Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/12/2021

KR'TNT ! 533 : ROBERT GORDON / YARD ACT / LEE BAINS III & THE GLORY FIRES / JEANETTE JONES / DISCORDENSE / HECKEL & JECKEL / MARIE DESJARDINS / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 533

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

09 / 12 / 2021

 

ROBERT GORDON / YARD ACT

LEE BAINS III & YHE GLORY FIRES

JEANETTE JONES / DISCORDENSE

 

HECKEL & JECKEL / MARIE DESJARDINS

ROCKAMBOLESQUES

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Gordon moi ta main,

et prends la mienne

- Part Two - Bob & the boys

 

Considérable acteur de la Memphis Scene que ce Gordon-là. N’allez pas le confondre avec l’autre Robert Gordon, celui qui enregistra de très beaux albums avec Link Wray et Chris Spedding. Ce Gordon-là joue un rôle tout aussi majeur dans l’histoire du rock américain : il écrit des bibles et produit en plus des classiques du cinéma.

It Came From Memphis est un ouvrage si dense qu’il est conseillé de le lire plutôt deux fois qu’une. Il fourmille tellement d’infos qu’à la première lecture on passe à côté de plein de choses. Le seul moyen de contrecarrer la déperdition, c’est d’y revenir encore et encore, et là, ce remarquable travail ethno-musicologique prend toute sa mesure. Robert Gordon bosse comme Peter Guralnick, il enquête et multiplie les interviews. Comme il se passionne pour the Memphis scene, on se retrouve avec une espèce de bible dans les pattes. Une bible si vivante et si bon esprit qu’on prend en compte tout ce qu’il recommande dans le chapitre Futher Reading, Watching and Listening. Robert Gordon est un bec fin et ce sont les becs fins qui mènent le bal du rock, en tous les cas, d’un certain rock. Tiens, parmi les becs fins, on peut citer les noms de Nick Kent, Lux & Ivy, Kim Fowley, John Broven, David Ritz, Long Gone John, Ted Carroll & Roger Armstrong, Shel Talmy, Bert Berns, Ahmet Ertegun, Shadow Morton et Phil Spector. Tous ces gens ont contribué de manière effective à forger la légende du rock.

Inépuisable source d’informations, cette bible nous ramène à Sun, à Elvis, à Stax, à Jim Dickinson, à Furry Lewis, à Dan Penn et à Big Star, mais c’est aussi une fabuleuse galerie de portraits, et ce sont des portraits de gens qu’on ne croise pas tous les jours, tiens, par exemple le père fondateur de la Memphis Scene, Dewey Phillips - The (Howlin’) Wolf to whom all whites were suspect called him ‘brother’ - Et Dickinson rappelle que Dewey passait tout dans son émission, «Red Hot» de Billy Lee Riley, Little Richard, Sister Rosetta Tharpe, du blues, de la country. John Fry dit aussi que Dewey à la télé, c’est le truc le plus bizarre qu’il ait vu de sa vie. Portraits de Lee Baker et de Chips Moman - His house rhythm section, unlike the cultural collision at Stax, was a group of musicians raised together and familiar with each other charms idiosyncrasies (comme ils avaient grandi ensemble, ils savaient tout des leurs charmes et de leurs particularismes respectifs). They simply did what they could do and watched the nation and the world applaud - Voilà qui résume bien style de Chips. Joli coup de chapeau aussi au fatidique guitariste des Jesters, Teddy Paige - Others cite Paige as the first in the area to say that the Beatles ruined music - Jerry, fils de Sam Phillips, avait déniché ce punkish kid with lots of attitude qui écrivait des chansons et qui jouait de la guitare. Teddy Paige s’appelait en réalité Edward Lapaglio. C’est lui qui écrivit «Cadillac Man», le dernier single Sun, produit par Knox Phillips en 1965.

Avec les Jesters, Jerry et Knox Phillips reviennent aux sources, au primal Sun sound. Knox avoue que depuis cet épisode, il n’a jamais eu l’occasion d’enregistrer anything with that kind of energy. C’est à la fois le mythe de Link Wray Teddy Paige gratte une Les Paul branchée sur un Fender bassman crevé, avec trois speakers qui pendouillent - To get a distorded sound - et le mythe des Cramps - Tommy Minga saute partout - Knox adore that Minga’s voice et le guitar blend de Teddy Paige : «Il n’y avait rien de comparable à Memphis, chez les white people !». De la même façon qu’il n’y avait rien de comparable à Link Wray et aux Cramps. C’est l’infernal Teddy Paige qui compose «Cadillac Man», mais il n’aime pas la voix de Tommy Minga qui est viré. Alors qui ? Dickinson bien sûr ! Teddy l’appelle. Pourquoi ? Parce qu’il a une grosse réputation d’anti-conformiste et une vraie voix - He sang straight old blues things well, but he was always trying to do something unatural and kooky - C’est ce que recherche Teddy Paige, un mec capable de bien chanter les vieux coucous, mais en leur twistant la chique. Du coup les Jesters deviennent une bête mythique, a two-headed monster, Dickinson et Teddy Paige - his guitar was another vocal in itself - Pur jus de rockalama, Dickinson chante au raw comme un gros nègre de barrelhouse et Teddy entre en délinquance sonique comme on entre en religion. On croirait entendre le house-band d’un juke-joint paumé. Knox est frappé par le monster sound - With Jim there was more anarchic energy - Et la guitare de Teddy Paige is the proverbial headless chicken rockabilly yore, hot-rodded with a corrosive blues edge, c’est-à-dire le strut rockab de poulet décapité, aggravé d’un edgy blues sound corrosif.

Les Jesters enregistrent deux autres cuts avec Dickinson, une cover de «My Babe» et un «Black Cat Bone» qui a disparu. «My Babe» servira de B-side à «Cadillac Man». Dickinson y ravage Little Walter qui n’en demandait pas tant. Vas-y Dick ! Il explose la rondelle des annales. Derrière, Teddy Paige hoquette ses gimmicks, il grelotte d’impatience, jusqu’au moment où il se met en pétard, cet enfoiré joue à la poigne du poignant, oh Boy, tu as tout le Memphis Sound dans cette cover, toute la folie du monde. Sur la compile Big Beat, on entend aussi la version de «Cadillac Man» qui ne plaisait pas à Teddy Paige, celle que chantait Tommy Minga. Pourtant, la version est bonne, même s’il chante plus à la discrétion. On comprend ce que voulait Teddy : un chant plus black.

«Cadillac Man» est le dernier single Sun (Sun 400), avec, nous dit Palao, une erreur de crédit sur l’étiquette (Tommy Minga à la place de Teddy Paige). Le gros intérêt de ce single, dit Dickinson, est qu’il réveille momentanément l’intérêt d’Uncle Sam pour Sun. Judd et Sam demandent à Dickinson de signer sur Sun pour faire partie des Jesters. Uncle Sam : «Boy, you gotta cast your lot !», et Dickinson lui répond : «I’m afraid my lot’s already cast !». En effet, Dickinson est déjà sous contrat avec Bill Justis, mais Uncle Sam lui dit que Bill s’en fout. C’est vrai que Bill ne moufte pas quand le single paraît. Le plus fascinant dans cette histoire, c’est qu’Uncle Sam s’enflammait pour ce projet, même si Dickinson refusait de signer. Knox : «Sam loved it all : he loved Teddy, he loved anybody that was trying to express something in an extraordinary way.» (Sam adorait tout ça, il adorait Teddy, il adorait les gens qui cherchaient à s’exprimer de façon extra-ordinaire). Knox ajoute que son père était tout sauf un suiveur. Malgré l’enthousiasme d’Uncle Sam, l’épisode Jesters va retomber comme un soufflé. Teddy va vite déchanter, car Judd ne sait pas comment promouvoir «Cadillac Man» : le temps du rockab de Memphis est largement dépassé - It was kinda odd for the time - Et en 1966, les Jesters disparaissent.

Tout comme la compile des Jesters, c’est sur Big Beat qu’on trouve celle de Randy & The Radiants, Memphis Beat - The Sun Recordings 1964-1966. Mais les Radiants, contrairement aux Jesters, apprécient les Beatles et la British Invasion. Randy Hasper est un fan des Beatles de la première heure - Once we saw the lads on Ed Sullivan, it was all over - Palao considère même Randy Haspel comme the Memphis answer to Allan Clarke des Hollies. La réputation des Radiants grandit assez vite, et leur manager John Dougherty les présente à un jeune homme blond très stylé - looking like he’s just stepped out of Gentleman’s Quaterly - Il s’agit d’un certain Knox Phillips qui les félicite - You guys are great - Knox les trouve même tellement bons qu’il parvient à convaincre son père de les recevoir. En fait, Knox croit avoir trouvé le pot aux roses : the Memphis commercialy-potent interpretation of the British beat. En 1964, Randy Hasper et ses amis débarquent au Sam Phillips Recording Service de Madison. Uncle Sam les reçoit chaleureusement, vêtu d’une chemise Ban-Lon et coiffé de sa casquette de yatchman. Les Radiants passent l’audition et Uncle Sam leur propose un contrat Sun de cinq ans. Sun Records, baby ! Randy a l’impression qu’Uncle Sam tente, dix ans après le coup d’Elvis, de rééditer le même exploit avec les Radiants. Une fois le contrat contre-signé par les parents, les Radiants entrent en studio. Uncle Sam est à la console et Knox l’observe attentivement. Les Radiants enregistrent «The Mountain’s High» en une prise. Uncle Sam exulte : «That’s a hit !». Ce sera le single Sun 395, mais ce n’est pas vraiment un hit. Randy en est bien conscient - That wasn’t very good, wasn’t it ? - Il trouve Uncle Sam trop bienveillant. Mais en même temps, Randy comprend sa philosophie qui consiste à tirer d’artistes amateurs le meilleur d’eux-mêmes. Le conte de fées se poursuit : les Radiants se retrouvent bombardés en première partie du Dave Clark Five au Memphis Coliseum, devant 12 000 personnes. En 1965, les Radiants étaient devenus rien de moins que the hottest band in Memphis. Leurs seuls rivaux à l’époque sont les Gentrys. C’est Uncle Sam qui leur recommande d’enregistrer une compo de Donna Weiss, «My Way Of Thinking», qui sera le single Sun 398. Les Radiants jouent avec l’énergie des early Kinks de Really Got Me. Pas de problème, on est à Memphis, ça joue au kinky blast. Thinking est une véritable horreur de Memphis punk infestée par les jambes, ils risquent l’amputation, c’mon, mais ces mecs s’en foutent, c’est leur way of thinking, c’mon. En tout, les Radiants n’enregistrent que deux singles sur Sun, mais Big Beat rajoute vingt titres pour donner une petite idée du potentiel qu’avait ce groupe destiné à devenir énorme. Un cut comme «Nobody Walks Out On Me» va plus sur la pop de tu-tu-tu-tulup, mais avec Memphis dans l’esprit. Dommage qu’ils n’aient pas un Teddy Paige en réserve. Leur pop est souvent passe-partout, on attend du gros freakbeat, mais rien ne vient. Tout repose sur la voix de Randy Hasper. Ils foirent complètement leurs reprises de «Boppin’ The Blues», de «Money» et de «Blue Suede Shoes». Par contre, celles de «Lucille» et de «Glad All Over» sont des overblasts. Et ils deviennent passionnants quand ils passent au heavy folk-rock avec «Grow Up Little Girl». On peut parler ici de Memphis beat évolutif et même d’énormité de la modernité. Ils font aussi une version ultra-punk de «You Can’t Judge A Book By The Cover», ils la secouent du cocotier à coups de yeah yeah, sans doute avons-nous là, avec celle de Cactus, la meilleure cover de ce vieux coucou. Avant de refermer le chapitre radieux des Radiants, il faut saluer les compos de Bob Simon, notamment ce «A Love In The Past» qui groove à la perfection, comme une merveilleuse chanson de proximité bourrée de sexe, that’s all I do.

Coup de projecteur aussi sur Terry Manning qui arrivait d’El Paso où il avait joué dans le Bobby Fuller Four - Son père était un pasteur qui déménageait souvent et Terry harcela ses parents pour qu’ils s’installassent à Memphis, ce qu’ils finirent par faire. Une semaine après leur installation, Terry se rendit chez Stax, frappa à la porte et dit : ‘Here I am’ - Il va rester 20 ans chez Ardent. Il travaille avec la crème de la crème de Stax, les Staple Singers, Booker T. & the MGs, Isaac Hayes. Il est le bras droit de John Fry qui sous-traite alors énormément pour le compte de Stax. John Fry indique que Dickinson cultivait un beau scepticisme envers le music business - which probably provided some guidance for a lot of people - Bel hommage à Reggie Young, dont la façon de tirer les cordes de guitare aurait influencé George Harrison. Le jeune Young était déjà un vétéran à 20 ans, c’est lui qui jouait sur «Rocking Daddy» d’Eddie Bond, avant de jouer dans le Bill Black Combo et de mettre en place de son d’Hi Records. Justement, le Bill Black Combo tourna avec les Beatles et c’est là que le jeune George loucha sur la technique de Reggie.

Ce Gordon-là rappelle aussi que Stax vient tout droit des groupes qui jouaient au fameux Plantation Inn de West Memphis, localité située de l’autres côté du fleuve, en Arkansas, un endroit mal famé dont est originaire Wayne Jackson, ce même Wayne Jackson qui démarra dans les Mar-Kays avec Steve Cropper, Don Nix, Packy Axton et Duck Dunn. Jim Dickinson : «Packy Axton learned to play from Gilbert Caples. That’s where the whole Stax sound comes from. It’s Ben Branch’s band, pure and simple. The idea of light horns is, I think, the Memphis sound phenomenon.» On tombe un peu plus loin sur ce genre de résumé : «Jim Stewart the fiddle player wasn’t considering a career in black music, Estelle Axton the bank teller sure wasn’t and Steve Cropper who was, would never have been around the place had not it been for Packy.» Eh oui, on en revient toujours à Packy Axton, le fils d’Estelle, ce mec qui aimait tellement la musique noire et prendre du bon temps. Grâce à Light In The Attic, on peut entendre les singles que Packy enregistra avec différentes formations en 1965 et 1967. L’album s’appelle Late Late Party. Ces gens-là adorer groover et Leroy Hodges, bassman du house-band d’Hi, y faisait des miracles. Il faut l’entendre dans le «Bulleye» des Martinis. Et tout à coup, on tombe sur un single infernal de Stacy Lane : «No Entry». On se demande d’où ça sort ! On retrouve plus loin Booker T dans les Packers et Leroy Hodges revient vamper le «South American Robot» des Martinis. Nouveau shoot de r’n’b avec «LH & The Memphis Sounds : «Out Of Control». Pure staxy motion, groove rampant extrêmement tendancieux. L’immense Leroy Hodges revient faire des siennes dans le «Key Chain» des Martinis et Lee Baker passe un beau solo dans le «Hip Rocket» des Pac-Keys. La B se termine avec un nouveau coup de Jarnac singé Stacy Lane («No Love Have I»), un retour en force de Leroy Hodges dans le «Greasy Pumpkin» des Pac-Keys et l’excellent «Late Late Party» des Martinis.

Lorsque les Staxmen vont à Los Angeles en 65, ils jamment avec Nathaniel Magnificent Montague, le célèbre DJ d’époque. C’est lui qui branche Packy sur Johnny Keyes, qui va devenir son meilleur ami. Ils vont même partager une piaule dans Memphis, à une époque où la ségrégation fait encore pas mal de ravages. Ils font les Pac-Keys ensemble. Ils recrutent le Moloch Lee Baker à la guitare. Comme Jim Stewart ne supporte pas Packy et ses excès, les Pac-Keys enregistrent soit chez Ardent, soit chez Willie Mitchell. Estelle Axton monte le label BAR pour aider Packy, mais c’est difficile. Puis Packy et Johnny montent les Martinis avec la section rythmique d’Hi Records, et notamment les frères Hodges. Teeny Hogdes est très content de devenir pote avec Packy car il avoue aimer les white girls. Memphis Sound, baby.

C’est peut-être l’endroit idéal pour saluer l’album solo que Steve Cropper enregistra en 1969, With A Little Help From My Friends. Crop se lance dans des ré-interprétations instrumentales de hits séculaires, comme «Land Of 1000 Dances». Bon d’accord Crop sait jouer, mais ça on le savait. Il taille une belle croupière à «99 1/2». Il sort sa plus belle disto et joue au gras double. Ce son magique rend bien hommage à Wicked Pickett. Il passe à la petite insidieuse pour tailler une bavette à «Funky Broadway», il joue au son d’infiltration, dans la masse d’un énorme groove de Staxy Stax. Crop est un démon, dans le Sud tout le monde le sait. Comme Ry Cooder, Crop crée la sensation en permanence. Avec le morceau titre, Crop fait du Joe Cocker sans la voix, il fait chanter sa Tele. Ils sont tout de même gonflés de se lancer dans cette aventure devant 500 000 personnes. Crop réussit à créer de la tension, il fait le plan des screams en mode deep south. Bien vu, Crop ! Ce qu’il parvient à sortir est exceptionnel. Il prend ensuite «Pretty Woman» au funky strut de Stax, il joue tout le thème au claqué de Tele. Crop ne se refuse aucune extravagance et du coup, l’album devient palpitant, aussi palpitant que peut l’être la pochette. Il s’en va ensuite swinguer «I’d Rather Drink Muddy Water» au jazz et là ça devient stupéfiant. Il va là où le vent le porte. Guitar God on fire ! On le voit aussi rentrer dans le lard du heavy blues avec «The Way I Feel Tonight» et il claque le beignet du Midnight Hour à la Crop, c’est-à-dire droit au but, sans voix, c’est encore la Tele qui fait tout le boulot. Bon, ce n’est pas Wicked Pickett, mais ce n’est pas si mal. Les cuivres arrivent en renfort dans «Rattlesnake». Comme d’usage, les Memphis Horns font la pluie et le beau temps. Tout s’écroule prodigieusement dans des vagues de son successives. Cet instro est une telle merveille qu’elle pourrait servir de modèle à Michel-Ange.

Portrait aussi de l’immense Sid Selvidge : «Selvidge brings to the group (Mud Boy & the Neutrons) a voice as pure and sweet as a Delta songbird, with as much range as the expansive sky.» Ce Gordon-si considère Sid Selvidge comme un folk punk of sorts. Il se préparait en effet à sortir sur son label Peabody l’incroyablement bon Like Flies On Sherbert d’Alex Chilton. Robert Gordon recommande tout particulièrement Waiting For A Train - you also get a taste of Selvidge’s falsetto howl, Baker’s insane slide guitar, and Dickinson’s piano beating (...) On ‘Swanee River Rock’, Jim Lancaster plays the rockingest tuba solo I’ve ever heard north of New Orleans. Selvidge enregistre cet album extraordinaire au studio Ardent avec la fine équipe, c’est-à-dire les Dixie Flyers. Alors que Dickinson pianote sur ce pur jus d’Americana qu’est «All Around The Water Tank», Selvidge yodellise et claque un solo à l’ongle sec. Lee Baker rôde aussi dans le coin. Selvidge tape un vieux blues de Fred Mc Dowell, «Trimmed And Burning». Il préserve avec le plus grand soin l’esprit de la véracité. Il tape ensuite dans Allen Toussaint avec «Wrong Number». Dickinson y pianote comme un diable de saloon. On passe directement au New Orleans Sound avec «Swanee River Rock», mélange de country blues et de New Orleans brass. Selvidge tape aussi dans Tom Paxton avec un «Last Thing On My Mind» digne du Dylan de l’âge d’or. Lee Baker fait un festival dans «Torture And Pain». À noter la photo de pochette signée Bill Eggleston.

Joli coup de projecteur aussi sur Insect Trust, ce groupe touche-à-tout qui tapait aussi bien dans Joe Callicott que dans le free-jazz, ce qui inspira Dickinson pour son album Dixie Fried. Insect Trust testait en effet le country-blues-inspired free jazz. Ces mecs retravaillaient des chants de marin au banjo des Appalaches et au violon. Robert Palmer jouait aussi dans le groupe et y faisait un peu office de liant, tellement les profils différaient les uns des autres. L’album Insect Trust vaut le détour, ne serait-ce que pour entendre «Special Rider Blues», inspiré du «Blues Rider» d’Elmore James. Nancy Jeffries y chante le blues fantastiquement, elle se laisse porter par d’indicibles vagues de blues et ce diable de Bill Barth joue l’acid rock dans un fracas de free jazz. Quel mélange ! Bill Barth n’en finit plus d’irriter les zones érogènes de l’instinct free du sax et cette folie contribue largement aux frictions salvatrices. Quel freakout ! On comprend que l’album soit devenu légendaire. Ils reprennent aussi le «World War I Song» de Joe Callicott. Nancy Jeffries chante le blues d’une belle voix généreuse, elle embarque son monde comme savait si bien le faire Joan Baez avec «Joe Hill». C’est un retour aux racines du blues de Memphis. Autre pièce de choix : «The Skin Game», blues solide et bien cuivré, ambitieux et fouillé par un délire foutraque de saxophones en délire. On assiste là aussi à une merveilleuse envolée d’impro, ou si vous préférez, une échappée belle délibérée. Ils finissent leur B avec trous cuts à dominante folky. Cette femme chante comme une militante, on la sent animée d’une foi de pâté de foi. Et ça se termine avec un «Going Home» joué à la flûte de pan, et comme on dit, c’est de la bonne Baez.

Robert Gordon passe aussi en revue les house-bands de Memphis, celui de Stax que tout le monde connaît, celui de Sun, les Little Green Men de Billy Lee Riley, avec Roland Janes et JM Van Eaton, et celui moins connu de Hi Records avec les trois frères Hodges, Teenie, Charles et Leroy.

Lee Baker rappelle qu’il a monté Moloch bien avant tout le bordel du heavy metal - We wanted to be loud, rockin’ rock and roll and offensive - C’est Don Nix qui les produit chez Ardent. - Moloch is a beastly-sounding blues-based swirl - C’est d’ailleurs Moloch qui enregistre pour la première fois le fameux «Going Down» de Don Nix, un Don Nix omniscient qui a l’idée du son - the Don Nix Don Nix Don Nix album - Producer : Don Nix, Arranger : Don Nix, Engineer : Don Nix. C’est ce qu’on peut lire sur la pochette. Et bien sûr, Don Nix signe tous les morceaux. L’album Moloch est réédité, on peut donc l’écouter tranquillement au coin de la cheminée. Dès «Helping Hard», on sent le souffle du heavy rock seventies, oh mama. C’est digne d’Atomic Rooster et typiquement hendrixien dans le traitement du groove. Lee Baker joue comme un démon. Et voilà le «Maverick Woman Blues» (que Mike Harrison reprend sur Rainbow Rider). Typique de l’époque avec le son bien rond et ils finissant l’A avec «She Looks Like An Angel», heavy blues cousu de fil blanc. Encore un artefact nixien avec «Gone Too Long», monté sur le riff de «Dust My Blues», pur jus de Memphis Sound car joué dans la désaille. Ainsi va ce disque, de heavy blues en bloogie rock, au fil du fleuve du temps. Tout est admirablement drivé, ces mecs savent gérer un groove et Lee Baker sait percer les lignes. Ils tapent «Mona» au heavy low-down de big bad stash. La prod rappelle celle de «Crosstown Traffic». Et avec «People Keep Talking», ils se prennent carrément pour Led Zep, car c’est chanté à la petite hurlette de Plantagenet. Don Nix ramène des sons très intéressants dans le boogie. Une cymbale savamment orientée swingue le boogie. Le pauvre Genz Wilkins se prend encore pour Robert Plant dans «I Can Think The Same Of You».

Et lorsqu’il aborde le chapitre Mud Boy, Robert Gordon devient intarissable : «Dickinson is a musical chemist balancing order and chaos, with the approach of an historian. Baker can unleash heroic guitar riffs because he spends all summer atop a tractor cutting grass.» Et il ajoute : «One could say that Mud Boy is the inheritor of the Memphis Country Blues Festivals.» Il poursuit en expliquant que Mud Boy n’a rien appris aux vieux bluesmen et que les vieux bluesmen ne leur ont pas appris grand chose. Il s’agissait plutôt d’une osmose. Le vecteur de cette osmose étant le verre de whisky. The language was the jelly lid over Furry’s shot glass. Et comme Dickinson, Charlie Freeman préférait le confort de l’anonymat et de la vie normale au bazar de la gloriole. Oui, ça semble idiot, dit ainsi, mais tous ces gens ont le génie de la modestie, ce qui fait d’eux des héros de l’underground. Jerry Wexler laisse un bel épitaphe concernant les Dixie Flyers : «For a while, the Dixie Flyers were flying high. I didn’t know that they were doing everything in the drugstore, but I did know they were some wild motherfuckers... I should’ve known there never were enough projects to keep a house rhythm section working steadily. My conception - to import and keep a cohesive group - was naive.»

Puis Robert Gordon attaque le chapitre Alex Chilton, devenu superstar à seize ans, a brillant pop individualist à 21 ans et trois ans plus tard, il ne parvient pas à terminer Big Star 3rd que tout le monde considère aujourd’hui comme un masterwork. L’histoire de Big Star est typique de Memphis : c’est un groupe complètement hors normes. Quand Chris Bell et Alex Chiton décident de monter le groupe, ils se prennent pour Lennon et McCartney. Le pire, c’est qu’ils en ont les moyens. Et puisqu’on est chez les surdoués, on peut aussi citer Richard Rosebrough qui travaillait chez Ardent : «J’aimerais dire que j’ai trois mentors : John Fry qui m’a appris à enregistrer, Jim Dickinson qui m’a appris à choisir le bon moment pour enregistrer, et Sam Phillips qui m’a appris à rendre une séance d’enregistrement intéressante.»

Il est essentiel pour tout amateur de Memphis Beat d’écouter l’album solo de Chris Bell, I Am The Cosmos. Car oui, quelle merveille ! Bell sonne les cloches. Bell fait du Big Star sans Alex, il excelle dans cette petite pop exacerbée d’arpèges de clairette et de yeah yeah yeah, il développe un super pouvoir lucratif de haute transparence. C’est éblouissant de pur jus. Il fond son son dans l’azur immaculé, il va même beaucoup trop loin et pousse ses yeah yeah yeah du haut de la montagne - I’d really see you again - Big Bell sound ! On croise plus loin un titre aussi pur, «You And Your Sister», avec Alex en background. C’est enregistré chez Ardent. Quasiment tout le reste est enregistré au château d’Hérouville. L’autre énormité s’appelle «Make A Scene», big rumble de Memphis sound. C’est gorgé d’espoir et si magnifique. Il faut suivre ce Bell à la trace, il est doué d’un don de Dieu. «I Got Kinda Lost» est aussi enregistré à Memphis. On croirait entendre les Byrds, c’est dire si Bell est bon. Il est capable de miracles. Il y va de bon cœur, il ne craint ni la mort ni le diable. Quelle espèce de puissance est-ce donc que la sienne ? Dickinson joue du piano sur «Fight At The Table», il est important de le noter. Retour au Big Star sound avec «I Don’t Know». Bell fait du pur jus et il pourrait bien être l’âme de Big Star. Saluons aussi «Get Away», encore du pur Big Star sound, battu à la folie et qui bascule dans la beatlemania. Il ne laisse décidément aucune chance au hasard.

Le fameux bootleg Dusted In Memphis est une sorte de passage obligé. Dans ses liner notes, Ray Fortuna explique qu’Alex cherchait à l’époque à écrire the perfect pop song pour la détruire ensuite. Mais il rappelle aussi que les gens qui l’accompagnent sont des highly gifted professionals. Ce qui conduit l’infortuné Fortuna à penser que la démarche chiltonienne telle que nous la restitue ce boot vaut bien Dada. Bien vu, Ray. Alors boot Dada ? Non, pas vraiment. Trop américain pour être Dada. Souvenons-nous : Dada New York, c’est Duchamp. Un import. Impair et passe. Tout cela n’enlève rien au talent d’Alex : en B, on tombe sur une absolue merveille, «She Might Look My Way», l’une des fameuses démos Elektra. Enregistrée à New York en 1978, cette belle pop tourbillonnaire tourne à l’enchantement. On se régale aussi d’un «Walking Dead» enregistré à Memphis en 1975. Quelle douce désaille ! Les punks ne feront jamais mieux. Ray Fortuna cite Dickinson, l’un de acteurs majeurs du so-called Memphis Dada : «Sometimes there was somebody in the control room and a lot of times there was nobody there.» Des quatre faces, la B est la plus consistante, car enregistrée dans un club new-yorkais. Une version de «Little Fisky» passe comme une lettre à la poste. Même chose pour «Window’s Motel», on retrouve ce son qu’on aime bien, le Memphis Sound, une déglingue de swing traversé par des gimmicks de fulgure. Cette B mirifique s’achève sur une imprenable version de «No More The Moon Shines On Lorena». Section rythmique minimaliste et bourrée de swing, un brin de piano et un killer solo flash : il y a là de quoi rendre un homme heureux. Mais le sommet du boot se trouve en D : l’infamous KUT Radio Show d’Austin, en 1978. Alex joue en solo et se débarrasse comme il peut des questions à la con que lui pose le speaker sur Big Star et les Box Tops. Alex se dit homosexuel puis onlysexuel, il fait sa provoc, on le sent excédé, alors il attaque son fameux «Riding Though The Reich», puis enchaîne avec une version délirante de «The Lion Sleeps Tonight» en ululant à la lune. Pour le coup, ça tourne à l’Austin Dada ! Les pontes de l’histoire de l’art vont s’arracher les cheveux. S’ensuit une version qu’il faut bien qualifier de magique de «No More The Moon Shines On Lorena», et la fille qui accompagne Alex déraille complètement - Baby’s on fire ! s’esclaffe Alex qui visiblement s’amuse bien, mais attention, ce n’est pas terminé, le voilà au cœur du sujet avec «Waltz Across Texas», fantastique coup de kitsch qu’il enchaîne avec «Lili Marleen». Il chante cette magnifique rengaine avec un talent fou et désordonné - It’s you Lili Marleen - et il termine en rendant un superbe hommage à ses amis new-yorkais les Cramps avec «The Way I Walk».

