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02/06/2021

KR'TNT ! 513 :PHIL SPECTOR / TOM RAPP / GRETA VAN FLEET / HOWLIN' JAWS / HEY DJAN / THE JAKE WALKERS / EEVA

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 513

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

03 / 06 / 2021

 

PHIL SPECTOR / TOM RAPP

GRETA VAN FLEET

HOWLIN' JAWS / HEY DJAN

THE JAKE WALKERS / EEVA

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Spectorculaire - Part Two - The rise

 

L’expression the rise and fall qu’on peut traduire en français pas la grandeur et la chute s’applique généralement aux empires, le rise and fall le plus connu étant celui de l’empire romain. Aussi étrange que ça puisse paraître, ce rise and fall s’applique aussi à Phil Spector. Sa trajectoire dans l’histoire du rock est aussi spectorculaire qu’unique. On le sait depuis soixante ans, depuis les hits faramineux des Ronettes et des Righteous Brothers, mais sa récente disparition met ce rise and fall carrément en orbite. Ce rise and fall nous échappe définitivement. Adieu rise and fall ! Pour éviter de se retrouver comme un con avec les bras ballants et la lippe pendante, on ressort les livres et les disques des étagères, histoire d’apprécier une dernière fois l’extraordinaire complexité de ce génie visionnaire que fut Phil Spector.

Des tas de cocos ont mis le nez dans cette histoire. Nous en retiendrons trois : Mark Ribowsky (He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman), Richard Williams (Phil Spector: Out Of His Head) et sans doute le plus pertinent, Mick Brown (Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector). Vu la densité de cette histoire, nous allons la découper en trois parties : ce Part Two survole the rise qui va jusqu’à «River Mountain High» (1966), un Part Three survolera the fall (les années de réclusion, les Beatles, les guns), puis un Part Four inspectera the ashes, autrement dit the legacy, que nous autres Français appelons l’héritage.

Les trois auteurs pré-cités s’accordent sur un fait : le personnage de Phil Spector qu’on peut aussi appeler Totor pour le mettre à l’aise offre trois facettes. Totor est à la fois un génie visionnaire, un excentrique et un sale mec. Ribowsky est celui qui s’attarde le plus sur le côté sale mec. Il ne rate pas une occasion de rappeler à quel point Totor savait indisposer. Le premier groupe que monte Totor s’appelle les Teddy Bears et la chanteuse s’appelle Annette Kleinbard. Un jour Annette se paie un car crash au volant de sa décapotable et se retrouve défigurée à l’hosto. Non seulement Totor ne lui rend pas visite, mais il déclare à qui veut l’entendre : «Dommage qu’elle ne soit pas morte.» En bon fouille-merde, Ribowsky va même déterrer l’histoire de «Spanish Harlem» que Totor aurait co-écrit avec une copine nommée Beverly Ross et dont il se serait attribué l’authoring, brisant le cœur de la pauvre Beverly. Totor se fait vite des ennemis : Jerry Wexler qui ne supporte pas son impudence et Lee Hazlewood qui ne peut pas le schmoquer, car Totor lui manque ouvertement de respect. C’est Lester Sill qui amène Totor dans le studio où bosse Hazlewood. Totor l’observe et lui pose des questions sur ses techniques d’enregistrement. Stan Ross observe le manège : «Lee was a country boy, et il faut comprendre les country boys pour bien s’entendre avec eux. Lee était le genre de mec qui rigolait le premier de sa vanne quand il en racontait une. Il pensait que Phil était complètement cinglé. They were like fire and ice. Très vite, Hazlewood a dit à Sill qu’il ne voulait plus voir Spector dans les parages.» Hazlewood : «I’m not gonna go in the same room with that little fart», qu’on traduirait en français par ‘cette petite merde puante’. Excédé de voir son associé Lester Sill passer du temps avec Totor, Lee Hazlewood rompt son association avec Sill. Totor se pointe aussitôt pour prendre sa place : «Now that Lee’s gone, I’m ready to step in». Ils montent un label ensemble, Philles, un mot composé des deux prénoms, Phil & Les. Totor a surtout besoin du carnet d’adresses de Lester Sill qui connaît beaucoup de monde, notamment à New York. Sill branche Totor sur Leiber & Stoller qu’il avait découverts lorsqu’ils démarraient en Californie. Leiber & Stoller vont accueillir et même adorer le jeune Totor jusqu’au jour où il les lâche pour continuer d’avancer. Lorsqu’il signe comme A&R chez Atlantic, Wexler lui file une avance sur l’année de 10.000 $ et bien sûr au bout de trois mois Totor se barre avec l’avance sans la rembourser, alors on imagine la gueule de Wexler, qui s’aperçoit en plus que Totor passait des coups de fils «long distance» sur le compte d’Atlantic, à une époque où ces appels coûtaient la peau des fesses. Toror devait se marrer comme un bossu à imaginer la hure de Wexler devant sa facture de téléphone.

Lorsqu’il est sous contrat avec Big Top, c’est-à-dire Hill & Range, Totor flashe sur un de leurs groupes, les Crystals, et se les garde pour Phillies, ce qui indispose John Bienstock. Eh oui, les Crystals étaient un groupe que Totor devait produire pour le compte de Big Top, mais il les a carrément barbotées, alors Bienstock s’est mis en pétard : «He was talented but he was a piece of shit.» Totor sale mec ? Ce n’est pas exactement ça. Lorsqu’il quitte Hill & Range en leur barbotant les Crystals, il sait très bien ce qu’il fait. Doc Pomus en rigole encore : «Il savait comment on jouait et il jouait pour de vrai. N’importe quel business man est ton copain jusqu’au moment où il a fini de pomper en toi tout ce qu’il a besoin de pomper. Phil les a roulés avant que ça ne soit eux qui le roulent.»

Comme l’a fait Atlantic, Liberty Records propose à Totor un job d’A&R avec une avance de 30 000 $. Totor empoche l’avance et se barre sans bien sûr rembourser l’avance. Tout le monde s’accorde pour dire que Totor n’aime pas les gens et qu’il treat people like shit. Même son protecteur Lester Sill ! Totor décide de s’en débarrasser pour continuer à avancer. Il le considère comme un parasite. Il veut avoir les mains libres et piloter le label à sa guise - Phil wants total power, total control - et pouf il se débarrasse de Lester pour 60 000 $. Lester est choqué, il est tellement écœuré qu’il préfère en finir - I just wanted the fuck out of there. Si je ne l’avais pas fait, je l’aurais buté - Lester n’a même pas pris d’avocat. Il dit juste à Totor d’envoyer le chèque. Mais il commet l’erreur de signer les papiers avant de recevoir le chèque. Bien sûr, le chèque n’arrive pas. Mais le pire est à venir : en janvier 1963, Totor emmène les Crystals en studio pour enregistrer «Let’s Dance The Screw Part 1 & 2» et le seul qui reçoit une copie du single, c’est bien sûr Lester Sill. Screw, c’est le slang pour dire baiser la gueule de quelqu’un. Sill : «C’était sa façon de me dire fuck you buddy.» Et puis bien sûr arrive l’épisode de la double vie : il baise Ronnie alors qu’il est encore marié avec Annette. Elle l’apprend et Totor lui répond que ça ne la regarde pas. Alors elle se barre. Puis c’est au tour de Ronnie de passer à la casserole. Ribowsky fait ses choux gras de l’épisode Ronnie Spector, stalinisée par un Totor atteint de jalousie maladive. Et puis bien sûr la litanie des guns. Ah les guns, que deviendrions-nous sans les guns ? Et des guns par ci et des guns par là, et zyva mon gun ! Et les bodyguards ! N’oublions pas les bodyguards. Il est essentiel de rappeler comme le fait Ribowsky qu’un soir, quatre mecs coincèrent le jeune Totor dans les gogues d’un bar et plutôt que de lui péter la gueule, ils lui pissèrent dessus tous les quatre. Totor en fut traumatisé à vie. D’où les guns et les bodyguards.

Plus appétissante est la facette excentrique. Totor dit un jour à Gene Pitney qu’il avait invité à déjeuner qu’on avait enfermé sa sœur dans un asile de fous et qu’elle était le seul membre de la famille qui fût saine. On imagine la terrine de Pitney. Un Totor qui fraîchement arrivé à New York porte une cape comme Zorro et trimballe une valise qui ne contient pas des drogues comme celle de Paul Rothchild ou trois bouteilles de Martini comme celle de Gene Vincent, mais un bout de pain, une brosse à cheveux, du papier et un crayon. Il marche comme Charlie Chaplin, fait trois pas en avant, un pas en arrière. La première fois que Doc Pomus rencontre Totor, son attitude lui semble tellement étrange qu’il se pose la question : est-il super-hip ou complètement taré ? Totor atteint le sommet de sa période excentrique lorsqu’il fréquente le sultan Ahmet Ertegun : il copie ses manières et exagère sa façon de parler. Chez lui à Los Angeles, il n’écoute que les opéras de Wagner. En 1999, il déclare à un journaliste : «Je suis l’une de ces personnes qui ne peuvent pas être heureuses et qui feront tout pour ne pas l’être. C’est réconfortant de penser que la santé mentale ne dépend pas du fait d’être heureux.» Il roule en Rolls avec une plaque PHIL-500 et sort en ville au bras de Nancy Sinatra.

C’est bien sûr la facette génie visionnaire qui monopolise le plus l’attention. Mick Brown affirme que Totor allait changer the face of pop music forever. C’est avec «River Deep Mountain High» que Ribowsky mesure le mieux le génie de Totor qui commence par rapatrier ses compositeurs favoris, Ellie Greenwich et Jeff Barry avec lesquels il était fâché depuis l’épisode «Chapel Of Love» paru sans son accord sur Red Bird. Alors ils composent tous les trois comme au temps des Ronettes et boom, Totor sort de sa manche un autre as : Tina Turner. Ribowsky : «Phil savait que c’était bon. Il avait le Wall et Tina allait tout magnifier, avec de la folie pyrotechnique. Il voyait ça comme une entité excentrique et commercialisable, une sorte de logarithme de Spector lui-même.» Après Bill Medley, Darlene Love et Ronnie, Totor avait Tina qu’il considérait comme le joyau de sa couronne. Puis Ribowsky entre dans le détail des cinq longues sessions d’enregistrement qu’il qualifie de gargantuesques, 21 musiciens et Jack Nitzsche, quatre guitaristes, quatre basses, tout le gratin du Wrecking Crew, jour et nuit, pour un montant de 22 000 $, ce qui à l’époque est considérable. Mais le public américain fait la sourde oreille.

Ribowsky rappelle aussi que tous les baby-boomers sont tombés sous le charme de cette pop incroyablement orchestrale et qu’à ce titre, Totor mérite le respect - N’oublions pas que les États-Unis avaient leur Mozart et son nom était Phil Spector - Pour situer ce niveau de légendarité gothique, Ribowsky va chercher les noms d’Howard Hughes et d’Orson Welles. Kenneth Tyrane ajoute les noms de Laurence Olivier, Marlon Brando et Roman Polanski, des self-made men. Son souci est de rappeler que Totor évolue dans la dimension supérieure des artistes, ceux qu’on qualifie d’artistes visionnaires. Ribowsky rappelle que le génie ne tombe pas du ciel. Totor est une brute de travail et il entraîne tout le monde dans son délire. Ceux qui morflent le plus sont les interprètes qui doivent attendre leur tour pendant des nuits et des jours. Totor est obsédé par deux choses : l’autonomie et le contrôle. Il veut le pouvoir absolu, même dans sa vie privée. Nick Cohn : «He was the first of the anarchist/pop-music millionaires.»

Totor hait le soleil et la plage. La Californie est le paradis des géants bronzés et athlétiques. Totor est petit, il a une vilaine peau, le menton fuyant et des yeux humides, il est l’outsider définitif. Il est déjà capable de maximes : «Vous comptez vos victoires au nombre d’ennemis que vous avez réussi à vous faire.» Mais il ne perd pas de vue son objectif : «Je savais que the real folk music of America was George Gershwin, Jerome Kern and Irving Berlin. Ces noms étaient plus grands que la musique. That’s what I wanted to be.» Leiber indique que Totor avait appris à jouer de la guitare avec Barney Kessel - That strong jazz-guitar discipline. He was very good - C’est avec les Paris Sisters qu’il crée une sorte de Los Angeles sound, un son qui prendra ensuite son ampleur commerciale avec les Mamas and The Papas qui n’étaient autres que des Teddy Bears améliorés avec des heavily arranged harmonies.

Sa fantastique progression illustre aussi la facette génie visionnaire : il débarque à New York pour bosser avec Leiber & Stoller, puis Ahmet Ertegun lui déroule le tapis rouge, alors le voilà chez Atlantic, mais il vise le pouvoir absolu et ça passe par Philles Records. Gene Pitney l’affirme : «Phil purely had design on creating his own little empire.» En 1962 et 1963, Totor envoie chaque mois un hit grimper au sommet des charts. Il passe ses nuits et ses jours en studio. Il s’arrête un jour en 1963 pour épouser Annette Merar. Il se retrouve donc à la tête d’une hit-factory, comme Berry Gordy à Detroit. Sonny Bono nous décrit un Totor qui ne vit que pour les chansons, le son et le studio, allant voir les autres travailler quand il ne travaille pas, notamment Brian Wilson. Sonny Bono : «He ate, slept and breathed music.» Quand il voit que le phénomène girl-group s’essouffle, il sait déjà de quelle manière il va rebondir : avec le gospel blues des Righteous Brothers. Et pour ça, il fait équipe avec Barry Mann et Cynthia Weil. Il a le génie du montage de projets : il trouve chaque fois les bons auteurs et les bons interprètes. Il se charge de la troisième composante : le Wall.

