». Il drive ça en mode control freak. Et son «I’m Not Sure I Still Want To» monte vite en température. Ce mec gratte ses poux dans la lumière de sa légende, alors oui, I’m not sure ! On l’entend aussi pas mal rôder par en dessous («She Don’t Want To»), il peut se montrer très insidieux, c’est sa technique. Beware of the Lane ! Il faut le voir allumer son «Baby What You Want Me To Do», il a une patte, il gratte sa petite gratte et ça monte très vite en température. Il claque ses trucs avec les moyens du bord, mais ça tourne vite au wild de bonne compagnie. Même quand il fait du comedy act avec «Toasted Love», il ramène du big bass sound. Il chante «One And One Is Two» avec sa frangine Shonnie. Ils s’amusent bien. Mickey est à cheval sur le cul entre deux chaises, mais jamais échec et mat. Il passe chaque fois comme une lettre à la poste, c’est ce qui le rend immensément désirable. Il raconte dans le booklet qu’à une époque il tournait tout seul et jouait tous les instruments sur scène. Même sa version de «Tutti Frutti» est bonne. Puis il va devenir ingé-son et en 1976, Artie Ripp l’engage chez Kama Sutra.

Signé : Cazengler, Mickey Lee Larve

Mickey Lee Lane. Rockin’ On. Roller Coaster Records

 

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486... 507... 511... 515... 518... 525... vous ne comprenez pas ce que je fais, je le redis en anglais, Nowhere else... Mental hospital... Silence... You can't always get what you want... European slaves... The good all times... vous ne voyez pas, je vous l'exprime chronologiquement, Février... Avril... Mai... Juin... Juillet... Octobre... oui, ce sont les vidéos des Crashbirds que nous avons chroniquées en cette année 2021. Six vidéos en moins de douze mois, les esprits pointilleux rétorqueront, non cinq, only five, because la reprise des Stones date de 2011, eh bien non, chers comptables, six parce qu'ils viennent d'en sortir une nouvelle en ce mois de Novembre. Les lecteurs de la onzième heure s'exclameront : mais pourquoi tant de vidéos ! Nous leur répondons, GRAND A : parce que le covid pandémique a annulé les concerts ! GRAND B : depuis la levée de l'interdiction et l'institution du pass sanitaire ( ce mot qui contient le verbe taire ), les Crashbirds refusent de se livrer à la comédie de cet ausweis liberticide. Une attitude courageuse. Du coup dans leur chaumière bretonne, ils laissent libre cours à leur fantaisie...

Excusez ma veine énumérative, mais cette fois ils ont changé de dimension, Henri IV... Henri V... Henri VI... Henri VIII... non Shakespeare n'a pas oublié Henri VII, évoque les conditions de son accession au trône dans Richard III, vous savez cette pièce où le roi Richard s'écrie : '' My Kingdom for a horse ! '', je pressens que certains sont perdus, le plus simple est de visionner l'opus :

THE DEAD KING SON

CRASHBIRDS

( You tube / Novembre 2021 )

Donc une vidéo. Non erreur fatale, pas une vidéo de plus, mais la suite d'une première vidéo, l'acte II aurait dit Shakespeare. Les Crashbirds ont adapté la leçon du grand Honoré. Balzac pour ceux qui ne sont pas de ses intimes. L'avait pris l'attitude de resservir les personnages de ses romans antérieurs dans le nouveau qu'il était en train d'écrire. Les Crashbirds ont adopté sa recette et l'ont adapté pour ce nouvel ouvrage. Souvenez-vous de The Good old times qui chantait les joies et les horreurs médiévales, non sans se permettre un léger clin d'œil à notre époque actuelle qui ne vaudrait pas mieux ( voir livraison 525 du 14 / 10 / 2011 ), mais ce coup-ci nous rentrons dans le vif de l'Histoire. La preuve, ils ont gardé le même décor, sous le même arbre le même trône royal, symbole et enjeu de toute puissance, d'ailleurs Pierre ne manque pas de s'y asseoir pour gratter sa guitare, c'est vrai que c'est un clip musical, mais enfin il oublie que le hérault ne raconte pas l'accession de Pierre 1er au siège suprême mais celle du fils du roi mort. Delphine, c'est-elle l'héraultine parce qu'elle chantonne le récit, elle connaît combien ces chaises royales, elles sont périlleuses, aussi s'y risque-t-elle un tantinet mais point trop, elle préfère être la ballerine qui virevolte, la fofolle du monarque qui n'a aucune envie de risquer sa peau ( ce qui est très compréhensible car elle est déjà depuis le premier jour de sa naissance une reine de beauté ).