Quand Dickinson accepte de produire le troisième album de Big Star, il est dans une mauvaise passe : son meilleur ami Charlie Freeman vient de casser sa pipe suite à une overdose et il vient de se fâcher avec Dan Penn pendant le mix du fameux deuxième album jamais paru, Emmett The Singing Ranger Live In The Woods. Il a donc une revanche à prendre sur Dan qui avait produit les Box Tops. Selon Robert Gordon, l’enregistrement de Big Star 3rd fut un épisode assez malsain. Dickinson raconte qu’Alex et lui rigolaient ouvertement pendant qu’un mec jouait de la stand-up. Steve Cropper accepta de jouer dix minutes sur «Femme Fatale», mais pas davantage - He thought this was scary evil shit - Quand Dickinson envoie la bande de Big Star 3rd chez Jerry Wexler, celui-ci l’appelle pour lui dire : «Baby, that tape you sent me makes me very uncomfortable.» À l’époque personne ne veut de Big Star. Dickinson et John Fry tapent à toutes les portes. Écœuré, John Fry jette l’éponge et met son studio en vente. Mais les acquéreurs ne parviennent pas à honorer leurs engagements et Fry récupère miraculeusement son studio peu de temps après. Tout est examiné dans la détail au chapitre Alex.

Bien sûr, lorsqu’Alex découvre que les Cramps jouent du rockab à contre-courant des modes et notamment du punk rock, il est fasciné - Such a renegade spirit was a natural attraction for Chilton - Robert Gordon rappelle que Flies is an épitome of Memphis music - a complete rejection of the industry norm. It is sloppy, often indecipherable, and very very alive. Pour Gordon, Flies, c’est du Dewey Phillips - Among the sources for Flies are the Greenbriar Boys’ bluegrass, the Long Island vocal group the Belltones and the Carter Family’s interpretations of a slave song. If that’s not a likely Dewey Phillips set, I don’t know what it is - Et Randall Lyon qui a filmé les séances d’enregistrement indique que Flies a presque réussi à anéantir tout le gratin de l’underground de Memphis - It was an horrible experience from beginnig to end (...) The music was so heavy. Chris Bell died while Alex was working on that record and Flies to me is the end of the whole ChrisBell/Alex freakout.

Bosser avec les Cramps, ça laisse forcément des traces. Alex a de nouvelles idées de son. Il fait appel à son vieux mentor Dickinson pour produire Like Flies On Sherbert (qui devait au début s’appeler Like Flies On Shit). Cet album sonne comme la suite de Big Star, car on y trouve quelques énormités fatales comme «Hey Little Child», petite pièce de garage d’excellence impartie et joliment tapée - Hey ! - On croit entendre du Sonny & Cher, c’est monté sur un beau bien rebondi et Dickinson fait monter la basse dans le son - Hey ! - On sent bien qu’ils s’amusent comme des fous dans le studio. L’autre monstruosité, c’est le morceau titre qu’on trouve en B. Il s’agit là de la chanson la plus barrée du Deep South. Alex chante vraiment à la désaille, c’est stupéfiant de densité et fort en teneur de laid-back. Véritable coup de génie pour Alex et Jim. Oh mais on trouve d’autres pépites sur ce disque infernal, comme par exemple «Boogie Shoes», à l’image de la déglingue du studio et de son parquet jonché de mégots. Muddy as hell, joué au hasard des condoléances, gratté à la bonne franquette, ça bat comme ça peut, on est à Memphis, Sugar babe, et le chaos y est différent. L’air et l’énergie aussi. Il y a quelque chose de dévertébré dans le son, ça pianote dans un coin et ça chante au réveil, mah, mah mah. Pareil pour «My Rival», le boogie-rock le plus laid-back de l’histoire. Alex traînasse dans la mélasse et il place ici et là des petits guitar licks à la Keef. Tout est savamment faisandé sur ce disque. Encore du sacré bon rock de Deep South avec «Hook Or Crook», joué à la revoyure et sans attache particulière, et un chant terriblement décalé du micro. Alex claque ça dans un coin et ça joue là-bas, de l’autre côté, dans la cuisine. On a là une sorte d’Americana perdue dans le plus bel écho du temps d’avant. Franchement, c’est joué au plus profond du studio, c’est du rock d’Ardent et décade après décade, la descente reste d’une beauté qui ne se fane pas. Dickinson semble au somment de son art. Si avec ça on n’a pas encore compris que cet homme est un génie, c’est qu’il y a un problème. On retrouve cette ambiance de jam informelle dans «I’ve Had It» et nos deux cocos basculent dans le délire complet avec «Rock Hard» : le cut se limite au seul tatapoum et Alex gratte une corde de guitare à l’ongle sec, juste sous le boisseau. On retrouve le foutraque du Memphis Sound dans «Alligator Man», ça claque dans tous les coins, encore un modèle du genre.

Dickinson est certainement le mieux placé pour donner une définition du fameux Memphis sound : «The Memphis sound is something that’s produced by a group of social misfits in a dark room in the middle of the night. It’s not committees, it’s not bankers, not disc jockeys. Every attempt to organize the Memphis music community has been a failure.» On a l’illustration de ce propos dans Stranded In Canton, le film culte de Bill Eggleston.

Robert Gordon boucle son panorama avec des pages fascinantes sur la relève : les débuts de Tav Falco, puis quelques clins d’œil de poids aux Hellcats et aux Country Rockers qui comme par hasard ont vu leurs disques paraître sur New Rose - comme d’ailleurs tout ce qu’a pu enregistrer Dickinson. Étrange phénomène que ce désintérêt des labels américains pour une scène aussi riche. Alors encore une fois, merci Patrick Mathé.

Merci pour le Free Range Chicken des Country Rockers paru en 1988. On les voit tous les trois sur la pochette, avec pépé Gaius Ringo Markham au premier plan. On note aussi la présence de Misty (tambourine) dans les crédits. Et ça démarre en force avec le swing parfait d’«Arkansas Twist». Ils jouent ça dans les arcanes du temple. Quelle fantastique leçon de rockabilly, son clair et swing de slap, oh boy et pépé Ringo nous bat ça sec sous le manteau. Ils enchaînent avec une reprise du fameux «Mona Lisa» rendu célèbre par Carl Mann. On est chez Doug Easley, alors quel son, my son ! Ils passent au jazz avec «Stomping At The Savoy». Ambiance à la Django et plus loin, ils tapent dans le fameux «Rockin’ Daddy» au pur jus de Memphis Sound. En B, ils vont chercher le vieux «Pistol Packing Mama» pour en proposer une version joyeuse et bien vivante. Rien à voir avec Gene Vincent. Retour au rockab avec «Love A Rama». Ils tiennent vraiment le haut du pavé, leur rockab vaut tout l’or du monde. Et pour l’anecdote, pépé Ringo prend le lead sur «My Happiness». Il ne chante pas très juste et fait un peu mal aux oreilles. Par contre, l’amateur de trash va pouvoir se régaler. Il existe un autre album des Country Rockers intitulé Cypress Room et doté d’une belle pochette, mais ce sont quasiment les mêmes titres.

Robert Gordon évoque aussi Lorette Velvette, qui fait comme Alex l’objet d’un chapitre à part.

Puisqu’on est dans l’underground de ces dames, il est intéressant de se pencher sur le cas des Klitz. Il existe quelques bricoles accessibles, comme ce Live At The Well. On croit entendre les Babes In Toyland, tellement c’est mal chanté. Leur «TV Set» est trop bruyant, trop mal contrôlé, on dirait que c’est voulu. Joli choix de covers, en attendant, puisqu’elles tapent dans le «Funtime» d’Iggy. Par contre, elles changent de registre avec «Noel Motel», un shoot de heavy pop de power pop joué à la fabuleuse énergie et chanté à l’ingénue libertine, avec un flavour très particulier, soutenu au piano de bastringue. Avec «Couldn’t Be Bothered» on passe au vrai son, à l’EP Sounds Of Memphis 78. Tout cela vaut pour acquis. «Two Chords» sonne très typique de l’époque, two chords, three chords, one chord ! Elles passent au beat tribal pour «Head Up». Celle qui tape y va de bon cœur. C’est gueulé, bien gueulé, admirablement gueulé. Elles jouent leur va-tout avec l’«Hook Or Crook» d’Alex. Dommage que la chanteuse soit obligée de gueuler par dessus les toits.

Dans cet infernal chapitre de fin, Futher Reading, Watching and Listening, Robert Gordon renvoie sur des tas de disques tous plus intéressants les uns que les autres.

L’ouvrage s’accompagne d’une compile qui porte le même nom, It Came From Memphis. C’est sans doute le meilleur moyen de donner envie aux lecteurs de creuser, car comment peut-on résister au souffle du «Money Talks» de Mud Boy & The Neutrons ? C’est impossible. Quel incredible blast ! C’est l’une des pires fournaises de l’histoire de l’humanité, tout est poundé dans l’oss de l’ass avec un Dickinson qui chante au raw et derrière lui, les accords frisent la stoogerie. La grande force de Robert Gordon est d’avoir su mettre en valeur le Memphis Blues qui est la racine du Memphis Beat. Il ramène le plus primitif des Memphis cats, Moses Williams avec «Which Way Did My Baby Go». C’est plus que primitif, c’est carrément africain. Il ne peut rien exister de plus primitif en Amérique. On ne sait pas sur quoi il gratte. Il gratte sur rien. On croise des noms connus comme Sid Selvidge et Furry Lewis, mais aussi des inconnus extraordinaires, comme par exemple Flash & The Memphis Casuals avec «Uptight Tonigh». On ne sait pas d’où ça sort, mais quelle énergie ! Dickinson gratte sa gratte là-dessus. Même chose avec The Avengers et «Batarang», on tombe ici dans la psychedelia d’Ardent, avec Terry Manning à l’orgue. Lee Baker et Dickinson grattent leurs grattes dans cet enfer. Restons dans cette mythologie de l’underground avec Cliff Jackson & Jellean Delk With The Naturals et «Frank This Is It», produit par Jerry Phillips et Teddy Paige. Bien sûr, Teddy joue le groove et il place un solo du diable sur cette merveille mythologique. Dickinson revient jouer de la gratte avec Drive In Danny sur «Rocket Ship Rocket Ship». C’est tellement weird qu’on reconnaît Dickinson qui se fait appeler ici Captain Memphis. On croise aussi Jessie Mae Hemphill avec «She Wolf». C’est le Memphis Beat à l’état le plus pur. Tout le génie compilatoire de Robert Gordon, c’est d’avoir choisi «She Wolf». Le «Wet Bar» du Panther Burns Ross Johnson est weird as fuck. Quant à Lesa Aldridge, la poule d’Alex Chilton, elle est complètement pétée. Chilton l’accompagne et Dickinson bat le beurre. Ils font n’importe quoi. Ça fait partie du mythe de Memphis. Et pouf tout explose à nouveau avec Otha Turner’s Rising Star Fife & Drum Corps et «Glory Hallelujah». C’est tellement ancien que Dickinson fait remonter ça à Dionysos. Bon les gars, laissez tomber Metallica et écoutez Otha, ça vous fera du bien. Un brin d’antiquité, ça vaut tout l’or du monde. Robert Gordon ramène aussi Moloch dans sa compile avec «Cocaine Katy», ce qui donne un avant goût du son psychédélique de Lee Baker et puis voici Lorette Velvette avec «Oh How It Rained», la petite reine du rodéo, pur jus de Memphis underground. Elle a la main sûre et Lee Baker l’accompagne. Et tout ceci s’achève avec Big Ass Truck («I’m A Ram», énergie considérable, sur les traces des MGs avec le fils de Sid Selvidge à la guitare) et puis William Eggleston joue une sélection de sa Symphonie #4 au piano.

Robert Gordon, c’est du délire. Il cite encore des tonnes de choses en référence et bien sûr il existe un volume 2 d’It Came From Memphis, et même un volume annexe sur lesquels on reviendra, c’est certain.

Signé : Cazengler, Robert Gourdin

Robert Gordon. It Came From Memphis. Pocket Books 1995

Jesters. Cadillac Men. The Sun Masters. Big Beat Records 2008

Randy & The Radiants. Memphis Beat. The Sun Recordings 1964-1966. Big Beat Records 2007

Packy Axton. Late Late Party. 1965-67. Light In The Attic 2011

Steve Cropper. With A Little Help From My Friends. Volt 1969

Sid Selvidge. Waiting For A Train. Peabody 1982

Insect Trust. The Insect Trust. Capitol Records 1968

Moloch. Moloch. Enterprise 1969

Chris Bell. I Am The Cosmos. Rykodisc 1992

Alex Chilton. Dusted In Memphis. Bankok Productions 2016

Alex Chilton. Like Flies On Sherbert. Peabody 1979

Country Rockers. Free Range Chicken. New Rose Records 1988

Country Rockers. Cypress Room. New Rose Records 1990

Klitz. Live At The Well/ Sound Of Memphis 78. Not On Label

It Came From Memphis. Upstarts Sounds 1995

 

Yard Act Sud

Au moment où nous sortîmes du métro, un phénomène surnaturel se produisit : dans l’extraordinaire clameur d’un crépuscule toulousain apparut l’image de Gildas. Ce petit carré de lumière jaune fiché au sommet d’une tour de béton semblait guetter notre venue, comme l’œil d’un cyclope. C’était d’autant plus spectaculaire que la silhouette du bâtiment commençait à se fondre dans les ténèbres. On ne pouvait interpréter ce phénomène que d’une seule façon : un clin d’œil surnaturel. L’image disparût au profit d’une autre car elle faisait partie d’un roulement de programmation, et il fallut attendre son retour quelques minutes plus tard pour s’extasier de nouveau. La silhouette de la tour cubique appartenait au Métronum, un complexe culturel qui organisait en plus d’un concert une petite exposition consacrée à Gildas et au livre dans lequel il raconte sa vie. La soirée se présentait donc sous les meilleures auspices. Rien de tel qu’une apparition surnaturelle pour embraser l’imagination.

Oh, il n’y avait pas grand monde à l’expo, mais il y eut des rencontres bougrement intéressantes, notamment celle d’un journaliste qui comme Gildas était originaire de Gourin, là-bas au bout du monde, à la frontière du Finistère. Merveilleuse coïncidence. Et comme si cela ne suffisait pas, Gildas nous envoya un troisième clin d’œil : les gens des Musicophages qui organisaient l’expo eurent l’idée de diffuser en fond sonore le fameux Dig t! Radio Show du 16 janvier 2020, et donc, entre deux rasades de Stooges et de MC5, nous pûmes entendre cette voix si particulière à laquelle nous étions tellement habitués. On ne peut pas imaginer plus belle évidence d’une présence surnaturelle. Fort heureusement, nous avons des témoins.

Et le concert ? En tête d’affiche se produisait un groupe anglais originaire de Leeds, Yard Act, à propos duquel nous n’avions aucune info. Il n’existait pas non plus de disk, leur premier album étant encore à paraître. Nous apprîmes cependant en discutant avec le journaliste de Gourin qu’ils pratiquaient le spoken word et ça nous fit redouter le pire. Visiblement Yard Act entrait dans cette nouvelle génération de groupes anglais à cheval sur le post-punk et le hip hop, et dont le modèle le plus connu est sans doute Sleaford Mods qui furent têtes d’affiche du dernier festival de Binic et dont nous n’avons rien vu, puisqu’à aucun moment nous n’avions avec Gildas envisagé l’hypothèse d’aller les voir sur scène, occupés que nous étions à nous schtroumpher dans les grandes largeurs. Le journaliste de Gourin rapprochait aussi Yard Act des Idles, pour l’aspect socialement engagé de leurs textes. Il semble que la société anglaise soit bien plus mal en point que la française et que ce phénomène de dégradation sociale soit devenu irréversible. Certaines classes sociales sont depuis quarante ans définitivement condamnées et c’est dans ce purin dégératif que fleurit le nouveau rock anglais.

Chacun sait que les chansons à textes - en anglais - demandent un niveau d’attention soutenu, et c’est avec une certaine appréhension qu’on attendit le début du Yard show. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas de pire diction que celle des gens du Nord de l’Angleterre. On gardait de très mauvais souvenirs de voyages en auto-stop dans la région du Nord et de ces moments pénibles où on ne comprenait rien, mais vraiment rien, de ce que nous racontaient les gens qui nous ramassaient. Le bassiste et le batteur arrivèrent les premiers sur scène pour jouer une espèce de groove d’intro. Comme c’est le cas pour la grande majorité des musiciens anglais, le bassman avait vraiment fière allure. Puis est arrivé un étrange personnage.

Silhouette ronde, cheveux longs, moustache de hussard et Telecaster. Sa mise accentuait à outrance la rondeur ubuesque de sa silhouette, il portait un T-shirt noir et une sorte de très gros pantalon noir, on aurait dit un sac immense, ah quel cul, un gros froc comme en portent les clowns pour accentuer l’aspect caricatural de leur démarche. Il s’appelait forcément Ubu, guitariste pataphysique, membre honoraire de la satrapie Dac-o-Dac, et lorsqu’il se mit en mouvement, il incarna sous nos yeux ronds de stupeur le croisement illusoire d’une libellule et d’un pachyderme, sautant en l’air, doté comme par enchantement d’une incroyable vélocité, accentuant encore la disgrâce de ses gestes pour atteindre à l’envers de la grâce, il offrait le spectacle d’un phénomène encore plus surréaliste que l’apparition de Gildas dans le ciel, il était une sorte de Roy Estrada croisé avec Nijinski, une sorte de Bob Hite enfanté par Pina Bausch, il était la créature éléphantesque de rêve du rock moderne, wow, il y avait du Orson Welles en lui, du gros lard qui sait bouger, et il jouait sur sa Tele une sorte de funk ahurissant, qu’il érigeait comme une cathédrale sonique dans un monde de son invention. Allait-il faire le show à lui tout seul ? Ça paraissait évident. Il dansait à sa façon, comme dansent les gros, jouant avec la probité des probabilités, organisant l’anéantissement du nantissement, la boule de suif rockait comme Sancho Panza et on craignait que son gros bal de naze ne s’achève brutalement avec l’arrivée du chanteur. C’est exactement ce qui se produisit.

Le chanteur arriva sur scène vêtu d’un imper et portant des binocles. L’anti-rock star, comme Ubu. Au moins, le message était clair. Plutôt jeune, avec une réelle présence vocale, mais rien de plus. Il se livra en effet à quelques belles échappées belles de spoken word qu’il accompagnait d’une gestuelle de hip-hopper bien martelée. Il cadrait parfaitement avec son temps. Il fallut attendre quelques cuts avant de voir Ubu reprendre son ballet grotesque et génial à la fois. Il se savait bon, alors il pouvait s’ingénier à mal danser, au fond ça n’avait pas d’importance.

Il est probable que ces petits mecs de Leeds feront parler d’eux. Il faut en tous les cas leur souhaiter un peu de succès. Pour l’instant, ni Mojo, ni Uncut, ni Shindig!, ni Record Collector n’ont encore parlé d’eux. Ubu s’appelle en réalité Sammy Robinson, l’excellent bassman Ryan Needham, le batteur qu’on ne voyait guère planqué derrière ses cymbales s’appelle George Townend et le binoclard de service James Smith. Ils n’ont pas joué très longtemps, car ils n’avaient pas beaucoup de morceaux.

Signé : Cazengler, Jeanne d’Act

Yard Act. Le Metronum. Toulouse (31). Le 19 novembre 2021

Merci aux gens du Metronum pour la qualité de leur accueil, et bien sûr aux Musicophages pour leur soutien.

 

L’avenir du rock

- Ah Bains dis donc !

L’avenir du rock est au pieu. Mais il n’est pas seul. À côté de lui sommeille la femme, c’est-à-dire l’avenir de l’homme. Le jour s’est levé. L’avenir du rock allume une clope. Comme dans les films de Claude Sautet, elle ouvre les yeux et lui sourit. Il tire une taffe.

— Tu as bien dormi ?, demande-t-il d’une voix de velours.

— Mmmmm... Comme un charme, murmure-t-elle. Qu’est-ce qu’on dort bien ici !

Elle pose la main sur sa poitrine, en caresse les poils... Puis la main descend inexorablement.

— Oh oh, monsieur est en forme..., insinue-t-elle d’une voix câline.

— Monsieur est toujours en forme.

Elle repousse le drap pour le caresser au grand jour. Il pousse un long soupir...

— Je ne me lasse pas de tes caresses. Tu es vraiment la reine des coquines...

— Que concoctent la coquine et le coq en pâte ?

— Un coquet pacte de cock en pack !

Décidément, l’avenir du rock et l’avenir de l’homme forment un joli couple. Refermons doucement la porte de la chambre pour leur restituer leur intimité et allons faire un petit tour en Alabama.

 

C’est en fouinant dans l’incroyable curriculum de Matt Patton (bassiste des Dexateens, des Drive-By Truckers, et producteur de Bette Smith, Alabama Slim, Dan Sartain, Jimbo Mathus et Tyler Keith) qu’on recroise le nom de Lee Bains III & The Glory Fires, un groupe basé à Birmingham, Alabama, jadis repéré par nos services : en effet, leur premier album sortait en 2012 sur l’Alive de Patrick Boissel, l’un des labels de référence en matière d’underground américain.

Attention à cette scène alabamienne d’une grande fertilité et dont l’origine remonte à Muscle Shoals, Hank Williams et aux Louvin Brothers. On y trouve aussi The Immortal Lee County Killers de Chetley Cheetah Weise, Verbena, Shelby Lynne, Dan Sartain, St Paul & The Broken Bones et les Dexateens, dont fit partie Lee Bains.

C’est Jim Diamond qui produit There Is A Bomb In Gilead, le premier album de Lee Bains III & The Glory Fires. Ils portent bien leur nom les Glory Fires puisque l’album s’ouvre sur un véritable feu d’artifice : «Ain’t No Stranger». Nous voilà dans le Bains, ben dis donc ! Bon Bains d’accord ! Lee Bains sait lancer sa horde d’Alabamiens, il est dessus, c’est un chef né, sa façon de lancer l’assaut est une merveille et tout le monde s’écrase dans les fourrés avec des guitares killer. C’est exceptionnel de son, d’enthousiasme et d’envolée. Le problème, c’est que le suite de l’album n’est pas du tout au même niveau. On oserait même dire qu’on s’y ennuie. Ils ramènent pourtant des chœurs de Dolls dans «Centreville», ce qui les prédestine à régner sur l’underground alabamien, mais après le soufflé retombe. Plof ! Ils végètent dans une sorte de boogie rock sans conséquence sur l’avenir de l’humanité. Ils font du heavy revienzy de bonne bourre, comme les Gin Blossoms et tous ces groupes de country rock américain qui rêvent d’Americana, mais qui n’ont pas l’éclat. Avec «The Red Red Dirt Of Home», ils deviennent très middle of the road, c’est sans appel, le destin les envoie bouler dans les cordes, c’est trop country rock. Il ne se passe rien, comme dirait Dino Buzzati face au Désert des Tartares (attention, à ne pas confondre avec le fromage).

On reste dans les mains lourdes puisque c’est Tim Kerr qui produit Dereconstructed, paru sur Sub Pop en 2014. Dès «The Company Man», on est bluffé car les Bains développent une violence inexpugnable. Wow ! Et même deux fois wow ! Ils attaquent le rock à la racine des dents, ils te paffent dans les gencives. S’il fallait qualifier leur rock, on dirait in the face. C’est une horreur, une véritable exaction paramilitaire, toute la violence du rock est là, avec une voix qui te fixe dans le blanc des yeux, c’est d’une extravagance sonique qui dépasse les bornes. Alabama boom ! Ils font une autre flambée d’Alabama boomingale avec «Flags», c’est extrême, à se taper la tête dans le mur, tu ne peux pas échapper aux fous de Birmingham, Alabama. Oh mais ce n’est pas fini, tu as plein de choses encore sur cet album béni des dieux comme ce «The Kudzu & The Concrete» vite brûlant, viscéral, immanent, doté d’un power dont on n’a pas idée et d’un final apocalyptique, ça balaye même les Black Crowes d’un revers de main, alors t’as qu’à voir. Toutes les guitares sont de sortie sur «The Weeds Downtown», toutes les guitares dont on rêve, c’est une sorte de summum du paradis rock, foocking great dirait Mark E Smith, explosif dirait le grand Jules Bonnot. On reste dans la violence alabamienne avec «What’s Good & Gone», encore une fois bien claqué, plein de son, extrêmement chanté, au-delà du commun des mortels. Si ces mecs n’étaient pas basés en Alabama, on les prendrait pour des Vikings, à cause de leur power surnaturel, poignet d’acier, rock it hard, mais avec l’aplomb d’une hache de combat. Ils développent un genre nouveau qu’on va qualifier d’outta outing, si tu veux bien. Même leur morceau titre est ravagé par des fièvres de délinquance, une délinquance de la pire espèce, celle qui rampe sous la moquette pourrie de ton salon. On savait que Tim Kerr était un génie de l’humanité, alors on peut rajouter le nom de Lee Bains dans la liste. Il est là pour te casser la baraque, son «Burnpiles Swimming Holes» t’envoie rôtir en enfer sur fond de Diddley swagger, c’est à la fois violent et beau, Lee Bains multiplie les exploits. On s’effare encore de «Mississippi Bottom Land» et de l’excellence de sa présence, de l’indécence de sa pertinence, fuck, ces mecs ramènent tellement de son que ça gonfle le moral de l’avenir du rock à block. Grâce à Lee Bains dis donc, l’avenir du rock navigue au grand large et respire à pleins poumons.

D’album en album, Lee Bains monte dans la hiérarchie des héros. Les hits qui grouillent dans Youth Detention sont d’une rare intensité, notamment «Crooked Letters» qui flirte avec le génie pur. Cet album est une aventure extraordinaire et «Crooked Letters» en est le couronnement. C’est très heavy, très capiteux, joué aux arpèges délétères, les pires de tous. Là, tu prends des coups dans le ventre, avec ce cut, on atteint à l’impavidité des choses, ça vire à l’apocalypse, «Crooked Letters» prend feu au downtown, on n’avait encore jamais vu un cut prendre feu et l’all the crooked letters explose dans le ciel. Ce démon de Lee Bains revient rôder dans les vapes de son art et ça explose encore une fois, mais pour de vrai. Bains dis donc ! Ce mec sent bon la folie et le cramé de l’apocalypse. Retenez-bien son nom : Lee Bains. Le «Save My Life» qui referme la marche de l’album se présente comme un petit country rock malveillant qui ne rêve que d’une chose : casser la baraque, alors il faut le laisser faire. C’est un genre nouveau. Lee Bains est bien plus puissant que les Stones ne l’ont jamais été. Save my life font les chœurs, les mecs sont dans la démesure - Tell me it’s only rock’n’roll/ Save my life ! - Stupéfiant ! Ils démarrent l’album avec un «Breakin’ Down» fracassé d’avance. Ça prend feu au moindre retour de manivelle. Ils sont en permanence au bord de l’orgasme, ils sont bien plus forts que le Roquefort, t’as pas idée. Ça grouille de son, comme la paillasse d’un bagnard grouille de poux. Lee Bains sonne comme un délinquant. Avec «Street Disorder», il passe sans crier gare au trash-punk. Ils ont tellement de son que c’est est indécent. Et pas une seule photo du groupe dans le booklet ! Ils n’aiment pas qu’on les prenne en photo. Ce ne sont pas les Clash ! Ils sucrent leur folie - Oh sister/ Can you shout it out ? - Lee Bains est complètement fou - Oh Brother/ Can you write it out ? - Leur trash punk est d’une extrême violence, fini le country rock pépère du premier album, ils préfèrent aller exploser dans le ciel d’Alabama. Lee Bains est un wild screamer, qu’on se le dise. «Black & White Boys» est tout de suite embarqué en enfer, avec un beat solide, un tambourin et des accords en acier fondu. Fusion de rêve, c’est de la mad psyché coulée au creuset, le guitariste est un dangereux alchimiste, les Glory Fires sont plein d’aventures, d’esprit et de tambourins. Avec «Underneath The Sheets Of White Noise», ils fabriquent une machine de Jules Verne activée aux éclats psychédéliques. Ils ramènent du son à tous les coins de rue. Un cut comme «I Heard God», même très pop, s’en sortira car bien élevé par ses parents. Lee Bains a du power plein la culotte. Il tord sa serpillière au dessus du micro jusqu’à la dernière goutte de son. Back to the extrême violence avec «I Can Change». Les attaques de riffing ne pardonnent pas. C’est puissant et plein de mauvaises intentions, mais quelles épaules ! Lee Bains navigue au wouahhh de can’t change. Ils font là un trash-punk extrêmement émérite. On l’a dit, mais on le redit, l’album est très haut en couleurs, avec ses 17 titres, c’est en plus bardé de contenu, Lee Bains n’en finit plus de raconter des tas d’histoires, tout explose dans les refrains et il faut souvent se faire aider par le booklet car il a une fâcheuse tendance à avaler les syllabes et donc on rate des mots. Après t’es baisé, car il y a du débit. Le Yah d’ouverture en dit long que «Trying To Ride». Ces cul terreux d’Alabama sont les nouveaux barbares moderne. Les départs en solo sont atroces et le final demented en dit long sur leur état de santé mental. Quelle bande de cinglés fabuleux !