Mais le Wall of Sound qu’il produit n’est jamais aussi puissant que le son qu’il entend dans son imagination, nous dit Brown. Il écoute La Marche des Walkyries et se demande pourquoi on aurait pas ce type de power dans un disque de rock, après tout ? Avant lui, personne ne considérait la pop comme une forme d’art. Totor envisageait chacune de ses chansons comme un chef-d’œuvre, et peu importait le temps qu’il allait passer à l’enregistrer. Et pourquoi ne pas prendre une chorale plutôt qu’un trio de backing singers, un orchestre plutôt qu’un backing band ? Totor : «J’ai imaginé un son qui serait assez puissant pour pallier aux faiblesses de la composition. Il fallait alors en rajouter encore et encore. Ça fonctionnait comme un puzzle.» Il dit un jour à une journaliste qui l’accompagne à l’aéroport qu’il construit chacun de ses hits comme un opéra de Wagner - Ils commencent simplement et se terminent en force, avec une dynamique, meaning and purpose. C’est dans ma tête. J’en rêve. C’est comme des art movies. J’essaye de faire évoluer un petit peu the record industry, j’essaye de créer un son qui soit universel - C’est un stupéfiant mélange de prétention et de modestie. Seul Totor peut sortir un truc pareil, aussi bien dans les faits et gestes que dans les discours. Ce mec bluffe et impressionne son public en permanence. Mais comme au poker, s’il bluffe c’est qu’il a les cartes. Quand il enregistre le Lovin’ Feelin’ des Righteous Brothers, on lui dit que c’est trop long pour passer à la radio. Totor refuse de changer la moindre note. Ça sera le plus gros succès de sa carrière. Totor n’a aucun mal à être plus fort que les cons. Et Tom Wolfe en rajoute une couche, pour ceux qui n’avaient pas compris : «Chaque époque baroque voit fleurir un génie : à la fin de la Rome antique, l’empereur Commodus, pendant le Renaissance italienne, Benvenuto Cellini, dans l’Angleterre du siècle d’Auguste, the Earl of Chesterfield, à l’ère victorienne, Dante Gabriel Rossetti, in the neo-Greek Federal America, Thomas Jefferson, and in Teen America, Phil Spector is the bona fide genius of teen.» Totor ne pouvait pas recevoir plus bel hommage. Tout est toujours question d’éléments de comparaison. Il faut laisser faire les écrivains. Il aura fallu six ans à Totor pour transmuter le rock et la pop en art. Il s’y est consacré à plein temps, jetant dans la balance toute sa colère, tout son génie et son ambition démesurée. Il a même réussi à faire plier le music biz, à imposer ses conditions, mais le music biz ne lui pardonnera jamais son arrogance. Quand River Deep floppe en Amérique, Totor se demande pourquoi on le hait à ce point.

Totor traite les musiciens comme des princes, mais il est beaucoup moins attentionné avec les interprètes. Larry Levine : «Les musiciens étaient tous des professionnels et les chanteuses were just kids.» Totor les considérait comme des éléments du puzzle, n’étant là que pour une chanson. Il ajoutait que les chanteuses lui appartenaient - They’re all mine. Without me, they’re nothing. They will do what I want - Full power + full control. Au Gold Star, il n’y avait de toute façon de place que pour un seul ego, nous dit Brown, celui de Totor. Gloria Jones dit aussi qu’au Gold Star, Totor avait un comportement qui foutait un peu la trouille - He threw his little weight around - et elle ajoute : «He was God to a lot of people.» Eh oui, à 23 ans, il est le producteur le plus célèbre d’Amérique. Il vient même de créer un genre nouveau : le producteur star. Il designait tout, absolument tout : la rythmique, le sound, les chœurs, le lead vocal - every aspect of the design was Spector’s making - Wexler est fasciné par les disques de Totor, pour lui chacun d’eux est un ‘intraglio’, c’est-à-dire un design intriguant gravé par une seule main dans la surface de la pierre.

Il a aussi des touches avec d’autres groupes, comme les Rascals ou les Lovin’ Spoonful, mais ça ne débouche pas. Ahmet lui souffle les Rascals sous le nez et John Sebastian décline l’offre que lui fait Totor, arguant que le charme singulier des Spoonful ne pouvait pas coller avec le Wall of Sound. Et puis de toute façon, Totor ne veut pas devenir un Berry Gordy blanc. Totor et Gordy ont cependant pas mal de points communs, notamment ce que Mick Brown appelle des Napoleonic egos, self-centered, highly driven and ruthlessly competitive. Ils ont en outre bâti des fortunes en partant de rien. Ils reconnaissaient tous les deux le fait qu’une bonne chanson était the most important factor in the business of making hits. Totor fera d’ailleurs d’«It’s all about the right song» l’un de ses maximes.

Et tout s’arrête brutalement en 1965, après les sessions de River Deep. Sonny Bono dit que Totor a perdu la main. Alors, il s’en ira travailler avec le plus grand groupe pop du monde, les Beatles.

 

Richard Williams revient longuement sur la notion de producteur, qui avant Totor était une notion vague : d’un côté on avait les connaisseurs, les gens d’Atlantic, Wexler, les Ertegun, ou John Hammond chez Columbia qui servaient d’intermédiaires entre l’artiste et l’ingé-son. Ils veillaient à la fois sur les aspects commerciaux et l’intégrité musicale. Il y avait aussi le producteur découvreur, comme George Goldner qui fouinait dans les clubs à le recherche de nouveaux sons. Mais comme John Hammond, il est plus un organisateur qu’un créateur. Mais c’est lui qui va vraiment influencer Totor car il est aussi un hustler, un magouilleur. En fondant Philles Records en 1961 à l’âge de 21 ans, Totor reprenait à son compte le concept d’indépendance établi par Goldner. L’autre modèle, c’est bien sûr Sam Phillips, le roi des indépendants. Totor fait une synthèse de ses influences pour devenir à la fois un organisateur avisé, un business man infaillible et un studio innovator. Mais il ajoute en plus un nouveau concept : celui du producteur qui conduit le process créatif de A à Z. Avant lui personne ne l’a fait. Pour ça il doit tout contrôler, choisir l’interprète, la compo, superviser les arrangements et toutes les phases de l’enregistrement et soigner le moindre détail jusqu’au bout, c’est-à-dire la parution, d’où le besoin d’un label indépendant. Il sort un disque à la fois, mais il fait en sorte que chaque disque soit bon. Il ambitionne surtout de créer un nouveau son, le Spector sound. C’est ce qu’il va réussir à faire pendant quatre ans. Et pendant quatre ans, il va intriguer, puis captiver l’industrie du disque avant de s’attirer sa haine. Totor sait bien qu’il affronte l’industrie du disque, mais il refuse toute forme de rapprochement - I did everything on my own. It was rough and it was hard but it just seemed very natural at the time - Totor n’a jamais cessé de vouloir prouver qu’il était le meilleur dans son domaine qui est le son.

Pas de Totor sans cette impressionnante série de rencontres : Lester Sill/Lee Hazlewood, Leiber & Stoller, Ahmet Ertegun, Don Kirshner, Andrew Loog Oldham rien que pour the rise et ça continue dans the fall avec les Beatles et Mo Ostin. Chacune de ces rencontres illustre une étape de ce qu’il faut bien appeler une foudroyante progression. Et là on ne parle que des gens de pouvoir. Totor sait aussi s’entourer de talents, et quels talents ! Jack Nitzsche, Larry Levine, Ellie Greenwich et Jeff Barry, Barry Mann et Cynthia Weil, Darlene Love et Sonny Bono, tous ces gens jouent un rôle capital dans le mythe du Wall.

Commençons la visite de cette galerie de portraits par celui de Lester Sill, un homme influent du showbiz West Coast qui fut manager des Coasters et co-producteur avec Lee Hazlewood de Duane Eddy. C’est lui qui lance la carrière de Leiber & Stoller. Wexler et Leiber le préviennent à propos de Totor : «He’s a snake, il vendrait son père et sa mère pour avancer.» Sill conviendra que Wexler et Leiber ne se trompaient pas. Dans son book, Mick Brown fait un très beau portrait de Lester Sill, celui d’un homme qui portait des chemises coûteuses et des beautifully cut sports jackets. Il avait du sable dans ses poches et en répandait au sol to do a sand-dance when a song demanded it. Jerry Leiber : «Lester était l’un des hommes les plus drôles que j’aie connus, he was just a happy guy, you saw Lester and it was a good day.»

Mick Brown brosse aussi un stupéfiant portrait de Jerry Wexler, le genre de portrait qui remet bien les pendules à l’heure : «Le parteneriat Wexler/Ertegun intriguait au plus haut point. Wexler était un véritable érudit rabbinique en matière d’art et de littérature, il était probablement le seul producteur à pouvoir citer Hegel et le philosophe William James dans un rayon de dix kilomètres autour du Brill Building. Il était aussi dogmatique, acariâtre et très dur en affaires. C’est lui qui s’occupait du biz chez Atlantic, il arrivait chaque jour plus tôt pour passer des commandes, suivre les relations avec les fournisseurs et les distributeurs et faire pression sur les disc jockeys. La nuit, il produisait.» Mais c’est le cool vernacular, le sharp dress, et ce que Mick Brown appelle his efforless air of hip knowingness and incrutability (l’impénétrabilité et l’érudition naturelle) d’Ahmet Ertegun qui fascinait Totor. Ahmet lui racontait sa virée en Louisiane à la recherche du great primitive piano genius Professor Longhair, qu’il finit par déloger, mais hélas, il venait de signer avec Mercury. Il racontait aussi ses virées nocturnes en compagnie de l’aristocratie du jazz et du blues - the Dukes, the Earls and the Counts - Aux yeux de Totor, l’enthousiasme permanent et l’érudition d’Ahmet le classaient à part des escrocs à la petite semaine qui grouillaient dans le music biz, ceux que Totor appelait «the short-armed fatties», les petits gros aux bras courts, qu’il haïssait profondément. Pour Totor, Atlantic était le label du bon goût et de l’excellence musicale, à l’image d’Ahmet. C’est le modèle qu’il voulait reproduire, mais selon sa vision. Totor partage une autre passion avec Ahmet : the Mezz Mezzrow school of hipster slang, the black slang. Tous ceux qui ont lu Really The Blues (traduit en français chez Buchet-Chastel à une époque) savent de quoi il en retourne. Il n’existe pas de pire livre de chevet. Disons Mezz Mezzrow et Yves Adrien.

Quand Totor cherche un arrangeur pour la session d’enregistrement d’«He’s A Rebel», Lester Sill lui recommande Jack Nitzsche, qui bosse pour Lee Hazlewood. Totor se trouve vite des tas de points communs avec Jack. Ils fraternisent. Jack admire Totor. À ses yeux, Totor aime tellement la musique qu’il change toutes les règles du jeu. Comme Totor n’a fait pas venir les Crystals de New York à Los Angeles, Jack suggère de prendre les Blossoms, un trio de local session singers led by Darlene Love qui n’a que 21 ans. Darlene raconte dans son autobio que Totor puait l’aftershave - which smelled like musk, c’est-à-dire le musc - et qu’il portait des lunettes noires alors qu’on y voyait pas très clair au Gold Star qui était un endroit plutôt sombre. Il portait des bottines avec ces talons hauts, mais Darlene dit qu’elle était encore plus grande que lui - Spector looked like a little kid in a sandbox, c’est-à-dire un gamin dans un bac à sable. Comme Totor, Jack ne raisonne qu’en termes de black music et pense qu’on a tout piqué aux blackos. Son fils Jack Jr décrit Jack comme un «préjudice à l’envers. Il hait les blancs.» Jack sait exactement ce que veut Totor. Totor et lui forment ce qu’on appelle the perfect match, ils sont faits l’un pour l’autre. On a déjà glosé sur le génie de Totor, mais Jack n’est pas en reste : on le considère comme un modern-day Stravinsky. Denny Bruce : «If Phil was the visionary, Jack was the architect.» En fait ils s’amusent comme des gosses en studio. Phil dit qu’il faut un sax ici, et Jack dit : «Let’s double it !» et Phil dit «Let’s triple it !», ils prennent des libertés et c’est un spectacle magnifique que de les voir jubiler tous les deux dans le control room, comme deux scientifiques qui expérimentent en laboratoire. Et ils ont tellement de chance, car ça marche au-delà de toute espérance. Jack idolâtre tellement Totor qu’il finit par se coiffer comme lui et par porter des lunettes noires. Totor l’emmène à New York et le présente aux gens au Brill. Jack gardera toute sa vie comme son bien le plus précieux une montre en or que lui a offerte Totor dans les années soixante. Il a tellement peur de la perdre qu’il ne la porte jamais. Il la planque dans une pochette en velours, avec un bracelet que lui offrit jadis sa femme, Buffy Sainte-Marie.

