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08/11/2017

KR'TNT ! 347 : FATS DOMINO / CRASHBIRDS / TONY MARLOW / MA RAINEY / BESSIE SMITH

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 347

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

09 / 11 / 2017

FATS DOMINO

CRASHBIRDS / TONY MARLOW

MA RAINEY / BESSIE SMITH

TEXTES + PHOTOS SUR  :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Fatsy le magnifique

 

Francis Scott Fitzgerald aurait très bien pu prendre Fats Domino comme modèle pour écrire son célèbre Gatsby le Magnifique. Par contre, Rick Coleman y a pensé. Dans son livre extraordinairement foisonnant, Blue Monday - Fats Domino And The Lost Dawn Of Rock ’n’ Roll, il commence par rappeler quelques vérités élémentaires. Il rappelle par exemple que certains artistes noirs ont réussi à forcer la porte des blancs à la seule force de leur sourire - Subversion was the word. Armstrong and Domino, like Ray Charles, The Supremes, Stevie Wonder and many other black artists smiled their way into American homes - En ce qui concerne Fats Domino, ça va même beaucoup plus loin : Billy Diamond affirme que Fats était le Martin Luther King de la musique et qu’il faisait de l’intégration. Dans l’Oregon, il remplissait la salle d’Indiens, en Arizona, il remplissait la salle de Mexicains - He was the absolute superstar ! - Pendant tout le temps de l’âge d’or, Fats brisa des barrières, libéra les corps et les esprits et imposa le régime égalitaire de la Nouvelle Orleans dans toute l’Amérique.

Fats avait heureusement quelques petits défauts : il aimait l’alcool, les femmes, le jeu et surtout les bijoux. À Nashville, il vit une bague dans une vitrine. Elle coûtait 3.600 dollars, une fortune à cette époque, et sa femme était enceinte. Comme il en avait envie, il dépensa tout l’argent qu’il avait pour se l’offrir, mettant le couple sur la paille. Fats possédait les plus belles voitures, 50 costumes et 200 paires de chaussures. Il ne se refusait rien. Mais que peut-on se refuser quand on vend 100 millions d’albums et qu’on décroche 85 hits ?

Il lui arrivait parfois de boire tellement qu’il n’était plus capable de chanter. Alors, il jouait des instrumentaux. Il perdit au jeu des sommes abyssales, de l’ordre de 100.000 dollars en une nuit. Puis il repartait en tournée pour se remplumer.

Ce qui ressort le plus de cet ouvrage, c’est l’humanité de cet homme qui aimait tout ce qu’on aime quand on vit la vraie vie. Il était l’homme d’une seule femme, Rosemary, mais comme Muddy, il aimait toutes les femmes. Il avait des enfants et portait des bagues extravagantes en forme d’étoiles que lui enviait Ringo Starr. Il trimballait un bar géant en tournée car il craignait, comme il le disait à Ahmet Ertegun, de tomber en panne en arrivant quelque part. Il cuisinait aussi les fameux pieds de cochon à la créole dans sa chambre, et en général, le personnel des hôtels fermait les yeux. Après les concerts, il invitait ses musiciens à venir partager la gamelle avec lui. À Vegas, il chantait les hits d’Evis et Elvis chantait ceux de Fats. Elvis disait aux journalistes : «Fats is the real king of rock’n’roll.» Pas mal, non ?

Le destin de Fats se mêle intimement à celui de trois autres personnages considérables : Dave Bartholomew, Lew Chudd (boss d’Imperial Records) et bien sûr Cosimo Matassa, qui dans son studio J&M Music Shop enregistra tous les géants de l’époque, Fats, Little Richard, Frankie Ford, Fess, Eddie Bo et combien d’autres ! La première fois que Lew Chudd voit Fats dans un club dépouille de la Nouvelle Orleans qu’on appelle the Hideout, il est stupéfait - Antoine ‘The Fat Man’ Domino was rocking the house ! - Il chante The Junker’s Blues - They call me a junker, ‘cause I’m loaded all the time ! Chudd le signe sur le champ et met le paquet : il fait paraître trois albums en 1956 ! Greg Shaw rappelle que Fatsy assurait à lui seul l’équilibre financier d’Imperial. La première année, il vendit 800.000 albums.

Rock And Rollin’ With Fats Domino paraît en mai 1956. C’est là que se niche «Ain’t It A Shame» - You made me cry/ When you said goodbye - un véritable coup de génie mélodique, pure magie de la pop américaine, une véritable extension du domaine de la lutte perdue d’avance - Ain’t that a shame/ My tears fell like rain - Mac Rebennack affirme qu’après Lennon/McCartney, le duo Fatsy/Bartho est le plus grand team de songwriters ever. On trouve également sur cet album l’excellent «Bo Weevil» - Bo Weevil/ Where have you been all day - poppy en diable et gratté à la mandoline entreprenante, ainsi que l’excellent «Please Don’t Leave Me» que Fats chante au oooh-oooh-oooh et au oui-oui-oui. Il swingue cet épouvantable jive de juke comme un démon, baby please don’t go ! On est encore à l’époque chez Cosimo Matassa et quand Fatsy attaque «The Fat Man», il le fait au rentre-dedans et Earl Palmer nous pulse ça au beat féroce. Il faut aussi entendre le festival qu’ils font dans «Goin’ Home», amené au heavy groove de vainqueur. Cet album est un absolu chef-d’œuvre ponctué de hits imparables, comme ce «Goin’ To The River» qui descend en pente douce vers l’origine du monde blanc d’Amérique, c’est-à-dire le Mississippi. Et puis en B, de part et d’autre d’«Ain’t It A Shame», on trouve «All By Myself», un joli jumpah bien secoué du cocotier par ce diable d’Earl et «Poor Me», où on voit Fatsy choper son Poor me à l’octave crépusculaire puis redescendre à la Shame.

Rock And Rollin’ paraît trois mois plus tard. Il s’agit essentiellement d’un album de swing, mais comme chacun sait, le swing est l’une des incarnations de l’humanisme. Fatsy et son orchestre attaquent «My Blue Heaven» à la volée. D’emblée, on a là un cut superbe et alerte, océanique en diable, ils nous swinguent ça à la revoyure. Avec «Goodbye», Fats inaugure un autre fonds de commerce, le balladif romantico swingué de frais - You’re gonna miss me/ I’ll be gone far away - Il se fait aussi joliment insistant sur «I Love Her» qui sonne un peu comme l’excellent «Sometimes After Awhile». On tombe en B sur la première version de «When My Dreamboat Comes Home» et je vous prie de croire que derrière Fatsy le magnifique, ça jazze à tire-larigot. Sans doute entend-on la crème de l’élite du swing majeur de la Nouvelle Orleans. Avec «If You Need Me», Fatsy passe au heavy jumpy des familles de tuyau de poêle, mais de grande allure, et l’orchestre n’en finit plus de swinguer l’oignon du cut jusqu’au trognon. C’est un album dont on ressort à quatre pattes.

This Is Fats Domino paraît en décembre de la même année. C’est là que Fatsy explose avec un hit suprême nommé «Blueberry Hill». Mais on trouve aussi sur cet album l’effarant «La La», hit de juke doté de toute la puissance du big-bandisme de la Nouvelle Orleans. Swing toujours avec «Honey Chile», chef-d’œuvre de tact et de majesté, oh oui, ça swingue sec derrière le gros. Et voilà que tombe du ciel «Blue Monday», l’un de ses plus gros hits, et en B, il se livre à un extraordinaire numéro de voltige avec «You Done Me Wrong» : il chante tout son premier couplet en ah-ah-ahtant. C’est là qu’on commence à essayer de mesurer l’immensité d’un artiste comme Fatsy le magnifique. Il refait un couplet en oh-oh-ohtant. C’est tout simplement écœurant de classe. Il enchaîne ça avec une version complètement laid-back de «Reeling And Rocking» et là, attention, Lee Allen passe un solo de sax vicelard, alors fini la rigolade.

Fatsy devient vite une star énorme et entre dans le manège tourbillonnant des rock’n’roll packages. Lorsqu’il va tourner en Europe, Fats emmène son orchestre, alors que Little Richard et Chuck Berry tournent avec des musiciens Anglais. Ça fait toute la différence. Aux yeux des journalistes anglais, Fats et son orchestre font passer les Soul stars de Stax et Tamla pour des enfants de chœur.

En 1957, les hits continuent d’affluer avec Here Stands Fats Domino. À l’écoute d’«I’m Walking», l’ado Ricky Nelson devint fou et un jour, au bord de la piscine, il déclara à son père qu’il allait devenir chanteur de rockab et enregistrer «I’m Walking». Derrière Fatsy jouent deux des musiciens les plus légendaires de l’époque : Lee Allen et le guitariste Walter Papoose Nelson. Papoose enseigna la guitare à Mac Rebennack, ne l’oublions pas. Un peu plus tard, Papoose allait mourir d’une overdose. Roy Montrell allait le remplacer puis allait lui aussi faire une petite overdose. Pour Fats, Papoose et Roy furent ses meilleurs guitaristes. On trouve d’autres merveilles sur Here Stands Fats Domino, comme par exemple «Detroit City Blues», un heavy blues que Fats roule dans sa farine et il faut l’entendre gueuler dans «Hide Away Blues» ! Dave Bartholomew souffle des coups de trompette dans «Every Night About This Time», un vieux coucou daté de 1949. On retrouve la fabuleuse énergie du son dans «You Can Pack Your Suitcase», pur strut de street joué au shuffle de cuivres. On se régalera aussi des chœurs d’artichaut qui font la grandeur du vieux «Hey Fat Man» daté lui aussi des origines.

Tous ceux qui osaient monter sur scène après Fatsy étaient cuits d’avance. Il venait par exemple de chauffer une salle de 20.000 personnes et le pauvre Chuck qui était en tête d’affiche regretta amèrement d’être passé après lui. Fatsy fut certainement l’artiste noir le plus populaire d’Amérique.

This Is Fats paraît en 1958. Imperial colle la grosse bouille de Fats détourée sur un fond rose. Il attaque avec «The Rooster Song» - Ain’t that a shame ! - lance-t-il et derrière lui, ça tressaute dans la sautillade de Cosimo. Puis il amène «My Happiness» à la magie de Blueberry, c’est à la fois si mélodiquement parfait et si tranchant. Et dire que tout ça se passe chez Cosimo ! On ne peut se lasser d’un coup de swing comme «Hey La-bas» ou de ce slow blues de rêve qui se niche en B, «Valley Of Tears». Il sait aussi jiver son boogie, comme on le constate à l’écoute de «Where Did You Stay» . Il en profite pour nous faire le coup du woouah woouah et place un solo de piano énervé. Lee Allen entre dans la danse et ça donne une sacrée leçon de swing sauvage. Fatsy termine avec «You Know I Miss You», une pure merveille de heavyness de la Nouvelle Orleans et Ernest McLean passe un solo de jazz guitar à faire baver Wes Montgomery.

Greg Shaw rappelle que Fatsy a carrément inventé la scène de la Nouvelle Orleans, car toux ceux qui sont arrivés après lui subirent son influence : à commencer par Huey Piano Smith, puis tout se mit en route avec Minit (Jessie Hill, Ernie K-Doe, Irma Thomas, Aaron Neville), et d’autres encore comme Lee Dorsey, Wilbert Harrison, Buster Brown, Clarence Frogman Henry et Chubby Checker.

Allez hop, Chudd remet le paquet en 1958 avec la parution de deux nouveaux albums, et quels albums ! The Fabulous Mr D et Fats Domino Swings. Sur la pochette du premier, Fatsy rayonne. Les hits se nichent en B, à commencer par «I Want You To Know», heavy romp de yeah yeah yeah oh boy, suivi d’un «44» monté sur le même genre de romp. Là, Fatsy veut se tirer une balle de 44 dans la tête - Kill myself/ Goin’ downtown/Buy me a forty-four - Fantastique d’intentionnalité ! Et puis on bascule dans la magie pure avec «Mardi Gras In New Orleans», comme Fess et Mac, Fats veut rencontrer la Zulu Queen et le Zulu King. Et comme on le constate à l’écoute d’«I Can’t Go On», le pauvre Fats s’est encore fait larguer - Rosalyn/ Come back to me - Mais elle ne revient pas - I’m reelin’ & rockin’/ Like a willow tree - Fats sait aussi chanter le blues, pas de problème, son «Long Lonesome Journey» est un chef-d’œuvre de beat limace gluante. «The Big Beat» qui ouvre le bal de l’A vaut aussi le détour, car Fatsy nous swingue ça comme la bête du Gévaudan. Autre merveille : «What Will I Tell My Heart», un slowah de charme chaud et tendre. Fatsy le généreux enveloppe le lapin blanc dans ses gros bras dodus pour le dorloter. Fats Domino Swings est un Best Of où on retrouve tous ces hits intemporels que sont «The Fat Man», «Blue Monday», «Blueberry Hill», «My Blue Heaven», «I’m Walking» et «Ain’t That A Shame».

L’année suivante paraît Let’s Play Fats Domino. On y trouve une petite merveille intitulée «I Want To Walk You Home», un hit doux et tendu qu’on attendait comme le messie - You look so good to me/ Oh ouie ouie - Fats mène le bal en A avec «Howdy Podner» et raconte l’histoire de Stagger Lee dans un «Stack & Billy» saxé de frais. Pure merveille de swing aussi que ce «Margie» de fin de face, saxé jusqu’à l’os du trognon. Toute l’énergie de la Nouvelle Orleans semble concentrée dans «Ida Jane», véritable foison de on fouillis.

Retour aux pochettes illustrées avec A Lot Of Dominos et nouveau coup de génie avec «Walking To New Orleans». Franchement, Fatsy illumine le monde avec son groove magique - You used to be my honey/ You spend all my money - Encore un balladif conte de fées avec un «Magic Isles» violonné sous l’horizon, là-bas au loin. On sent bien que cet homme ne ferait pas de mal à une mouche. Retour en A où Fatsy se plaint d’être seul trois nuits par semaine dans «Three Nights A Week». Et puis attention à «Shurah», cet énorme jive New Orleans et son solo de kazoo démentoïde. Ces gens-là swinguent au-delà du raisonnable. Et tiens, encore un coup de génie avec «My Girl Josephine» - Do you remember me baby - Fatsy swingue son jive, oooh pooh pooh pooh, merveille absolue - Hello Josephine/ How doo you doo - C’est d’une classe indécente. Par contre, Greg Shaw pense que c’est son pire album, noyé dans les arrangements orchestraux - The Dean Martin treatment.

Allez hop, Chudd remet le paquet en 1961 avec la parution de trois nouveaux albums : I Miss You So, Let The Four Winds Blow et What A Party. Pour Greg Shaw, le portrait de Fats qui orne la pochette d’I Miss You So évoque une sorte d’overweight Frank Sinatra, casually smoking a cigarette. Il ajoute que c’est pitiful. D’autant plus pitiful que le niveau des albums baisse. Pour Greg Shaw, Fatsy est victime du label qui lui fait faire n’importe quoi - It was pitiful what they’d done to him - On trouve cependant trois merveilles sur I Miss You So, à commencer par «Fell In Love On Monday», où ce diable de Fats se fait accompagner par des chœurs d’église. Quelle clameur ! On ne peut pas s’empêcher de penser que le «You Can’t Always Get What You Want» des Stones vient de là en direct. En A, Fatsy tape dans «One In A While», un vieux classique popularisé par Liza Minnelli, Ella Fitzgerald et Sarah Vaughan. Il rivalise d’ardeur avec l’over the rainbow sound of it all. Pure magie fatsydique. L’autre merveille est bien sûr «I Hear You Knocking», la tubercule du hit de Dave Edmunds. Difficile de préférer l’un à l’autre, car Fatsy swingue sa shit comme un chef. On trouve d’autres gros cuts sur cet album descendu par Greg Shaw, et notamment le morceau titre, gros coup de croon de most of all I miss you so. Le pauvre Fats finit toujours par se retrouver seul, sauf dans le civil. Il tape un coup de rockab avec «Ain’t That Just Like A Woman». On note l’incroyable santé du beat. Fatsy sait driver un bop. Le «What A Price» qui ouvre le bal de la B vaut aussi le détour, car c’est suprêmement bien chanté - So good/ Bah/ Bêê/ Bi/ I’m gone/ Oh what a price/ I have to pay/ For lovin’ you - Tout est bon sur cet album, on se régale aussi d’«Easter Parade», un balladif qui promène bien son cul sur les remparts de Varsovie. On a là encore un cut incroyablement vivant et inspiré par les trous de nez. Il boucle avec «I’ll Always Be In Love With You». Fatsy Fats est l’une des incarnations de l’élégance sur cette terre. Il n’en finira plus de sertir la nuit d’encre de petites étoiles bleues. Let The Four Winds Blow est un album nettement moins dense. Il l’attaque pourtant avec l’«Along The Navajo Trail» qu’il chante goulûment et que Greg Shaw déteste. Fatsy Fats fait son croon tranquille. On est à la Nouvelle Orleans, donc tout va bien. En fait, on s’aperçoit qu’il passe son temps à adoucir la blackitude. Avec «Trouble Blues», il tape dans le blues de bar at midnight et en B, il revient au croon de bonne guerre avec «I Can’t Give You Anything But Love». Il roule ça dans sa farine avec un doigté exemplaire. Puis il prend «Your Cheating Heart» beaucoup plus softy que Jerry Lee. Il en fait de l’easy listening. Le morceau titre se veut terriblement rock’n’roll, mais à la Fatsy. Ça passe en douceur. On trouve trois petites merveilles sur What’s A Party, à commencer par «Ain’t Gonna Do It». Oh quelle attaque ! Fatsy rocke son swing avec une véritable aura boréale. C’est saxé au meilleur twang orléaniste. En B, on tombe sur le délicieux «Coquette», un joli groove de timbre tendu. Quelle charmeur, little coquette. Il boucle avec l’excellent «Tell Me That You Love Me» : attaque, foin de son, tout est là et sa douce remontée au chant reste unique au monde. Fatsy passe tout en douceur, il joue son rock avec une tranquille assurance. On se pourléchera aussi les babines de «Did You Ever See A Dream Walking». Fatsy s’y montre une fois encore le mec le plus chaleureux de la terre. On se love dans le groove duveteux de ce charmant gros lard. Il tape un joli coup de heavy blues avec «Bad Luck And Trouble - Don’t let me down/ Trouble is all I found - et le morceau titre sonne comme un doux swing créole, un modèle de décontraction. Ses disques sentent bon la couenne tiède.