Petite déception avec leur dernier album paru en 2019, Live At The Nick. Comme d’autres grands groupes énergétique d’Alabama (on pense bien sûr aux Dexateens), les Bains s’épuisent et peinent à recharger leurs batteries. Ça démarre pourtant avec une beau «Sweet Disorder», bien énervé, avec un refrain d’envol garanti. On sent clairement l’envie d’en découdre à plates coutures. Sur toute l’A, ils restent sur un son à la Drive-By Truckers, sans surprise. En B, on retrouve le fameux «We Dare Defend Our Rights», ces mecs haranguent bien le rock, ils ne font pas dans la dentelle de Calais. Il y a ce mec derrière, Eric Wallace qui amène énormément d’eau au moulin d’Alphonse Bains, c’est un vrai puits d’hooks et de licks, il ne vit que pour l’exaction guitaristique. Il profite de toutes les occasions pour se glisser dans la brèche. Avec «I Can Change», ils trempent dans la stoogerie, le Southern power télescope des forges de Detroit et cette belle aventure s’achève avec «Good Old Boy». Lee Bains est dans le discours. Il défend les born black, les born in Mexico, les born queer, il les défend tous, les Good old boys.

Signé : Cazengler, dans le Bains jusqu’au cou

Lee Bains III & The Glory Fires. There Is A Bomb In Gilead. Alive Records 2012

Lee Bains III & The Glory Fires. Dereconstructed. Sub Pop 2014

Lee Bains III & The Glory Fires. Youth Detention. Don Giovani Records 2017

Lee Bains III & The Glory Fires. Live At The Nick. Don Giovani Records 2019

 

Inside the goldmine

Jeanette est une bête

On n’en pouvait plus de la traîner partout avec nous. Dans les pirogues, dans les hayons à travers la jungle, dans les villages indiens, elle n’était pas méchante, c’est vrai. Elle se contentait de suivre le mouvement, elle goûtait à tous les plats et se mêlait toujours de ce qui ne la regardait pas. On ne comprenait d’ailleurs pas qu’elle ait pu enseigner à une époque de sa vie, en plus dans le circuit expérimental des écoles Freinet. Elle était toujours la première levée, à préparer le bivouac et à demander bêtement si on avait bien dormi, si on avait bien fait caca et si on voulait du thé alors qu’il n’y avait rien d’autre à boire. Comme elle était la grande sœur de mon âme sœur, elle tapait systématiquement l’incruste, quelle que fut la destination choisie dans le monde. On pensait que ce trip en forêt amazonienne allait l’effrayer, pas du tout, elle fut même la première à faire ses vaccins et à s’équiper d’une machette en arrivant à Cayenne. Contrairement à toutes les gonzesses, elle n’avait ni peur des serpents ni des mygales, elle leur courait après, même si on lui expliquait que ça ne servait à rien de les tuer. On rêvait de voir un caïman la choper pour nous débarrasser d’elle. Oui, c’était à ce point. Tous ceux qui ont subi l’épreuve des sangsues savent de quoi il en retourne. On donnerait n’importe quoi pour se débarrasser d’une sangsue. Et puis un soir, la providence s’en mêla. Nous traînions dans le ghetto brésilien, vers le fleuve, et décidâmes d’entrer dans le moins mal famé des bouges, histoire de goûter à l’exotisme local. Un vieil homme édenté coiffé d’un chapeau de paille complètement démantibulé nous accueillit, avec un sourire étrange. La peau de son visage parcheminé était couverte de tatouages, comme d’ailleurs ses bras. Il portait un marcel immonde. Il posa sur le bar branlant une bouteille de rhum blanc sans étiquette et une bouteille de sucre de canne. Il nous expliqua dans un mauvais français qu’on payait ce qu’on buvait. Nous nous servîmes de grands verres. Nous trinquâmes à la santé de Rackham et le temps s’arrêta brusquement. Nous étions tous les quatre paralysés du bulbe. Impossible de bouger. Impossible de prononcer le moindre mot. Il fallut attendre. Nous retrouvâmes nos esprits petit à petit, mais pas Jeanette qui depuis lors est restée muette. De ne plus l’entendre parler pour ne rien dire fut une délivrance.

 

Il existe une autre Jeanette qui n’a Dieu merci rien à voir avec la sangsue. Elle s’appelle Jeanette Jones et en 2016, Kent Soul qui est une filiale d’Ace proposait une petite compile intitulée Dreams All Come True. Dans ces cas là, on ne perd pas son temps à peser le pour et le contre, on court chez son disquaire, comme le disait si justement Paul Alessandrini en 1969 dans R&F. Comme on est sur Kent, c’est Alec Palao qui s’y colle et qui raconte comment Jeanette est allée en 1967 chanter dans un petit studio de San Francisco. Boom ! Ça démarre avec «Cut Loose», c’est-à-dire du Aretha à la puissance mille avec du heavy sound derrière et des chœurs de femmes sournoises, aw my gawd, c’est arrangé par H.B. Barnum, quelle rythmique, ils jouent à la sourde du power supremo, alors t’as qu’à voir !

Comme Jeanette vient du gospel, elle fait forcément autorité. Elle chante le raw r’n’b d’«I’m Glad I Got Over You» avec la maturité d’une vieille jazzeuse, hey hey hey, elle se situe nettement au dessus de la mêlée, elle bénéficie du même instinct de chef de meute qu’Aretha, Jeanette est une louve, avec encore quelque chose de plus ferme dans le ton, c’est indéfinissable, on appelle ça un grain. Même puissance qu’Aretha mais grain différent : jouissif pour Aretha, bleu comme l’acier de Damas pour Jeanette. Mais au final, on a le même résultat : des frissons. Elle tape ensuite son «Jealous Moon» à la puissance seigneuriale, elle ne craint ni Dieu ni le diable, elle chante à pleine gorge et sa puissance nous réjouit, car franchement, elle dégage bien l’horizon. Et le son, derrière, quelle merveille, tout est fabuleusement dense, la rythmique, les chœurs et les cuivres, ça foisonne dans l’excellence d’une jungle, celle du Douanier Rousseau, bien entendu. Elle part à Broadway avec le morceau titre. Mais elle en a largement les moyens. Elle sait donner de la voix, pas de problème Jeanette, vas-y, ma poule, on est avec toi. C’est toujours un grand moment que de se retrouver juste derrière une chanteuse exceptionnelle. You clap your hands and you stomp your feet.

Bon la B est un tout petit peu moins dense, mais on ne va pas commencer à cracher dans la soupe. Jeanette a toujours été claire, elle ne souhaitait pas faire carrière, juste quelques singles parce que Leo Kulka insistait lourdement, lui disant qu’elle chantait bien. D’ailleurs Palao dit qu’elle était an enigma, c’est-à-dire une énigme. Elle ne voulait chanter que pour the Lord, pas question de chanter du secular material. Ça foutait Leo en pétard :

— But Jeanette, you are the beast !

Elle tente de nouveau le diable avec «Beat Someone Else’s Heart», cut de fantastique allure, puis elle attaque fermement son «Quittin’ The Blues». Elle irradie sa Soul avec un aplomb sidérant. Et puis, il y a aussi cette compo signée Goffin/Gold, «You’d Be Good For Me», gros popotin de San Francisco, mais rien n’y fait, Jeanette ne percera pas. Quand cinquante plus tard, Kulka en parle à Palao, il s’en lamente encore - He had been unable to make her more successful - Merci à Ace d’avoir racheté le catalogue Golden State Recorders.

Signé : Cazengler, Jaunâtre Jones

Jeanette Jones. Dreams All Come True. Kent Soul 2016

 

P.O.G.O A GOGO

 

NORMANDIE AND FIVE OTHER SONGS

DISCORDENSE

( P.O.G.O Records 158 / 28 – 11 – 2021 )

Bien sûr que la discorde doit être dense si l'on ne veut pas qu'elle ressemble à une querelle de bambins en cours de récréation toutefois en regardant la pochette du premier opus du groupe dont les deux titres se retrouvent remixés sur cet EP, une nouvelle étymologie s'impose. En effet elle représente six vues de la danseuse Isadora Duncan, prises par Eadwear Muybridge. Discordense ou discordance, est-il obligatoire de choisir. Si le mot discordance contient le mot ( anglais ) dance, il est aussi un terme qui évoque la dysharmonie musicale, et un terme psychiatrique associé à la notion de schizophrénie... Tout cela nous amène à penser que la musique de Discordense risque de ne pas être un long fleuve tranquille. Quant à Isadora Duncan n'a-t-elle pas révolutionné le ballet académique du dix-neuvième siècle en profilant les bases de la danse contemporaine. A l'ouïe de cette rondelle sonore les tympans délicats risquent de répondre non !

Normandie : pont de fer en couverture, modèle de ceux que construisirent les américains pour assurer l'avancée des troupes alliées lors du débarquement sur les côtes normandes... frotti-frotta caractéristique du brouillage par les allemands des émissions de radio diffusées depuis l'Angleterre, le motif reviendra tout au long du morceau, ensuite nous nous attendons à des bombardements et des éclats d'obus, mais non ce qui se met en place c'est l'imperturbabilité de la guerre qui s'approche, un trot de batterie toute sample que rien n'arrêtera, et une voix sans emphase qui énonce la peur des enfants terrorisés, pas de panique, pas de progression extraordinaire, juste une montée en impuissance de l'inéluctable catastrophe qui s'avance dans le ciel et à laquelle personne n'échappera. Glacial. F. W. C. : serait-ce une chanson d'amour puisque ces trois initiales correspondent à Female Water-Closet, à chacun ses illusions, toujours est-il que le rythme est plus allègre que le précédent, ira tout de même en s'accélérant, tout en vous laissant dans l'expectative, même si vous comprenez qu'en ce bas-monde le pire est toujours certain, pour bien vous l'enfoncer dans le crâne, sont trois au vocal, toute menace est d'autant plus forte qu'elle est insidieusement inévitable. I bought a gun : sempiternelle drum machine qui a pris le pouvoir, une intro type western ( ce n'est pas non plus Ennio Morricone ) disons que l'impression est plus expressive, le gars s'est acheté un gun il est prêt à s'en servir, à tirer dans le tas pour en finir avec ce monde d'esclaves agenouillés, une bande-son idéale pour le massacre de Colombine, ne plus passer le pont, passer à l'acte. Froid dans le dos. Cervelle givrée. Provide you : bruit de téléphone qui ne capte que l'émission tonalitaire de sa propre présence et vous vous demandez qui est à l'autre bout du fil, un bon gratté de basse pour vous réveiller, n'accusez pas la machine, c'est vous qui ne captez pas que le système vous cause à tous moments et que vous ne comprenez pas que big brother c'est vous qui ne vous interrogez jamais sur votre vie de consommateur asservi, yes vous êtes insensible à ces images d'horreur du monde dans lequel vous habitez, que vous zieutez sur vos écrans sans vous révolter, une espèce de grandiloquence lyrique dans ce morceau qui transcende le froid horrifique de la drum machine. Ventoline : confusion, un nuage sonore de gouttelettes d'un spray vous embrume le cerveau, une femme parle sa voix englobée dans un épais brouillard, z'êtes comme sous l'eau, vous ne recevez plus aucun message, l'incommunicabilité des êtres avec les autres et soi-même semble être un des leitmotives de Discordense, la musique de plus en plus violente écrase tout, rien ne vous sauvera de votre malaise généralisé, pas même le rock 'n' roll posé sur votre âme comme une enclume sur votre volonté de vivre. Les dernières secondes du morceau n'arrangent en rien la situation, le titre se termine comme il commencé. Mal. Headache : un cran au-dessus, une batteuse qui vous hache menu, arrêt brutal, vocal en évidence péremptoire et sans appel, paranoïa justifiée à tous les étages, coupé régulièrement par des averses mécaniques de haine envers soi-même, titre de manipulation mentale ou d'auto-manipulation maladive, ce n'est pas plus de votre faute que la souris blanche de laboratoire à qui l'on injecte le sida du chat, ce monde est sans pitié. Gondolations musicales, parfois l'orchestration est comme un pansement sur une jambe de bois bouffée par les termites, le vocal s'est tu, l'a compris qu'il peut ajouter tout ce qu'il veut mais que ça ne changera rien à l'affaire.

Fortement déconseillé à ceux qui souffrent de tendances suicidaires. L'univers de Discordense n'incite pas à la résilience, l'est froid comme le cadavre de votre futur dans le cercueil que vous transportez sur votre dos. Quand j'ai vu que l'album ne comportait que cinq titres, j'ai tiqué, après écoute je leur donne raison, il est des médicaments dont il ne faut pas dépasser la dose prescrite. Quoique à la réflexion, abondance de biens ne nuit pas. Faites comme moi, surmontez l'épreuve, ce qui ne vous tue pas vous force à vivre les yeux fixés sur le néant de notre modernité... Position peu positive.

Damie Chad.

*

Les romains disaient que deux augures ne pouvaient se regarder sans rire, surtout quand ils vérifiaient si les vols de corbeaux survenaient sur votre gauche ou sur votre droite. Plus tard, en 1946, les américains ont inventé Heckle et Jeckle deux pies bavardes stars d'un dessin animé, lorsque dans les années 80, il a fallu adapter la série pour les z'enfants sages de notre douce France, les pies sont devenues des corbeaux et ont été baptisées Heckel & Jeckel, première transmutation transgenre à laquelle à l'époque personne n'a prêté attention. Existerait-il une cause à effet, toujours est-il que quelques décennies plus tard sont apparus deux étranges volatiles dans le monde du rock, deux individus d'un type nouveau, à têtes de corbeaux, est-ce le glyphosate, le covid 19, ou le changement climatique, l'on ne sait pas, mais très vite l'on s'est aperçu que ces bestioles ébouriffantes se sont révélées particulièrement bruyantes... pour la plus grande joie des rockers. Comme par hasard P.O.G.O Records a installé un nichoir sur son balcon, depuis le mois d'août 2018, ils ont pondu dix œufs tout rond. Nous vous convions à gober les trois derniers, tout frais, tout tièdes...

THIS WAR

HECKELL & JECKEL

( P.O.G.O Records 153 / 30 – 12 – 2020 )

Sont dans l'expectative. Non, sur la carcasse rouillée d'un char. L'un n'empêche pas l'autre. La guerre pose-t-elle davantage de questions qu'elle n'en résout. Nos deux corbeaux seraient-ils de dangereux philosophes pacifistes. Si Bakounine ( le camarade vitamine ) a déclaré que : La passion de la destruction est en même temps une passion constructive, nos bessons corbacs n'ont pas l'air convaincus, restent dubitatifs devant les dommages collatéraux de cette noble pensée. L'on comprend leur perplexité, qu'on l'accepte ou qu'on le jette à terre notre monde est-il destiné à finir par une catastrophe. Le lecteur notera l'ambiguïté du titre, ce n'est pas la guerre en général ( notez que la guerre est souvent menée par des généraux ) mais cette guerre, serions-nous donc en guerre, contre qui ? Contre quoi. Je ne ne vois qu'une seule réponse. Contre nous.

This is war : soyez modernes, ne vous contentez pas d'écouter avec vos oreilles, prenez-en plein les yeux avec l'Official Vidéo sur YT. L'on retrouve la scène de la couve, nos deux corvidés dans leur tank en mauvais état. Une jeune femme qui vous regarde bizarrement. Paraît un peu folle, remarquez qu'avec les sifflements qui lui vrillent les esgourdes, il y a de quoi, des espèces d'électro-chocs, petite rythmique binaire pas méchante pour un quart de caramel, trop fort pour elle, elle décolle d'elle-même n'est plus qu'un ectoplasme qui danse devant des images. Musique de plus en plus violente, se prend la tête entre les mains, notre ballerine tournoie sans fin sur le centre de gravité de son corps, chance extraordinaire derrière elle notre président bien-aimé dans son bureau élyséen nous prévient que nous sommes en guerre, et sur les images suivantes l'on se retrouve dans un camp de migrants avec toute la misère du monde qui leur colle aux basques, tout va très bien madame la Marquise, les chefs d'Etats réunis pour la photo de famille nous font un petit signe de la main, c'est sympathique, la musique l'est beaucoup moins, de plus en plus forte, ils ouvrent leur grand bec et coassent en traînant sur les syllabes, c'est là que l'on se rend compte que ce n'est pas l'adagio d'Albinoni, les images deviennent plus réjouissantes, nous voici à Paris ville lumière, pas de tour Eiffel mais ses CRS qui chargent, ses valeureux black blocs qui contre-chargent, cela nous rappelle de joyeux souvenirs de manifestations, des voitures flambent et les banques suppôts du Kapital passent de mauvais quart-d'heures, drapeaux noirs et cocktails molotovs, notre danseuse s'hystérise elle hurle, l'on n'entend rien, le ramage des corbeaux s'amplifie, la voici maintenant qui s'agite au bas d'un monstrueux radar chargé de défendre l'Occident, changement de climat, retour de la petite brise binaire, l'est drapée dans une robe blanche virginale, ce n'est qu'un rêve, trente secondes de répit dans la fureur du monde. L'enfer sonore et les scènes d'émeute reprennent. Retour à la case départ en chair et en os devant la carcasse du blindé. Notre égérie se voile de sa chevelure le visage , Heckel et Jecckel se postent à ses côtés en signe d'assentiment. Noir total l'on ne voit plus que les mains blanches de notre danseuse au-dessus des volcans. Scratchs de fin... Stoner lobotomi + Waterglass : redémarrent à fond les bruissements, essayez d'amplifier les reptations d'un anaconda de douze mètres de long qui force le passage du tout à l'égout vers le conduit de votre baignoire, maintenant ils tapent comme des sourds pour vous entailler l'occiput, un, deux, trois, quatre c'est parti pour l'opération de décervelage, ils y vont, marchent à la baguette, chantent a capella tous en chœur, respectent la parité sexe fort-sexe faible, pardon monsieur-madame, corbeau-corbelle pour respecter la couleur locale, ils sont prêts on ne sait pas à quoi, mais ils le sont, jouent à reprise-reprise vocale, au ping-pong total, s 'amusent un peu à chat africain, ça s'appelle un tigre, illico la musique rugit et abat méthodiquement les herbes hautes de la savane, rajoutent une couche au millefeuille sonore, stop remplissent goutte à goutte le verre à moitié plein, à moins que ce ne soi celui à moitié vide, un zozial traverse le studio, un gros caïman s'avance en rampant, le suspense est à son comble, au bruit qu'ils font on se dit que l'enfer de la jungle ressemble à celui de la ville, question subsidiaire quel est le plus inquiétant, pas de réponse si ce n'est des grincements inopportuns remplacés par un doux frôlement de cymbales qui prélude à un paysage ensoleillé, profitez-en pour vous délasser la machine est rebranchée et le morceau se termine. : ce n'est rien, enfin presque des bruits bizarres suivis d'une belle progression harmonique, la tension monte, ce bruit lourd serait-il le pas pesant d'un éléphant, la musique s'amuse à l'harmonie imitative, re-cliquettement de cymbale, z'adorent ce gimmick, z'introduisent de belles sonorités parfaites pour vous mettre à l'aise, attention de grandes claques froufroutantes vous smackent des bisous sur les joues, le rouleau compresseur terminal aplatit le tout. Don't be afraid of it : n'ayez pas peur le genre d'interjections qui vous foutent mal à l'aise, jeu de vocal de cornichons, ensuite y plongent le fer à repasser dedans, jouent à un jeu de patience, le premier qui rira ira s'encastrer sous dix tonnes de ferraille. Terminé, les survivants descendent. Pas de pitié pour les éclopés. So many things on my mind : le pire c'est que parfois il y a trop d'esprit dans les choses, z'ont beau les corbeaux les tordre pour leur couper le cou sous des coups de tambour, on les entend se révolter et crier, alors ils les couvrent de leur mélodie, au milieu vous croyez entendre un disque des Beatles, hop ils se dépêchent d'allumer le mixeur à œufs durs avec coquille de granit pour que vous ne vous en aperceviez pas, bruit de train de marchandise emmené sur une voie de garage. Welcome in Crow-Crasti-Nation : ah ! Ah ! Un texte politique, la nation des Corbeaux est en état de procrastination avancée, ça ronronne dur, un long moment, la nation semble avoir du mal à se former, c'est parti ! Le train du futur est en route, il s'ébranlent doucement et sûrement, hélas il s'éloigne encore dans l'avenir et les voyageurs se penchent aux fenêtres pour vous donner rendez-vous à plus tard. We wish you a merry nothing : les promesses n'engagent que ceux qui y croient, ici elles vous piétinent de leurs brodequins de fer, c'est le rock 'n'roll godillot qui tressaute sur vos viscères étalées sur le sol, vous avez une grosse caisse qui n'arrête pas d'interrompre la tuerie pour qu'elle reprenne en plus sanglante. Rock'n'roll destroy. Heart cries, the person cries: vous avez eu le rock, voici le blues noise, c'est lourd comme du thon en boîte, z'accumulent les bottes d'arpèges tapageuses pour vous faire ressentir le poids du chagrin, de la coulure de larmes dans les tubulures, enfin c'est le grand jeu, le déchirement du larynx et la musique catafalque des peines perdues. Too fool you die : pas de répit pas de halte-pipi, le blues débouche dans le rock comme le Mississippi dans le Delta, sur ces trois derniers titres les Corbeaux s'envolent pour la patrie lointaine du old and good rock 'n' roll.

L'ensemble manque un peu d'unité. Un bel album mais il manque le concept dirait Hegel.

ETA BESTEAK

HECKEL & JECKEL

( P.O.G.O Records 159 / 04 – 09 – 2021 )

Tiens dans leur magma sonore maintenant ils criaillent en kobaïen, non d'un cheval-jupon, c'est du basque, ne sont pas originaires des Landes pour rien, ne confondez pas état et ETA et cétéra...

Surtout ne vous fiez pas à la couve. Vous ne comprendriez pas. C'est le petit frère qui leur a ramené tout fier un gribouillage du CP penserez-vous, tout attendri vous hausserez les épaules en souriant. Déjà vous avez dû vous procurez une méthode Assimil et maintenant Bandcamp vous signale une vidéo sur YT, n'hésitez pas Bandcamp vous ment, effrontément, une vidéo, vous voulez rire, un chef-d'œuvre. Pas de crainte les trois titres y sont dessus.

La vidéo de This is war chroniquée ci-dessus est sympathique. Mais avec cet opus intitulé Sarbalakio c'est toute autre chose. This is war ce sont des images pertinentes avec une idée de mise en scène efficace. En gros ce n'est que la reproduction de notre réalité sociale, ici c'est du cinéma. Je n'ai pas dit un blockbuster. Pour me faire mieux entendre, j'utiliserai l'expression l'art cinématographique. Tout simple un groupe qui joue trois morceaux. Ce n'est pas le plus original. Je crois que YT vous en propose un lot de dix-huit millions. Faut qu'il y ait un rapport de congruence formelle entre la chose qui est filmée et la manière dont elle est filmée. Pour être plus précis entre la chose filmée et la manière dont elle apparaît sur le support technique qui lui permet d'être vue, pour faire simple entre la chose et son image, cette dernière n'est pas un reflet – sans quoi elle n'offre qu'un intérêt documentaire – mais une re-création à part entière de l'apparence de la chose.

Sarbalakio est prodigieux, s'est imposé à moi la vision de Nosferatu le vampire de Murnau. Laissez tomber l'attirail et le pittoresque vampiriques du magicien Murnau, contentez-vous de l'épure esthétique qui relie le blanc et noir de la pellicule à la noirceur du sujet révélé par l'incandescence de la blancheur matricielle qui renforce l'opacité des formes sombres qui se détachent sur l'écran, c'est à cette condensation pratiquement alphabétique entre le fond musical et sa forme imagée qu'est parvenu le réalisateur ( inconnu ) de cette vidéo.

Que voyons-nous ? D'abord une musique ce qui tombe bien puisqu'il s'agit d'un clip musical, ce qui ne signifie pas que la musique débute avant l'image, mais que c'est la musique qui vous conduit à l'image. Car au début vous avez du mal à visualiser, ça bouge dans tous les sens, d'abord le chanteur, ensuite l'image qui n'est pas immobile, ce n'est pas que celui qui tient la caméra est victime de la maladie de Parkinson, c'est que l'image est assaillie par des effets d'image, un peu comme si le support de l'image était une gélatine mouvante obligée de reproduire la fixité du réel par un dessin incapable de rester immobile.

Lorsque votre œil – non vous n'êtes pas borgne, j'évoque le troisième, intérieur – a établi la focale nécessaire à sa vision, vous discernez la face cérusée du chanteur, clown ou cadavre ambulant, qui agglutine et détache les mots d'une langue barbare, sur sa droite un bassiste, sur la gauche un batteur. Je vous le dis, vous faudra du temps pour reconstituer, surtout les détails, qui est Jeckel, qui est Heckel, qui est le troisième personnage, cela n'a que peu d'importance, sont-ils dans un champ, dans un wagon de chemin de fer, changent-ils de lieu, débrouillez-vous dans le torrent d'images qui déboulent sur vous. Faites l'expérience, écoutez d'abord les trois morceaux sur Bandcamp, ensuite la vidéo, c'est là que vous vous apercevrez comment l'image multiplie la force des trois morceaux. Usteak ( Croyances ), Salto, Asto putza ( Puanteur d'âne ) en sont transformés et grandis.

Sarbalakio est bien plus rock 'n' roll que bien des morceaux dument estampillés classic rock par des générations d'amateurs. Un artefact bougrement rock 'n' roll, dans trente mille ans, lorsque notre espèce aura disparu, les visiteurs d'une autre planète en concluront que cet objet sonore irradiant aura été la cause de notre extinction.

HECKEL & JECKEL

ABIDE

( P.O.G.O Records 157 / 02 – 11– 2021 )

Pochette grise un peu tristounette, genre crayonné à toute vitesse. Pure Stoner Metal, est-il précisé, à lire comme le Abandonne tout espoir toi qui entres ici qui d'après Dante est gravé sur la porte de l'enfer...

Poor sad boy : l'est tristounet le garçon, on sait pourquoi, après Eta Besteak, ce coup-ci c'est sans surprise, à part cette plainte de chiot ( sans doute un teckel ) à qui l'on a marché sur la patte au tout début, l'on se retrouve en pays connu Heckel fait du Jeckel et Jeckel du Heckel, la mayonnaise ne prend pas, enfin si mais elle n'apporte rien de neuf, l'on attend vainement du nouveau, l'on adopte la posture de Baudelaire à la fin des Fleurs du mal, mais là rien du tout, pas un cactus avalé de travers qui vous irrite les amygdales, ce n'est pas mauvais en soi mais ce n'est pas bon pour l'extérieur, manque l'excitation, l'on devient difficile, nous ont trop habitués à mieux. Trop conforme. Alice : je ne sais si les filles sauveront le monde mais Alice est bien plus attrayante que le pauvre petit garçon triste, dès les premiers appels l'on a envie de savoir la suite, dans quelle merveilleuse - voire déplorable – aventure elle va nous entraîner, font durer le plaisir avec ce rythme qui claudique, on la prend en filature car l'on ne veut rien rater, et ça ne rate pas, le rythme s'accélère des cris perçants, un brouillard englobe le tout, deuxième acte, l'on recommence la voix féminine qui prénomme Alice et la masculine qui passe par bien des émotions, et en voiture Simone, pardon Alice, et l'on fonce on ne sait où, acte trois, la situation s'aggrave, que se passe-t-il, zut ça s'arrête au moment où ça devenait intéressant. Vous laissent sur votre faim. De loup. Fuck you : un peu de guitare n'a jamais tué personne, alors la batterie cogne à mort, c'est fou comme ça fait du bien de s'insulter et de se traiter, les kel-kel ne se font pas de cadeau, agoniser le premier quidam qui passe d'injures est un plaisir simple à la portée de l'humanité la plus frustre ou la plus civilisée, se défoncent à mort, ouvrent les vannes en grand, libèrent leur énergie, pas très poli, un peu hystéro, mais l'on sent qu'ils se défoulent comme des brutes, ne vous inquiétez pas, la jouissance les inonde. A dream : démarrent en fanfare, des blocs de béton se détachent du plafond, le rêve virerait-il au cauchemar, ont beau vocaliser en baissant d'un demi-ton, d'une demie-tonne, l'ensemble reste sulfureux, quelques instants de quasi-silence, c'est pour mieux vous faire ressentir l'avalanche qui suit. Des flocons de neige gros comme des armoires normandes vous concassent les oreilles. Pas de trêve, ni de grève dans les rêves, Heckel & Jeckel s'en sortent tels quels sans séquelle. Nous aussi !

Damie Chad.