Don Kirshner est l’un des hommes de pouvoir du showbiz new-yorkais. Il possède une écurie d’une vingtaine d’auteurs, the Aldon team, ceux du Brill, Goffin & King, et Mann & Weil, notamment. C’est une usine à hits. Au 1650 Broadway, il installe ses auteurs dans des petits bureaux. Chacun d’eux dispose d’un piano et d’une table. Ils enregistrent des démos que Kirshner écoute en fin de journée, donnant ou pas sa bénédiction - Donny’s approval and largesse - Kirshner : «Je venais chaque jour. Mes bureaux ne coûtaient pas cher, je n’avais pas beaucoup de moyens. Vous pouviez entendre les chansons à travers les murs.» Il crée aussi son label, Dimension, et lance les Cookies, Carole King et Little Eva qui est la baby-sitter de Carole King. Kirshner et Totor ont un truc en commun : une ambition démesurée. Comme Totor, Kirshner a une très haute opinion de lui-même. Mais aux yeux de ses proches, c’est un plouc, nous dit Mick Brown. Il enlève ses chaussures et met les pieds sur son bureau. Quand il invite des gens à manger chez lui dans le New Jersey, il commande des pizzas. But he had the greatest ears in the business. Il écoutait les premières mesures d’une chanson et savait dire si c’était un hit ou pas - Il avait raison tellement souvent que c’en était effrayant. He was phenomenal - Alors bien sûr, dès qu’il arrive à New York, Totor va lui rendre visite. Totor sait qu’il détient le pouvoir suprême, la meilleure écurie de songwriters, le genre de pouvoir qu’il ambitionnait. Kirshner a entendu parler de Totor et le prend aussitôt sous son aile - Phil avait besoin de mes songwriters. Et il me respectait car je savais marier the right song with the right artist.

L’autre aspect capital que développe Mick Brown dans le paragraphe qu’il consacre à Kirshner, c’est l’aspect Jewish kids du Brill et d’Aldon. La tradition des Jewish songwriters remonte aux années 30 et 40, avec Irving Belin, Harold Arlen et George & Ira Gershwin. Ces gens-là ont fabriqué du rêve américain. Kirshner n’a près de lui que des normal Jewish kids et à sa façon il perpétue cette tradition, illustrant les aspirations des American teenagers des early sixties : summer romances, the first kiss, dreams of wedding bells and living happily ever after. Deux de ses couples d’auteurs, Barry Mann & Cynthia Weil, Gerry Goffin & Carole King ne sont même pas majeurs quand ils se marient. Ils sont les premiers à vivre le rêve dont parlent leurs chansons.

Plus tard, Kirshner deviendra vraiment célèbre en produisant les Monkees. Mais il a cependant des réserves sur Totor : «On ne s’est jamais beaucoup aimés. Phil n’avait qu’une obsession, être le meilleur, le number one. Jamais il n’aurait dit que Darlene Love avait une grande voix ou que Mann & Weil ont écrit une grande chanson et que Don Kirshner ait fait ci ou ça. C’est comme si personne n’avait contribué. Ce dont Phil manquait, c’est d’élégance.» Ils finiront par se brouiller.

Premier girl-group spectorisé sur Philles : the Crystals. Totor cherche un équivalent des Shirelles, ce quatuor de blackettes du New Jersey qui lance en 1960 la mode des girl-groups avec une compo signée Gerry Goffin et Carole King, «Will You Love Me Tomorrow». Dans le circuit, il y a aussi les Chantels d’Arlene Smith. Quand Totor les prend sous son aile, les Crystals sont cinq et la lead-singer s’appelle Barbara Alston et c’est elle qu’on entend sur leur premier album, Twist Uptown, paru sur Philles en 1962. Le cut phare de l’album est le «There’s No Other (Like My Baby)» qui ouvre le bal de la B, un hit co-écrit par Totor. Elles chantent à la ferveur du gospel batch et créent ce qu’on appelle la fabuleuse clameur new-yorkaise. Sur «Uptown», les castagnettes font leur apparition. Cet album est une première approche du Wall. Elles font du petit twist avec «Frankenstein Twist» sur une base de soft rockab. On sent la patte du son dans les basses et le «Oh Yeah, Maybe Baby» est sacrément bien orchestré, avec des violons all over. Tous les basics sont déjà là. «On Broadway» nous permet d’assister à un extraordinaire développement orchestral. On peut dire que Barbara Alston assure comme une bête. Même le «Gee Wiz» très daté est solide. Deux des trois couples mythiques du Brill sont présents sur l’album : Goffin/King avec «Please Hurt Me» et «No One Ever Telles You», Mann/Weil avec «On Broadway» et «Uptown».

Comme on l’a déjà dit, c’est Jack qui attire l’attention de Totor sur les Blossoms et leur lead-singer Darlene Wright que Totor va rebaptiser Darlene Love. Dès qu’il l’entend chanter, il oublie Barbara Alston. Il organise une session au Gold Star et lui demande de chanter un hit écrit par Gene Pitney, «He’s A Rebel». Bien sûr le nom du groupe reste les Crystals, mais aucune Crystal n’est présente au Gold Star. Totor sait ce qu’il fait, car à l’époque, le public ne sait pas à quoi ressemblent les artistes. Seul compte le son. Pour Totor, Darlene est un don de Dieu. Il dit même d’elle qu’elle est un big talent.

Il est essentiel que rappeler que Totor ne fonctionne qu’en termes de singles. Si on écoute les albums parus sur Philles, c’est à nos risques et périls, car on y trouve pas mal de filler. Ce deuxième album des Crystals qui s’appelle He’s A Rebel est même une petite arnaque, car on y retrouve pas mal de cuts du premier album : «Frankenstein Twist» et son bassmatic de rêve, «On Broadway» et «Uptown» avec leurs castagnettes. Bon, le morceau titre n’est pas le hit de rêve. Darlene y va de bon cœur mais ça reste du to be-ihh-ihh avec un solo de sax. Pas de quoi se prosterner jusqu’à terre. En fait c’est Totor qui fait tout le boulot. Il distille le sucre. Mais cette pop vieillit assez mal. Il faut attendre la fin du bal d’A avec «He’s Sure The Boy I Love» signé Mann/Weil pour voir Darlene casser la baraque. Big Brill pop ! On est au cœur de l’œil du tycoon, Darlene et ses copines éclatent bien la pop. Par contre, «What A Nice Way To Turn Seventeen» sonne comme un caramel mou. À l’époque, Darlene qui ne se gêne pas pour dire ce qu’elle pense se plaint car elle n’est pas créditée. Elle chante les deux plus gros hits des Crystals. On l’entend aussi sur l’album de Bob B Soxx & The Blue Jeans. Quant aux Crystals, les vraies, elles sont les premières surprises d’entendre à la radio un hit qu’elles n’ont pas chanté. C’est l’humour de Totor, beaucoup de gens ne l’ont pas supporté.

Il existe un troisième et dernier épisode Crystals. Totor flashe sur la voix de LaLa Brooks qui est entrée dans les Crystals (les vraies) en remplacement d’une collègue enceinte. Totor flashe surtout sur la teenage vulnerability de LaLa. Il la fait venir à Los Angeles car il veut absolument continuer de travailler au Gold Star. C’est donc elle qu’on entend sur «Da Doo Ron Ron», un véritable wall-banger. Totor monte le coup avec Jeff Barry et Ellie Greenwich. Da Doo explose. Pour LaLa, c’est «the most exciting moment of my life.» Même chose avec «Then He Kissed Me». On retrouve ces deux merveilles sur The Crystals Sing The Greatest Hits, Vol. 1 paru sur Philles en 1964. Dès Da Doo, c’est dans la poche : intro de basse fuzz, spetorish en diable puis le son de la basse gagne les profondeurs du deepy deep. Voilà le Wall, une merveille d’équilibre des basses et des voix aiguës. C’est inégalé. Comme si le son avait une énergie. Sur ce Best Of, on retrouve les vieux coucous habituels, «On Broadway», «He’s A Rebel», «He’s Sure The Boy I Love» et «Uptown», qui sonnent comme le couronnement d’une pop sixties figée dans le temps. Elles y vont les blackettes avec leur «Hot Pastrami», à coups de baby one more time au guttural, avec un son tellement muddy, elles ont de l’humour - Phil Spector yeah ! - Les solos de sax émerveillent les jukes, c’est sûr, surtout celui d’«He’s Sure The Boy I Love». Bon d’accord, ça date d’une certaine époque, mais ça reste infiniment plus frais que la pop qu’on entend aujourd’hui. La merveille se niche en fin de B et s’appelle «Look In My Eyes». Les violons embarquent LaLa et ses copines pour Cythère. Superbe exercice de style. Elles chantent à la glotte rose, ça sent bon le sexe, elles expurgent des jus sucrés, on sent palpiter les petites chattes extra-sensorielles, comme c’est beau et comme c’est bon. Totor devait bander derrière sa console.

L’autre artiste que Totor aime bien, c’est Bobby Sheen car il chante comme Clyde McPhatter. Alors il monte un projet sur mesure, Bob B Soxx & The Blues Jeans, avec Darlene Love et Fanita James. Zip-A-Dee-Doo-Dah sort sur Philles en 1963. Le morceau titre vaut pour un fabuleux artefact avec Darlene dans le mix, c’est très chanté au choo bee doo. Sur l’album, Darlene fait la loco et tonton Leon pianote. On se lève quand arrive «Jimmy Baby» pour aller danser le jerk, car c’est impossible de faire autrement. C’est plein de son. S’ensuit un pur produit du Wall, «Baby (I Love You)», full time sound, blindé de blindage, une merveille de prod un peu terreuse mais diable comme c’est bien foutu. Un autre pur jus de Wall guette l’imprudent voyageur en B : «The White Cliffs Of Dover». Totor l’embourbe dans des cliffs de son, tout explose sous le boisseau de Dover, c’est joué aux pas d’éléphants. On sent que Totor expérimente. Et dans «I Shook The World», Billy Strange prend un solo de guitare énorme, ça jerke dans les clap-hands et Totor ramène tout le saint-frusquin de min tio quinquin.

C’est avec les Ronettes que Totor va devenir célèbre. Il flashe sur ces caramel-skinned black girls from New York, signées chez Don Kirshner, qui portent des mini-jupes fendues jusqu’à la hanche et leurs perruques descendent jusqu’aux genoux, un sexual paradise aux yeux chargés de mascara. Totor entend surtout la voix de Veronica Bennett qu’il va rebaptiser Ronnie. Le génie de Totor éclate au Sénégal - Ronnie sang the way she looked, il était impossible de ne pas tomber amoureux de sa voix - Après Da Doo et «Then He Kissed Me», c’est une troisième compo Barry/Greenwich/Spector qui enfonce définitivement le clou du Wall of Sound : «Be My Baby», l’un des plus grands disques pop jamais enregistrés. L’enregistrement de «Be My Baby» fut cataclysmique, nous dit Williams, avec des pianos en rang dans le studio, des tas de gens qui jouaient des percussions et Totor réglait tout au détail près. 42 prises ! Mick Brown devient fou : «Spector s’empara de la flambée mélodique et y injecta tout le pathos du Wall of Sound, un rythme subtil qui évoquait le baion, des bouquets dramatiques de castagnettes, un canapé d’harmonies extatiques, le romantisme douloureux d’une section de cordes et les roulements impérieux d’Hal Blaine.» Brian Wilson dit que «Be My Baby» est le best pop record of all time et il l’écoute chaque jour de sa vie. Il a raison, Brian. C’est l’hymne des sixties, le hit qui explose au commencement de Mean Streets, sucre de mini-jupe avec du regain de be my baby, le son le plus représentatif de l’Amérique urbaine, the absolute genius of Phil Spector. Avec ça, il allume la gueule de la postérité. Mais le single suivant, «Baby I Love You», signé par la même équipe, est encore meilleur. Là t’es foutu. Les Ronettes arrivent comme Attila et les Huns, le Wall devient fou, il n’existe rien de plus powerful dans l’histoire du rock, la pauvre Ronnie est submergée, c’est Totor le boss, c’est lui qui libère les énergies, comme le ferait un magicien. «Baby I Love You» reste une merveille intemporelle. C’est le génie pop à l’état le plus pur, la mini-jupe ouverte aux quatre vents, l’excitation des sixties et la gloire de la jeunesse. Et on monte encore d’un cran avec «Walking In The Rain», singé Mann/Weil/Spector, apothéose du Wall, avec ces retours d’I’m walking in the rain qui donnent le frisson. Cette fois, il travaille avec Barry Mann et Cynthia Weil. Ils composent aussi «Born To Be Together». On retrouve ces merveilles sur Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica, paru sur Philles en 1964. Rien qu’avec ces trois hits, on est gavé. Mais cet album est une véritable caverne d’Ali-Baba. Avec «So Young» les Ronettes ramènent du sexe et Totor en rajoute. Il gonfle les veines du sexe. Impossible d’échapper à ça. Ronnie rentre dans le lard de «Breakin’ Up». Elle féminise à outrance, elle sucre les fraises et diable comme elle sent bon. Elle est plus suave que Tina mais que d’à-propos, c’mon baby ! Don’t say maybe. Totor fait des miracles avec cette petite pop. Il continue d’exploiter le filon des castagnettes avec «I Wonder» et en B il renvoie les Ronettes dans l’œil du typhon avec «You Baby», signé Mann/Weil/Spector. C’est inespéré de grandeur. Cet album miraculeux d’achève avec «Chapel Of Love» qui est l’un des plus gros hits composés par le trio Barry/Greenwich/Spector. Ça prend de telles proportions que ça finit par bouffer la cervelle de la chapelle.