Quand le clip commence, le fils du roi occupe le trône. Quelle merveilleuse trogne de soudard affamé de sang et de crimes ! Et ce regard extasié avec lequel il inspecte d'un regard torve l'instrument de sa puissance, désolé chères lectrices, ce n'est pas ça, c'est son glaive moult ébréché dans les durs et longs combats, son âme frustre a du mal à mettre en ordre les séquences de sa vie, pense-t-il cet assassin à son père, ou, nous tombons-là dans les profondeurs les plus troubles de la psyché humaine, s'imagine-t-il vieillissant confronté à son propre fils ( d'assassin ) qui ne vaudra pas davantage que lui-même, nous côtoyons là des aspects insupportables des passions de l'âme. Le spectacle est si effrayant, qu'abandonnant son luth, Delphine préfère se plonger dans un antique livre d'images, qui hélas raconte la même histoire de laquelle elle essayait vainement de s'arracher, elle pousse alors des cris d'horreur à vous glacer les sangs, mais qui étrangement réchauffe la vigueur du fils du roi mort, quelle virilité dans sa manière de brandir son épée, une énergie que l'on pressent criminelle, qui pourrait s'opposer aux lois inéluctables des destins maudits, même pas Merlin – à sa barbichette blanche l'on reconnaît Pierre - l'enchanteur est désabusé il sait qu'il n'a pas le pouvoir d'arrêter le drame qui se prépare. Dieu merci, nous ne verrons pas le crime, Delphine nous le fait entendre, sa voix monte haut, plus fort que la Castafiore, et même plus fjord que la Castafiore car votre moelle épinière se congèle d'effroi, vous ne verrez qu'un poignard dégoulinant de sang, et la bouche ouverte en gueule de requin du fils du roi mort. Mais que se passe-t-il serions-nous dans un Hamlet revisité, les images obsédantes de son père bourdonnent-elles dans son esprit mélancolique, pourquoi Delphine pousse-t-elle ses hurlements de terreur, et pourquoi soudainement Delphine se met-elle à gambader tel un jeune poulain mené au pré, elle danse, elle sautille, elle tournoie, et s'immobilise tandis que Pierre bloque ses cordes pour mettre un point final à l'histoire.

Mais non le pire est devant nous. Le récit continue, mais il se tinte de philosophie. Et hop une petite danse guillerette, Pierre vous rythme une bourrée bretonne et Delphine se croit dans un dernier fest-noz. Une dernière image, sur le trône gît une marionnette abandonnée. Veulent-ils nous dire que les actions des misérables homidiens n'ont que peu de valeur, qu'il vaut mieux en rire qu'en pleurer. Que malgré ses drames, la vie ne vaut pas tripette, qu'elle n'est qu'une comédie. Une idée vous traverse l'esprit, devrais-je relire Shopenhauer, mais ce n'est pas fini, un chat s'est installé sur le trône, puis il saute de la chaise et disparaît, aurions-nous pénétré dans le rêve d'un chat ?

Certains lecteurs n'auront pas envie de remuer ces vastes interrogations en leurs méninges, qu'ils se contentent d'un regard esthétique, Pierre Lehoulier, Delphine Viane et Rattila pictures ont veillé à l'impact visuel, effets de lumières, bruyères mauves sur landes rousses, arbres centenaires aux formes étranges, nous voici transportés en Brocéliande, le tout magnifiée par le montage de Rattila Pictures, quant au pantalon vert de Delphine et sa veste en fourrure de guépard, elle vous hantera encore lorsque le dernier des rois aura été trucidé ( pour le bonheur de son peuple ) sur cette planète.

Damie Chad.

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Retour à Delphine Dora, deux œuvres, la première peut-être plus difficile. Mais rien n'est moins sûr.

L'ESPRIT DU LIEU / LE LIEU DE L'ESPRIT

DELPHINE DORA

( TITANIA TAPES / 2020 )

( Composition / Enregistrement / Mixage

par Delphine Dora entre Décembre 2019Mai 2020 )

Delphine Dora : voix, piano, piano préparé, clavier, synthétiseur, objets, field recordings, électronique.

D'où un artiste tire-t-il son inspiration. Lui seul est à même de le révéler. Ce qui n'empêche pas le chroniqueur de se livrer à sa petite enquête. Il importe peu qu'il mette le pied sur la bonne piste, une fausse suffit si elle conduit à proximité de là où elle doit déboucher. Pour le moment nous délaissons cette notion de lieu, fût-il celui de l'esprit, nous nous contentons d'un maigre indice. Titania Tapes. C'est sur Bandcamp, un label cornaqué par Khan Jebane dont nous reparlons dans la chronique qui suit celle-ci. Ce dernier mois les USA ont vendu davantage de vinyles que de CD's. Ce retour au vinyl ne doit pas oblitérer la survie des cassettes. Quelques groupes, encore aujourd'hui, notamment en Californie, véhiculent leurs démos et leurs réalisations sur ce support fragile sur lequel il n'est pas facile de se repérer. Cette difficulté ( de localisation, si l'on y réfléchit ) induit à ne publier qu'un seul et long morceau sur chacune des deux faces. Titania Tapes ne produit que des enregistrements sur cassette. Leur catalogue est des plus réduits : huit réalisations à ce jour. La numéro 1 est de Golem Mécanique ( voir chronique suivante ) il est intitulé Maison Morte, la couve représente l'entrée d'une maison, porte ouverte, ce qui semble logique. Plus étonnant, les sept qui suivent offrent aussi des vues de maisons, extérieurs ou intérieurs. La numéro 2 de la série est celle de Delphine Dora. Un label qui n'affiche sur ses couvertures que le même type de lieu ( une maison ) et un opus nommé L'esprit du lieu / Le lieu de l'esprit. Voici d'étranges concomitances.