MY SWEET GEORGE

MARIE DESJARDINS

( Le MagProfession Spectacle / 30 – 11 – 2021 )

La rencontre avec un artiste appelé à devenir partie de votre substantifique moelle est chose courante dans le monde du rock. Ainsi Marie Desjardins évoque la personnalité de George Harrison. Elle est la première à reconnaître que dans un article relativement court elle ne peut esquisser qu'un rapide portrait du plus discret des Beatles. Des centaines de livres retracent le parcours des quatre garçons, elle ne saurait rapporter une information inédite et décisive sur les Scarabées. D'ailleurs parle-t-elle vraiment de George Harrison. Non, pas du tout. Elle laisse cela aux historiens et aux musicologues.

Elle raconte une chose beaucoup plus secrète, beaucoup plus intime, qui n'appartient qu'à elle, de sa rencontre avec George Harrison, non pas de chair et d'os, qui ne serait que le récit d'une superficielle anecdote, mais du lien particulier qu'elle a tissé avec l'artiste. Le mot est galvaudé, il serait facile de la traiter avec condescendance de fan. Une foucade d'adolescence sans avenir. Un engouement passager qui ne durera pas.

J'en ai connu qui ne juraient que par leur collection de disques que six ou sept années plus tard ils se dépêchèrent de liquider sur la première brocante de leur quartier. Ce ne sont pas des fans, ils se contentent de suivre la mode, les modes, l'air du temps...

Il est des liens passionnels indéfectibles. Il ne s'agit point de faire collection d'autographes, mais d'entrer en symbiose avec une personnalité d'artiste imprimée au fer rouge dans vos représentations du monde. Derrière la vedette, chercher l'être humain, comprendre son périple existentiel, déceler les rouages de ses actions, deviner ses motivations, acquérir une fine connaissance de son idiosyncrasie.

Être lui pour être soi. Ce n'est pas une aventure sans retour. L'idole vous ignore, il ne sait même pas que vous existez, mais la connaissance intuitive de sa personne que vous avez forgée, intellectuellement et pratiquement médiumniquement n'est pas sans effet, elle vous apprend à vous connaître vous-même, à vous construire selon cette attirance, à vous définir selon vos propres aspects qui vous séparent de lui. Le fan accède ainsi à une connaissance qui se peut qualifier de delphique et de poétique. Les chemins des rêves éveillés, s'ils empruntent des sentes obscures, n'en mènent pas moins vers les nœuds d'irradiation des affinités électives goethéennes.

Marie Desjardins nous trace en quelques paragraphes le portrait intérieur de George Harrison. Il m'a personnellement laissé toujours indifférent. Mais il suffit de lire les lignes qui l'évoquent pour être convaincu que Marie Desjardins vise juste. Ses traits s'enfoncent loin et lézardent le miroir des apparences. En contrepartie – c'est la règle du jeu – elle n'hésite pas à se dévoiler, à conter ses quatorze printemps, elle parle d'elle et entre autres de Sylvie Vartan et de Deep Purple, elle tire les fils, elle les tisse aussi, elle appelle parce qu'elle est appelée...

Certains diront, tiens un article sur Harrison, ah, oui, voici vingt ans qu'il est mort, ils parcourront à toute vitesse et passeront à une autre futilité, abandonnant une analyse arachnéenne, en dehors de tout cadre psychanalytique ou comportemental. Marie Desjardins possède une plume d'une extraordinaire finesse qui nous révèle comment par les jeux subtils entre Soi, les Autres, et quelques Uns, nous inscrivons nos mythographies personnelles dans notre rapport au monde. Un grand merci à Marie Desjardins.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 10

 

BRAIN STORMING

Les filles avaient réalisé des miracles, elles avaient transformé le béton spartiate de notre abri anti-atomique en appartement cosy et cossu, des tentures multicolores séparaient le dortoir du salon. Une table basse entourée de coussins et de tabourets surchargée de victuailles nous accueillit, durant de longues minutes l'on entendit que les grognements des trois chiens qui s'amusaient à se poursuivre, Rouky nous avait chipé un poulet rôti et narguait Molossito et Molossa, nos deux truands avaient arraché les deux cuisses et ne comptaient pas s'arrêter en si bon chemin... Nous étions rassasiés, le Chef alluma un Coronado.

_ Mes amis, les évènements se sont précipités et se sont enchaînés ces derniers jours si rapidement qu'il est temps de réfléchir afin d'y voir plus clair. Nous sommes confrontés à une étrange affaire... Pour ma part j'entrevois trois pôles distincts dans cette énigme, d'abord l'intérêt porté par les plus hauts niveaux du pouvoir politique à ce que je nommerais le fantôme de Charlie Watts, deuxièmement les apparitions successives et en plusieurs lieux du territoire national du batteur des Rolling Stones décédé depuis une quinzaine de jours, enfin les deux terribles tueries nocturnes au cours de laquelle est apparue la silhouette de cet ibis rouge derrière notre revenant. Notre travail de ce soir se révèlerait fructueux si nous étions capables de dénouer les imbrications qui relient ces trois points.

L'introduction du Chef fut suivie d'un long silence, même les chiens arrêtèrent leur jeu et s'assirent auprès de nous la mine grave et soucieuse. Joël prit la parole :

_ Qu'un gouvernement s'inquiète de l'apparition d'un fantôme ne me semble pas si anormal, nous sommes en période pré-électorale, imaginons que les élections soient éclipsées par les allées et venues de Charlie Watts un peu partout, si les électeurs potentiels ne pensent plus à leur bulletin de vote, la légitimité naturelle du pouvoir en prend un sacré coup... toutefois que l'on ait envoyé le Service Secret du Rock 'n' Roll à Limoges toute affaire cessante est étonnante, avaient-ils peur de quelque chose, ont-ils en leur possession des éléments qu'ils se gardent bien de révéler...

_ Pourquoi le fantôme est-il celui de Charlie Watts, le coupa Noémie, je me demande si nous ne focalisons pas sur Charlie Watts parce qu'il est célèbre, où qu'il aille il y aura toujours quelqu'un pour le reconnaître, peut-être y a-t-il des dizaines de fantômes anonymes qui se baladent un peu partout mais que personne ne reconnaît car ils prennent soin d'éviter les endroits où ils habitaient...

_ Une hypothèse pertinente, le Chef alluma un Coronado, permettez-moi d'apporter une lumière, la lueur tremblotante d'une chandelle autour de laquelle les ténèbres s'obscurcissent, vous souvenez-vous de notre réunion juste avant la nuit tragique - les filles frissonnèrent – nous évoquions alors la figure d'Auguste Maquet, selon une des lettres de sa correspondance, nous apprenions que les trois volumes des aventures des fameux mousquetaires de Dumas étaient cryptés, qu'ils racontaient une antique conjuration dite...

_ de l'ibis rouge ! s'exclamèrent les quatre Limougeois

_ Exactement, je passe la parole à l'agent Chad, fervent admirateur de la Rome Antique !

LA CONJURATION DE L'IBIS ROUGE

Tous les yeux s'étaient fixés sur moi – sauf ceux du Chef qui allumait un Coronado – je m'éclaircis la voix :

_ Hum ! Hum ! Je tiens à vous prévenir, ce que je vais raconter ne vous apportera que très peu d'éclaircissements. Mais les faits sont indubitables et historiques. Ils remontent aux premières années de l'Empire Romain. Le poëte Ovide...

_ Il a écrit les Amours !

_ Parfaitement jeunes filles vous connaissez vos classiques, Ovide a été exilé à l'autre bout de l'Empire, au bord de la Mer Noire, par l'Empereur Auguste...

_ Comme Auguste Maquet !

_ Damoiselles, ne m'interrompez point toute les trois secondes, donc Ovide envoyé jusqu'à sa mort dans la ville de Tomes...

_ Qu'avait-il fait ?

_ L'on ne sait pas. Certains historiens affirment qu'il avait eu une relation avec Julie la fille de l'Empereur...

_ L'était un peu vieux jeu le paternel, aujourd'hui les filles...

_ D'autres historiens pensent à une affaire beaucoup plus grave, Ovide était un familier de Julie or Julie aurait manigancé une conjuration pour renverser son père...

_ Mais Ovide qu'a-t-il dit pour se défendre !

_ Il a expliqué qu'il avait vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir, nous n'en savons pas plus.

_ Bref on ne sait rien !

_ Ne soyez pas impatientes. Pour tromper son ennui il a continué à écrire de la poésie, notamment un poème de quelques pages intitulé L'Ibis...

    • L'Ibis enfin ! Il raconte quoi !

    • Pas grand chose, qu'un de ses amis qu'il surnomme l'Ibis l'a trahi en ne tenant pas ses promesses...

    • C'était qui au juste ?

    • L'on ne sait pas, les historiens ont essayé de retrouver par divers recoupements son identité, tout au plus certains émettent l'hypothèse que cet ami surnommé l'Ibis serait Auguste que notre poëte ne pouvait se permettre d'accabler de tous les maux publiquement...

    • Mais il dit que c'est un ibis rouge !

    • Pas du tout.

    • Et alors ?

    • C'est tout.

    • Quel rapport avec Charlie Watts ?

Les filles étaient déçues, le Chef vint à ma rescousse :

_ Tout ce que l'Agent Chad a rapporté est historique, ce qui suit l'est beaucoup moins, enfin pas du tout, c'est une légende qui s'est transmise oralement durant des siècles, aucun livre n'en parle directement, tout au plus de vagues allusions, des fins de phrases elliptiques à quadruple voire sextuple sens, se contredisant entre elles... selon certains érudits, il y aurait depuis des siècles une société secrète qui aurait pris en l'honneur d'Ovide le nom d'Ibis, les buts de cette organisation sont inconnus, l'on a pris l'habitude de la nommer la conjuration de l'Ibis Rouge, que fait-elle, que veut-elle, personne n'en sait rien !

_ Mais Chef, comment avez-vous établi le rapport avec les apparitions de Charlie Watts...

La question de Joël fut brusquement interrompue par les aboiements de Rouky, lorsqu'il se tut, l'on entendit très distinctement les coups répétés sur la porte blindée de l'abri. Molossa et Molossito l'air penaud se glissèrent sans plus tarder sous le plus gros des coussins que les filles avaient emmenés.

_ Vous vouliez une réponse, murmura le Chef, la voici !

Son Beretta à la main, il marcha droit vers la porte, ôta la sécurité et l'entrouvrit, une vague silhouette se profilait dans un maigre rayon de lune.

Trop grand pour être l'Avorton, pensais-je. C'est Ovide susurra Noémie. Non, Auguste souffla Framboise. L'Ibis chuchota Françoise. Non, Charlie Watts répondit Joël.

_ Entrez-donc Monsieur, vous avez sûrement un message à nous apporter, et le Chef ouvrit la porte en grand.

Je ne fus pas le seul à le reconnaître. Rouky se rua vers lui. C'était l'aveugle. Avant que l'on ait pu esquisser un mouvement, il jeta une enveloppe sur le sol et disparut subitement, Rouky sur ses talons.

Le Chef ouvrit l'enveloppe, elle était vide !

_ Nouvelle apparition de Charlie Watts ! conclut Joël

_ Non, c'était l'Ibis ! décréta Françoise avec vigueur

_ Mais non, l'Empereur Auguste ! rétorqua Framboise

_ J'ai reconnu Ovide ! opina Noémie

Quant à moi je certifiai que c'était l'Aveugle, Rouky n'était-il pas parti avec lui. Seul le Chef ne disait rien. Il avait refermé la porte et s'apprêtait à allumer un Coronado. Je l'interrogeai :

_ Qui avez-vous reconnu Chef ?

Le Chef exhala une longue bouffée odorante et laissa tomber :

_ Oh, moi, j'ai cru que c'était moi !

A suivre...

29/01/2020

KR'TNT ! 449 : UNDERGROUND VILLEJUIF / RICHARD GOLDSTEIN / NO NAME BAND / ROCKABILLY GENERATION / MARIE-JOSEE NEUVILLE / MARIE DESJARDINS

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 449

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

30 / 01 / 2020

 

UNDERGROUND VILLEJUIF 

RICHARD GOLDSTEIN / NO NAME BAND  

ROCKABILLY GENERATION NEWS

MARIE-JOSEE NEUVILLE 

MARIE DESJARDINS

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Underground toi-même !

 

Ils vont devenir énormes. Vous voilà prévenus. Quand on voit le Villejuif Underground sur scène, on pense immédiatement à Fat White Family, qui à leurs débuts ramenaient eux aussi une espèce de ramshakle scénique d’une fraîcheur inespérée, une façon de briser les codes et de réinventer le rock sur scène qui n’appartient qu’à eux. On croit toujours que la messe est dite depuis longtemps, depuis les Stones, le Velvet ou le punk. Faux. Archi-faux. Il existe au moins trois groupes qui ont décidé de tout réinventer : Fat White, les Schizo et le Villejuif. Il faut imaginer une réjouissante villejuiverie de weird garage funk emmenée par une espèce de McGowan blond, haut et sec, qui a toutes ses dents et qui danse le jerk des Batignolles. Les Villejuif jouent sur des instruments qui viennent droit du tas de ferraille qu’on trouve au fond de la cour des Emmaüs. Installé au centre, Antonio Beltran joue sur deux petits claviers posés sur une grosse valise en fer blanc. Fuck l’esthétique ! À sa droite, Thomas Schlaefflin gratte sa gratte et programme une boîte à rythme posée devant lui sur un tabouret. Fuck la frime ! Quand il se trompe de séquençage, il se marre comme un bossu. Chez les cons, on l’aurait viré pour ça, mais les autres Villejuif se marrent aussi. En fait, ils n’en finissent plus de se marrer. Ils sont vraiment là pour déconner. Et puis à gauche voici le bassman, Adam Karakos, une espèce d’Ubu du funky boot qui joue sur une basse de droitier complètement inversée, mécaniques et cordes graves en bas, et sommairement suspendue à son épaule par une cravate. Ah il faut le voit danser le funk de Villejuif en feu de plancher, vêtu d’une énorme doudoune en cuir fatigué, les cheveux dans la figure et drivant son punk de funk à grands pas d’éléphant, corne de gidouille, comme s’il se croyait à la cour du roi de Pologne. De par ma chandelle verte, fuck the funk ! Mine de rien, ces mecs donnent un vrai spectacle, sans même se douter de son énormité. Il n’est rien de plus jouissif que l’extravagance quand elle sonne juste. Et lorsqu’on voit Nathan Roche danser le jerk des Batignolles derrière son micro, on remercie Dieu d’avoir enfin créé sur cette terre un groupe décidé à battre tous les records d’extravagance, même ceux d’Arthur Cravan.

Les Villejuif sont tout le contraire du groupe bien préparé et bien coiffé qui veut devenir riche pour s’acheter une piscine pleine de putes. Ils sont là pour le fun et rien que pour le fun, mais s’ils ne sonnent pas comme un groupe de MJC, c’est tout simplement parce qu’ils ont tout ce dont un groupe de rock peut rêver : le son, les chansons et la voix. Nathan Roche joue à la perfection le rôle de dynamo du groupe. Il sait en plus établir le contact avec le public. Cet Australien débarqué en France depuis quelques années a zoné un moment à Villejuif (d’où le nom du groupe), avant d’aller s’installer en Ariège où, comme il le dit si drôlement dans son français bien lesté d’accent australien, il fait du saucisson avec son beau-père. Il est sur scène ce qu’on appelle une présence magnétique. Un vrai pôle à deux pattes ! Il chante en dansant et place sa voix bien au-dessus du chaos environnant, comme surent le faire en leur temps Shane McGowan ou Lou Reed, auquel les gens le comparent. Ce mec est une rock star même pas en devenir, car il se fout du rockstarisme comme de l’an quarante, il préfère s’amuser sur scène avec ses copains. Si le parallèle s’établit très vite avec Lias Saoudi, la chanteur de Fat White, c’est sans doute parce qu’ils développent tous les deux le même genre de powerhouse gidouillante dans un environnement de bric et de broc. On se croirait chez des ferrailleurs.

Et si le nom du Villejuif Underground nous est devenu familier, c’est bien sûr grâce au Dig It Radio Show qui déjà en 2017 diffusait «Can You Vote For Me». Mr. G aimait à raconter l’histoire d’un Nathan Roche confronté aux persécutions administratives des services d’immigration. Et tout de suite, le son du groupe faisait dresser l’oreille. Alors pour en avoir vraiment le cœur net, il suffit d’écouter When Will The Flies In Deauville Drop ? On a là un big album. Eh oui, un de plus, mais que serait la vie sans tous ces big albums ? Pas grand chose. Une sorte de mauvaise plaisanterie. Ce sont précisément les big albums qui rendent plaisante cette mauvaise plaisanterie. Quel plaisir que de retrouver «Can You Vote For Me» et sa harangue de Vote for me/ Vote for me ! Voilà un cut qui part en mode post-punk et qui devient vite le meilleur cru du cru du l’eusses-tu-cru, quasi-Casimodal, garage d’essence inflammable, punk de MJC branlante, branlette de razzmatazz d’extase, Vote for me/ Vote for me ! Là oui, on vote. Et quand Nathan Roche jerke son vote for me, il n’a besoin de personne en Harley Davidson. Ils jouaient aussi ce qu’ils appelaient le château sur scène, un «Haunted Chateau» amené au heavy groove de choo choo train fantôme de Fantomas. Ces mecs sont épouvantablement drôles, Nathan Roche chante comme un Comte Orloff qui aurait trop bu, il valse avec son candélabre au fond de sa crypte et fait des efforts considérables pour se montrer inquiétant. Mais c’est le big laugh d’Orloff sur le plat, ce singer stomachal qu’est Nathan Roche nous fait un numéro de cirque à peine croyable. Et quand on entre dans l’album par la grande porte d’airain, on tombe sur un «John Forbes» chargé de son comme une mule et titillé à l’arpège envenimé. Ce démon de Nathan Roche enfonce son clou, avec la persévérance d’un Lou Reed, dark & deep. Ils tarpouillent le relentless comme ces champion éthiopiens de la course à pieds, en travaillant leur souffle méthodiste aux aplanages des hauts plateaux, avec cette énergie primitive dont rêvèrent certainement en leur temps Pierre de Coubertintin et son vieux Milou. Ils enchaînent sans coup férir avec «I’m Sorry JC». Nathan Roche saute en croupe du groove pour le chevaucher non pas à travers la plaine, mais à travers le bush, histoire de rappeler qu’il vient d’un pays gouverné par les kangourous. Tagaga, c’est tout un art, les gens ne se rendent pas compte. Ils croient que c’est facile, mais non, il faut savoir crier yahoo Rintintin !, en allumant le gueule d’un groove, comme le fit Lou Reed au temps béni de «Sister Ray». Ils profitent de cette escapade pour basculer tous les quatre dans l’énormité.

C’est sans doute à cause d’un cut comme «Post Master Failure» qu’on les range dans le pot post-punk, mais comme Houdini, ils s’en évadent. D’ailleurs, ils s’évadent de tous les genres. Les Villejuif ne sont pas des gens prêts à accepter l’étiquetage. Pas de danger qu’ils aillent se vautrer dans l’electro-pop à la mormoille. Ils préfèrent tailler la route à coups de shooo ah ah ! Nathan Roche drive son post master failure ah ah en parfait expert. Son «Come Back Special» ne doit rien non plus à Elvis, il joue sa carte à la mode ancienne, c’est-à-dire à mains nues. Il n’a que son beat et son couteau à huîtres d’Oléron. Et comme il adore les animaux, il passe au heavy groove de crocodile avec «Subterranean Skies». Croutch ! Il bouffe son Subterranean dylano-Nick-Kentish tout cru. D’ailleurs, il chope tout ce qui traîne dans les parages, même les grooves ordinaires qui essaient de passer inaperçus. Il joue merveilleusement bien son rôle de croco crâne d’œuf Orloff à la coque. Il ne fait qu’une bouchée de «Wuhan Girl», heavy on the beat, ses dents luisent au clair de la lune. Il est sans doute le seul à pouvoir chanter des trucs pareils aujourd’hui, maintenant que Lou Reed, Cash et Sleepy Labeef se sont fait la cerise. Il sait aussi faire son Hannibal on est mal quand ça lui chante, en faisant avancer ses troupes à marche forcée. Cornegidouille ! Quand on écoute «Backpackers», c’est un peu comme si on les voyait grimper un col des Alpes en plein hiver, montés sur des éléphants.

Signé : Cazengler, undercroûte

Villejuif Underground. Le 106. Rouen (76). 24 janvier 2020

Villejuif Underground. When Will The Flies In Deauville Drop? Born Bad Records 2018

 

Weird scenes into the Goldstein mine

 

Qui ? Richard Goldstein ? Inconnu au bataillon ! Son nom surgit au détour d’un radio show, fin 2019. Pas n’importe quel radio show, the mighty Dig It Radio show. Mister G. reçoit ce soir-là deux invités, l’éditeur et le traducteur d’un recueil de mémoires signé Richard Goldstein, journaliste américain. En anglais, l’ouvrage s’intitule Another Little Piece Of My Heart/ My Life In Rock & Roll In The 60s, en devient en français Rock & Révolution/ Mes Années 60. Dans l’opération, on perd le petit côté Joplin, mais on gagne un peu en politique, ce qui tombe à pic car l’ami Goldstein se préoccupait à l’époque de sa jeunesse autant de politique que de rock music. Il n’emploie pas le mot révolution par hasard.

Souvenez-vous : dans les années soixante, militantisme et rock marchaient de pair pour beaucoup de gens. Richard Goldstein rappelle les noms d’Ed Sanders (Fugs), du MC5 et d’Abbie Hoffman à notre bon souvenir, des gens qui furent extrêmement impliqués dans le bras de fer engagé par la jeunesse américaine avec le despotisme des pigs, car oui, c’est ainsi qu’on appelait les flics aux États-Unis, et l’un des slogans les plus célèbres fut sans doute Kill the pigs ! Goldstein rappelle que la culture rock, la vraie, celle des rues (et non celle de la Fnac), se nourrissait d’une haine viscérale des flics. Il faut se souvenir du dialogue fatal dans La Haine, de Mathieu Kassovitz avec ce flicard qui dit au black : «On est là pour vous protéger» et le black qui lui répond du tac au tac : «Mais qui nous protège de vous ?». Dans les années soixante, Richard Goldstein et des millions d’autres kids à travers le monde militaient contre la brutalité policière. En France, on gueulait «CRS SS !», car c’était une réalité. Aux États-Unis, les kids avaient encore plus de chats à fouetter avec deux luttes combinées, celle pour les droits civiques des pauvres nègres et l’autre contre cette phénoménale infamie que fut la guerre du Vietnam, une guerre d’Algérie à la puissance mille. L’horreur totale.

Si le récit de Richard Goldstein nous tient par la barbichette, c’est sans doute parce qu’on le sent passionné par son engagement, même si sa vraie passion reste l’écriture, mais il la met au service de cette révolution culturelle qu’on appelle communément le rock. Il vit cette révolution en direct, d’abord à New York, puis à San Francisco et à Chicago. Plutôt que de devenir écrivain, il opte pour le journalisme et comprend assez vite que pour faire ce métier, il faut savoir se fondre dans son sujet. Summer of love ? Okay, no problemo, Richard devient hippie. Il se laisse pousser les cheveux et traîne avec les drop-out de San Francisco. Il voit des groupes, prend des drogues et baise des gonzesses. Il participe au grand Trip californien.

Il comprend très vite que la musique fédère les gens. Elle est pour lui comme pour tous les autres kids «un moyen de savoir qu’on est pas seul». Comme il grandit à New York, il démarre avec les Ronettes, les Shirelles et Dion qui, comme lui, vient du Bronx. Des références qu’on retrouve bien sûr à la racine du mythe des New York Dolls. Richard tape dans le mille en consacrant son premier article aux Shangri-Las, «quatre gamines du Queens qui pouvaient se déhancher tout en se refaisant le chignon» et s’initie à l’underground militant en rencontrant Ed Sanders dans la fameuse librairie de la Dixième rue, Peace Eye Bookstore. Comme il jouit du privilège de vivre à New York, ce gros veinard de Richard voit les Primitives qui vont devenir le Velvet. Il en profite pour dresser une belle apologie de Lou Reed, «qui donnait à sa poésie une grâce bancale et à sa voix grincheuse un aspect brut, tout comme le journalisme avait simplifié ma prose». Il passe tout naturellement du Velvet à Andy Warhol, qui selon lui, «façonna la culture du futur». Richard ajoute : «Entre ses mains, chaque moyen d’expression était une orthodoxie attendant d’être réformée.» Tout ce qu’il dit de Warhol sonne étrangement juste. Il voit en Warhol l’inventeur d’une nouvelle éthique de l’art : «Tout à coup vous étiez le produit de votre propre création.» - On croirait entendre Bowie, you can be a hero/ Just for one day - Richard va loin, car à travers Warhol, il fait l’apologie d’une certaine forme de ‘perversion’ (il n’est pas certain que le mot français soit bien choisi). On a eu tendance à oublier le rôle considérable qu’a joué Warhol dans le processus d’émancipation de la jeunesse américaine. Il a zigouillé plus de tabous que n’importe quel autre maître à penser de l’époque, y compris Dylan. On a pris pleinement conscience de tout cela en visitant l’expo Velvet, à la Philharmonie de Paris en 2016. L’expo racontait en fait de l’histoire d’un mouvement artistique aussi complet que purent l’être Dada ou le Bauhaus, et dont le Velvet n’était que l’une des composantes. Tiens, on parlait de Dylan. Richard le salue à sa façon, le hissant sur le même piédestal que Warhol et Godard, un Dylan capable de tout avaler et doté d’un féroce appétit. Richard réussit à le rencontrer dans sa loge, mais il n’ose pas lui parler. Ils ont un échange assez surréaliste. Dylan lui dit : «J’ai beaucoup entendu parler de vous», à quoi Richard le tracard répond : «Moi aussi.»

Il évoque aussi le Brill, mais sans y entrer. Il connaît l’adresse et pour le reste, débrouille-toi avec le book de Ken Emerson, Always Magic In The Air. Richard en pince surtout pour John Lennon et pour son côté working-class hero, une classe ouvrière dont il se réclame lui aussi. Quand un mec abat Lennon devant le Dakota en 1980, Richard fait une gosse déprime. Il cite d’ailleurs Robert Christgau : «Pourquoi est-ce toujours Bobby Kennedy ou John Lennon ? Pourquoi n’est-ce pas Richard Nixon ou Paul McCartney ?». Tiens voilà un autre pacha new-yorkais : Jerry Wexler qui prédisait l’avenir en annonçait la fin du r’n’b, avec l’arrivée des sons synthétiques et «une précision de la tonalité qui allait tuer l’imperfection essentielle à la Soul». «Plus de backbeat», lance Wex lors de l’entretien qu’il accorde à Richard.

Son voyage à travers l’âge d’or des sixties se poursuit avec les Beach Boys dont il célèbre l’hédonisme poppy («Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux que Fun Fun Fun/ Till your daddy takes the T-Bird away.»). Ce veinard de Richard va même rencontrer Brian Wilson, et tous les fans des Beach Boys devraient se régaler du compte-rendu de cette entrevue, avec notamment un Richard qui se croit malin comme un renard en demandant à Brian si Fauré compte parmi ses influences et un Brian qui tire une méchante gueule et qui répond : «Jamais entendu parler de ce gars-là». Comme il traîne sur la côte Ouest, Richard le veinard en profite pour rencontrer Jim Morrison, un mec «assez doué pour les concepts philosophiques», à l’imagination «vagabonde» et quand Morrison lui fait l’apologie du chamane, Richard le veinard flashe. Selon Morrison, le chamane est un individu hors normes qui va devoir s’intoxiquer pour raconter son voyage aux gens de la tribu. Weird scenes into the gold mine. C’est exactement ce qu’il va faire avec les Doors : raconter son voyage aux gens de la tribu, c’est-à-dire nous, les fans des Doors à travers le monde. Par contre, Richard le veinard se montre moins charitable avec Jimi Hendrix. Lorsqu’il le rencontre, Jimi a «du vomi séché sur sa chemise». Du coup, il s’abstient de publier l’article, car il ne veut pas faire ombrage à sa réputation. Mais en rapportant cet épisode malheureux, le mal est fait. L’évocation de Jimi Hendrix est son premier faux pas. Hendrix ne saurait se limiter à une histoire de vomi. C’est absurde. Mais en même temps, Richard le veinard épingle un aspect fondamental de sa démarche journalistique qui est celle de l’éthique. Au contraire de la grande majorité des journalistes, il refuse de traiter ses sujets «comme des morceaux de viande».