Il existe un autre album des Ronettes, un Volume 2 paru en 2010. L’objet sent bon le remugle, avec les trois Ronettes détourées sur un fond blanc et le zéro info au dos. On n’écoute ça que par acquis de conscience, et bien sûr dès le «Paradise» d’ouverture de bal d’A on sent qu’il y a un truc dans le son, cette façon qu’a Totor de transformer la pop en art. Il faut attendre l’ouverture de bal de la B pour frétiller avec «(I’m A) Woman In Love (With You). Fantastique car porté par un refrain mélodique faramineux. Merveille signée Spector/Mann/Weil. Décidément, ces trois-là ne se trompent jamais. Quand Totor compose avec Toni Wine, la future épouse de Chips, ça donne «You Came You Saw You Conqueered», c’est assez Wall et bien balancé.

Puisqu’on est dans les objets volants non identifiés, on trouvait aussi à une époque un big Best Of de Philles Records, Philles Records Presents Today’s Hits, daté de 1963. Ce Best Of a une drôle de particularité : tous les artistes sont noirs. C’est là qu’on trouve l’autre gros hit des Crystals, le fameux «Then He Kissed Me» signé Barry/Greenwich/Spector, que chante LaLa, un full blow de Wall avec des castagnettes, le real deal du sixties power. S’il est un mec qui a tout compris au sexe des sixties, c’est bien Totor. Spector Sex Sound, full blown Sexus, bal des vulves, une profusion inespérée de sexe magique, voix de rêve de filles offertes. On retrouve à la suite le fabuleux «Da Doo Ron Ron» et sa basse fuzz en intro. Personne n’a jamais amené autant de résonance dans le jus de juke, c’est du génie productiviste à l’état pur, les basses sont saines et le sucre du chant prend tout son sens, yeah he looks so fine. On se retape une rasade de «Zip-A-Dee-Doo-Dah», avec ce tempo extrêmement ralenti. Totor invente la heavyness à castagnettes. Et quand on entend Bobby Sheen chanter, on comprend que Totor puisse adorer sa voix. C’est d’une grande beauté. On se re-régale des Ronettes et de «Be My Baby», l’apanage de l’artefact, mais on grimpe d’un cran avec le «Wait Til My Bobby Gets Home» de Darlene Love. Niaque incomparable. C’est l’alliance de deux génies : Darlene + Totor. C’est la même chose que Sam + Elvis, ou Burt + Dionne. Elle chante au sommet de son art. Quand elle gueule, elle reste juste. Totor ne se lasse pas de sa justesse. Et pour finir, voici les Alley Cats avec «Puddin’ N’Tain». Totor leur donne sa bénédiction est c’est fichtrement bon.

Petit conseil : ne faites pas l’impasse sur The Phil Spector Wall Of Sound Orchestra. C’est l’occasion d’entendre le Wrecking Crew. Totor ne raisonnait qu’en termes de singles et pire encore, qu’en termes d’A-sides. Pour éviter que les DJs des radio ne jouent les B-sides des singles Philles, Totor mettait systématiquement un instro en B-side. Donc le DJ était baisé, il ne pouvait passer que l’A-side. On retrouve toutes ces B-sides dans diverses compiles sous le titre Phil’s Flipsides. On entend ces surdoués jouer du jazz dans «Tedesco & Pitman» ou encore «Nino & Sonny». Jazz guitar ! Fabuleux ! Encore un wild drive de jazz avec «Miss Jean & Mister Jam», le sax prend la suite de la wild jazz guitar et c’est demented, comme peut l’être parfois le jazz. Avec «Harry & Milt Meet Hal B», ils passent au heavy groove. Hal Blaine bat ça sec et net et une guitare crade entre dans le son. Ces instros sont des bombes. Back to the jazz power avec «Big Red». C’est l’instro absolu, rien de plus puissant ici bas, solo de jazz dans les dents, ça bat tous les records de punch in the face. On dira en gros la même chose de «Larry L», qui est bien sûr Larry Levine, big pulsatif doté de tout le son et de tout l’espace dont peut rêver un cut, et soudain un sax lui rentre dans le baba. Ces mecs n’en finissent plus d’explorer les soubassements du jazz power, ça pianote et ça drumbeate à la folie dans «Chubby Danny D». Toutes ces flipsides sont stupéfiantes. On a même une wild stand-up dans «Irving». Totor veut du wild alors le Crew lui donne du wild.

Autre compile relativement indispensable à tous les Totorisés : The Early Productions, une compile Ace qui date de 2010. Parmi les stand-out tracks, on trouve l’«I Love How You Love Me» des Paris Sisters, un trio de blanches signé par Lester Sill. C’est fabuleusement sexy, ça violonne entre les cuisses. Sill aura essayé d’en faire des stars, ça a failli marcher. Le cut date de 1961, et Totor qui est allé observer Lee Hazlewood travailler dans son studio de Phoenix, Arizona, ne fait que reproduire sa technique en l’améliorant. Sill constate aussi que Totor est le premier producteur à ignorer les coûts. Il ne pense qu’au son. Il lui faut du temps. Cette période des early sixties est incroyablement féconde. Wexler demande à Totor de produire les Top Notes, un duo black composé de Derek Martin et Howard Guyton. Guyton chante «The Basic Things» à la glotte aérienne et c’est un hit monumental qui va bien sûr passer à l’as. Par contre, Terry Day est un blanc, et pas n’importe quel blanc puisqu’il s’agit de Terry Melcher. Son «Be A Soldier» dégage une belle énergie de pop de juke, une énergie littéralement mesmérique. On le retrouve plus loin avec «I Love You Betty» : pas de voix, mais c’est très orchestré. Pour Atlantic, Totor produit le «Hey Memphis» de LaVern Baker. Attention, ça ne rigole pas. Elle explose tout, Atlantic, Totor et le contexte. Elle chante au raw. N’oublions pas que LaVern Baker fut une reine. Bobby Sheen aussi, un Bobby qu’on retrouve ici avec «How Many Nights». Il chante à la folie et on comprend que Totor l’ait suivi à la trace. L’autre gros stand-out, c’est Jean DuShon avec «Talk To Me Talk To Me». Fantastique présence, une vraie voix, une perfection, elle est déchirante de grandeur, please please please ! Le Russel Byrd qu’on entend chanter «Nights Of Mexico» n’est autre que Bert Berns, l’un des mover-shakers les plus légendaires de la scène new-yorkaise. Il chante son exotica avec un joli gusto. On retrouve aussi le fameux «Every Breath I Take» de Gene Pitney. Totor le fait monter en neige et met le paquet sur l’orchestration, du coup Pitney explose, il sur-chante et finit à la folie Méricourt. On tombe à la suite sur Ruth Brown avec «Anyone But You», encore une vraie voix. C’est Ruth qu’il te faut. Une horreur de véracité. Tiens encore une belle surprise : «Bumbershoot» par un certain Phil Harvey. Phil Harvey ? Mais oui, c’est Totor on the jazz guitar et c’est très impressionnant. Parmi les autres artistes présents sur cette compile se trouve Curtis Lee et son bubblegum avant la lettre. Son «Pretty Little Angel Eyes» est connu comme le loup blanc des steppes, monté sur des vieux réflexes de doo-wop, mais c’est du doo-wop blanc. L’autre révélation vient des Ducanes avec «I’m So Happy». C’est tout simplement du punk de back alley, violent, plein de jus, de uh-uh-uh et de clap-hands.

On retrouve Darlene Love, LaLa Brooks et les Ronettes sur l’extraordinaire A Christmas Gift For You. Six semaines en enfer, selon Larry Levine. À la fin des sessions, Levine dit à Totor que c’était trop dur et qu’il ne veut plus travailler pour lui. Mais il reviendra. Avec A Christmas Gift Fo You, Totor ne voulait pas faire un junk album, il voulait faire un éléphant blanc, a good, moving and important album. Mais l’album sort au moment où Kennedy se fait buter - Phil Spector’s magnum opus was dead in the water - Il faudra attendre dix ans et un sérieux coup de main des Beatles pour que le Christmas Album trouve sa place au firmament. Avec ce divin Christmas Gift, Totor nous fait un beau cadeau. On ne sait plus où donner de la tête, entre Darlne Love et les Ronettes. Darlene attaque avec un fantastique «White Christmas» gorgé de basses. Elle restera pour beaucoup de gens la Soul Sister expansive par excellence. C’est aussi elle qui explose «Christmas» en B. Elle balaye tout Motown d’un revers de main. Avec ce cut, Darlene et Totor se hissent au sommet de l’art - Baby please come home - Les Ronettes explosent «Sleigh Ride», on entend le clic clac du renne et Ronnie arrose le Wall de sucre. Merveilleuse virée, c’est encore pire que Walt Disney. Totor fait du funny rock, c’est tellement bien foutu que ça transcende l’idée du gag. Les Crystals tapent aussi dans le mille avec «Santa Claus Is Coming To Town». LaLa y va, elle fonce dans le muddy mais quelle énergie ! Pas de pire volée de bois vert. Ça explose, on a là une merveille productiviste intensive, on croit même entendre du Wall téléguidé. C’est à la fois inégalable et tellement précipité. Bobby Sheen fait aussi un carnage avec «The Bells Of St Mary» et Darlene nous ramène dans le giron du bonheur avec «Marshmallow World». Pur festif spectorish, stupéfiant expat de spirit à trompettes, Darlene est increvable. Totor a fait d’elle une star. C’est aussi elle qui vrille un tuyau dans le cul de Père Noël avec «Winter Wonderland». Le cut le plus attachant de l’album est forcément le dernier, «Silent Night». Totor y fait un discours dément, il salue les artistes, et on se demande comment font les gens pour haïr un mec comme ça.

Si on manque de place, on peut très bien se contenter d’une box très bien foutue, Phil Spector - Back To Mono, conçue par Allen Klein et parue en 1991. Totor demande à Klein de gérer son catalogue et Klein a l’idée de vendre non plus les Crystals ou les Ronettes, mais carrément Phil Spector. Le graphiste ne s’est pas cassé la tête : il a fait une boîte en forme de mur, avec bien sûr la silhouette de Totor au premier plan, pour ceux qui auraient la comprenette difficile. La box ne prend pas les gens pour des cons, car les quatre CDs proposent un panorama complet du Wall. Miam miam. Le disk 1 va loin puisqu’il remonte jusqu’aux aux Teddy Bears, le premier groupe de Totor avec Annette et sa voix sucrée. On a aussi le «Spanish Harlem» de Ben E. King, le velours de l’estomac, c’est très léché et ça ne prendra jamais une ride. «Spanish Harlem» est quand même la première grosse compo de Totor (avec Jerry Leiber). Les trois biographes s’accordent pour dire que Totor fit sensation en produisant l’«Every Breath I Take» de Gene Pitney. On y voit Pitney se couler dans les draps de l’orchestration en bandant comme un âne - Oooh no darling - C’est très exacerbé, Pitney halète, il chante d’une petite voix aiguë. Retour aux sources encore avec les Paris Sisters et «I Love How You Love Me», elles sont chaudes les chaudasses, ça sent bon les mains baladeuses, elles font du petit slowah tartignolle, mais avec du hot sex sous la mini-jupe. Fantastiques allumeuses ! Rappelons qu’elles sont blanches et que Totor préfère les noires. Puis on voit monter les vagues du plaisir avec les Crystals et le merveilleux balancement des reins de «There’s No Other Like My Boy». Rien qu’avec cette progression dans la sensualité, on perçoit le génie de Totor en devenir. Cette façon de groover le heavy drive des Crystals, c’est du Totor tout craché. Il a bien compris l’importance de l’étranglement au moment du coït, quand gicle le sperme de yeah yeah yeah sur la mini-jupe. «Uptown» restera pour nous le hit des castagnettes et l’un des fleurons du New York Sound. S’ensuivent d’autres hits des Crystals, puis Bob B Soxx et son Zip-A-Dee-Doo-Dah heavy as hell, puis l’incroyable énergie des Alley Cats avec «Puddin’ N’ Tain». Darlene Love fait son entrée là-dedans avec «Today I Met The Boy I’m Gonna Marry», elle arrive comme une petite reine, suivie de LaLa avec «Da Doo Ron Ron» et la fuzz de mobylette, l’une des plus belles inventions du siècle dernier, on ne se lasse pas de ce truc là, LaLa chante du nez. Quelle modernité ! C’est vraiment ce qui frappe le plus chaque fois qu’on remet le nez là-dedans. On voit aussi Veronica foncer en plein Wall avec «Why Don’t They Let Us Fall In Love». Darlene Love fait un «Chapel Of Love» qui n’est pas aussi beau que celui des Dixie Cups, mais avec «Wait Til My Bobby Gets Home», elle crée du rêve, c’est même la pop des jours heureux. Voilà ce qu’il faut retenir : Totor fabriquait une pop de rêve, pianotée aux beaux jours de Broadway, une absolue merveille.

