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29/11/2017

KR'TNT 350 : CHARLES BRADLEY / GARAGELAND / MUSIQUES NOIRES / F.J. OSSANG

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 350

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

30 / 11 / 2017

CHARLES BRADLEY / SLAP DOOWAP

GARAGELAND / MUSIQUES NOIRES

F.J. OSSANG

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

 

Bradley d’honneur

 

Le pauvre Charles Bradley est parti rejoindre ses ancêtres au paradis des damnés de la terre. Ce qui frappait le plus chez Charles, hormis sa voix, c’est sa tête d’esclave. Une tête à grimacer sous les coups de fouet du patron blanc. Une tête à vivre dans la peur du lynchage. Une tête à travailler comme une bête de somme, de l’aube jusqu’à la tombée du jour. Une tête à attendre la mort comme une délivrance.

Ses trois albums sont des classiques de la Soul, au même titre que ceux de Lee Fields, de Sam Cooke ou de James Brown. Si on se demande pourquoi un vieux Soul brother comme Charles Bradley n’a enregistré que trois albums, la réponse est dans le film Soul Of America : le Charles Bradley qu’on connaît aujourd’hui n’a démarré sa carrière qu’en 2011 - I ask myself why it’s been so long ! - Le film raconte l’enregistrement du premier album No Time For Dreaming et donc le lancement de sa «carrière». Avant, il s’appelait Black Velvet et imitait James Brown dans des petits clubs.

Il ne roule pas sur l’or, loin de là. Il vit dans les Projects de Brooklyn avec un perroquet. Les Projects sont ce que nous appelons les HLM. Ceux de Brooklyn n’ont rien à envier à ceux de la Courneuve. Quand il ne peut plus supporter le trash qui y règne, Charles va dormir chez sa mère, au sous-sol.

On le voit enregistrer avec les petits blancs d’un label new-yorkais. C’est tout de même dingue que ce soient des blancs qui l’accompagnent. Moyenne d’âge trente ans. Ils sont appliqués et ne bougent pas. On sent un léger manque d’effervescence dans le studio. Ils enregistrent «No Time For Dreaming», le morceau titre du premier album. Charles ne chante que la pure Soul des sixties. Gabriel Roth, boss de Daptone, explique qu’un jour on a sonné à la porte : c’était Charles. Take it as it come. Dans cette histoire, Gabriel Roth est le personnage clé : il a lancé la carrière de Sharon Jones et il va sortir Charles de sa misère. Roth fait son Chess. L’histoire se répète.

Pour passer de Black Velvet à Charles Bradley, Charles va chez le coiffeur. Il doit se réinventer. Puis Daptone le fait tourner avec Sharon Jones. Comme il a fait le James Brown Junior toute sa vie, Charles est parfaitement à l’aise sur scène. Il sait mener la revue. Il screame et il danse, il outche le funk de Soul comme un vieux pro. Il porte un jump-suit largement ouvert sur la poitrine. Le gang qui l’accompagne est celui du studio, seules les deux choristes sont des blackettes. Puis on voit Charles et Sharon signer des autographes à la fin du concert. Ah la magie du truc ! Charles devient rapidement un héros pour lequel on éprouve une réelle affection. On espère de tout cœur qu’il va s’en sortir. C’est exactement l’histoire que raconte le film de Poull Brien, celle d’une réussite. Mais pas la réussite à la mormoille des temps modernes : la réussite d’un artiste.

Dans une scène déchirante, Charles avoue aimer tout le monde - I love everybody. I don’t want noboby no harm - et il se met à chialer. On se retrouve tout à coup au cœur de la Soul. Dans ce qu’elle peut susciter de plus bouleversant, de plus humain. La même chose dite par un blanc, même un blanc pauvre, n’aurait pas la même portée. D’un point de vue occidental, le nègre est depuis l’origine des temps victime de son apparence. Il est par essence condamné d’avance et donc innocent.

Charles réagit comme un gosse quand Tommy l’appelle pour lui annoncer qu’il est dans le Post. Il va acheter le journal. Un vrai gosse. Il embrasse les gens dans la rue. Les blackos du quartier n’en reviennent pas - He’s in the paper ! - Il se marre aussi comme une baleine quand il se voit dans le clip de «The World (Is Going Up In Flames)». La scène le montre assis devant un petit ordi portable. Il explose de rire enfantin. Lord have mercy ! Le côté modeste du plan en fait la force prodigieuse. C’est construit comme une toile de Millet. Poull Brien ne cherche pas forcément à émouvoir. Il se contente juste de filmer la réalité. Si on va jusqu’au bout du film, on voit surgir dans le générique quelques ultimes plans rapides : ce sont les premiers signes de confort matériel, Charles fait la fête avec des amis blacks et porte des fringues un peu plus chic. Comme s’il avait enfin du blé. Du vrai blé.

Son premier album bat pas mal de records d’intensité. No Time For Dreaming compte parmi les très grands disques de Soul. C’est aussi le disque d’un vétéran de la Soul accompagné par des blanc-becs attentionnés. On note l’ultra-présence de la basse dans «The World (Is Going Up In Flames)». Avec «Golden Rule», ce démon de Charles rappelle que le monde est mal foutu, comme si nous ne le savions pas - They still keep building more prisons/ To take your kids away - Comme il n’en peut plus de toute cette misère, il explose de chagrin. En vrai. Charles est aussi le roi des ambiances, il faut l’entendre ramoner le ciel de «I Believe In Your Love». Il explose tous les carcans à coups de scream symphonique. Il instaure des climats qui n’existaient pas. Il faut le voir hanter cette Soul atmosphérique, il se déplace avec l’aisance silencieuse d’un fantôme shakespearien. Tiens, encore de la tension extravagante sur «Lovin’ You Baby», il bouffe sa Soul toute crue, crouch crouch, et avec «How Long», il l’aplatit d’un seul coup, puis il s’en va screamer dans la chaleur de la nuit. «In You (I Found A Love)» sonne comme un classique, mais le problème c’est que tous les cuts de cet album sonnent comme des classiques. On frôle l’overdose à chaque instant. Charles nous gâte trop. Il fait partie des Soul brothers qu’il faut mériter. Puis il s’épuise à essayer de comprendre pourquoi c’est tellement difficile de réussir in America, Il termine cet album faramineux avec «Heartaches And Pain», un veux coup de Soul déliquescente. Charles Bradley aura essayé de rétablir la Soul sur son trône. Mais la Soul n’intéresse plus autant de monde qu’avant. Nous avons changé d’époque et ça fout un peu la trouille.

En débarquant chez Daptone, il accède à la mondialisation, comme Sharon Jones avant lui. Paru en 2013, Victim Of Love sonne comme une bombe de Soul atomique. Deux coups de génie, là-dessus : «Confusion» et «Hurricane». Le premier sonne comme un shoot de r’n’b monté sur une basse fuzz et soudain, alors qu’on ne s’y attend pas, un killer solo prend le contrôle de la situation. Avec un coup pareil, on change de planète. Voilà ce que les spécialistes appellent du spaced-out r’n’b. On n’avait encore jamais entendu ça, même chez Marshall Chess, au temps de Concept. C’est un peu comme si des robots dansaient le screamy jive sur la planète Uranus des Pink Fairies. Quant à «Hurricane», c’est encore autre chose. Charles y pulse un heavy groove noyé de chœurs féminins, il fait du people à la Wonder sur un heavy groove de basse. Et tout le reste de l’album navigue à ce niveau : avec «Through The Storm» il la remercie de l’avoir aidé à traverser la tempête. Charles rebondit sur le beat du Soul System avec une effarante présence. Il enflamme littéralement sa Soul et c’est encore pire avec «Cryin In The Chapel», ce vieux cut de Standard oil : il l’explose dès l’intro. Il avalé tellement de couleuvres qu’il peut avaler le monde, oh mind, et il repart de plus belle à la chapel baby, on est au pinacle du froti-frotah, dans ce qu’il y a de plus électriquement gluant. «Strickly Reserved For You» sonne comme un shoot de hard Soul. Il chante à la pure fêlure, comme James Brown, et même au fêlé feutré chaud devant. Charles sait poser une voix. «You Put The Flame On It» sonne comme l’un de ces vieux hits Motown, sans doute à cause des chœurs. Il reste dans la vieille Soul ardente avec «Let Love Stand A Chance». Charles danse avec le loup, il fricote avec les âmes, sa Soul gluante résonne dans l’écho du temps, on éprouvait jadis exactement la même chose en écoutant James Brown feuler «It’s A Man’s Man’s World». Charles vise la même grandeur apoplectique, il couvre la planète Soul d’une ombre ondoyante, la sienne. On voit bien qu’avec «Victim of Love», il enfonce lentement ses clous, il screame dans le groove, il laboure son champ comme jadis les esclaves labouraient le champ du patron blanc. Mais il s’arrache de sa condition en screamant comme un diable hirsute. Pour un peu, il laverait presque les péchés des blancs en sauvant sa dignité.

Il revient en 2016 avec énorme album : Changes. Un album sourd, profond, chargé de mystère, luxuriant, à l’image de la forêt africaine dont il provient. C’est là qu’on trouve le fameux «God Bless America» qui prête tellement à confusion. En écoutant ça, la première réaction est de traiter Charles de fayot. Comment peut-il rendre hommage à un pays aussi raciste que le sien ? Heureusement, il passe au heavy funk avec «Good To Be Back Home». Il sonne comme Lee Fields, so good, et travaille son funk sous le boisseau. Il poisse le groove, il motive sa force motrice, il ravale la façade du funk, il nivelle la groove par le bas du sillon. Son dicton pourrait être : heavy as hell. S’ensuit un «Nobody But You» aussi fruité qu’un vieux hit Stax. Charles gueule dans son micro, au milieu des coups de trompettes, il hurle comme un goret qui voit approcher le boucher, il semble même battre tous les records de scream. Pour ça, il devrait figurer dans le Guinness Book. Il nous sert une nouvelle séquence de heavy Soul avec «Ain’t Gonna Give It Up». Grâce à lui, la Soul n’a jamais été aussi vivace. Il s’arrache la glotte dans «Changes». Il chante au râpé de devenir intensif et offre le spectacle de somptueuses descentes chromatiques - I’m going through changes - Il continue de raconter son histoire et il screame à n’en plus finir. Encore un hit de funky r’n’b avec «Ain’t It A Sin» hanté par des chœurs épars et complètement dépareillés. En pur génie de la Soul, Charles arrondit les angles du riff cabossé, ça claque des mains ici et là et bien sûr, c’est beaucoup trop beau pour être vrai, alors on y revient aussitôt, histoire de vérifier qu’il ne s’agissait pas d’un rêve. Il charge bien sa barque avec «Crazy For Your Love». Charles est un mec qui fonce, il ne réfléchit pas, il reste dans l’action du groove, il entre dans la légende comme jadis les généraux entraient dans Rome, au retour des campagnes victorieuses aux frontières de l’Empire. Il rend hommage à Otis avec un «You Think I Don’t Know» monté sur un pur beat popotin et derrière, les filles font des chœurs indécents de splendeur morose. Charles chante tout à la pire arrache et n’en finit plus de restituer à cette vieille Soul sa grandeur originelle.

Signé : Cazengler, Bradley écrémé

Charles Bradley. Disparu le 23 septembre 2017

Charles Bradley. No Time For Dreaming. Dunham 2011

Charles Bradley. Victim Of Love. Daptone Records 2013

Charles Bradley. Changes. Daptone Records 2016

Poull Brien. Charles Bradley. Soul Of America. DVD 2012

 

*

J'ai terrassé le Dragon. Tel Siegfried dans l'Opéra de Wagner. J'ai donc enfin la possibilité d'entendre le chant des oiseaux. La vérité historique m'oblige à préciser que le monstre qui s'est lâchement attaqué à mon héroïque personne était d'un gabarit un tout peu petit moins volumineux que le mastodonte de Siegfried, un de ces animaux sauvages communément appelé microbe. Mais tenace et virulent, m'a maintenu tout fébrile à la maison et m'a privé de Crazy Cavan à Thoury. Mais j'ai fini par en venir à bout après maintes ingurgitations de médecinales lampées de moonshine. Bref ce soir la Teuf-Teuf avale la chaussée d'un pneu glorieux en direction de

TROYES / 25 – 11 – 2017

3 B

SLAP DOOWAP

 

Froid pré-polaire sur la bonne ville de Troyes. Le réconfort du rocker qui s'engouffre dans le 3 B ne tarde guère. Slap DooWap entame sa balance. Sont tout beaux dans leur uniforme bicolore qui les fait ressembler à des fourmis rouges. Celles qui piquent. Se calent sur Folsom Prison, un régal, Fab est aux manettes et nous l'on est toute oreilles, pêchu et prometteur. En attendant que le bar se remplisse vous me permettrez un rapide

MEMENTO ORTHOGRAPHIQUE

Ecrivez bien Slap DooWap. Tout en gardant à l'esprit que le combo est beaucoup plus Slap que DooWap, d'où l'erreur funeste à éviter, ce n'est pas DouxVap, mais DooWap. Pas avec deux eaux. Dormantes. Mais avec un double zéro, chevrotine meurtrière. Le V initial, se double, ne se vaporise pas en crachin ténu, ne se vapote pas en fumée légère, W comme Warrior, Wargame, ça se wattise autour de vingt-cinq mille ampères vampiriques, impossible de rester assis sur cette chaise. Electrique. Voyez, un simple rappel orthographique, et déjà vous entrevoyez le style de musique.

SLAP DOOWAP

Avant de les entendre vous les voyez. Sont jeunes. Tous les quatre. Le sang neuf est un élément assez rare dans le rockabilly hexagonal. Est nécessaire pour la survie et la continuation de cette musique. Rien de pire que la codification muséale. L'est bon de maltraiter les vieux meubles. Sans ménagement. Les décaper et si nécessaire en reléguer quelques uns au placard Maintenant écoutez nos quatre fous en liberté. Vous remplissent les écoutilles et les mirettes. L'annoncent sans ambages dès la longue introduction instrumentale I'm Gonna Win That Race, le genre de conduite qui déplaît fortement à la municipalité parisienne, les voies sur berges à fond sans limite de vitesse, sont pourtant encore très smarts dans leurs tuniques noires à liserets rouges. Chics but choc ! D'abord un son, inhabituel. Nous provient d'un instrument généralement plus discret. La rythmique de Boo Lee. Une takamine d'or. Qui ne dort pas. Devrait accompagner, soutenir les autres, et la voici devant, mélodique et enlevée, en proie aux expertes mains baladeuses de Boo Lee le bolide, sous sa casquette plate, sourire facétieux et joie de vivre. Voudrait bien faire la course en tête, pas de chance, MyMy le Kid est sur ses talons, lui mord les jarrets. Contrebasse noire comme la nuit, et lui - aussi sous sa casquette plate – le soleil éblouissant qui bouscule les ténèbres. L'a la basse jappante, insistante et redondante, le chien courant qui n'arrête pas de vous cingler de sa voix rien que pour le plaisir de vous empêcher de goûter à la sérénité de vivre. Lucky Wild au micro, sa Gretsch canarde à l'orange, crâneuse et cochranesque, ricoche et décoche des sticks de riffs dont les flèches inquisitrices vous traversent la moelle et les tripes, l'a la gouaille du medecine show man qui vous vend son eau lustrale au venin de crotale au prix exact du montant de votre paye, nous traite de troyens de pacotille, nous titille et nous destroye le timbre vocal car l'on s'égosille pour lui prouver le contraire. La colonne de mercure se hisse en trois minutes tout en haut du thermomètre. Et c'est là qu'ils sortent le grand jeu. Theâtral. Représentation rockabilly. Les deux casquettes sont incapables de rester en place plus d'une demi-seconde avec leur instrument stabilisé. Boo Lee se livre à des exercices de barre-fixe sur le manche de son acoustique, l'astique salement, la penche vers la terre et vous avez l'impression qu'il dévale une pente enneigée sur sa luge, s'arrête brutalement au bord du précipice et se précipite dans l'autre sens, remonte la côte comme un film rembobiné à l'envers, n'oublie pas son plus beau sourire pour le public et un autre en catimini à MyMy Kid. Parlons-en de Mimique Kid. Joue davantage avec son visage qu'avec ses doigts. Ce n'est pas qu'il s'emmêle les dents et le nez dans le cordier, c'est que ses expressions traduisent les subtilités du scénario. Un comix mouvementé, toutes les attitudes rockab défilent sur sa figure, un dessin animé démantibulé, l'œil fringuant qui vous attire les filles aussi sûrement que du papier tue-mouches, le ricanement exacerbé du type qui exhibe ses gencives pour une marque de dentifrice, et surtout cet air ahuri du faraud qui n'en croit pas ses yeux, vous ouvre la bouche en rond à vous avaler sans sourciller, et sans triche, un œuf d'autruche, le blanc, le jaune et la coquille, d'un seul coup. C'est parti dans le délire, les phalanges cliquètent dans les cordes, solo en montagnes russes, un coup j'étire la note, un coup je l'étrille pile comme l'on épile un scottish. Par pitié arrêtez cet élastique ! Alors Lucky Wild dépose sa Gretsch, passe derrière notre épileptique et tourne dans son dos la manivelle imaginaire qui commande les synapses du cerveau. Un peu rouillé, pousse et ahane comme un équipage de goélette au guindeau, mais ses efforts sont récompensés, quelques soubresauts, quelques ratés, quelques emballements pléthoriques et voici notre Grand-Ma qui bourdonne enfin selon les codifications les plus strictes du rockabilly à l'usage des gentlemen bien élevés.

Lecteurs kr'tnteurs, je ne vous fais plus attendre, je sais que dès que traîne une Gretsh dans un coin, vous lui adressez des persillades d'œillades impatientes, des yeux de Chimène et de merlans frits, vous mourrez d'envie de l'entendre sonner, je ne veux point avoir votre mort sur la conscience, je m'exécute. Donc dans les mains d'un sauvage chanceux. Slap DooWap nous régale ce soir d'un répertoire de classiques. Possèdent des morceaux à eux, n'attirent point trop l'attention sur leurs bébés, préfèrent qu'ils passent comme une lettre à la poste entre deux vaches sacrées. Sont en train d'enregistrer leur premier album, montrent un peu mais ne dévoilent pas tout. A la manière des jupes fendues qui fulgurent le galbe idéen d'une jambe de fille mutine, le temps d'un éclair qui vous laisse chocolat. Pas le plus facile pour une lead guitar. L'autoroute est ouverte et hyper-fréquentée, depuis soixante dix piges des guitaros qui font leur sprint sur C'mon Everybody vous en avez trois centaines dans votre mémoire surencombrée. Faut avoir son jeu à soi. Ce n'est pas la quinte flush qui vous ouvre la victoire de la renommée au poker, mais la manière avec laquelle vous l'étalez, ce geste de la main qui n'appartient qu'à vous, qui vous surclasse, vous met en exergue, vous retranche de la foule des tâcherons du vil négoce. Certains veulent la monnaie, et de très rares aristocrates misent sur l'élégance de l'originalité. Je qualifierai le jeu de Lucky Wild comme étant d'impromptue précision. Vous azimute la pauvre Miss Molly en deux minutes réglementaires. Vous marque le good goal Golly entre les poteaux, depuis le milieu du terrain. Net, sans bavure. Circulez, c'est déjà fini, plus rien à voir. Coup franc au fond du filet. Mais sur le Cochran, vous êtes bercés par le balancement métronomique du train, et pffutt ! tout s'arrête, un halètement de bigsby qui vous dégonfle les rails, les autres ne sont plus là, liste des abonnés absents, à peine si Mi Fly consent à signaler sa présence d'un tapotement évasif, vous êtes descendus sur la voix. Zioup ! la loco-lead repart encore plus rapidement qu'elle ne s'était arrêtée. El les autres se ruent à sa suite sans se faire attendre.

Lucky Wild est chanceux - pères de famille soyez attentifs, ne s'était pas jeté sur le micro qu'un vol de jeunes filles s'est illico porté sur le devant de la scène – l'a la niaque, une voix solide, en béton précontraint dont la solidité est accrue par l'élasticité, l'a dû naître sans poumons car je ne l'ai jamais vu marquer signe d'essoufflement. Sait jouer de sa voix, dessine avec ses cordes vocales, fabuleux sur les Stray Cats, si vous l'entendiez vous ne pourriez jamais plus admirer un chat batifoler sur les toits. Nous en a donné une version vertigineuse. Matou qui miaule sur la tuile cassée et qui se rattrape par un poil de sa moustache à la gouttière. Boo Lee lui a davantage que six cordes sur sa guitare, chante aussi, pas assez, et souffle dans son harmonica, le porte à la manière de Bob Dylan, puis se déleste de son support, vous l'enfourne dans sa bouche en vieux bluesman affamé et bonjour le boogie shuffle d'enfer dans les grandes plaines des territoires cheyennes. MyMy Kid en profite pour faire de la patinette autour de la Mère-Grand, s'adonne à des étirements de jambes en tous sens, démonstration de savate d'apaches parisiens, essaie de grimper dessus, mais l'est trop grand, sa tête cogne au plafond, alors redescend et se couche sur le flanc de la Old Lady et gigote de ses quatre pattes en l'air, tel un scarabée renversé sur le dos qui essaie de retrouver son équilibre...