Autre chose : à une époque, Fats Domino était le seul pionnier du rock encore actif : Chuck était au trou, Elvis à l’armée, Buddy Holly sous terre, Jerry Lee nettoyé par la presse et Little Richard de retour au séminaire. Fats tournait dans tous les états et cassait la baraque.

Chudd remet le paquet en 1962 avec deux nouveaux albums, Twisting The Stomp et Just Domino. Pochette illustrée pour le premier, un disque qui encore une fois vaut largement le détour, et ce pour quatre raisons. Un, «I Know», embarqué sur un groove joyeux de c’mon baby please c’mon. Il refait un hit avec son vieux oh-oui-ooh-oooh-oui. Deux, on tombe en fin de face sur un «Wait And See» embarqué au pur jus d’attaque. C’est la même magie que Blueberry, mais il en fait quelque chose d’à la fois différent et délicieux. Trois, «Don’t Deceive Me», hit de juke niché en B, encore swingué au aooh-oui. Fatsy n’en finit plus de jerker la paillasse de ses hits. Quatre, «Do You Know What It Means To Miss New Orleans», un groove de charme en hommage à sa ville, qu’il chante à la syllabe mouillée pour en faire l’un de ces balladifs de rêve dont il a le secret. Pour Just Domino, Chudd passe à la pochette jazz : gros plan de Fatsy tramé au point sur fond bleu-vert. Ça swingue dès «Stop The Clock», tic toc stop the clock, jive de syllabes grasses et rondes et en B, Fatsy s’en va scintiller au firmament du croon avec l’excellentissime «Nothing New». Il reste dans le meilleur croon du coin avec «Wishing Ring». Ce nounours attendri éclaire la nuit étoilée. Il termine cet album d’entre-deux avec «Goin’ Home», un heavy blues cuivré de frais et joué à la meilleure franquette de quartier français. Voilà encore un butt-shake unique au monde, un véritable brassage de sons lourds de sens, c’est à la fois épais et tellement plein de vie ! Il faut voir comme ça grouille.

Tout ce qui touche au style de Fats s’apparente au langage ferroviaire - His rumbling locomotive sound powered the band - En effet, Fats n’avait au début ni bassman, ni guitariste. C’est lui qui embarquait l’orchestre. Quand on parle du son de la Nouvelle Orleans, on parle bien sûr de barrelhouse beat.

En 1963, Chudd fait encore paraître trois album de Fats, dont deux sont des resucées bourrées de vieux hits, Here He Comes Again et Let’s Dance With Domino. Par contre, le troisième qui s’appelle Walking To New Orleans vaut le détour, ne serait-ce que pour la classe du morceau titre, fabuleux hit nostalgique - You used to be my baby/ You spent all my money - Avec ce hit, le magicien Fatsy frappe encore. Tout est bon sur cet album, le heavy blues de «My Love For Her» chanté à la pointe d’une glotte émotive, «What’s Wrong» embarqué au swing de bastringue, et quelle assise, et quelle aisance, et quelle poigne, et quelle douceur ! Encore du solide avec «Little Mama», pur rock’n’roll à la Fatsy, une bénédiction de perfection bénéfique, et il boucle l’A avec l’excellent «Goin’ Back Home», fabuleux fatras de bastringue. Autre coup de Jarnac en B avec «How Can I Be Happy». Pauvre Fatsy, il chante ses peines de cœur avec une telle allégresse qu’on doute de sa sincérité. Toujours aussi bon, voici «One Of These Days», un heavy groove joué au beat de la trépigne et repris au vol par des chœurs mâles. Son «Oh Wee» est aussi sacrément bien envoyé.

Fin de la période Imperial en 1963. Fats passe chez ABC Paramount pour enregistrer Here Comes Fats Domino. C’est un changement d’autant plus radical qu’il l’enregistre à Nashville. Il commence par faire du repérage, puis il fait venir ses costumes. Il apprécie l’ambiance et les musiciens. Ça s’entend sur «When I’m Walking», le cut d’ouverture du bal - When I’m walking/ Let me walk/ When I’m talking/ Let me talk - Ça swingue à outrance - It’s time for me/ I struck my stuff - On entend des chœurs extraordinaires sur «There Goes My Heart Again». Ce sont les chœurs africain que reprendra Gainsbarre sur «Couleur Café», avec ce fantastique décalage d’une mesure. C’est un véritable tour de magie rythmique. Évidemment, «Red Sails In The Sunset» sonne comme une carte postale, mais Fatsy la travaille en vrai géant. Il faut voir comme il swingue son bah-bah baby bah-bah dans «Bye Baby Bye Bye». Le gros peut absolument tout se permettre. On retrouve des chœurs magiques dans «I’m Livin’ Right». Fatsy y joue la carte du séducteur dans un écrin de velours. Il fait plus loin un reprise de «Land Of 1000 Dances», mais à sa façon - Do the fish/ Go like this - au swing. Il faut aussi absolument écouter «Song For Rosemary», un instro de classe intercontinentale dédié à sa femme. C’est du romantisme exquis, fin et délicat, qui évoque l’univere féerique de fête foraine à la Kaurismaki. Fatsy termine ce fantastique album avec un «Tell Me The Truth Baby» de nounours chagriné qu’on aimerait tant aider - Don’t tell me no lies/ Do you love me/ I wanna know baby.

Un an plus tard, il enregistre Fats On Fire et plus de cinquante ans après, on s’extasie de cette pochette où on voit Fatsy grimpé sur un camion de pompiers. Il amène son «I Don’t Want To Set The World On Fire» avec un fantastique c’moon et tempère ensuite son Broadway swing de Temporel en martelant joliment son clavier. On a là un cut réellement fantastique. Il passe au heavy groove avec «You Know I Miss You» et on entend même un solo gras. Il prend plus loin «The Land Of Make Believe» au thème de Blueberry, mais avec un come go with me d’entrée de jeu. Quel charme ! Il revient aux chœurs gainsbarriens dans «Old Man Trouble» et en B, il passe au mambo foisonnant avec l’excellent «Mary Oh Mary». Il faut aussi l’entendre chanter «Gotta Get A Job» d’une voix pâteuse. Quel croqueur de groove ! - Ain’t got no money/ Can’t get a job - Il reprend son vieux hit des origines, «The Fat Man» : wow, c’est du «Waiting For The Man» avant la lettre.

Quand Fats partait en tournée avec ses musiciens, il y avait deux voitures : celle des camés et celle des alcooliques. En arrivant à Las Vegas, les camés en manque allaient déposer leurs instruments au pawn shop pour récupérer du cash. C’est là que Roy Montrell, road manager et guitariste de l’orchestre, allait voir Fats pour lui réclamer du cash. Il fallait bien racheter les instruments ! Fats trimballait avec lui une valise de bijoux et comme il se méfiait de ses musiciens junkies, il portait une arme. Sur scène, lorsqu’il finissait son set en poussant son piano à travers la scène, on voyait parfois une crosse apparaître dans l’échancrure de son veston.

Puis Fats va passer de label en label sans jamais retrouver la stabilité de l’âge d’or Imperial. En 1968, il n’intéressait sans doute plus grand monde. On retrouvait sur Trouble In Mind des vieux morceaux comme «I Know», l’un de ses hits majeurs les moins connus. Il sait qu’elle ne l’aime plus mais il chante avec la joie au cœur, comme Charles Trenet. Personne ne peut battre Fatsy sur le terrain du swing joyeux. On retrouve aussi l’excellent «Wait And See» mené au beat de pur swing et chanté à la glotte fluide. En B palpite le vieux «Don’t Deceive Me» parabolique, véritable merveille de raffinement orléaniste swinguée jusqu’à l’os du genou.

La même année, il tente le grand retour avec Fats Is Back. On y trouve une fantastique reprise de «Lady Madonna» qui met du baume au cœur. Fatsy la swingue à la vie à la mort. Il injecte là-dedans toute l’énergie du peuple noir. C’est un shoot de junk dans le cul de la Beatlemania. Il tape aussi dans le pur jus de rock’n’roll avec «I’m Ready». Derrière, ce sont les Blossoms qui font les chœurs. Il attaque ensuite «I Know» sur le mode mambo. Fats prend de l’âge mais il conserve ses vieux réflexes de swinger et de piano-man de bastringue. On se régalera aussi du «Honest Papas Love Their Mamas Better» qui ouvre le bal de la B, car c’est joué au trombone, shufflé au potiron, et swingué par les meilleurs batteurs d’Amérique, Hal Blaine et Earl Palmer. James Booker et King Curtis traînent aussi dans le studio. Fatsy revient à sa chère patate chaude avec «One For The Highway». King Curtis souffle dans la foulée, et il faut voir comme ça swingue dans la pétaudière ! Ici, tout reste bon enfant. Encore une fixette sur les Beatles avec une reprise de «Lovely Rita», un cut beaucoup trop psychédélique pour un vieux routier comme Fatsy. Il boucle cet album miraculeux avec «One More Song For You». Il s’y montre d’humeur badine et croone à la lune. Ce fabuleux troubadour doux et dur, ce vieux racleur de parquets, ce sacré gros lard capable d’enchanter le monde finit par nous fasciner. Il pourrait bien être à lui tout seul le berceau de la civilisation électrique. Il referme le livre de ce disque avec le plus grand soin.

Toujours sur Sunset, paraît la même année Stompin’. On retrouve dans «Don’t Blame It On Me» le heavy groove ferroviaire pianoté de frais. Fatsy chante ça d’une voix délicieusement fêlée. Encore du croon de charme discret de la bourgeoisie avec «I Can’t Give You Anything But Love», aussi imprenable que le bastion de la bastide et plongé dans une ambiance propice à l’épanchement des synovies lacrymales. En B, Fatsy fait son miel avec «Along The Navajo Trail», mais on sent une baisse très nette de régime. L’«Every Night» qui suit surprend par cette slapperie bien poussée devant dans le mix. Mais on sort de cet album un peu déçu, ce que confirme Greg Shaw dans l’excellent portrait qu’il fit de Fats pour United Artists.

Back to ABC en 1969 avec Getaway With Fats Domino. Il y reprend des vieux standards comme «When My Dreamboat Comes Home» et «Trouble In Mind». On se régale de sa version de «Kansas City», joués au beat de bastringue et au cahin-caha de la cantonade. Pure merveille que ce «Slow Boat To China» qui navigue en B et que salue Sam Coomes dans l’un de ses albums. Oui, car voilà du bon vieux jumpy de big band que Fatsy chante comme un roi de Broadway. Et si on écoute «Heartbreak Hill», on assiste à un fantastique numéro de batteur qui démultiplie ses doublettes de tap tap.

On trouve deux pures énormités sur Fats, ce bel album paru sur Reprise en 1970, à commencer par une version de «Lawdy Miss Claudy» jouée en mode slow rock de combustion interne. On va d’ailleurs vite s’apercevoir que tout est inexorablement bon sur cet album. Le cut de fin s’appelle «Work My Way Up Steady». Fats y groove le r’n’b en douceur et en profondeur. Classe et voix, tout est là. On a d’ailleurs un son plus dodu que d’habitude sur cet album. Il suffit de revenir en A et d’écouter «Big Mouth» : on y entend une bassline bien grasse et des petits éclats de sax épars. On ne se lasse pas de ce fabuleux gros lard. Toujours en A, voilà «I’m Going To Help A Friend», un joli coup de groove jazzy joué à l’orgue. Passionnant ! Mais c’est vraiment en B que se joue le destin de l’album. Fatsy chante «Another Mule» du gras de menton. Il mouille bien son groove. Son énergie vaut bien celle des géants. «When You’re Smiling» sonne comme du cabaret enjoué de la Nouvelle Orleans. On assiste là à un magnifique épisode de la fatsytude éternelle. Encore un fantastique groove de softah avec «Those Old Shoes». Fatsy y porte le flambeau du New Orleans spirit.

Encore une sorte de Best Of avec When I’m Walking paru l’année suivante. La pochette permet d’examiner dans le détail la montre étoile et la bague étoile de Fats. On retrouve sur ce disque l’excellent «When I’m Walking», une fabuleuse version d’«Old Man Trouble», chargée de tout la clameur africaine de la Nouvelle Orleans. Fatsy n’en finit plus de chauffer ses intonations et quand on réécoute «Bye Baby Bye Bye», on a toujours l’impression de découvrir un nouveau hit. En B, on va retrouver les imparables «Mary Oh Mary» et «Tell The Truth Baby». Mais tous ces Best Of finissent par brouiller les pistes. Ça commence à sentir l’arnaque. Tiens, en voilà encore un l’année suivante, sur Pickwick, My Blue Heaven. Mais chaque fois, on retombe sous le charme du gros. Qui dira la grandeur de ses attaques, le doux de son approche, le kitsch de son jump et l’élégance de son bonheur à chanter ? Il tape une belle version de «When The Saints Go Marchin’ On» en B, il parvient même à swinguer le gospel batch, ce qui relève de l’exploit. Fatsy a toujours su se montrer extraordinairement persuasif.

À mesure que paraissent ses nouveaux albums, il rejoue inlassablement ses vieux hits, comme on le voit encore avec They Call Me The Fat Man, paru sur Probe en 1973. Il attaque avec le funk créole d’«Old Man Trouble» et revient à l’enchantement dans «The Land Of Make Believe» qu’il chante divinement, sous un ciel étoilé, avec des reflets bleus dans les cheveux. «Trouble In Mind» sonne toujours aussi bien, Fatsy s’y complaît avec la douceur exubérante d’un gros lard sentimental. On ne se lasse pas du doux rayonnement de sa chaleur. On s’effare aussi de l’entendre prendre «You Know I Miss You» à l’aplomb d’une insistance pianistique de haute volée et puis avec «Valley Of Tears», il revient au modèle chromatique de Blueberry Hill. Fats s’y fait l’Enchanteur Pourrissant d’Apollinaire. Avec «Wigs», il passe à l’exotica voodoo. Il traite ça au mambo soigneux et nappé d’ambre jaune. Ça sonne comme un mambo comploteur tapi dans la jungle. Il finit cet album attachant avec une nouvelle version de «The Fat Man» jerkée à outrance.

Rien de nouveau sous le soleil de Cooking With Fats balancé dans le commerce en 1973 par United Artists. La pochette constitue peut-être l’intérêt majeur de ce double album : un graphiste a réussi à fabriquer un Fatsy en pâte à modeler. On retrouve sur ces deux galettes des tas de vieux coucous et des choses marrantes comme cette version du «Jambalaya» d’Hank Williams - Son of a gun up the bayou - Cut terrible que ce «Little Mama» swingé au fouillis outrancier - Come back baby/ In my band new automobile - Sont aussi au rendez-vous le vieux «Shurah» avec son solo de kazoo et «What’s The Reason I’m Not Pleasin’ You» où Fats traite ses problèmes conjugaux d’une voix chaleureuse et utopiste, sur fond de heavy slap. On retombe aussi sur les excellents «Three Night A Week» et «Are You Goin’ My Way», visité par un joli solo de Mac Rebennack. L’album se termine sur l’incomparable «La La» qui est certainement l’un des fleurons de son élégance. Pickwick rebalance la même année l’album When My Drumboat Comes Home. Aussitôt après le morceau titre qu’on finit par connaître par cœur à force de le recroiser, on tombe sur «I’ve Got A Right To Cry The Blues» amené à la clameur du gospel batch, mais avec la puissance d’un gentil géant - I really lost my mind - On retrouve aussi l’excellent «On A Slow Boat To China» joué au jazz de Broadway sur fond de shuffle princier. Tout chez Fats respire la joie et la bonne humeur. Avec «Bailin’ The Batch», il passe au jolly jumper de gai pinson. C’est presque du Walt Disney, tellement on a envie de rire de bon cœur. On retrouve aussi en B «Heartbreak Hill» et les tambours de Congo Square : une vraie bénédiction, un don du dieu Congo des congas congolais. S’ensuit cette version tellement distinguée de «Kansas City» qu’il chante à l’accent chaud, sucré et généreux. Mais apparemment, le gros ne compose plus grand chose.

Paru en 1979, Sleeping On The Job réserve quelques surprises de taille. On entend ronfler Fatsy sur le morceau titre d’ouverture. Il est essentiel de préciser que l’album est enregistré chez Allen Toussaint, à See-Saint. Fatsy reprend l’énorme hit d’Ivory Joe Hunter, «When I Lost My Baby» et il ajoute, d’une voix chaude, qu’il a failli perdre la boule - I almost lost my mind - C’est une merveille absolue. Voilà comment se manifeste la puissance d’un mec comme Fats. Il croone sa mélodie en force. Le «Something About You Baby» qui suit en bouche aussi un coin, car c’est incroyablement juteux et dynamique. En B, il remonte au firmament avec «Any Old Time». Sacré Fats, il pardonne tout - Any old time/ You want to come back home/ Drop me a line - Il fait une sorte de romantisme à toute épreuve. On aime ce gros à la folie. Avec «I just Can’t Get (New Orleans Off MyMind)», il tape un petit groove de merry steamboat en hommage à sa première fiancée, sa ville chérie - Music all the time - Une fois de plus, il se retrouve seul dans «The Girl I Love». Il souffre trop, c’est atroce et un sax verse de l’huile sur le feu - Woke up this morning/ I was all alone - Fabuleux Fatsy - Help me find/ The girl I love.