On s’en serait douté, la température monte avec le disk 2, car comme Mean Streets, il s’ouvre sur «Be My Baby» ! Wow Veronica chante bien dans cette purée suprématiste, on patauge dans l’extase des sixties, merci Phil Spector pour tous ces frissons, il n’existe pas de pire giclée de pop sixties. C’est stupéfiant d’excellence, c’est l’une des illustrations du génie, celui du trio Barry/Greenwich/Spector. Ils s’y sont mis à trois pour imaginer un truc pareil. Avec «Then He Kissed Me», les Crystals ont aussi un hit universaliste. Imparable, avec des castagnettes, bien sûr et une descente harmonique suivie par l’orchestration. Prod de rêve avec Jack dans la course. On revoit aussi Darlene Love exploser son «Fine Fine Boy», elle doit quand même une fière chandelle à Totor, mais il semble vouloir garder les plus beaux hits pour sa chérie Veronica, il lui offre sur un plateau d’argent «Baby I Love You», c’est comme on l’a déjà dit sucré et puissant à la fois, Totor a tout mis dans cette histoire, ça explose au firmament, ça dépasse les possibilités du langage. Veronica fait ce que Totor lui dit de faire : chante ! Alors elle sucre les fraises d’«I Wonder»,. Quand Totor travaille avec Poncia & Andreoti, ça donne «(The Best Part Of) Breakin’ Up» que chantent les Ronettes jusqu’à saturation de Wall. Totor n’en finit plus de faire de l’art, comme Warhol, c’est exactement le même empire et la même modernité. Les Ronettes sont aussi saturées de son que le sont les couleurs du Warhol sérigraphe. On voit Totor pousser le génie mélodique dans ses retranchements avec la voix de Darlene Love : «Strange Love» est la huitième merveille du monde. Cette folle de Darlene emmène la mélodie par dessus les toits. L’esprit des sixties est comme trempé de plaisir. Encore du wild Love/Spector avec «Stumble & Fall» terrifiant de drive. Darlene est plus directive que Ronnie, elle ne nasille pas, elle fonce dans le tas et elle illustre une fois de plus l’équation définitive : interprète + song + prod. C’est intéressant d’écouter toutes les stars de Totor à la suite, car elles sont toutes différentes, c’est la prod qui crée l’unité. Totor lance une nouvelle fois les Ronettes à la poursuite du diamant vert avec «Do I Love You». Elles chantent au petit cul popotin, oh oh oh, ça sent bon l’orgasme, c’est encore une fois du sexe de mini-jupes, des mini-jupes qu’elles portent fendues jusqu’aux hanches pour rappeler qu’elles ne portent rien dessous. Au fil des cuts, Totor reproduit sa formule ad nauseum, si bien qu’on finit par en avoir marre. Mais il reste encore des trucs énormes à venir, tiens, comme ce «You Baby» des Ronettes composé avec Mann & Weil. C’est pas pareil, ils changent de vitesse pour proposer du jerk, c’est plus intriguant, Ronnie chante son You Baby au clito vibrant - Ooh Ooh only you - encore une fois ça pue le sexe et Totor met bien ça en évidence. Sex bomb ! Elle chante avec une incroyable féminité et la prod trempe la pop dans le jus de juke. En matière de pop, personne n’a jamais pu rivaliser avec les hits de Totor. On reste avec Barry Mann et Cynthia Weil pour «Woman In Love (With You)», c’est orchestré à outrance, la mélodie éclate comme un fruit trop mûr, Totor semble atteindre le sommet de son art, même s’il l’a déjà atteint cent fois. C’est tellement puissant qu’on est obligé de raisonner en termes de puissance nietzschéenne. Même équipe pour «Walking In The Rain». Ronnie/Veronica redore une fois de plus le blason du Wall et ça explose, ça arrive par vagues, comme le plaisir qui ravage la cervelle - And sometimes we’ll find/ And I know he’s gonna be alright - Merci Totor pour ces deux minutes de magie pure, il les fait revenir encore un coup et ça se termine dans la suprême intelligence pop du walking in the rain.

Le disk 3 survole la fin de l’âge d’or avec les Righteous Brothers et Tina Turner. Cette box magique ignore tout ce qui vient après, Lennon, Dion, Cohen and co. Chaque fois qu’on réécoute le Lovin’ Feelin’ des Righteous, on assiste au spectacle d’une apothéose, celle du Wall. Stupéfiante vision du son. On l’a pourtant déjà dit, mais a-t-on su le dire ? Carole Kaye descend ses notes de basse - If you would only love me like you used to do - c’est l’outrance de la magnificence, la pop surnaturelle par excellence. Encore du Spector/Mann/Weil. Les Righteous tentent de rééditer l’exploit avec «Unchained Melody», mais ça ne marche pas. Totor compose «Just Once In My Life» avec Gerry Goffin et Carole King et ça marche, c’est aussi beau que du Burt, power définitif, Totor fait avancer le cut à marche forcée et on chope le vertige. Retour des Ronettes avec «Born To Be Together», signé Spector/Mann/Weil, un nouveau hit tentaculaire, Ronnie tartine tout ce qu’elle peut tartiner. Les compos avec Barry Mann & Cynthia Weil sont plus sophistiquées que celles que Totor pond avec Jeff Barry & Ellie Greenwich. Disons que c’est un cran au-dessus. On voit Darlene Love sauter au paf avec «Long Way To Be Happy», elle rocke avec tout le black power dont elle est capable. Quand arrive Tina, le Wall explose littéralement. River Deep descend les escaliers. Tina se frotte au Wall, non seulement elle remonte le courant du son, mais elle l’explose. Elle se jette dans le son d’une manière spectaculaire. Même si Totor compose encore «I’ll Never Need More Than This» avec Ellie Greenwich et Jeff Barry, ça n’arrive pas à la cheville de River Deep, et pourtant les ingrédients sont tous là. Tina gueule comme ça n’est pas permis. Ils font encore du Wall pour du Wall avec «A Love Like Yours» de Holland/Dozier/Holland, mais ça n’explose pas. On entend bien les batteries au fond du Wall dans «Save The Last Dance For Me» et puis les Ronettes reviennent une dernière fois avant de disparaître («I Wish I Never Saw The Sunshine» et «You Came You Saw You Conqueered»), excellente pop de Brill, avec un son surnaturel, Totor fout le paquet, parce que c’est le chant du cygne, cette fois il invente la marée de Wall, on la sent physiquement, et Ronnie sucre ses dernières fraises. Klein a choisi les Checkmates pour conclure et bien sûr, ils sont aussi énormes que les Righteous. On reste dans la démesure.

Le disk 4 n’est autre que le fabuleux Christmas Album épluché plus haut.

 

L’un des personnages capitaux de cette aventure extraordinaire est l’ingé-son Larry Levine. Totor l’apprécie car Larry lui est dévoué corps et âme. C’est d’autant plus vital que Totor expérimente et il a besoin d’un mec dévoué, qui peut mixer et remixer des centaines de fois, le temps que Totor trouve enfin le son qu’il cherche. Pour ça, il faut bousculer toutes les règles.

Et donc le Gold Star. Et donc le Wrecking Crew. Ribowsky et Mick Brown donnent le détail des gens rassemblés lors des sessions historiques, Lovin’ Feelin’ et River Deep. Le Wrecking Crew, c’est environ 25 musiciens auxquels Totor fait systématiquement appel, the bedrock of the Wall of Sound, parmi lesquels on retrouve Hal Blaine, Gel Campbell, Carol Kaye, Larry Knechtel, Barney Kessel, Tommy Tedesco et tous les autres. Levine explique que Totor commence toujours par caler les guitares. Quatre, cinq ou six guitares qui jouent over and over again to create an insistant wash of sound. Totor passe dans les rangs et murmure dans les oreilles «keep it dumb, keep it dumb!». Les guitares sont the basis of the whole rhythm section. Puis il fait entrer les autres instruments. Il travaille le son en mono, car pour lui c’est le vrai son, la stéréo n’étant qu’une approximation de ce qu’on entend en studio. Totor veut le primordial feel of joyful noise, il veut recevoir le vent de la tempête orchestrale en pleine figure. Le principe du Wall, c’est un studio rempli de musiciens qui jouent live, avec des guitares et des basses qui jouent les mêmes accords à l’unisson. C’est la base du Wall. Totor rajoute les nappes de violons après. Puis il rajoute les garnitures : maracas, tambourins, carillons, cloches et castagnettes. Jack : «Quatre guitares jouent huit mesures, et quand Phil says roll, quatre pianos entrent dans le son, on entend la batterie sur quatre tom-toms, pas de caisse claire, deux baguettes et au moins cinq percussionnistes.» The full blown Wall of Sound.

Le Gold Star nous dit Brown n’était pas le studio le plus sophistiqué de Los Angeles, loin de là, on le considérait même comme une décharge, mais Totor s’y sentait parfaitement à l’aise et il devint le client le plus régulier de Stan Ross qui en était le propriétaire. Totor découvre le Gold Star en 1958 et trouve les dimensions de la pièce intéressantes - Les dimensions étriquées du studio permettaient une espèce de puissante intimité - Le studio dispose en outre de deux chambres d’écho construites par Dave Gold, l’associé de Stan Ross. Totor commence à voir Stan Ross comme une sorte de talisman, de la même façon qu’Elvis voyait le Colonel comme un porte-bonheur. En fait, nous dit Brown, le Gold Star devient le principal instrument de Totor, avec ce petit volume toujours rempli d’une vingtaine de musiciens.

La première fois qu’Ellie Greenwich auditionne pour Totor, celui-ci ne la regarde même pas. Il se contemple dans un miroir et elle lui vole dans les plumes : «Allez-vous m’écouter ?». Elle chante «(Today I Met) The Boy I’m Gonna Marry» et ça plaît à Totor qui la remercie d’un sourire. Voilà, elle a passé le test. C’est Darlene Love qui va chanter cette petite pépite pop.

C’est avec Ellie Greenwich et Jeff Barry que Totor entretient la meilleure relation, c’est-à-dire la plus heureuse et la plus productive - Jeff et Ellie me comprenaient vraiment bien, ils savaient ce que je voulais et ils parvenaient à me satisfaire. Les autres comprenaient aussi, mais pas autant que Jeff et Ellie - Totor explique aussi que Da doo ron ron était une sorte de gimmick qui permettait de rythmer la composition en attendant que les paroles arrivent, mais il trouvait que ça sonnait vraiment bien, et donc c’est resté - A perfect illustration of Jeff Barry’s songwriting dictum of keeping things ‘simple, happy and repetitive’ - Hélas, Jeff et Ellie se brouillent avec Totor à cause de «Chapel Of Love» qu’ils avaient composé tous les trois en 1963. Totor l’avait testé avec les Ronettes et LaLa Brooks, mais il avait décidé d’abandonner. Jeff et Ellie venaient de s’associer avec Leiber & Stoller pour démarrer Red Bird, et comme ils étaient persuadés que Chapel était une bonne chanson, ils la firent enregistrer par les Dixie Cups de la Nouvelle Orleans. Ils avaient bien sûr appelé Totor pour lui demander son accord, mais il refusa, car il voulait garder un contrôle absolu sur tous ses trucs. «Chapel Of Love» grimpa néanmoins vite fait au sommet des charts.

Sonny Bono est un pote de Jack Nitzsche. Ensemble ils composent «Needles And Pins» pour Jackie DeShannon. Bono est tellement admiratif de Totor qu’il vient lui quémander du boulot. Totor lui demande quel genre de boulot il veut faire et Bono lui répond «Anything». Alors Totor lui explique un truc : «Je ne sais pas s’il existe un job qui correspond à anything. I’m in the record business, you know?». Mais bon, Bono va bricoler pour Totor, servant des cafés ou jouant des percus. Un jour, il ramène sa fiancée, une fugueuse qui s’appelle Cherilyn Sarkasian LaPierre, qu’il appelle Cher. Il est persuadé qu’elle va devenir une star.

Quand Totor séjourne à Londres pour la première fois, Andrew Loog Oldham lui fait faire la tournée des grands ducs, Beatles & Rolling Stones, plus la pill box - a nonstop injection of marijuana and pills from Oldham’s pockets - Avec son langage hip et ses manières affectées, Oldham est une sorte d’early Totor. Même genre de coco - a cocky , precocious brat, who combined nerve and style in equal measure - Son vrai talent est de savoir s’infiltrer dans le milieu des movers and shakers. À 19 ans, il est déjà connu dans le pop business, travaillant au service de Tony Barrow, l’agent de presse des Beatles, jusqu’au moment où un mec lui dit d’aller jeter un œil dans un dingy pub in south London. Il y découvre son Holy Graal, un groupe encore inconnu qui s’appelle les Rolling Stones. Oldham est fasciné par Totor et le prend comme modèle et comme héros - Dandified clothes, the twenty-four hours shades, the air of cocky, sardonic languor - Mick Brown se régale à comparer ces deux héros mythologiques. Oldham roule dans les rue de Londres en Cadillac, son chauffeur est armé, et non seulement c’est illégal mais c’est sans précédent. Alors bien sûr, ils s’entendent comme larrons en foire. De la même façon que Totor hait les «short-armed fatties» du music biz américain, Oldham veut déclarer la guerre aux plutocrats et aux Denmark Street spivs - escrocs - qui règnent sur the British industry. Totor dit à Andrew : ce sont nos ennemis, all the straights, we’ll beat them ! Totor avance et enfonce toutes les portes. Un jour, un ponte du biz lui lance : «Hi Phil how are you ?» et Totor lui répond «Fuck off !». Oldham est émerveillé : «And that bullshit works. It really works.»

Un autre personnage de poids idolâtre Totor. Il s’agit bien sûr de Brian Wilson. Totor le traite avec une indulgence paternaliste et aime bien le voir traîner au Gold Star. En fait Totor n’est pas certain que Brian Wilson soit un génie. Il pense que Janis Joplin et Jimi Hendrix l’étaient et il aurait préféré être idolâtré par eux plutôt que par Brian Wilson.