Face A : écouter cette face est difficile, non la musique n'est ni violente ni perce-oreille, mais il y a comme un problème, il n'y a rien. Attention cela ne signifie pas que vous êtes confronté à vingt minutes de silence, nous ne sommes pas chez John Cage, mais avez-vous réfléchi à la manière dont vous exprimeriez ( par exemple en peinture ) un lieu, je ne dis pas un endroit précis ( la Tour Eiffel, une maison hantée ) ou vague ( un coin de campagne, une rue ) non un lieu qui contienne tous les lieux, un lieu que vous décrivez, non pas un endroit qui pourrait servir de décor de cinéma, mais cette notion de lieu qui s'applique à tous les lieux. Les esprits rebelles s'insurgeront, pour que lieu ait lieu une présence humaine est nécessaire. Delphine Dora répond à cette objection : elle vous emmène au cinéma, elle triche un peu, un film sans image, elle est musicienne, elle n'a gardé que la bande-son, mais le son n'est pas très fort, le danger serait que l'auditeur visualise les scènes et reconstitue dans sa tête par exemple les meubles de la pièce qui ne sont pas expressément nommés dans le dialogue, pas trop de danger l'extrait de Zserelem est donné en langue originale, le Hongrois. Et la musique alors ? Toute douce. Discrète. Avec de légers arrêts. Pas une suite continue. Une voix lointaine, comme venue d'on ne sait où. Qui vient, qui croît, qui redescend. Qui se tait qui repart. Ne restent que des pépiements d'oiseaux et des notes de piano qui résonnent dans le vide, une voix qui chante comme si elle ne se souciait pas de l'instrument. Quand les notes atteignent une certaine densité la voix se rapetisse. Le film s'est arrêté depuis un moment, preuve qu'il n'était pas nécessaire, a servi de guide pour vous mener au centre du lieu, et le chant tourne autour de vous comme s'il voulait vous isoler dans le milieu du lieu, au milieu de rien. Peut-être faut-il faire l'expérience du vide pour saisir le lieu. C'est maintenant que surgit le bruit, des bruits, pas des pétarades, des tapotements, ne marcherait-on pas quelque part et ce bruit soudain de voix de quelqu'un qui parle, incompréhensible – exactement comme ces enregistrements que les chercheurs diplômés recueillent sur des bandes dans des lieux dits hantés ou bizarres – non nous ne sommes pas dans un film à frousse, mais il faut bien donner la parole à cette notion de lieu, en quelque sorte recueillir l'esprit du lieu, Dora ne chante plus, elle pousse de doux cris harmonieux, peut-être sont-ils semblables au chant du cygne qui se meurt, insistances prolongées d'orgue, tintements, le lieu se manifeste-t-il, la musicienne s'est-elle transformée en la voix du lieu, en l'esprit du lieu, est-ce elle qui est dans le lieu, où est-ce le lieu qui est en elle, des notes comme une pendule qui ne marquerait plus le temps mais le bruit du temps, des notes joyeuses scintillent, un bourdonnement les remplace, la-la-la, le moteur de la machine à avaler le temps ronronne. Plus rien. A-t-on touché l'esprit du lieu qui nous livrera le lieu.