Slap DooWasp adore les chevauchées, vous rifflent le riff au poney express. Il y a longtemps qu'ils ont délaissé leurs uniformes. Sauf Mi Fly obstrué par les silhouettes dégingandées de ses camarades, a droit tout de même à ses deux quarts d'heure de gloire. Deux soli de batterie grandeur nature, lui tout seul au turbin et à la turbine, les autres fair-play sur le côté pour qu'il soit visible. Ne s'en tamponne pas le coquillard, ne vous expédie pas le pensum en pension, ne découpe pas les temps, les roule en continu comme le tonnerre de Zeus, orage sec et foudre en poudre, l'a les baguettes qui volent et qui se posent avec la lourdeur d'un bombardier qui apponte un porte-avion, repart d'un vol lourd de coléoptère ivre de pollen, et vous distribue les bombes comme le Père Noël ses cadeaux. Vous ouvrez le paquet, ça explose, c'est si bon que vous guettez le suivant. Sinon l'a la tape mercenaire, les bras près du corps les avants-bras au-dessus des toms, bosse et brosse à attraper une thrombose pour les trois autres, les paillettes de la gloire ruissellent sur eux et lui saigne et marne dans l'ombre, ravi des broussailles de nos rugissements enthousiastes qui l'accompagnent.

Trois sets, un tout long, un tout court, et un dernier demandé par Dame Béatrice, parce qu'au 3 B la clientèle raffole du rock'n'roll. Des enfants gâtés, vous leur donnez la main, vous bouffent le reste du corps. Si ça n'avait tenu qu'à nous, on n'aurait même pas retrouvé un os. Slap DooWap nous a comblés. On a même failli voir Dieu par deux fois, à la fin des deux derniers sets, nous retiendrons la première, une version acoustique de I Saw the Light tous en chœur, face au comptoir, les anges sont descendus et se sont mis à clignoter sur les étagères derrière Béatrice, mais non ce n'étaient que les bouteilles de Jack et de Ballantines... Là-haut Hank William a dû apprécier l'ambiance...

Damie Chad.

 

GARAGELAND

NICOLAS UNGEMUTH

( HOËBEKE / Avril 2009 )

 

J'ai tiqué deux fois. Sur Ungemuth d'abord. Me méfie de lui. Le genre de mec à faire plutôt Uzi-Uzi que Guili-Guili avec les artistes. Cartonne dur. L'est un peu du genre je tire d'abord, je vérifie après si c'est bien le bon que j'ai eu. Entendez, s'il était aussi mauvais que je le pensais. Remarquez que par les temps qui courent, au tir instinctif vous avez davantage de chance de tirer sur un tocard que sur un mec respectable. D'ailleurs quand il les attend au tournant, ça fait mal. Par exemple quand il jette au rencart la ménagerie de Fauve ( en papier mâché ) on ne peut qu'applaudir. Pas moi qui irai pleurer sur les toits quand il exécute à bout portant Daft Punk. Tous les dégoûts sont dans la nature. S'en est fait une spécialité, dans Rock & Folk il s'amuse à dégommer les vieilles statues. Le boy aime bien se faire haïr. Même pas du masochisme. De la jouissance. Se délecte de porter le trouble dans les certitudes. Un jeu marrant, mais attention entre semer le doute et jouer le rôle de Socrate à la petite semaine l'existe une marge, un abîme. J'ai pas apprécié quand il a décrété que les écrits de Jim Morrison c'est du caca de vache en poudre. Aussi quand je vois son nom, je me méfie. Un peu étonné de ce livre consacré au Garage, mais enfin nul n'est parfait.

Ensuite sur le nom du gars qui a écrit la préface. Andrew Loog Oldham. Un pedigree à vous faire pâlir d'envie. L'on voyait son nom sur les quarante-cinq tours des Stones qui l'ont viré en 67. Les mauvais esprits disent que tout ce que les Stones ont produit de bon, c'était sous sa houlette. Ils exagèrent. Mais l'était là dans le bon timing. Vous pensez bien que je n'ai rien contre Andrew, sinon une dette de reconnaissance. Sais aussi que sur son label Immediate Record de 65 à 70 il a donné le micro à quelques lingots d'or : Rod Stewart, Chris Farlowe, Humble Pie et bien d'autres... Clapton, Page et Beck ont assuré de multiples sessions dans ses séances studio alors que je n'ai jamais pu les avoir dans mon salon. Ne serait-ce que pour prendre le thé. Je ne suis pas jaloux mais enfin si je reconnais à Mister Loog Oldham un rôle non négligeable dans le rock anglais post-Beatles, sa contribution au rock Garage me semble moins évidente.

Encore faudrait-il s'entendre sur la définition de rock garage. Pour moi j'entrevois ces adolescents boutonneux – c'est comme pour les soldats de Napoléon, ne doit pas manquer un bouton, même de guêtre, à leur costume - de la petite middle-class blanche qui dans le garage de la maison s'adonnaient aux turbulentes joies du rock'n'roll. Palliaient leurs insuffisances musicales en tapant dur, en grattant vite, en gueulant dans le micro. Beaucoup de déchets, et peu d'élus. Evidemment la scène se passe dans la grande Amérique. Au début des années soixante. On les a redécouverts en même temps que se déployait le punk. On a extendu le domaine de la lutte garage depuis : en gros tout ce qui fait du bruit, tout ce qui est inconnu, tout ce qui est culte, est garage. Remarquez comme il n'est pas facile de rester inconnu quand on est devenu culte – et il va de soi que ces trois conditions valent pour toutes les latitudes terrestres. En théorie il se pourrait qu'il existât du garage Péruvien ou Ivoirien. Même si je n'en ai jamais entendu. Petit exercice pratique : d'après vous, a-ton le droit d'accoler l'étiquette garage au groupe français Extraballe ? Ne répondez pas, vous avez déjà fait tilt !

Bref quand j'ai ouvert le bouquin m'attendais à une révélation à chaque page. De fait ce sera une toutes les deux pages, car celle de droite est dévolue à la reproduction couleur d'une ( voire de la ) pochette qui correspond au combo présenté sur à gauche. Si pour vous c'est l'inverse, c'est que vous tenez le livre à l'envers. J'ai tout lu patiemment, de A à Y – les groupes sont classés par ordre alphabétique. Si je ne sais suis pas allé jusqu'à la fin de l'alphabet c'est de la faute à Nicolas Ungemuth, n'a pas voulu pour des raisons que j'ignore chroniquer les Zombies.

Je vous devine, cruels lecteurs, écroulés de rire, ce pauvre Damie Chad il classe les Zombies parmi le Garage, l'est en burn out, faut l'interner tout de suite ! Si vous voulez, mais alors Procol Harum, The Remains, Barry Ryan, Sandie Shaw, Small Faces, The Smokes, The Sorrows, Spencer Davis Group, Dusty Springfield, Cat Stevens, Rod Stewart, Them, Tomorrow, The Troggs, Geno Washington, Yarbirds, vous les rangez sur quelle étagère ? Dans le rock anglais, in the sixties, our poor very tired Damie ! Z'oui, moi z'auzi ! Le malheur c'est que l'Ungemuth, il les expédie dans le land du garage, et je vous épargne la liste entière. Sûr qu'il y a quelques américains qui méritent leur logo garage comme The Kingsmen, The Trashmen, ou Sam the Sham & Pharaohs, mais c'est rempli d'anglais qui ont fait avec plus ou moins de succès les beaux jours du Swinging London! Tenez par exemple Cilla Black, les Kings, quant aux Amerloques du genre The Bee Gees... Ô Maître Chad vénéré, excuse nos rires stupides, passe-nous ce livre étrange afin que nos cervelles soient encore édifiées par la justesse et la finesse de tes analyses !

Dix minutes plus tard. Ô Immense Maître Chad Vénéré, du haut de ta puissance intellectuelle et de ta sérénité magnanime daigneras-tu porter ton regard aigu sur les lettres rouges de la couverture : Mod, Freakbeat, R&B et Pop 1964 – 1968 : la naissance du cool. Certes disciples attentifs et pointilleux, je n'avais point vu, ceci explique toute une partie de mes reproches. Les englishes qui écoutent du Rhythm and Blues, qui se transforment en Mod, et leur musique Freakbeat qui flirte avec ce qui deviendra le Psyché, cela se tient, mais alors que viennent faire les Ricains et pourquoi appeler ce book garageland car en quoi le garage est-il cool ? Méfiez-vous disciples bien-aimés, l'on n'attrape pas le rock sauvage avec des cigarettes mentholées. Ce Nicolas Ungemuth n'est pas franc du collier ! D'autant plus dangereux qu'il écrit bien et que l'on ne s'ennuie pas en lisant ces petites chros. Sont même parfois instructives. Mais n'en disons pas davantage de bien. Cela pourrait lui monter à la tête.

Damie Chad.

LA MEMOIRE DU PEUPLE NOIR

CLAUDE FLEOUTER

( Rock & Folk / Albin Michel / 1979 )

 

En chroniquant le bouquin de Claude Fléouter sur Johnny, voici quinze jours, m'étais aperçu qu'il avait publié un book sur la musique noire dans la légendaire collection de Rock'n'Folk, dirigée par Jacques Vassal. Vassal tenait la rubrique Folk dans le canard qui cancanait de si agréable façon en ces heureux temps. Je n'étais pas un aficionado forcené de sa folkleuse rubrique – Vassal n'était pas le suzerain de mes préférences - mais Stones, Led Zeppelin, Doors et autres sucettes pimentées figuraient aux catalogues de ce partenariat éditorial d'un genre nouveau pour l'époque. Un livre que je n'ai pas ! me désolais-je - chaque artefact rock que vous ne possédez pas est un coup de couteau planté au plein milieu du cœur du rocker. Et voici que descendu au garage – c'est là où commence et finit le rock – que parcourant d'un regard distrait, néanmoins inquisiteur, mes surplus bouquiniers, le nom de Cléouter s'en vînt à scintiller sur ma rétine surprise.

Et bingo ! La Mémoire du Peuple Noir ! Il n'est de pire être humain que le riche qui se croit pauvre !

Un max de pages de garde remplies de blanc, des marges extra-larges, des photographies grand format, une police pour non-voyants, une épaisseur maigrichonne, à première vue cela sent le vite-fait, mal-fait. Après lecture, je reviens sur mon jugement, intéressant et instructif, en réalité le livre est une transcription de quatre documentaires télévisés réalisés par Claude Fléouter, ce qui explique que brutalement le personnage que l'on suivait disparaisse sans préavis, l'on a simplement changé de séquence filmique, la scène terminée l'on passe à une autre sans avertissement ce qui n'est pas sans produire une sensation des plus décousues... Un prologue qui nous plonge dans le triangle maudit, pas celui des Bermudes, l'autre plus commercial qui nous mène de Nantes aux Etats-Unis en passant prendre cargaison de bois d'ébène en Afrique... Les quatre parties suivantes nous baladent aux Etats-Unis, en Jamaïque, au Nigeria, au Brésil, il est bon de ne pas oublier que le livre s'achève à la fin des années soixante-dix.

USA / BLUES

Tout de suite en pays de connaissance avec deux légendes du Delta, John Lee Hooker et Big Joe Williams. L'on s'attarde sur le gros Joe. Vit encore dans une caravane. John Lee a réussi, beau costumes et jolies femmes, Big Joe est un vieillard qui pète la forme, n'éprouve aucun remords, aucun regret de cette existence difficile, y puise énergie farouche et en tire folle fierté. Le blues lui colle toujours à la peau. En joue tous les soirs. Sur sa guitare à neuf cordes. L' a rajouté la neuvième parce que certains guitaristes parvenaient à se dépatouiller avec huit. C'est cela le blues, on se respecte, mais dans la surenchère. Parfois un pistolet au fond de la poche s'avère plus utile qu'un dollar... A appris le métier avec une troupe de Medecine Show, a couru le Delta avec Sony Boy Williamson, le I , celui qui fut assassiné en 1948 avec un pic à glace par une froide nuit d'hiver de Chicago, l'a tâté du pénitencier aux côtés de Leadbelly, l'a été l'ami de Furry Lewis, une jambe en moins et une guitare offerte par W. C. Handy, l'a connu la dèche à Saint Louis avec Leroy Carr, l'a connu tout le monde. Jusqu'à cette rencontre insolite à Chicago avec un autre monde : Bob Dylan. Etait-ce en 1957 ou en 1963, Dylan avait-il six ans ( ? ) ou seize ans ? Les historiens se déchirent et proposent d'autres dates, toujours est-il qu'il reste des enregistrements, et une mention de Dylan dans ses Chroniques qui en certifie l'authenticité.

Rapide évocation de Johnnie Lewis qui dans sa jeunesse a bouffé de la vache enragée en compagnie de Big Joe Williams, Furry Lewis et Brownie McGhee, est passé de Memphis à Chicago ce qui ne l'a guère enrichi puisque à plus de soixante-dix balais il monte encore les échelles, survit grâce à sa petite entreprise de peinture... une vie exemplaire qui part du Delta et migre vers Chicago, le peuple noir s'extirpe de la boue noire de l'esclavage et trouve un travail mieux rémunéré plus au nord...

Changement de lieu, nous voici à New York, la population noire s'entasse dans les chambres de Harlem, loyers exorbitants – les pièces sont louées par tranches de huit heures – mais entre 1910 et 1941 ( entrée en guerre des USA ) le quartier vit son âge d'or et d'art, nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises dans KR'TNT ! le mouvement de la Renaissance Littéraire, mais c'est aussi en ces années heureuses ( tout est relatif ) que la musique s'infléchit, le blues est peu à peu supplanté par le jazz. Du Cotton Club à Broadway, l'on s'amuse, l'on chante, l'on danse, Count Basie emmené par John Hammond marque les esprits...

Mais Harlem devient la victime de son propre succès. De plus en plus de monde afflue dès la fin de la guerre dans les villes à la recherche d'une meilleure situation. L'on veut du travail, on récolte le chômage, l'insatisfaction gagne la jeunesse. Dans les élites noires des voix dissonantes se font entendre : Elijah Muhammad qui plaide pour une séparation, Malcom X de plus en plus radical, Luther King qui finira assassiné et Jesse Jakson qui pense que les noirs doivent s'inscrire dans l'économie américaine. Notre révérend est le représentant par excellence de cette bourgeoisie noire qui prend son essor et qui en oublie ses frères dans la misère. Les noirs ne sont pas exempts des contradictions de classe... Les colères s'exacerbent, le trafic de drogue engendre la structuration des gangs, l'avenir s'annonce plus noir que jamais. Chicago reste la dernière forteresse du blues, mais le public s'en détourne... Seuls les blancs s'en viennent visiter ces ruines mémorables.

JAMAÏQUE

La séquence s'ouvre sur Joseph Hill et Culture, un des groupes essentiels du reggae mais très vite la connaissance des faits historiques nécessaires à la compréhension de la germination de cette musique prend le dessus. Les noirs furent emmenés par les Espagnols qui possédaient l'île. Quand les anglais les en chassent ils libèrent les esclaves qui se réfugient dans le centre montagneux. Ils se regroupent, prennent le nom de Maroons, se groupent en villages libres et mènent une guérilla longtemps victorieuse à l'encontre des Anglais. Il faudra plus d'un siècle aux sujets de sa très gracieuse Majesté pour en venir à bout... Treize mille blancs imposeront leur suprématie malgré de nombreuses révoltes à 200 000 esclaves. L'esclavage sera aboli en 1834 mais pas la misère. La religion servira de palliatif. Ajoutez-y l'usage immodéré de la ganjha et vous comprendrez pourquoi Marx la surnommait l'opium du peuple. Les missionnaires ne réussirent qu'à moitié à imposer le dieu très chrétien. Les souvenirs africains furent considérés comme des éléments intellectuels de révolte politico-messianique. Marcus Garvey fut le théoricien de ce retour phantasmatique à l'Ethiopie Biblique associé à la figure historique du Roi Sélassié...

Claude Fléouter nous entraîne en des cérémonies des plus pittoresques : Dinkimini, Kumina, Pocomania : danses, transes, évocation du Dieu-Araignée, traditions religieuses issues de plusieurs ethnies africaines... Lorsque la réalité est décevante, vivez le rêve...

NIGERIA

Plongée en plein coeur de Lagos, tumultueuse capitale du Nigeria où l'on ne prend même pas le temps de dégager des chaussées les cadavres des piétons écrasés par les voitures. Sont réduits en charpie par le passage incessant des pneus en quatre jours. Le pays est riche, bizarrement l'argent ne suit pas les saintes lois libérales du ruissellement, par on ne sait quel inexplicable phénomène les milliards générés par les gisements pétrolifères se retrouvent dans les coffres des multinationales et des banques suisses. Cette étrange dérivation financière continue aujourd'hui encore, quarante ans après la parution du livre.

Cette partie est surtout consacrée à Fela Anikulapo Kuti. Enfin à la première partie de sa vie. Ce qui est dommage car la seconde s'inscrit dans la suite logique de la première. Fils de la bourgeoisie locale parti faire ses études de médecine à Londres, il tourne mal. Se met au jazz. Ce qui vous en conviendrez n'augure rien de bon pour son avenir. Peu de succès, mais lors d'un voyage aux USA il rencontre une militante des Black Panthers qui l'initie à la réflexion politique. Comprend si bien la leçon que rentré au Nigéria il se fait très vite détester par les militaires au pouvoir. Passons sur la zike, une espèce de tourbillonnement tapageur et cuivré very funky, par contre les paroles qui dénoncent les fauteurs de misère ne passent pas. La police l'arrête, le tabasse, le torture. Ce genre de facéties ne le rebutent point. Il persévère dans son erreur. L'a fondé autour de sa maison, la Kalakutta Republik, un endroit charmant, l'on y chante; l'on y fume, l'on s'y câline à en-veux-tu-en-voilà – lui-même s'est marié avec les vingt-sept femmes de sa suite orchestrale... Vous conviendrez aisément que les mesures de salubrité publique que le gouvernement dut prendre s'avéraient nécessaires. La maison fut détruite, l'on en profita par jeter par la fenêtre sa mère âgée de près de quatre-vingt ans. N'était-elle pas responsable au premier chef de la naissance de ce trublion ? Exilé, emprisonné, maltraité, il finira par mourir d'épuisement en 1997. Les militaires sont des gens sympathiques et peu rancuniers, décrètent quatre jours de deuil national... Depuis sa mort, les choses ne se sont pas améliorées au Nigeria... même la France s'intéresse à ce pays de cocagne. Pardon aux ressources nigériennes...

BRESIL

Ne reste plus que dix pages pour le Brésil. Colonisé par le Portugal. Trop maigre pour un tel mastodonte géographique. Les esclaves s'échappent et forment des mocambos, de simples villages libres. Seront réduits, mais si la religion chrétienne parvient à museler cet esprit de révolte, elle subit en contre-partie une forte teinture syncrétique. Des danses, des chants, des rituels peu catholiques fleurissent : Maracutu, Embolada, Copoeira, Candomblé... résurgences africaines qui mêlent animisme et sport de combat... C'est à la fin du dix-neuvième siècle qu'apparaît la samba... elle suit la migration des pauvres de Bahia vers l'Eldorado de Rio de Janeiro... Une institution populaire érigée en culture nationale. La soupape de sécurité des favelas...

Au total quand on y réfléchit : peu de musique, beaucoup de misère. Noire.

Damie Chad.