Bill Medley est un basso supremo qui croone comme Bing Crosby, mais avec la puissance d’un diesel engine. Bobby Hatfield est le contrepoint du sombre Bill : un falsetto au nez en trompette qui pousse des shrieks dignes de ceux de Jackie Wilson. Totor trouve qu’il sonne comme l’un de ses chanteurs préférés, Clyde McPhatter. Et donc il apprécie les Righteous, même s’ils sont blancs, car ils chantent comme des noirs. Il monte le projet avec Barry Mann et Cynthia Weil : ils composent tous le trois un hit sur-mesure pour les Righteous. Pourtant, quand Totor leur joue le cut au piano pour la première fois, les Righteous tirent des gueules d’empeigne. Ils sont habitués à chanter du rhythm and blues, pas ce genre de truc à la mormoille. Larry Levine dit même que Bill Medley ne voulait pas chanter ce truc-là. Pauvre con, fais confiance à Totor. Eh oui, Totor savait que Lovin’ Feelin’ serait la plus belle pop-song jamais conçue. Ça va prendre des semaines, pour le résultat que l’on sait. Ah il faut voir Bill et Bobby échanger des phrases sur le pont de la rivière Kwai, dans l’écho d’un bongo et il faut voir monter la mélodie en neige du Kilimandjaro, recréant ainsi la spiritualité cathartique du gospel, ce call-and-response qui mène à l’extase avant de s’éteindre dans un earthshaking baion beat. C’est l’apothéose du cinémascope spectorien. En 1964, Lovin’ Feelin’ trône au somment des charts et fait figure de nouveau standard. Jusque-là tout va bien. Mais quand on dit aux Righteous que Lovin’ Feelin’ est un Phil Spector record, ça les agace - They hated Phil for it - Ils font trois albums sur Philles Records, mais Totor ne produit que les singles et c’est bien sûr Lovin’ Feelin’ qu’il faut écouter.

Si on rapatrie les albums des Righteous Brothers, c’est vraiment parce qu’on les aime bien. Même s’ils sortent sur le label de Totor, ce sont des albums de filler pur. Bel exemple avec You’ve Lost That Lovin’ Feelin’ paru en 1965 : Lovin’ Feelin’ ouvre le bal d’A et Totor se lave les mains du reste. Le Wall de Lovin’ Feelin’ est unique au monde et Totor sait qu’il ne peut pas en pondre douze. Il le dit lui-même. Il se désintéresse des autres cuts. Il raisonne en hits, comme Mickie Most. Les albums l’ennuient. Alors c’est Bill Medley qui fait son Totor pour la suite. Avec des reprises taillées sur mesure, comme cet «Old Man River» idéal pour son baryton. Bill Medley n’en finit plus de descendre à sa cave, mais il faut bien dire qu’il se vautre avec des plans pourris comme «What’d I Say». Ça n’a aucun intérêt. Son «Summertime» ne tient que parce qu’il chante bien. Et les relations avec Totor vont vite se détériorer car Bill Medley a une très haute opinion de lui-même et le petit Bobby souffre d’avoir été relégué au second rôle dans Lovin’ Feelin’.

Richard Williams se pose la bonne question : peut-on envisager une suite à Lovin’ Feelin’, c’est-à-dire le plus beau single jamais enregistré ? Même si on s’appelle Phil Spector ? Eh bien Totor relève le défi et compose avec Carole King et Gerry Goffin «Just Once In My Life». Hit balèze mais pas aussi explosif que Lovin’ Feelin’.

Et rebelote avec un album Philles rempli de filler : Just Once In My Life, paru lui aussi en 1965. C’est Once qui ouvre le bal d’A, Bill Medley et Bobby Hatfield se retrouvent en plein Wall, Totor fait palpiter le son, les basses se noient dans les profondeurs et les nappes de violons flottent au loin, mais très loin, si loin qu’on ne les voit plus et dans cette illusion sonique germe l’esprit d’un power surnaturel, le pire power jamais imaginé dans le monde pop. Le beat du Wall, ce sont les pas d’un géant dans la nuit. Et comme sur l’album précédent, les cuts suivants se cassent la gueule un par un, même «Unchained Melody» qui fut pourtant un hit. En B, ils se ridiculisent avec «Oo Poo Pah Doo», ils en font un comedy act en virant Totor du studio : «Spector, get out of there !». Bobby Hatfield rafle la mise dans «You’ll Never Walk Alone» avec un beau final de falsetto. Au dos Larry Lavine et Jack Nitzsche sont crédités, c’est vraiment sympa de la part de Totor. Bref, si on rapatrie cet album, c’est uniquement pour Once. Autant rapatrier le single.

Mais ça doit plaire aux gens puisqu’ils sortent un troisième album la même année : Back To Back. Des trois, Back To Back est le plus intéressant car on n’y trouve aucun hit surnaturel, donc les onze cuts s’équilibrent. Toute l’équipe de Totor est là, Jack Nitzsche, Larry Levine, Bones Howe et tout le Gold Star system. Medley produit ses propres cuts et Totor ceux du petit Bobby. Les musiciens sont eux aussi crédités. «Ebbtide» ouvre le bal d’A et Bill Medley fait un carton avec «God Bless The Child». Quel fantastique groover ! Il sonne comme Ray Charles, il est sans doute l’un des meilleurs groovers devant l’éternel. Ce n’est pas un hasard si Totor l’a choisi. Quand Medley attaque «Hallelujah I Love Her So», c’est tout de suite bardé de Soul. Il groove en profondeur, comme un laboureur. C’est Bobby Hatfield qui attaque «She’s Mine All Mine» à la manière d’Arthur Conley. Et Medley sort sa meilleure gravel voice pour taper «Hung On You», signé Spector/Goffin/King. Pas de problème, c’est un smash de Brill. Il reste encore trois petites merveilles en B, à commencer par «For Sentimental Reasons» que Bobby Hatfield tortille à l’éplorée congénitale, et ça ne pardonne pas. Les chœurs pleurnichent avec lui. Ils ensorcellent ensuite les falaises de Douvres avec «White Cliffs Of Dover», et tout redevient immense, ça grimpe jusqu’aux voûtes. S’ensuit un clin d’œil à Elvis avec «Loving You». C’est Medley qui s’y colle d’une voix étrangement retardataire. Avec «Without A Doubt», ils se payent un petit shoot de r&b. Totor ne crache pas dessus.

Les Righteous quittent Philles pour aller sur MGM et Bill Medley va bien sûr tenter de recréer la magie du Wall, mais il n’a pas la patte de Totor. Pas les compos non plus. Totor est furieux de cette trahison, de la même façon qu’Uncle Sam avec la trahison de Cash. Il ne leur pardonnera jamais. Quelques années plus tard, il déclare dans une interview à Rolling Stone : «The Righteous Brothers were a strange group, pas du tout intellectuels et complètement incapables de comprendre le succès, c’est-à-dire de le prendre pour ce qu’il est véritablement. Ils pensaient qu’on pouvait avoir du succès facilement et une fois atteint, que ça allait continuer tout aussi facilement.»

Comment surmonter Lovin’ Feelin’ ? Totor a la réponse lorsqu’il voit the Ike & Tina Turner Revue sur scène. Il veut Tina. Lust incarnate, qui groove sur scène comme une lionne en chaleur, avec ses jambes nues qui pompent sous une mini-jupe indécente. Ike & Tina Turner sont les seuls à pouvoir rivaliser avec James Brown. Totor est fasciné par Tina : «God, si je pouvais faire un hit-record avec elle, elle pourrait aller au Ed Sullivan Show, elle pourrait aller à Las Vegas, elle pourrait briser the color barrier.» Après Barbara Alston, Darlene Love, LaLa Brooks et Ronnie - The soulful voices that Spector so admired and loved to work with - Tina est la voix de ses rêves - There was something else again - voix carnassière, douleur, passion, power, she was ‘The Voice’ incarnate. Totor sait qu’il joue son dernier coup : les Righteous se sont barrés, les Ronettes ont calé, il doit encore montrer qu’il est le meilleur. Alors, il reprend contact avec Jeff Barry et Ellie Greenwich qui viennent de divorcer et qui ont perdu leur job chez Red Bird, car Leiber & Stoller ont vendu Red Bird à George Goldner pour un dollar symbolique. Totor revient spécialement à New York pour travailler avec ses vieux amis et dans la semaine, ils pondent deux smash hits historiques : River Deep et «I Can Hear Music». Pour River Deep, Totor conçoit le son le plus énorme jamais imaginé. Impossible de distinguer les instruments, il veut que coule un fleuve de son et qu’à la surface de ce tumulte éclate la voix de Tina qui jette alors toutes les molécules de son corps dans ce great cosmic scream. Il y aura cinq sessions au Gold Star. Rodney Bigenheimer, the mayor of Sunset Strip, ramène dans le studio Brian Wilson et Jack Nitzsche - qui enregistre au même moment avec les Stones - ramène Jag. Dennis Hopper fait des photos. Denny Bruce dit qu’en voulant se surpasser, Totor s’est outreached, c’est-à-dire qu’il s’est paumé. Brown dit que la voix de Tina était le simulacre of all Spector grandiosity, le simulacre de son ambition démesurée, de sa passion, de sa soif de vengeance et de sa folie. Avec River Deep, on basculait dans sa psychose et la fin du cut nous laissait sans voix, la cervelle épuisée.

Paru en 1966, l’album River Deep Mountain High souffre du même mal que les albums des Righteous Brothers : tout repose sur le morceau titre et comme c’est un album, il faut trouver de quoi compléter. Pas de problème, Ike & Tina Turner ont du répondant. Ike ramène «I Idolize You», un gros groove popotin et «A Fool In Love», du pur jus de juke. Ils bouclent leur bal d’A avec un «Hold On Baby» signé Spector/Barry/Greenwich, mais rien n’est aussi déterminant que River Deep, hit éternel, big sound, big voice, big compo, l’équation fatale. En un mot comme en cent, big beignet de Wall. Tina tente de sauver sa B avec un «I’ll Never Need More Than This» encore signé Spector/Barry/Greenwich. Elle chante comme une lionne, mais c’est avec la cover de «Save The Last Dance For Me» qu’elle rafle la part de la lionne. Back to the fantastique power du Wall, avec des nappes de violons dans le fond du son, très loin, si loin. Totor met le son en perspective, comme s’il avait inventé la perspective. Il est sans doute la réincarnation de Michel-Ange. Et puis Tina rend hommage au génie mélodique d’Arthur Alexander avec «Everyday I Have To Cry». En plein Wall, ça prend du volume, c’est heavily orchestré, heavily chanté et bardé de chœurs tutélaires.

River Deep apparaît dans la charts, grimpe à la 88e place et disparaît la semaine suivante. Spector biggest production had become his biggest failure. Incompréhensible. Les gens, c’est-à-dire les radios, n’en veulent pas - It was too Phil Spector - Ike Turner dit que c’est la faute de l’Amérique raciste. On dit aussi que Totor est victime d’une vendetta du music biz qu’il a tellement provoqué. Totor va vivre ça comme la pire des injustices. Il est inconsolable. Tony Hall dit : «It fucked his head completely. Il savait qu’il venait de faire a fantastic bloody record. Il pensait à juste titre que c’était the best record he ever made.» Jack ajoute : «Si vous devenez trop bon, les gens n’aiment pas ça. Trop de succès et les gens n’aiment pas ça non plus. Phil n’avait aucun rival à cette époque.»

Avec un peu de recul, Totor expliquait des choses à Rolling Stone : «Le temps de la black music était fini et les groupes du coin de la rue devinrent the white psychedelic guitar groups.» Il parle de musique ennuyeuse à mourir et de chanteurs qui se contentent de chanter, mais qui n’interprètent pas. Même les Stones ne font plus que des hit records, alors qu’à une époque, ils composaient des contributions. Pour moi, c’est capital, les contributions. Il ajoutait qu’il pouvait amener des trucs à Jag, à Janis Joplin ou à Dylan, il évoque l’idée d’un opéra avec Dylan, un Dylan qui selon lui n’a jamais eu de producteur.

Signé : Cazengler, Phil Pécor

Crystals. Twist Uptown. Philles Records 1962

Crystals. He’s A Rebel. Philles Records 1963

Bob B Soxx & The Blue Jeans. Zip-A-Dee-Doo-Dah. Philles Records 1963

The Crystals. Sing The Greatest Hits, Vol. 1. Philles Records 1964

Ronettes. Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica. Philles Records 1964

Ronettes. Volume 2. Philles Records 2010

Philles Records Presents Today’s Hits. Philles Records 1963

Phil Spector. Back To Mono. Box ABKCO 1991

Righteous Brothers. Back To Back. Philles Records 1965

Righteous Brothers. You’ve Lost That Lovin’ Feelin’. Philles Records 1965

Righteous Brothers. Just Once In My Life. Philles Records 1965

Ike & Tina Turner. River Deep Mountain High. A&M Records 1966

Phil Spector. The Early Productions. Ace Records 2010

Mark Ribowsky. He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman. Da Capo Press 2006

Richard Williams. Phil Spector: Out Of His Head. Omnibus Press 2003

Mick Brown. Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector. Bloomsbury Publishing 2007

 

Rapp it up !

 

Quand on accorde sa confiance à un artiste inconnu, c’est souvent suite au hasard des rencontres. Deux rencontres président à la découverte du soft-rock parfois lumineux de Tom Rapp : celle de Bernard Stollman, via l’ESP book de Jason Weiss, et avant ça, celle d’un disquaire parisien qui insistait pour dire que «c’était vraiment bien».