L’ouvrage de Rick Coleman fourmille d’anecdotes extraordinaires, du type de celle-ci : un soir à Vegas, Roy Montrell va trouver Fats dans sa suite à l’hôtel. Fats est allongé sur son lit. Roy lui demande du cash, soit-disant pour ses enfants. Fats l’envoie promener. Montrell insiste et Fats lui rétorque : «Fuck your children !». Alors Montrell saute sur Fats et ils se bagarrent comme deux gamins. Les coups pleuvent. Fats attrape la cravate de Roy pour l’étrangler mais elle lui reste dans la main. C’est une cravate à clip. Fats la regarde et regarde Roy et là ils éclatent de rire. Et bien sûr, Roy repart avec son cash.

Fatsy est l’un des artistes les plus compilés de l’histoire. C’est même une horreur. Il existe des centaines de Best Of. Oui des centaines ! S’il faut en choisir un dans ce paradis des charognards, c’est forcément celle que proposait Greg Shaw en 1975 sur United Artists. Le texte qu’il consacre à Fatsy le magnifique est un modèle du genre. Il rappelle que Fats avait déjà vendu à cette époque 65 millions de disques - that’s a lot, buddy - il parle de lui en termes de flamboyance, d’exubérance, de style distinctif et de class by himself. Puis il rappelle qu’il a influencé tout le monde, de Smiley Lewis à Guitar Slim, en passant par Lloyd Price qu’il accompagne au piano sur «Lawdy Miss Clawdy». Pour le Bomp-man, Fats est avant tout un entertainer qui n’a qu’un seul but : communiquer sa joie de vivre à son public - There can be no doubt that Ftas Domino is one of the great entertainers of our era - Toujours selon lui, Fats a permis à une génération d’échapper à la médiocrité de l’ère Eisenhower - Fats was Mr. Fantasy to us - Fats pouvait rire de son obésité, il pouvait se jeter dans une rivière à cause d’un chagrin d’amour, mais il savait qu’un jour il deviendrait énorme.

Et Greg Shaw conclut son fantastique hommage à Fatsy ainsi : The vitality of his recordings sound even stronger today. So hey Mr Fat Man, play us a song and make us all happy.

Ce fatsyrama est bien sûr dédié au fils du Diable.

 

Signé : Cazengler, Fats domiteux

 

Fats Domino. Disparu le 24 octobre 2017

Fats Domino. Rock And Rollin’ With Fats Domino. Imperial 1956

Fats Domino. Fats Domino Rock And Rollin’. Imperial 1956

Fats Domino. This Is Fats Domino. Imperial 1956

Fats Domino. Here Stands Fats Domino. Imperial 1957

Fats Domino. This Is Fats. Imperial 1957

Fats Domino. The Fabulous Mr D. Imperial 1958

Fats Domino. Fats Domino Swings. Imperial 1958

Fats Domino. Let’s Play Fats Domino. Imperial 1959

Fats Domino. A Lot Of Dominos. Imperial 1960

Fats Domino. I Miss You So. Imperial 1961

Fats Domino. Let The Four Winds Blow. Imperial 1961

Fats Domino. What A Party. Imperial 1961

Fats Domino. Twisting The Stomp. Imperial 1962

Fats Domino. Just Domino. Imperial 1962

Fats Domino. Walking To New Orleans. Imperial 1963

Fats Domino. Here Comes Fats Domino. ABC Paramount 1963

Fats Domino. Fats On Fire. ABC Paramount 1964

Fats Domino. Fats Is Back. Reprise Records 1968

Fats Domino. Trouble In Mind. Sunset Records 1968

Fats Domino. Stompin’. Sunset Records 1968.

Fats Domino. Getaway With Fats Domino. ABC Paramount 1969

Fats Domino. Fats. Reprise Records 1970

Fats Domino. When I’m Walking. Harmony 1970

Fats Domino. My Blue Heaven. Pickwick Records 1971

Fats Domino. They Call Me The Fat Man. Probe 1973

Fats Domino. Cooking With Fats. United Artists 1973

Fats Domino. When My Drumboat Comes Home. Pickwick 1973

Fats Domino. Sleeping On The Job. Antagon 1979

Fats Domino. United Artists 1975

Rick Coleman. Blue Monday. Fats Domino And The Lost Dawn Of Rock ’n’ Roll. Da Capo Press 2006

03 – 11 – 2017 / MONTREUIL-SOUS-6BOIS

L'ARMONY

CRASHBIRDS

 

Dans le tournant les phares de la teuf-teuf explorent le bas-côté, cela ne dure qu'une seconde d'éternité, la silhouette d'un splendide renard se profile dans l'ombre, esquisse un saut dans une trouée obscure, n'en verrai pas plus, nous sommes déjà loin l'un de l'autre de cette hasardeuse rencontre fugitive, j'aime cette présence sauvage, pense à ces mises à bas successives au fond des terriers, depuis trois mille ans qui ont été nécessaires pour que cette faune se perpétue au fil des ans et des chasses, un esprit de survie et de résistance sans égal. Les bêtes sauvages se maintiennent envers et contre tout sur des territoires cernés que l'homme dévore sans faim, s'accrochent à la terre, résolues à tenir quel qu'en soit le prix. Une très belle métaphore du rock'n'roll, la dernière des musiques insoumises.

 

BIRDS AVANT L'ENVOL

Nos deux oiseaux sont dans leur nid douillet, sur la scène de L'Armony, en bout de bar, surplombés d'une muraille d'une flopée de baffles noir-corbeau de mauvais augure. Devant grouille une population rock déjantée sortie des catacombes avertie par de mystérieuses antennes que ce soir le festin sera bon. Le rock'n'roll n'est jamais meilleur que quand il s'offre à votre appétit insatiable sous forme d'une charogne baudelairienne, ouverte à tous, les cuisses entrouvertes. Une banderole le proclame sans ambages Dirty Rock'n'Blues, ne venez pas vous plaindre, vous avez été avertis...

Maître Pierre, barbichette grisonnante et sourire sardonique, sur son tabouret, de noir revêtu jusqu'à la guitare, saupoudrée de poudre de talc d'une blancheur que nul ne prétendrait innocente, les crashbox sont à ses pieds comme suppliantes agenouillées attendant le cimeterre fatal, l'est davantage cruel, s'en servira de punching balls horizontaux auxquels son pataugas droit ne cessera de méthodiquement porter des coups abrupts.

Reine Delphine, toute droite, sanglée de noir, debout dans ses interminables bottes à lacets s'exhaussant vers la cascade de sa chevelure de flammèches noires à lueurs rousses qui brûlent et auréolent ses épaules, l'ivoirine de sa gorge n'en paraissant que plus pâle, statue hiératique de cantatrice, s'amuse à chauffer sa voix de mille trilles volubiles, elles s'éparpillent sur l'assistance comme promesses de venins incitatifs

 

ONIRIE SERPENTAIRE

Au-dessus des marécages. Le rock des Crashbirds est aussi noir que brouet spartiate. Ne contient que l'indispensable. Le son, l'énergie, la boue, le sang, le cri. Tout le reste n'existe plus. L'essentiel prend figure d'absolu. Un vol de chauve-souris maléfiques virevolte dans la cage thoracique d'un squelette de dinosaure. L'os brisé des idées ne révèle aucune substantifique moelle. L'inéluctable aux semelles de plomb est en marche. Trombe de tronches de zombies aux yeux rouges déferlent sur vous et vous accaparent. Sont deux à s'affairer dans la forge des illusions perdues. Pierre Lehoulier héphaïstocien héros des alliages inaltérables, Delphine Viane pythonisse sacrée des sentences comminatoires. Enonciations sans appels. Le monde de Crashbird est sans pitié. Nous ressemble trop pour ne pas nous trouer la tête. Des becs picorent notre matière grise, se goinfrent à même la coupelle de notre boîte crânienne. Chacun d'eux, perchés sur une de nos épaules, ne peuvent se regarder sans échanger un long regard de satisfaction carnassière. Ne se rappellent ni du passé, ni du futur. Notre présent, pas davantage que notre présence, dans les rets qu'ils nous ont tendus. Les oisillons facétieux aiment à rire, ce sont les pires.

 

TWO SETS

Commencent à l'heure. Ne prendront qu'une très courte pose, dix minutes montre en main, pour revenir au chagrin. Au charbon. A la coalescence noire de la pierre lehouilleuse, à l'ardoise ardente, à la braise abrasive du piétinement rythmique. Au couperet sanglant des imprécations delphiques édictées par la fée viViane. Mettre Jésus en croix, dès le premier morceaux – Serge Pey ne débutait-il pas pas sa présentation du poète vietnamien Pham Cong Thien par un appel à tuer le Buddah – rythmique lourde et chant clair. Le blues en tant qu'hypnose – hygnôse – collective, dans l'assistance les corps s'entremêlent et glissent comme serpents dans le nœud coulant des nids de l'éros. Froissement de tôles et longues virées sur l'autoroute des reptiles. Le rock est une liturgie rampante. Chant du coq de Delphine par trois fois. Dirty, saloperie blanche en ballade au bout de la nuit noire. Titres identiques caïmans gueules ouvertes qui vous tirent par les pieds dans les repaires interdits. Entrer dans la bête, en prendre possession. Chaman. Puissance bestiale. L'électricité comme tatouage hiéroglyphique sur les séquences immémoriales des souvenirs enfouis dans la vase du vécu. Sarcophages plombés qui remontent à la surface des eaux. L'intérieur du coffret n'est que l'image de l'extérieur. Delphine voodoo récite le chant séculaire et Pierre gardien du seuil veille à l'ouverture des portes. Les dieux lovecraftiens remontent à la surface de la terre et zigzaguent sur les pelouses ordonnées des hommes pleutres. Manier le chant comme sabre de cavalerie, mille sabots de chevaux furieux arpentent les crashbox, de la guitare s'échappe le coulis juteux des armoiries perdues. La déesse blanche aux cheveux de feu récite l'accomplissement des chants prophétiques. Pierre distribue les petits gâteaux de l'humour fourbe. Open bar, les rêves et les cauchemars en libre-accès. Les Crashbirds ne mégotent pas sur la quantité. Ni sur la qualité. Les continents des certitudes intérieures s'effondrent. Le rock est un acide qui dissout les scories de la vie. Vous dénude jusqu'à l'os. Le micro-cosme de Delphine s'identifie au macro-cosmique des étoiles. Le chant de l'univers pleut. Il est l'onde gravitionnelle qui nous embourbe dans tous les marasmes du désastre. Nous voici gangue de terre. Les friselis de la guitare de Pierre se fichent en notre présence tubéreuse de poupées vaudou. Nous voici transformés en marionnettes existentielles. Vouées au seul culte de nos errements les plus grossiers. C'est ainsi que nous ouvrons nos yeux d'aveugles dans les pénombres insondables. Le chant nous guide et la guitare nous perd. Eurydice remonte nos ombres à la surface de la terre, nos pas cheminent sur un sentier de rock et de Pierre. Nous sommes perdus. Définitivement. Parfois le blues se fait sortilège. Parfois le rock se fait poème. Parfois nous retrouvons les empreintes de nos propres pas, nous comprenons alors que les signes laissés par des pattes d'oiseaux sont autant d'énigmes à déchiffrer. Il ne reste plus qu'à remonter le papyrus sacré. Le voyage au pays de la mort se termine. Au fond du bar Farid, signale qu'il est l'heure de mettre un terme à ces longues dérives de guitares folles, il agite les bras comme pour l'appontement des bombardiers sur le porte-avions dans les films de guerre. La part-house métaphysique du rock'n'roll s'achève. Nous revenons d'une étrange migration dans le sillage des Crashbirds. Le rituel initiatique est achevé. La fausse vie peut reprendre son cours indigeste. L'on s'en moque. Les Crashbirds nous ont entrouvert durant près de trois heures les portes de corne et d'ivoire chères à Gérard de Nerval. Le rock comme exploration des cavités secrètes. Les trous du gruyère de l'existence grignotée par les souris des computeurs qui corrompent notre rapport au monde. Pierre passeur karonique, Delphine vestale des empires perdus. Le feu du blues couve sur la cendre de nos mondes détruits. Les Crashbirds sont des rares qui savent encore raviver la flamme. Apprenez à lire les augures. Le vol des oiseaux qui crashent le dirty rock'n'blues nous sont signes envoyés par les dieux enfuis.

Damie Chad.

 

DEAD CITY / CRASHBIRDS

 

Delphine Viane : vocals, guitar, drum / Pierre Lehoulier : lead guitar, and double, crashbox.

 

Le quatrième CD des Crashbirds en cours d'élaboration se nommera European Slaves. Un titre des plus réalistes quant à l'appréciation de notre monde. En attendant l'imminence de sa sortie, penchons-nous sur le deuxième paru en 2015 que n'avions pas encore chroniqué. Pour les amateurs, l'existe aussi en 33 tours, ce qui permet de mieux profiter de la couverture dû au talent de Pierre Lehoulier qui sévit aussi dans la bande-dessinée. Pas vraiment une image pieuse. L'on pourrait l'intituler : les poubelles de l'histoire. Seul ennui et manque de chance, c'est sur nous que se referme le couvercle. Les Crashbirds annoncent la couleur peu glorieuse de notre avenir : glaireuse. Désolé de vous l'apprendre, nous sommes cuits cuits rock'n'roll ! Une consolation tout de même, la galette nous offre neuf titres originaux qui forment la colonne vertébrale des concerts des vilains petits oiseaux. Dénonçons tout de même la perfidie pierreuse de M. Lehoulier qui n'a pas, à seule insidieuse fin de vous soumettre à une odieuse manipulation mentale, hésité à rajouter sur son dessin une voiture de police - tout le monde la déteste - juste pour exciter votre hargne et vous mettre en situation d'écoute maximalement appropriée.

 

Dead City : mine de rien, le rock c'est comme le théâtre, faut d'abord poser le décor. Les Crashbirds ont l'art et la manière de le planter à la mode de chez nous. Violemment rock. Un klaxon de guitare qui se prolonge, le riff enfle et grossit. Delphine débarque dans cette fureur comme une déesse du walhalla en manque de chant de bataille. La guitare se gorge de cadavres. Parfois elle s'arrête brusquement comme devant un amoncellement de corps sanglants. Pour repartir aussitôt. Nous sommes rassurés. Someone to hate : rythmique presque guillerette. Avez-vous remarqué comme les plus horribles récits proférés avec un sourire en deviennent attachants ? Z'avez l'impression grisante de chevaucher dans les plaines asiatiques avec les hordes d'Attila. Les chardons de la haine poussent dans votre cœur. Ailleurs l'herbe ne sera jamais plus verte. ( précision pour les amateurs des chansons d'amour, durant le spectacle nous ont aussi interprété une deuxième douce romance Someone to kill. ) The midnight prowler : si le promeneur de minuit déambule près de chez vous, calfeutrez-vous at home. L'a la démarche inquiétante, lourde et appuyée comme un blues de la mort. La guitare se consume lentement, et la voix de Delphine est une torche inhumaine qu'elle brandit comme une arme blanche rouge de sang dans les rues désertées. The lions : posez un regard froid sur la réalité brûlante, clame Delphine, soyez lions nietzschéens qui vous croquent les fantômes des idéologies nauséabondes chaque matin au petit déjeuner. La guitare de Pierre comme crocs cruels qui s'enfoncent dans le stuc des fausses pensées incapacitantes. Beau carnage. Âmes couardes abstenez-vous de descendre dans l'arène. No fun for punk : pas très pink pour les punks. La guitare fait du ping-pong avec leurs volitions. La voix de Delphine est la balle qui rebondit sur les murs. Un boulet de canon qui détruit les illusions fantômales de vos représentations. Aucune de vos protections mentales n'y résistera. Crétins : vraiment méchants. Delphine vocifère et Pierre vous concasse au riff de pierre anguleuse. Enfouissez-vous au plus profond et laissez passer le rouleau compresseur. Désolé s'ils emploient le marteau-piqueur pour vous déloger de votre trousse à frousse. Personne ne peut vous aider. No left no rigths : Delphine s'amuse avec un battoir, faut bien vous enfoncer dans la tête que votre présence au monde est une erreur monstrueuse. Elle pousse le cri de la tarentule géante qui se jette sur sa proie. Derrière Pierre exulte, vous construit une symphonie de riffs, un oratorio de déchetterie humaine. Blood : carmagnole sanglante. Au début ça goutège, Delphine a le blues rouge, la guitare clapote, la crashbox patauge, l'inondation se propage et engloutit le monde. Inutile de savoir nager, le flot lent exerce une succion qui vous engloutit doucement mais sûrement. L'abîme est sans fond. Once upon a time : il se fait tard, Papa Pierre et Maman Delphine vont vous lire une histoire pour que vos cauchemars soient encore plus destructifs, la guitare décrit des arabesques digne des mille et une nuits de l'horreur sans fin, Delphine préfère se taire, se contente de tambouriner des perfidies, bonne nuit les petits, les ogres affamés quittent leurs cercueils, des cris de goule retentissent au fond des cimetières.

 

Ceci n'est pas un disque. Juste un chef d'oeuvre. A ne pas mettre dans toutes les oreilles. Idéal si vous caressez l'ambition de devenir serial-killer.

Damie Chad.

 

TROYES - 04 / 11 / 2017

LE 3 B

TONY MARLOW

 

Tony Marlow, l'ultime pionnier du rock français. Certes l'est né quinze ans après la première vague, mais l'a tant œuvré pour la renaissance rockabilly en notre pays depuis les années quatre-vingts que nous lui devons une fière chandelle. Des Rockin'Rebels à Betty Boops, des Bandits Manchot à Jamy and The Rockin Trio, de Tony Marlow's Guitar Party à K'ptain Kidd, l'a été partout, de tous les mauvais coups, derrière la batterie, guitare en avant, au micro, en anglais, en français, en corse, mais aussi aux manettes des six volumes de l'anthologie Rockers Kulture parus sur Rock Paradise de Patrick Renassia qui présenta entre 2010 et 2015 plus de cent trente groupes rockabilly, sans oublier le superbe numéro spécial Rock'n'Roll Guitare Héros de Jukebox Magazine ( H.S. N° 37 / Avril 2017 ) qui regroupe ses doctes études consacrées aux plus grands guitaristes du rock des années cinquante et soixante. Un numéro indispensable pour tout amateur des pionniers. Un activiste rock infatigable, toujours sur la brèche. Bref vous comprenez pourquoi la teuf-teuf fonce vers la bonne ville de Troyes, au 3 B de dame Béatrice Berlot, qui a son habitude nous a mijoté une de ces p'tains de soirées dont elle a le secret. Salle pleine encore une fois.