Face B : une voix, accompagné de sourds tambours, Delphine Dora lit. Des extraits de Vents de Saint John Perse. Nous devrions être dans le lieu de l'Esprit, mais l'esprit souffle où il veut, Vents est une épopée, celle de la partance, du désir de la race humaine de parcourir la terre, de fonder des civilisations qui engendrent les conquérants propres à entraîner leur peuple en une grandiose anabase. Cet élan de l'Homme à dépasser le songe des Dieux, Delphine Dora presque le chuchote, pose les mots telles des traces de pas sur les dunes qui prouvent que l'on est passé par là, que l'on est maintenant plus loin. Refus de se laisser enfermer dans l'immobilisme d'un lieu, car la terre entière est le lieu de l'Homme. Peu à peu la musique souffle plus fort comme si elle voulait effacer les vestiges de l'homme. Peut-être parce que l'homme se mesure aux Dieux, oubliant qu'il n'est qu'une chose périssable. Maintenant la musique imite le vent. Ritournelle, tout ne se vaut-il pas, les arpèges d'Haendel ou le bruit d'une roue de vélo. Tout n'est-il pas égal à zéro. Violoncelle funèbre pour accompagner Immer Dunkler de Trakl. Le poëte du déclin, Trakl et ses poèmes de l'enténébré, Trakl qui au travers des horreurs de la guerre de 14 a perdu confiance en l'Homme, ce qui ne serait pas si grave s'il n'avait pas surtout perdu depuis longtemps confiance en lui-même, la musique se gondole comme une roue voilée, elle meugle et mugit telle une vache qui a perdu son veau, gouttes de pluie et de tristesse, mélancolie, tristesse, toujours plus sombre, Trakl dont la lecture d'Heidegger a révélé que le regret de l'enfance perdue est celui d'une maison calme et bien chauffée sise au croisement de la terre et du ciel, des hommes et des Dieux, Georg Trakl est mort de cette perte irrémédiable, le lieu de l'esprit résiderait-il en ce carrefour métaphysique, ou en nous-même aussi inaccessible que l'ancien paradis, Delphine Dora prend la parole : il est temps de tirer un trait sur cette poésie inquiète et sa voix prend des couleurs, elle plaide pour un retour vers le réel, pas la grossière réalité des journalistes éparpillés aux quatre coins du monde, le lieu est en nous, dans le renouement à tout ce qui nous relie au monde et aux autres, elle ne le proclame pas, elle dit sans colère, sans emphase, le lieu est le réel, il est partout, il porte en lui les fragments du passé et il nécessite la restauration d'un ordre différent. Et la musique demanderez-vous. Elle est devenue, ce qu'elle a voulu. Pour une fois le son a transcendé le sens.

Vents ( Saint John Perse ) / Immer Dunkler : ( Georg Trakl ) / Wintergang in a roll : ( Georg Trakl ) /Delphine Dora / Haendel : concerto para organo y orkesta N° 8, opus 7 ( Allegro 3 ) / Sylvia Hallet : roue de bicyclette tiré de Lumière aveugle III : in L'inattingible : Delphine Dora / Le Quan Nihn : ondes sinuosidales, extrait d'un workshop ENSA Bourges / Leila Bordreuil : violoncelle, Coïncidence tiré de Headflush

Note 1 : C'est maintenant que l'on comprend le choix de l'extrait du film dans la Face A. ''Zserelem'' de Kàroly Makk signifie ''Amour''. Il relate le combat d'une jeune femme séparée dont la mari a été emprisonné ( nous sommes en 1954 en Hongrie ) qui raconte à sa belle-mère qu'il s'est enfui en Amérique où il commence une grande carrière dans le cinéma. Tout cela pour maintenir la vieille dame en vie et adoucir ses derniers jours. Cela lui permet de résister aux tracasseries policières dont elle est victime. La tendresse entre les êtres humains est présenté comme le dernier rempart contre l'oppression.

Note 2 : Encore une œuvre ambitieuse. A écouter attentivement et à méditer longuement. Ces deux pistes de cassette n'expriment-elles pas la ligne de partage entre poésie et musique. Avec ce tour de force dans la A de faire de la musique le vecteur de l'inexprimable métaphysique de toute essence et dans la B de mettre en scène par le dire de la poésie le nihilisme de la poésie elle-même, le lieu étant positionné dans les îles de séparation et de convergence formées par le limon des deux fleuves, celui qui porte le son, celui qui charrie le sens, deux géants qui se combattent et s'entrelacent afin de mieux se séparer, pour mieux se réunir et recommencer leur infini manège. L'entre-deux n'étant que les îlots infertiles de ce que l'on nomme le réel. D'où la nécessité d'aller puiser de l'eau aux deux numinités créatrices pour rendre ces terres stériles habitables.

IN ILLO TEMPORE

Jolie Vue Festival

( Concert in Eglise de ST Saphorin / Suisse )

( 16  / 07 / 2021 )

Delphine Dora : orgue et voix.