 

MERCURE INSOLENT

F.J. OSSANG

( Coll : La Fabrique du Sens

/ ARMAND COLIN / 2013 )

 

Nous sommes loin de Generation Néant ( voir KR'TNT ! 340 du 21 / 09 2017 ), ce n'est pas le chanteur de MKB ( Fraction Provisoire ) qui prend la plume ici mais le cinéaste de L'Affaire des Divisions Morituri, pas le poëte non plus, mais l'artiste méditant. Un fait divers ( sur les continents cernés ) est à l'origine de cette introspection extropective, une brève informative que la plupart des rockers n'auront pas relevée. D'ici une dizaine d'années les pistes des enregistrements dolby-stéréo se seront d'elles-mêmes effacées. Des milliers de films renvoyés à l'âge glorieux du Muet par l'usure des choses. De quoi inquiéter les cinéastes. Le ministère de la Culture n'a qu'un conseil à proposer pour pallier le désastre annoncé : avant que la catastrophe ne soit effective transposer un exemplaire de chaque œuvre en argentique. De quoi faire rigoler F. J. Ossang, guerrier émérite de l'argentique et du blanc et noir. La nouvelle ne le porte pas à rire. Malgré le titre qui fait appel à l'insolence de Mercure, c'est plutôt la lourde tristesse de Saturne qui accable Ossang. Se lance dans une sombre méditation sur l'état du monde. Qui va mal. Mais cela vous ne l'ignorez pas. Ce n'est pas le plus grave. Que notre société se casse la figure serait plutôt une bonne nouvelle. Mais le drame réside que ce dérèglement absolu influe sur notre mental. Le monde court à sa perte et la vie de l'artiste dans cette période agonique n'a plus de sens. Ossang reprend la vieille question d'Hölderlin, pourquoi des poëtes en ces temps de détresse, en l'adaptant à sa spécificité de cinéaste. Position critique : la vidéo, le numérique, les réseaux sociaux fournissent chaque jour pléthore d'images insignifiantes, la quantité recouvre les derniers chemins cinématographiques qui tentent de faire sens. Tout s'égalise. L'uniformité individuelle submerge toute tentative de mise en images réflexive. Le livre n'est pas gai. Au travers de courts paragraphes l'auteur fait part de ses difficultés à trouver des financements nécessaires pour son prochain film. Ses créations exigeantes n'attirent point le public. Les circuits de distributions et d'attribution d'avances sont aux mains de petits soldats du libéralisme à l'esprit obtus et tordu, soumis aux rigueurs du profit à court terme. Il y a longtemps que perso j'en ai tiré la conclusion qu'un minimum relatif d'autonomie absolue quant à la diffusion d'une réalisation quelconque est nécessaire. Impérative, sans quoi vous êtes pieds et mains liés, dépendants des autres, la pire chose qui puisse vous arriver. Sinon prenez garde, le soleil noir de la mélancolie vous guette. Do it yourself. Diy or Dye ! La lucidité ne suffit pas. Les sables marécageux du découragement vous avaleront volontiers. Et ce livre n'y échappe pas. Montée du nihilisme et désespoir. L'on y sent un Ossang désabusé et émoussé. Moment de crise. Effondrement de l'enthousiasme. Malgré le titre, les Dieux ont déserté. Et l'homme d'os friable et de sang séché se souvient qu'il n'est qu'un homme. Quand vous doutez de vos mythologies intérieures, vous avez beau appeler vos écrivains préférés à la rescousse, ils ne se révèlent guère efficaces. Rien ne sert de se vouer à Dieu ou au diable. Faut toujours avoir deux ( et même plusieurs ) sorties à son terrier. Les niches écologiques de survie sont aléatoires. Toujours un plan B dans sa sacoche. En tant que cinéaste F. J. Ossang doit pouvoir nous concocter une telle ligne de fuite. Dégagement et percée. Défixation d'abcès. Pour mieux rebondir dans son propre univers.

Damie Chad.

22/11/2017

KR'TNT 349 : PETER PERRETT / LED ZEPPELIN / HOBSBAWM JAZZ

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 349

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

23 / 11 / 2017

 

PETER PERRETT / LED ZEPPELIN /

HOBSBAWM JAZZ

TEXTES + PHOTOS SUR  : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Perrett et le pot au lait

Il serait illusoire de vouloir entrer dans l’univers de Peter Perrett sans passer par Nina Antonia et son livre-tabernacle, The One & Only qui fut réédité et augmenté en 2015. Comme dans la grande majorité des cas, l’œuvre et la vie de l’artiste sont indissociables. On sait que Peter Perrett aime les drogues, mais on ne sait pas à quel point. On sait qu’il aime les femmes, mais on ne sait pas non plus à quel point. Peter Perrett est l’homme de tous les excès : junk, femmes, fringues, fast cars, rock, antiquités. Il ne fréquente pas n’importe qui. Des gens comme Keith Richards, Johnny Thunders et Nick Kent entrent dans son orbite. Les chansons qu’il compose pour les Only Ones sont à l’image de l’homme : vouées à ce néant fascinant qu’on appelle le dandysme, et par conséquent, les Only Ones valent cent fois mieux que toute cette fucking new wave amputée du cerveau, de la même façon que les chansons de Syd Barrett valent cent fois mieux que celles de ses anciens collègues.

Le livre de Nina Antonia fonctionnerait presque comme un polar, car il y règne une certaine tension. Peter Perrett fut ce que la volaille appelle une grosse poissecaille, c’est-à-dire un gros dealer. Pourquoi travailler quand on peut se faire des montagnes de blé dans le deal ? - L’un des mes amis italiens revint de Bolivie avec un kilo de coke. C’était la première fois, on testait pour voir. On faisait cinquante cinquante, ce qui nous permettait de ré-investir. On avait un seul revendeur et on lui fourguait l’once au prix de 400 livres. On faisait un profit d’environ 700% - Peter raconte que jusqu’en 1975, il ne fumait que du hash. Il avait testé la coke, mais ça ne lui faisait pas assez d’effet. Puis il commença à consommer celle qu’il importait avec les Italiens. Elle était pure à 100% - Quand tu prends beaucoup de coke, tu bois de plus en plus et tu ne dors plus. Je buvais donc comme un trou. Puis je pris de l’héro une fois par mois, puis une fois la semaine - Peter redouble de prudence, mais la brigade des stups le harcèle. Le récit de Nina Antonia fourmille d’incidents policiers, de portes explosées au petit matin, de séances de tribunal et de nuits au trou avec ces fameuses couvertures qui sentent le vomi et qui sont bien sûr destinées à faire craquer les gens qu’on oblige à dormir avec.

C’est avec le deal qu’il finance son premier groupe, England’s Glory. Il baptise son groupe du nom de marque qui figure sur la boîte d’allumettes qu’il utilise pour allumer ses spliffs. Un petit label anglais réédita l’album dans les années 2000 et bien sûr, Nina Antonia signait le petit livret d’accompagnement. L’intéressant de cette affaire est qu’on voyait déjà apparaître ce qui allait caractériser le style des Only Ones, disons une certaine forme de décadentisme, notamment dans «Flowers Die», un vieux balladif fané qui, comme son nom l’indique, nous parle de dead flowers, un thème déjà bien exploré par les Stones ou encore les Saints. Avec «Weekend», Peter se rapprochait nettement de Lou Reed. On y entendait les accords de «Rock’n’Roll». Le cut ployait sous le poids des influences. «Shattered Illusions» se montrait digne des Only Ones à venir, poppy, baroque, inusité. On avait là un petit objet de curiosité finement travaillé, sans autre originalité que celle de sa propre existence. Avec «All In White», on entrait dans la décadence, le decaying side of it all chargé de toute la quintessence de fourrure mitée, de mascara périmé et de foulards en soie aux couleurs passées. Par contre, avec «In Betweens», on voyait que ça tournait un peu en rond et que ça puait la vieille ficelle de caleçon. Il fallait attendre «So Divine» pour frémir une dernière fois. Peter Pan et ses amis repompaient goulûment les accords du rigoletto nocturne de «Walk On The Wild Side», trempant leur doom de street urchin et de Jack the Lad dans une sauce indienne.

Pour entériner l’affaire, Nina Antonia cite Timothy Leary : «Trois catégories de gens vont amener une profonde transformation dans le new age. They are the dope dealers, the rock musicians and the Underground artists and writers.» Amusée par cet éclairage prophétique, Nina ajoute : Avec Peter, on en a deux pour le prix d’un.

C’est encore avec le deal que Peter finance le lancement des Only Ones dont personne ne veut à l’époque. Ils sont inclassables et donc invendables. Peter vient de rencontrer John Perry, Alan Mair et surtout Mike Kellie. Alan Mair ne touche pas à la dope, mais John Perry adore ça - La première année, je fréquentais Peter assidûment. We just got phenomenally stoned. The main activity at that point was coke - Ce groupe se présente comme une sorte de crème de la crème. Vu que l’argent coule à flots, Peter peut financer les heures de studio et le matériel. À cette époque, Peter dit adorer Dylan et le Velvet - Probably three quarters of the music I listened to was American - Et au plan personnel, il partage sa vie entre plusieurs muses : l’héro, Zena, Lucinda et les copines de Lucinda - Il roula un billet de cent dollars, sniffa une ligne de poudre blanche puis une ligne de poudre brune. Les lèvres de Lucinda suçaient son pénis et la langue de Jill explorait son anus. Jill qui était l’amie de Lucinda était aussi son cadeau d’anniversaire.

La femme de sa vie s’appelle Zena, issue d’une famille d’immigré grecs. Mais Peter aime aussi les autres femmes, et comme le lui dira plus tard Johnny Thunders, il a beaucoup de chance d’avoir rencontré Zena. Elle reste quarante ans avec lui, ça veut dire qu’elle partage les énormes risques du deal. Elle lui donne aussi deux fils, Peter Junior et Jamie, et quand les Services Sociaux britanniques lui retirent le deuxième, elle sombre elle aussi dans l’héro. Dans cette ambiance de chaos permanent, elle réussit à manager les Only Ones et dessine des fringues que copie Vivienne Westwood. Vivienne et Malcolm apprécient les «risqué designs» de Zena. Elle essaie de vendre Peter à McLaren qui cherche à monter un groupe à sensation, des «raunchy Bay City Rollers» - He wanted the Rollers, but he still wanted someone debauched looking like the New Yok Dolls, but not fucked up on drugs - Mais Peter se méfie du côté manipulateur de McLaren.

Zena pourrait bien être le personnage central de cette wild saga, car c’est elle qui rend tout possible en acceptant l’extravagance de Peter. Cette forme d’acceptation est un modèle du genre, celui dont rêvent tous les hommes qui n’ont pas la chance de côtoyer une telle femme - Si tu aimes quelqu’un, tu ne l’obliges pas à devenir ce que tu veux qu’il devienne. Peter ne m’appartient pas. Il me disait ceci : ‘Ce n’est pas que je ne t’aime pas, au contraire, je t’aime, mais j’aime aussi une autre femme.’ Il me disait aussi qu’il aimait passer du temps avec d’autres filles. Qui étais-je pour prétendre que j’étais la seule à pouvoir le satisfaire ? Ça venait peut-être de mon éducation, mais je ne voyais rien de mal à penser qu’on pouvait aimer quelqu’un d’autre. J’étais amoureuse de Peter, mais je faisais semblant de ne pas l’être. Je ne voyais pas comment faire autrement - Une prodigieuse intelligence filtre à travers cette confession. Zena retourne le principe d’amoralité comme une peau de lapin pour en faire un précepte d’une rare puissance. Il porte un nom : la générosité.

Danny Eccleston rend aussi hommage à Zena (qu’il appelle Xena) à sa façon : «Peter Perrett is friendly, funny, frank and guileless, but it’s his fears for Xena that make your heart most go out to him. He owes her everything.» (Peter est chaleureux, drôle, franc et naïf, mais c’est sa façon de se préoccuper de Zena qui le rend attachant. Il lui doit absolument tout).

La première fois qu’il prend de l’héro, c’est avec Lucinda - It was the best feeling in the world. We were like naughty kids together. Zena allait se coucher et on restait au salon - C’est l’époque où ils font ménage à trois - La première fois que tu prends de l’héro, ça rend le sexe mille fois meilleur et tu crois devenir très émotionnel - Peter ne se pique pas. Il chasse le dragon, c’est-à-dire qu’il inhale la fumée d’héro qu’il chauffe sur un papier alu - J’ai toujours fait les choses à l’extrême. The way I approached drugs was by taking as much as I possibly could - si je prenais des drogues c’était à l’excès. Quand tu fumes l’héro, tu mets un quart de gramme sur un papier alu et ça met 10 à 15 minutes à monter. C’est plus lent qu’un shoot, mais on overdose plus facilement avec un shoot - Mais il finit par se piquer lors d’une tournée américaine. Une fille l’embarque chez elle à Atlanta pour un shoot et Peter chope une hépatite. Mais Peter étant Peter, ses pairs lui reconnaissent des qualités, par exemple Nick Kent : «As a drug addict, Peter was a really nice guy and that’s very rare.»

Plus tard, Johnny emmène Peter dans le Lower East Side pour lui montrer ce qu’est le deal on wheels - Très peu de taxis acceptaient d’aller dans ce coin. Ceux qui acceptaient savaient pourquoi tu t’y rendais. Le taxi ralentissait, mais ne s’arrêtait pas, car c’était trop dangereux. Alors, des mecs arrivaient, ils couraient à côté du taxi, ils te montraient ce qu’ils avaient, et dès que tu avais filé le blé, le taxi repartait en trombe - Dans l’interview qu’on trouve à la fin du livre de Nina, Peter retrace nonchalamment son parcours : «Dans ma vie, j’ai eu 100% de réussite dans tout ce que j’ai entrepris. J’ai réussi dans le rock, et quand j’ai arrêté le rock et que je suis devenu un vrai drug addict, j’ai aussi réussi. J’ai toujours eu les meilleures drogues, je n’en ai jamais manqué, j’ai toujours été très organisé, je n’étais pas obligé d’aller chercher des doses dans la rue. I was a very privileged junkie.»

C’est Zena qui négocie le contrat des Only Ones avec CBS : 70,000 livres, avec 250,000 livres à venir pour dix albums. Sur le premier album des Only Ones, on trouvera une belle énormité : «The Beast». Monté sur un joli groove envoûtant, le cut s’emplit de son et lâche des vagues de pop ondoyante. C’est même joué jusqu’à la dernière goutte de son. Les Only Ones vont faire de ce genre de final éblouissant une vraie spécialité. L’autre gros cut de l’album s’appelle «City Of Fun», Mike Kellie y retrouve ses marques et muscle bien le beat. Mais les autres cuts de l’album sont très particuliers, on sent une tendance à la pop sophistiquée, une sorte de dandysme underground. Avec «Creature Of Doom», ils vont plus sur l’épique, mais c’est trop théâtral et trop valorisé par les excès de langage. Trop de mélange de genres et on finit par y perdre son latin. Un cut comme «Language Problem» semble âprement combattu, arraché de force à l’inertie, oui, ils font une sorte de pop informelle et peu décidée à en découdre. Dans Sounds, un journaliste compare Peter à Syd Barrett et à Kevin Ayers - Both parties write almost narrative lyrics that don’t follow the conventionally accepted styles.

Malgré le contrat mirobolant, les Only Ones ne roulent pas sur l’or. Mike Kellie est habitué à la dèche - La seule indépendance économique qu’on avait était celle qu’on ramenait avec nous. Je n’ai rien récupéré de Spooky Tooth and never had two pennies to rub together - Mike explique qu’il ont touché 500 livres chacun. Le reste du blé est parti dans l’équipement. Comme il n’a pas une thune, Mike vit chez à l’époque chez les Perrett. «Je croyais dans ce groupe. Je ne pleure pas sur mon sort, mais je me souviens d’avoir vécu cette histoire comme une frustration. It wasn’t terribly fair, but life isn’t fair. You want fairness, go to hell. If you want justice, become a Christian.»

On a jamais compris ce que venaient faire les Only Ones dans la vague punk de Londres. John Perry poussait la logique encore plus loin : il trouvait que l’anachronisme, c’était le punk-rock et non les Only Ones - We are a perfect expression of late ‘70 English rocn’n’roll and it was punk that was the oddity.

Even Serpents Shine sort un an plus tard et s’ouvre sur un cut purement wildien, «From Here To Eternity». Peter Perrett s’y livre à son exercice favori, celui d’une délicieuse déliquescence vocale. Puis il passe à la petite pop allègre avec «Flaming Torch» et tout le reste de l’A s’enfonce dans le non-événement. Le groupe se réveille en B avec l’excellent «Curtains For You», groove psychédélique dans la veine du «Cowboy Movie» de Croz. En ramenant son talent de batteur dans les Only Ones, Mike Kellie fait bien le lien entre les sixties et les seventies. Il appartient à la génération des Knox et des Chris Spedding qui ont su mettre un peu de plomb dans la cervelle du mouvement punk. Et dans «Someone Who Cares», Peter Perrett sonne comme un Lou Reed alangui. Selon Nina, cet album «has a certain baroque feel in common with the Doors at their most mesmerizing.» Quel drôle de compliment ! Pour Mike Kellie, l’album est un mélange de satisfaction et de déception. Selon lui, la pochette fut un cauchemar pour la maison de disques - A marketing man’s nightmare !

Et puis voilà le troisième et dernier album studio des Only Ones : Baby’s Got A Gun. Ils attaquent avec «The Happy Pilgrim» qui sonnerait presque comme une rumba, tellement le beat se veux joyeux et enlevé. Ils tapent dans le Diddley beat pour «Me And My Shadow». C’est de bonne guerre, après tout. On a encore de la petite pop indicatrice des penchants des Only Ones avec «Strange Mouth». Ils cherchent tellement à sophistiquer qu’ils en oublient de sceller le destin des chansons. On ne peut pas courir deux lièvres à la fois. Il semble que le laid-back soit leur vrai terrain de chasse, car «The Big Sleep» éclate au grand jour, plein de décadence mortifère. En B, on tombe sur une petite merveille intitulée «Re-Union», dotée du meilleur son psyché et joliment martelée par Mike Kellie. Le heavy doom leur sied à merveille. En matière de laid-back, ils frisent la perfection. On a là le meilleur cut des Only Ones, léger et délié, joué avec un âcre raffinement. Par contre, «My Way Out Of Here» sonne comme du Buddy Holly. Mike Kellie bat ça à la petite cavalcade d’Hopalong dans les vastes plaines du Far-West. Ils sont marrants, à vouloir faire du Buddy Holly. Mais globalement, l’album manque de punch. Alan Mair : «Je pense que les chansons de Peter devenaient trop druggy. Elles étaient trop lentes, just too drug oriented.» Comme le rappelle si bien Nina, il faut bien dire que le riche mélange de séduction, de destruction et d’addiction que proposaient les Only Ones ne pouvait pas cadrer avec les aspirations superficielles du public des années quatre-vingt. Dans la presse, on se moquait de Peter : «The last survivor of the make-up and fake leopard skin wars.»

Alan Mair finit par ne plus pouvoir supporter le ballet funeste de Peter. Le groupe débarque à Amsterdam pour une tournée et plutôt que de préparer le concert, Peter et John Perry disparaissent pour aller faire leurs courses. Alan prévient que si Peter continue de monter sur scène complètement défoncé, il va quitter le groupe - He had been a magical bloke but that aura had gone - Pourtant, Peter tente de réagir : «Je n’aime pas que les gens nous fassent passer pour un groupe de drogués. Ça ne plait pas à ma mère. Elle m’inspecte les bras. C’est aussi très mauvais pour Alan qui ne boit même pas. Ce serait terrible qu’on se retrouve affublés de la réputation de Keith Richards, une réputation de junkie célèbre.» Mais comme l’ajoute Nina, c’est déjà trop tard.

Les Only Ones se séparent à l’issue de leur deuxième tournée américaine. Dans le show-business, on s’est bien moqué d’eux : pendant des années, dans les séminaires, les gens de CBS citaient les Only Ones as an exemple of how no to make it in the music industry - L’art de rater une carrière. Danny Eccleston en rajoute une couche : «The band who rewrote the rules on how not to get ahead in the music business, and a singer who earned more money selling drugs than making records.»

Pour leur quatrième album, les Only Ones avaient proposé à CBS un album de covers : «My Way Of Giving» des Small Faces (qu’on retrouve sur Remains), «Mamma You’ve Been On My Mind» de Dylan, «Gantanamera», «You Can’t Hurry Love» des Supremes, et «The Girl From Ipanema» d’Antonio Carlos Jobim. Dommage.

John Perry revient longuement sur la personnalité de Peter : «Dans son genre, Peter était un mec unique. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à bosser avec lui. De toute évidence, sa voix n’allait pas plaire à tout le monde. It was a specialist taste. Tout en lui était unique : son look, le son de sa voix et les chansons qu’il écrivait.» Pour mieux situer le personnage de Peter, Nina cite Edmund White : «Le dandy remplace les traditionnelles hiérarchies de valeurs morales par des règles esthétiques qui lui sont propres.» John Perry voit chez Peter un mélange désarmant de timidité et de candeur, il voit aussi un esprit très calculateur contrebalancé par une extraordinaire naïveté - You have to look in terms of paradoxes. Mais la meilleure définition du dandysme, qui d’autre qu’un dandy comme Peter Perrett pourrait la donner : «I like to stand out, so I was fortunate at that time (1977). I like not fitting in - That’s what gives me great pleasure.» (J’aime me distinguer des autres. À cette époque (1977), j’ai eu beaucoup de chance de pouvoir le faire. Me distinguer des autres est ce qui me donne du plaisir).