 

LE COUP DU TOMBEAU ETRUSQUE

Je vous vois venir avec vos yeux en soucoupes de tasses à café. Vous êtes de ces damnés ignorants qui n'entrevoyez aucune liaison entre un tombeau étrusque et un show de Tony Marlow. A moins que vous ne soyez un adepte du Thriller. Non, pas Mickhael Jackson, une fausse piste, restons s'il vous plaît entre gens de bonne compagnie. Je fais allusion au genre littéraire du même nom. Notamment à ce Mystère du Tombeau Etrusque dû à l'imaginative plume du grand écrivain américain Damie Chadie. Je suis bon prince : je vous explique : page 15, sur votre gauche, dans votre livre, 2300 ans avant Jésus-Christ, la jeune et innocente Drusilla pénètre fort imprudemment dans ce fameux tombeau étrusque dont la porte entrouverte ressemble à une tentante invitation. Accompagnons dans sa descente des degrés morbides notre jeune ( sweet little sixteen aurait écrit Chuck Berry ) imprudente, sa silhouette gracile, ses longs cheveux blonds qui tombent sur ses épaules, la naïveté de son regard, son jeune sein qui palpite sous la mince tunique de lin blanc, et cette ombre derrière elle qui se dessine sur la muraille, et cette main squelettique qui surgit du néant et se referme sur son cou... 18 heures. Remettez-vous, ne vous laissez pas submerger par l'émotion, nous sommes maintenant sur la page de droite, folio 16, juste au début du deuxième chapitre, à New York, le six juillet 2017, et l'agent du FBI John Powys s'apprête à quitter le commissariat. L'a prévu d'inviter sa femme au restaurant pour fêter leur dixième anniversaire de mariage, le téléphone sonne, son chef l'appelle, un clochard vient de se faire assassiner dans la 118° rue... Si vous possédez les codes littéraires nécessaires ou un esprit rompu aux arcanes du roman policier vous avez compris qu'entre la mort de Drusilla vieille de 23 siècles et le crime de ce SDF de la 118° rue il existe un rapport. Mystérieux. Et même que l'avenir de l'espèce humaine est entre les mains de ce modeste sous-fifre du FBI engagé dans une haletante course contre la mort, ma foi bien mal partie pour notre agent... Evidemment si vous vous rangez dans la frange des GSH ( Génie Supérieurs de l'Humanité ) vous êtes doué d'un cerveau hors-pair et vous avez saisi intuitivement le rapport entre ce maudit Tombeau Etrusque. Et Tony Marlow.

 

CONCERT

Oui, j'ai le regret de le dire Tony Marlow use et abuse du coup du tombeau étrusque. C'est même sa spécialité. Possède deux complices. Pas beaucoup, mais suffisants. Des orfèvres. Auréole de cheveux blancs sur chemise country noire impeccable, derrière sa batterie, Fred Kolinski ressemble à Dieu le père sur son nuage. Un redoutable, la baguette aux aguets, connait le répertoire par coeur et le chantonne silencieusement tout le long du set. Christian Méliès est à la basse. Electrique. Les puristes rockab en restent dubitatifs, n'a même pas une contrebasse, c'est quoi ce scandale ! Sûr que c'est scandaleux, car sa vulgaire basse électrique il vous la fait swinguer comme celle de Charlie Mingus. De Ray Campi si vous préférez. Mais il a la pulsation noire qui jazze en douceur et profondeur. Propulse des notes élastiques qui se font la courte-échelle et se lancent dans des roulades acrobatiques. Autant l'affirmer sans tarder, ces deux-là jouent tout en finesse. Z'avez l'impression d'assister à un dessin animé musical, les notes fusent de partout, courent dans tous les sens, s'éparpillent comme torrents de billes et hop reviennent se ranger tout en ordre dès que Fred bat le rappel sur son tambour. Généralement un coup lui suffit. L'en rajoute parfois un second pour ne pas trop sidérer l'assistance de ces immobilités stupéfiantes, mais jamais trois, nul besoin d'exagérer, on n'outrepasse pas la mesure. Cela ne se fait pas. Vous avez le canevas de base. C'est là-dessus que Tony nous fait le truc étrusque. Plus fort qu'un turc. Regardez-bien, voilà c'est fini. Vous n'avez rien vu. Normal, c'est diabolique. C'est irritant Marlow. Vous donne l'impression de jouer en play-back. Ce n'est pas le cas, toute l'assistance peut en témoigner. D'abord il vous passe un riff. Comme vous votre chemise du dimanche. D'accord la sienne est propre et la vôtre sale. Vous le répète trois ou quatre fois, et puis vous avez le deuxième guitariste qui le reprend à la tierce ou à la quarte. Un peu plus haut, un peu plus bas. Souvent avec des ajouts de chrome flamboyant. Vous avez trouvé l'erreur. Sur le plateau, il n'y a pas de deuxième guitar-héros, c'est Marlow qui fait tout le boulot. Vous propulse de la page quinze à la seize, sans que vous l'ayez vu bouger le moindre petit doigt. Idem pour les pédales, les dédaigne. Un magicien. Un guitariste hors-pair. Et hors-paire puisque il est sans alter égo. En plus il joue à tombeau (étrusque ) ouvert. Grosse cylindrée. Le son file à l'horizon, s'éloigne à tout berzingue et le voici qui enfle revient sur vous sans crier gare. Tant pis si la loco vous écrase. Ce ne sont pas les deux autres lascars qui vont baisser les barrières. Sont plutôt du genre à jongler avec les aiguillages et à déprogrammer les ordinateurs de bord. On ne s'ennuie pas à bord de la Marlow shuffle, l'on ne sait jamais sur quel rail on roule, mais l'on arrive à bon port à la seconde près. De toutes les manières l'on ne s'arrête pas. Ça c'est de la rythmique ! Des accompagnateurs de génie. Entendez par là qu'ils ne se contentent pas de suivre. Ont leurs chemins de traverse. Pas du genre à rater le rendez-vous du dernier crossroad. Mais quand il y arrivent le diable n'a plus rien à leur apprendre. Tony, la guitare connaît ça sur le bout des phalanges, alors il rajoute une dernière couche, le chant. Parfaitement bilingue. Passe de l'anglais à la langue de Voltaire sans effort. Pas la même modulation, pas les mêmes inflexions, jusqu'à la manière d'ouvrir la bouche qui est différente – plus ronde chez les englishes, plus plate chez les mangeurs de grenouille – Tony s'en moque, le rock n'a qu'un seul idiome, celui du phrasé énergiciel, et puis ce jeu intonatif qui mime les situations, la langue ( pas le langage sujet d'étude des ennuyeux linguistes, mais la baveuse avec laquelle vous titillez celle de votre voisine ) est la marionnette expressive du rock'n'roll, Marlow raffole de ces jeux de rôle, c'est la propulsion beaucoup plus que la signification du mot qui décrit et raconte. Tony puise à pleine main chez les pionniers, Cochran, Vincent, Perkins, Taylor, et les français Hallyday, Moustique, Vivtor Leed, et dans son propre répertoire, toute une galaxie, mais ce qui compte c'est que tout est prétexte à faire chanter sa guitare. Même couché par terre sous les hurlements du public, Tony imperturbable, sourire aux lèvres, passe ses accords, même quand un fan le tire par les pieds – je suppose pour l'emmener chez lui et le garder rien que pour lui – trois sets impeccables d'un bout à l'autre, le savoir-faire, le style, la classe, Tony Marlow nous a bluffés. Grand. Très grand.

Que voulez-vous, le tombeau étrusque n'est pas étriqué !

Damie Chad.

 

SURBOUM GUITARE / TONY MARLOW

 

Tony Marlow : guitare, batterie, chant / Gilles Tournon : basse, contrebasse.

Pochette: Eric Martin.

 

Rock Paradise / RPRCD 43

 

Pour les amateurs de rock français, si décrié par beaucoup. A croire que nul ne reste longtemps prophète en son pays... ce qui est sûr c'est que sans Johnny Hallyday, Moustique, et tous les autres qui ont introduit le rock en France, nous serions restés durant des lustres terre réfractaire et de désolation rock.

 

Les guitares jouent : commence fort Tony, un titre de Johnny Hallyday pour ouvrir le bal des maudits. A l'époque ( 1964 ) Phillips l'avait couplé avec Bonne Chance sur le super-quarante-cinq tours de la quinzième série. C'était une reprise du Surfin' Hootenanny du guitariste Al Casey – produit par Lee Hazelwood, pour la guitare Johnny avait Joey Greco, l'a dû rajouter sa voix mâle au premier plan parce que Lee et Al en avaient abandonné le traitement à des choeurs féminins. C'était la grande époque des groupes de filles, Shirelles, Crystals, sur lesquels Phil Spector s'essayait aux premières pierres cyclopéennes de son wall of sound, l'arrive à produire un son de guitare plus ample que les originaux, surfin' avec fioritures cochranesques en clin d'oeil, Une accentuation en début qui rappelle davantage la souplesse du phrasé de Dick Rivers, que la hargne juvénile de Johnny. RDV au Ace Café : encore un mythe du rock'n'roll, anglais cette fois-ci, une évocation instrumentale de l'Ace Café lieu de ralliement de tous les rockers. Au temps des motos Triumphantes. Passionné de moto Tony y a d'ailleurs consacré en 2011 un vingt-cinq centimètres See You At The Ace en 201à cette vénérable institution rock, il y donne d'ailleurs un récital ce 11 novembre 2017. Cet original est une petite merveille. Vous y apprécierez autant le jeu de guitare que de la batterie. Cordes d'or et rythmique de platine. Rien ne ressemble plus à un instrumental qu'un instrumental, Tony parvient à être imaginatif. Vous embarque dans une virée pleine de surprises. Vous surprend à chaque motif de broderie. Points de précision et grandes claques d'ourlets sauvages. Remarquez que derrière Gilles Tournon ne lui laisse pas une seconde, lui tire la bourre à mort. L'ai remis une cinquantaine de fois à la suite sans avoir épuisé mon plaisir. Tu me quittes : extrait des Rocks les plus Terribles de Johnny qui reste le grand album ( pour ne pas dire le seul, le Vince... ! de 1965 étant hors-concours et préfigurant une autre époque) de la première période du rock français. Reprise de Presley et d'Arthur Crudup avec Joey Greco à la guitare. La version de Tony est moins électrique que Johnny, davantage électrifiée que Crudup, très éloignée du vocal traînant d'Elvis, l'utilise différents niveaux de jeu de guitare, alterne les sonorités et les styles avec ce grand art de ne jamais paraître décousu. Donne l'impression du poisson qui par-dessous s'en vient gober l'insecte qui s'est imprudemment posé de l'eau, surgit là où on l'attend le moins. Gilles Tournon clôture comme il a commencé, impérialement. Quand Cliff Gallope : l'on s'attendait à un instrumental pour ce titre hommagial. Evocation de Gene Vincent sur le premier couplet, l'oreille aguerrie des rockers a tout de même reconnu les syncopes de Cliff Gallup dès les premières mesures. Attention Tony Marlow ne se contente pas de citer les terribles zébrures de Cliff. Réinterprète à sa propre manière, rajoute sa sauce personnelle, une musicalité différente, un subtil mélange inédit aux fragrances jazz – Cliff provenait de là - et sixties – Cliff a refusé d'entrer dans la terre promise après en avoir tracé le chemin - qui fait toute la différence. Pour la batterie ne court pas après les feulements inimitables de Dickie Harrell, l'est plus sec et plus directif. Percussif et persuasif. Boogie furieux : instrumental, la guitare qui broute et qui sonne, tour à tour et sans fin, l'on appelle cela une démonstration, à chaque tour de piste, plus beau, plus fort, plus rapide. Tony excelle à ce jeu du surpassement incessant. Au rythme et au blues : Johnny décidément à l'honneur, encore un extrait de Les Rocks les plus Terribles, la reprise de Roll over Beethoven de Chuck Berry. Une adaptation plus fidèle au jeu de Joey Greco. L'est vrai que Joey ne se démarquait guère de Chuck Berry qui reste un peu l'influence préférée de Tony. Le swing du Tennessee : Victor Leed ralluma la flamme du rock français dès la fin des seventies. Fut un pionnier de l'explosion rockabilly qui précéda par chez nous l'engouement pour les Stray Cats. Commença comme Tony à la batterie. Ses premières apparitions publiques orientèrent bien des jeunes vers cette musique. Tony reprend donc ce Swing du Tennessee qui pour l'esprit des paroles n'est pas loin du Cow-boy d'Aubervilliers de Michel Mallory qui fut parolier de Johnny. Bel hommage à Victor disparu en 1993. Guitare claire et voix claire. Tony évite le piège de ce semblant d'accent américain qui revient en filigrane de temps en temps dans le vocal de Victor Leed. Reste fidèle à l'original, même si l'accompagnement un peu moins roots carillonne agréablement. Une invitation évocatoire à réécouter, voire à découvrir, Victor Leed dont le souvenir s'estompe... Et la fuzz fut : instrumental : la joie du rock dans toute sa splendeur, les cats adoptent la démarche idoine, celle qui attire le regard des filles. Ecoutez, vous en miaulerez de plaisir. Ronron de satisfaction finale assuré. Le monde est peuplé de souris. Juste sur terre pour être croquées. Le guitar show : Le Movie Mag de Carl Perkins, certains imbéciles le traitent de second couteau du rockabilly, mais il reste le pionnier des connaisseurs. Tony dote ce bijou précieux d'une armature d'or qui à mon humble avis surcharge un peu trop l'agate rustique, l'armature fragile de fer blanc de Carl me manque. Maintenant l'a bien ciselé son ouvrage Tony. Tequila, twist et Cucaracha : de ces morceaux que Charlie Rich jouait dans les bars de la middle class country dans le long passage à vide de sa carrière. Les senoritas ont beau onduler du derrière, Tony Marlow rend la tristesse sous-jacente de bien des titres de Charlie Rich. Rien n'y fait, ni les cris, ni la danse, ni la l'amour, le cafard veille. Plus près du blues qu'il n'y paraît. Jerk & twang : instrumental : c'est sur les rythmes pénardos qu'il est bon de montrer tout ce que l'on sait faire pour ne pas endormir le rocker. Tony connaît l'art de tirer sur l'élastique des culottes au-delà de ses limites et de le relâcher pour qu'il s'en vienne émoustiller la peau des belles croupes. Je suis comme ça : un petit Moustique vous tiendrait éveiller un régiment de rockers toute la nuit. Tony nous en apporte la preuve en réinterprétant ce classique du rock français. Piqûre venimeuse. Chykungunya rock. Un bel hommage à ce pionnier des plus authentiques du rock parisien. Même les rockers ont le blues : toujours un zeste de nostalgie dans le rock'n'roll. Laissez la guitare, la voix de Tony suffit à vous distiller cette impuissance de vivre qui nous assaille trop souvent. Une petite merveille vocale. Ne pas en abuser. Certaines chansonnettes sont de véritables invitations au suicide. Pas très grave quand on se rappelle que les guitares jouent sur la piste un.

 

Disque d'une richesse inépuisable. Tony tire dans tous les azimuts du rock français. Un CD qui fera la joie des connaisseurs mais qui permettra aux néophytes d'aborder un continent trop souvent inexploré.

Damie Chad.

 

BLUES ET FEMINISME NOIR ( II )

 

Chose promise, chose due. Voici donc la kro sur le CD qui accompagne le book d'Agela Davis. Zavaient bien présenté le bouquin pour les trente ans des éditions Libertalia. On a eu droit à un mini-concert, pédagogique certes mais certainement plus agréable à écouter qu'un exposé en quatorze points. Julien Bordier explique en quelques mots la thématique principale d'un morceau, nous en lit sa traduction et laisse place à Karim Duberne qui nous l'interprète au cromi et à la guitare. L'a une belle voix Karim Duberne, mais son interprétation résonne beaucoup plus country que blues. Pas du tout désagréable mais un peu gênant pour ceux qui entendent pour la première fois du early blues comme l'une de mes voisines... Le CD, sommairement emballé dans une pochette plastique transparente cachée et protégée par le large rabat de la couverture, ne bénéficie que d'une esthétique particulièrement hideuse, l'on eût préféré une mince pochette cartonnée avec la date d'enregistrement des morceaux et si possible le nom des musiciens ayant participé aux séances.

 

MA RAINEY

Entre décembre 1923 et octobre 1928 Ma Rainey a enregistré quatre-vingt quatorze morceaux. Vingt titres ont depuis bénéficié de l'édition de prises alternatives et ont été rajoutés depuis ( voir Ma Rainey. Mother of the Blues. 5-CD box set. JSP Records JSP7793 en 1979 et Ma Rainey. Complete Recorded Works in Chronological Order en 1986 ). Les dates que nous mentionnons sont celles des séances et non de la sortie des disques. Thomas A. Dorsey et Georgia Tom sont une seule et même personne. Leader de la formation qui accompagna sur scène et sur disque Ma Rayney, il joua aussi avec Tampa Red ce qui explique la conjonction du guitariste avec Ma Rainey. Ses compositions comme Peace on the Valley ou Precious Lord furent repris par beaucoup notamment Elvis Presley ou Johnny Cash. Le Georgia Jazz Band est aussi connu sous le nom de Wild Cats Jazz Band. Né en 1899 Georgia Tom est mort en 1993.