Effroi sacré : comment la petite poucette Delphine Dora arrivera-t-elle à ne pas se laisser manger par le vilain orgue ! Se confronte à un redoutable géant, vieux de plusieurs siècles dont la réputation sonore, religieuse et culturelle écrase tout sur son passage. Le combat est inégal, l'on comprend l'effroi que peut susciter une telle expérience. Un seul mot d'ordre, être soi, le seul moyen pour rester maître de cet instrument célestial et pompeux. Mais ne pas refuser la lutte, accepter d'entrer dans le cercle du sacré tracé sur le sol mental, et par ce geste d'acceptation chasser la peur humaine et la transformer en effroi sacré. Delphine Dora entre dans son propre défi, elle utilise l'orgue en catimini, un son qui vient de loin et qui perdure, un deuxième registre par-dessus, un peu plus cristallin mais de même niveau, Joue des tuyaux comme d'une flûte, elle chante, elle harmonise, elle glossalise, plus haut que l'orgue car il faut mettre le pied sur la nuque de la bête si l'on veut la vaincre, il est dessous et son timbre de fée psalmodie et domine le monde, il n'est plus qu'un mineur qui n'ose élever le ton, il a compris que le sentiment du sacré ne file pas la trouille, on ne l'entend pratiquement plus, il lèche le pied de cette voix flexible qui ne craint, ni lui, ni Dieu, ni personne, protégée par sa seule beauté. Litanie pourpre : n'empêche que l'expression ''effroi sacré'' sent un peu trop la liturgie christologique, la mention purpurale de ce deuxième titre fleure davantage le paganisme et le tapis d'ordalie, toujours cet orgue muselé très vite submergé par le chant, un cortège qui s'achemine avec lenteur, seules quelques notes parsemées surnagent de point en point, la voix s'est tue et l'orgue fait entendre sa plainte joyeuse, une brise légère pousse le radeau d'Ulysse, les prêtresses entonnent un péan en l'honneur d'Apollon, très doucement pour ne pas indisposer le Dieu Lycien, suivie de notes d'allégresse, le son s'étire de tout son long tel le python du sanctuaire, silence presque, impression de pas qui s'éloignent vers on ne sait où. L'Un primordial : Delphine Dora serait-elle parménidienne, à moins qu'elle ne pense à l'œuf germinatif de l'Éros, l'Un déplie lentement le lotus de la présence enfermée en elle même, les notes s'étalent tels de suaves pétales porteurs de l'immensité du monde, ils ne sont encore qu'à peine déployés, un peu de grandeur s'élève dans les notes finales, la voix n'a duré que quelques secondes, il est des spectacle auxquels on ne saurait ajouter... Cosmogonie étoilée : le son s'amplifie un minimum, ce que l'on entend porte un nom : la musique des sphères, sans doute roulent-elles à des vitesses inimaginables, mais les distances sont si grandes qu'elles paraissent avancer lentement, lors la voix s'élève pour traduire à nos pauvres oreilles de mortels l'harmonie suprême que leurs course grandiose émet. Time is the gift of eternity : musique plus sombre, les hindous disent que l'argent est la crotte de Brahma, il y a plus terrible encore cette éternité divine qui nous est accessible qu'en tant que temps, poison mortel que nous offre l'éternité, l'orgue élève la voix, est-il si sûr de sa victoire qu'il claironne, tout bas certes, mais il ne peut retenir son contentement, il ne parle pas, il verbiage, et lorsque nous défaisons l'enveloppe du cadeau empoisonné, l'on sent qu'il sourit, qu'il est heureux. La connaissance cachée : il existe sûrement une connaissance cachée, une illusion que les sages se passent de génération en génération, l'orgue chantonne avec bienséance, un peu comme s'il se retenait de rire à notre enterrement. Pneuma : le dernier souffle se confond-il avec le premier, notes solennelles, s'il n'y a de connaissance peut-être existe-t-il un secret. Non pas à percer. Percé depuis le premier jour. Un souffle de voix renaît des cendres de son silence, elle est la gaze sur la plaie, l'éosine sur le genoux de l'enfant. Elle souffle dessus et le mal disparaît. L'aube des temps : des notes comme des coups de pinceaux sur le matin du monde. L'orgue rayonne, mais en soleil timide, un sourire radieux de nouveau-né, qui prend son temps pour s'épanouir, les temps du grand-midi ne sont pas encore arrivés, l'astre déplie ses rayons bienfaisants un par un, une voix caresse les nuages roses de l'aurore, inutile de se presser, ces instants d'équilibre merveilleux sont trop rares pour que l'on hâte le pas, quelques notes d'allégresse contenues. Applaudissements. Retour à la réalité.

Delphine Dora nous a conté la naissance du monde sans une seule fois avoir donné libre cours à l'ouragan des grandes orgues, elle a tenu le monstre en laisse, à peine s'il a eu la permission de murmurer mezza voce, en sourdine. Le piège était de répépiéger un ersatz de musique classique. Elle est au-delà. Elle est en elle-même. En un style de confluence de toutes les divergences. Autant alcyon dans la tempête que tempête autour de l'alcyon.

Damie Chad.

 

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Deux cassettes parues sur le label Titania Tapes. La première de Golem Mécanique, nom de guerre musicale de Khan Jebane maître-d'œuvre du label Titania Tapes. Si sur la seconde le mot Golem est crédité d'un '' S '' c'est que Thomas Bell participe à cet opus. Thomas Bell est le créateur de Distant Voices : A contemporary space of artistic resistance & poetic resonnance dont nous reparlerons en une autre livraison.