Et pour corser encore un peu le chapitre charme discret, Peter ne fréquente pas n’importe qui. Nick Kent confie que Johnny Thunders voulait Peter comme guitariste dans son groupe - Can you imagine ? For him to abnegate his ego to that point, which shows you how much Johnny respected Peter - Oh c’est vrai, l’admiration que portait Johnny à Peter surpassait celle qu’il avait pour lui-même. Ça montre à quel point il le respectait. Peter joua dans The Living Dead, mais ce n’était pas un groupe très officiel. Et Nick Kent ajoute : «They were a good pair, but Johnny let the lifestyle corrupt him, whereas Peter didn’t. Je ne l’ai jamais vu tenter d’arnaquer quiconque, mais la dope commençait à le ralentir.» Nick Kent raconte qu’il est allé en studio avec Peter au temps des Subterraneans. Il y avait aussi Mike Kellie et Tony James de Gen X. On trouve ça sur le fameux Punk From The Underground édité par Skydog. L’amitié de Peter et de Johnny remonte au temps des Heartbreakers, évidemment. Les Only Ones et les Heartbreakers n’avaient rien de commun avec la vague punk. Comme les Stones et les Who, les Only Ones et les Heartbreakers avaient un sens des dynamiques de r&b que n’ont jamais eu les groupes de punk-rock. Leur relation d’amitié reposait sur un goût commun pour la dope, bien sûr, mais aussi sur un «mutual level of respect, attraction and affection that was unusual for either of them.» Et ce n’est pas un hasard si Peter et Mike Kellie se retrouvent sur So Alone, le premier album solo de Johnny.

Tiens puisqu’on parle des Stones et des Who : les Only Ones seront invités à jouer en première partie des Who sur une tournée américaine, mais comme Daltrey ne peut pas les schmoquer, ils sont virés après cinq soirées au LA Sports Arena, «for failing to bond with the main band.» Quant à Keef, c’est une autre histoire. Il se disait intéressé par les Only Ones et voulait les produire - Keef was too stoned to roll. With his heavy lidded eyes, ruined teeth and Eucharist pallor, Richards had become the patron saint of white, middle-class junkies - Les Only Ones allèrent le rencontrer dans la maison qu’il louait à Donald Suntherland sur Old Church Street, à Chelsea - It was just before the Toronto bust and he was in the depth of his addiction. There was a great deal of fog to penetrate - Le projet échoua justement grâce au Toronto bust.

Pas mal de belles choses sur Remains paru en 1984, à commencer par la fameuse reprise des Small Faces, «My Way Of Giving». Idéal pour une rock star aussi anglaise que Peter Perrett. On a aussi «Flower Die» qui date d’England’s Glory, un cut salement atmosphérique, sans doute l’une de leurs meilleures exactions, et Mike Kellie double en fin de cut, alors ça décolle merveilleusement, d’autant que John Perry devient loquace. On a aussi un final flamboyant dans «My Rejection». Ces gens-là savent exploser une fin de cut, et c’est là où la présence d’un vétéran de toutes les guerres comme Mike Kellie se révèle déterminante.

Curieusement, c’est sur les albums live comme The Big Sleep enregistré en 1980, ou encore les Peel Sessions, que les Only Ones deviennent géniaux. The Big Sleep est un album absolument extraordinaire, bourré de son et de dynamiques jusque-là inconnues. «As My Wife Says» sonne tout de suite comme un classique de pop anglaise, bien claqué aux accords clairs de John Perry. En fait c’est lui, John Perry, qui fait le son du groupe, avec sa manie de faire tournoyer le son. L’«Oh Lucinda» live n’a plus rien à voir avec celui de l’album studio, c’est même le jour et la nuit, car claqué d’intro aux accords de Stonesy et bien emmené, bien dynamique et fruité à l’excès, même si Peter Perrett chante avec de la mélasse plein la bouche. Même chose avec «Language Problem», toxique et trituré par John Perry et Mike Kellie multiplie les effets de style. Sur l’album, tout est très joué, très enlevé, très touffu, très chanté. On a cette impression de densité qui n’existe pas sur leurs trois premiers albums. C’est encore plus frappant avec «The Beast», chef-d’œuvre de pop décadente et sacrément latente. C’est extraordinairement ambiancier, aux limites de l’imparable. Même l’«Another Girl» qui suit n’a rien à voir avec la version originale, tellement c’est joué vite, avec un punch terrible. Sur scène, ce groupe devient un véritable buisson ardent. C’est dingue ce qu’ils sont bons ! Ils tapent chaque fois un final éblouissant. Extraordinaire «City Of Fun», joué à l’énergie concomitante, Mike Kellie s’en donne enfin à cœur joie, il tape dans tous les coins. Tout le jus des Only Ones est là.

Si on aime bien les Only Ones, il faut aussi écouter Darkness & Light, la compile des BBC sessions. C’est l’un des disques qu’on emmènera sur l’île déserte, avec The Big Sleep. Quasiment tous les cuts sonnent comme des énormités cavalantes et bien sûr, toute la décadence du rock anglais rapplique au rendez-vous. On tombe très vite sur une version d’«Another Girl Another Planet» claquée au riff salace par ce dingue de John Perry. Même chose avec «The Beast» : on sent ramper le souffle nauséeux dès l’intro. C’est aussi profond et jouissif qu’un hit des Doors. Les Only Ones flirtent avec la démence. On a là l’apocalyptic side of it all, avec un final démentoïde. Voilà les Only Ones qu’il faut écouter. «Langage Problem» déborde aussi d’énergie, ils jouent ça à fond de train, emmenés par Mike la loco, ce Kellie killer de beurre. Tout aussi incroyablement tonique, voici «Miles From Nowhere», surchargé de basslines cavaleuses, chanté à la junky motion et pulsé par ce dingue de Mike Kellie. On a là l’une des meilleures équipes de popsters d’Angleterre. Ce groupe maîtrisait l’art des dynamiques fulgurantes et curieusement, on ne les retrouve sur aucun des trois albums studio. John Perry amène «From Here To Enternity» au pinacle, et ça continue comme ça avec «Prisoners», véritable slab de good time music à l’Anglaise, mais là, ça prend des couleurs et du volume ! Quelle incroyable vitalité du son, my son. John Perry boucle tous les cuts à coups de violentes dégelées impavides. Dans «The Happy Pilgrim», on l’entend mettre en valeur le chant accidenté de Peter Pan. Et Mike Kellie se bat comme un dieu affûté. Tout dégouline de jus et de son. On plonge à la suite dans «The Big Sleep» infesté de requins, avec un Perry qui bien sûr part en vrille. Le seul conseil qu’on puisse vous donner à ce stade d’effusion est d’écouter «Why Don’t You Kill Yourself». Ils y explosent le carabinage. C’est au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Ce diable d’Alan Mair fait des prodiges sur son manche de basse. Alors bien sûr, on retrouve plusieurs fois les mêmes cuts, car les sessions se succèdent les unes aux autres, mais à aucun moment on ne décroche, car dès le retour de «The Beast», on sent l’embardée, on sent l’aura de l’empereur romain, on sent la fin de règne et l’écroulement des illusions. On ne trouvera jamais ça ailleurs. Tiens, encore un coup d’Another Girl, histoire que vérifier que cette jungle sonique est toujours aussi épaisse. Alan Mair charbonne comme un dingue sur sa basse et Mike Kellie tape dans tous les coins. Il aurait fallu les enfermer, à l’époque. On a aussi un «She Says» complètement explosé du cortex. Enfin bref, ce double album est une nécessité. John Perry : «I particularly like the Peel Sessions because they reveal what the band was best at, which was playing more or less live. They were very concise, ordered sessions, recorded in an afternoon and mixed in an evening.» Nina Antonia parle de «far greater depth of emotion both vocally and musically», et même de «much more of a Perrett melodrama, complete with pushy bass runs, knock-out drums and crackling guitars.»

En 1996, Peter Perrett enregistrait un excellent album solo, Woke Up Sticky. On avait avec le morceau titre un merveilleux spécimen de Beautiful Song, un chef-d’œuvre mélodique qui tombait comme une bruine de lumière sur la terre. Il enchaînait avec «Nothing Worth Doing», une fantastique explosion de power-pop balayée par des vents de guitares. Aucun cut des Only Ones n’avait jamais sonné comme ça. Il poussait encore le bouchon de l’excellence avec «Falling», une sorte de descente aux enfers de la pop. Peter Pan peut devenir monstrueux si on lui donne de bonnes chansons. C’est ici le cas. Il semblait qu’avec cet album, il atteignait enfin les cimes. Il avait derrière lui un fabuleux guitariste nommé Jay Price. Il tapait aussi dans les Kinks avec «I’m Not Like Everybody Else», d’une façon tellement impeccable qu’on avait l’impression que Ray Davies avait écrit ce hit spécialement pour lui. Derrière, un bassmatic nommé Richard Vernon jouait à l’outrance de la prestance. Il nous pulsait ça au bottom line et Peter Pan réanimait la magie des sixties. On s’affolait d’entendre un disque de rock anglais aussi parfait, car tout y était : la classe, la stature, l’allure, le port et le maintien. Et ça continuait avec «Sirens», joué à l’excellence du gospel according to Peter. On avait là un cut solide, bardé de dynamiques jugulaires nappées en couches superposées, oui, un cut chargé de son et d’élan à ras la gueule du mousqueton. Oh et puis, il fallait aussi écouter attentivement «Land Of The Free». Peter y jouait le Dominatrix kinda thing, avec une décadence qui suintait par tous les pores d’attache de sa légende. Il psalmoldiait dans la pénombre, les yeux couverts de khôl.

Quand Danny Eccleston rencontre Peter Perrett pour parler du nouvel album, il lui demande sur quoi portent les chansons et Peter lui répond en souriant : «Mostly about death». Et il ajoute : «Seriously, the one thing that is new on the horizon is the proximity of mortality. When I was young, I was indestructible. Now I think about what it would be if my wife died.»

Et pouf, son nouvel album solo vient de paraître. Il s’appelle How The West Was Won et vaut son pesant d’or. Peter Pan l’attaque avec le morceau titre, une sorte de groovy cut à la Lou Reed et refait l’histoire du Far West avec les Indiens et les Mexicains qui en prennent plein la gueule, qui feel the rope, the blade, the gatling, puis c’est au tour des buffalos de passer à la casserole. Tout au long de cette infernale diatribe, Peter soigne son style de dandy décati. Avec «An Epic Story», il propose tout simplement une Beautiful Song, c’est-à-dire un grand balladif élancé. C’est sûr Sam, c’est un smash - It’s too late for repentance of sin/ Don’t worry babe - et il lance son message fatal - I’ll always be your man/ No one could love me the way you can/ If I could live my whole life again/ I’d choose you every time - Cette façon qu’il a de tartiner son every taïme ! Eh bien, avec «An Epic Story», on se retrouve une fois de plus gros Jean comme devant avec un hit planétaire sur les bras. C’est aussi beau et puissant que «L’Inaccessible Étoile» de Jacques Brel - Aimer jusqu’à la déchrirrrrure/ Aimer même bien même mal - ou «L’Hymne À L’Amour» d’Edith Piaf - Que m’importe si tu m’aimes/ Je me fous du monde entier - Peter ajoute : «Quand tu es avec quelqu’un, tu peux rire de tout et même des choses les plus cruelles de la vie. Le monde fait très peur, mais quand on est deux, c’est moins dur. Comme le dit Dylan dans Brownsville Girl, Strange how people who suffer together have stronger connections than people who are most content.» Il revient à la femme de sa vie dans «Troika» - I’ll always be a part of you - Si on veut savoir à quoi ressemble le romantisme à l’Anglaise, c’est là. Love is the drug. Mais la B est encore plus spectaculaire, car «Man Of Extremes» est un véritable coup de génie. On a là une belle pop d’action directe immédiatement accessible, classique en diable, ultra chantée, mais la distanciation du dandy - It’s a sick so-caï-ty/ Thre is no place left to hide to be free - Franchement, c’est digne du Dylan de 1966. Et ça continue avec «Sweet Endavour», une pop typique des Only Ones, très épique et secouée de belles dynamiques internes. Il nous fait ensuite la grâce de chanter un balladif intitulé «C-Voyeurger». Cet indubitable romantique n’en finit plus de bercer nos cœurs de langueurs monotones - Can’t live without the girl I love/ There’s no point living in this world when she’s gone - Et ça repart de plus belle avec «Something In My Brain», fantastique groove perrettien amené sous le boisseau - Now rock and roll is back in me/ Oh yeah - et il en profite pour glisser des petites insinuations autobiographiques : il se compare à un rat de laboratoire qui préfère le crack à la vie - He could choose life/ Or he could choose crack - Cet album fantastique se termine avec «Take Me Home», joué aux grandes eaux de la power-pop - I wish I could daïe in a hail of bullets some taïme - Avec sa diction dépravée, Peter Perrett restera l’un des plus grands chanteurs d’Angleterre. Danny Eccleston confirme tout ça à sa manière : «The headline news : Peter Perrett is back from the dead and has made an album that’s worthy of his legend.»

Dans Uncut, Alastair McKay dit à Peter que son nouvel album ne sonne pas comme un discours d’adieu et Peter confirme. C’est pour lui la possibilité de faire de la musique, which not many people of my age are privileged enough to expérience. Et quand McKay lui demande si c’était facile de retrouver la santé, Peter lui répond que ça revenait juste à prendre une décision - But once I make a decision, I find it very easy. Et il ajoute que lors d’un séjour récent à Berlin, il avait commandé une bière sans alcool, and my tolerance is so low, I got drunk on that. That shows how clean I am. Peter appelle son humour the gallows humour (If you’re on the gallows and the trap door is about to open then your best friend is gallows humour - c’est-à-dire l’humour du pendu, quand on a la corde au cou et que la trappe sous les pieds va s’ouvrir).

Il fut un temps où on ramassait encore les DVD. Le concert filmé à Shepherds Bush en 2007 valait vraiment le détour, car on y voyait apparaître un Peter Perrett arbitre des élégances, lunettes noires, grand manteau d’épouvantail, chemise à motif floral et pantalon flottant. Il attaquait un drôle de set d’une voix perçante au timbre frelaté - I’m always in the wrong place/ In the wrong time - John Perry y jouait sa dentelle et Alan Mair labourait les terres en profondeur. Ils reprenaient le «Flowers Die» qui date du temps d’England’s Glory, sur les accords de «Wild Horses». La dynamique des Only Ones se mettait alors en route et ils concluaient sur un final éblouissant. Ce concert filmé permettait de confirmer cette vieille théorie : sur scène, les Only Ones avaient le génie pop-rocky des dynamiques internes et externes. Peter enlevait son manteau et annonçait : «This is a new song, it’s called Dreamt She Could Fly». Bien sûr, le set souffrait de certaines longueurs, comme d’ailleurs les albums studio, certains cuts semblaient traîner en longueur, mais John Perry n’en finissait plus de les enluminer. Il était intéressant de noter que Peter Perrett avait alors exactement la même morphologie que Keith Richards, avec un visage taillé à la serpe, construit comme un dégradé de frange puis de nez en surplomb d’un menton sec, et ses joues étaient celles d’un crâne de catacombe. On reconnaissait le gratté d’accords d’Another Girl dès l’intro et John Perry l’ornait de son vieux phrasé glorieux. Et tout le Shepherds Bush Empire dansait. «The Beast» sonnait aussi comme au bon vieux temps, avec ses fantastiques descentes dans les soutes du blues-rock de facture classique et John Perry piquait une merveilleuse crise de solotage. Rien qu’avec ça, on pouvait considérer les Only Ones comme des Beasts de finitude, ils explosaient leur vieux boogie à la cantonade, ils montaient ça en grosse apothéose shepherdienne de Bush bash. On sentait bien sûr le puissant Spooky Tooth derrière tout ça. Eh oui, Killer Kellie n’est pas né de la dernière pluie ! On voyait même Peter gratter comme un con, il fouettait sa pauvre Télé comme s’il se fût agi du cul rebondi de Justine dans Les Infortunes De La Vertu.

En guise d’exergue à l’épilogue du livre, Peter déclare : «Don’t believe everything you read - ne croyez pas tout ce que vous lisez.» Et il s’en explique ainsi : «À l’âge de 24 ans, je pris la décision de ne plus lire. Je voulais que toutes mes idées soient les miennes.»

Et quand il aborde le chapitre Mike Kellie qui vient de mourir, Peter n’y va pas par quatre chemins : «Kellie was the one person who you didn’t expect to die. He used to walk up mountains and stuff, he’d go hiking.»

Aujourd’hui, le problème de Peter est de pouvoir respirer, comme il le confie à Hugh Gurland : «I used to smoke thirty or forty joints a day and skunk tends to be quite strong. I was still pretty useless up until I stopped smoking cigarettes and joints, which was April 8th 2011(...) I try and make the best use of my lungs that I possibly can.» Alors forcément, quand on se rend au Point Éphémère pour assister à son concert, on s’attend à le voir diminué, comme ce fut le cas pour Johnny Winter qui ne tenait plus debout, ou Andre Williams qui peinait à retrouver du souffle au deuxième cut. Va-t-il chanter assis dans une chaise roulante, avec un masque à oxygène ? En réalité, cet enfoiré se porte comme un charme. Il arrive sur scène serré dans un petit costard à rayures. Il porte beau, lunettes noires, le cheveu brun et un beau sourire cadavérique aux lèvres. Il passe la bandoulière de sa Strato noire et hop, c’est parti pour une heure trente de show incroyablement intensif. Franchement c’est à ne pas croire, de voir ce mec qui se disait mourant mener le bal comme il le fit voici quarante ans. Sans même transpirer, ou si peu. Et avec une classe qui laisse rêveur. On n’avait pas revu ça depuis Ronnie Lane. Très peu de gens se pointent sur scène avec autant de grâce rock’n’roll. Il est l’une des plus brillantes incarnations du dandysme rock. Le moindre geste est une merveille d’élégance, sa voix est intacte et les chansons parfaites. Il tape dans tout et les cuts du dernier album tapent dans le mille, surtout «Something In My Brain» qui fait pas mal de ravages dans les imaginaires des fans agglutinés au pied de la petite scène. «How The West Was Won» passe comme une lettre à la poste et sa diction est telle qu’on refait l’histoire en direct avec lui. Il tire aussi «Living In My Head», «C Voyeurger» et «Take Me Home» du dernier album. Sur scène, les nouveaux cuts prennent un relief particulier. Son fils Jamie joue lead et deux petites poules ramènent du Yin dans le Yan perettien. Il tape dans «The Big Sleep» et même l’excellent «Woke Up Stick». Il faut toute une vie de rock pour produire un phénomène aussi spectaculaire que Peter Perrett. C’est en le voyant qu’on comprend que tous les excès mènent à Rome. Ça va si loin qu’on ne peut même pas le plaindre, puisqu’il n’est même pas abîmé. Il enterre déjà tous les vieux punks qui vieillissent si mal. Quand arrive le riff d’intro d’Another Girl lors du premier rappel, le public explose, c’est de bonne guerre. Pour entendre cette exaltante merveille qu’est «Troika», il faut attendre le second rappel, et là, franchement, on se sent au bord des larmes, car Peter pulvérise absolument tous les records de grandiloquence sentimentale classieuse. C’est là qu’on prend l’I’ll always be a part of you en pleine gueule, c’est encore autre chose que d’écouter un disque à la maison. Voilà sa force, voilà sa grandeur, voilà sa vraie nature. Sur scène, cet homme revenu de tout a l’air vraiment heureux. Il ne parvient même plus à maîtriser son sourire.

 

Signé : Cazengler, Only Âne

Peter Perrett. Le Point Éphémère. Paris Xe. 14 novembre 2017

England’s Glory. The First And Last. Diesel Motor Records 2005

Only Ones. The Only Ones. CBS 1978

Only Ones. Even Serpents Shine. CBS 1979

Only Ones. Baby’s Got A Gun. CBS 1980

Only Ones. Remains. Closer Records 1984

Only Ones. The Big Sleep. Live In Europe 1980. Jungle Records 1993

Only Ones. Darkness & Light. The Complete BBC Recordings. BBC 1996

Peter Perrett. Woke Up Sticky. Demon Records 1996

Peter Perrett. How The West Was Won. Domino 2017

Nina Antonia. The One & Only Peter Perret, Homme Fatale. Thin Man Press 2015

Danny Eccleston : Ballad Of A Thin Man. Mojo #284 - July 2017

Hugh Gulland : Once Upon A Time In The West. Vive le Rock #46 - 2017

Alastair McKay : How The West Was Won. Uncut #243 - August 2017

Only Ones. Live At Shepherds Bush - 9th June 2007. DVD 2008

 

CABALA

LED ZEPPELIN OCCULTE

PACÔME THIELLEMENT

( HOËBEKE / Octobre 2009 )

 

Dès sa préface Philippe Manoeuvre vous invite à poser vos grosses valises rock'n'roll dans le vestibule. Oui John Bonham savait vous battre les oeufs en neige mieux que quiconque, OK John Paul Jones était un arrangeur hors-norme, yes Jimmy Page était un sacré guitaro, ya Robert Plant savait feuler comme un puma agonisant, mais il ne s'agit pas de cet aspect-là des choses dont il est traité en cet opus. Le Cat Zengler le rappelait la semaine dernière dans sa chronique sur les Stooges, que pour être une espèce de showman un tantinet destroy l'Iguane, déjà à cette époque, n'était pas un abruti. L'était pourvu d'intelligence et de flair. Savait où il allait et ne partait pas à la conquête du monde avec la tête creuse.