Explaining the blues : ( 1925 ) music maestro, un tapis de cuivre doux comme rousseurs d'automne, à un moment interrompu par des accords de piano qui déchirent le silence qu'ils installent, et tout repart une tonalité de clarinette qui s'enroue en s'extasiant et puis miaule en petit chat qui réclame sa coupelle de lait tiède, la voix de Ma Rainey lointaine, la prise de son semble décevante, mais tendez l'oreille, orchestre et vocal s'entrecroisent comme serpents de caducée. Prove it on the blues : ( 1928 ) with Her Tub Jug Washboard Band, la voix cette fois prime, devant bien fort, l'orchestration rampe dessous ou claironne comme musique de numéro de cirque. Grosse caisse traînée sur le plancher, l'on n'est pas loin du vaudeville, mais Ma Rainey réveille les gars et les fout au boulot plus vite que ça. Shave 'Em Dry : ( 1924 ) : deux guitaristes inconnus grattouillent à croire qu'ils se servent de jouets de gosses. Ma Rainey chante pratiquement a capella, comme une grande, magistrale. Les autres courent derrière et font juste semblant de se donner une contenance. Traveling Blues : ( 1928) le Tub Jug Washboard Band se tortille en intro, Ma vous chante le blues comme vous videz votre revolver sur le précepteur, avec ce sourire narquois qui vous va si bien. En contre-chant une cruche asthmatique souligne son insuffisance. See See Rider Blues : ( 1925 ) with the Georgia Jazz Band. Devant le grand Louis Armstrong Ma se fait câline, chatte de gouttière en chaleur, elle essaie le coup du charme style vamp, ne lui manque que le porte-cigarette de trente centimètres de long. Insiste un max, la voix ondule, Louis éjacule. Black Eye Blues : ( 1928 ) Tampa Red, et Dorsey au piano, duo de choc, Ma emprunte une voix de mec, pas question d'être intimidée par ces cadors, met les points sur les I, et eux y vont en douceur, se calquant sur la moindre inflexion de sa voix. Guitare de Tampa aussi acérée qu'un rasoir de maquereau. Sleep Talking Blues : ( 1928 ) On prend les mêmes et on recommence, guitare aigüe, piano tapotant et Ma qui se la joue lyrique et pédagogique, vous balance de telles bassines d'eau sale de blues sur la trogne que vous ne vous en relevez pas. Ma Rainey's Black Bottom : ( 1927 ) her Georgia Jazz band, scène de film, Ma la pochtronne titube dans la rue, vagit comme la bouche de l'enfer, elle assure et elle assume. Souveraine, vous avez un trombone qui stroumphe à chaque pas, comédie humaine. Booze And Blues : ( 1924 ) her Georgia Jazz band. Rien ne vaut une bonne biture bien chaloupée. L'orchestre reprend en choeur. Plus on est de fous, plus on a la tristesse joyeuse. Qu'importe l'ivresse puisqu'on a le flacon.

 

Pouvez essayer toutes les formations derrière elle. Ma Rainey est toujours seule dans son chant. L'on sent la bête qui n'en fait qu'à sa tête. S'obstine en elle-même, droit devant et les autres suivent comme ils peuvent. Le pire c'est que la patronne est aussi bonne fille, leur fait la charité de leur donner l'impression qu'elle fait gaffe à leurs trémolos, qu'elle les entremêle dans sa voix, qu'ils font un travail de groupe, tous ensemble. Solitude bleu-sombre.

 

BESSIE SMITH

 

I'm Wild About That Thing : ( 1929 ) : guitar : Eddie Lang, piano : Clarence Williams : tout de suite la différence, piano mutin et la grande dame s'avère être une grande artiste, sait tout faire, peut tout faire. Sur ce truc elle préfigure toutes les chanteuses qui ont suivi, cabaret, beuglant, comédie musicale, sophisticated ladies en tous genres. Preachin' The Blues : ( 1927 ) James P. Jonhson : un piano et une voix, que voulez-vous de plus ? Dans ces deux premiers morceaux l'on est beaucoup plus dans le jazz que dans le blues. Une voix parfaite qui joue à saute-moutons avec les triple-croches. James P Jonhson cabriole sur les touches. Gimme A Pigfoot : ( 1934 ) : bass : Billy Taylor Sr, clarinet : Benny Goodman, guitar : Bobby Jonhson, saxophone : Leon Chu Berry, trombone : Jack Teagarden, trumpet : Frank Newton : Bessie descend la voix, la racle sur le macadam, joue la poissarde, attention dès que le piano se fait taureau, elle s'assoit entre ses cornes et lui tapote négligemment le dos et la cuivrerie rutile comme à la parade. Safety Mama : ( 1931 ) : piano Fred Lonshaw : Fred y va mollo, madame pousse la romance dans les orties de ses cordes vocales, vous prend l'accent pointu, pour mieux vous regarder de haut. Elle y réussit parfaitement. Vous êtes la carpette sur laquelle elle s'essuie les pieds. Pas contente, l'est persuadée de les avoir salis. Soft Pedal Blues : ( 1925 ) piano : Fred Longshaw, trombone : Charlie Green :les musicos n'entendent pas mettre la pédale douce sur l'intro, la miss arrive et s'adjuge la première place, doucement les gars, c'est moi la chef, la voix s'amplifie, s'alourdit et s'alanguit pour mieux monter plus haut, le trombone soupire, alors excédée elle vous expulse de ces amygdales des cris de cowboy à tétaniser un troupeau de vaches. Empty Bed Blues Part I : ( 1928 ) : piano : Isadore Meyer, trombone : Charlie Green : serait tout de même temps de passer au blues, alors elle y va franco de port mais se lève du pied gauche, I wake up this morning, le trombone de Charlie Green n'arrête pas d'aboyer et c'est parti pour un beau duo. Bizarrement c'est sur ce morceau que l'on voit tout ce qu'elle a emprunté à Ma Rainey. Empty Bed Blues Part II : ( 1928 ) : et c'est reparti comme en quatorze, mais Isadore Meyer s'en vient faire entendre son piano, Charlie ne tient pas la bougie mais un trombone, nous en donne quelques trombes claironnantes à réveiller les morts, Bessie s'en moque, Charlie peut même imiter le canard qui s'ébroue, Bessie nous aide à comprendre pourquoi la terre est blues comme une orange. Sanguine, avait oublié de préciser le poète. Back Water Blues : ( 1938 ) : piano : James P. Jonhson : trilles de pianos, le clavier en tremblote de toutes ses dents, sonne et casse comme Dame Carcasse de Carcassonne, Bessie ne l'entend pas, elle chante, pas très haut, juste ce qu'il faut pour s'enterrer tout de suite dans le raquellement de sa gorge, prononce le mot blues d'une telle manière qu'il en paraît interminable. Spider Man Blues : ( 1928 ) : sax : Abraham Wheat, piano Isadore Meyer : early in the morning, sax et trombone sursautent le réveil et Bessie rameute les fantômes de toutes les vies ravagées, cuivres en sirènes de bateaux qui quittent le port, Bessie vous prévient, ailleurs ce ne sera guère mieux.

 

Immenses toutes les deux. Une préférence pour Ma Rainey que je dirais gorgée de l'eau du Delta. Bessie a perdu cette rusticité animale, l'est une fille des villes, de celles qui ont tout compris et tout essayé. Fine mouche. Ma vous a de ces morsures de taon qui vous trouent la peau de l'âme. Me suis bien gardé de suivre les analyses sociologiques d'Angela Davies. Le blues est bien un corps à corps sexuel. Métaphysique aussi.

Damie Chad.

02/11/2017

KR'TNT ! ¤ 346 : CAN / NO HIT MAKERS / THE NOBELS / LOOLIE AND THE SURFIN ROGERS / NATCHEZ / ZINES / BLUES FEMININ

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 346

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

02 / 11 / 2017

CAN / NO HIT MAKERS / THE NOBELS

LOOLIE AND THE SURFIN ROGERS

NATCHEZ / ZINES / BLUES FEMININ

TEXTE + PHOTOS SUR :

  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/…/2…/11/index.h...

Le Can dira-t-on

 

Bon, voilà, terminé pour Jaki Liebezeit, l’âme de Can, le roi du beat hypno qui jouait chaque nuit pour des éléphants roses, oui la chanson morose, celle du temps où il s’appelait Jaki. Il est parti notre kiki, sous sa croûte, le kraut est en deuil, les voyageurs au long cours descendent à la prochaine station, les trips gratuits, c’est terminé, les petits cocos. Game over !

Terminé aussi pour Holger, celui dont on n’arrivait pas à prononcer le nom, alors on s’arrêtait à Holger. Holger Czukay, tu parles d’un nom ! D’ailleurs, c’était un peu la même chose avec les deux mecs qui accompagnaient Tony McPhee dans les Groundhogs. Des blazes impossibles à prononcer et encore moins à mémoriser.

Jaki et Holger sont des vieux de la vieille : ils sont nés à la fin des années trente. En plus, ils ne sortent pas de la cuisse de Jupiter. Comme John Cale, Holger vient d’un circuit classique, puisqu’il eut Stockhausen à la fois comme professeur et comme père spirituel, de 1963 à 1966. Stockhausen lui apprit l’art de composer mais l’incita surtout à prendre des risques. Jette-toi à l’eau ! C’est vrai qu’on ne fait rien dans la vie si on ne prend pas de risques. N’oubliez pas que Stockhausen figure sur la pochette de Sergent Pepper, juste à côté de WC Fields. Holger rencontra aussi Karajan qui dirigeait sans jamais lire une partition (il connaissait tout par cœur), puis John Cage.

En 1966, Holger s’installe en Suisse et devient prof dans une école de musique où il rencontre Michael Karoli. Rencontre intéressante puisque Karoli l’initie au rock en lui montrant «I Am The Walrus». L’organiste Irmin Schmidt qui suit aussi les cours de Stockhausen prend contact avec eux et Jaki vient compléter les effectifs. Voilà pour la genèse.

En montant Can, leur plan est simple : mélanger le rock, le jazz, la musique contemporaine et ce qu’on va appeler plus tard la world music, tout en préservant l’esprit d’improvisation. L’une des aventures les plus excitantes de l’histoire du rock allait commencer. Jaki allait se spécialiser dans l’hypnotic minimalism en conseillant tout simplement à Holger de ne pas jouer ses notes de basse on the beat, mais off the beat - never try to double a foot drum, you play somewhere else - Alors Holger allait jouer something in between, d’où ce son.

Ceux qui ne supportaient pas ce «rock planant» que les marchands de disques appelaient le kraut-rock (sans savoir ce que ça voulait dire) parvenaient quand même à écouter quelques cuts de Can. Car Can rockait. Ces cats de Cologne trempaient dans l’expérimental, bien sûr (comme d’ailleurs le Velvet), mais certains de leurs albums dégageaient un réel parfum de sauvagerie (comme le Velvet, d’ailleurs). Les deux responsables de cette sauvagerie teutonique s’appelaient Malcolm Mooney et Jaki Liebezeit. Il faut aussi savoir que John Lydon rêvait d’avoir Jaki dans PIL.

Pour Holger, le meilleur souvenir de Can, c’est le premier album Monster Movie - The luck is getting under your wings - Sur la pochette, Holger est surnommé technical laboratory chief & red armed bass. Avec «Father Cannot Yell», Jaki crée bien les conditions de l’hypno latéral et l’infâme Malcolm en profite pour commencer à déconner. Ils passent à la pop-rock puissante avec «Outside My Door» et jouent la carte de Can, avec un Malcolm débridé qui donne libre cours à son animalité génétique et là, le miracle de Can commence à se matérialiser. En B, vous ne trouverez qu’un long cut intitulé «You Doo Right», et c’est là que les camps vont se constituer : d’un côté le camp des amateurs de cuts longs, et de l’autre côté, le camp de ceux qui préfèrent le format chanson de trois minutes et qui ne savent pas quoi faire de ces longs morceaux partis à la dérive. Ce ne sont évidemment pas des choses qu’on peut écouter à jeun. Pour rester magnanime, disons qu’il s’agit d’invitations au trip, ce qui était assez courant, pour ne pas dire banal, à l’époque.

On trouve deux parfaites abominations sur Soundtracks paru l’année suivante : «Soul Desert» et «Mother Sky». Dans «Soul Desert», Malcolm institue officiellement le groove de cromagnon. Il devient l’espace d’un cut le grand génie malade du XXe siècle. Malcolm Mooney se conduit comme un fabuleux empêcheur de tourner en rond. Ce mec est atteint, oui, mais prodigieusement atteint. Il s’en prend aux maudites morues monotones et immodestes. Dans «Mother Sky», Jaki bat vite et bien, il crée les meilleures conditions du beat hypno longitudinal, celui qu’on jouait en place de Tarente et dans la plaine du Pô, le beat fou des tarentelles qui courent à travers les haies de cyprès depuis des siècles, c’est l’hypno des légendes incertaines et Jaki joue d’incroyables variantes tapageuses, il voyage d’un fût à l’autre à l’allegrio des Grisons. Oh il faut aussi entendre Malcolm jazzer le groove dans «She Brings The Rain». Autre merveille indispensable à tout kraut cat : «Don’t Turn The Light On Leave Me Alone», un groove canien joué à coups d’acou et à la flûte de Pan, et ça fonctionne admirablement. Jaki passe aux sableurs du désert et on assiste à une intensification malveillante du groove basané, à la galvanisation balsamique du grain, au clônage de graves de bazar. Et pour répondre à la question : «Ces mecs créent-ils un monde ?», la réponse est oui.

Tago Mago est l’album le plus connu et sans doute le plus apprécié de Can. Mais c’est surtout l’album de Jaki. On assiste avec ce double album au couronnement d’Hypno 1er, roi du beat têtu comme une bourrique. Tous les cuts intéressants de ce disque sont hantés par cet incroyable métronome à deux pattes que fut Jaki Liebezeit. C’est aussi là que Damo Suzuki fait son entrée. Il remplace Malcolm. Dès «Paperhouse», Jaki bat tout droit alors qu’à l’Ouest se lève une tempête sonique. S’ensuit un «Mushroom» devenu un classique. Oui, car voilà le prototype du cut hanté et monté sur le plus décharné des beats qui se puisse concevoir ici bas. Jaki bat ça sec et net. Le mushroom dont parle Damo, c’est bien sûr celui d’Hiroshima - Well I saw a mushroom here - Et en B, ils partent en virée avec «Halleluwah» monté sur un beat de syncope sauvage et complètement fascinant. Jaki crée là l’identité du groupe. C’est le cut de beat parfait et on vit en direct une sorte d’expérience tribale. Après un court interlude musical, on assiste au redémarrage de la machine infernale, c’est digne de Tinguely, tout Can vient de là, de ce mouvement perpétuel et de ce ferraillage exaltant, de cette forme d’Africanité de Cologne, un beat taillé pour la route, dix-huit minutes d’intensité et de classe et avec ça, Jaki crée déjà les conditions d’un monde à venir, celui de Babaluma. Jaki, c’est le jah du job, le jus de Can, un joke de jive.

S’ensuit Ege Bamyasi et sa boîte de piments verts. Avec «Pinch», on reste à l’âge d’or de l’ère Damo. Voilà encore un cut d’apparence barbare, la présence de Damo renforce le côté mongole et des trouées de fuzz enveniment encore les choses. Jaki bat ça si sec qu’on s’en effare une fois encore, le beat halète littéralement et Damo se prélasse dans un son qui lui permet d’exercer sa logique psychotique. Avec «Sink Swan Song», Damo Suzuki fait son kiki comme Jaki, et on arrête aussitôt de rigoler, car Can crée les conditions du climat. On a parfois l’impression d’un grand sérieux quand on écoute Can, sans doute à cause de ce côté laid-back persistant. Mais il n’existe rien d’aussi bien battu que ça. Oui, Jaki bat ça sec et sans remords. Can répond à toutes les questions : Can est-il Can ? Oui, car Can est dans Can. Les cuts se succèdent benoîtement en une sorte de procession et Jaki n’en finit plus de trousser ses petites dégelées circonstancielles, comme dans «I’m So Green» - Yes I feel what you said - et l’impression se confirme, tout repose sur Jaki, c’est au-delà de tout ce qu’on peut imaginer en matière de beurre, il bat tout à la dure de gras sec. Ce brillant album s’achève avec un «Spoon» qui sonne véritablement comme un hymne.

Future Days paraît en 1973. Le morceau titre de l’album préfigure le Babaluma à venir. Il est ici question de vaporous intensity. La voix de Damo flotte dans des espaces intermédiaires, on a une belle texture respiratoire, douce et si agréable à l’oreille. Tout le monde solote et personne ne solote. Can est le groupe universaliste par excellence. Jaki cultive tranquillement sa polyrythmie. Il préside au destin de Can. Comme toujours, Can affiche un mépris total de la prétention, surtout celle qu’affichent les groupes de rock. John Payne nous rappelle que Can enregistre à l’époque sur un deux pistes, et donc ils s’interdisent toutes les fioritures. Ça finit par donner un son trop dépouillé, trop éthéré, qui ne peut certainement pas plaire à tout le monde. «Bel Air» remplit toute la B, mais on y sombre, corps et âme.

Encore deux merveilles impérissables sur Soon Over Babaluma qui date de 1974 : «Dizzy Dizzy» et «Come Sta La Luna». Jaki prend le beat de Dizzy au primaire élastique. Il fabrique une ambiance fascinante avec ses petits bras. Nous voilà au pays magique de Babaluma et franchement, on aimerait bien y rester pour toujours. Les notes y flottent dans une espèce de stratosphère lumineuse. Jaki passe au mambo pour la Luna, mais avec une clameur venue du fond des âges. Can veloute l’atmosphère une fois de plus, nos amis de Cologne chaloupent des hanches sur ce groove mystérieux en qui tout est, comme en un ange, aussi subtil qu’harmonieux. On a là quelque chose d’une beauté parfaite, quelque chose de lointain et de désincarné. Si par curiosité on va faire un petit tour en B, alors on tombe sur «Chain Reaction», une merveille incroyablement africaine. Jaki nous réinvente le beat des savanes, ces fameuses savanes que traversèrent à pieds Gordon et Speke lorsqu’ils exploraient l’Est du continent africain à la recherche des sources du Nil. C’est un cut pour le moins extraordinaire, joué à la meilleure prestance tribale. On y sent battre le pouls du monde antique.