MAISON MORTE

Golem MECANIQUE

( Titania Tapes 01 : sur Bandcamp )

Maison morte : bruissement de reptile répété, soupçon de bourdonnement, poème, récité en éventail, les lamelles se recouvrant, chant plainte, la mort est là, celle d'une maison, celle d'une enfance, celle de quelque chose qui a vécu, objurgation de pas dans le néant, une voix insistante appelant à entrer non par la porte sinon celle de la réceptivité du cœur et de l'esprit, parfois des éclats de bonheur, des vers dépareillés d'azur et de détresse, la maison est hantée, les voix se recouvrent, lorsque l'on a ouvert le ruissellement des présences qui tombent indéfiniment emmenant avec elles les fantômes d'un passé à jamais perdu, à jamais derrière la vitre des sens, sifflements insupportables, comme des reniflements de peurs, des bruits de fermeture éclair qui donne accès à une dimension improbable. Injonction de pleurs. Grincement de la grille rouillée des âmes enfuies qui se collent à vous en sangsues du désespoir. L'on ne sort pas indemne d'un tel enregistrement que les mots ont du mal à représenter. Ici les mots du poème sont intimement mêlés à l'objet sonore dont ils ne sont qu'un ingrédient, un peu comme dans la poésie classique les mots sont indissociables de la métrique formelle qui les porte. Virginie, souvenir de la maison défunte : bourdonnement suivi de stridences avec glougloutements par dessous de plus en plus forts, à la limite de devenir insupportables à des oreilles humaines de vivants, un moteur d'avion qui fore le temps, une voix de loin que l'on ne comprend pas, que l'on a du mal à entendre submergée par le vacarme du monde, elle chante, un disque usé, vrilles sonore, l'on aurait jamais cru que la mort puisse faire autant de bruit qu'une entreprise de démolition, la voix de ce qui ne veut pas mourir, qui est piégée dans les replis du temps, les décombres et les gravats, se fait plus forte, fontaine de didondaine didondon, la tutelle de la mort tue-t-elle, la mort est-elle morte, destruction implacable, la voix est devenue jappements de chiens, du moins se plait-on à l'entendre telle pour l'imaginer un bonheur simple, concassé, broyé, écrasé, réduit en poudre, barrissements de trompes, l'écho de l'ancien temps brouillé mais qui subsiste, que l'on noie sous des trémies de sable déversé, une autre voix funèbre surgit et disparaît, coups de masses ou claquements de talons hauts amplifiés, elle chante comme Gavroche sur la barricade du temps, elle éclate souveraine, claire comme de l'eau de roche, avant qu'un dernier assaut ne mette un point final à sa destruction à sa disparition.

Peut-être plus difficile d'accès que la précédente à écouter ( play loud ) mais de ce tintamarre surgit une indéniable poésie. Tout cela à base de manipulations de bandes magnétiques, et de collectages, une poésie tissée à partir des débris du monde, construite afin de fracturer le temps. Par contraste total, nous conseillerions à l'auditeur de lire La vigne et la maison de Lamartine afin de mesurer les écarts et les béances du temps.

BLACK METAL MASS TAPES

( Golem(s) mecanique )

( GOLEM mECANIQUE bANDCAMP /Avril 2021 )

Golem Mécanique : electronic, tape, voice, redemption

Thomas Bell : guitar, bass guitar, drum, voice, possession

Face A : Possession : une masse sonore qui fond sur vous et se stabilise, hélices d'avions en marteaux-piqueurs zébrées de déchirements de locomotives à vapeur, apaisement de quelques secondes le temps que surgisse une force menaçante ponctuée du trivial tintement grêle de ces sonnettes disposées sur les comptoirs afin d'appeler l'employé occupé ailleurs, bombardements et, plus inquiétante que ce déluge de fer et de feu, cette voix incompréhensible engluée et comme prisonnière de la tourmente sonore, du bruit comme des trompettes de garde et d'appels, chuchotements gutturaux insinués à votre oreille, est-ce le diable qui essaie de vous envoûter, hurlement pandémoniques, bruits horribles, la voix se fait présente, une pièce de monnaie sur le marbre d'un bar, résonances ineffables et insupportables, la voix plus claire devient tentante, feulement de bête visqueuse, bélier sur les portes de votre âme transformée en église du démon, chants rauques et lucifériens tambours victorieux, des lèvres douces sur votre tympan qui vous dispensent un discours de miel et de cauchemar. Face B : Adoration : harmonies tranchantes, une voix féminine erre dans ces ondées de guitares bruissantes et apaisantes l'on aimerait mieux saisir, juste un mot qui surnage '' néant '' peut-être une illusion imaginative, la douceur est maintenant remplacée par la voix rauque et masculine du démon, à laquelle s'enlace bientôt la féminine, non pas un dialogue, une lecture de litanies en latins, des contre-prières, des invocations... silence... assaut grandiloquent et monstrueux d'une instrumentation électrifiée, les metalleux adoreront cette déferlante sans pitié, est-ce l'éclat insoutenable du Mal qui hurle les soleils de la douleur et de la révolte de vivre, éclatements monstrueux de beauté, don spermatique de la vie exaltée en ses plus cruelles attirances, apaisement, nouvelle décharge sonore encore plus submergeante, borborygmes de vomissures, le serpent se complaît dans la l'ordure et la fange de la création, une guitare à vide et avide de dominance, la voix du prêtre récite l'absolution, celle angélique de la succube évoque les béatitudes bestiales, silence, grondement de tuyère, l'esprit du mal et du bien souffle où il veut. Ceci n'est qu'une interprétation.