Tout le monde n'est pas Sid Vicious. Encore qu'être Sid Vicious n'est pas donné à tout le monde. L'est un principe de base qui préside à l'écriture de ce livre, les gars qui ont fomenté le projet Led Zeppelin ne se sont pas lancés à l'aventure les yeux fermé. De fabuleux musiciens certes – ça aide – mais la tête pleine d'idées, même si c'est avec des instruments que l'on fait de la musique. Pacôme Thiellement part du principe que les membres de Led Zeppelin ne manquaient pas de culture. Culture rock, cela va sans dire, la liste de tous ceux qu'ils ont pillés dans le blues trahit une compétence acérée. Mais aussi, tout un acquis de connaissances, de lectures, d'observations et de réflexions diverses qui ont orienté leurs choix autant stratégiques que philosophiques. Les interviewes de Jimmy Page et de Robert Plant ne laissent planer aucun doute quant à cela. Même si à partir d'un certain point d'investigation par trop précise, ils éludent les questions et bottent rapidement en touche...

Vu de l'extérieur Zeppelin était une grosse machine à cash. Ramassait les liasses de billets par ballots. Mais le groupe ne mégotait pas sur la quantité et la qualité. Concerts extraordinaires, enregistrements historiaux. Une pompe à phynances qui aurait ravi le Père Ubu. Toutefois ce sont vos ennemis qui révèlent le mieux vos points faibles. Portent toujours l'attaque, là où ça fait le plus mal. Très vite pour le Led, les campagnes de déstabilisation n'ont pas manqué. Le sexe – n'avaient pas fait vœu de chasteté – les drogues – y ont succombé sans se cacher – et le rock'n'roll – particulièrement tonitruant, clinquant et déchiré chez eux, s'en vantaient, en étaient particulièrement fiers. Petite bière que tout cela, autant reprocher à un alcoolique de boire de l'alcool. S'ils s'étaient contentés de ces trois vices rédhibitoires, on leur aurait presque pardonné. Mais non, z'étaient comme Socrate, mais en pire, corrompaient la jeunesse, ébranlaient l'édifice moral de la société, mais aggravaient leur cas, attention lecteurs kr'tnteurs, retenez votre souffle – les ligues de vertu sont toutes d'accord sur ce point : z'étaient z'avant tout des zuppôts de Zatan ! L'on s'en inquiéta publiquement jusque dans les plus hautes sphères de la Maison Blanche. Arrêtez vos rires gras et de vous taper sur les cuisses. La vérité c'est que c'est la vérité vraie. Et Pacôme Thiellement prend à cœur de nous l'expliquer de long en large. Avec tout de même ce bémol d'importance, c'est que la vérité tout comme le mensonge possède plusieurs facettes, plus ou moins attrayantes, à tel point d'ailleurs qu'il peut vous arriver de les confondre...

CIA. Non, ce n'est point un début d'accusation contre la célèbre agence américaine, pour une fois, elle n'y est pour rien. Ou alors elle l'a bien caché. C pour Celte - désolé les rockers ce n'est pas pour country, I pour India je reconnais une légère influence hippie, A pour Arabe, pas spécialement des terroristes. Simplement les influences musicales revendiquées par le Zeppe. De Bron-Y-Aur à Kashmir pour ceux qui ont la disco dans la tête. Mais pas que. Chaque musique véhicule sa culture. C'est là que les non-initiés vont décrocher. Car le savoir officiel, Le Zep il s'en moque, s'intéresse à la connaissance sacrée, à l'ésotérisme, à la gnose.

Thiellement aussi. C'est son dada. On le lui a beaucoup reproché lorsque le livre est paru. Il est étrange de voir combien les gens se fâchent quand on leur tend un miroir dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Parfois je me dis que s'ils avaient lu par exemple Oscar Vladislas de Lubicz Milosz ils ne se cabreraient pas autant devant l'image de leurs ignorances. C'est sûr que Jimmy Page ne fait rien pour arrondir les angles. S'est toujours revendiqué d'Aleister Crowley. Vous ne trouverez pas plus charlatan que lui. Nous avons déjà évoqué sa figure dans KR'TNT ! Mais s'en référer à Crowley en public, c'est comme si vous improvisiez une conférence sur les bienfaits de la prostitution sacrée dans une assemblée de féministes. Les enseignements de Crowley sont incompatibles avec la raison raisonnante qui gouverne notre monde ( qui se porte si bien ). Fut un adepte de la magie ( rouge dirait Philippe Pissier ), pratiqua entre autres des rituels d'invisibilité, diaboliques et sexuels. Vous n'êtes pas obligés d'y croire. Mais dans la vie, il ne faut pas croire. Il faut savoir. Sinon, vous vous taisez. Derrière Crowley se profile en notre vieille Old England tout un monde intellectuel de haut niveau, de Lewis Carroll à Yeats, de Shelley à John Dee. Des gens qui professent des théories sociales et comportementales que Nietzsche définissait par delà le bien et le mal. C'est qu'au bout d'un certain moment, que le dieu ou le diable soient votre support cela importe peu si vous pensez chevaucher le tigre.

N'y a pas que les anglais, la littérature française est aussi à l'honneur, Raymond Abellio et sa Structure Absolue, et une sentence comminatoire à méditer de Jean Parvulesco. Les Italiens se taillent la part du lion avec Marsile Ficin, en profitent pour s'infiltrer à la suite du protégé des Medicis, les soufis et toutes les théories déviantes de l'Islam, la légende du douzième Iman et toute la théologie transgressive des Fidèles d'Amour, je vous fais grâce des classifications tantriques d'Inde... L'étude des textes du Dirigeable réserve bien des surprises. Page et Plant en connaissent bien plus qu'ils ne l'admettent. Ne sont pas fous, ne vous écrivent pas ce qu'ils pensent noir sur blanc. Faut savoir lire les indices. Ne faites pas comme Thiellement qui ne vous dit pas tout. Cherchez plus à fond. Par exemple penchez-vous sur le Led Zeppelin III, ne serait-ce que l'étrange roue à symbole de sa pochette ( procurez-vous un 33 tours d'époque ), Thiellement insiste beaucoup sur le IV, le disque sans nom, revient sans cesse sur cette Dame qui achète – mettez en relation avec la machine à cash – un escalator électrique pour le paradis et attendez-la lorsqu'elle redescend. Relisez en attendant, par exemple, El Desdichado de Nerval, Cela ne peut pas vous faire de mal. Que sont ces maisons sacrées de Houses of the Holly – voilà une question qu'elle est bonne – et de quels fils ( prononcez de deux manières ) est tramé le cachemire du tapis volant de Kashmir, et pourquoi Achilles Last Stands sur Presence ? Thiellement ne répond pas à toutes les questions mais il apporte des questions éclairantes. L'ouvre des portes, à vous de les franchir...

Cabala, ce n'est pas la Kabbale juive, mais le caballum que l'on charge de tous les acquis que l'on a ramassés ou glanés tout au long de sa vie. Nietzsche employait le terme de chameau pour désigner cet animal de bât intellectuel. C'est au lion ensuite de mettre de l'ordre, de déchiqueter de ses dents et de ses griffes tout ce qui est inutile. Peut-être alors deviendrez-cous comme les enfants blonds sur la chaussée des géants de Houses of the Holly. Mais personne ne vous oblige à grandir. Assumez vos choix. N'oubliez pas que tout maître fût-il aussi prestigieux que Led Zeppelin se doit de périr de la main de celui qui a cru en lui.

Ce qui est prodigieux dans Led Zeppelin – en dehors de sa musique – et nous ne sommes pas ici pour savoir si sa qualité intrinsèque dépend ou non de sa mise en situation – c'est la manière dont le groupe en tant qu'entité rock'n'roll a été pensé. Ce qui fait la différence dans le rock ce sont les quatre-vingt dix-neufs pour cent d'énergie qui doit impérativement le constituer. Mais le mystérieux un pour cent restant est tout aussi important. Un sacré multiplicateur, tout dans le dosage, manipulation commerciale, ou manipulation mentale ? Vous fait-on cracher au bassinet, ou accéder à un nouvel état de conscience ? Généralement les pourceaux d'Epicure de la consommation auditive n'entrevoient même pas la possibilité de la question. Ce livre de Pacôme Thiellement est parfait pour mettre les groins en chemin vers des nourritures d'un autre genre.

Esthétiquement le livre est une réussite. Intellectuellement il heurtera les sensibilités cartésiennes qui sont convaincues que deux droites de savoirs parallèles ne se croisent jamais. L'exige une faculté à s'étonner. Pourquoi par exemple, l'auteur traite-t-il en si peu de lignes L'Objekt qui prolifère sur la pochette de Presence - la jaquette de Hollydays in the Sun des Sex Pistols en est une délicieuse et imbécile parodie – alors qu'il revient systématiquement en pleine page à chaque nouveau chapitre ? Répondez en quinze pages. Vous n'êtes pas obligés. Faites ce que vous voulez.

Damie Chad.

COLLECTION ROCK & FOLK N° 4

LED ZEPPELIN

 

Les menées souterraines du hasard ? A peine venais-je de terminer l'article précédent que dans le kiosque à journaux sur le présentoir, deux chevelures rapprochées, l'une noir corbeau, l'autre de toute blondeur léonine, m'arrachent la vue. Pas encore lu le titre que j'énonce à la grande joie du tabagiste qui en fait tinter d'aise son tiroir caisse avant même que je ne lui aie tendu l'objekt de tous les délices, une maxime définitive ''Led Zeppelin, je prends d'office !''

Ne se sont pas beaucoup fatigués chez Rock & Folk, n'ont pas pris la peine de pousser la rédaction à carburer sur de nouveaux articles définitifs, l'annoncent en toute honnêteté et sans honte au bas de la couve, En collaboration avec Uncut. Ont adopté un principe simple : premièrement : traduction des articles d'Uncut présentant dans l'ordre chronologique les dix disques du Zeppe, deuxièmement : les chroniques d'époque du Melody Maker qui ont précédé ou suivi la sortie des galettes à effets catatoniques, troisièmement : les interviewes principalement de Jimmy Page et de Robert Plant relatives à chacune des étapes foudroyantes du Dirigeable, quatrièmement : visite commentée de l'épave du Dirigeable foudroyé avec suivi des aventures personnelles de chacun de nos héros. Loi du boomerang, ce sont les Titans qui forgèrent la foudre de Zeus qui en furent les victimes désignées. Terrible, vous ne pouvez pas évoquer Led Zeppelin sans que les Dieux de l'Olympe ne s'en viennent sonner à la porte.

Apparemment les journalistes d'Uncut ne sont pas des membres clandestins de l'Ordre Trismégiste de l'Aube Dorée Reconstituée, ne s'en tiennent qu'aux faits – lieux, dates, personnes - et leurs jugements même quand ils sont des plus subjectifs quant à la valeur de tel ou tel opus ne s'écartent jamais de données purement objectivales, ne se laissent jamais tenter par des méditations erratiques dans le genre de Pacôme Thiellement. Signe que la musique du vaisseau amiral de la flotte du rock'n'roll est assez riche pour susciter de nombreuses approches. L'on peut ergoter sur l'originalité et la créativité du numéro mais pas sur son amplitude. Six heures de lecture assurée. Plus les photographies à admirer avec recueillement et attention. Un ouvrage idéal pour les jeunes générations, les Doors et Led Zeppelin restent les groupes historiaux encore écoutés et respectés par les lycéens qui connaissent tant soit peu leur musique mais point par le menu la monstrueuse saga du plus grand des dinosaurocks ayant vécu sur notre planète.

Lorsque Edward Gibbon intitula sa grande fresque Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire Romain, il rassura par deux fois ses lecteurs. Certes l'Imperium s'était écroulé, mais cela avait pris du temps. Deux siècles avant la syncope finale, les élites s'interrogeaient sur la survie de ce pachyderme qui dépassait les mille ans d'existence. Désormais il n'y avait pas plus à s'interroger sur l'inéluctabilité future des catastrophes que sur l'imminence proximale de leur survenue. Pour le Led Zeppelin, ce fut terminé en six semaines. En vrai à la mort de John Bonham, étranglé dans son vomi – les éléments sordides sont typiquement rock and roll – les carottes étaient cuites. Ne fallut qu'un mois et demi aux trois survivants pour rédiger le communiqué final signifiant au monde entier la mort de l'aventure.

L'est une autre manière d'analyser les ferments décadentistes. A peine l'homme a-t-il atteint l'âge de sept ans – les biologistes l'assurent – nous ne progressons plus, nous nous renouvelons, nous nous étoffons, nous grandissons, mais les ferments mortuaires nous inclinent déjà vers notre tombe, même si les transformations de l'âge adolescent et l'éclat de notre jeunesse nous donnent l'illusion que nous suivons une voix royale de floraison infinie... qui inexorablement nous conduit au cimetière. Envisagé sous un angle similaire la trajectoire de Led Zeppelin est des plus inquiétantes. Le groupe est formé en 1968, il livre dès 1969 deux albums époustouflants, le I récapitule toute l'histoire du blues anglais en cinq morceaux, efflorescence absolue, épanouissement total. Le II fonde le heavy metal, ce n'est pas qu'il n'y a pas eu des précurseurs, un peu partout et autour d'eux, c'est qu'ils le propulsent avec une puissance inimaginable en leur temps. Le passé du blues et le futur du rock en deux disques. Personne n'avait fait ça avant eux. Et chose plus grave, personne n'est capable de le refaire. Rajoutez des tournées américaines époustouflantes, et dites-vous qu'en deux ans le Led a réalisé en ving-quatre mois ce que la plupart des bands ne réaliseront pas en vingt longues années d'approximations incertaines.

Déjà avec le III les choses se gâtent. Perso, je le préfère aux deux précédents. Ce n'est pas parce qu'il est meilleur, c'est parce qu'il est différent. Passons sur les fans désorientés par son côté folk. Le Led se suicide. Tout seul. Généralement les artistes subissent des contraintes, des pressions de la maison de disques, de leurs staffs à l'affût des schémas prévisionnels de vente à un accès très grand public, mais le Zeppe a fignolé ses contrats, ont imposé la liberté artistique totale, et d'eux-mêmes ils coupent court à la surenchère sonique que l'on attendait d'eux, font de la dentelle au marteau-pilon, bref ils interrompent d'eux-mêmes le processus de sur-rajeunissement phonique pléthorique incessant qu'ils avaient eux-même initié.

Avec le IV nous font le coup du chemin heideggerien qui s'infléchit brutalement dans la direction opposée à celle qu'il suivait. En même temps nous font remarquer que le chemin qui monte ( Black Dog ) est aussi celui qui descend ( Stairway to Heaven ) – étrange comme le paradis se trouve à la place habituelle de l'Enfer - bref le Wild and the Mild entrent en de curieuses concomitances. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et hop, nous resservent avec le V le coup du III. S'en vont habiter d'étrange maison. Houses of The Holly. Rien à voir avec la Fun House des Stooges. Z'ont mis des housses sur les canapés, vous avez peur de les salir si vous vous y allongez dessus avec votre petite amie. Une ambiance perverse et pernicieuse. Ça embaume les trafics illicites, les trucs louches, du rock'n'roll trafiqué, de la pop dégriffée, du la symbiose douteuse, du bio négatif. A peine y avez-vous goûté que vous y retournez. Poison mortel. Irrésistible.

Vous commencez à comprendre comment le Zeppelin fonctionne. Gonflent le ballon explosif à bloc. Puis le vident de son hydrogène, le voici tout flasque, du dur au mou, de l'érection à la débandade. Et chaque fois l'état atteint est délicieux. Evidemment le Physical Graffiti est très physique. Bodybuilding appuyé. Muscles d'acier. Pectoraux chromés. N'empêche qu'à y réfléchir la saga du Zeppelin se déroule selon un rythme déroutant. Un coup trampoline éblouissant, un coup matelas pneumatique crevé. Ne donnent jamais dans la demi-mesure. Les médecins vous déconseillent ce genre de vie. Qui cherche le bâton de chaise finit par se faire battre. Vous connaissez l'apologue de la mort lente et de la vie vive qui se battent dans un duel à mort. Donc vous savez comment cela finira.

Lorsque paraît en 1979 In Throught the Out Door, Bonham est rongé par l'alcool, Page par l'héroïne, Plant anesthésié par la mort subite de son fils de cinq ans, et le disque tient davantage du génie de la bricole – mais de ces étudiants doués qui vous fabriquent une bombe atomique sur leur gazinière – extrêmement prometteur, mais la disparition de Bonham stoppe tout développement ultérieur.

Presence paru en 1976 est le dernier véritable disque de Led Zeppelin. The Last True Record. A sa sortie le couperet est déjà tombé. Robert Plant se remet difficilement de son accident de voiture. Mon disque mascotte de Zeppelin, celui que j'emporterais sur l'île déserte du Cat Zengler. Je dois être le seul fan du combo à émettre un seul choix. L'est celui du retour aux origines. Non pas au blues, mais au rock. Le Led a déplacé le curseur du noir au blanc. Ce basculement d'intérêt n'est pas étranger aux fortes réticences de Robert Plant à la reformation du groupe. Un désaccord musical fondamental l'oppose à Jimmy Page responsable de cette évolution. Ne s'agit pas de position idéologique inébranlable, si l'on suit de près les itinéraires des deux complices, l'on voit que leurs intérêts ne cessent de se croiser, l'un se dirigeant vers la source sombre quand l'autre s'en vient s'abreuver à la pâlichonne, et vice-versa. Le dernier tiers de la revue qui se penche sur l'après Led Zeppelin de chacun des deux principaux protagonistes du Zeppe aide à une telle lecture.

Les réticences de Page et Plant devant l'émergence du punk sont éloquentes. Ne peuvent pas être contre, mais ne sont pas pour. Le punk est une solution trop simple. Certes, il a ringardisé leur image de super-groupe, ne sont plus à la une de l'avenir du rock, la mode a changé, le vent a tourné, mais leur condamnation est aussi le signe de leurs propres interrogations quant à la poursuite de l'évolution du rock. Led Zeppelin a épuisé une forme. L'a mené le riff à son accomplissement terminal. Ont épuisé le style. Ont développé toutes les possibilités formelles et esthétisantes de cette manière d'appréhender le rock'n'roll. Et après ?

Plant s'essaie à toutes les fusions ethniques. Page se replie sur le groupe. Elabore et échantillonne avec un soin scrupuleux les rééditions, une manière pour lui de préserver l'héritage et peut-être aussi de conférer un sens à sa vie et une intensité existentielle similaire à celle ressentie lors de la carrière du groupe. J'émettrais l'hypothèse que dans ses tiroirs doit traîner des bandes d'espèces de suites symphoniques guitaristiques des plus novatrices que pour de mystérieuses raisons il garde par-devers lui. L'est capable de les emmener avec lui lorsque viendra son heure de grimper les marches du staiway to heaven.

Damie Chad.

REBELLION

LA RESISTANCES DES GENS ORDINAIRES

ERIC HOBSBAWM

( Editions Aden )

 

Un gros livre. Cinq cent trente pages auxquelles viennent s'ajouter une trentaine de notes. L'ensemble se présente comme une suite de vingt-six articles dans leur très grande majorité déjà publiés, dans des journaux américains ou britanniques, ce qui n'est en rien d'extraordinaire puisque l'auteur, décédé en 2012, résidait en Grande-Bretagne. Marxiste convaincu, membre du Parti Communiste, il fut un écrivain engagé qui s'intéressa à l'histoire du mouvement ouvrier. Fut de toujours attiré par les marginaux, les outlaws, les déclassés, les pauvres. Sujets passionnants mais qui ne recoupent que partiellement le champ principal d'exploration kr'ntique. A part que dans ce volume pas moins de sept chapitres sont dévolus à des figures charismatiques de l'histoire du jazz ou à l'analyse de la réception de cette musique. Eric Hobsbawm n'est pas un musicologue mais ses réflexions sur le jazz envisagé sous un angle d'attaque original valent le détour. Cerise rouge sur le gâteau, nous sommes parfois en pays de connaissance puisque la France n'est pas absente de ces études.