Une nommée Christine s’est amusée à grimer les quat’ Can sur la pochette de Landed. L’effet est marrant. C’est fou ce que la fantaisie peut plaire, ici bas. Par contre, les quat’ Can n’ont plus de chanteur, plus de Damo ni de Malcolm. C’est Holger Czukay qui s’y colle, mais il faut bien admettre que le groupe perd toute sa démesure. Ils rentrent dans le rang, mais avec un son toujours tiré à quat’ épingles. Et avec «Half Past One», on revient à Babaluma et à Dizzy Dizzy avec le backbeat exotiki de Jaki le kiki du Kon Tiki. On voit planer un joli beat suspendu tout étoilé d’awites d’Holger. Ils restent dans le velouté de Babaluma pour «Hunters & Collectors». C’est un pays qu’on aime bien, les quat’ Can ont su conserver leur double élégance groovitale et orbitale. Ils retrouvent leur étonnante vitalité avec «Vernal Equinox» joué à la fuite en avant et à la guitare pulsative. On se souvient qu’ils mirent un temps un point d’honneur à se vouloir inclassables. Ils attaquent leur bonne B avec «Red Hot Indians», et comme l’indique le titre de l’album, ils ont atterri non pas sur la lune, mais sur Babaluma, ce qui est nettement plus intéressant. Et donc tout repart de cette contrée magique. Jaki le kiki joue des tablas congolais et Michael Karoli le koko gratte l’oukoulélé du Kon Tiki. Un mystérieux sax vient jazzer le groove, alors ça devient incroyablement délicieux et même jouissif.

En 1976, paraît un tas de fonds de tiroirs intitulé Unlimited Edition. Alors bien sûr, quand on est fan de Can et surtout de Jaki, on le rapatrie. On trouve de tout sur ce double album, du «Doko E» joué aux petites ambiances inutiles, de l’hypo canique avec «TV Spot» et «Correction», où Malcom joue les constructivistes à la Malevitch. On l’entend aussi se lancer dans un talking jive sur «The Empress And The Unkraine King» et «Mother Upduff». Il tire admirablement bien son épingle du jeu dans «Fall Of Another Year», une tranche d’épopée musicologique absolument captivante. On trouve aussi des resucées de Babaluma, comme «Ibis». On le sait depuis Landed, ils adorent alunir sur Babaluma.

La même année paraît l’excellent Flow Motion. Ils tapent directement dans le Babaluma Sound avec «Babylonian Pearl». La musique semble flotter au dessus des détritus below et dériver vers le futur. Shimmering Fata Morgana. Avec «Smoke», ils tapent dans un beat africain issu de la nuit des temps. C’est à la fois sombre et terriblement angoissant. Mais c’est en B que se joue le destin de ce très grand album. «I Want More» sonne plus pop, et même un peu trop synthétique pour être honnête. De la part d’un groupe comme Can qui refuse habituellement toute forme de concession, voilà un cut étrangement putassier. Ils reviennent au charming laissez-faire avec «Cascade Waltz». Alan Bangs parle même d’une dream-like quality of the music. On est tous d’accord. C’est Michael Karoli qui embarque «Laugh Till You Cry Live Till You Die» au riff de rock sur fond de reggae-dub. C’est délicieusement bon et lourd de sens, riche au sens des splendeurs de Babylone, fruité au sens des goyaves des Caraïbes. C’est un groove de rêve absolument parfait. Ils bouclent cet album superbe avec «And More», véritable coup d’hypno exacerbé. Jaki est ses amis sont encore capables de miracles.

Une grosse lame de scie circulaire orne la pochette du pauvre Saw Delight qui sort au mauvais moment, c’est-à-dire en 1977. Can a récupéré deux transfuges de Traffic, Reebop et Rosco Gee, vieux habitués de l’impro. Reebop amène dans Can l’exubérance de la world music. Il chante «Don’t Say No» à l’Africaine. Puis Can renoue avec le Moonshine groove de Future Days. C’est somptueux - Do what you feel that you need to do - Rosco Gee passe un fantastique shuffle de basse dans «Sunshine Day & Night». Jaki bat sec et le cut fascine, enrichi par les percus de Reebop. En B, ils filent droit sur le rock ethnique avec «Animal Waves» et le voyage s’achève avec la belle pop de «Fly By Night». Ces gens-là sont toujours capables de miracles.

Le mystère règne sur la pochette d’Out Of Reach qui sort des limbes en 1978. Holger Czukay n’est pas là. Il a quitté le groupe après que Reebop lui ait mis son poing dans la gueule - It became very very dangerous - mais ça n’empêche pas Jaki de battre «Serpentine» comme plâtre. On retrouve l’extraordinaire musicalité qui fait le son du groupe. Peu de gens savent ainsi favoriser l’extension du domaine de la lutte. Ils jouent au dada game avec une sorte de facilité déconcertante. Avec «Pauper’s Daughter And I», ils tapent dans un thème connu. Rosko Gee chante et joue de la basse comme un démon. Leur truc fonctionne aux petites poussées de fièvre maligne. On a là du Can solide, très puissant, bien percuté, drivé à l’os. Retour des ambiances épaisses avec «Seven Days Awake», gros coup de Can rock anguleux et arithmétique, très particulier. Le fan de Can s’y perd et s’y retrouve en même temps. Mais on perd le fil de Can dans «Give Me No Roses». Il faut attendre «Like INOBE GOD» pour renouer avec le groove démentoïde, l’atmosphère de fête et cette ambiance de fin de nuit arrosée qui caractérise si bien le Can dira-t-on.

Voilà Can et sa clé de quatorze. On trouve pas mal de hits, là-dessus, notamment «Safe», frappé sec on s’en doute. Mais sans cette frappe, ce genre de disque n’aurait aucun intérêt. Jaki fait le son et comme toujours l’atmosphère finit par envoûter. On a aussi du bel hypno léthargique avec l’«All Gates Open» d’ouverture de bal d’A. C’est encore un beat à la Babaluma. Jaki n’en finit plus de donner du sens aux choses. L’autre hit de l’album se trouve sur la face cachée de la lune : «Sodom». Avec son fantastique thème mélodique, ce cut obsédant et conspiratoire sonne comme une liturgie d’extase purulente. On les entend jouer au ping-pong dans «Ping Pong» et ils terminent avec l’ambiance superbe du Be-Can de «Can Be».

Delay 1968 paru en 1981 fait partie des albums indispensables, car on y retrouve Malcolm Mooney dans ses grandes œuvres. Ça saute à la gorge dès «Butterfly». L’hypno, c’est sa came. Pendant que les autres tripotent les ambiances, Jaki et Malcolm créent le mythe de Can. On voit bien que Jaki sait rester ferme sur ses intentions. Il n’est pas homme à baisser les bras. Il tient sacrément bien la distance, huit minutes, ce n’est pas de la roupie de sansonnet. Ils tapent ensuite un hit de r’n’b avec «Nineteen Century Man» ! C’est complètement inespéré, car voilà que Malcolm jerke la paillasse du groove de Cologne. Et derrière Irmin Schmidt gratte des accords de psyché-funk. Ces mecs-là sont capables de tout. Sur sa basse, Holger Czukay joue la carte de Stax ! D’autres merveilles guettent l’imprudent voyageur en B, à commencer par «Man Named Joe», dur et dense, dru et dingue, ah quelle aventure ! Ces mecs savent tracer la route d’un cut et le festival se poursuit avec «Uphill». Malcolm Mooney y fait de sérieux ravages, il découpe bien ses syllabes et syncope son shoot comme un dieu de la guerre et du fer travaillé. Jaki envoie le beat avec la puissance d’une loco à vapeur, on a là le hit terrible de Can, le Can the Can de la révolution industrielle, la rouge rage de la Rhur, l’infernal battage des rivets. Pas de retour possible en arrière. Ils tapent ensuite un blues pour «Little Star Of Bethlehem». Malcolm swingue son texte sur un groove de heavy blues et il en bouche un coin, d’autant qu’on se régale du jeu de basse d’Holger Czukay. Ces mecs ne rigolaient pas.

Paru en 1989, Rite Time fait partie des albums magiques, ne serait-ce que pour ce coup de génie qui s’intitule «The Withoutlaw Man» et sa belle approche en crabe. Malcolm Mooney l’explose au fantastique cha cha cha to me. Ils renouent avec la pure hypno, Michael claque des redémarrages. Avec ce genre de cut, Can rappelle qu’il est essentiel de savoir jouer. Retour au groove de jazz déconcertant avec «Below This Level». Effarant ! C’est rien de le dire. Voilà encore une sorte de miracle underground qui bascule dans la démence - Below this level/ There is none - Groove de rêve, Jaki bat. On reste dans la crème de l’hypno avec «Movin’ Right Away». Jaki frappe ça à la vie à la mort. On comprend qu’il soit le batteur dont rêvait John Lydon. C’est encore une fois un cut effarant de puissance démesurée, du Can the Can patenté. On retrouve là cette dimension de l’hypno invariable, le Can crush beat System Sound, la pure sauvagerie de la Révolution industrielle. Tout est noyé de son sur cet album, tout est bardé d’aventures et de thèmes mélodiques. Encore une partie de rigolade pour ce démon de Jaki avec «Hoolah Hoolah». Il bat ça si sec que ça se transforme en chef-d’œuvre de dry beat. Non, il n’existe pas de batteur plus vert sur cette terre. Il fait de ce cut un exercice de style d’éclate dynamitée. Jaki est bel et bien l’âme de Can. Il fait du Keith Hudson dans «Give The Drummer Some». Il joue le groove du dub et claque le beat à la sporadique. On se régalera aussi d’«On The Beautiful Side Of A Romance» qui fait l’ouverture du bal, oui, car voilà encore une fantastique énormité. Malcolm Mooney est de retour pour jouer les victimes du colonialisme. On a là un cut puissant et bien ravagé, même carrément biblique. Jaki ramène dans le beat une dimension africaine. C’est un cut qu’il faut bien qualifier de prophétique. Michael passe des chorus d’une grande violence retenue. Il est tout de même conseillé de bien s’arrimer.

Il reste encore au moins deux grosses compiles à se mettre sous la dent : The Lost Tapes et The Singles. Attention, The Lost Tapes est un triple album, mais si on aime bien Can, ça ne mange pas de pain. Ces mecs n’en finissaient plus d’enregistrer, et quand on dispose d’un batteur comme Jaki, on imagine que c’est un bonheur que d’entrer en studio. Comme Sonic Boom, ces gens savent créer du son. Ils nous embarquent dès «Waiting For The Streetcar». Pur Can Sound, répétitif et bien barré. Le jeu consiste à répéter le streetcar jusqu’à plus-soif. Pour ça, ils sont fortiches - I do wait for the streetcar/ I do wait for the streetcar - Jaki nous bat tout ça en syncope arythmique, évidemment. On n’entend que lui. Il libère ses membres. On s’aperçoit au fil des cuts que tout Can repose sur le Jaki beat, toujours en surtension et sur-mixé dans la confiture, ce qui le rend ultra-présent et donc fascinant. On observe le même phénomène dans «Deadly Doris», embarqué au beat de non-retour. Ils restent dans le bon vieux répétitif, Jaki fourbit bien le beat. Il fait tout le boulot. On tombe plus loin sur un «Oscura Primavera» très spécial. D’ailleurs, tout est très spécial dans ce conglomérat. C’est joué en folk-rock lumineux, à la manière du «Pale Blue Eyes» du Velvet, et ça donne une extraordinaire virée intra-utérine, un modèle du genre. S’ensuit un authentique coup de génie : «Bubble Rap», amené au Cannish beat, pur jus de garage colognais. C’est violent et à peine contrôlé, arrosé d’essence et un mec craque une allumette, alors vloooooooofffff, gerbe de fuzz inflammatoire, c’est joué à la Can, avec un sens de l’ultimate qui n’appartient qu’à eux, c’est à la fois puissant et dévastateur, joué et pulsé au beat. Ils mettent un temps fou à retomber sur leurs pattes. Voilà du grand art, empreint d’une certaine explosivité des distorses retorses. Le disk 2 démarre sur l’énorme «Your Friendly Neighbourhood Whore», embarqué au beat tribal de Jaki le kéké et chanté à la merveilleuse ramasse de Malcolm. Dazling, avec un sens du creative drive. On retrouve Malcolm au helm dans «Midnight Sky», extraordinaire runt de r’n’b. Malcolm et Jaki accouplent leurs talents pour le meilleur et pour le pur, Jaki joue en syncope de funk master. C’est tout de même incroyable : l’un des meilleurs r’n’b du monde vient de Cologne. Ils tapent ensuite dans «Desert», qui est le fait le «Soul Desert» de Soundtracks. Fabuleuse dose d’hypno. Malcolm excelle dans ce répétitif cher à John Cale. On a là de l’hypno à l’état très pur. On trouve à la suite une version live de «Spoon», avec un extraordinaire babalumage du son. Le public claque des mains. Damo Suzuki chante. Et on tombe une fois encore sur un coup de génie : «Abba Gada Braxas», ambiancier en diable, situé quelque part dans l’espace. Fantastique aventure extrapolatoire. Un bonheur, un entrelac à la Can qui n’en finit pas. Pur jus de Mad Psychedelia. Sur le disk 3, on retrouve l’ineffable «On The Way To Mother Sky», assez hypno, bien ravagé par la fuzz et hanté par ce démon de Malcolm. Belle dose d’hypno aussi dans «Nesser, Scissors, Fork And Light». Ils n’ont plus besoin de compteur, ils foncent. Encore une fois, tout repose sur Jaki, il tape sec, il va droit à l’hypno. Ils passent en mode jazz-rock pour «Barnacles» et dans «EPS 108», Jaki fourbit les percus de Geoffrey Oryema. On a aussi une belle version live de «Mushroom» et toute cette fantastique aventure se termine avec un «One More Saturday Night» d’échappatoire délibéré. Can s’y fait têtu, c’est chanté à la non revoyure et pulsé au pur beat de la régalade.

La compile intitulée The Singles qui vient de paraître fait partie des disques indispensables à tout amateur de bonne chère. Vingt-trois cuts et tout est bon. Le calcul est vite fait. Can n’enregistrait pas que des cuts longs, les impératifs commerciaux les obligeaient parfois à faire court. Et dès «Soul Desert», on retrouve ce fabuleux Soul searcher qu’est Malcolm Mooney. C’est l’hypno inné, Malcolm pousse le désert dans les orties, c’en est presque beefheartien. «Spoon» sonne comme une mésaventure mentale délibérée. On s’aperçoit très vite que tous les cuts, sans exception, sonnent comme des hot hits de hutte, surtout «Halleluwah», où Jaki bat le beat des galères et on voit Malcom entrer dans la danse en titubant comme l’archange Gabriel sous acide. Ou encore «I’m So Green», gorgé de son et de présence, et où Malcolm chante sur le ton de la confidence. Le pire c’est que ça joue aux accords de jazz, et ce n’est pas peu dire. Can nous plonge en permanence dans l’excellence d’un fourmillement de génie cérébral. Tout est superbe, soigné, pulsé, joué avec un art de la retenue unique au monde. Jaki fait feu de tous bois dans «Mushroom», hypno assuré d’avance, il bat à la ramasse du chant et ça tourne vite à l’hallucinant travail de sape. Jaki crée les conditions du mystère, alors que Malcolm hurle sa détresse dans le désert. Retour aussi à «Moonshake» joué au vif argent, dans l’idée d’un décadentisme expressionniste à la Murnau. On tombe plus loin sur l’impérissable «Dizzy Dizzy», un cut béni des dieux qui crée un monde magique, celui de Babaluma. Jaki l’enlumine d’un beat suspensif. «Splash» sonne comme un coup de génie et «Hunters & Collectors» tourne la tête, car trop richement orchestré. C’est un son unique au monde. On sent chez eux une vraie passion pour le groove. Dans «Vernal Equinox», Jaki fait un numéro de cirque assez extravagant et Michael Karoli part en solo de dérapage contrôlé. Comme toujours, Can visite quelques couches atmosphériques. Ils n’ont aucun problème de mobilité. Ils vont là où ça les chante. La compile enchaîne ces deux merveilles que sont «I Want More» et «And More», la pop et le punk, avec un punk d’«And More» mille fois plus punk que tout le punk à venir, monté sur un beat tribal qui évoque la marche des légions de Scipion sur Carthage. C’est exactement l’hypno de marche des armées de l’Antiquité, extrêmement sévère et si salutaire. Can passe le chant de Noël «Silent Night» à la moulinette. Ils expérimentent sous les flocons et on note une fois encore l’extrême intelligence du beat. Il est impossible de se lasser d’un batteur comme Jaki. Can continue de créer des vertiges galactiques avec «Cascad Waltz». Ils font du technicolor colognais. Il règne là une extraordinaire ambiance de fin de règne. On sent que tout a été dit et bien dit chez Can. Donc l’empire de Can peut sombrer dans les ténèbres. Au fond, la vie d’un groupe compte si peu au regard de l’éternité. Quelques disques et puis s’en vont. «Return» paraît plus jazzé du cubitus. Alors Jaki s’en donne à cœur joie. Il est l’un des meilleurs batteurs du monde, il relance avec des roulements d’une extrême finesse.

Holger : «Jaki hated it when anyone would say ‘Play your drum solo’. He is someone who wants to integrate and serve in the common sound. That is definitively Can.» (Jaki détestait quand on lui demandait de jouer un solo de batterie. Tout ce qu’il voulait, c’était faire partie du son. Voilà, Can c’est ça).