Deux morceaux assénés comme des uppercuts. Black metal et black beauty emmêlés.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 08

UNE INVITATION AU CINEMA

Nous étions attendus. Le '' président '' n'était pas content, à peine avions posé le pied sur la première marche du perron qu'il nous houspilla, toutefois il me sembla qu'il était plutôt de bonne humeur. Derrière nous Molossa et Molossito la queue basse essayaient de faire bonne contenance.

_ Alors les agents du Service Secret du Rock'n'roll sont fatigués ils s'arrêtent à l'hôtel au lieu de venir faire leur rapport, en plus vous abattez froidement une pauvre cliente qui se plaignait que vous faisiez du bruit !

_ Pas du tout Monsieur le Président intérimaire, le Chef prit le temps d'allumer un Coronado, vos agents de la Défense du Territoire sont mal renseignés, elle empêchait le portable de l'agent Chad de sonner, alors que c'était votre personne qui nous appelait !

_ Vous avez eu raison, si de simples citoyennes se permettent de se mettre au travers de la route du Président de la République, même intérimaire comme vous l'avez si opportunément rappelé, où va l'Etat, lorsque les intérêts vitaux du pays sont en jeu, il est interdit d'hésiter, je vous félicite pour votre réflexe, mais passons aux choses sérieuses, je vous invite au cinéma. Attention, c'est une avant première, le film ne sera rendu accessible à la population que pour les journaux d'information de 13 heures.

L'avorton rentra dans la pièce, sans dire bonjour, il appuya sur un bouton et un grand écran se déroula sur le mur.

_ Bien, prenons place mes chers invités chargés de chasser le fantôme de Charlie Watts, vous allez voir ce que vous avez raté en quittant précipitamment la soirée de la préfecture, évidemment nous avons effectué un montage à partir des différentes caméras de sécurité que notre service de Défense du Territoire a installées dans tous les lieux susceptibles d'accueillir des réunions politiques. Pour notre part nous avons suivi la soirée en direct depuis le début. Regardons, nous discuterons après.

LE FILM

Les conseillers entouraient le Préfet, ils entonnèrent la Marseillaise trois fois de suite. Manifestement ils ne connaissaient pas d'autres chansons aussi appropriées. Éméchés ils n'étaient pas en meilleur état que les cabots quand nous les avions quittés. La bouche pâteuse, une coupe de champagne à la main, le Préfet prit la parole.

_ Messieurs je vous remercie, la route de l'Elysée nous est ouverte, qui pourrait nous arrêter ?

_ Personne ! S'écrièrent tous ensemble les conseillers

_ Oui vous avez raison ! Personne ! Pa même ce stupide fantôme de Charlie Watts !

Les éclats de rire qui s'ensuivirent furent coupés net, lorsque la lumière s'éteignit. Sur l'écran on ne voyait plus rien, et puis sur un mur rayonna un point rouge, qui s'intensifia au fur et à mesure qu'il grandissait, il prit la forme d'un ibis rouge de plusieurs mètres de haut et devant lui se matérialisa le fantôme de Charlie Watts, souriant, autour de lui fusaient des cris et diverses imprécations, des bruits de galopades, certains profitant de de l'obscurité essayaient de se carapater, il y eut un '' ouf ! '' de soulagement lorsque la lumière revint, c'était trop tard Charlie Watts les attendait devant la porte, il avait fixé son masque de fer en forme de tête d'ibis sur son visage. Il claqua trois fois du bec et bondit sur la première victime qu'il égorgea sans préavis. Aucun n'en réchappa, Charlie Watts fut sans pitié, il en cloua quelques uns contre les lambris, quand ils retirait son bec les cadavres sanguinolents retombaient sur le plancher en position grotesque. Il avait gardé le préfet pour la fin, il lui arracha les yeux et le cœur qu'il déposa soigneusement dans un plat à petits fours. ( A mes pieds Molossa se pourlécha les babines ). Maintenant on n'entendait plus rien, silence de mort, il y eu un gros plan sur le bas des pantalons de Charlie ( Molossito remua la queue avec satisfaction ) il marchait en nous tournant le dos vers la silhouette de l'ibis rouge, qui diminua d'intensité, trente secondes plus tard elle avait disparu, Charlie Watts aussi.

NOUVELLES INSTRUCTIONS

Le Président était tout sourire.

_ je reconnais que vous avez fait du beau boulot. D'abord ces vingt-sept jeunes gens, la France est glacée d'effroi, elle attend un sauveur, une poigne forte qui tient fermement les rênes de l'Etat et qui ne les lâchera pas. Ensuite vous vous éclipsez de la réunion du Préfet et hop une demi-heure après, le fantôme de ce Charlie Watts vient éliminer un prétendant à l'élection présidentielle, même le responsable de tous les services de Défense et Sécurité du Territoire – un semblant de sourire parcourut les lèvres de l'avorton – a reconnu qu'il aurait pu faire aussi bien, mais pas mieux. Je suis d'accord avec lui, avec son analyse et les conséquences qu'il en a tirées, mais je lui laisse la parole.