— T’es sûr ?

— Si si, vas-y, tu vas voir, c’est pas mal.

En effet, c’est pas mal. Toujours admiré les gens qui ne savent pas dire pourquoi c’est bon ou pas. On entend souvent ça dans les conversations autour de la musique : «Ah oui, c’est super !», ou encore «c’est de la merde !», ça on l’entend beaucoup, notamment en France. Mais les gens ne savent généralement pas trouver les mots pour exprimer leur amour ou leur désamour. Peut-être n’ont-ils pas envie de le formuler. Peut-être n’ont-ils pas de vocabulaire. Peut-être comprennent-ils que ça ne sert à rien. Peut-être préfèrent-ils parler de cul ou de foot. Peut-être devrait-on cesser de se perdre en conjectures.

Le conseil qu’on pourrait donner aux ceusses qui souhaiteraient s’initier au Rapp serait de commencer par l’album des Pearls Before Swine paru en 1969, These Things Too, car c’est une petite merveille, un véritable objet de convoitise. Le Rapp fait partie des adorateurs de Dylan et ça s’entend clairement dans «Look Into Her Eyes». On y sent la présence intense de la latence, avec un gros drive de basse derrière, et là, on y va. Le Rapp se cale dans le giron de Bob pour reprendre «I Shall Be Released». Il ramène tout le groove des hippies dans son adoration. On le voit plus loin tituber dans «I’m Going To City». Il force la sympathie. Cet excellent Rapp se cogne dans les murs, mais c’est de bon cœur. Excellent car bien interprété. Bien sûr, il propose beaucoup de folk d’arpège, mais on lui fait confiance. Ses chansons restent globalement d’un bon niveau de good time music, comme par exemple cet «If You Don’t Want To (I Don’t Mind)» joué au violon de compagnon. Il chante «Mon Amour» en français. Comme le copain Jojo, le Rapp a un don. Il peut faire du psyché avec «Wizard Of Is». C’est bardé de feeling. Il détient le pouvoir de Zeus. Il montre encore avec «When I Was A Child» qu’il peut allumer n’importe quelle chanson. Il se tient fièrement dressé à la proue de son baleinier lancé à la poursuite du cachalot blanc et peut devenir stupéfiant.

Dans la même veine, il enregistre l’année suivante The Use Of Ashes. Le Rapp met un soin particulier à soigner ses pochettes, au sens où il choisit des œuvres d’art, ici une tapisserie flamande ou française datant du XVe siècle et représentant une Chasse à la Licorne. Le Rapp nous embarque aussi sec avec «The Jeweler». Ce mec sait écrire des chansons, il sait se montrer terriblement présent et même très émouvant. Il sonne comme un Lennon de lower downhome et c’est superbement orchestré. Il sait se montrer à la hauteur de sa réputation. Globalement, il gratte des arpèges magiques. Son «Rocket Man» est une nouvelle merveille entrepreneuriale. Le moindre de ses mélopifs se conduit bien. Le Rapp taille ses chansons sur mesure, comme le faisaient les vieux drapiers du ghetto juif de Varsovie. Chaque fois, c’est chanté jusqu’à la moelle avec une ferveur artistique qui fait la différence. Il est présent sur tous ses coups, sa voix tape dans le mille à chaque fois. Il a dans «Song About A Rose» un petit gras de voix qui rappelle celui de James Taylor. Et puis voilà l’autre hit de l’album, «Tell Me Why», une sorte de petite groove Brazil. Le Rapp s’impose avec une classe terrible, du xylo et des flûtes, alors forcément ça enrichit l’écosystème, d’autant qu’il ajoute en filigrane des arpèges préraphaélites. Il chante son groove à l’aune d’une riche musicalité - Why can’t you leave them alone/ Someday they may/ Sing your song - Ses démarrages de couplets sont des modèles du genre, justes et bourrés de feeling. Tout est surcousu d’or fin sur cet album. Le Rapp baigne dans l’excellence. Il faut écouter ce mec-là. Son margering de «Margery» est une véritable merveille de blossom. Il vibre ensuite «The Old Man» au chant d’inspiration supérieure. Il est l’un des derniers grands préraphaélites. On se demande même ce qu’il fout là. Il s’est sûrement trompé d’époque. Il duette avec une fille sur «Riegal» et vise la magie vocale. Le Rapp est un démon, il marque le son de son empreinte, il coule de source et impose une présence inexorable. Diable, comme certains albums peuvent être beaux.

Le Rapp continue son petit bonhomme de chemin avec Pearls Before Swine et enregistre chaque année un nouvel album. 1970 voit paraître Beautiful Lies You Could Live In, avec bien sûr une toile préraphaélite en devanture : la fameuse Ophélie de John Everett Millais. On ne saurait imaginer plus préraphaélite que le mélange Rapp/Millais. Musicalement, le Rapp qui ne ferait pas de mal à une mouche continue de nous bichonner son softy sound. Il va dans les papillons avec «Butterflies» et se livre pour l’occasion à un groove d’arpeggio. Sa pop de folk reste assez infectueuse. Il sait maintenir l’allure d’un singalong. Une copine vient duetter avec lui sur «Everybody’s Got Pain» et ils virent dylanex. Excellent ! Il tâte du gospel batch dans «Bird On A Wire». Il y croit dur comme fer. On plonge une fois de plus dans le génie liquide du Rapp via «Island Lady». Il y évolue entre deux eaux, générant un délice groovy et subtilement poivré d’espagnolades. Magnifique exercice de passation du pouvoir. Le Rapp s’y fait roi de l’insistance liquide. «Come To Me» se distingue par une certaine violence de l’excellence. Ce mec fait de nous ce qu’il veut. Il drive son art en toute impunité. On note ici et là la présence d’un divin burn-out de basse.

Pour City Of Gold, le Rapp n’a pas choisi de toile. Il s’est choisi. Il revient à son adoration pour Bob Dylan avec «Once Upon A Time», mais de façon intime, alors c’est doublement bon. Sa pop folk dylanesque est joyeuse, alors on l’adore. C’est un peu comme si Bob s’amusait au lieu de s’énerver. L’autre merveille de l’album s’appelle «My Father». Elisabeth Rapp duette avec le Rapp. Elle attaque au débridé, elle s’envoie bien l’air et le Rapp vient la rejoindre dans l’alcôve du paradigme. Quel pur jus ! Comme elle chante bien ! Dommage qu’on ne l’entende pas davantage. Il fait son Brel avec «Seasons In The Sun» et avec le morceau titre, il se jette à corps perdu dans l’Americana. Il chante à l’accent déchirant et se montre digne de notre confiance. On adore les êtres faibles. Il rend hommage à «Nancy» qui porte des collants verts et qui couche avec tout le monde et on assiste au grand retour d’Elisabeth Rapp dans «The Man» - Wanna see his face/ Wanna touch is hand/ He is the man - et le Rapp boucle son affaire avec un dernier hommage à Bob Dylan, «Did You Dream Of».

Fin de l’ère Reprise en 1972 avec Familar Songs. On voit le Rapp nettement baisser en qualité. Dommage, car la pochette est belle. Le Rapp nous fixe d’un air rieur. On sauve un cut, là-dessus, «Margery», emporté par un bel élan dylanesque. Mais les autres cuts refusent obstinément de décoller, même le «Green Street» d’ouverture de bal d’A, bien dérivé, un brin jazzy et contrebalancé de ressacs. En fait, le Rapp distille une qualité de pureté insidieuse. Toutes les chansons sont traitées au même niveau d’excellence expiatoire, mais sans magie. Il s’enveloppe dans son ample manteau d’excellence pour balancer «If You Don’t Want To (I Don’t Mind)», mais on se contentera d’un sentiment d’aisance replète. Comme son nom l’indique, il met les voiles avec «Sail Away», dans l’esprit de Croz et du Mayan, c’est assez bien barré, très belles guitares, on parle ici de dérive absolutiste.

Grosse déception avec ce Stardancer paru la même année. Il ramène du Breughel en devanture, mais ça ne sert à rien. Ils s’égare dans un non-dit mélancolique dont on ne sait ni quoi dire ni quoi penser. Seul l’amateur de folky flakah mélancolique y trouvera son compte. On assiste à un furtif retour en grâce de la grâce avec «Touch Tripping», mais il faut le dire vite, car ça ne dure pas longtemps.

En 1973, notre Rapper préféré revient à la une de la non-actu avec Sunforest et une très belle pochette illustrée qui donne vraiment envie d’écouter l’album. On le sort du bac avec gourmandise, miam miam, mais après la belle exotica de «Comin’ Back» qui renvoie aux marimbas de Paul Simon, on reste sur sa faim. L’ensemble de l’album est extrêmement paisible, pour ne pas dire ennuyeux. On se croirait chez James Taylor. Notre Rapper se complaît dans le petit mélopif orchestral. Bon, il faut savoir prendre son mal en patience. On n’est pas chez les Stooges. Il repart errer dans l’azur en B avec «Blind River». Qualifions ça de belle pop suspensive, il chante avec la langue coincée entre les dents, un peu en sifflet, si tu préfères. Le morceau titre sonne comme du Leonard Cohen, mais bon, écoute plutôt Leonard Cohen.

Les deux premiers albums de Pearls Before Swine sont considérés comme cultes, et on se demande bien pourquoi. Parce qu’ils sont parus sur ESP ? À cause des repros de Bosch ? Le premier paraît en 1967 et s’appelle One Nation Underground. On note très vite une grosse influence dylanesque dans «Playmate». Le Rapp harangue, c’est du kif kif bourricot. On note aussi une belle pureté d’intention dans «Ballad To An Amber Lady», baigné d’arpèges d’une grande douceur qui évoquent ceux que joue Steve Marriott en intro d’«All Or Nothing». On écoute ce genre d’album comme on part à l’aventure, à ses risques et périls. Une fois ça marche, une autre fois ça ne marche pas. Il faut attendre «Regions Of May» pour sentir ses naseaux frémir. On a là un cut spacieux, lumineux et paisible. Cette Beautiful Song illustre fort bien le concept abstrait des jardins suspendus de Babylone. Le Rapp se tape aussi avec «I Shall Not Care» un vieux délire digne des Fugs, avec des intermittences underground new-yorkaises.

Paru l’année suivante, Balaklava ne marche pas. Le Rapp fait son Dylan dans «There Was A Man» et son Buckley dans «I Saw The World», mais rien ne viendra nous compter fleurette.

Pour illustrer la pochette de son dernier album, A Journal Of The Plague Year, le Rapp choisit une toile de Frank Brangwyn, un symboliste britannique. Cet album paru en 1999 devait marquer le retour du Rapp, mais il retombe comme un soufflé. Ça manque cruellement de hits. Il rend encore hommage à Dylan avec «Blind», via son folk intimiste assez puissant. C’est même tellement intimiste que ça semble réservé à une élite. En fait le Rapp cherche à renouer avec la magie du folk sixties. Grâce aux coups d’harmo, il fait presque illusion. Mais le reste de l’album est mal barré, ça sonne trop folky folkah au coin du feu. Pas la peine de faire des plans sur la comète. Le Rapp fait du gratté dylanex 65. On s’y ennuie à mourir. On lui demande de nous aider, mais il n’entend rien. Il est barré dans son délire. Cut après cut, il continue de s’enliser. Il faut attendre cette «Shoebox Symphony» en trois parties pour trouver un peu de viande : orgue et mélodie imparable. Et là ça redevient puissant. Il fait de la power-pop dylanesque. Il s’amuse bien, il ramène aussi de l’harmo. Au soir de sa vie, il cultive encore sa fascination pour Dylan. Il finit dans un délire de psyché évolutive du meilleur effet. C’est un gros effort.

Signé : Cazengler, gruyère rappé

Pearls Before Swine. One Nation Underground. ESP Disk 1967

Pearls Before Swine. Balaklava. ESP Disk 1968

Pearls Before Swine. These Things Too. Reprise Records 1969

Pearls Before Swine. The Use Of Ashes. Reprise Records 1970

Tom Rapp, Pearls Before Swine. Beautiful Lies You Could Live In. Reprise Records 1970

Tom Rapp, Pearls Before Swine. City Of Gold. Reprise Records 1971

Tom Rapp. Familar Songs. Reprise Records 1972

Tom Rapp. Stardancer. Blue Thumb Records 1972

Tom Rapp, Pearls Before Swine. Sunforest. Blue Thumb Records 1973

Tom Rapp. A Journal Of The Plague Year. Woronzow 1999

 

L’avenir du rock - Greetings to Greta

 

Il suffit parfois d’un article bien foutu pour redonner le sourire à l’avenir du rock. Dans un numéro récent de Mojo, Mark Black nous présentait un groupe nommé Greta Van Fleet, que d’autres canards avaient déjà présenté, notamment Classic Rock. Mais l’article de Classic Rock n’inspirait aucune confiance. Le buzz semblait destiné aux fans d’un certain rock, un rock plus barbu avec du poil sur la poitrine et des grosses godasses. Mojo amenait le buzz différemment, en ouvrant par exemple sur une photo du groupe pour le moins spectaculaire : ces quatre gamins à peine sortis de l’adolescence s’habillaient en rock stars pour partir à la conquête du Graal moderne, c’est-à-dire le rock stardom. Avec leur grâce naturelle et leur volonté d’en imposer, ils tapaient en plein dans le mille. Ils portaient ces costumes brodés de Western wear que vendait jadis Nudie Cohn et que collectionnaient Porter Wagoner, Hank Williams, Gram Parsons, Michael Nesmith et Billy Gibbons. Les Nudie suits, c’est une chose, ces quatre regards chargés d’incrédulité en sont une autre. Photogéniquement parlant, ils s’inscrivent d’office dans cette fantastique aventure qu’est l’histoire du rock.