 

Signé : Cazengler, Baballumé

Jaki Liebezeit. Disparu le 22 janvier 2017

Holger Czykay. Disparu le 5 septembre 2017

Can. Monster Movie. Music Factory 1969

Can. Soundtracks. Liberty 1970

Can. Tago Mago. United Artists Records 1971

Can. Ege Bamyasi. United Artists Records 1972

Can. Future Days. United Artists Records 1973

Can. Soon Over Babaluma. United Artists Records 1974

Can. Landed. EMI 1975

Can. Unlimited Edition. Harvest 1976

Can. Flow Motion. Harvest 1976

Can. Saw Delight. Harvest 1977

Can. Out Of Reach. Harvest 1978

Can. Can. Harvest 1978

Can. Delay 1968. Spoon Records 1981

Can. Rite Time. Mercury 1989

Can. The Lost Tapes. Spoon Records 2012

Can. The Singles. Spoon Records 2017

Holger Czukay. The Mojo Interview by Ian Harrison. Mojo #273 - August 2016

Sur l’illusse, de gauche à droite : Damo Suzukin Jaki, Irmin Schmidt, Holger et Michael Karoli.

 

27 / 10 / 2017 / PARIS

SUPERSONIC

NO HIT MAKERS / THE NOBELS

LOOLIE AND THE SURFIN' ROGERS

 

Encore victime d'une injustice cette année, la médaille Fields qui couronne les sommités mathématiques du siècle ne m'a pas été attribuée, moi qui pourtant sait compter jusqu'à deux depuis la maternelle, toutefois je ne suis pas rancunier et décide de me rendre à cette réunion qui regroupe cinq prix Nobel nationaux au Supersonic. Notez toutefois que les destins me furent contraires, dans les couloirs du métro une nasse de contrôleurs fait barrage m'obligeant à une retraite stratégique et un détour inopiné qui me fit débarquer en retard alors que les No Hit Makers avaient déjà entamé leur set. Moi qui croyais que la libre-circulation des individus sans droits de douane et d'octroi était un principe cardinal du libéralisme !

 

NO HIT MAKERS

Tout ce que je n'aime pas. Arriver en retard à un concert. En plus un de mes groupes préférés.

Une seule consolation, c'est d'être happé par la musique dès l'ouverture de la porte. Je débarque en fin de By my side et tout de suite je suis emporté. Les No Hit Makers, c'est du rockab symphonique. De visu ne se différencient en rien d'un autre groupe de rockab, ne donnent pas dans le country avec une section de quinze violons, n'ayez crainte, Larbi se démène sur sa contrebasse, Vincent maltraite sa Gretsch, Jérôme bétonne sur sa batterie et Eric chante et fusille sa rythmique, mais c'est le résultat d'ensemble qui fait la différence. Ce n'est pas qu'ils soient synchro, c'est que leur musique est complétude absolue, rien à retrancher et surtout rien à rajouter. Ils atteignent à la perfection – non pas l'universelle illusoire – mais celle qui correspond à leur projet. Certains insistent sur leur côté néo-rockab pour rendre compte de leur sauvagerie, n'ont pas tort l'on pourrait tout aussi bien souligner l'aspect fougueux de leur lyrisme. En tout cas, c'est toujours plein de subtilités, ces passages par exemple où la guitare de Vincent endosse on ne sait comment l'exacte tessiture de la voix d'Eric que vous ne savez plus par moments si c'est lui ou la Gretcsh que vous entendez. Toutes deux dans le prolongement de l'autre. Un artifice devenu quasi instinctif qui fait que vous avez l'impression que les morceaux entrent dans une dimension a-temporelle et qu'ils ne se terminent jamais. Alors qu'une fois accomplis vous exécrez leur brièveté. De toute beauté.

Larbi est bien sage ce soir, l'astique sa big Mama avec un sérieux et une hargne méthodologique qui fait du bien à voir. Tout intérieur, en feu couvant. Inlassable. Ses bras tatoués comme des serpents venimeux qui passent de branche en branche. Très concentré, pousse de temps un temps un hurlement comme une locomotive à vapeur qui siffle de toutes ses forces pour amorcer une descente fatidique. Eric est à ses côtés, électro-acoustique Gretsch à rosace triangulaire en tête de cobra, un timbre magnifique qui vous colle sur l'enveloppe du chant déployé, Whatcha Gonna Do psalmodié à l'étrille explosive, The Doors of Heaven ouvertes au bazooka, Long Black Shiny Car conduite les yeux fermés, et la révélation dernière, The Devil is in Me, ne croyez pas que le diable s'époumone à vos oreilles, c'est du sirop d'érable qu'il verse dans vos tympans, hélas empoisonné mais terriblement persuasif. Quand le rockab casse les oeufs de l'omelette d'Hamlet tout va bien. Terrible travail cordique de Vincent, l'aborde son instrument à la manière dont Heidegger décrit l'emprise de la technique sur la nature. Processus irréversible qui modifie jusqu'à votre code génétique, vous inocule l'héroïne du rock'n'roll dans vos veines. C'est ce que l'on appelle une sacrée chance. De succomber aux mantras de la sublimation épileptique. Jérôme dans son coin, que l'on n'aperçoit que lorsque l'un de ses acolytes se retourne à-demi vers lui, est le grand préparateur des explorations soniques. Fixe le cap de la dérive entrevue à l'horizon sans cesse reculé. L'a la batterie traçante, genre de ces fusées rouges que l'on lance pour signaler aux troupes l'instant fatidique de l'assaut. Libère les coursiers de l'écurie en feu. Roulements de baguettes qui déchirent les limbes inexplorées du futur et les trois autres qui s'engouffrent dans la verticalité ascendante des avens stellaires dont il ensemence les cieux orageux du rock'n'roll. Un dernier Boogie Chillen et le vaisseau spatial des No Hit Makers se pose notre terre à vaches folles. A vaches molles. Un demi-set que nous noterons à sept et demi sur 7,5. Assistance comblée. L'ombre pourpre du rock'n'roll a encore frappé.

 

PRE-NOBELS

Se dépêchent de passer leur grosse médaille de prix Nobel à ras de cou. C'est que la salle est surexcitée. Les kr'nteurs en connaissent déjà trois, Luc, Djiv, et Batt, sous ces trois appellations abréviatives se cachent les terribles mâchoires de la mort, les Howlin' Jaws, sont comme les squales qui happent tout ce qui passe à leur portée. Z'ont déjà salement amoché le rockabilly et voici que maintenant ils ont trouvé un nouvel os à ronger, dans le garage. Ne leur confiez pas votre voiture pour une éraflure, sont des requins-marteaux vont vous la transformer en compression de César. Pas Jules, le sculpteur. L'en reste deux, un grand Fran à la guitare et un Tom malingre à l'orgue. L'a fallu l'aider pour monter sur la scène l'on se demandait ce qu'il devait porter de si lourd dans sa valise. Son orgue, petit, beaucoup plus large que long, costaud, massif, du solide, comme un roc – idéal pour le rock – on s'en est rendu compte lorsqu'il a dégringolé de son perchoir pendant son installation, ça ne l'a pas empêché de fonctionner merveilleusement tout le set.

PRIX NOBELS

Loi du garage. Vous démarrez en trombe ou vous êtes éliminé d'office. Pas de seconde chance. Le cheval qui tombe, faut l'abattre sans rémission. Les Nobels vous franchissent l'obstacle à l'arrache ouragan. Baptiste vous crashe la batterie sans pitié et Lucas se précipite sur le devant de la scène pour vous planter des banderilles de riffs – personne ne les fait plus courts, plus rapides et plus violents que lui – l'assistance ondule de plaisir sous ces piqûres de rappel . Des maxi-doses à refiler la tremblote aux menhirs. Vous vous dites que c'est bien parti. Et c'est là que survient la surprise. Excellente. Tom farfouille sur son espèce de farfisa compacté, et le chant mélodieux d'une sirène – moitié ulysséenne, moitié usine – s'élève et magnifie l'entrée tonitruante du départ. Et là-dessus, Tom nous fait coup double, non seulement il sait se servir de son clavier mais en plus il chante. L'a la voix rapide qu'il faut, sans faute. Attention, ça sonne anglais de chez anglais, un arrière-goût Animals sauvage qui n'entend pas périr dans l'arène, pas question d'y aller trop rachitique ou trop tonitruant, faut être dans le rythme, comme la mousse sur la crête de la vague, toujours tout en haut mais collé au mouvement comme ventouse de pieuvre sur le Nautilus du Capitaine Nemo. Get your Mama, Sally Tease, Help Yourself, trois coups de semonces sous la ligne de flottaison, les Nobels quand ils frappent n'y vont pas avec le revers de la médaille. Evidemment Djivan est privé de micro, n'a plus non plus sa monumentale contrebasse pour s'imposer, l'a trouvé la parade, une danelectro longhorn, en forme de lyre, tout de suite ça vous refile une allure d'Orphée descendu aux enfers. D'ailleurs l'on a l'impression qu'il tire sur les nerfs et les tendons des ombres rencontrées, s'en exhale longues plaintes interminable de bête torturées ou cris de souffrance d'âmes inassouvies soumises au supplice de tantale. Toute la différence entre un djivan freudien et une table de dissection abandonnée dans un garage. Seconde guitare pour Fran. Avec les virevoltes de Lucas, vous vous demanderiez ce que vous pourriez faire si vous étiez à la place de Fran. Placer une quelconque contre-rythmique entre les poinçons phoniques de Lucas est tâche impossible. Sont trop rapprochés, pas d'espace suffisant entre eux. Aussi difficile que de faire rentrer un éléphant dans un trou de souris. Se dégonfle pas le Fran, si vous croyez que vous pouvez vous passer de moi, vous vous trompez, et il vous la fait au pachyderme qui vous arrose d'eau saumâtre, mais lui il fuzze, vous barbouille le tableau de traînées de suie qui en approfondit la noirceur. Vous passe le local au cambouis. Du graisseux bien noir, indélébile, qui ne s'efface pas.

Vous avez un aperçu des mécanos. Regardons le boulot. Sur des modèles connus. In the Midnight Hour, de Wilson Pickett, the whicked, z'ont retenu la légende du méchant, pour le châssis du riff lourd à souhait pas de problème, vous le laissent s'écraser par terre d'aussi haut, mais à forte cadence, un rythme démentiel, vous n'avez pas longtemps à attendre jusqu'à minuit, la pendule du rock'n'roll ils la démantibulent dans le vestibule, les aiguilles vous passent douze mille fois sur le douze sans que vous ayez le temps de faire un pas sur la pelouse. Idem pour le fameux jungle sound de Bo Diddley, vous en accélère le tempo, pour le sound c'est plutôt hound mais pour la jungle c'est une horde de tigres affamés qui se jettent sur un village, pas de chance, celui où vous habitez. Quant au It's been nice – Gene Vincent vous l'a transformé en bibelot de toute mignarde rouerie – les Nobels ils vous le concassent à la moulinette à choucroute, c'est du joli !

Vous raconte pas l'effervescence dans la salle. Tom en délaisse son orgue, s'empare du micro à pleines mains et mène le bal des ardences. Un dernier Catch A Ride et c'est fini. Ils ont cassé la baraque et nous n'aurons même pas droit à un quinzième petit morceau supplémentaire. Les Nobels sont grands, mais la vie est injuste.

 

LOOLIE AND THE SURFING ROGERS

Loin d'être enthousiasmé par leur instru d'introduction. Une espèce de patchwork sixty-funk du pire effet. Plutôt poussifs les quatre gars. Rien à voir avec mes souvenirs du mois de juin 2012. Syncope pantouflarde, un sax qui aboie courtement comme un roquet de quinze centimètres qui pense terroriser la planète, bassiste et guitariste en costume, instruments rouge et blanc à l'identique, cela vous a un air d'autant plus vieillot que le hachis funky qu'ils nous servent semble un pathétique effort pour paraître jeune... Mais non, ce n'était qu'un piège diabolique, ont déroulé un tapis miteux, pour que mieux resplendît l'éclat Loolie. Elle arrive, toute belle dans son bustier léopard et sa jupe de cuir fendue jusqu'aux haut d'une cuisse qui voile et parfois dévoile le lieu des féminités fermentueuses. N'a pas encore ouvert la bouche que derrière vous sentez la différence, embrayent en mort, et vont nous le faire en accélération constante tout le long du set.

Loolie focalise les regards et les oreilles. Derrière ils affûtent sec. Bye bye le mauvais funkadelic, bonjour les sixties. Guitares sonnantes, se permettent un instrumental, ce ne sont pas les Apaches mais la tribu Comanche qui se radine au complet au galop de ses mustangs sauvages, superfins les Rogers évitent de plagier le Marvin, ont leur son à eux, avec des fusées de sax et une batterie en contre-chant qui soudoie le rythme plus qu'il ne le propulse. Une espèce de tölt islandais, mais à vive allure. La démarche en crabe qui pince-moi quand pince-mi est sur le do.

De toutes les manières pourraient vous faire du juji-su ou du jus d'orange, vous vous en foutez. Loolie vous captive. L'a tout ce qu'il faut, une voix de petite fille perverse qui vous affole, ou alors de ces moues de chat aguichantes et dédaigneuses qui vous rendent marteaux, faut l'entendre susurrer Do you Understand ?, philosopher sentencieusement mais pas vraiment platoniquement sur la nature humaine de He's a boy, ou vous inciter à tous les outrages avec Beat me down. L'a la voix douce comme une lanière de fouet, suave comme une porte qui se referme sur vos doigts, tendre comme une batte de base-ball qui vous caresse l'occiput, pas le temps de vous ennuyer, déménage sec, jette les mots comme des meubles par la fenêtre pour tout de suite poser la tête sur l'épaule d'un des boys, une gamine qui demande un câlin, exprès pour les gêner, et bien entendu ils font les hypocrites mettent leur honneur à jouer encore mieux malgré cette mouche du coche qui toute fière de ses méfaits s'en va faire quelques pas de danse candido-voluptueuse devant son micro.

Vous mène le public par le bout du nez, bizarrement ce sont les filles les plus énervées qui ne cessent de l'interpeller et de l'acclamer. Une lui tient son verre pour qu'elle puisse y trempoter deux secondes ses lèvres rougeoyantes, l'autre lui baise la main, toutes dansent et remuent, un véritable rond de sorcières de Salem. L'a du charme et du peps, ses cheveux noirs qui tombent sur ses épaules, sa pincée de seins comme poudre magique de perlimpinpin rock, perchée sur ses talons de jaguar ocellé, muscles ondoyants, postures tour à tour gracieuses et graveleuses, en 2012 me souviens d'une jeune fille qui comptait avant tout sur son aisance à interpréter les standards des années cinquante, l'a twisté vers les soixante, mais elle chante autant avec sa voix qu'avec son corps. Du métier et de l'aisance, et encore plus du plaisir à partager son entrain, aucune naïveté, pas le genre à vous tirer des larmes de nostalgie, l'a compris que l'époque ne se fait aucune illusion, elle joue à merveille la fausse innocence, et les musicos sont au diapason, Loolie et ses Rogers ne sont pas dupes, ils sont en représentation d'une image mythique d'un passé lointain que la jeunesse qui forme la majeure partie de l'assistance n'a pas connu mais auquel elle fait semblant d'adhérer, juste pour une heure. Tout le drame et tout le clinquant du rock dans ce brin de loolita exubérante qui étincelle sur scène. Nabokov doit s'en retourner dans sa tombe. L'ardeur est là. Mais les temps sont futiles. Alors Loolie nous abandonne. A notre triste sort. Sort sans se retourner, reine capricieuse qui laisse les guys nous permettre d'atterrir en douceur. Immense ovation, mais elle n'est déjà plus là, fondue dans la foule. Disparue.

 

CARNET MONDAIN

Présence remarquée de Tony Marlow et remarquable d'Alicia Fiorucci. Toutefois l'assistance aura regretté, l'absence de sa Majesté Speedrock.

Damie Chad

 

28102017 / TROYES

3 B

NATCHEZ

 

La tribu des Natchez s'est sournoisement infiltrée dans le 3 B, le désert à vingt heures, difficile de se frayer un chemin à vingt et une. Depuis trente ans qu'ils mènent leur guerre indienne les Natchez rallient à eux les adeptes de la south-music. Si tu penses à la sardane perpignanaise, passe ton chemin, étranger au cerveau aussi pâle que ton visage. Ici nous sommes sur les territoires sacrés du rock'n'roll, ne pose pas tes pieds n'importe où, seuls de funestes serpents se vautrent avec délice sur les sables arides de cette fournaise mythique, mais si l'esprit de survivance des tribus massacrées habite ton âme, tu seras accueilli avec respect et sérénité.

 

NATCHEZ

Non, ce n'est pas parti. Manque l'essentiel aux deux grands escogriffes. Leurs légendaires chapeaux noirs aplatis aussi importants à leur dégaine que le poncho et le cigare éteint à l'homme des hautes plaines. D'un peu le concert était annulé avant la première note, on l'a échappé belle mais les voici coiffés de leurs couvre-chefs indispensables à leur état de pistoleros déjantés. Marchent toujours par deux. L'un à droite, l'autre à gauche. Sortis tout droits d'un cinémascope de Sergio Leone, dégaine narquoise auréolée d'un fouillis de cheveux bouclés qui retombent en cascades broussailleuses sur leurs épaules. De sacrés tireurs. De ceux qui ne ratent pas leur cible même lorsqu'ils ne regardent pas dans sa direction. A chacun sa spécialité. Se ressemblent comme deux gouttes d'eau mouillées – sèches on ne voit plus rien – Facile de reconnaître Manu, c'est celui qui porte un sweat Fender et une Gibson – le dictionnaire médical Larousse nous éclaire : syndrome aigu de la schizophrénie du rock'n'roll vulgairement appelée la malédiction du rocker – en tout cas il sait jouer, vous sert de ces coulées de miel de frelon à vous rendre fou. Son alter-égo, Barbac'h tient aussi une guitare mais son instru, c'est surtout le chant, un gosier hérissé de chardons, in englishe and in french. Mais où sont les indiens ? Pourquoi ces hors-la-loi ? Pourquoi s'arroger le nom de Natchez lorsque l'on se présente comme un gang d'outlaws sans foi ni loi occupés à braconner le grizzli sauvage du rock'n'roll ? Ben, comme tous les bons indiens, ils sont tous morts. L'en reste tout de même un, le dernier, le surveillent de près, l'encadrent soigneusement. Une plume d'aigle accrochée sur sa guitare et une longue chevelure brune qui retombe sur ses épaules. Pourrait se nommer Nuage Rouge, Cheval Fou, Taureau Assis, mais a choisi de répondre au surnom des plus franchouillards de DD. Ruse ignoble, fait semblant de s'assimiler pour vous décocher dans le dos les flèches mortelles de sa basse dont il use comme d'un arc maléfique. Regardez bien son jeu, souvent il recule d'un pas, lève les deux bras et laisse les deux Kit Carson faire tout le boulot. Les deux autres sont à la bourre, pourchassent les coyotes du riff à en perdre haleine, lui il attend sans se buffalo-biler, et puis lorsque la bête est essoufflée il vous la zigouille de deux traits imparables, un dans l'œil droit et l'autre dans le gauche, juste pour leur démontrer que sans lui, la bestiole courrait encore. L'en reste un, que l'on ne voit presque pas. L'est très occupé, tricote de la layette sur ses cymbales. On ne peut pas le lui reprocher, sa tendre copine attend un bébé pour novembre, mais avec les coups incessants qu'il donne m'étonnerait que l'enfançon puisse fermer les mirettes avant longtemps.