L'avorton se leva et nous regarda fixement :

_ Si vous n'êtes pas restés jusqu'à la fin de la réunion, c'est que vous saviez que le fantôme de Charlie Watts allait intervenir. Si vous le saviez c'est qu'il vous l'a dit. S'il vous l'a dit c'est parce que entre rockers il existe de facto une amitié et un service d'entraide. Donc voici les ordres : la tranquillité de la nation est en jeu, puisque vous êtes copain avec Charlie Watts, lors de votre prochaine rencontre, vous l'arrêtez et vous nous le ramenez ici. C'est tout simple, exécution immédiate !

_ Oui, précisa le Président intérimaire, dès qu'il sera en prison, on profite de la colère populaire, j'organise dans les huit jours un référendum contre l''abolition de la peine de mort, et huit jours avant l'élection présidentielle on le guillotine, exécution immédiate, comme pour vous si je peux me permettre cette fine plaisanterie, Messieurs on ne vous retient plus, au plaisir de vous revoir vous et vos cabots avec Charlie Watts ficelé comme un saucisson ! Ah ! j'allais oublier, il serait bienséant de laisser dans la cour de l'Elysée la voiture de M. Lavor Tom que vous avez eu la délicatesse de lui emprunter.

MARCHE TRIOMPHALE

On nous fit sortir par une porte de service. Le Chef avait beau allumer Coronado sur Coronado, je le sentais inquiet, les chiens nous suivaient tandis que nous marchions sans but précis dans les rues de Paris.

_ Chef, cet avorton est vraiment fort, il énonce des faussetés mais il retombe sur ses pattes comme un chat ! Quel chafouin ! Un concert d'aboiement s'éleva derrière nous.

_ Agent Chad, je vous avais averti, ce n'est pas que j'ai toujours raison, c'est que je n'ai jamais tort, je... Un nouveau concert d'aboiements s'éleva encore une fois derrière nous.

_ Holà, les cabotos du calme, ce n'est pas parce que j'ai prononcé une fois le mot chat qu'il faut manifester votre mécontentement, vous étiez plus sages à l'Elysée, vous n'avez même pas pensé à faire pipi en douce sur la moquette, ou mieux sur les chaussettes de l'avorton ! Manifestement vexés les cabots se turent. Pour recommencer aussitôt.

_ Agent Chad ne nous laissons pas distraire, la situation est grave, je... Un concert de klaxons éclata derrière nous... pense que... au moins une trentaine de voitures klaxonnaient derrière nous... Agent Chad, occupez-vous de ce tintamarre, sans quoi je sors mon Beretta et j'envoie ad patres une douzaine de ces abrutis. Que voulez-vous Agent Chad, il y a des gens qu'il faut tuer pour leur apprendre à vivre !

Je me retournais et n'en crus pas mes yeux. Certes une file d'une cinquantaine de voitures klaxonnaient, mais la cause était évidente. Molossito et Molossa s'étaient couchés sur la chaussée devant la première voiture, et l'empêchaient d'avancer malgré le feu qui était passé au vert. C'était un taxi qui tempêtait comme un fou derrière son volant. Je croyais qu'il était en colère mais lorsque je m'approchai je m'aperçus qu'il riait aux éclats. Je le reconnus, c'était Joël ! La portière arrière s'ouvrit et en sortirent trois joies filles, Noémie, Framboise et Françoise. Tous quatre rigolaient comme des tordus. Le Chef prit aussitôt la situation en main.

_ Joël, montez sur le trottoir, oui, contre la porte cochère, bien, ils ne pourront même pas sortir pour se plaindre, ils sont bloqués, parfait, maintenant réunion de travail sur la terrasse de ce café. Garçon tout de suite, deux poulets rôtis pour ces chiens, ne me regardez pas avec des yeux de merlan frit, ils sont plus intelligents que vous ! Et vous Joël que faisiez-vous dans ce taxi.

_ Les filles m'ont réveillé à cinq heures du matin, elles voulaient vous voir, j'ai volé un taxi, comme vous la Lambor, pour ne pas nous faire remarquer, j'ai imité la conduite de l'Agent Chad, jamais à moins de cent soixante, ça fait une heure que l'on tournait dans Paris, en comptant sur le hasard pour vous apercevoir, on cherchait une Lamborghini jaune, ne doit pas y en avoir des centaines dans Paris, l'on était arrêté à un feu rouge lorsque deux chiens sur le trottoir se sont mis à aboyer, vous connaissez la fin.

_ Bien dit le Chef, la situation est grave, vous savez où nous sommes ?

La réponse fut unanime :

_ Oui Chef, dans le cul de l'ibis !

A suivre...