Il se lie d’amitié avec Janis Joplin qu’il aurait voulu «pouvoir sauver». Janis incarnait à ses yeux «la promesse des années soixante - et leur tragédie». Mais ce qui sous-tend l’ensemble du récit, c’est une passion viscérale pour l’écriture. Jeune, Richard le vantard décide de devenir le James Joyce du Bronx. Il n’y va pas avec le dos de la cuillère et il a raison. Ça s’appelle avoir de l’estomac. Et sans estomac, on ne va pas loin. Il se heurte très vite au monde de l’édition : «Nous sommes là par amour des mots et par besoin d’attention, eux sont là pour l’argent.» Il se passionne pour l’enfant terrible du Nouveau Journalisme, Tom Wolfe, puis pour Norman Mailer, «un fauve terrifiant qui peut être l’égal des dieux de la guitare». Disant cela, Richard le renard met le doigt sur un point capital : la parenté qui existe entre les géants de la littérature, du cinéma et du rock. C’est la même énergie. Il dit avoir «aiguisé ses lames sur la meule de Norman Mailer». Puis il voit les écrivains américains devenir des personnages médiatiques, c’est-à-dire sachant manipuler les médias : Mailer en premier, puis Andy Warhol, Gore Vidal, Truman Capote et celui qu’on aurait tendance à oublier facilement, Marshall McLuhan, «un érudit de James Joyce devenu un savant des médias». Richard le thésard le situe ainsi : «Il incarnait le style de la pensée fluide dont l’époque raffolait». Et il continue de le rouler dans sa farine en constatant que plus personne ne le cite aujourd’hui, «sauf dans les cours de communication», et pince sans rire, il ajoute : «Ça en dit long sur la qualité de sa pensée». McLuhan prévoyait l’avenir de médias, longtemps avant Internet et il inventa un nouveau rôle, «celui de gourou médiatique» - Gotta get a goulou-goulou, braille Eric Burdon dans «Year Of The Guru» - Beaucoup plus flatteur est le chapitre que Richard consacre à Susan Sontag (qu’admirait aussi Eric Burdon) - Elle appelait l’Amérique le cancer de la civilisation occidentale - Bien vu, Susan ! Et Richard en rajoute en disant d’elle qu’elle «privilégiait la sensualité au détriment de la moralité». Il finit l’éloge à Susan en recommandant chaudement la lecture de son traité d’éthique, Sur la Photographie. Par contre, pas de pitié pour Timothy Leary - Il avait le regard vaseux et de la merde de pigeon séchée sur son pull - Aïe, ça commence mal ! Richard le soupçonne de s’être fait renvoyer d’Harvard à cause de «sa médiocrité intellectuelle». Il parle d’un discours en forme de «ramassis d’idées flottantes dans la soupe culturelle». Richard le revanchard se prend pour Léon Bloy ! Il taille à la hache : «Comme tout intellectuel célèbre, il était lisse et télégénique». Et pouf, Richard le hussard inscrit Leary dans la lignée de McLuhan «qu’il admirait jusqu’à un certain point». Mais Leary rêvait surtout de voir McLuhan sous LSD. Un Leary qui disait le monde coupé en deux, d’un côté «ceux qui sentaient la vérité» et de l’autre «ceux qui la saisissaient pleinement sous acide». Visiblement, Richard ne supporte pas les théories psychédéliques de Leary qui déclarait par exemple : «L’art doit faire appel aux sens. Chaque drame original est psychédélique». Pour illustrer son propos, Leary expliquait que le théâtre était à l’origine une expérience religieuse, ce qu’avait très bien compris Artaud. Comme il a de la suite dans les idées, Richard recroise Leary avec Jim Morrison, «toujours cette satanée routine du chamane» puis achève la pauvre Leary ainsi : «Il était aspiré dans le vortex de son époque, la conviction que ses pulsions comptaient plus que le raisonnement». Puis vient le coup de grâce : «J’étais habitué à ce type de d’illusions mais mon expertise se cantonnait à la culture pop. La sienne concernait la mort de l’esprit». Amen.

Peut-on parler de Richard Goldstein comme d’un écrivain ? Oui, car il use et abuse de cette manie de l’introspection typique des grands écrivains américains. Il parle autant de lui qu’il parle des autres, mais c’est une façon de mieux le connaître, comme si on entrait dans son texte par l’intérieur. On entre chez Henry Miller de la même façon, par l’intérieur de sa pensée. On sait à peu près tout ce qu’il faut savoir de Miller avant qu’il ne parle des putes qu’il fréquente à Clichy ou a New York. Et bien sûr, cette manie de l’introspection vient en droite ligne de Joyce et de Proust qui firent de ce regard porté sur soi un genre littéraire à part entière. Un genre que Céline va transfigurer, pour le seul bonheur des amateurs d’apocalypse.

Bon alors, et la politique dans tout ça ? Pour Richard, le rock fut essentiellement une force révolutionnaire. Il a vécu ce mouvement social en direct. Vers la fin du récit, il décide que «le rock cesse d’exister en tant que force révolutionnaire» ce jour du printemps 1968 où il entend «MacArthur Park» à la radio. Dommage, car il avait réussi à rencontrer tous les grands acteurs de cette révolution, en commençant, par Abbie Hoffman, qui fut mordu par des chiens policiers. Richard cite le portait qu’a fait Avedon d’Abbie et pouf il embraye aussi sec sur la Convention démocrate de Chicago en 1968. Abbie Hoffman et Jerry Rubin y organisèrent des manifestations, Country Joe McDonald et le MC5 tentèrent d’y participer. C’est peut-être dans le récit de ces événement marqués par une spectaculaire violence policière que l’ouvrage de Richard le tricard prend tout son sens. Il parle d’un climat de guerre civile. Il rappelle que Country Joe fut agressé dans son hôtel par des gens portant des brassards. S’ensuit un bel hommage hélas trop court au MC5, sans doute le groupe le plus habilité à illustrer le thème ‘rock et révolution’. Écœurés par les politicards, les kids présentent leur candidat à la convention, un cochon nommé Pégase. On assiste en direct à une extraordinaire flambée de violence - Kill the pigs ! - Les kids s’arment pour le combat de rue et Richard le soudard s’enroule la tête dans une écharpe mouillé pour pouvoir supporter les lacrymo. Les pages qui relatent ces événements renvoient bien sûr à celles de l’autobio de Mick Farren, lui aussi équipé pour se défendre des flics anti-émeutes anglais montés sur des chevaux et armés de longues matraques. Richard clôt le chapitre des événements de Chicago en rappelant qu’Abbie Hoffman s’est suicidé en 1980 - La Révolution fut une échappatoire cruciale pour lui, plus encore que pour moi. Quand elle se termina, il perdit sa meilleure défense. Et moi aussi - Voilà une façon très élégante d’exprimer la profonde désillusion qu’ont vécu tous les militants de la grande époque. Mais comme le rappelle Wayne Kramer dans son autobio, tous ces kids éprouvèrent l’incroyable fierté d’avoir lutté pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam.

À la question : «Faut-il lire ce livre ?», la réponse est oui. Mille fois oui. D’autant plus qu’il est traduit en français et que Nicolas Mesplède s’est battu pied à pied avec son texte. Cling clong ! De taille et d’estoc.

Signé : Cazengler, Richard Goldmiché

Richard Goldstein. Rock & Révolution. Mes Années 60. Les Fondeurs de Briques 2019

 

TROYES / 25 – 01 – 2020

3 B

NO NAME BAND

 

Teuf-teuf du retour. Je médite. Sur les méfaits du sport national. Non, ce n'est pas le foot. Mais l'apéro. N'ayez crainte je ne me lance pas dans une croisade anti-alcooliques. D'abord parce que tout le pays se dresserait contre moi comme un seul homme. Je me dépêche d'ajouter : comme une seule femme. Cette dernière comparaison pour le lectorat féminin ( ô combien irremplaçablement charmant ) de Kr'tnt ! Ce sont les révélations de Béatrice, la patronne du 3 B, juste avant que je ne parte qui m'ont poussé dans cette méditation ultra-méditative. Figurez-vous que voici quelques semaines la bande du B 3 s'était donnée rendez-vous pour partir en concert, le destin aux ailes de fer ne l'a pas voulu, comme ils étaient légèrement en avance, ils ont décidé d'un petit apéro avant l'envol. Vous devinez la suite, l'escadrille du B 3 n'a jamais quitté son tarmac.

Ce genre d'incident n'est pas réservé aux amateurs de rock. C'est la conversation qui s'ensuivit qui concerne directement cette chronique. En gros cela a vite tourné autour de la formation idéale du french rockabilly band. Dans la vie il ne suffit pas de réfléchir : il est nécessaire d'agir. N'est-ce pas Karl Marx qui a répondu à cette angoissante question : comment l'homme connaît-il le goût de la pomme ? Tout simplement en la goûtant ! Bref voilà pourquoi durant la soirée nous avons assisté au premier concert de ce groupe mythique nommé le No Name Band. En fait c'est le deuxième car la premier fut plus informel, mais là ils étaient tous là, facile pour les quatre premiers qui crèchent dans la région parisienne, mais le cinquième l'est arrivé tout droit de Nantes en début d'après-midi.

THE DREAM TEAM

Difficile de se frayer un passage dans le 3 B rempli comme un nid de guêpes. A croire qu'ailleurs l'on s'ennuie un tantinet dans la bonne ville de Troyes en fin de semaine. Plein partout, même sur la scène. Si bien qu'en plus du No Name Band l'on a eu droit au drummer invisible. Ce n'est pas de sa faute à cet innocent bambin. Ce n'est pas non plus que Béatrice la patronne aurait disposé un paravent japonais devant lui pour faire plus joli. Heureusement qu'il quémandait régulièrement au micro s'il pouvait avoir '' un petit peu de la bière'' au moins l'on était sûr qu'il ne s'absentait pas en douce dans l'arrière-cuisine profitant honteusement du mur de séparation qui nous cachait sa silhouette. Je reviendrais plus tard sur la nature de cette frontière infrangible. Soyons franc, il ne s'est pas dérobé une seconde à sa tâche. Mais voyez-vous le pauvre Philou, l'a joué le rôle du prolétariat anglais qui au dix-neuvième siècle, à grands coups de pics dans les galeries des mines de charbon, a trimé durant des journées de quatorze heures pour créer les richesses de la britannique nation dont d'autres que lui profitaient. ( Toute coïncidence avec la réalité de nos jours n'est sûrement pas un hasard malheureux de l'Histoire ). Donc Phil, de l'ancien et légendaire Ghost Highway, à la batterie.

A peine vous ai-je refilé le nom de Phil, que vous ne pensez plus qu'à sauter le mur pour savoir qui qu'y a devant. Un véritable gentleman. Lui n'a pas tenté de blackbouler son copain. L'aurait pu, avec sa grosse contrebasse aussi noire qu'un cercueil, il vous aurait rayé le Phil de la surface de vos yeux. Non seulement, il s'est serré sagement dans un coin mais lorsque ça chauffait grave, il allait se ranger à côté de son camarade, manière de montrer au monde entier qu'ils étaient bien deux à la rythmique, bref cet homme de cœur qui n'oublie pas son copain, il est juste que son nom soit écrit en lettres d'or, c'est Thierry '' Try Rock'n'roll '' Gazel, je ne vous cite qu'un seul de ses anciens hauts faits, l'a officié dans les Four Aces, nous avons assisté ( voir KR'TNT ! 362 du 22 / 02 / 2018 ) au dernier concert de cette formation de haut calibre.

Pour le mur du son devant. C'est très simple. Une + Une + Une. Guitare + Guitare + Guitare. Guild + Gretsch + Squire. Non, vous ne phantasmez pas. Pas une, pas deux, mais trois leads. C'est cela le monstre à trois têtes, le Cerbère orphique sorti de brain storming totalement tordu des mordus de la bande au 3 B. Trois guitaristes, alors qu'un généralement fait très bien l'affaire. N'ont pas pris des brelles. Ni des tocards de la dix-septième division des bras cassés. Dans l'ordre alphabétique : Franky Gumbo, ancien guitariste des Capitols, pas besoin d'en ajouter davantage, Mister Jull un des esprits de la Highway mythique, and last but not the least, Raf le guitar-hero des Atomics.

Voilà les présentations sont terminées. Mais comme vous êtes toujours pressés, vous voulez les entendre jouer tout de suite ! Pauvre de moi, la vie d'un rock-kronikeur n'est pas de tout repos.

NO NAME BAND

Les moutons à cinq pattes obtenus par manipulations génétiques ne sont pas obligatoirement ceux qui marchent le mieux. Dès les premières notes No Name Band n'a pas éprouvé de difficultés particulières pour galoper à fond de train ( kept-a-rollin' ) sur les sablières cahoteuses de ce que l'Empereur Julien, appelait la piste des onagres. Z'avaient pas effectué trois enjambées que déjà l'on était en plein pure rockabilly.

Désignons le coupable. Thierry. Le thierryble. Pour comprendre la nature du rockabilly, quelques explications sont nécessaires. Vous connaissez le shuffle du blues. Une fois que vous êtes embarqué, vous n'avez plus qu'à vous prélasser sur la banquette. Le balancement régulier du wagon, vous emmène dans une douce somnolence, vous n'êtes pas totalement endormi parce qu'il y a un mec quelque part qui braille toutes les misères du monde, mais ce n'est pas grave, vous avez l'impression de régresser dans le ventre de votre maman, elle vous promenait au travers des horreurs de l'existence mais vous étiez en sécurité, les portes du paradis s'étaient refermées sur vous et là tout n'était que luxe, calme et volupté, ainsi que le nota Baudelaire. Ben, le rockabilly, c'est exactement la même chose. Tout à fait pareil. Complètement identique. A part que c'est plus mouvementé. C'est très simple, vous montez en courant un escalier de quarante étages poursuivis par une horde de mort-vivants qui veulent à tout prix que vous les rejoigniez, vous sentez que votre cœur est prêt à exploser, mais arrivé tout en haut la porte est fermée et vous n'avez plus qu'à redescendre par les escaliers de secours extérieurs. Evidemment vous les dévalez sur le dos et à chaque palier vous vous rompez une vertèbre. J'ai oublié de le préciser : le rockabilly, c'est un peu plus sauvage que le blues. Bref pour vous permettre de traverser ces cascades cahotiques, vous avez besoin d'un contrebassiste qui vous caoutchouctise vos rebondissements, c'est Thierry qui se charge de cela. Sa contrebasse halète comme le mufle d'un taureau furieux qui vous poursuit dans l'arène. Impossible de fuir ou de vous arrêter. La corne du rockabilly vous pique les reins et vous n'y pouvez rien. Inutile de jouer au plus malin, de ruser, de tourner brusquement à gauche ou brutalement à droite, furax le fauve vous suit de près, vous marque à la culotte, et ne vous laisse plus en repos.

Le pire est toujours certain. Déjà que vous n'arrivez plus à vous défaire des entrelacements des serpents thierryfiques qui vous suivent partout, voici que Phil à qui vous ne demandiez rien se radine. Encore un adepte du tchac-à-tchac, mais ce qu'il préfère c'est le poum-poum, agrémenté des sonnailles de ses cymbales. Méfiez-vous de son sourire. Genre mec occupé qui ne fait pas attention à vous. Mais l'œil aux aguets sur les trois guitares et puis cette narquoiserie innocente, mine de rien, d'augmenter la cadence. Et le volume sonore. Il est comme cela le Philou, ce ne sont pas trois malheureuses guitares qui vont se prendre pour la sainte trinité, c'est lui qui distribue l'extrême-onction, davantage à coups de sabre que de goupillon. Malgré cela, ça se goupille plutôt très bien pour les guitares, Thierry et Phil sont de véritables pousse-au-crime, ah, vous vouliez jouer et bien chantez maintenant !

Quand il y en a pour un, il n'y en a pas généralement pour trois. C'est au moment de se partager le gâteau que les ennuis commencent. Mais l'on n'a pas affaire à d'innocents gratteux bleus qui ne sont jamais sortis de chez eux. Si le corbeau a un seul fromage pour deux renards, l'est sûr que ça va mal tourner. Il existe une parade. Simple mais il faut avoir la combine. Je vous révèle le secret. Pas uniquement un seul calendos. Pas uniquement un seul baba au rhum. Mais une infinité inépuisable. Alors tout s'éclaire, quand il y en a pour un, il en reste pour les autres. Le petit Jésus il a appelé cela la multiplication des pains. Eux, ce sera la multiplication des sets. Les trois sets réglementaires du 3 B ils les ont pulvérisés. Faudra rebaptiser le bar, désormais ce sera le 5 B. Et pas des zigouigouis minuscules aussi courts qu'un ver de terre qui gigote au bout de l'hameçon, eux ils sont pour les anacondas géants de trente mètres minimum. Y a en eu un quatrième. Presque aussi reptilien que les trois premiers mis bout à bout. Un truc rapide qu'ils avaient dit. Tu parles, Charles, ils avaient la gaule. On a commencé à s'inquiéter pour le cinquième quand on a vu Béatrice foncer au premier rang. Elle allait leur demander d'arrêter, de stopper tout de suite, les morigéner sans se gêner, leur rappeler les horaires, le règlement municipal, la ronde des polices, point du tout les toutous, elle s'est mise à danser comme une folle ensauvagée, sauf le respect que je lui dois.

On y était pour quelque chose, on n'était pas les derniers à réclamer un petit supplément, et puis ces filles qui criaient si forts que parfois on ne les entendait plus, les gars ont dû se sentir galvanisés. Mais revenons à nos guitaristes. C'est Franky qui s'est lancé le premier. Chant et guitare. De toute beauté. Le son américain sur toute la ligne. Plus vrai que nature. De l'autre côté de l'Atlantique, certains ont dû mal le vivre. L'a cassé une corde celle du bas. Celle du haut c'est Raf qui s'en est chargé. Parce que si vous croyiez que les deux autres zigoguitars comptaient les mouches pendant ce temps, vous vous trompez. Intervenaient à tout moment. Ce qui ne veut pas dire n'importe quand. Bien sûr que toute la soirée ils se refilaient les solos comme les grands-mères attentionnés s'échangent le bébé, ça c'est facile, deux la mettent en sourdine et le pote se débrouille très bien tout seul. Le fun du fin au fond c'est d'intervenir au bon moment, pour signifier, exacerber encore plus amplement ce que le copain est en train de faire, parfois bien sûr on repique ce que le flamboyant vient de trastéger, chacun y va de sa surenchère, mais attention c'est du rockab, l'on ne brode pas à l'infini comme dans le jazz, l'on ne s'enroule pas dans la couverture de la virtuosité, l'on préfère le flip-flap arrière ou le saut de la mort au trampoline, mais le plus goûteux, c'est comme dans les ateliers de la Renaissance, vous avez un gars qui peint un cheval blanc, et son alter-ego qui rajoute sur la patte arrière une minuscule tâche rouge qui donne à l'ensemble du canasson un extraordinaire relief. Trois musiciens trois styles. Franky, comment s'y prend-il pour raccourcir ses phalanges comme cela, l'on dirait qu'il n'a plus de doigt et pourtant ça court de tous les côtés. Tout le contraire de Jull dont les digitaux tentacules barrent toute la largeur du manche, un peu comme sur les photos de Robert Johnson. Quant à Raf, il les jette sur ses cordes comme des avions de chasse qui attaquent en piqué, oiseaux de proie qui s'abattent sur une malheureuse musaraigne. Faut que ça saigne. L'est beau Raf, la plus belle rock attitude, très rentre dedans, du sauvage, le vocal qui sarcle la hargne, la guitare qui allume les incendies dans les titres de Chuck Berry, et tous les autres qui balancent ce tempo de navire qui vient de toucher un récif sur Brown Eyed Handsome Man.

Une merveille cette soirée. Z'ont mouliné tous les classiques. Ah ! Ce Franky, l'est comme ces garçons de café qui vous apportent la note juste, vous êtes obligés de lui laisser le royal pourboire de la reconnaissance absolue, l'a le secret de vous servir dans l'alcool qui tue, la petite goutte de venin de crotale qui vous réchauffe le sang et vous désagrège le foie en moins de trois secondes.

Jull plus réservé. Un pas un arrière. Comme ces athlètes de l'Antiquité qui prenaient le temps de bander leurs muscles, de se concentrer, et puis l'attaque imparable. Réfléchie. D'une seul coup de poing. Le taureau du sacrifice s'effondrait mort. C'est après que l'on s'aperçoit du résultat, et que celui-ci a été préparé par la beauté du geste. Ce n'est pas la force qui tue. Mais l'intelligence assénée à bout bras. Et puis la rage du chant. Et là c'est tout le contraire. Comme la voix s'est renforcée de furiosité depuis les Ghosts, elle éclate, elle se presse, elle éructe et c'est elle qui mène et pousse les doigts. Dans la salle l'on frise le Parthénon ! Le rockabilly bouscule les digues, et lorsque le torrent s'arrête, un dernier coup de bigsby prolonge le débordement et vous entendez comme un feulement encoléré de tigre énamouré dont vous venez d'abattre la femelle. C'en est fini pour vous. Mais vous n'échangeriez cet instant ni pour un cheval, ni pour un empire.

Reste l'angoissante question subsidiaire à trancher : était-ce vraiment le meilleur groupe de rockabilly hexagonal ? Peut-être que oui. Peut-être que non. Ce qui est sûr c'est qu'ils ne sont pas passés loin du cœur de la cible. En tout cas une exceptionnelle réunion émulatrice de complices survoltés. Et c'est là le plus important, avec ce public chaud de braise, qui est reparti avec les oreilles pleines de rêve.

Damie Chad.

ROCKABILLY GENERATION NEWS N°12

JANVIER / FEVRIER / MARS / 2019

 

Tiens, il y a le feu à la boîte à lettres. Pas de panique, c'est le nouveau Rockabilly Generation qui est arrivé. Tout beau comme une pin-up en tutu rose transparent, les jambes ouvertes sur le capot d'une pink thunderbird. Ne rêvez pas, c'est juste une métaphore, sur la couve c'est Graham Fenton moins affriolant que notre évocation, mais le regard empreint d'une telle passion inextinguible pour le rockabilly que vous avez envie de sauter directement sur l'interview. Attardez-vous tout de même sur la génération montante, celle de Thomas Pichot des Drifting Sailor, très belle pleine page photo country-style de Sergio Katz.

Dominique Faraut nous conte la carrière de Graham, des Houseshakers, qui accompagnèrent Gene Vincent, à Matchbox, un des groupes phares du renouveau Ted, que l'on ne présente plus. Je vous laisse découvrir l'interview réalisée par Bryan Kazh, toute l'histoire du rock défile là-dedans, avec peut-être encore plus essentiel celle d'un homme qui sait faire la part des choses.

Béthune Rétro dédié aux vingt ans des Hot Chickens, le show explosif de Jake Calypso, mais aussi la présence de Viktor Huganet, Tony Marlow, Didier Wampas, Didier Bourlon ( premier guitariste des Hot Chickens ), Crystal Dawn, et quelques autres dont Don Cavalli, le Cat Zengler vous a relaté son concert dans notre livraison 428 du 05 / 09 / 2019.

Relation de Dance on border line 10, avec Captain Dock, Ray Allen and his Band, Marcel Riesco, et le dernier concert de Dylan Kirk avec les Starligths. Toujours en Bretagne, une région chère à Sergio Kazh, le compte-rendu de Rock'n'Roll in Pleuguenec featuring Greaser Rockers, Joe Fury, Kick'Em Jenny, et l'on arrive à la chose triste. Le Rock'n'roll Weekenders, festival de trois jours ( nous ne retiendrons que Darrell Higham et son Gene & Eddie Show ) qui ne déçut pas son public mais qui quinze jours après sa fin vit la disparition de Dominique Rouaud, le Grand Dom, décédé à cinquante-cinq ans. Toute une vie au service du rockabilly, emportée en quelques jours. Bel hommage de Sergio, qui rappelle l'homme qu'il fut, tout d'une pièce, qui ne transigeait jamais avec ses rêves. Une des personnalités les plus respectées et aimées du mouvement Ted en France. Ce n'est pas un départ, c'est une perte.

Comme en écho, une interview de Crazy Cavan réalisée par Bryan qui interroge davantage Mister Grogan que la star Cavan, l'enfance et l'âge qui survient, la vieillesse pour employer le mot qui refroidit...

Inutile de signer une pétition contre Sergio Kazh sous prétexte que ce numéro 12 fait l'impasse sur les pionniers. C'est carrément un numéro Spécial Gene Vincent qui sortira ce mois de février qui s'approche. Question pionnier, c'est difficile de faire mieux que Gene Vincent !

Un numéro qui atteint à une dimension humaine à laquelle tous les précédents n'étaient pas encore parvenus. Il est indéniable que Rockabilly Generation News progresse à la vitesse d'un mustang sauvage au galop.

Damie Chad.

Editée par l'Association Rockabilly Generation News ( 1A Avenue du Canal / 91 700 Sainte Geneviève des Bois), 4,60 Euros + 3,62 de frais de port soit 8,22 E pour 1 numéro. Abonnement 4 numéros : 32, 90 Euros ( Port Compris ), chèque bancaire à l'ordre de Rockabilly Genaration News, à Rockabilly Generation / 1A Avenue du Canal / 91700 Sainte Geneviève-des-Bois / ou paiement Paypal ( cochez : Envoyer de l'argent à des proches ) maryse.lecoutre@gmail.com. FB : Rockabilly Generation News. Excusez toutes ces données administratives mais the money ( that's what I want ) étant le nerf de la guerre et de la survie de toutes les revues... Et puis la collectionnite et l'archivage étant les moindres défauts des rockers, ne faites pas l'impasse sur ce numéro. Ni sur les précédents. Une bonne nouvelle tout de même : devant la demande générale, les numéros 1, 2 et 3 ont été retirés. Les originaux c'est toutefois mille fois plus classe !

 

MARIE-JOSEE NEUVILLE

 

Cette chronique sort tout droit de la précédente. Pas de n'importe qui, de Crazy Cavan. Difficile d'avoir une caution rock'n'roll plus solide. C'est bien lui qui à la fin de son interview nous apprend que dans sa jeunesse il aimait la France et Brigitte Bardot. Pas vraiment des propos d'une folle originalité, ni traumatisants, c'est la suite de cette déclaration d'amour que je cite in extenso : '' J'ai trouvé récemment un album par une jeune fille, une chanteuse française, Marie-Josée Neuville. J'étais captivé par sa façon de jouer de la guitare acoustique, dans le style de Jimmy Rogers. C'était une jeune fille française en 1956, donc elle est ma nouvelle découverte !''

Diantre voici qui interroge. Marie-Josée Neuville, le nom me disait très vaguement quelque chose, peut-être entrevu sur les récapitulations alphabétiques des pochettes de disques proposées par Jukebox Magazine. Le pire, le rare, et le meilleur, y sont systématiquement répertoriés avec la cote associée. Oui mais attention Jimmy Rogers. Pas n'importe qui. Alors je suis allé fouiner sur You Tube et Wikipedia.

Marie-Josée Neuville est née en 1938. Elle enregistre son premier quarante-cinq tours en 1955. Elle est surnommée la Collégienne de la chanson. Aujourd'hui on la surnommerait la lycéenne de la chanson. Elle a dix-huit ans lorsqu'elle devient célèbre. Une grande jeune fille. L'est sûr que les paroles de ses premiers disques sont bien gentillettes. Un peu niaises même. De la chanson pour enfant. Petite fille de bonne famille qui se prépare à passer son bac. Cultivée, cite Villon et Victor Hugo. A première ouïe elle s'inscrit dans le sillage de Georges Brassens. Guitare et paroles. N'en possède ni la verve ni la crudité. Trop lisse. Et pourtant sa chanson Nativité ( mais comment naissent les enfants ! ) ne manqua pas d'effaroucher les esprits pondérés.

Mais sachons se replacer à l'époque. L'un de ses morceaux Le monsieur du métro va choquer la France profonde. A moins que ce ne soit la superficielle. L'hypocrite certainement. Le sujet fait rire lorsque l'on pense à Me Too. Une jeune fille qui se fait serrer de près dans le métro par un vieux grand-père. En refrain les recommandations de sa maman qui l'a avertie que dans ses cas-là, on ne dit rien... L'évolution libératoire sera rapide, en 1959, bye-bye la guitare, accompagnement orchestral, les paroles de La Dérive sont celles de l'innocence perdue mais pas tant regrettée que cela...

Mais revenons-en à la guitare. Jimmy Rogers. Un bluesman. Pas n'importe lequel. Accompagna Muddy Waters en ses débuts. Entre Muddy et Brassens, question guitar-sound, il existe une petite différence. En effet, il n'y a pas photo. Jimmy Rogers qu'il joue avec Muddy ou en solo, rien à voir avec Marie-Josée et George. J'ai vérifié par acquis de conscience. J'essaie Jimmy Rodgers au cas où la retranscription de l'interview en anglais ne serait pas exacte. Trop pré-rock'n'roll à première écoute. Ne reste donc que Jimmie Rodgers, je choisis au hasard – pas tout à fait – Pistol Packin' Papa, et là dès les premières notes je dois reconnaître que Crazy Cavan a raison. Certes le jeu de Jimmie est plus fluide que celui de Marie-Josée plus anguleux, mais l'on ne peut que reconnaître des similitudes. Une certaine nonchalance en moins.

Pour la suite de l'histoire : Marie-Josée Neuville s'est mariée avec Gérard Herzog ( le frère de l'alpiniste ) qui fut homme de télévision, elle fut aussi animatrice sur Europe 1 et est aujourd'hui une vénérable grand-mère de 82 ans. Pour les rockers ne pas oublier qu'elle assura la première partie des Platters en 1958 à l'Olympia. Tout cela ne nous rajeunit pas...

Être remarquée par Crazy Cavan n'est pas donné à tout le monde. J'aurais dû intituler cette chronique : L'égérie secrète du mouvement Ted ! Nettement plus vendeur !

Damie Chad.