Vous les voyez, ne vous reste plus qu'à les entendre. Répertoire aussi vaste que les grandes plaines. Rolling Stones, Creedence Clearwaler Revival, Lynyrd Skinyrd, Eagles, ZZ Top – vous reniflez le topo – tout ce qui contient de monstrueuses coulées de lave de guitares volcaniques – nous feront bien trois slows pour nous prouver qu'ils peuvent rouler en respectant les limitations de vitesse, mais z'ont une préférence pour les dégringolades qui tombent de haut, ou les virées sur la highway avec la caisse à fond, Manu s'envole pour les étoiles à chaque solo, d'ailleurs parfois on a l'impression que le morceau n'est qu'un seul solo, un long fleuve de feu qui n'en finit pas de monter jusqu'au septième ciel. Et là-dessus Barbac'h jette l'essence de sa voix sur le barbecue, flambée d'organe qui vous mène à l'orgasme auditif et primitif. Sans oublier les fourbes flèches de DD qui vous apportent la petite mort. Benjamin derrière sur sa machine à coudre se charge des finitions, du cousu-main de fer spécial-trappeurs. Ont aussi leur propres modèles. Style Electric Speed Woman. En profitent pour remercier l'ami Ritchie qui met un coup de rabot sur leur anglais – peu usité dans la Marne française – composent aussi en français, un mix de critique acerbe et d'humour incisif. Qui leur ressemble. Le sourire philosophique qui tue, sans se prendre au sérieux. Trois steaks de set, des brûle-gueules, à chaque fois davantage saignants. De la bosse de bison. Distribution collective avec invités-surprise.

Princesse Léna pour commencer. Du cheptel familial. Quatorze printemps, des yeux d'un bleu céruléen soulignés d'un sourire célestial, fluette, gracieuse comme une fleur, digne fille de Barbac'h qui lui laisse interpréter Chaman, l'est prêt à la secourir au moindre faux-pas, inutile précaution, l'est habitée par le courage et guidée par une détermination sans faille. Vous ressuscite l'esprit des bêtes et de la nature, vous guide dans le cercle des danses sacrées et sa voix rebondit comme grêle de sabots de broncos sur la roche dure.

Titi pour continuer. Non ce n'est pas le petit dernier de la famille, mais un dur-à-cuire qui a beaucoup vécu, guitariste des Rednecks et de Flagstaff, l'est invité à prendre une guitare, choisit celle de Manu qui tout de suite se jette sur son râtelier pour se saisir d'une Gibson – comportement typique d'un sujet gravement atteint, nous renseigne encore le Larousse Médical, pathologie lourde et insistance qui frise la perversité mono-maniaque – mais arrêtons la consultation, Manu laisse à Titi le temps de se chauffer les doigts, en profite pour nous faire une démonstration, et hop c'est à Titi de se jeter à l'eau, pas un adepte de la brasse coulée, l'est clair qu'il préfère le crawl frénétique, allume toutes les bougies du boogie en une seule fois, et puis tous deux se rapprochent face à face et se lancent dans un chant alterné, un note à note prodigieux qui vous file le frisson de la mort verte, DD s'immisce entre eux et avec son plus grand sérieux sardonique de peau-rouge imperturbable, il s'amuse à caresser sans fin sa plus grosse corde d'un seul doigt répétitif, puis s'éclipse de l'air dégoûté de l'artiste souverain...

Enfin Pascal, repéré dans l'inter-set, le guitariste de l'ancien groupe Gang aujourd'hui dissous, et qui a déjà joué en première partie de Natchez, lui aussi commis d'office et au pied levé à poser ses poignes sur une guitare. Encore un qui n'a pas les doigts palmés. Une touche plus nerveuse, plus rock que south-side, bref un de ces petits bonheur qui vous aident à vivre dans ce monde d'inconséquences. Hélas, il se fait tard, même en tenant compte du changement d'heure. Béatrice la patronne surgit toute émotionnée... pour demander un ultime morceau, très long, du genre de ceux qui ne s'achèvent jamais, et les Natchez, crevés mais tout heureux, nous donnent la joyeuse aubade des petits matins du bout de la nuit. Merci Béatrice !

Bref une nuitée rock'n'roll comme on les aime. Rouge brûlant.

Damie Chad.

 

ZINES

TU SAIS PAS

 

Troisième vidéo – visible sur You Tube - de Zines. On n'est pas sérieux à dix-sept ans dixit Rimbaud, Zines apporte comme un démenti. Fond noir tâché d'encre violette, deux visages qui n'en forment qu'un qui clignotent comme pour marquer qu'il est difficile de s'ancrer dans la stabilité du réel. L'histoire d'une séparation, celle du rêve avec l'image statutaire et statuaire du rap. Des touches impressionnistes de clavier tombent en gouttes de pluie lentes. Létales. Deux voix très légèrement décalées qui se suivent de près pour marquer l'incertain malaise, lorsque les yeux intérieurs s'ouvrent sur le monde, que l'on se penche sur le puits des abîmes et que l'eau croupie vous renvoie un portrait qui ne correspond pas. Le mythe de la rapcaille s'écaille, l'on est toujours un autre que les autres voilent. Zines déchire le voile de Tanit, le rideau se lève sur le néant de la pellicule vide. Aucune couleur ne s'impose que la béance du noir. Zines délivre le message de la désillusion. La vie est plus facile que l'on ne croit. Rien ne sert de se grimer pour faire le clown. Les dieux ne sont que des valeurs fiduciaires qui n'ont plus cours chez le peuple des hommes. Il existe une mince fêlure – comme un zeste d'orange amère – entre la vie et l'existence. Un gouffre obscur que l'on s'empêche de voir. Son nom peut être solitude. Zines y porte le regard. Sous le flot noir clapotent les monstres du nihilisme et des croyances mortes. Tout constat auto-identitaire se confond davantage avec l'échec qu'avec le jeu. Drame hamlétique des hochets de la figuration percés au jour de la nuit. Voix de petite fille finale comme un regret d'innocence qui s'éloigne. Définitivement.

Zines continue son chemin. Même dans les voies sans issue de la déréliction. L'on dit que la sagesse vient avec l'âge. Mais ce sont là sentences insipides. C'est la cruauté qui apporte la maturité. Zines écarte la tenture. Nous ne savons pas encore ce qu'ils découvriront derrière, mais nous attendons avec impatience. Sont déjà sous des sentes dissidentes. Entre le mur et l'affiche, le tout est de savoir ce qui s'y colle. Ne semblent pas être du genre à s'y engluer. A suivre. Ne pas perdre de vue.

Damie Chad.

 

BLUES ET FEMINISME NOIR

ANGELA DAVIES

( Editions LIBERTALIA / octobre 2017 )

 

Sweet Black Angel des Rolling Stones lui est dédié. Angela Davis est une figure emblématique de la résistance noire aux Etats-Unis, adepte des Black Panthers, accusée de meurtre pour avoir organisé l'évasion de trois militants lors de leur procès – l'intervention des policiers ayant provoqué la mort du juge et de deux des accusés – elle n'a cessé toute sa vie d'être présente dans tous les combats de libération politique, économique et culturelle du peuple africain, américain- pour reprendre une de ses terminologies. Le combat féministe ne lui est pas étranger. A tel point qu'elle prit en 2013 position contre l'interdiction de porter le voile dans les services en relation avec le public en France. L'on sait à quelle dictature pro-islamique a abouti la revendication du port du foulard dans les universités en Turquie, présenté alors comme un simple signe de liberté individuelle...

Les cent quarante premières pages de ce livre portent la marque de ce féminisme exacerbé et use d'une méthode un tantinet exaspérante. Ce n'est pas que ce qui est avancé et théorisé soit particulièrement faux, retors ou pervers. Passant au crible les paroles des titres de Ma Rainey et de Bessie Smith, Angela ne rate jamais une occasion de rappeler que si les femmes noires ont subi dans les années vingt et trente la domination des mâles blancs, elles ont en prime dû se débattre contre les violences exercées à leur encontre par le virilisme noir. Cette affirmation nous paraît justifiée mais répétée des dizaines et des dizaines de fois, reprise systématiquement en introduction et en conclusion de chacun des extraits de textes ainsi décryptés, elle en devient lassante. Bis repetita placent certes, mais le mieux est aussi l'ennemi du bien. Au bout d'un certain temps cela tourne à la ritournelle exaspérante de suffragette en mal d'arguments.

Faut passer par-dessus cette méthode répétitive à outrance qui ne peut que vous encourager à abandonner la poursuite de la lecture. Car enfin, nous sommes en bonne compagnie, celle de Ma Rainey, celle de Bessie Smith, et surtout celle du blues. Julien Bordier, le traducteur a tenu à faire précéder sa traduction en français des titres cités du texte anglais original. Notons qu'Angela Davis use de l'expression langue anglaise pour désigner ce beaucoup s'obstinent depuis une vingtaine d'années à nommer américain. Dans le même ordre d'idée Julien Bordier s'est refusé de transcrire l'anglais des noirs en parler petit nègre, ses versions sont donc rédigées en un français des plus corrects, bien loin de ce galimatias qu'employa par exemple Marguerite Yourcenar dans Fleuve Profond, Sombre Rivière, méthode qui pour lui revient à conférer toute sa dignité à ce langage à part entière qu'est le Black English.

Angela Davis part en guerre contre les idées reçues quant au lyric des textes de blues. On les tient trop souvent pour une étroite transcription des plus réalistes du vécu des noirs. Très centrés sur le quotidien le plus plat, dépourvus de toute ambition critique et politique. Ouvrez les yeux si vous vous aventurez dans les blues. Ce ne sont pas de simples bluettes, mais des pièges à blancs dont les mâchoires se referment sur vous sans que vous les sentiez. Même pas mal, vous traversez le champ de mines sans qu'elles explosent, et parvenu sain et sauf de l'autre côté vous regrettez de vous être déplacé pour si peu. Vous avez tort. Les noirs comprenaient le véritable sens des paroles, leur portée symbolique est loin d'être anodine, et l'humour n'est que le mouchoir du désespoir.

Ma Rainey et Bessie Smith ne furent pas de faibles femmes. De véritables matrones qui parlaient haut et fort. Le blues est une musique sexuelle. Non pas parce que le sexe est une des composantes essentielles de la vie de tout un chacun. Ma Rainey appartient à la première génération née après la fin de l'esclavage. Le droit de choisir son partenaire est une des deux libertés sur lesquelles les lois dites de Jim Crow rapidement édictées pour empêcher les anciens esclaves de vivre pleinement leur indépendance ne purent araser. Les hommes ne sont plus des étalons reproductifs et les femmes des porteuses désignées de forts bébés destinés à travailler dur dans les champs. La liberté sexuelle sera vécue comme l'exercice plein et entier de la dignité retrouvée. Ma Rainey, chante ses nombreux amants, préfère les biens membrés qui savent y faire aux maladroits maladifs. L'on est loin des romances lamartiniennes. Mais il y a pire, ne crache pas sur les copines, collectionne les amantes, cette revendication homosexuelle est pratiquement incongrue au début de ce siècle. Les blancs tirent des mines dégoûtées, imités par ces bourgeons de middle-class noire qui commence à poindre... Bessie Smith suivra le modèle défini par Ma Rainey.

La deuxième liberté qui échoit aux noirs depuis deux siècles rivés de force dans les plantations est la possibilité de pouvoir se déplacer à leur guise. L'on cavale sans arrêt dans le blues, on ramble interminablement, à travers les états, du Sud au Nord et du Nord au Sud, car ailleurs l'herbe est rarement plus verte... ces cavalcades incessantes – à pieds ou en train - si elles permettent de démultiplier les possibilités de rencontres amoureuses, n'en sont pas moins pourvoyeuses de sourdes colères, car très vite l'on s'aperçoit que l'on tourne en rond dans un espace plus vaste mais dont les voies de dégagement restent bloquées.

Ma Rainey et Bessie Smith sont davantage que des chanteuses. De véritables idoles. Le public parcourt de longues distances pour assister à leurs tours de chants, mais elles sont surtout des exemples vivants qu'un autre monde est possible, que la femme n'est pas obligée de recevoir sans se plaindre les horions de leur maris ou de leurs amants, que le désir traverse les genres, que c'est dans sa propre vie qu'il faut d'abord gagner ce respect qui plus tard se traduira par la bataille des droits civiques.

Le blues sera la matrice du politique. Il influe, l'air de rien, à mots couverts, l'idée de classe. Le racisme n'est que le cache-sexe de l'exploitation des pauvres et la nécessité de les tenir dans la misère économique et culturelle afin de ne pas écorner les bénéfices, de ne pas renoncer aux privilèges. Rien ne sert de se plaindre. Ni d'imiter les maîtres blancs. Le blues est la musique du diable car il remet en question l'acceptation de la situation sociale prônée par la musique du dieu blanc. Terrible partition du peuple noir, déchiré entre le badigeon rose de l'acceptation de l'Eglise et la vie en bleu sombre. Déchirement qui n'épargne pas les individus en leur intimité. Ma Rainey passera les dernières années de sa vie à refuser de chanter le blues pour s'occuper exclusivement de sa congrégation. Une fin de vie de renégate si l'on y réfléchit. Mais nous userons de charité chrétienne envers elle, elle a tant donné dans ses meilleures années que nous l'absolvons de son péché de bêtise absolue. Bessie Smith ne condescendra pas à se renier. Elle meurt d'un accident des la route en ramblin'woman qui se respecte. Au bon moment, car beaucoup de noirs pauvres qui accèdent à un semblant de mieux-être se détournent du blues qui rappelle d'une façon un peu trop crue le chemin parcouru. Mais Bessie n'est pas qu'une chanteuse de blues, elle est une artiste, son expressivité, sa façon de dire plus que les mots proprement dits par le seul fait de les moduler, influenceront beaucoup les musiciens, l'on peut dire qu'elle allume le flambeau au jazz.

Dernier chapitre consacré à Billie Holyday. Elle n'est pas une chanteuse de blues proprement dite. Elle n'aura pas la possibilité de composer ses propres morceaux. Les temps ont changé. Columbia lui choisira d'office ses titres. D'insipides chansonnettes sentimentales. Mais elle n'est pas pour rien la digne héritière de Bessie Smith, la rudesse du moonshine ne provient pas de la bouteille mais de sa distillation sauvage. Filez-lui un refrain à la noix de coco et elle vous le transforme en drame shakespearien. Tout dans l'interprétation. Encore plus douée que Bessie. Mais beaucoup plus abîmée par la vie. L'alcool, la drogue, les amours, mais avant tout son impossibilité à supporter le racisme quotidien, trop de couleuvres, trop d'anacondas à avaler chaque jour. Une immense colère l'habite. Qui la poussera à enregistrer Strange Fruits, malgré sa maison de disques qui s'y oppose et qui finira par peur du scandale à le sortir sous une sous-marque. Elle le paiera très cher. Mais c'est ce morceau pour lequel elle tient à se battre chaque soir avec les organisateurs des concerts et les patrons des lieux où elle se produit afin de l'imposer à tout prix, bravant toutes les interdictions... Traiter Strange Fruits de première chanson contestataire serait un euphémisme, elle fut la mère de toutes les batailles, l'étincelle du réveil de la conscience noire. Tout comme Bessie Smith l'influence de Billie Holiday sera aussi grande sur le jazz qui était en perte de vitesse. Les musiciens trouvent un nouveau public en reprenant les airs des morceaux qu'elle enregistra et mit à la mode, ils deviendront leurs thèmes de prédilection...

Ne pas oublier l'hommage appuyé à deux écrivains noirs Langston Hughes – ai dû vous présenter dans KR'TNT ! l'ensemble de ses textes disponibles en langue française - et Zora Neale Hurston, firent tous deux partie de la mouvance artistique de la Harlem Renaissance, ils furent les seuls à revendiquer l'héritage du blues dans leurs œuvres alors que l'ensemble des autres artistes se détournèrent de cet héritage séminal, préférant calquer leur démarche sur les canons esthétiques de la littérature blanche. Démarche volontaire d'auto-acculturation qui en dit long sur les cheminements obscurs des esprits si pénétrés des rapports de domination qu'ils pensent lutter contre leurs néfastes emprises alors même qu'ils sont en train de renoncer à la spécificité idiosyncrasique définie par leur peuple. Souvent les esclaves s'affranchissent des maîtres en adoptant leurs habitus culturels, phénomène d'assimilation intellectuelle qui n'est pas sans danger car il gomme les rapports de classe et ressemble à s'y méprendre à une trahison inconsciente. Ces renonciations expliquent pourquoi aujourd'hui de nombreux africains, américains n'osent plus regarder le blues en face.

Damie Chad.

 

PS : Le livre est accompagné d'un CD que nous chroniquerons dans notre livraison 347.