SIDNEY BECHET

Décapant. A quoi tient la gloire et à la célébrité ? Peut-être pas à pas grand-chose mais sûrement à un jeu de circonstances dont les bénéficiaires ne sont pas spécialement les promoteurs. Nous présente Bechet comme un personnage antipathique au possible. Rejeté d'Angleterre pour une sombre histoire de viol, mêlé à un règlement de compte avec armes à feu à Paris, doué d'une personnalité peu amène, égocentrique, radin, têtu et peu généreux. Oui mais un sacré musicien, rétorquerez vous ! Oui, un peu. Non, beaucoup. Il est indéniable que tout jeune sa virtuosité instrumentale éblouit. Armstrong et Ellington en furent témoins et nous faisons confiance à leurs jugements. Très vite Sidney quitte l'Amérique, voyage en Europe et pénètre en Russie dans les premiers temps de la Révolution. En profite pour courir les concerts de musique classique. Ce qui laisse entrevoir une certaine ouverture d'esprit. Lorsqu'il rentre aux States, n'a en rien perdu sa virtuosité, par contre en dix années le jazz a évolué. L'on se dirige vers les grandes formations savantes, les petits groupes au coin des rues ou dans les bars miteux, c'est de l'histoire ancienne. A tel point que ne trouvant pas de boulot – son sale caractère décourageant les rares admirateurs qui apprécient son jeu – il abandonne la musique pour successivement ouvrir une friperie et un garage. Mauvais gestionnaire il revient au jazz par la force des choses. Foutu, fini, radié des listes. Plus personne ne pense à lui. N'y a pas un nègre prêt à miser un dollar sur lui. Normalement l'histoire devrait s'arrêter là. Ne devraient rester que le souvenir de la demi-douzaine de faces enregistrées au tout début. Mais aux States, au dernier moment, vous avez le Septième de cavalerie qui vient vous sauver des indiens. Pas un cheval à l'horizon, mais beaucoup mieux que cela, la mauvaise conscience des intellos blancs. Ceux du cru ( qui souvent tournent autour du Parti Communiste ) et Européens, notamment, cocorico ! les français dont Hugues Panassié reste la figure emblématique... Problème pour nos intellectuels qui se convertissent au jazz davantage en tant qu'idéologues qu'en amateurs éclairés. Sont horrifiés, les grands orchestres de jazz sont en vogue, gagnent de l'argent, commencent à être connus en Europe, ces satanés noirs sont en train de s'embourgeoiser, de devenir des Oncles Tom. De quoi désespérer des pauvres qui ne pensent qu'à s'enrichir ! C'est dans leurs têtes que s'élaborent le mythe du jazz perdu, qui aurait conservé sa pureté initiale, mais où le trouver ? La réponse ne tarde pas à émerger, ni à New York, ni à Boston, ni à Philadelphie, ni à Chicago, tout simplement à l'endroit où il est né. A la New Orleans ! On se met à courir les bouges où remuent les derniers hasbeen, tout ceux qui ont conservé des relents old style sont les bienvenus. Ne sont pas de merveilleux musiciens, mais Sidney se fait connaître. Il sauve la mise de ce jazz New Orleans ossifié qui se répand comme la sclérose en plaque, aux Etats-Unis, en Europe et si bien en France qu'il ne tarde pas à s'y installer et à y jouir d'une notoriété et d'une ferveur qui ne se démentiront jamais. Un merveilleux musicien mais pas un créateur... L'article pourrait s'arrêter là mais Eric Hobsbawm ne résiste pas à une dernière méchanceté idéologique, les racines créoles de Sidney en font l'un des descendants de cette bourgeoisie semi-blanche qui s'est un temps formée dans la ville des bayous... L'on n'échappe pas à son destin de classe, on porte en soi le sang de la trahison. Expression inconsciente d'une espèce de racisme biologique à rebours qu'il ne cesse de condamner dans son article ! N'empêche que l'analyse donne à réfléchir et dénoue bien des contradictions.

COUNT BASIE

Le ton change du tout au tout avec Count Basie. Un homme modeste à qui le hasard de la chance sourit. Un petit pianiste noir du New Jersey, agile de ses mains mais pas un grand musicien, qui se retrouve en carafe un jour de déveine à Kansas City. Court les boîtes, les bars et les filles. N'en demande pas plus. Mais l'est tombé dans la bonne ruche. En pleine récession il est tombé dans l'oasis. Ne mythifions pas, gagne juste tous les soirs – l'on travaille au chapeau – ce qui lui permet de survivre jusqu'au lendemain midi. Un détail qui ne trompe pas, au début de la ''célébrité'' de son ''grand'' orchestre il porte encore sans fausse honte des pantalons rapiécés. Ne soyons pas idéaliste, émerveillons-nous plutôt sur cet étrange fait que de Kansas naquirent et la populaire musique de danse et l'aventurisme musical novateur de Charlie Parker... Count sera à l'origine du premier filon. N'est pas le premier musicien de son band, donne le rythme sur son piano et sait avec un extraordinaire instinct introduire chacun de ses musiciens au moment opportun, le laisser s'exprimer et lui signifier d'arrêter juste avant qu'il ne commence à se répéter. Ne sait pas lire la musique, n'a que des bouts d'idées novatrices, mais autour de lui tout le monde, ses propres musiciens mais aussi des personnalités des formations voisines, s'empresse pour les conforter et les mettre au point. Des musiciens solidaires, et cette union se ressent dans les parties communes lorsque l'orchestre en son entier reprend un riff et lui donne un allant extraordinaire qui bouleverse et emporte le public. C'est ce dernier issu des ghettos qui imposa un répertoire imbibé des patterns blues, qu'à son arrivée à Kansas Count Basie maîtrisait mal... Deuxième as de cœur dans son jeu, c'est John Hammond qui en 1935 l'entendit dans sa voiture à la radio et qui subjugué par le jeu de son orchestre lui permit d'accéder à une audience nationale. Count Basie permit à des pointures comme Lester Young et Jimmy Rushing – un des plus grands blues shouters – d'atteindre un même niveau de célébrité.

DU BLANC AU NOIR

Nous sommes dans les grands orchestres. De jazz noir. Toutefois une constatation s'impose, ce sont les blancs qui ont eu l'idée de ce genre de formation. C'est à San Francisco que Art G. Hickman élargit aux alentours de 1915 son sextet en rajoutant une grosse section de cuivres qui le transforma en l'un des tout premiers Big Bands de jazz, puisque spécialisé dans les musiques populaires de danse et empruntant pour cela pas mal d'éléments aux musiques noires. Paul Whiteman, qui avec Ferde Grofé, travailla à l'orchestration de Rhapsodie in Blue de Gershwin, s'essaya avec son orchestre au jazz symphonique ce qui lui apporta notoriété et reconnaissance de la part de musiciens noirs comme Miles Davis. Pour sa part Ferde Grofé reste connu dans l'histoire de la musique classique américaine pour avoir composé des suites symphoniques comme Niagara Falls, Mississippi, Grand Canyon... Cette rencontre entre sourciers noirs et défricheurs blancs éclaire l'intérêt qu'artistes d'avant-garde et musiciens classiques européens comme Cocteau et Stravinsky portèrent dès les années 20 au jazz.

THE DUKE

Cet état de fait entrevu en son aspect généalogique explique les prétentions de Duke Ellington à se définir en tant que compositeur et pas en simple chef d'orchestre. Eric Hobsbawm insiste sur sa situation de fils de bonne bourgeoisie noire, le décrit comme un enfant gâté, dilettante paresseux en son oisive jeunesse, qui la trentaine advenue décida d'embrasser une carrière de musicien qui lui semblait peu accaparatrice. Nous trace un profil psychologique similaire à celui de Sidney Bechet, directif, sec, dépourvu de tact tant avec les femmes qu'avec les hommes, vindicatifs et égoïste. En contre partie il exerce un fort attrait sur tous ceux qui le croisent où sont amenés à le côtoyer tant sur le plan professionnel qu'humain. Emprunta beaucoup quant à la direction d'orchestre à Fletcher Henderson un des pionniers du big band noir et à Paul Whiteman dont les partitions symphoniques le confortaient dans l'idée que lui, the Ducke, n'était pas spécialement un musicien de jazz mais un grand musicien tout court, à inscrire dans la lignée des Beethoven... Le problème c'est que question composition c'était à chaque musicien de développer ses propres improvisations sur les simples quatre premières mesures indiquées au piano par le Maître... Savait presser le citron de ses solistes et des ses pupitres, en extrayait le jus le meilleur, les poussait jusqu'aux limites des dissonances les plus aventureuses, qui n'étaient pas sans évoquer les avancées de la musique sérieuse européenne. S'arrangeait aussi pour que les créations de ses solistes ne s'écartent point trop de la coloration de son thème initial... Reste à ne pas oublier après ce réquisitoire implacable que le grand chef est-ce celui qui fait tout tout seul, ou celui qui est capable de déléguer à ses subordonnés ! Dans ce second cas, le mythe du créateur solitaire, de l'Artiste avec un grand A majuscule souligné au feutre rouge, en prend tout de même un sacré coup... Dans les dernières pages de son article Eric Hobsbawm effectue un rétropédalage notoire, en les conditions sociales, temporelles, et économiques de sa création – Ellington n'est tout compte fait que le patron d'un big band dont le premier objectif est de ne pas ennuyer son public – il n'a pu, et même n'aurait pu, faire mieux. Le Duke, dont il s'avoue un grand admirateur, a réalisé une oeuvre populaire et collective – en tant que communiste, on le devine sensible à cet aspect – de grande qualité artistique et de forte densité culturelle.

LE JAZZ ARRIVE EN EUROPE

Contrairement à ce qui viendrait à l'esprit de prime abord ce n'est ni la radio ni l'invention du disque qui facilitèrent l'arrivée du jazz en Europe mais les transatlantiques qui permirent de traverser l'océan en quelques jours. La revue musicale The Origine of the Cakewalk est visible la même année à New York et à Londres, en 1898 ! Le fox-trot arrive en Belgique en 1915 ! En 1917 des formations de jazz prennent pied sur le territoire européen. Qu'une musique populaire noire se soit infiltrée jusque dans les couches bourgeoises et intellectuelles de la société reste étonnante. A part Toulouse-Lautrec et ses représentations de danseuses du French-Cancan – musique née aux alentours de 1830 en tant qu'opposition, crypto-païenne et anti-chrétienne affirmée, à la morale officielle ré-instituée par la réaction blanche de la Restauration royaliste de 1815 – les sociétés européennes tempérées n'étaient point habituées à un tel phénomène. Il y eut des signes précurseurs, la danse de salon codifiée perdit dès la fin du dix-neuvième siècle les rigueurs de ses codifications, signe que sa pratique rituelle en tant que convention d'accès au monde aristocratique était en déclin. La fin de la grande guerre enregistra cette émergence proto-démocratique. Dès 1927, le jazz avait à Paris pignon sur rue, prôné par de larges couches de la jeunesse et de minorités intellectuelles. Le blues bénéficia aussi, surtout en Angleterre, d'un tel accueil. L'éclosion du rock'n'roll en ce pays lui en est en partie grandement redevable. De l'accueil de l'Original Dixieland Jazz Band à l'apparition des Rolling Stones au tout début des années soixante, le fil pour être invisible n'en est pas moins présent et solide. Le Melody Maker – qui fut un organe important de diffusion de la culture rocck – était dès l'année de sa création en 1926 acquis au jazz. En ces mêmes années, l'auteur estime que les amateurs de jazz ne dépassaient pas cent mille individus. Ce que l'on appelle les minorités actives. Ironie des choses le trad-jazz d'Angleterre permit par sa permanence l'éclosion du rock qui raya le jazz de la carte du monde. Cette dernière expression est bien de Hobsbawm.

LE SWING DU PEUPLE

Chapitre peu musical centré sur la personnalité de John Hammond. Fils de la grande bourgeoisie blanche américaine farouchement convaincu de l'égalité des races qui par son entremise permit à de nombreux artistes noirs – Ella Fitzgerald par exemple – d'atteindre à une notoriété nationale et internationale. Mais l'on força quelque peu la main du public. La mise en œuvre du New Deala resserra les liens entre les jeunes, les noirs, les communistes, les étudiants d'extrême-gauche et les milieux folk. Les Big Bands et leur corollaire le swing furent systématiquement mis sur le devant de la scène. Le swing devint la danse populaire par excellence. Même si toute une majorité silencieuse du public aurait préféré entendre de la chanson sentimentale... Après la guerre – le fait est totalement avéré dès 1948 – les big bands sont au chômage, le public se tourne vers la country music ou la variété. Franck Sinatra est l'exemple parfait de cette nouvelle donne, il passe des grandes formations jazz à l'enregistrement de belles mélopées amoureuses. C'est le commencement de la fin pour le jazz, les big bands sans public débauchent, et les musiciens de Be Bop trop convaincus de jouer une musique élitiste entament une démarche qui mènera vingt ans plus tard sur les sentiers d'une musique savante et ennuyeuse dans laquelle la jeunesse ne se reconnaît pas. John Hammond finira sa carrière de producteur en ouvrant les portes à Bob Dylan... qui cinq ans plus tard électrifiera sa musique. Page définitivement tournée.

LE JAZZ DEPUIS 1960

Jusqu'aux début des années 90. Constat sans appel, dès 1963, le rock'n'roll domine le monde musical. Les Beatles sont cités, mais en tant qu'intellectuel de haut niveau, notre auteur fait total impasse sur la première génération des rockers. Lâche du bout des lèvres Bill Haley, Chuck Berry et Elvis mais il n'est manifestement pas inscrit dans la société des Sunophiles ! Le jazz ne représente plus que 1,3 % des ventes de disques. Un peu de sa faute, la façon dont les amateurs de jazz ont insulté le rock'n'roll ( voir le méprisable exemple de Boris Vian par chez nous ) n'était pas une bonne stratégie de coexistence pacifique, les avancées du Free Jazz et de la New Thing dans l'atonalité ont découragé les auditeurs, les prises politiques souvent extrémistes de ses leaders n'a guère aidé à leurs diffusions sur les ondes institutionnelles, mais plus grave, les innovations technologiques, enregistrements et amplifications sont l'œuvre du rock'n'roll et non des jazzmen... Hobsmawm se console, une petite renaissance autour des années 80 lui donne quelque espoir, mais il reconnaît que cela ne va pas bien loin, beaucoup de musiciens qui se la jouent au lieu de jouer, un bon marché de réédition, et cette constatation de la jeunesse noire détachée du blues, qui s'adonne au rap... Un seul espoir, le jazz est une musique qui a connu tellement de mutations que peut-être bientôt, incessamment sous peu, Anne ma sœur Anne ne vois-tu rien venir ?...

BILLIE HOLLIDAY

Courte notice nécrologique rédigée en 1959 à la mort de Billie Holyday. Un récapitulatif des plus réalistes de la vie de celle qu'il considère comme une artiste suprême. Le plus bel hommage se trouve dans les quelques lignes d'introduction de l'article. Il vient de John Hammond sur son lit de mort, vieil ami de l'auteur qui lui demande – il n'est jamais trop tard pour bien faire – le nom du chanteur ou du musicien qui, parmi tous ceux qu'il a lancés vers la gloire, lui est le plus cher. La réponse ne se fait pas attendre. Billie Holliday !

Choix des plus émérites et judicieux !

Damie Chad.

 

15/11/2017

KR'TNT ! 348 : STOOGES / BARNY AND THE RHYTHM ALL STARS / ROCKABILLY GENERATION / VINCE TAYLOR / FRANCOIS REICHENBACH / JOHNNY HALLYDAY / MOUSTIQUE

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 348

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

16 / 11 / 2017

STOOGES / BARNY & THE RHYTHM ALL STARS

ROCKABILLY GENERATION / VINCE TAYLOR

FRANCOIS REICHENBACH / JOHNNY HALLYDAY

MOUSTIQUE

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Stoog by me - Part Two

Allons bon, encore un livre sur les Stooges ! On le sort de l’étagère. Il pèse une tonne, avec de la bonne vieille stoogerie à toutes les pages. On le feuillette et on le repose. On ne regarde même pas le prix. Vu le look du book, il coûte forcément une fortune. C’est vrai, Memphis Soul coûtait aussi une petite fortune, et on ne l’avait pas regretté. Oh et puis fuck it ! Allons fouiner ailleurs. Tiens, par exemple au rayon presse. Ah tous ces magazines de rock qui te tendent les bras en criant : «Prends-moi ! Prends-moi !». Quelle débauche d’images ! On se croirait devant les vitrines du quartier chaud à Amsterdam. On prend vite le large et comme le destin fait bien son boulot, on repasse devant la fameuse étagère, et hop, on met machinalement le grappin sur le book des Stooges, histoire de lester la cale du brigantin.

Le book s’appelle Total Chaos. Joli titre. Couverture parfaite. Quand on l’examine, deux choses frappent immédiatement. Un, la photo d’Iggy est à l’envers, le voilà accroché au plafond comme une chauve-souris. Deux, il dégage quelque chose d’à la fois cadavérique et christique. La peau sur les os, la bouche ouverte, un torse qui sort de l’ombre comme s’il ressortait vivant d’une tombe, un collier de chien remplace la couronne d’épines, ceci est mon sang, kiss my blood, par le sacrifice de mon corps, je rachète cash tous vos péchés, ceci est ma dope, I’ve been dirt, mais comme on est à Detroit et non en Palestine, Iggy s’empresse d’ajouter I don’t care, c’est-à-dire qu’il s’accorde un passe-droit, l’accès direct à l’amoralité, l’état de l’homme sans qualité, bien avant Robert Musil et tout le bordel des religions, bien avant que ne plane sur les cervelles en surchauffe l’ombre de Mircea Eliade, et on se prend à rêver d’une église moderne, avec ce livre posé debout sur l’autel et l’immense foule du dimanche matin qui psalmodierait «No fun, my babe no fun», à la suite de quoi le prêtre lancerait d’une voix forte et douce : «No fun to be alone», alors la foule répondrait «Walking all by myself», et le prêtre lèverait les bras au ciel puis il relancerait la ferveur des fidèles en clamant une nouvelle fois «No fun to be alone», et bien sûr, la foule ferait trembler les colonnes de la nef en tonnant «In love with nobody else !».

Dans sa préface, Jeff Gold nous explique qu’il a rassemblé 100 docs des Stooges et qu’il est allé voir Iggy chez lui à Miami. Car à la différence des autres livres consacrés aux Stooges, c’est Iggy qui mène le bal de celui-ci, et comme il fait partie des hommes les plus intelligents de cette terre, on entre un peu dans ce livre comme Fernandel dans la Caverne d’Ali-Baba. C’est bardé de citations de choc. Iggy s’exprime comme un messie : «Je ne voulais pas faire un break total avec la musique d’alors, je ne voulais pas me faire passer pour un musicien, je voulais seulement faire quelque chose de complètement nouveau. Comment ? The answer is it was done with drugs, attitude, youth, and a record collection.» On a là une définition parfaite du rock qu’on aime bien.

On passe les épisodes Iguanas et Prime Movers qu’Iggy drum drum boy commente dans le détail - il se montre effarant de précision - et on finit par tomber sur la genèse des Stooges. Iggy raconte que Scott Asheton le harcelait pour qu’il lui apprenne à jouer de la batterie - He was just a beautiful kid who looked athletic and would stare at me and say ‘Would you teach me to play some drums ?’ - Iggy va répéter chez les frères Asheton. Il doit commencer par les réveiller, car ils ne se lèvent pas de bonne heure, puis il leur fait fumer un joint, car les frères Asheton ne répètent pas s’ils ne sont pas stoned. Alors voilà les early Stooges : Ron (bass), Scott (drums) et Iggy (keyboard). Ça donne Iggy + Ron the weird guy + Scott de stoned punk - That’s very accurate - Et puis Iggy comprend que Ron doit jouer de la guitare, et non de la basse. Et tout part de là, pendant une répète informelle - Ron jouait un riff hendrixien, bam bam, baa, de, doot-doot, daa, de, doot-doot, doo, exactly how it went - et Iggy se met à danser comme un Chiricahua, à faire le con. Le plus tordant de cette histoire, c’est la remarque de John Cale qui produit leur premier album. Il lance à Iggy : «They don’t play good unless you jump around», alors Iggy saute partout dans le studio pendant que les trois autres Stooges enregistrent les cuts de leur premier album. Iggy fait les voix dans un deuxième temps. Ça s’appelle la naissance d’un mythe. Dans une histoire comme celle des Stooges, le moindre détail revêt une importance considérable.

Les Stooges ? Au tout début, Ron n’y croit pas trop. Quant à Scott, il ne dit rien. Ni oui, ni non - He was always ready to drum if you could get him out of bed - Par contre, Iggy n’en finit plus d’y croire - We can do this ! - Il devient la loco des Stooges. Et paf ça part ! On tombe soudain sur une photo des Stooges dressés dans un champ de maïs. Double page. Direct en pleine poire. Iggy commente l’image en disant que les Stooges ressemblent à Nirvana, sauf que c’est en 1968, it’s the whole ethic, and not just the clothes but the whole attitude you know ? And the music - the music, the Asheton brothers - those two wonderful people lived their whole lives in a trance - Iggy fait l’apologie de la transe, bande-son de l’amoralité.