 

LA VOIE DE L'INNOCENCE

MARIE DESJARDINS

( Humanitas / 2001 )

 

INTRODUCTION GENETIQUE

Quatrième fois que nous nous penchons sur un livre de Marie Desjardins. Les deux premiers allaient de soi pour un blogue rock. Leurs titres parlent pour eux. Ambassador Hotel, La mort d’un Kennedy, la naissance d’un rocker, et Sylviejohnny love story recencés, pour le premier dans notre livraison 440 du 28 / 11 / 2019, et dans notre livraison 442 du 12 / 12 / 2019 pour le deuxième. Pour le troisième Ellesmere ( voir notre avant-dernière livraison 447 du 16 / 01 / 2020 ), nous avions évoqué Jim Morrison et les Doors pour mettre nos lecteurs sur le chemin d'accès à ce chef-d'œuvre de feu et de glace. Pour cette voie d'innocence il nous serait facile de prendre le bâton que Marie Desjardins nous tend au détour d'une page. Notre héros n'écoute-t-il pas Stairway to heaven de Led Zeppelin. Entre la voie de l'innocence et cet escalier vers le paradis, le chemin semble tout tracé. Mais lorsque l'on gravit une montagne, fût-ce les hauteurs de la nuit walpurgique de Goethe, il faut se souvenir de ce que Heidegger dit de tout cheminement de pensée et de parole, qu'il est nécessaire de prendre garde au sentier qui part dans une direction très précise et qui brutalement se retourne, et s'enfuit dans une autre. Tel le serpent qui cherche à vous mordre.

Donc, quoique le héros du roman soit anglais nous partirons au Canada pour nous lancer sur la piste de Le piège d'or roman de James Olivers Curwood qui se déroule au Canada. – nous rappelons que Marie Desjardins réside à Montréal. L'on trouve dans ce superbe roman d'aventures tout ce que les éditeurs ont regretté de ne pas voir au premier plan d'Ellesmere. De la neige et des esquimaux. Du froid, de la faim et du struggle for life and dignity. La dignité, c' est ce qui se fait de mieux dans la catégorie du littérairement correct. En plus Curwood, il ne lésine pas sur le casting, par exemple les féroces Kogmollocks que je vous souhaite de ne pas rencontrer ce soir en rentrant chez vous. Quant au piège d'or vous êtes tellement pris par l'action que vous en oubliez qu'il n'est que la tresse du désir qui vous relie aux autres. Mais cela il vaut mieux ne plus y penser. Surtout si vous tenez à vérifier les deux bouts de l'attache. Manque de chance, c'est exactement à cette tâche dangereuse à laquelle s'attelle Marie Desjardins dans La voie de l'Innocence. Dans le roman de Curwood c'est un ours blanc que vous trouvez au bout de la chaîne. Une bestiole pas vraiment sympathique. Encore pire que les Kogmollocks. Le problème c'est que dans ce roman de Marie Desjardins, les ours blancs animés des meilleures intentions – prenez un peu la place de la bête qui rugit en vous pour voir un peu le monde à leur manière – ils foisonnent. Sur les icebergs des bons sentiments.

FAMILLE JE VOUS HAIS

Ça commence par un marmot qui sort du ventre de sa mère. Reçoit un drôle de nounours comme objet transactionnel vers la tendresse. La haine. Sa propre mère le déteste. Elle sait pourquoi. Il est le symbole de tout ce qu'elle aurait voulu être. Le boulet de trop. Elle a déjà un mari, une fille et ce frère jumeau qu'elle préfère évidemment au héros maudit, bref une vie étriquée – pas tant que cela, le père gagne de l'argent – épouse au foyer qui élève ses enfants puisqu'elle n'a pas su devenir ce qu'elle aurait pu être. Vous entrevoyez la suite de l'histoire. L'implacabilité sociologique. Je vous la passe en accéléré. Enfant mal-aimé, père trop faible, doué en dessin, qui ne fait rien à l'école, un seul ami et des copains de bar, l'alcool, la dope, petits trafics. Trois ouates bienfaisantes qui servent de rempart face à la vie. L'autisme est-il une maladie ou une protection ? L'igloo que l'on se construit sur la banquise. Pour se protéger des ours.

LES BÊTES FEROCES

Les ours c'est un peu comme les chats. De bien beaux animaux. A qui vous ouvrez la porte, qui s'installent sans plus de salamalecs dans votre intérieur. C'est fou comme ils comblent votre solitude et éliminent vos angoisses. Restent-ils chez vous pour les caresses et la pitance ? Ou pour vous ? Ou pour elles, oui parce que Peter il n'ouvre la porte qu'à des femelles. Douces et mignonnettes comme des chatons, mais qui avec le temps se révèlent être de féroces ourses blanches au cœur noir comme la nuit. Peter en hébergera trois. Jay la jalouse. Paula la practicienne. Susan la sinueuse.

A y regarder de près Jay n'est que le portrait craché, et crachat de gorgone, de sa mère. Pour la fuir Peter s'enfermera chez les hommes, les vrais, les durs, ceux qui sentent bon le sable chaud. C'est pourtant là que Paula viendra le chercher. Une intellectuelle. Qui sait poser le doigt là où ça fait mal. Qui lui apprend à se défaire de ses peurs. Et les voies de la liberté. Mais qui promettait plus qu'elle ne pouvait donner. Elle partira. C'est encore un homme, son seul ami d'enfance, qui lui apprendra à s'insérer dans la vie, un boulot et la présentation d'une amie qui... si vous voulez savoir la suite, il vous suffit de lire le roman. Âmes tendres et esprits positifs, s'abstenir.

VIVRE

Un roman d'initiation. Le titre l'indique. Le tout est d'apprendre à accepter. Mais à accepter quoi ? L'infinité de la société. Seul contre tous. Tout de suite les grands mots. Les postures romantiques sont de superbes lots de consolation. Chacun se taille dans cette toile amarante le manteau qui lui convient. En règle générale, l'on préfère se débrouiller pour s'assurer une petite niche écologique de survie. Plus ou moins confortable. Faute de mieux l'on s'y fait... Ce n'est pas là le plus difficile. A part pour quelques inadaptés.

Le plus dur ce sont les autres. Pas tous les autres. Pas le monde entier. Ceux qui vous sont proches, familles, voisins, amis, connaissances et ceux que vous aimez. Ce sont ces derniers qui sont très embêtants. Peut-être parce que vous leur demandez de vous ressembler. Peut-être parce qu'ils vous ressemblent trop. Puisqu'ils exigent que vous leur ressembliez. L'on est toujours l'ours blanc de quelqu'un.

Inutile de vous poser la question. Le problème c'est vous. Avant toute chose c'est vous que vous devez accepter. Peter qui roule sur ce chemin n'amasse pas mousse. La voie de l'innocence est-elle celle de l'ignorance ! Vous ne pourrez jamais accepter les autres si vous ne vous acceptez pas vous-même. L'âme sœur et l'âme frère sont sur un bateau. L'une des deux tombe à l'eau. Qui reste-t-il. Qui reste-t-elle. Laquelle a trahi, celle qui s'est jetée à l'eau, celle qui n'est pas tombée. Peut-être les deux. Puisqu'elles sont inéluctablement deux depuis le début. Deux et pas doubles. Seraient-elles jumelles.

Et le problème c'est que lorsque vous avez compris tout cela, renoué tous les fils, rassemblé toute la trame, vous n'en êtes pas plus heureux pour autant, pas moins dans l'indécision, juste au milieu de la fêlure, juste entre les deux cotylédons du sexe féminin qui vous a engendré. Vous pouvez chercher, en cet endroit il n'y a que vous. Vous vous croyez dans la fêlure, mais la fêlure c'est vous.

Marie Desjardins esquisse en ce roman les prolégomènes d'une espèce de théosophie psychanalytique des plus osées. Il ne s'agit pas de tuer le père – c'est déjà fait, l'aragne maternelle s'en est chargée - mais de tuer la mère. C'est la seule manière de ne pas rester éternellement un enfant. De ne pas être en attente et en recherche d'un sein symbolique à sucer. De ne pas être le jumeau de sa mère. Ou la jumelle de ses parents. Même quand ils sont absents. Un combat psychique. Introspection ouranienne. Contre soi-même. Vous ne trouverez pas plus cruel et plus innocent au monde. Un roman autant émasculateur que femmasculateur. Mort à l'amour. Pour parvenir à la liberté du désir. Stairway to heaven.

Souriez, vous êtes arrivé.

Vous pouvez remercier Marie Desjardins.

Damie Chad.

15/01/2020

KR'TNT ! 447 : JACK SCOTT / JERRY WEXLER / MORLOCKS / MARIE DESJARDINS / AVALANCHE / LOUIS LINGG & THE BOMBS / EFFELLO ET LES EXTRATERRESTRES / ROCK ET MAI 68

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 447

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

16 / 01 / 2020

 

JACK SCOTT / JERRY WEXLER / MORLOCKS

MARIE DESJARDINS / AVALANCHE

LOUIS LINGG & THE BOMBS

EFFELLO & LES EXTRATERRESTRES

ROCK ET MAI 68

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Scott a la cote

 

Jack Scott devait beaucoup aux Cramps qui, avec leur magistrale cover du «Way I Walk», le ramenèrent dans le rond du projecteur. Il devait aussi beaucoup au fameux rockabilly revival des années quatre-vingt, et notamment à Robert Gordon qui fit lui aussi une superbe cover du «Way I Walk». Et comme le dit si justement Craig Morrison, il le méritait (He deserved it). Le problème de Jack Scott est qu’il n’appartenait à aucune scène rockab, ni la scène de Memphis ni celle du Texas, et que sa vie ne présentait pas le moindre relief : rien, ni faits marquants, ni scandales. Et pourtant ce Canadien basé à Detroit aligna nous dit Morrison une vingtaine de hits entre 1958 et 1961, dont quatre grimpèrent dans le top ten des national charts.

Le vieux Jack se distinguait par une pente pour slow beat et une voix qui lui permettait de sonner comme Elvis. Il raffolait du son tamisé, assez dark, et se prêtait parfois au petit jeu du répétitif, comme le montre «Geraldine», qu’il répète une bonne quinzaine de fois dans l’intro. Il sera l’un des derniers à beefer son son avec une stand-up, passée de mode en 1960, et comme Elvis, il va préférer la virilité à la sensualité dans les harmonies vocales : le quatuor masculin qui l’accompagne s’appelle the Fabulous Chantones.

Et comme le vieux Jack vient de casser discrètement sa pipe en bois, l’occasion de lui rendre hommage fait partie de celles qu’on ne saurait laisser filer. Pour une fois, nous allons donner la parole aux albums.

 

L’aîné s’appelle Jack Scott, born in 1958 :

— Malgré ma belle pochette dynamique, je ne suis pas l’album du siècle...

— Pourquoi dites-vous ça, Jack Scott ?

— Je n’ai que deux hits intersidéraux, «Geraldine» et «Goodbye Baby»...

— C’est mieux que rien !

Jack Scott a tort de se plaindre, car «Geraldine» rebondit sur le beat, bien bourrelé de jus rockab et transpercé au cœur par un solo de sax. Fabuleux parti-pris, ils sont dedans jusqu’au cou. C’est le côté insistant du beat rockab qui rafle la mise. Même chose pour «Goodbye Baby», c’est du big Jack, même s’il couaque comme un volatile.

— Mais vous oubliez «Leroy» et «The Way I Walk» !

— Oui, c’est vrai, mais j’ai un petit faible pour «Save My Soul», car je le prends sous le boisseau duveteux des Chantones, il s’y passe des trucs, vous savez. Là, je suis sûr de mon coup.

— C’est vrai que «Save My Soul» est bien enlevé, c’est indiscutable. Mais vous avez aussi pas mal de cuts atroces et gluants, de type «With Your Soul», «I Can’t Help It» ou pire encore, «My True Love», le bonbon le plus sucré du magasin. Et cette romance à l’eau de rose qui s’appelle «Indian Walk» qui pue des pieds. Franchement vous exagérez. On sent votre côté rital qui remonte à la surface. Dommage que vous ruiniez tant d’efforts avec des rengaines aussi abjectes.

— L’époque voulait ça. Vous avez sûrement entendu parler d’un truc qui s’appelle la pression commerciale, non ? Ne saviez-vous pas que l’Amérique était un pays de beaufs ? Vous n’allez pas me dire que vous ne saviez pas que la beaufitude est le plus grand fléau du XXe siècle !

 

Le petit deuxième s’appelle I Remember Hank Williams, né deux ans plus tard, en 1960. Il fait d’ailleurs partie d’une portée de quatre.

— Oh je vois à votre tête que je ne vous plais pas...

— Mon cher I Remember Hank Williams, vous auriez dû vous faire avorter pour laisser la place à Jerry Lee, car vous êtes l’un des pires albums jamais enregistrés. Tous les violons du monde semblent s’être donné rendez-vous pour massacrer l’Hank. Vous n’êtes qu’une sainte horreur.

— Même ma version de «Cheatin’ Heart» ?

— C’est l’une des pires ! Il n’existe rien de plus foireux sur le marché ! Les rednecks devaient être pliés de rire en entendant ça. Wouah le Canadien ! Wouah la pauvre crêpe ! On a parfois l’impression que vous allez demander une pièce aux gens de la rame pour rester propre. À côté de vous, Roy Orbison est un enfant de chœur. Dans le Deep South, ils n’auraient jamais osé massacrer les chansons d’Hank Williams. Jamais ! Vous entendez ? JAMAIS ! Seuls les yankees sont capables de telles abjections.

— Oh, je voulais juste illustrer le ventre mou de l’Amérique. Vous savez, Perry Como et l’autre imbécile de Pat Buitoni ont vendu des millions de disques...

— Oui, mais là n’est pas le problème. Vos fans ne vous pardonneront jamais de vous être prêté à cette infâme mascarade.

— M’en fous. Je vaux entre 50 et 100 $ sur la marché, alors vos petites remarques perfides roulent sur les rails de mon indifférence et s’arrêtent à la gare de mon mépris.

 

Le deuxième de la portée 1960 s’appelle What In The Word’s Come Over You.

— Vous grattez une belle guitare sur la pochette !

— Oui, c’était la grande forme. On drivait «Baby Baby» au dixie stomp ! Et sur «I’m Satisfied With You», on avait aussi pas mal de son.

— Oui, c’est vrai, mais là où ça bigne, c’est dans «My King» ! Quel fantastique shoot de rockab ! You rock it hard ! Par contre, ça redevient pathétique avec «Cruel World», cette mauvaise resucée de «Blue Suede Shoes».

— Ce que vous pouvez être dur ! Parlez-moi plutôt de «Good Deal Lucille», on y tente le tout pour le tout, on mise tout ce qu’on a, le sax, les Chantones, le beat, tout y est ! Ça c’est du jump, mon gars ! Tu ne trouveras pas mieux ailleurs !

 

Le troisième de la portée 1960 s’appelle The Spirit Moves Me.

— Vous vous prenez pour les Staple Singers ?

— C’est quoi cette insinuation ?

— Oh ce n’est pas une insinuation, vous reprenez les mêmes classiques de gospel batch, tiens comme ce «Swing Low Sweet Charriot» qui coule comme un vieux claquos oublié au fond du placard au mois d’août. On dirait que vous tombez dans tous les travers de la Bible. Le rockab a complètement disparu.

— On voulait faire plaisir à ma mère et au curé du village.

— Oui, ça se conçoit très bien, sauf qu’on croirait entendre Gilbert Bécaud dans «Josuah Fit The Battle Of Jericho». Si on voulait faire acte de civilité, il faudrait dire à tous les fans de rockab de vous fuir comme la peste, Spirit Moves Me. Avec «Roll Jordan Roll», vous vous grillez définitivement. Et les pauvres gens qui vont oser écouter «Down By The Riverside» vont s’écrouler de rire. On ne vous a jamais expliqué que le gospel batch était un truc de noirs, pas un truc de petits culs blancs ? C’est rare de trouver un album aussi atrocement con que vous, Spirit Moves Me. C’est d’autant plus incompréhensible qu’il circule dans la nature des singles impeccables comme «Patsy» ou encore «Strange Desire».

— M’en fous ! J’irai au paradis.

 

Le quatrième de la portée 1960 s’appelle What I Am Living For.

— Au moins, vous n’êtes pas comme vos trois frères, vous ne prenez pas les gens pour des cons !

— Faut-il prendre ça pour un compliment ? J’ai pas l’impression d’appartenir à une famille de tarés.

— Ne vous méprenez pas, c’est juste l’expression du simple bonheur de vous voir renouer avec le heavy rockab. Notamment dans «Go Wild Little Sadie», là c’est du sérieux, vous inventez même le Detroit sound, sans doute à la même époque que Johnny Powers.

— Oui j’adore bopper Sadie, Detroit boob baby, tête-moi le sein ! C’mon stop this fight !

— «Baby She’s Gone» est encore plus inespéré ! Quelle perle de rockab sauvage ! C’est chanté au foulard noué et au fute de cuir, avec une science infuse du what to do ! Vous frisez le Vince Taylor, avec ce what to do subliminal !

— Mon chouchou est «Two Timin’ Woman». Là on explose la scène de Detroit pour de vrai, we rock it out !

— Mais il faut aussi avaler pas mal de couleuvres, comme par exemple «Bella» ou encore «There Comes A Time». C’est d’autant plus regrettable que des singles fantastiques circulent sous le manteau, tiens, par exemple ce «One Of These Days» qui sonne comme un hit mystérieux, scalpé dans le son, ou encore ce «Grizzly Bear» qui fait le bonheur des esprits éclairés.

— Bon, on ne va pas refaire l’histoire ! Tournez-vous donc vers l’avenir !

 

L’avenir s’appelle Burning Bridges qui vient au monde quatre ans plus tard.

— Vous vous prenez pour l’album du grand retour ?

— Je n’aurai pas cette prétention, je ne suis qu’une modeste compile et à Wall Street je ne vaux pas un clou, alors c’est pas la peine de m’asticoter avec des remarques déplacées.

— Oh si vous le prenez aussi mal, on va couper court. C’est dommage, car j’allais vous complimenter.

— Me prenez pas pour un con, je sais bien que mes rengaines sont pompeuses, surtout «Burning Bridges».

— C’est vrai que vous battez tous les records de daube avec «A Little Feeling» et «All I See I Blue», mais vous reprenez du poil de la bête avec cet étrange «Laugh & The World Laughs With You».

— Pourquoi étrange ?

— Parce que la walking stand-up se balade à la surface du mix et on entend même un solo de fuzz rococo. C’est un véritable écart de conduite, dans cet océan de daube pestilentielle. Avec «It Only Happened Yesterday» vous réveillez les pires souvenirs d’Elvis chez RCA. Ah ces roucoulades qui nous faisaient désespérer de tout !

— Si c’est ça que vous appelez un compliment, je vous souhaite le bonsoir !

— Attendez, j’y arrive. Il n’en sera que plus appréciable, au terme de tous ces préliminaires peu aimables, je l’avoue. D’ailleurs vous savez très bien où je veux en venir...

— «Patsy» ?

— Ben oui ! Évidemment , «Patsy», le hit parfait, aw Patsy, swingué à la big orchestration, we gonna rock, we gonna roll, we gonna hooo Patsy... c’est d’une sexualité spectaculaire, ça sent bon la bite qui frétille, ça frise le coït dans un univers grandiose à la Cecil B DeMille. Patsy vous sauve, mon vieux Bridges. Espèce de veinard.

 

Big Beat adore le vieux Jack comme on adorait un teddy bear autrefois. Deux albums Big Beat font bien le tour du propriétaire : The Legendary Jack Scott, paru en 1982 et un Live In Paris paru trois ans plus tard. Legendary s’ouvre sur «The Way I Walk».

— Bizarrement, on ne se lasse pas de ce gratté d’acou et de ces suaves chœurs de mâles. Ça groovait salement à Detroit en 1959 !

— Oui, les Chantones doo-bee-doo-bee-doo-whaatent comme des cakes.

— On comprend que Lux Interior ait pu baver là-dessus. On trouve aussi l’autre big hit en B : «Go Wild Little Sadie». C’est hanté et chanté au nez sale. Le slap plombe joliment l’ambiance - C’mon now and stop this fight ! -

— On swingue aussi «Leroy» à coups de sax fifty-fifty et on bat tous les records de désinvolture avec «Goodbye Baby». On va même flirter avec le gospel batch dans «Save My Soul» !

— Ah oui ! Et les Fabulous Chantones s’en vont l’allumer au coin du bois comme des bandits de grand chemin.

— Et puis vous retrouvez «Geraldine» et «Baby She’s Gone» en B. Solide rockab, joué dans la carcasse du groove. Vous retrouvez tous ces hits sur l’excellent Live In Paris, à commencer par «Geraldine», avalé au big bop.

— Oui, le son est fantastique ! Jacky Chalard joue de la basse et Vernon Pilder passe un solo frais comme un gardon. Les baby que glousse Jack dans «Baby She’s Gone» sonnent comme ceux d’Elvis. Jack met tout son poids dans la balance et Chalard dépote derrière un drive de rêve bien rond. Quelle classe de what to do ! Jack n’a rien à envier à personne.

— On tape en B «My True Love». Cette ritournelle s’aligne sur les prérogatives d’Elvis. On rocke «Leroy» à la Cochran motion : carcasse classique saxée vite fait.

— «Goodbye Baby» s’avance et porte sur le front une mâle assurance. Un vrai coup d’Cid, ce Jack !

 

Par contre, un autre live enregistré en 1983 à Toronto retombe comme un soufflé. Sur la pochette de Live At The Edge, Jack porte la barbe. Il a un petit côté Kris Kristofferson. Jack fait du Jack of all trades, du sans surprise. Pas de son, cette fois. Il tape dans un tas de classiques du style «Ubangi Stomp», «Tutti Frutti» ou encore «Love Me Tender», mais on s’ennuie comme des rats morts. Il fait aussi un «Love Me» qui n’est hélas pas celui du Phantom. Et son «Be Bop A Lula» laisse grandement à désirer. Pour toutes ces raisons, KRTNT ne va pas interviewer Live At The Edge.

 

Jack enregistre son dernier album en Finlande en 2013. La raison pour laquelle il faut écouter Way To Survive s’appelle «Tennessee Saturday Night». Hallucinante qualité de la proximité ! Les Finlandais ramènent un son énorme dans le giron de Jack. On reste au paradis du big revival avec «Wiggle On Out», heavy shoot de boom boom, hey hey wiggle on out. Ce démon de Jack sait encore créer la boom boom sensation. Effet garanti, avec ces chœurs scandinaves. Les Finlandais ramènent une sauce infernale. The big rockab is back. Dans «Hillbilly Fever», le gratin du rockab finlandais vole au secours du vieux Jack, il faut les voir cavaler dans la toundra, cet effroyable guitar slinger bat tous les records de glisse, aw ces mecs savent créer du mythe cavalé. Pour un peu, on pourrait dire qu’ils inventent un genre nouveau : le virtuobilly. Attention aux albums tardifs des vieux de la vieille, ce sont souvent les plus fascinants, ceux de Mac Curtis et de Charlie Feathers en particulier. Avec «Ribbon Of Darkness», Jack propose un shout de country-rock cavalé à perdre haleine. Il fait aussi une mouture de «Trouble» assez something about me, Jack sait de quoi il parle quand il grommelle «I never look for trouble/ It seem to find me.» C’est bien gluant, bien senti, ça vient du cœur, comme on dit à Clochemerle. Jack revient sur Hank Williams avec «Honky Tonk Blues» et se montre aussi bon que Jerr, il réussit enfin à pervertir son accent, alors la version devient judicieuse et bardée de power finlandais. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises car voilà qu’arrive en trombe «Live Love And Like It», bien exacerbé de picking finlandais. Ces mecs vont vite en besogne, à cent à l’heure dans l’Alley Oop du big hillbilly drive. Follow that ! Jack se fend plus loin d’un admirable coup de fast pop avec «I’ll Be Coming Back For More». Il annonce à cette gonzesse qu’il reviendra la voir tellement il a adoré le kiss on the lips. Ah ces ritals, ils finissent toujours par nous fendre le cœur, comme on dit aussi à Clochemerle. Et puis voilà le moment fatidique : le dernier cut de Jack avant le grand départ. Il faut en profiter, car après c’est fini. C’est le morceau titre de l’album, un vieux shoot de country-music de fin de soirée. Jack tient à finir en beauté. Il a revêtu son meilleur costume et ciré ses pompes. Après c’est terminé, il ne te restera plus que tes yeux pour pleurer et l’os du genou à ronger en attendant Godot.

Signé : Cazengler, Scot Scot Kodec (la poule qu’a trouvé un couteau)

Jack Scott. Disparu le 12 décembre 2019

Jack Scott. Jack Scott. Carlton 1958

Jack Scott. I Remember Hank Williams. Top Rank International 1960

Jack Scott. What In The Word’s Come Over You. Top Rank International 1960

Jack Scott. The Spirit Moves Me. Top Rank International 1960

Jack Scott. What I Am Living For. Carlton 1960

Jack Scott. Burning Bridges. Capitol Records 1964

Jack Scott. The Legendary Jack Scott. Big Beat Records 1982

Jack Scott. Live At The Edge. Underground Records 1983

Jack Scott. Live In Paris. Big Beat Records 1985

Jack Scott. Way To Survive. Bluelight Records 2015

Craig Morrison. Go Cat Go ! Illinois 1998

 

Wexler de rien

 

Quand on voit Papy Wexler, avec sa barbe blanche, sa casquette et ses grandes oreilles apparaître dans le docu de Robert Gordon sur Stax, on rigole. Par contre, on rigole moins quand on connaît son parcours d’Atlantic man, c’est-à-dire de découvreur/producteur spécialisé dans la Soul et le rhythm & Blues. Sans Wex, pas de Solomon, pas de Ray Charles, pas d’Aretha ni de Sam & Dave. Cet homme peut se vanter d’avoir accompli une sorte de sans faute et d’avoir su écrémer la crème de la crème du gratin dauphinois. Même si on croit bien connaître l’histoire de la Soul américaine et celle d’Atlantic, il est nécessaire de se plonger dans Rhythm & The Blues, l’autobiographie qu’il écrivit au soir de sa vie avec l’aide de David Ritz.

Au même titre que Jim Dickinson, Sam Phillips, Cosimo Matassa, Phil Spector, Burt Baccharach, Jerry Ragovoy, Bert Berns ou encore Jack Nitzsche, Wex a côtoyé les géants et contribué pour une bonne part à rendre une certaine musique américaine légendaire. Son livre donne un peu le vertige, car il n’évoque que des figures de proue. L’intérêt d’Atlantic est que son histoire s’enracine dans les années cinquante, au travers d’artistes exceptionnels du calibre de LaVern Baker, Professor Longhair, Clyde McPhatters ou encore Guitar Slim et remonte jusqu’aux seventies où chacun se goinfrait de Rascals et d’Aretha.

L’histoire de Wex est celle d’un juif new-yorkais né dans un milieu pauvre : son père lave les vitrines. Né pauvre, Wex va rester toute sa vie obsédé par les fins de mois. Travailler pour un label indépendant n’arrange pas les choses, car les concurrents sont féroces et la durée de vie d’un petit label plus que limitée : «Survivre relevait de la prouesse. Il fallait compter avec les goûts capricieux des consommateurs et parvenir à faire passer les disques à la radio, phase de marketing cruciale. Il fallait rencontrer le distributeur, le DJ, et le directeurs des programmes en personnes. Il fallait surtout aller à la station de radio et payer pour que le disque passe à l’antenne.» Wex découvre vite l’âpreté du combat de survie dans l’industrie musicale, mais il est assez fier d’avoir réussi, avec Ahmet Ertegun, à imposer une éthique : «Dans l’industrie, la réputation d’Atlantic se situait - et se situe encore - nettement au-dessus de la norme. Alors que certains de nos concurrents baisaient leurs artistes de manière honteuse, en ne leur versant pas leurs royalties, nous avions la réputation d’un label correct et fair-play. Nous n’étions ni des gangsters ni des escrocs. Mais nous n’étions pas non plus des oies blanches. Quand venait l’heure de la compétition, on jouait pour gagner.» Et pourtant, Wex et Ahmet ont bien cru qu’ils allaient couler lorsque Ray Charles et Bobby Darin ont quitté Atlantic pour aller se goinfrer chez ABC et Capitol. On leur offrait tout simplement de bien meilleures conditions financières. Et puis à un moment, Atlantic se mit à grossir terriblement, et les chemins de Wex et d’Ahmet se séparèrent : Ahmet s’intéressait plus à la scène californienne et Wex se spécialisait dans cette musique noire qui l’avait toujours passionné. Ahmet passait son temps à Los Angeles ou à Londres, et Wex descendait à Memphis, à Muscle Shoals ou à Miami. C’est Wex qui à un moment poussa à la vente d’Atlantic. Quand en 1967, Warner racheta Atlantic, Wex se sentit enfin à l’abri du besoin. Il devint rentier. Laver des vitrines avec son père l’avait traumatisé - I started washing windows with Harry and I loathed every living minute of it - et il ajoute : «Le pire, c’était l’hiver. Pop me sortait du lit à 3 heures du matin. J’étais hébété de fatigue et d’horreur.»

Comme dans tous les livres de souvenirs extrêmement denses, des pages réussissent à sortir du lot. Notamment celle où Wex explique ce qu’est un producteur. Écoutez bien : «Il y a trois sortes de producteurs. La première est celle des documentalistes, comme Leonard Chess, qui enregistra le Delta blues de Muddy Waters tel que le jouait Muddy, c’est-à-dire raw, sans fioritures, real. Leonard reproduisait dans le studio ce qu’il avait entendu dans le bar. J’entre dans la deuxième catégorie, celle du producteur qui se met au service du projet. C’est typiquement le producteur qui commence en tant qu’amateur et qui organise les sessions. Son job consiste à trouver la bonne chanson, le bon arrangeur, les bons musiciens, le bon studio, en gros, faire en sorte de pouvoir tirer le meilleur parti de l’artiste. Phil Spector est l’exemple parfait de la troisième catégorie, le producteur star, l’artiste, la force motrice. Pour Phil, chaque chose - la rythmique, les cordes, les chœurs, le chant, les solos - est une pièce du puzzle. Le résultat est le sien et non celui du chanteur ou du compositeur. Son truc, c’est le wall of sound. Certains considèrent le wall of sound comme la plus belle invention depuis celle de la roue, d’autres trouvent ça artificiel. Plutôt que de pousser les carrières de chanteurs, Phil poussait la sienne. Les artistes étaient à son service.»

Avec Ray Charles, Wex aborde le chapitre des genius : «De tous les artistes avec lesquels j’ai travaillé, seulement trois sont à mes yeux des genius, et Ray Charles était le premier.» Wex est frappé par l’intelligence de cet homme qui avait une sacrée théorie : «J’ai une petite idée sur le fait qu’on m’ait laissé jouer comme je le voulais dans le Sud : une grosse partie du racisme vient du fait que les blancs ont la trouille que des noirs viennent baiser leurs femmes. Comme ils voyaient que j’étais aveugle, et donc que je ne pouvais pas reluquer leurs bonnes femmes, je n’étais plus une menace.»

Le deuxième genius, c’est Phil Spector - the most enigmatic hustler/genius of them all - Et il ajoute : «Without being either civil or subtle, Spector was terribly talented.» (Ni civilité ni subtilité chez Spector, il était tout simplement extraordinairement talentueux). Spector débarque à New York et commence à travailler pour Wex sur des arrangements de violons. Wex lui demande son avis et Phil lâche : «Fuck that man, I came from California to make hits.» (Laisse tomber ! Je viens de Californie pour sortir des tubes). Dans un chapitre enfiévré, Wex se dit admirateur de tous les hits produits par Phil, depuis les Ronettes jusqu’aux Righteous Brothers, en passant bien sûr par «River Deep Mountain High» - which wasn’t hailed as the Great American Hit (Qui aurait dû devenir le grand hit américain) - un flop qui traumatisa tellement Spector qu’il se retira.

Le troisième genius de Wex, c’est Aretha. Wex se montre intarissable sur ‘Ree’ - Genius, c’est le mot. Clairement, Aretha continuait ce qu’avait commencé à faire Ray Charles, séculariser le gospel, recycler des thèmes de gospel et des sentiments religieux pour en faire des love songs personnalisées. Comme Ray, Aretha était une interprète exceptionnelle, elle jouait du piano des deux mains, détentrice du Holy Ghost power - Il refait l’apologie de cet album de gospel extraordinaire qu’est Amazing Grace - Aretha was on fire - et se calme un peu plus loin pour donner sa conception du grand chanteur : «Trois choses font un grand chanteur : la tête, le cœur et la gorge - head, heart and throat - La tête, c’est l’intelligence, le phrasé. Le cœur, c’est l’émotion qui donne le feu sacré. La gorge, c’est la voix. Ray Charles avait les deux premiers. Sa voix est merveilleuse, mais il ne fait pas de bel canto. Par contre, Aretha, comme Sam Cooke, a les trois.»

Wex vouait aussi une admiration sans bornes à Doc Pomus - If the music industry had a heart, it would have been Doc Pomus - et il ajoute un peu plus loin : «One of the the great writers, hipsters, sweethearts of all time.» C’est l’époque des Drifters et des Coasters, deux groupes qui maintenaient Atlantic à flot. Par contre, Wex n’épargne pas ce rat de Leonard Chess. Wex rappelle que les frères Chess sont à la fois des concurrents et des amis. Un soir, lors d’une session d’enregistrement organisée pour Big Joe Turner, Leonard et Ahmet ont une étrange conversation :

— J’ai passé un accord avec Muddy Waters, lance Leonard. Muddy, je lui dis, quand tes trucs comme ‘Hootchie Coochie Man’ et ‘Mojo’ ne se vendront plus, tu pourras venir à la maison faire le jardin.

— Très drôle, lui répond Ahmet. J’ai passé un autre genre d’accord avec Turner. Si ses disques ne se vendent plus, je serai son chauffeur.

Wex adore enfoncer les clous. Ce livre est un véritable tourbillon de personnages légendaires - What Charlie Christian gave jazz guitar, T-Bone Walker gave blues guitar - Eh oui, T-Bone - Je le revois dans ses superbes fringues, avec sa dent sertie d’un diamant et des pierres précieuses sur la Gibson - Apologie de Percy Mayfield à la suite - Mayfield, comme T-Bone, avait une voix de miel et une nature de poète, toujours sur le point de divulguer quelque fantastique révélation, comme par exemple le nom de ce dieu hébreu qui ne pouvait être prononcé (...) On ne peut savoir la profondeur du puits, chantait Percy, car le puits, c’est l’âme de l’homme.- Et quand il voit jouer Fess pour la première fois - using the piano as both keyboard and bass drum, pounding a kick plate to keep time and singing in the open-throated style of the blues shout - Wex s’exlame : «My God, we’ve discovered a primitive genius !» Et il enchaîne avec le Gospel according to Fess, c’est-à-dire la brochette de gens que Fess a directement influencés : James Booker, Fats Domino, Huey Piano Smith, Allen Toussaint, Art Neville et Mac Rebennack - Longhair is the Picasso of keyboard funk - Toutes les saveurs de la Nouvelle Orleans remontent à la surface du temps grâce au chapitre endiablé que Wex consacre à Fess. Il cite d’ailleurs Norman Mailer : «The source of Hip is the Negro, for he has been living on the margins between totalitarism and democracy for two centuries.» (Le vrai Hip est le nègre, car il vit depuis deux siècles en marge de la société, le cul entre ces deux chaises que sont le totalitarisme et la démocratie). Rien de plus juste, Hip étant dans l’esprit de Mailer le fin du fin du branché, le marginal définitif. Wex rend ensuite hommage aux white niggers, Milton Mezz Mezzrow et bien sûr Johnny Otis qui fut le découvreur d’Esther Phillips, de Sugar Pie De Santo et d’Etta James. Wex eut la chance de voir Big Joe Turner manger des R&B spaghettis au petit déjeuner avec Smiley Lewis et Lloyd Price. Down in New Orleans, Wex se sentait en sécurité, I knew I was in the sure-enough House of the Blues. Et puis voilà Guitar Slim, que Wex vient de signer sur Atlantic. Guitar Slim arrive en retard au studio de Cosimo, trois Cadillacs rouges, des filles en robes rouges et tout l’entourage - La session est une véritable boucherie. Au moment de partir en solo, Slim fout ses aigus à fond et fait sauter la console. On le supplie de baisser le son, mais Slim adore ce qu’il entend et met encore plus de volume. Chaque fois, la console saute. Chaque fois, Cosimo doit envoyer un gamin chercher des ampoules de rechange sur Canal Street. Ça dure chaque fois une éternité.

Puis Wex passe sans ciller à LaVern Baker - I loved her because she stood smack dab in the middle of the great tradition of Ma Rainey and Bessie Smith (Je l’adorais car elle s’inscrivait dans la droite ligne de Ma Rainey et de Bessie Smith) - Wex évoque aussi l’un des plus grands chanteurs de tous les temps, Clyde McPhatters. Quand Ahmet demande à Clyde de venir enregistrer chez Atlantic, le Drifter lui répond : «Juste une chose, Mr. Ertegun : j’espère que vous n’allez pas jouer de la batterie dans ma session.» Clyde fait bien sûr référence à Syd Nathan, czar of the King Label, qui se permettait ce genre d’intrusion. Wex a raison, il n’en finit plus d’épingler tous ces gens qui se croyaient tout permis, les Chess et les Nathan.

Les grands coups de cœur de Wex sont aussi Solomon et le duo Leiber Stoller - Physiquement énorme, le King of Rock ’n’ Soul veillait sur un immense empire. C’était une force de la nature, un homme vif, extrêmement intelligent, un vendeur capable de vendre n’importe quoi, un homme qui avait le pas ferme et qui ne reculait devant aucun obstacle - Wex n’avait à l’époque que Solomon Burke pour résister au choc commercial de la British Invasion, Beatles, Herman’s Hermits et Dave Clark Five en tête. Il situe Solomon entre Sam Cooke et Donny Hathaway, c’est-à-dire l’incarnation de la sweetness qu’il considère comme la qualité principale de la Soul. À 24 ans, Solomon avait déjà un femme et huit enfants à nourrir. Il multipliait les petits boulots, en dehors de la Soul - Part artist, part hustler, he was a wit and a wonder, always hitting on me for more money, bigger advances and anticipated royalties (Mi artiste, mi arnaqueur, il était à la fois un esprit et une merveille. Il passait son temps à demander du blé, des avances de plus en plus grosses et des avances sur les royalties) - Ce qui nous amène tout droit à Bert Berns, «An outstanding songwriter and groove doctor. Il était aussi mercurial et aussi égocentrique que je l’étais. Il fut mon premier protégé.» Et Wex ajoute que son travail avec Garnet Mimms prouve qu’il était l’un des plus importants parmi les premier producteurs de Soul music. La première fois que Solomon vit Bert, nous dit Wex, ça faillit mal se passer. Bert avait un look un peu freaky, avec des cheveux qui descendaient dans le dos et Solomon n’était pas chaud pour travailler avec ce maverick : «Come on Jerry, you gotta be kidding me with this paddy motherfucker.» (Allez, Jerry, tu plaisantes, je ne vais pas travailler avec ce clampin). Lors de cette session, le paddy motherfucker enregistra l’énorme «Cry To Me».

Portraits stupéfiants de Leiber & Stoller : «Leiber, Mr Discordely Conduct, was a charming mess.» (Il y avait à la fois quelque chose de charmant et de désastreux chez Leiber). Et plus loin : «Stoller was the taciturn virtuoso, an enigmatic keyboard wizard who looked as though he’d just arrived from Venus or Jupiter.» (Leiber était le virtuose taciturne, on aurait dit que ce sorcier du clavier débarquait de Venus ou de Jupiter). Leiber qui écrivait les paroles rappelle que s’il parvenait à faire rire Stoller avec l’un de ses textes, la partie était gagnée. Mais s’il y parvenait, c’était un miracle - To get him to crack a smile was a minor miracle - On voit d’ici le tableau. Et Leiber poursuit : We used humour to take off the edge - Ils rendaient fous les Coasters, avec leurs textes - Billy Guy lisait les paroles et gueulait : «Mec, ils vont nous pendre dans le Mississippi, si on chante ce truc-là !»

Après la Nouvelle Orleans, Wex tombe dans les bras de Memphis. Encore peu connu, il est invité avec Ahmet à l’émission de Dewey Phillips, le DJ qui fit décoller Elvis. Le disque s’arrête et Dewey reprend le micro pour présenter ses invités : «Ce soir, les gars, j’ai une paire de sales voleurs Yankees dans le studio. Ils sont là pour nous piquer tout ce qu’on a, mais je crois qu’ils arrivent trop tard. Leonard Chess est passé avant et il a tout barboté.» Explosion de rire dans le studio. Wex clôt le chapitre Dewey en rappelant que Sam Phillips a veillé sur lui jusqu’au jour de sa mort. Wex adorait Jim Stewart qu’il recevait chez lui, par contre il se méfiait d’Estelle - She was something of a Medusa, a mover and a shaker (Il y avait de la méduse en elle) - Il adorait aussi Rufus Thomas, pour son sens aigu de l’ironie, un Rufus qui savait se montrer sardonique sans être méchant, gonflé sans être amer - He was hip - C’est l’un des plus beaux hommages rendus à cet immense artiste qu’est Rufus Thomas. Wex ne tarit plus d’éloges sur les MGs - They were magic in the studio, Booker had this great low-down Ray Charles feel, Cropper was a marvel, un guitariste qui combinait la rythmique et les départs en solo, compositeur intuitif incroyablement doué, Jackson, perhaps the premier funk drummer of the decade, Duck, dead-on with hypnotic natural-feel bass lines - Wex commence par ramener Wilson Pickett chez Stax - I called him the black panther even before the phrase was political (Je l’appelais the Black Panther avant que l’expression ne devienne politique) - Il enferme Steve Cropper et Wilson Pickett dans une chambre d’hôtel, leur colle une bouteille de Jack dans les pattes et leur dit «Write !» Ils ressortent un peu plus tard avec «Midnight Hour». Wex affirme aussi que Porter & Hayes étaient aux sixties ce que Leiber & Stoller furent aux fifties : des poètes doués du bon punch. Et pouf, on embraye directement sur l’épisode Sam & Dave - Aux yeux de Wex, Sam tenait de Sam Cooke et de Solomon Burke, alors que Dave tenait plus des Four Tops et donc de Levi Stubbs, c’est-à-dire le pasteur promettant l’enfer sur la terre. Quand Jim Stewart refuse de recevoir Aretha que vient de signer Atlantic, Wex se tourne alors vers Rick Hall qui a commencé à se tailler une belle réputation grâce à Arthur Alexander et Percy Sledge, qu’il n’a pas enregistré, mais qu’il a recommandé à Wex. C’est le début d’une nouvelle idylle. Wex compare Rick Hall à Berry Gordy, a po’ boy from the bottom of the agrarian ladder - Et lui amène Aretha. L’histoire de cette journée d’enregistrement compte parmi les plus passionnantes de l’histoire de la Soul. Elle se termine par une brouille et des règlements de compte. Wex va ensuite s’établir à Miami. Il y fera travailler Dickinson et ses Dixie Flyers pendant six mois - Pendant un temps, les Dixie Flyers volaient haut. Je ne savais pas qu’ils prenaient toutes ces drogues, mais je savais qu’ils étaient des wild motherfuckers. It was wild times, and into this wild mix came the wildest man of them all - Il évoque bien sûr Dr. John, the blackest white man in the world. Et il ajoute : «His talk is black, his soul is black and God knows his music is black.» Si on veut lire une parfaite apologie de Dr John, c’est là dans ce livre : «Son histoire passe par Shirley And Lee, Roy Brown, Archibald, Lloyd Price, Shooks Eaglin, Guitar Slim, Smiley Lewis, Earl King et le grand promoteur/producteur Huey Meaux. Il a été directeur artistique pour Johnny Vincent à Ace Records et il enregistra son premier hit, «Morgus the Magnificient» sous le nom de Morgus & the Ghouls en 1959.»

Encore une rencontre de choc avec Dusty Springfield, au moment de l’épisode Dusty In Memphis - Dusty has to be the most insecure singer in the world (Dusty bat tous les records d’insécurité) - Pour Wex, Dusty chérie est une immense artiste : «Comme dans le cas d’Aretha, je ne l’ai jamais entendue chanter une seule fausse note.» Wex commence par lui proposer des chansons. Plus d’une centaine. Ça dure des jours et des jours. She approved exactly zero. Elle refuse tout. Il entre alors dans le détail - Après des mois passés à tourner en rond, on s’est mis d’accord sur onze chansons : quatre composées par Gerry Goffin et Carole King, deux par Randy Newman, le «Just A Little Lovin’» de Barry Mann & Cynthia Weil, une chanson de Bacharach & David et «Breakfast In Bed», signé par deux des meilleurs compositeurs d’Alabama, Eddie Hinton et Donnie Fritts - Wex choisit le studio American de Chips Moman à Memphis. Mais Dusty ne voulut pas chanter. Rien à faire. Bloquée. Elle enregistra son Dusty In Memphis à New York et Wex nous dit que ce fut l’enfer. Il la poussa tellement à se surpasser qu’elle lui balança un cendrier dans la gueule. Et puisqu’on est avec les grandes chanteuses, voici Bonnie Bramlett : «Bonnie was blazing hot.» Et Wex termine très fort avec l’impressionnant Donny Hathaway qui étudia le Groupe des Six (Honneger, Milhaud, Taillefer, Auric, Durey et Poulenc) et qui pouvait jouer du Satie. Wew rend aussi hommage à Roberta Flack et puis à Eddie Hinton qui reste à ses yeux l’une des grandes énigmes de la Southern music. But dear God, the boy could play some funk.

Ne manque-t-il pas un personnage important dans ce tourbillon ? Ahmet, bien sûr - Ahmet Ertegun is the stuff of myth - et il ajoute qu’au cours de six décennies d’âpre lutte commerciale, c’est-à-dire depuis les années quarante jusqu’aux années quatre-vingt dix, il a été l’homme le plus futé et le plus fair-play de l’industrie musicale américaine. Quand à l’âge de dix ans, Ahmet vit jouer Duke Ellington au London Palladium, il tomba aussi sec sous le charme de la black music - A new world opened up to me - Ahmet devint littéralement obsédé par la black music. Il disait entendre son langage secret. Il se mit à vivre la nuit pour vivre la musique. Wex : «Alors que j’étais un bûcheur, Ahmet était un artiste. Il faisait tout à l’inspiration.» Wex raconte qu’un jour ils se trouvaient tous les deux dans un avion secoué par des trous d’air. : «J’avais l’estomac dans les godasses et Ahmet ne bronchait pas, plongé dans la lecture d’un essai de Kant, Critique de la Raison Pure. Arrivé en ville, j’allais directement au lit alors que lui se préparait à sortir, debout devant l’armoire à glace à choisir une cravate. Le lendemain matin, je vis Ahmet rentrer. Il racontant des histoires de rencontres extraordinaires.»

Oh et puis il y a ces deux pages hallucinantes que Wex consacre au Swamp, vers la fin du livre : pure magie musico-littéraire que je recommande à tout collectionneur de bonnes feuilles.

Signé : Cazengler, wexler d’un con

Jerry Wexler & David Ritz. Rhythm And The Blues. Alfred A. Knopf 1993

 

À la vie à la Morlocks - Part Two

 

Très mauvaise période. Les planètes ne sont pas favorables, nous dit Miss T. Le pire est à craindre. Tellement à craindre qu’il en devient palpable. Alors que le chaos s’installe dans l’univers, les Morlocks montent sur scène dans un Taquin bourré à craquer. Avant même qu’ils n’aient commencé à jouer, l’air devient irrespirable. Le chaos tue la frivolité dans l’œuf, c’est bien connu. Plane à la surface de la conscience un sentiment de latence extrêmement pesant. Est-ce un hasard s’ils attaquent avec «Killing Floor» ? Il arrive que l’esprit se prête au petit jeu des mauvaises associations de pensées, raison pour laquelle il faut savoir rester vigilant. Mais tout de même, «Killing Floor» n’a rien d’un conte de fées. Les Morlocks s’était amusés à reprendre ce vieux hit de Wolf sur leur album hommage à Chess, Play Chess. Ce choix sonnait à l’époque comme un plaisant gadget, mais il prend une autre résonance sous des auspices mortifères. Diable, il faut pourtant s’efforcer de goûter le bonheur de voir une fois encore se dresser sur scène ce géant nommé Leighton Koizumi. Pourquoi géant ? Parce qu’il entre dans la caste des fascinants screamers. Il n’a rien à envier ni à Gerry Roslie, ni à Wilson Pickett, ni à Bunker Hill, il sait tirer un scream long comme la galerie principale des catacombes de Denfert-Rochereau. Bonheur aussi que de revoir Bernadette jouer les locomotives sur sa belle guitare blanche. Ces deux-là font la paire, ils drivent l’un des meilleurs garage-blasting outfits d’Europe. Ils rendent ensuite hommage à Roy Loney avec une fringante cover de «Teenage Head». Ils jouaient déjà ce vieux Flamin’ hit depuis longtemps (Easy Listening For The Underachiever), mais en cette sombre soirée de janvier, il s’impose comme une évidence. Ils vont ensuite taper dans l’excellent Bring On The Mesmeric Condition paru l’an dernier avec le «Bothering Me» d’ouverture de bal d’A. Well done, Mor ! Thank you Lock ! Plus loin dans le set, ils vont taper dans le tas avec «We Can Get Together», une très belle dégueulade de vieux accords déambulatoires. Leighton K screame comme une âme en pleine Sylvanie, il transperce les Perses à thèmes qui comme on sait finissent toujours par s’atteindre au pire. Tout ce rock prodigieux nous tombe sur le râble comme jadis le ciel tombait sur la tête des Gaulois, il n’y a rien que tu puisses faire pour empêcher ça. Lorsque les éléments se déchaînent, il ne te reste plus qu’à prier Dieu pour que tous nous veuille absoudre. Cette prière vient de loin, du temps où on pendait les poètes qui arsouillaient le bourgeois et les voleurs qui rimaient si richement. Le corps de François Villon flotte toujours dans l’air, suspendu à la potence de Montfaucon. Les corbeaux lui ont dévoré les yeux depuis longtemps et les Morlocks illustrent cette image d’Épinal avec «No One Rides For Free». Ils y jouent leur va-tout et optent pour un garage sauvage qui ne traîne pas en chemin. Le garage presse le pas, comme s’il devait traverser un bois la nuit et qu’il entendait hurler des loups. Mais comme Leighton K est un vrai héros des temps modernes, il rugit comme le lion de Delacroix et les loups s’éloignent. Fantastique shouter ! Tu n’en croiseras pas beaucoup de cet acabit, Akaba.

Les Morlocks montrent aussi des moment de faiblesse, comme tous les grands groupes, avec des titres moins consistants, tiens par exemple ce «Down Underground» qu’ils rapatrient en fin de set et qui clôt le bal d’A de Mesmeric Condition. Du son, du son, oui mais des Panzanis. Ce n’est pas si grave au fond, comparé au chaos de l’univers qu’on entend rouler par dessus l’orage sonique des Morlocks. Le tatouage que vous voyez au coin de l’œil gauche de Leighton K est une larme. Une belle larme bleue. Ce tatouage si difficile à porter signifie l’inconsolabilité des choses. Leighton K l’illustre avec «I Don’t Do Funerals Anymore». Inutile d’insister, il refuse de continuer à verser de vraies larmes. Il préfère rugir dans la nuit pour chasser les loups et accessoirement mettre le public du Taquin en transe. Fantastique ambiance ! Les gens sont là pour en croquer, ça se sent. Avec «Time To Move», Bernadette se livre à son jeu favori : faire croire qu’il va taper un shoot de Heartbreakers, comme il le fait souvent sur scène avec les Gee Strings. Il amène son «Time To Move» aux big dégoulining chords. Ça stroumphe dans le born Too Loose, c’mon time to move. Bernadette il est très chouette, il crache sa foudre à la Thunders en mâchant son chewing-gum comme un crack de cour d’école. Aboule tes billes ! Fais moi pas chier ! Bernadette règne au royaume du guitar-power, mais gentiment, car il n’est pas de mec plus soft que lui sur cette terre. Cet incroyable mélange de power et de gentillesse devrait servir de modèle à tout le monde. C’est pourtant pas difficile à comprendre, sauf bien sûr quand on est amputé du cerveau. En prime, Bernadette ne frime pas. Le spectacle de ce mec nous repose et nous console de bien d’autres spectacles. Ah la liste est longue.

Tiens puisqu’on parlait de tatouages : tu as vu ce qui est écrit sur les bras de Leighton K ? Sur l’avant-bras droit figure en gros caractères bien baveux et alignés sur la hauteur le mot GIMME et sur l’avant-bras gauche le mot DANGER. Ça fait quoi ? Les Stooges ! Nous y voilà. Boom ! «One Foot In The Grave», comme par hasard. Encore un cut tiré du lit de Mesmeric Condition en pleine nuit par la Gestapo. Humm, pas bon signe. Ça va mal finir, mais Leighton K s’en bat l’œil du typhon, il a été dirt but il don’t care, il lance une attaque en règle à l’Iggy-motion, il vise la pertinence de l’excellence du woooahh et les flashs in the flesh de Bernadette couronnent ce festin funéraire. Pas de cut plus macabrement terreux que ce Foot In The Grave, les Morlocks l’asticotent jusqu’à ce qu’on sente battre le pouls du cimetière, cette espèce de battement sourd qui remonte des tombes lorsque la lune est pleine et que les feux follets filent dans les allées. Ces mecs sont tout de même extraordinaires, car ils parviennent à créer de l’événement à partir d’un matériau éculé par tant d’abus. Il faut attribuer ce petit prodige à cette foi de pâté de foie qu’on retrouve chez tous les obsédés de l’obsession, celle qui par exemple conduit l’amateur de mécanique à monter un groupe de rock, ou l’amateur de rock à monter un garage Renault, oh nault nault nault ! La foi de pâté de foie est celle qui se tartine le mieux. Rien que de l’évoquer, elle donne faim.

Parmi les grands moments du set, il faut aussi citer «My Friend The Bird», un balladif poignant qui remonte aux origines des Morlocks, puisqu’on le trouve sur le fameux Easy Listening For The Underachiever enregistré en 1986. Aujourd’hui, «My Friend The Bird» intrigue autant qu’à l’époque et restera probablement le cut le plus attachant des Morlocks, comme peuvent l’être «Ruby Tuesday» pour les Stones et «Can’t Seem To Make You Mine» pour les Seeds.

Les Morlocks rendent un autre hommage de taille, cette fois à Roky Erickson, avec la reprise d’un cut tiré du premier album des 13th Floor, «You Don’t Know (How Young You Are)». Ce vieux coucou que Leighton K prend le temps de présenter n’est pas le plus connu des hits du 13th Floor et pas non plus le plus énervé. Pour finir, ils vont tirer «Easy Action» du lit de Mesmeric Condition et lui faire subir tous les outrages, mais qu’on se rassure, c’est fait pour. «Easy Action» n’ira pas porter plainte au commissariat. D’autant que l’excellent Rob Louwers le tatapoume à l’excès morlocké. C’est tellement morlocké que le Taquin chavire comme un vaisseau démâté par la tourmente. Et comme si ça ne suffisait pas, ce démon de Leighton K screame comme l’Iguane de la grande époque et c’est tant mieux. Son scream s’en va se perdre dans le chaos de l’univers, dans ce tumulte anarchique des âmes errantes qu’on ira grossir un jour. As would say my friend Jack, «le pire est toujours certain».

 

Signé : Cazengler, la loque

Morlocks. Le Taquin. Toulouse (31). 7 janvier 2020

Morlocks. Bring On The Mesmeric Condition. Hound Gawd Records 2018

 

 

ELLESMERE

MARIE DESJARDINS

( Editions du Cram / 2014 )

 

INTRODUCTION GENERIQUE

Du Canada. Quelques arpents de neige. Ne soyons pas si dédaigneux. Ronnie ’’ Oh ! Suzie Q, I love you !’’ Hawkins, pionnier émérite du rock ’ n’ roll a terminé sa vie en cette contrée. Marie Desjardins y est née. L’on a vivement apprécié deux de ses livres dans Kr’tnt, Ambassador Hotel, La mort d’un Kennedy, la naissance d’un rocker, une biographie imaginaire, une réflexion sur la malédiction du rock quand on y réfléchit un peu, reportez-vous à notre livraison 440 du 28 / 11 / 2019 pour en savoir plus.

Et illico ( livraison 442 du 12 / 12 / 2019 ) un deuxième - parce que chez Kr’tnt quand on aime on essaie de creuser le filon - les amours d’ Hallyday et Vartan. Dit comme cela, cela fait un peu fleur bleue, un peu people. Mais une fois que vous y aviez mis le nez dedans, vous êtes obligé de vous dire, diable c’est une véritable écrivaine qui se dévoile en ces pages, du rock bien sûr, mais aussi une analyse psychologique de toute beauté, de toute finesse.

Cette fois le titre m’était totalement énigmatique. Ne connaissais aucun rocker de ce nom-là. L’ignorance est mauvaise conseillère. Puisque le deuxième roman s’écrivait sur la couverture SYLVIEJOHNNY - notez les lettres majuscules et la suppression de l’espace entre les deux prénoms - j’en déduisis qu’ELLESMERE devait s’écrire ’’ elles mère ‘’ et qu’il s’agissait d’une étude théorique sur les relations ( freudiennes et compliquées ) entre le personnage matriarcal et sa progéniture féminine. Sympathique mais pas vraiment ma tasse de thé.

Erreur sur toutes les lignes. Ellesmere est le nom d’une île canadienne située tout au nord. Jamais je n’avais entendu parler d’elle. J’aurais dû. C’est sur cet ilot de glace et de neige qu’en 1953, le gouvernement canadien, exila quelques dizaines de familles inuits en leur promettant un merveilleux territoire de chasse. Les malheureux n’y trouvèrent... que de la glace et de la neige. Certains eurent la mauvaise idée de ne pas survivre à ce dépaysement de choc. A tel point qu’en 1956 une deuxième fournée d’inuits fut nécessaire… Ne croyez pas que nos gouvernants soient volontairement méchants, bien sûr ils avaient une bonne raison, le sous-sol de l’arctique attire de multiples convoitises. En implantant un misérable village en ce lieu désolé, aucun état étranger ne pouvait revendiquer cette île, elle appartenait de fait au Canada, puisqu’elle était peuplée de canadiens…

Voilà, c’est tout. C’est terminé. Non pas le livre. Juste l’introduction. Parce que le book, il cause d’autre chose. Je pense que vous n’avez pas compris. Alors je vous redonne une introduction, un peu plus rock, ce coup-ci.