Il brosse un stupéfiant portrait de Dave Alexander, ce petit mec qui souffre de problèmes de peau, qui boit parce qu’il n’arrive pas à baiser une seule gonzesse à cause de sa mauvaise peau, un petit mec qui adore Love, alors que Ron ne jure que par Jimi Hendrix et les Pretty Things - You could really hear that in the bass playing on Raw Power - Iggy ajoute que John Stax did wonderful walking bass lines. Iggy leur fait aussi écouter le Velvet, évidemment. Ils adorent aussi Stones, bien sûr. Plus tard, Scott ira plus sur Funkadelic, des blacks qui sont aussi à Detroit, ils les connaissent bien. De son côté, Iggy raffole de Jim Morrison et des Doors, et du MC5. Mais surtout de James Brown : il entend un jour «Papa’s Got A Brand New Bag» à la radio - Holy shit what the fuck is this ? - c’est ce qu’il veut faire dans Fun House - A little bit urban blues but a lot of James Brown in there - Et quand Iggy voit Jim Morrison faire n’importe quoi sur scène and still look great doing it, il comprend que ce type de bordel est à sa portée.

Toutes les légendes se construisent à partir de menues broutilles, que ce soit en Palestine ou a Detroit, et les concours de circonstances historico-sociologiques font le reste du boulot. Tu marches dans le désert et tu wanna be your dog, tu marches sur l’eau et tu call mom on the telephone, tu reviens d’entre les morts et tu don’t care, tu portes le poids du monde et tu gonna have a real cool time, tout est dans tout, rien n’est dans rien, ainsi va cette vie dont nous ne savons finalement pas grand chose et qui va s’achever avant même que nous ayons compris quoi que ce soit. À peine le temps de danser le jerk des Stooges, et on replonge dans le néant dont on vient.

Pourvu qu’on ait le temps de finir la lecture de ce livre palpitant ! On a beau connaître l’histoire par cœur, on s’y replonge, car Iggy parle et son timbre résonne. On l’a souvent dit ici et là, c’est le meilleur pote qu’on ait jamais eu, le seul en qui on peut avoir une totale confiance. Pas besoin de l’avoir rencontré. Sa seule présence suffit. Pourvu qu’il tienne encore un peu. On se souvient du départ de Gainsbarre. Celui d’Iggy serait encore plus douloureux.

Voilà que les Stooges entrent dans le godlike corporate world du show-business : Danny Fields les repère et les recommande à Jac Holzman d’Elektra qui se déplace en personne pour venir écouter trois chansons. Tope-là ! Il signe le groupe pour 5.000 $, et profite de son séjour à Detroit pour signer en plus le MC5 (15.000 $). Fabuleuse anecdote d’achats en gros. Sacré Jac, il fait une bonne affaire, à ce prix-là. Iggy trouve Jac intelligent, alors ça se passe bien. Les Stooges ont du blé, ils trouvent une bicoque sur Packard Road et la baptisent The Stooges Manor, ou Fun House, c’est comme on veut. Et paf, Ron comes up with two riffs that you could start staking a career on. I knew that at the time when I heard «Dog» and «Fun» - Oui, c’est Ron qui s’y colle, car Iggy est trop camé. Ron sort les deux riffs clés des Stooges, ceux de Wanna Be Your Dog et No Fun. Tout va ensuite très vite. Les voilà à New York en studio pour enregistrer leur premier album. Iggy profite de l’occasion pour rappeler qu’il règne une ambiance stoogy dans le studio : John Cale porte une cape de Dracula et Nico tricote - And the two of them it was really like the Munsters - Ça ne te rappelle rien ? Oui, c’est la même histoire que celle de l’enregistrement du premier album des Cramps à Memphis, dont se souvient Tav Falco - The Cramps approached studio recording as if it were a wild live show. Their antics in the studio were astonishing (Les Cramps jouaient en studio comme ils jouaient sur scène, avec la même sauvagerie. Les séances d’enregistrement furent spectaculaires) - Iggy précise un point fondamental : on fait un meilleur album avec un producteur qui est une personnalité plutôt qu’avec un technicien. Parmi les applications de ce théorème, on trouve Andy Warhol (Velvet), Nick Lowe (Damned), David Bowie (Lust For Life et The Idiot) et bien sûr Jim Dickinson.

Alors forcément, quand on traîne du côté de la Palestine, on finit par tomber sur les pharaons. Quand il ne répète pas, Iggy va fouiner dans les livres d’art de la bibliothèque du coin. Le look des pharaons le fascine - The paraohs with no shirts and I thought ‘It just looks so classic !’ - Et pouf, le voilà torse nu sur scène. Il faut savoir se donner les moyens de sa stoogerie. Mais Iggy connaît aussi le Living Theatre, Nam June Park et John Cage, il est loin d’être l’abruti que l’on croit. Il sent germer les idées en lui, il sait qu’il va bientôt marcher sur les mains des fidèles. Ses apôtres Saint-Ron, Saint-Dave et Saint-Scott se gavent de came. Les Stooges écument les États-Unis d’Amérique et dix ans après Elvis, ils rallument tous les brasiers et réinventent le rock.

L’histoire s’emballe. Ils enregistrent Fun House à Los Angeles avec Don Galucci, et donc ils tournent, tournent, tournent, ils deviennent énormes - We were shit hot - Iggy prend de tout, coke, speed, LSD, héro - I would use that heroin to calm me down - et il devient accro - I became a complete drug maniac on and off from late 1970 through the end of ‘74 - et quand Saint-Dave commence à merdouiller sur scène, Iggy le vire comme un malpropre. C’est là que l’alchimie des Stooges se casse la gueule dans les escaliers - When you change a thing in a group like that, it destabilizes everything - Joe Strummer disait exactement la même chose après avoir viré Topper Headon. Les Stooges entament leur déclin, alors qu’ils sont partout dans la presse. Iggy tente de colmater les fuites dans la cale, il engage le dark Williamson, ce sale mec qu’on voit dans une spectaculaire photo des Stooges, assis par terre en slibard noir et en bottes. Il est encore plus stoogy qu’Iggy. Il a même une hépatite A - I’m sick man, don’t bother me - Iggy ne l’aime pas, mais Williamson lui montre des riffs, comme celui de «Penetration» - It had this moody violent vibe - Qu’en pense Iggy ? Ça lui va - We have syncopation a la Fun House, but more sophisticated - Iggy tente de sauver les Stooges car il sait qu’il a le meilleur groupe de rock d’Amérique. Alors direction l’Angleterre. Iggy et ce Williamson, un vautour qui déteste tout et tout le monde, Bowie, les Anglais, tout - Is James malovelent ? I think so - Iggy le sait malveillant. Pas d’auditions à Londres comme on l’a raconté partout, à l’époque, Williamson propose d’appeler Saint-Scott. Iggy rétorque : Saint-Scott ne vient pas sans Saint-Ron. Bon alors okay. Oh la belle ambiance ! - Ron hated me and hated James, but not openly. Scott hated James and hated Ron sometimes in like a brotherly way - Et voilà que le street walking cheetah with a heart full of napalm écume Hyde Park, Iggy porte ces silver-leather pants et ce blouson Cheetah acheté au Kensington Market et il marche, marche, marche pour travailler ses idées - So that was the idea and the I’d always liked the song ‘Heart Full Of Soul’ by the Yardbirds - Et il n’en finit plus d’aimer la vie, le lust de la vie - I actually enjoy food, sex, intoxication, travel and freedom - Et tous ses ennuis, ajoute-t-il, viennent justement de ce mighty lust for life - Which is what I sing about - Il fait de cette fantastique amoralité un fonds de commerce, mais attention, c’est un fonds de commerce stoogien, unique au monde. La cohérence de son goût pour l’amoralité peut faire peur, mais il finit par l’imposer, aussi vrai que le diable règne sur cette terre et que les Stooges sonnent comme la plus grande preuve de l’existence d’un dieu des drogues, on appelle ça le Raw Power, et la presse saute dans le train en marche et s’empresse de titrer «Punk messiah of the teenage wasteland», pas mal, n’est-ce pas ? Mais les Stooges vont mourir - too much drugs, the end of it all - avant de renaître glorieusement. Alors, partout dans le monde, les foules vont aller se prosterner aux pieds des Stooges revenus d’entre les morts.

Signé : Cazengler, Stoobidoo bidoo bidoo ahh

Jeff Gold. Total Chaos. The Story Of The Stooges/As Told By Iggy Pop. Third Man Books 2016

Encore une chose : quand on pose la question à Iggy : «Que doit-on retenir de l’histoire des Stooges ?», il répond ceci qui est le mot de la fin : «Well, I think it’s the eyes of a kid looking at the world» (C’est le regard d’un gamin sur le monde). «That’s what I would say. The feel of the group emanates from looking at everything from a childish perspective» (L’essence du groupe émane d’une vision enfantine du monde). «That’s what I would say. There are good things and bad things to come from that.»

11 / 11 / 2017TROYES

LE 3 B

BARNY & THE RHYTHM ALL STARS

 

Paris-Troyes d'une seule traite. J'arrive juste à temps pour la balance de Barny & The Rhythm All Stars. Sont tatillons les gars, ne laissent rien au hasard. Démarrent au quart de tour, splendide sans se forcer, mais chinoisent, coupent les pousses de bambou en quatre comme Lao-Tseu sur le sentier infinitésimal du Tao, apparemment une mesure en rupture de ban dont l'absence ne se profile guère dans mon oreille. Ce qui est marrant c'est qu'ils semblent y prendre un plaisir fou. Ce qui est précis est précieux affirmait Paul Valéry, certes mais pour les rockers c'est encore mieux quand s'y mêle une pointe de sauvagerie... En tout cas, un excellent hors d'œuvre avant le concert, eux ils auront en prime la raclette que dame Béatrice leur a mitonnée...

CONCERT

Pour des sauvages, commencent doucement, Barny collé au fond devant le rideau noir – une nouveauté – immobile, et le band qui entre sans se presser dans le riff de Claude Placet, monte systématiquement d'un demi-cran toutes les cinq secondes, avec cette régularité inquiétante de l'océan imperturbable qui grignote peu à peu les îlots sableux du Pacifique, mais eux ils vont plus vite, sont patients mais point trop, et dès avant la submersion finale, Barny surgit devant le micro, jeune et sauvage. L'est beau Barny, avec ses yeux noirs pleins de fougue et de gravité, la bandoulière de sa guitare à son nom incrusté de perles, et sa voix de foudre qui se pose en gerbe de feu tel l'alcyon sur les eaux tempétueuses. N'a pas fini son deuxième morceau que déjà une corde désemparée vole au vent. Rien de grave. N'en continue pas moins de frapper son instrument avec cette hargne méthodique et enivrante des outlaws qui mettent le feu à la prairie juste pour précipiter les cavalcades des tribus indiennes. Nous refera le même coup au troisième set, mais ne prendra même pas la peine de changer d'instrument, pas de souci à se faire avec les trois autres pistoleros à ses côtés.

Fred est à la contrebasse. Tout contre. L'est droit comme un I, cheveux peignés en arrière, l'a le look de ces serveurs de casino stylés dans les films d'espionnages, de ceux qui vous ramassent sur les tapis verts d'un coup élégant de raclette des milliers de dollars avec cette indifférence dégoûtée des philosophes revenus de toutes les turpitudes humaines, et qui se révèlent dès la première scène d'action la plus fine gâchette de la pellicule. Le croupier est amateur de belle croupe. Connaît la valeur des jetons ronds et des féminines rondeurs. Tient sa big mama fermement, dans sa jupe de bois cirée comme un cercueil, debout, plantée comme un arbre raide comme la justice, balancier immobile, axis mundi de la régularité temporelle. Visage imperturbable et main infiniment baladeuse sur le corsage du cordage. A peine la penche-t-il légèrement que sa volute vous surplombe comme tête menaçante de drakkar effilé qui remonte les fleuves à la recherche d'un village à piller et à incendier. Le rockab est une musique de prédateurs. La contrebasse est tour à tour moutonnement régulier des vagues, ou mouette rieuse qui rase les flots déchainées ivre de vent et de tempêté, la blanche Leucothéa qui s'en vient porter secours à Ulysse sur son radeau disloqué par les coups de boutoirs des lames neptuniennes. Ingratitude humaine, le contrebassiste semble suivre le mouvement, rameur obstiné rivé à son banc de nage, mais lorsque le guépard rockabillien se met en chasse, faut un doigté clitoridien pour épouser les félinités des successives cambrures de son échine, frôlements de velours quasi inaudibles dans les moments d'approches, lentes traînées insidieuses pour les reptations nécessaires aux positions d'affûts, staccati démultipliés pour les fulgurances de l'assaut ; slaps brutaux pour les morsures sanglantes des résolutions finales. Fred, l'impeccable imperturbable, suscite traduit et dessine de ses doigts agiles les scènes technicoloresques de nos imaginations les plus vives. Souligne les contours et avive la couleur amarante des flammes du rockab.

Stephane est à la batterie. J'avoue avoir été distrait lorsque Barny nous l'a présenté pour expliquer sa présence – une ravissante bout de chou de trois ans s'étant glissée tout devant la scène à mes mes côtés, Barny s'est d'ailleurs précipité, tombé à genoux pour lui permettre de gratouiller sa guitare – tranquille, pas inquiet, prend soin de vérifier sur sa set-list le prochain titre que Claude ou Barny lui annoncent, et il démarre aussitôt comme s'il accomplissait une formalité. C'est qu'avec les numéros de haute-voltige effectués par les deux trapézistes l'a intérêt à renvoyer le trapèze au dixième de seconde prêt. N'a pas droit à l'erreur. Alors il n'en fait pas. L'a une technique que je qualifierai de couvre-feu, s'agit de modérer brutalement les envolées à coups de cymbales comme si vous tentiez de regrouper les braises éparpillées dans la cheminée à mains nues. Pour mieux laisser s'échapper les flammes, plus hautes, plus vives, plus brûlantes, dès que le morceau en cours nécessite une de ces soudaines bouffées d'énergie dont en les violentes survenues réside l'essence du rockab. D'autant plus remarquable que parfois il improvise, résout les problèmes à la vitesse des ordinateurs qui vous posent les satellites en orbite avec cette tranquille assurance avec laquelle vous remplissez votre verre de liqueur ambrée.

Claude est à la lead. Ou plutôt la lead est enchaînée à Claude comme l'esclave soumise à son maître. L'en fait ce qu'il en veut. Une facilité déconcertante. Ne le citez pas en exemple à un guitariste débutant. L'aurait l'impression qu'en un peu moins de trois heures il maîtrisera facilement cet instrument rudimentaire. Vous passe les riffs les plus sauvages avec le tour de main inimitable de Tante Agathe qui repasse votre chemise. Sourire débonnaire et doigts incendiaires. L'air innocent du promeneur distrait qui sort de la pinède en flammes tout étonné des trois cents pompiers appelés en renfort pour éteindre l'incendie qu'il s'est fait un plaisir d'allumer, just for fun. Vous déclenche une catastrophe sonore chaque fois qu'il touche de son onglet une corde. Une espèce de tumulte sonique qui vous emporte au septième ciel, z'avez l'impression de voir Dieu en personne et des anges qui caressent le luth de sainte-Cécile pour en extraire des riffs de fou, mais non, ce n'est que Claude qui médite sereinement l'endroit exactement adéquat où il faut frapper la corde pour qu'elle se détende et libère une note dont l'intensité égalera la morsure du mamba noir ulcéré d'avoir été dérangé dans sa sieste.

On a passé l'équipage en revue. Reste le capitaine. Le plus jeune, le plus audacieux. D'abord la voix. Ou plutôt l'art de la poser. Où il faut. Quand il faut. Comme il faut. Avec en plus cette impression de n'agir que dans l'urgence, de s'en débarrasser à toute vitesse, d'avoir commencé trop tard et fini trop tôt, ou de la jeter avec cette désinvolture de grand seigneur comme des pièces de monnaie pour que le personnel s'amuse, du grand art, quoiqu'il fasse la constatation s'impose, c'était là et ainsi qu'il fallait faire. Barny a l'instinct du rockab, l'est habité par, possédé, l'est des moments où il ne s' appartient plus, des montées foudroyantes de speed-stress, n'est plus lui-même mais n'est pas un autre non plus, l'est simplement la musique qu'il est en train d'exsuder de son corps comme de son intimité la plus profonde, n'en voulons pour preuve que cette interprétation démentielle de Run Away dédié à son père Carl, faut dire que derrière les matelots ont hissé la voilure et que le combo file comme l'ouragan, surtout Stéphane avec ses reprises de batteries, ses trois coups de feu qui relancent la bordée de mitraille, un long morceau qui vous conte la libération de l'esprit qui s'envole à la rencontre de l'âme du monde, le cheval noir de l'attelage platonicien a pris le contrôle sur le blanc et vous conduit en une course folle dans l'excessivité exaltante du soleil, un des plus beaux moments que j'ai vécus, un instant d'infinitude folle, une intensité de toute beauté, jamais égalée, l'on ne sort pas indemne d'une telle interprétation, Barny se retire derrière le rideau noir, tel le roi lézard de Jim Morrison dans sa tente à la fin de la cérémonie, laissant l'orchestre improviser un instrumental.

Revient pour le troisième set. Comme si de rien n'était. Et l'on peut admirer sa prestance. Certes l'espace du 3 B ne permet pas de grands mouvements mais il nous régalera de ces poses stupéfiantes, instantanés de guitare bloquée en des immobilités hiératiques, morceaux à l'arrache et à l'emporte pièce qui vous dégoupillent la grenade du cerveau. Il se fait tard, la soirée se termine sur deux morceaux époustouflants de hargne rockab.

Un des plus beaux concerts du 3 B ( et d'ailleurs) chargé d'une émotion à couper au cran d'arrêt.

Merci à Barny, au Rhythm All Stars, et à dame Béatrice.

Damie Chad.

YOUNG ' N' WILD

Wild Records ( USA ) / 2016

Barny Rodrigues Da Silva :vocals, acoustic guitar, / Claude Placet : electric guitar / Fred Bonifacio : upright bass / Pedro Pena : drums.

 

Belle pochette cartonnée avec à l'intérieur des mots simples et percutants qui marquent le passage de témoin de Carl à Barny, du père au fils, l'héritage pleinement relevé et assumé, car le wild rockabilly ne saurait mourir. Tant qu'il subsistera des amateurs pour perpétuer la légende et entretenir la flamme dévorante. Jusqu'à ce qu'elle nous ait tous consummés et qu'il ne reste personne pour s'intéresser à ces cendres froides d'un monde évanoui. Qui fut et qui aura été nôtre.

 

Run away : l'adieu et l'hommage à Carl, parti trop tôt selon nous, mais selon la destinée qu'il s'est choisie en homme libre. Cordes acoustiques et la voix qui monte et s'interroge, l'élan d'une flamme que le vent couche mais n'éteint pas, se redresse et reprend de plus belle sur cette brève charge de tambour ulcérée, montagnes russes de la douleur et de l'acceptation, les chevaux les plus libres et les plus fous courent d'infinis galops dans les pâturages hauturiers. Magnifique. Une Partenza digne de Viélé-Griffin. Not ready : une deuxième composition de Barny, tous les ingrédients du rockab réunis et réussis, une guitare insistante, une basse grondante et une batterie impitoyable, une voix qui s'impose d'office, naturellement. Bluffant, déconcertant de facilité. I got the bull by the horns : faut toujours chercher la cocarde d'honneur entre les cornes du taureau. Si possible, un vieux vicieux qui a fait ses preuves, c'est ainsi que la jeunesse n'attend pas le nombre des années, Barny et ses stars vous massacrent ce redoutable bison de Johnny Horton de fort belle manière, une danse de scalp indienne comme l'on n'en fait que trop rarement dans nos contrées. I got the river : remettent tout de suite le couvert, un peu plus fort, un peu plus sauvage, la guitare de Claude s'électrifie comme une ligne à haute tension. Barny tient ferme sur la vache folle du rodéo et son vocal qui vous arrache des touffes d'herbes aussi grosses que des balles de foins. Help me to find out : ne s'agit pas de foncer comme une brute, faut encore oser au coeur des tempêtes le détachement moqueur et la voix qui s'amuse, sans oublier que derrière les intruments sont comme le lait sur le feu qui n'attendent qu'un moment d'inattention pour déborder et envahir le monde. Crazy beat : des partisans de la montée continue, vous voulez du sauvage, en voici, en voilà, à profusion, c'est à qui ira le plus vite, la voix ou la musique, passent la ligne d'arrivée à fond en oubliant de s'arrêter. Vous renversent la tribune d'honneur et s'adjugent la coupe d'or promise par les Dieux. Mary Sue : Vous croyiez avoir touché le paroxysme, eh ben non, vous font valser le jupon de la petite Mary par dessus les moulins de Don Quichotte. Vous lui essorent le sexe d'une bien belle manière. Je n'en dirai pas plus mais n'en pense pas moins. Vu les cris, ce doit être particulièrement voluptueux. I don't want to be like you : la voix traîne un peu sur la rythmique endiablée, la guitare en profite pour vous passer un riff dans les replis accordéonesques d'un reptile qui étire ses méandres venimeux. Au point où vous en êtes un peu plus de folie ne peut que vous rendre plus sage. Il faut soigner le mal par le mal. Brutale thérapie. Mais vous file la forme. Mad man : la deuxième et dernière reprise du disque, de Jimmy Wages, le pionnier improbable, l'a connu Elvis à Tupelo, l'a enregistré chez Sun avec Jerry Lee au clavier et Charlie Rich à la guitare. N'a rien vu sortir. Un peu trop sauvage, un peu en dehors des canons – lui qui pourtant tirait à boulets rouges. Plus qu'un symbole, un parti pris. L'enregistrent avec la folie nécessaire. Commencent comme en sourdine et finissent collés au plafond. Crazy about you : tant qu'à être fous, soyons-le jusqu'au bout. Barny traîne exprès sur les syllabes, broute à Charlie Feathers, la vie et l'amour ne sont qu'un jeu de jupe et de dupe. Ce n'est pas pour cela que l'on ne va plus s'amuser. Oh mama : du riff et de la voix. Pas besoin d'ajouter de la persillade sur la lave du volcan qui brûle votre maison. La basse de Fred halète comme un chien qui a couru après tous les chats du quartier, et la batterie de Pedro vous hache le filet de boeuf en purée mousseline. Young and wild : une promesse, un engagement. Tous les deux tenus. Démarrage tout en douceur, mais très vite Barny allume l'incendie, ce sont toujours les pyromanes qui s'égosillent le mieux pour appeler les pompiers. Le plaisir du vice. D'être jeune et sauvage. Dans sa tête. C'est là l'essentiel.

 

Je me répète : un disque essentiel.

 

I GOT THE RIVER / OH MAMMA

( RIP CARL )

Je le cite pour mémoire. Les deux morceaux sont sur le CD. Ce quarante cinq tours sorti quelques mois après la disparition de Carl avait fait le buzz dans le milieu rockab. C'était trop beau, trop inespéré pour être vrai.

Damie Chad.

ROCKABILLY GENERATION N°3

Novembre – Décembre 2017

L'art de la revue est difficile et de longue haleine, tient en même temps du marathon et du cent mètres haies. Faut tenir la distance et paraître à allure métronomique. Sergio Kazh et son équipe ont décidément adopté le bon tempo, celui de la parution régulière et de l'intérêt accru à chaque numéro. Avant d'être une mine d'informations Rockabilly Generation est un bel objet, se feuillette par plaisir, typographie aérée, superbes photos, papier glacé. Plaisir de voir, désir de toucher sont au fondement de l'esthétique et de l'érotique de l'art de la revue. Pin up rockabilly !

Ce numéro trois nous permet de voyager en Europe, compte-rendu du festival Get Rhythm Go Wild d'Ebelsbach en Allemagne et visite chez Rick & Ruby de The Tinstars, en Hollande. Toute la différence entre un reportage et l'accueil chaleureux dans une maison d'amis. L'on se sent bien, comme chez soi, dans ces pages, une conversation à bâtons rompus mais menée fort intelligemment qui se révèle pleine d'enseignements, Rick donne l'impression d'un guerrier rockabilly qui a atteint la maîtrise absolue de la zénitude. Grand article sur Hot Slap de Rouen qui retrace son histoire, quelques propos alléchants des Memphis Flyers, une rapide évocation d'Israël Proulx originaire du Canada, et une interview des Noisy Boys réalisée quelques minutes avant leur dernier concert... Rubriques habituelles, disques Be Bop Creek à l'honneur, concerts, courriers des lecteurs...

Nous avons gardé pour la fin, l'hommage à Sonny Burgess placé en tête du fascicule. Honneur aux pionniers – la forêt d'arbres cannibales qui se cachent derrière le séquoia majestueux d'Elvis - sans qui rien ne serait arrivé mais dont l'histoire épouse les contours d'une génération sacrifiée...

Attention, lecteurs faites vite, les numéros 1 et 2, sont épuisés et vu la qualité et la densité de ce 3, il risque de disparaître rapidement.

Damie Chad.

Editée par l'Association Rockabilly Generation News ( 7 hameau Saint-Eloi / 35 290 Saint-Méen-Le Grand ), 36 pages, 3, 50 Euros + 3, 40 de frais de port pour 1 ou 2 numéros, abonnement 4 numéros : 25 Euros, chèque à Lecoultre Maryse 1A Avenue du Canal 91 700 Ste Geneviève-des-bois ou paiement Paypal maryse.lecoutre@gmail.com. FB : Rockabilly Generation News. Excusez toutes ces données administratives mais the money ( that's what I want ) étant le nerf de la guerre et de la survie de toutes les revues... Et puis la collectionnite et l'archivage étant les moindres défauts des rockers, ne faites pas l'impasse sur ce numéro.

VINCE TAYLOR

SONORAMA N° 37 / FEVRIER 1962

Moins connu que le scopitone, la revue Sonorama. Revue papier et sonore. Chaque article s'étalait sur deux pages, mais la merveille résidait entre, le disque souple glissé entre les deux. Suffisait de poser la revue sur le tourne-disque pour écouter. Sonorama proposait plusieurs sujets d'actualité, mais quand on regarde les sommaires il est facile de se rendre compte que les chanteurs et dans une moindre mesure les artistes de cinéma étaient privilégiés. Entre octobre 1958 et juillet 1962, parurent 42 numéros. Les documents consacrés à Johnny Hallyday ont été réédités par Jukebox Magazine. Pour les curieux, les numéros se trouvent facilement sur les sites à des prix tournant entre 4 et 20 euros... A l'époque la revue était relativement chère ce qui explique son interruption. Le promoteur en était Louis Merlin fondateur d'Europe 1. L'est sûr que le succès de Salut Les Copains ( numéro 1 en juillet 1962 ) a dû lui couper le sifflet. Sonorama a toutefois bénéficié de signatures célèbres comme Jean Cocteau, Pierre Mac Orlan, Louise de Vilmorin...

Et de Vince Taylor, ce qui est nettement plus classe. Twenty Fligth Rock d'entrée, rien de tel pour vous mettre de bonne humeur, mais voici qu'une voix féminine se livre à une analyse psychologique de notre rocker (quasi)national N° 1. L'est comparé à Doctor Jekyll et Mister Hyde, à en croire notre demoiselle ( Jacqueline Joubert ) Vince le jour serait un garçon timide et bien élevé, mais hélas quand survient la nuit et qu'il est assailli par les démons du rock... l'ange de la destruction en personne, et hop on lui donne la parole avec surtout cette bonne idée de faire la traduction une fois qu'il a fini de parler et non pendant. Un peu gêné le Vince, tente de raccommoder la vaisselle brisée – c'est trop tard, l'on n'a pas le texte des deux pages de présentation mais l'on subodore que c'est juste après la mise à sac du Palais des Sports du 18 novembre 1961 – rejette la faute sur la centaine de voyous qu'il ne faut pas confondre avec l'ensemble des cinq mille participants, même si le rock comporte un arrière-fond de violence... passons... la speakerine laisse Bobby Clarke dérouler son solo, les guitares s'en donner à coeur joie et Vince déroule en intégralité un très bon Sweet Little Sixteen.

Tout amateur de Vince écoutera avec plaisir. N'en sort point trop étrillé le Vince, maintenant je ne sais pas comment la majorité des lecteurs de Sonorama devaient recevoir le paquet cadeau quand on pense que le N° 1 proposait Le Soulier de Satin de Paul Claudel... Une étude statistico-sociologique s'impose !

Damie Chad.

A LA MEMOIRE DU ROCK

( V. Taylor, J. Hallyday, E. Mitchell )

FRANCOIS REICHENBACH

1962

Cinéaste, François Reichenbach est un témoin important de la naissance du rock en France. L'a beaucoup filmé et archivé ( voir KR'TNT ! 312 du 19 / 01 / 2017 ) mais à part le long métrage sur Johnny Hallyday et ce court documentaire qui ne dépasse pas la douzaine de minutes peu d'images ont été montrées au public.

Réalisé en 1962 ce film mélange entre autres des rushes du premier ( 24 février 1961 ), du deuxième ( 18 juin 1961 ) festival international de rock'n'roll au Palais des Sports de Paris. Notons que Vince Taylor était la tête d'affiche du troisième festival du 18 novembre 1961. La salle chavire avant qu'il ait pu rentrer en scène... La carrière de Vince ne s'en relèvera pas...

Fallait du courage pour oser montrer d'un oeil sympathique la furia rock'n'roll en pleine action, François Reichenbach ne se démonte pas et use de subterfuges socio-culturels qui le rangent parmi les manipulateurs d'opinion les plus remarquables. Réalise un agressif et insidieux mélange cinématographique : complaisance d'images-choc enveloppées dans une bande-son des plus séductrices.

Bruit de foule déchaînée et lecture en lettres blanches sur fond noir d'un extrait d'un article du 21 novembre 1961 de France-Soir. Assez prémonitoire quand on pense au joli mois de mai 1968, les échauffourées du 18 novembre 1961 ne sont que signes avant-coureurs d'une tempête plus dangereuse qui se profile à l'horizon. Brutal changement d'ambiance, une de magazine offrant un beau portrait de Johnny Hallyday alors que s'égrènent les premières notes du Quintette N° 1 de Luigi Boccherini. Le genre de musique que l'on retrouverait facilement en fond de lecture de La Chartreuse de Parme de Stendhal. Vous allez vous en fader encore quelques instants de ce satané Luigi durant les gros plans sur les visages d'une jeunesse qui se dirige vers les entrées du Palais des Sports. Sont beaux, sont jeunes, nos Rastignac du Rock, n'empêche qu'aujourd'hui ils dépassent les soixante-dix balais et que la réalité a dû raboter sérieusement ce désir de vivre qui les habitait... Du bruit et du noir. Des cris infinis dans lesquels surnage la musique des Chaussettes Noires. Vous ne les entreverrez qu'à peine, la caméra préfère ne pas quitter de son œil de verre ces jeunes fous qui dansent, remuent, crient, exultent... une vague de folie communicante, les Chaussettes têtes coupées pour mieux insister sur la désarticulation des corps et montrer que l'hystérie de la cohue généralisée n'appartient à personne et subitement dans la cohue surgit le visage extatique de Vince Taylor, apparition dionysiaque, félin cerclé de cuir noir, essentiel, absolu, l'essence même du rock, une vision, une interpolation des plus artificielles puisque Vince n'a pas chanté – je dirais des plans de son spectacle à l'Olympia de décembre / Janvier 61 / 62 – puis par la grâce du montage retomber sur Hallyday qui fut la vedette incontestée et incontestable de la soirée du 24 février. Les images s'éclaircissent comme pour filmer un tour de chant des plus classiques, mais non, pour mieux désigner la descente des flics qui provoquent mouvement de reflux et sur la musique de Boccherini se dessine un étrange ballet de pandores qui marque la mesure de leurs matraques qu'ils abattent sur la tête de cette jeunesse en délire. La caméra se braque comme un fusil sur ces jeunes innocents et nous désigne les coupables qui continuent à danser, à tressauter, à s'agiter infiniment, visages épanouis, corps comme libérés de la pesanteur sociétale, comme si leurs soubresauts épousaient le rythme des violoncelles de Boccherini... manière de dire qu'au-delà des siècles musique de chambre ''classique'' et rock'n'roll sauvage ne sont que la même expression de la rage de vivre.

Si je devais donner un titre, ce serait : Tombeau pour Vince Taylor.

Car les images de François Reichenbach ne sont pas loin de la perfection formelle des sonnets mallarméens.

Damie Chad.

Disponible sur Youtube. Tapez les quatre lignes de notre titre. La (re)lecture de Vince Taylor, le perdant magnifique de Thierry Liesenfeld s'avère indispensable pour les esprits curieux et les amoureux du rock.

Ces deux articles ont été suscités par les posts de Vince Rogers sur son FB. Mine de combustible hautement radio-actif à ciel ouvert.

JOHNNY

LA DERNIERE DES LEGENDES

CLAUDE FLEOUTER

( Robert Laffont / Septembre 1992 )

 

Rien que deux livres parus sur Johnny, ces 26 et 27 octobre dernier... J'ai remonté de mon garage – la pièce la plus rock de tout appartement respectable - celui-ci, sorti en septembre. 1992. Un quart de siècle s'est écoulé depuis sa parution. La dernière des légendes a décidément la vie dure. Aussi dure que du bois dont on fait les cercueils. Claude Fléouter n'est pas né de la dernière pluie non plus. L'a réalisé une trentaine de films et écrit une trentaine de bouquins. L'est aussi le fondateur des Victoires de la Musique et des Victoires de la Musique Classique. Je vous laisse seuls juges, n'ai jamais vu puisque que je ne possède pas chez moi cette boite à esclaves que d'aucuns s'entêtent à appeler télévision. L'on sent l'inconditionnel, qui a connu Johnny dans sa jeunesse. Sait de quoi il parle. L'a cette qualité rare, de ne pas se mettre en avant. Raconte Johnny, pas les aventures de Fléouter avec Johnny. A peine si l'on peut deviner sa silhouette dans les coins.

Pas d'anecdotes graveleuses. Ne se voile pas non plus les yeux devant les seins qui dépassent et les chattes qui miaulent de plaisir. Ne raconte pas. Dresse un portrait. Qui tient aussi bien de La Bruyère pour les scènes de genre, que de Pascal pour la contemplation des gouffres intérieurs. Pas d'effort de style, mais bien écrit. Un Johnny en noir et blanc. Beaucoup de gris, beaucoup de noir. Peu de blanc. Ce n'est pourtant pas la couleur qui manque. La saga hallydéenne en épouse les teintes les plus vives. De quoi faire le bonheur d'un coloriste. Cléouter ne s'en prive pas non plus, mais toute la quincaillerie rutilante il la laisse en arrière-plan. L'on ne compte plus les journalistes en mal de ressentiment qui ne se sont pas privés d'attacher de multicolores casseroles dans le dos de notre rocker national. L'on reconnaît les écrivaillons du ressentiment à leurs stylos qui bavent.

Cléouter décrit le rocker mais s'attache à l'homme. Commence par la douleur. Automne 1966. Johnny ne sera pas sur la scène de la Fête de l'Humanité. L'a craqué, tentative de suicide. Sur la brèche depuis trop de temps. Le succès n'est pas venu trop vite. Il est venu très vite. Bien sûr il y a eu les années de galère, mais cela c'est la ration quotidienne de l'artiste qui s'en vient chambouler le jeu de quille établi. N'ont pas duré trop longtemps et lorsque l'on a seize ans et dix-sept ans cela relève encore du jeu. Idem pour le public qui se colle à lui dès la première émission télé. Et qui ne le lâchera plus. Il est l'allumette qui met le feu à la bonbonne de poudre noire. La jeunesse se découvre en le regardant. Il est n'est pas qu'un simple miroir. Il est un modèle. Il est l'artificier. Tout lui sourit. La gloire, l'argent, les filles et le rock'n'roll. De 1960 à 1965, il est l'idole d'une génération. A peine est-il parti à l'armée, à peine s'est-il marié que tout se désagrège. La vague adolescente qui l'a porté reflue, et la nouvelle guigne déjà ailleurs. Se retrouve seul dans un monde nouveau. Son nom fait encore illusion, il est un symbole, ce n'est pas un hasard si les communistes lui offrent le plus grand podium de France. Mais Johnny n'est pas dupe. L'a vu de près la solitude égotiste de Dylan et celle extasiée d'Hendrix, il le sait, il le comprend, il sera seul jusqu'au bout.

Quand l'aigle est blessé il ne revient pas chez les siens parce qu'il na pas de chez lui. Ou il crève ou il se métamorphose en phénix. Et Johnny revient. L'a retenu la nuit du désespoir dans sa poche avec un mouchoir dessus pour qu'elle ne ressorte comme le mauvais génie de la lampe. Côté soleil Johnny est imbattable. Fatigue tout le monde, inlassable, increvable, se couche pour ne plus se relever et se réveille le lendemain en pleine forme. Toujours des idées nouvelles, des lubies qu'il lui faut réaliser à la minute. Filles, voitures, musique, tout et tout de suite. Le prince flamboyant du rock'n'roll. Côté lunaire, c'est nettement moins drôle, un insomniaque – ce n'est pas qu'il est trop surexcité pour dormir, ce n'est pas qu'il ne peut pas, c'est qu'il ne veut pas se confronter à ces minutes d'abîme qui précèdent le sommeil, peur du rêve qui vire au cauchemar, peur inconsciente de la mort, de ne pas se réveiller, Johnny est un angoissé. Rayonnant dès qu'il met pied à terre. Mais l'angoisse l'habite, l'angoisse le ronge. Ne le quitte pas, même quand il allume le feu. Celui qui brûle la peau et qui consume le désir.

Certains mettront plus de temps que lui à comprendre que le rock est une course avec le devil. Même ceux qui se vantent de sympathiser avec lui. En 69 le concert d'Hyde Park en l'honneur de Brian Jones, si symboliquement pharamineux fût-il, n'était que cinq gars qui essayaient tant bien que mal de recoller les morceaux cassés de leur groupe. En 67, Johnny est au Palais des Sports, ne s'agit pas d'un énième tour de chant dont il sait fort bien s'acquitter, mais d'une mise en scène, d'un spectacle qui en donne plus. Faudra attendre la douche froide d'Altamont pour que les Stones comprennent qu'ils ont mangé le pain bleu du rock'n'roll, que désormais il va falloir voir plus grand, prouver au monde entier que c'est eux qui possèdent le plus gros zizi. Entre temps Johnny est revenu aux racines du rock, l'a son Johnny Circus, une folie entre le barnum originaire du Colonel Parker et la carriole des medecine show, mais revue façon cirque Pinder et Bouglionne. Une catastrophe financière mais il s'en relèvera plus grand, plus fort, le livre s'achève alors que la démesure hallydéenne se met en marche...

Je vous passe la tarte à la crème de l'enfant abandonné, Johnny n'est pas Cosette, l'a su se construire sur une situation de départ qui n'était pas jojo. C'est tout. Claude Fléouter ne cache rien, le bon comme le moins agréable, mais pas besoin de sécher vos larmes aux rideaux de la salle à manger. Nous dessine un Johnny timide, secret et sans doute le maître-mot : pudique. L'auteur a eu le trait sûr et perspicace. Un quart de siècle plus tard, Johnny ressemble à ce portrait initial. En vingt-cinq ans frasques et vicissitudes se sont accumulées. Les temps ont changé. Le monde a périclité. Johnny est toujours égal à lui-même. Nous avons pris un sacré coup d'usure. Ce livre antédiluvien de Claude Fléouter nous permet de vérifier qu'à l'intérieur Johnny n'a pas vieilli.

Essayer de faire pareil. Alors on en reparlera.

Damie Chad.

MICHEL GREGOIRE DIT

MOUSTIQUE

UNE LEGENDE DU ROCK'N'ROLL

( Reportage inédit du 17 novembre 1989 / YouTube  )

Ma chronique de l'album de Tony Marlow la semaine dernière m'a donné mauvaise conscience. L'on approche la trois-cent cinquantième livraison et Moustique n'a jamais été nommé qu'incidemment. Reste pourtant un pionnier du rock'n'roll français. On passe un peu vite sur lui, on l'écarte comme un moustique indésirable qui s'en vient butiner dans le pré-carré de votre peau. N'empêche qu'il est monté sur scène avec les plus grands, Jerry Lee Lewis, Gene Vincent et surtout Little Richard qui l'a revendiqué comme ami. Ce mini-reportage est à voir. Moustique dès le début y revendique fièrement ses origines prolétariennes, un gosse de Paris, fils de la misère, à jamais traumatisé par l'apparition du rock'n'roll à l'orée des années soixante. Son premier 45 tours enregistré chez Barclay, la firme qui avait à son catalogue Les Chaussettes Noires et Vince Taylor lui apporta la gloire, celle qui survit à tout. N'en emprunta pas pour autant la voie royale d'Eddy Mitchell, comme Vince malgré des raisons différentes, il connut les itinéraires de la déglingue, rejeté par la vague yé-yé sur le sable les plages du dédain et de la non-rentabilité économique. Un avenir aussi sombre que le fond noir de sa première pochette. N'était pas le genre de gars que l'on pouvait calibrer, comme l'énonçait son premier hit Je suis comme ça, la reprise de My Way d'Eddie Cochran, quinze ans avant Sid Vicious, l'avait la sale habitude de n'en faire qu'à sa tête. N'a pas fait long feu chez les requins du showbizz. Alors l'a tout fait, la prison, un stand d'objets africains aux Puces, l'a tenu deux restaurants, bref l'a survécu dans les eaux troubles de la vie. Irrémédiablement rocker jusqu'au bout des ongles. L'est toujours présent, personnage doté d'un optimisme inamovible et pathétique, la foi du rock'n'roll chevillée au corps, toujours prêt à monter sur scène pour répandre la mauvaise parole du early rock'n'roll, cette musique qui vous salit les mains dès que vous les trempez dans son moteur et vous brûle l'âme. Irrémédiablement. Dès la première écoute. Moustique est un survivant. Moustique est un rocker.

Damie Chad.