INTRODUCTION ROCK

Attention le rock n’est pas le sujet de ce roman. D’ailleurs est-ce un roman, le titre n’ est-il pas suivi de la mention Conte Noir ? Mais le lecteur ne manquera pas de relever que le Narrateur s’empresse de déclarer que Jim Morrison a donné un concert dans un des bars qu‘il préfère.

Par contre, question conte noir, un morceau comme The end, il est difficile de trouver pire. Déjà ça commence très mal : The killer awoke before dawn, le tueur s’éveilla avant l’aube, vous connaissez la suite : father ? / Yes, son ? / I want to kill you. / Mofher ? I want to... fuck you en un hurlement à vous glacer le sang le temps que le garnement liquide son complexe d’Œdipe.

Il y a une ligne qui m’a toujours fasciné dans ce poème, et dans tous les livres que j’ai lus sur Jim ou sur les Doors aucun auteur ne s’arrête sur ce détail qu’ils tiennent apparemment pour insignifiant, c’est au moment crucial, après que le tueur a pris un masque dans l’ancient gallery, ce vers énigmatique : ''He went to the room where his sister lived'' un garçon poli et bien élevé, il dit coucou à sa sœurette juste avant d’aller trucider leur parentèle. On n’en saura pas plus, l’on peut comprendre qu’il était pressé, qu’il avait mieux à faire qu’à taper la causette avec la frangine, n’empêche que je me suis toujours demandé ce qui s'était exactement passé. Pour la petite histoire le suivant est tout autant mystérieux : '' And then he paid a visit to his brother'' : à propos de celui-ci, je me contenterai d'une explication de mathématique élémentaire : killer + sister + brother = 3. Voilà, c’est tout. C’est terminé. Non pas le livre, juste la deuxième introduction.

SI…

Si vous étiez Marie Desjardins je vous imagine sauter sur votre ordinateur, style je ne reconnais plus personne sur ma Remington, vlan ! d’un seul jet trois cents pages sur ces pauvres inuits abandonnés sur l’inhospitalière glace ellesmérienne, dans le genre aux esquimaux tous les maux, vous nous feriez verser des larmes de compassion à faire fondre la calotte glaciaire. Avec quelle dextérité vous tendrez à vos lecteurs le bâton à snif-snif afin qu’ils battent à satiété leur coulpe pour un crime qu’ils n’ont pas commis ! Heureusement Marie Desjardins s’y connaît davantage que vous sur la menée d’un récit et la cruauté humaine. Pas une once de repentance mortifère christianologique chez Marie Desjardins, Je vous sens prêts à suivre ‘’ l’honorable John Duncan ministre des Affaires Indiennes et du Nord canadien ( … ) afin de présenter des excuses au nom du gouvernement canadien à la communauté inuit.’’ Ce qui hélas vous épargnerait la lecture de ce livre, cette phrase étant une des toutes dernières qui terminent l’Epilogue. Les grecs nous l’apprennent, l’épilogue n’est en rien le corps du récit, aussi est-il nécessaire de se pencher sur la chair pantelante de celui-ci.

UN TRIPTYQUE FAMILIAL

Trois beaux enfants, la mère est aimante et le père vétérinaire. L’histoire commence comme un conte de fée. C’est peut-être pour cela qu’il y a un ogre qui arrive très vite. Pas un méchant qui surgit de nulle part. L’est tapi - lui et sa progéniture dans la douceur du foyer - c’est le père. Il aime sa femme, pose un regard distrait sur les deux petits, mais il a décidé de faire un homme de Jess son fils aîné. Qui ne se plaint pas. Qui serre les dents, qui à treize ans se lève à quatre heures du matin pour partir au loin aider une vache à vêler.

Ne criez pas au scandale, n’appelez pas la police pour maltraitance, la vie est dure, est-ce vraiment rendre un service aux gamins de les surprotéger, de les élever comme des lavettes, dans du coton à l’eau de rose ? Jess ne sera-t-il pas présent pour prendre dans ses bras le bébé, sa petite sœur, que lui tend le docteur puisque le père est au loin auprès d’un animal malade. Pas une mauviette le Jess, s’affranchira vite de la famille, un gars qui n’en fait qu’à sa forte tête, une personnalité extrême, une espèce de chef de bande, qui organisera un trafic de drogue, qui tuera celui qui l’aura trahi, et qui s’en ira vivre à Ellesmere, devenant un des leaders de la communauté.

Louise est plus calme, une jolie petite fille sage, qui passe son temps à dessiner et à peindre. Qui obéit à sa maman chérie et qui adore que le soir avant de dormir son grand-frère Jess se glisse dans son lit pour lui raconter des histoires. Quand elle sera plus grande il arrêtera les contes pour les remplacer par Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre. Un conte noir et virginal en quelque sorte.

Nestor, on l’appelle Nes - sonorité si proche de Jess quand on y pense - c’est lui qui raconte l’histoire, pas celle de Paul et Virginie, celle de Jess et Louise. Un peu comme un palimpseste. Beaucoup comme un inceste. Sa mère dit que c’est le génie de la famille. Elle a raison. Un gros fainéant aussi. Mais il suffit qu’il saisisse un crayon pour qu’il vous abandonne un chef d’œuvre griffonné à la va-vite sur un morceau de papier. Rien à voir avec Louise qui passe ses journées courbée sur ses dessins, sympathiques sans plus. C’est tout de même Louise qui par sa critique impitoyablement persévérante l’aidera à accoucher d’un chef d’œuvre : le fameux triptyque Ellesmere ( huit mètres de haut ) qui le classe d’emblée parmi les grands peintres du siècle. C’est Jess qui avait révélé à son frère l’existence et l’histoire de l’île. Du jour au lendemain le voici célèbre, les filles sont folles de lui, vie facile, l’est devenu une célébrité, une espèce de rock-star, l’argent, la gloire, le sexe et l’alcool, le charisme, que voulez-vous de plus. Plus besoin de travailler !

CONTE NOIR

Et brebis sanglante. Chacun des deux garçons a réussi en son genre. Louise est à la peine. Survit en plaçant quelques dessins par-ci, par-là, s’enferme dans une écurie pour travailler à son œuvre… Elle ne sait pas se vendre. Son problème n’est pas là. Elle aime Jess et Jess est ailleurs. Il vient - rarement - la prendre et la pénétrer pour mieux l’abandonner par la suite. Le désir de la chair de l’autre ne correspond pas obligatoirement au désir d’absolu de l’une. De fait l’on ne désire que son propre désir. Louise attend celui qui ne viendra pas. Certes de temps en temps elle prend un amant, et Marie Desjardins sait peindre cette jouissive donation de la chair femelle en même temps que cette froide abstinence de l’âme captive en elle-même.

L’histoire a une fin que je ne vous révèle pas. Car il en est encore une autre plus ténue. Imperceptible. Racontée à mots couverts, à mots tus. Le traitement inhumain de la population d’Ellesmere n’est que le haut de l’entonnoir. L’écume bouillonnante secrétée bien en-dessous par quelque chose qui n’a rien à voir avec l’accidentalité de la surface. Le goulot d’étranglement terminal qui s’ouvre sur le siphon captateur qui permet le passage en une dimension souterraine et plus intime. Jess et Nes comme deux miroirs identiques se faisant face reflétant la trouble image de Louise. Victime consentante et agissante. Le papier et le calque. La prêtresse qui se sacrifie pour des Dieux qui n’existent pas. Peut-être pour qu’ils reconnaissent qu’elle était la divinité. Mais ils n’y croient pas. Notre monde intérieur est bien plus dur que les glaces d’Ellesmere. Il a toutefois besoin d’images – on s'amuse avec elles comme on joue au docteur quand on est petits - pour en signifier la cruauté. La transparence des vols qui n’ont pas fui. Selon Mallarmé.

THE HAWK

Le symbole de l’épervier plane au-dessus du roman, à chaque fois abattu d’un coup de carabine… est-ce l’œil implacable du faucon d’Horus, ou celui de l’Artiste schopenhauerien, regard limpide de l’univers, ou celui unique que se partagent les trois mères goethéennes du triptyque des Grées, au fond de l’Erèbe, que Marie Desjardins leur a subtilisé afin d’écrire ce livre de glaces sous lesquelles brûle et flamboie le feu charnel originel. Hiérogamique. Que personne ne veut voir. Ne veut saisir. Car contraire au simple devenir humain. S'aventurer si loin... Marie Desjardins a osé. Qu'elle en soit remerciée.

Damie Chad.

 

PARIS / 07 – 01 – 2020

SUPERSONIC

AVALANCHE / LOUIS LINGG & THE BOMBS

EFFELLO & LES EXTRATERRESTRES

 

Il y a remède à tout. Même à vingt-quatre jours sans concerts de rock. Une calamité sans égale, quand je pense que certains pleurent sur le changement climatique, l'Australie qui brûle, la disparition des insectes et je ne sais quels autres détails insignifiants comparés à ma terrible disette de rock'n'roll, nos contemporains ne savent pas classer les priorités dans le bon ordre ! Bref ce mardi soir je décide de passer à l'action. Pas facile avec cette valetaille de gouvernement aux ordres du CAC 40 qui empêche les métros de rouler ! Pas grand-chose à se mettre sous la dent, en dernière extrémité je me décide pour le Supersonic, un peu trop bobo à mon goût. Qu'importe, le flocon pourvu qu'on ait l'ivresse !

AVALANCHE

Pour une avalanche ne sont pas trop nombreux. Trois grands garçons bien propres sur eux sur scène. Un batteur qui bourrine à mort, ne laisse pas un espace de libre, avec un tel engrenage derrière vous, vous êtes tranquille, pas de blancs troublants, pas d'erreur possible, l'avalanche de coups durs et bas, c'est lui. Le gars vous le repérez d'office à l'oreille, vous enfonce les tympans à la manière de ces béliers médiévaux qui s'acharnaient des heures durant sur les les vantaux de chêne centenaire de la cité ennemie. Bien sûr par dessous la piétaille recevait pour tout remerciement coulées d'huiles brûlantes et moellons de cinquante kilos sur la tête. S'entêtaient toutefois car ils savaient que l'ouverture forcée leur revenaient de plein droit la rapine, le viol, le meurtre, l'or et l'argent. Avec un tel batteur l'on pouvait espérer de telles horreurs, d'autant plus qu'à l'autre bout de l'estrade Jean-Denis vous maniait sa basse tel un reître vous coupant en deux de sa hallebarde sanglante. Vous aviez de ces lignes de basse capables de vous enserrer le plus large des donjons dans un rets de lianes carnivores insinuantes capables de vous desceller les pierres les plus grosses en moins de temps qu'il n'en faut pour les entendre.

L'on se disait, nous voici partis pour une nuit d'horreurs, une série Z métallique comme on les aime. Hélas, il y avait un guitariste. S'appelle Thierry. Ce n'est pas qu'il était mauvais. C'est qu'il était trop gentil. Caressait bien son instrument. Mais pas à rebrousse-poil. L'aurait pu le saigner bonnement, lui faire pousser de cris de goret asthmatique que l'on égorge sans plus tarder. Mais non, c'est un ami des bêtes. Pas question de les faire souffrir. Faut que la guitare ronronne en chat de salon rondouillet qui ne quitte pas le canapé. Ronron à volonté pour fine gourmette. Idem pour la voix, mélodique. S'écoute un peu jouer et chanter. Nous le fait au flegme britannique détaché qui n'y croit pas. Y aura bien de beaux passages sur No longer, I will, et Coffin, qui raviront le public, ce qui ne m'empêche pas de m'ennuyer, un peu, beaucoup mais pas du tout à la folie. Que voulez-vous le rock élimé ne convient pas aux rockers, nos gaillards sont bien dans leur style mais je suis de ceux qui crient dans la rue que tout le monde déteste la pop lisse. Sans doute ai-je tort puisque l'assistance les remercie par une avalanche d'applaudissements.

LOUIS LINGG & THE BOMBS

Ce coup-ci, pléthore sur le ring. Ce n'est plus un groupe, c'est une manifestation, ne sont que six mais ils sont si serrés qu'ils ressemblent à une botte de radis. Noirs. Personne parmi les lecteurs de Kr'tnt ! - du moins nous l'espérons - n'est sans ignorer que Louis Lingg fut un anarchiste américain qui à l'instar des compagnons de par chez nous – en notre douce France des années 1880 – pratiquait la propagande par le fait. Pour son maniement de la dynamite l'on aurait dû décerner le prix Nobel à Louis Lingg, mais non on préféra le condamner à mort. Comme quoi parfois les efforts sont mal récompensés. Un groupe mixte, deux filles, quatre garçons. Nous commencerons par distribuer une image à Clémence, ses parents ont bien choisi son prénom, alors qu'autour d'elle ça s'agite un max pour s'installer, elle vous sort précautionneusement d'un sac pas plus gros qu'un cartable d'écolière un petit keyboard pas plus long qu'un triple décimètre, et le pose soigneusement sur son pliant avec l'application du Petit Chaperon Rouge déposant sa galette son pot de beurre sur la table de nuit de sa mère-grand. Ne soyez pas émue par cette vision idyllique, car elle sera la première à vous catapulter sur le museau une ondée sonore de pluviosité tempétueuse. Elle mérite amplement le titre de déclencheuse de tornade numéro un.

Car aussitôt ça zébulone à en péter les boulons. Sont tous pris d'une vague de tressautements parkinsoniens de très mauvais aloi, s'égosillent tous en chœur Oi ! Oi ! Oi ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! c'est parti pour trois quarts d'heure de folie douce. Z'ont le punk festif et alternatif. D'abord Josh – le plus âgé et le moins sérieux – vous balance une giclée de guitare – tout de suite échoïfiée par celle d'Arno – et la suite n'est plus qu'une sarabande échevelée. Quand à force de gigoter ils perdent un peu de peps, dans son coin Zgaygoire vous revigore les les ardeurs de trois ra-ta-plan grandignolesques sur sa batterie. Josh est le GO du groupe, il invective de son accent inimitable le public, descend de scène pour faire la bise à une fille, se lance dans un discours pour nous préciser qu'ils sont tous contents de jouer à Paris en cette période révolutionnaire – du coup ils nous interprèteront Freedom Fighter – et assure les vocals. N'est pas seul pour cette auguste tâche. L'est secondé par Julie qui micro en main répète en plus aigu les dires du boute-en-train de la maison où tout se déglinggue magnifiquement. Foutraque et charivarique.

Ne foutent pas le feu, mais sèment la joie. Joyeux remue-méninge anarchisant, pétards d'artifice mais ambiance chaleureuse. L'assistance remue, crie, applaudit, rit. Certes l'on sourit de ce chahut de grands enfants très sympathiques, mais c'est un peu le punk à la peinture à l'eau. Perso je le préfère à la nitroglycérine.

EFFELLO ET LES EXTRATERRESTRES

Pas de panique. Les extraterrestres ne sont pas aussi nombreux qu'on pouvait le subodorer. Ne sont que trois. Et peut-être seulement deux, car question métaphysique Effello est-il lui aussi un extraterrestre ? Peut-être oui, peut-être non. Nous nous contenterons de dire qu'il est sûrement un terrestre extra. En tout cas, sont tout beaux, tout jeunes. Z'ont tout pour plaire. Portent des lunettes à montures de plastique fortement colorées. De même chacun arbore sur sa chemise noire une mince cravate, jaune beurré, verte bibliothèque, rose épineuse, ce n'est rien qu'un morceau de tissu à peine plus large que le ruban des anciennes machines à écrire, mais cela leur donne un style inimitable. Souvenez-vous de combien était content votre instituteur quand vous aviez souligné les titres de votre leçon.

Laissez-moi ne pas être d'accord avec le refrain de leur premier morceau. Pas mieux qu'avant. Sûr de sûr que le rock était mieux avant que maintenant. Mais ils vous assènent cette contre-vérité avec l'arrogance de la jeunesse qui excuse tout. Ne sont pas là pour énoncer des vérités définitives. Sont ici pour prendre du bon temps. To have some fun. S'amuser sans se pendre la tête, pas même la notre. Ils ont le rock léger. Ne pas comprendre guitare claire. Rapide, bien emballé, à peine pesé, déjà consommé. Mais vous le servent avec un tel aplomb et un tel sourire que vous demandez une autre tranche de jambon sans gras, ou un autre vin sans alcool, ou une cigarette sans tabac, sans même réfléchir que nos prestidigitateurs ne vous vendent que du vent. Mais peut-être est-ce dû à l'absence d'un deuxième guitariste qui devrait normalement épaissir la mayonnaise à la grenadine.

Rien ne les arrête. L'on n'entend plus que la basse d'Arnold et la tambourinade de Grégoire, Effello est tout fier, vient de casser son ampli, rien de plus rock'n'roll, après quelques essais infructueux il s'avère que c'est la guitare qui refuse de faire son boulot, Josh ( de Louis Lingg & the Bombs ) se précipite pour lui passer son instru. Tout de suite Elleffo se lance dans un solo dont il assure illico la promo.

Le punk, Etudiant, Jeune et beau, défilent au galop. Quelque part entre Ramones et Wampas. Le rock est-il un infusoire aussi dérisoire qu'une passoire, ou une histoire d'urinoir bouché, néanmoins libératoire. Le public bouge de plus en plus. On s'amuse, sans se poser de question. Mais ne danse-t-on pas au-dessus d'un volcan éteint !

*

Suis reparti à la maison, songeur et scron-gneu-gneu. Le rock deviendrait-il ersatz de consommation légère ? Peu d'ivresse et gueule de bois.

Damie Chad.

LA CHIENLIT

LE ROCK FRANCAIS ET MAI 68

HISTOIRE D'UN RENDEZ6VOUS MANQUE

MARC ALVARADO

( Editions du Layeur )

Un max de blancs et une myriade d'images, certes un grand format mais vu la minceur des colonnes des textes, j'en déduisis en le feuilletant que ce serait vite avalé. Ben non, un mince lettrage qui fourmille de mille mots, en prime le sieur Alvarado ne prend pas les lecteurs pour des cerveaux sous-neuronés. L'a médité et planché sur le sujet, pas le gars à se contenter d'à peu près, l'a rendu visite aux protagonistes les a interrogés et surtout il a réfléchi un max. Vous rencarde sur leur pratique mais il zieute aussi du côté de la théorie. Bref c'est passionnant. Des bouquins sur le rock des seventies on en a déjà présenté sur le blogue, en fait il n'y en a qu'un avec lequel on pourrait le comparer, il s'agit de Pop Music Rock de Phillipe Daufouy et Jean-Pierre Sarton ( voir KR'TNT 305 du 01 / 12 / 2016 ), publié à chaud en 1972, écrit par des intellos, des gauchistes qui ont lu Marx, qui ont été fortement boostés par Mai 68, mais qui parlent beaucoup des ricains, alors que La Chienlit est sacrément axée sur la France.

Ce qui ne l'empêche pas de partir de l'Amérique, puisque c'est là que tout a commencé. Le livre couvre la période 1968 - 1976, mais dans l'introduction qui est la partie la plus passionnante du bouquin Alvarado s'attarde sur le segment 1955-1965, période qu'il assimile à l'éclosion du rock'n'roll aux USA mais aussi aux mouvements des Teddy Boys en Angleterre et aux Blousons Noirs en France. L'on ne peut toutefois employer les termes de culture underground pour qualifier cette première période. Il préfère de beaucoup la notion de sous-culture. Le rock naît dans les milieux prolétariens. Il ne propose rien de neuf, il s'oppose. Le rock est le refus d'une vie normalisée. Travaille et tais-toi. Une attitude intransigeante qui se traduit par le recours à la violence. Du cassage, du saccage, sans ambition. Formations de bandes, naissance des groupements de rebelles tous azimuts tels les groupes de bikers. Mais le rock ne déborde pas, son idéologie ne se propage pas, il essaime en multiples points de fixation, il est en guerre larvée contre le monde entier, et se referme sur lui-même.

C'est entre 1966 et 1968 que la situation va se métamorphoser. Une nouvelle génération arrive sur le marché. La société américaine bouge de partout. Les intellectuels comme Marcuse produisent une virulente critique de la société de consommation qui se met en place. Les consciences flamboient : toute une partie de la petite-bourgeoisie estudiantine rejoint le combat des Droits Civiques entrepris depuis longtemps par les populations noires, la guerre du Vietnam et la conscription qui s'ensuit radicalise les positions des jeunes appelés, pourquoi aller mourir dans une rizière alors que l'on s'attendait à profiter de la consommation à outrance promise, la société capitaliste du profit se prend les pieds dans ses propres contradictions, elle vous claque sur le nez la porte d'abondance du paradis alors même qu'elle les a tenues grand-ouvertes pour vous faire miroiter une vie délicieuse... Mais l'esprit qui s'éveille a besoin d'un corps pour véhiculer ses désirs. Hélas, une fois que vous avez goûté aux fruits du péché, vous êtes perdu pour toujours, voici que la modération puritaniste vole en éclats, et que les drogues vous permettent d'aborder à de nouveaux rivages... Il ne s'agit plus de s'enfermer dans un dégoût ulcératif de l'ancien monde, mais d'offrir un programme de vie particulièrement alléchant : paix, amour libre, accession à de nouvelles réalités spirituelles, la jeunesse s'enflamme pour ce nouvel idéal. Le rejet prolétarien dû à des frustrations classistes est remplacé par l'acquisition jouissive d'un futur proche à portée de main. Are you experienced interroge le premier disque de Jimi Hendrix. Ce n'est pas une demande, plutôt un mot d'ordre, une invitation baudelairienne qui ne se refuse pas...

Mais retournons en France. Mai 68 fut une commotion. Rien ne pouvait plus être comme avant. Tout devait changer. Surtout en musique. N'était-elle pas le fer de lance des changements survenus en Amérique et en Angleterre ? Nombreuses furent les tentatives de réponse apportés par des groupes engagés en des cheminements différents.

LA TENTATION POLITIQUE

Avant tout Mai 68 relève de la grande politique. Son principal moteur ne fut-il pas une grève générale dont l'ampleur ne fut jamais égalée par la suite. Mais si toute une jeunesse rêvait à fonder un nouveau monde, dans les têtes circulait plus ou moins en catimini que cette éclosion espérée se devait d'être précédé de la destruction de l'ancien monde. Il est à craindre que ces pensées aient été suscitées par la Révolution Culturelle qui se déroulait en Chine depuis déjà deux années. Un superbe nœud de contradictions. Si vous voulez une programmatique révolutionnaire vos paroles risquent de se réduire à des slogans. Répétitions de vieilles ritournelles connues de tous. Si vous désirez casser la vieille musique, il suffit de prendre son instrument, en oubliant tout ce que l'on a appris, ou encore mieux tout ce que l'on ne sait pas, et de se lancer dans une espèce de galimatias phonique. Dix années plus tard les punks reprendront cette idée que n'importe qui peut être musicien s'il le veut. Mais cette destruction des formes de l'ancienne musique n'avait-elle pas déjà été opérée par la New Thing au début des années soixante. Mais bizarrement ces musiciens de jazz américains qui se lancèrent dans cette entreprise étaient les héritiers d'une longue tradition musicale qu'ils essayèrent de dynamiter de l'intérieur à leur manière.

Red Noise, le bruit rouge, et Komintern issu d'une scission du précédent, rappelons que le nom est une référence directe à l'Internationale Communiste russe chargée de répandre la révolution au monde entier, furent des groupes activistes, dignes représentants de cette ultra-politisation des consciences musicales françaises, Red Noise participa de près aux événements de Mai 68, et Komintern fut très engagé pour détourner les premiers festivals pop de leur mission première : donner simplement à voir et à entendre contre contribution financière de la ''bonne musique'' aux amateurs, la philosophie de cette avant-garde rock était toute autre, que le spectacle se transforme en libératoire fête sauvage avec en première revendication l'entrée libre, comprendre en force et non-payante.

MAINTENANCE DE LA TRADITION

N'entendez pas ce titre comme un retour à une vision politicienne des plus droitières. Nous évoquons la continuité musicale, celles du blues et du rock. Alan Jack Civilization, pour illustrer le premier courant. Le blues entrevu en tant que longue dérive instrumentale, le groupe vit en collectivité dans une ferme, l'on fume et l'on joue des heures durant... Peu d'enregistrements subsistent, l'expérience ne déboucha sur rien de bien valide même s'il reste l'une des plus authentiques incarnations du mythique esprit de Mai...

Les Variations illustrèrent magnifiquement le versant rock'n'roll de l'époque. Sans chichis et sans fioriture. Des pionniers en leur genre. Le premier groupe français à pouvoir rivaliser avec les anglais. Ils trouvèrent leur public en province car l'intelligentsia parisienne les ignora. Entre 1964 et 1968, il y eut une coupure en France dans la transmission rock. Ce n'est qu'en 1969 que le rock revint en force, mais les ''élites'' journalistiques et le public firent en grande partie l'impasse totale sur tout ce qui s'était passé avant leur advenue dans le monde nouveau du rock dans lequel ils s'engageaient. L'on ne se défait pas de ses atavismes petits-bourgeois facilement, les Variations furent jugés trop primaires, trop efficaces, pas assez subtils... Faudra que les Stooges remettent les pendules des consciences à l'heure mais cela est une autre histoire.

MAGMA

Le groupe à part. Qui met aujourd'hui tout le monde d'accord. Mais à l'époque seule une infime partie du public les reconnut. La majorité s'accorda pour juger leur musique trop complexe ou trop brutale. C'est que Magma fut selon moi le seul groupe fusionnel qui existe dans le rock. Qui réussit à réunir en un même creuset la virtuosité jazzistique, le savant héritage de la musique classique européenne et la violence innée du rock'n'roll. Haut niveau d'incandescence. L'instinct primal et l'intellectualité exacerbée. Si vous prenez Magma comme mètre étalon pour juger de la pop française des années 68-76, tout le reste risque de vous apparaître fade...

LES VOIES DE GARAGE

Le mal français dans toute sa splendeur. Qui vient de loin. De la tradition de la chanson rive gauche qui privilégie le texte au détriment de la musique. Attention l'intelligence des lyrics est nécessaire, combien monotones sont les babies qui ouvrent leurs jambes sur les banquettes arrière des Cadillac dans le rockabilly par exemple, mais porter aux nues de la haute poésie insurpassable des textes de simple bonne tenue brouille quelque peu la vision des choses. Autre problème : celui des maisons de disques, qui eurent tendance à se rattacher aux vieilles branches des continuités incapacitantes mais surtout celles des producteurs qui dans leur grande majorité ne possédaient aucune culture rock dans leurs gênes. Troisième facteur, peut-être le plus déterminant, en mai 68 il n'y avait que très peu de musiciens de rock en France, ce sont des musiciens de jazz qui se sont collés à la tâche. Avec toujours ce petit côté condescendant vis-à-vis du rock. Le problème c'est que quand l'on touche au rock'n'roll avec des pincettes, soit l'on part au mieux dans une dérive progressiste, soit l'on retombe dans les patterns de la variétoche légèrement améliorée. Triangle et Martin Circus sont les groupes phares de cette perte de dynamisme entraîné par ces facteurs conjugués.

FOLK'N'PROG

Marc Alvarado ne tarit pas d'éloges sur Allan Stivell qu'il met à égalité avec Magma. Ce qui est fortement exagéré. Certes Stivell sut creuser son sillon et son originalité. Mais même électrifiée sa harpe celtique s'inscrit davantage dans le mouvement folk que dans le rock. Ce qui n'est pas un mal en soi, mais alors pourquoi des groupes comme Malicorne pour n'en citer qu'un sont quasiment absents du book...

Pink Floyd vendit en ses débuts plus d'albums en France qu'en Angleterre... en 1973 le public français se pâmait en écoutant Tales from topographic oceans de Yes... Gong, Alice, Ame son, Atoll et Ange furent les dignes représentants de cette tendance en nos contrées...

Le serpent finit toujours par se mordre la queue. Ce sont les chanteurs de variété qui raflèrent la mise. Michel Polnareff, Bernard Lavilliers, Nino Ferrer, Jacques Higelin, et jusqu'à Léo Ferré, qui surent profiter chacun à leur manière de la vague pop-rock, difficile de jauger au plus près la hauteur d'opportunisme et d'authenticité de leurs engagement...

BILAN

Le livre est beaucoup plus fouillé que ma rapide et partiale analyse. Outre l'intérêt musical – non il n'offre pas l'espéré CD qui aurait été bienvenu pour les groupes les moins connus – le lecteur se penchera avec une curieuse volupté pour ceux qui n'ont pas connu cette période et avec nostalgie pour les vieux baroudeurs, sur tous les chapitres sur les aspects sociologiques de la période. Notamment l'évocation de cette presse rock qui éclate en feu d'artifice – Pop Music ( hebdomadaire ), Best, Extra, Pop 2000 – mais surtout celle qui se réclama d'une vision existentielle comme Tout, Actuel, Parapluie, Atem qui agitèrent le rêve prométhéen alternatif d'une culture underground... Les grandes retombées de Mai 68 ne furent pas vraiment musicales. Par contre les mœurs en furent bouleversées et le rapport à la hiérarchie fut fortement désacralisé. Nous vivons encore sur ces deux acquis...

Le livre s'arrête en 1976. En 1977, tombe tel le couperet de la guillotine le No Future punk. Le rêve est terminé. Les temps se tendent...

Damie Chad.