L’avenir du rock a le plus souvent fonctionné sur la foi d’une première image. Souviens-toi des Beatles et de leur corde blanche sur la couverture du Télé-7 Jours qu’on t’envoya chercher un jeudi de 1964 au bureau de tabac de la rue Saint-Jean, souviens-toi de la première pochette des Dolls dans cette vitrine de la rue Ganterie, souviens-toi de cette première petite photo des Chrome Cranks dans la rubrique On du NME. Bon alors, attention, l’univers des Greta n’a rien à voir avec les Dolls ou les Pistols, ils sont dans un autre son, mais leurs deux albums valent le détour.

Et pourtant, la pochette de leur premier album n’inspire absolument pas confiance. Ni le titre, d’ailleurs, Anthem Of The Peaceful Army. On craint de tomber sur du simili-fucking Yes, comme dirait Walter Lure. Mais on tombe immédiatement sous le charme de ce petit chant de trou du cul. On n’en revient pas, on l’examine sur la photo, le Josh Kiszka, l’un des trois frères Kiszka, dans son pyjama Nudie rouge-sang brodé de roses blanches, bien échancré sur la poitrine, avec ses petits cheveux tortillés et sa petite moustache, mais ce branleur n’a pas peur de passer pour un branleur, du coup on dresse l’oreille. Bon d’accord, ils passent par les circonvolutions du prog, ils ont même des petits remugles de fucking Yes qu’on ne leur pardonnera jamais, mais la voix est là et cette voix perce les lignes. Josh Kiszka impose un truc à lui, influent et perçant, il chante d’une voix de little rock star. Ils font un rock seventies tiré vers le haut, avec une authentique dimension artistique, et du coup, ils imposent le respect. On ferme nos gueules et on écoute. Josh Kiszka est brillant, il gueule dans la voie lactée. Tous les amateurs de vraies voix devraient écouter ça, car ça impressionne. Non pas que ça fasse bander, mais c’est pas loin. Il dégage une belle fraîcheur, aux antipodes des relents d’huîtres des vieilles burnes gaga. Ici, ça sent bon la chlorophylle, ce mec est bon, il va chercher des trucs impossibles au chant, un peu comme Liz Fraser à son époque. Josh Kiszka chante comme un petit ange de miséricorde en Nudie Pajama. Il s’agit du même genre de révélation qu’avec Chris Robinson, mais en plus florentin. Bon, c’est vrai, le premier abord est souvent trompeur, il faut s’en méfier comme de la peste, mais ce petit mec a du génie plein la voix. Il va chercher des harmoniques stupéfiantes - And when we came into the clear/ To find ourselves where we are here - Il hurle à la pire hurlette de Hurlevent, il adore venir into the clear, sa voix nous transporte, comme celle de Sharon Tandy, elle est d’une puissance inexorable. Ces quatre petits mecs ont tout bon dès leur premier cut : le spirit, la voix et l’espace infini. Après chacun fera comme il voudra, mais il est certain qu’«Age Of Man» ne peut pas laisser indifférent. Oh la la, comme diraient les Faces ! Ils s’installent ensuite dans cette belle soupe de pop-rock seventies et Josh Kiszka continue de chanter au chat perché. C’est tout de même dingue que ces quatre petits branleurs sortis de nulle part réussissent à recréer de la matière avec rien. Josh Kiszka attaque «When The Curtain Falls» à la hurlette, mais il s’applique, il cherche des zones sensibles et ça prend vite de l’ampleur, c’est même chauffé à blanc. Il hurle comme tous ces hurleurs patentés, mais il amène un truc en plus qui fait qu’on le supporte lui et pas les autres. Il est simplement éclatant, et même pourrait-on dire divin. Tous les amateurs de rock seventies devraient se ruer sur cet album, car tout y est, le talent en prime. Merci à Mojo d’avoir sauvé Greta des eaux. Ce petit chanteur à la croix de bois est un chancre délicieux, il s’installe dans toutes les chansons avec du power plein la culotte. Il risque de déplaire aux oreilles formatées, mais il se moque des oreilles formatées comme il se moque des genres. Il pratique l’art vocal avec une virtuosité irréelle. Il arabise comme Rimbaud en Éthiopie, il ne vend pas d’armes, mais il est libre. Les Greta sont bien en place, on les remercie d’exister, ils sont pleins de cette énergie qui donne du sens au rock et qui te donnent envie de continuer à en écouter. C’est même tellement excellent qu’on s’en pâme. «Lover Leaver» pourrait à l’extrême limite évoquer ce «Child In Time» qui fit sensation à une époque. Puis Josh Kiszka revient clouer sa chouette avec «The New Day». Il chante salé au solace de la terrasse, ce merveilleux petit mélodiste de Saint-Ex surprend ses couplets au coin du bois enchanté, il cultive ses ares élégiaques à l’aube des temps. Leur son reste ancré dans ce rock seventies jadis si riche et si fertile. Ils revivent des époques révolues avec une sacrée grandeur d’âme. Dans «Montain Of The Sun», Jake Kiszka passe un solo de guitare magnifique, comme au temps de Jimmy Page. Ah l’ampleur, que deviendrait-on sans la divine ampleur ? Ils terminent avec le bien nommé «Anthem». Josh Kiszka chante au seuil de son anthem et on l’écoute encore plus religieusement. Sa voix résonne dans les os et ses frères jouent le jeu. Ce n’est pas de la frime. Just perfect, dirait Mister Nobody.

Et voilà que vient de paraître leur deuxième album, The Battle At Garden’s Gate, sous une petite pochette noire gaufrée et enluminée à l’or fin. Dans le booklet, un graphiste talentueux a créé douze symboles métaphysiques pour anoblir les douze cuts. Josh Kiszka revient en force dès «Heat Above». Il crée aussitôt un continent, il sait se mettre en perspective, il attaque le prog-world au gusto et occasionne des chutes superbes. Il fait tout simplement la pluie et le beau temps. Même les cuts plus classiques comme «My Way Soon» sont ultra-joués et ultra-chantés. On se pose vraiment la question : comment font ces quatre branleurs pour fournir autant ? Ils nous servent «Broken Bells» avec tout le pathos du monde. Ils savent rester évolutifs au long cours, avec des chœurs de nymphes et des pâtés de wah demented. Voilà la grandeur des Greta : la vie. Ces départs en folie wah en disent long sur leur ambition démesurée. Ils visent l’exponentialité des choses, ils sont quasiment sans foi ni loi. Ils attaquent «Age Of Machine» au Perfect child de Ian Gillian, mais c’est une autre dimension, Josh Kiszka gueule sa rage dans les fumées alors que ruissellent des arpèges d’acier, c’est sans espoir, il gueule son rock au cœur des montagnes noires, il présente ses lyrics au ciel comme une offrande, mais tout le monde s’en fout, alors son frère Jake vole à son secours avec un solo-carillon digne des géants du rock. «Tears Of Rain» est encore plus monumental, Josh Kiszka chante de plus en plus haut, il chante à la puissance pure, on n’avait encore jamais entendu un screamer aussi magique. Tout sur cet album est lancé dans l’aventure. Sur «Stardust Chords», Josh Kiszka s’élève dans les airs et Jake claque des accords clairs. Encore une fois, «Light My Love» repose sur l’éclat du chant. Il monte bien dans ses octaves, il y a de l’élévation en lui, il va chercher l’anglicisme magique. Brother Jake tape «The Barbarians» à la wah et ça devient trop riche, trop d’effets, on perd le glamour et pour finir l’album, Josh Kiszka va se couler dans la coule, il va continuer de hurler dans les hauteurs et se perdre dans l’heroic fantasy. À la fin on lâche prise. C’est vrai que ce petit mec chante à s’en arracher les ovaires, mais il va chercher des trucs qui justifient le buzz.

Mark Blake qui a la chance de les rencontrer nous indique que Josh et Jake sont jumeaux. Leur petit frère Sam joue de la basse et Danny Wagner bat le beurre. Dans son chapô, Blake veut absolument les rattacher à Led Zep, alors qu’ils font leur truc. Dans la deuxième double de l’article, un encadré attire immédiatement l’œil du fureteur : l’encadré des musical inspirations. Les Greta citent cinq albums en référence, dont Disraeli Gears, Are You Experienced et All Things Must Pass. Rien qu’avec ça, ils emportent la partie. Les deux autres albums cités sont un Black Keys et un White Stripes, ce qui semble logique car ce sont des groupes de leur génération, mais tout de même pas des disques aussi déterminants que les trois premiers. Blake qui ne doit pas être très malin fait intervenir Elton John et Slash dans son article. Comme d’usage, on est émerveillé par le style stendhalien de Slash qui déclare : «L’idée of fuckin’ four kids montant sur scène et jouant their fuckin’ asses off avec juste a couple amps and a drum kit, et jouant juste leurs instruments sans avoir all the other fuckin’ shit going on, je pense que c’est fuckin’ inspiring.» On apprend aussi grâce à ce renard de Blake que ces quatre petits mecs originaires du Michigan sont désormais installés à Nashville. Migrants, comme Jack White. Josh Kiszka se réclame de la Middle America de son enfance, mais aussi de Francis Ford Coppola et d’Henry David Thoreau. Il avoue écouter Miriam Makeba et Wilson Pickett, pendant que Jake décrypte les œuvres de Jeff Beck, Rory Gallagher, Jimi Hendrix et Jimmy Page - You have to do your work with the old masters - On se croirait dans le Seigneur des Anneaux. Ils viennent de Frankenmouth, au Nord de Detroit, petite bourgade fondée par des colons allemands, qu’on appelait aussi Little Bavaria. Ils eurent la chance de grandir dans un univers luthero-bohémien, avec un grand-père accordéoniste - célèbre au Michigan State Polka Hall of Fame - et un père philosophe et cinéphile. Jake explique qu’il a commencé à gratter la gratte de son père à l’âge de trois ans et que depuis, il ne s’est jamais arrêté de la gratter. Après Thoreau, Josh s’est amouraché du théologien britannique Alan Watts. Il dit adorer l’optimisme et les cosmic and Eastern influences. Ils ont donc monté le groupe en 2012, encouragés par leurs parents - Go do it ! - Josh et Jake n’avaient que 16 ans et Sam 14. En 2018, Josh déclara à qui voulait l’entendre que Greta Van Fleet ramenait le rock’n’roll à une nouvelle génération, comme l’avaient fait les Black Crowes en leur temps. Pourvu que les mainstream ne les bouffe pas trop vite. Ils sont tellement craquants et tellement doués qu’ils vont attirer toutes les vieilles peaux.

Signé : Cazengler, Bêta Van Fleet

Greta Van Fleet. Anthem Of The Peaceful Army. Republic Records 2018

Greta Van Fleet. The Battle At Garden’s Gate. Republic Records 2021

Mark Blake : Mojo Presents Greta Van Fleet. Mojo # 330 - May 2021

 

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Longtemps que je n'ai vu les Howlin' Jaws, la dernière fois c'était un peu spécial, pas un concert de rock, accompagnaient sur la scène du théâtre du Soleil, la pièce de Simon Abkarian, Electre des bas-fonds, voir notre livraison 436 du 31 / 10 / 2019, suis allé faire un tour sur FaceBook pour voir comment ils avaient survécu au confinement, je vous rassure sont vivants, je ramène deux surprises. La première est dans l'ordre des choses, concert en streaming sans spectateur. Je ne suis pas fan de ces ersatz, mais pour les Jaws, je chronique, que voulez-vous, les Howlin' sont les Howlin'... La deuxième surprise est comment dire, plus surprenante, mais vous verrez...

HOWLIN' JAWS

FREAKOUT LIVE !

( Novembre 2020 / YT )

( Baptiste Léon : batterie / Lucas Humbert : guitare / Djivan Abkarian : vocal, basse )

Freakout ! Records se présente comme un label qui se situerait entre Seatle, Los Angeles et New York, nous comprenons entre trois point cardinaux d'une partie non négligeable du rock américain actuel, tout en revendiquant une certaine liberté sonore. A notre connaissance ils ont sorti une vingtaine de disques notamment d'Acid Tongue et de The Smokey Brights. Nous les classerions parmi les agitateurs, les découvreurs et les organisateurs. Ils sont heureux de nous annoncer que le Freakout Festival aura bien lieu cette année en public dans leur bonne ville originaire de Seatle, cité grunge par excellence. En septembre 2020, ils ont créé ces sessions Live consacrées à des groupes du nord-est des States mais aussi européens notamment d'Espagne et de France. Toutes les vidéos sont bâties sur la même mouture, un court générique ( toujours identique ) une brève annonce par Guy Geltner et Skyler Locatelli, suivent quatre ou cinq morceaux entrecoupés de rapides interviews menées par Serafima Healy et en langue anglaise plus ou moins bien baragouinée par les fils et les filles du continent européen... Les vidéos n'excèdent pas les vingt-cinq minutes.

Oh, well : sont tous les trois devant un mur de briques celui du studio, style briqueterie des slums londoniens et des quartiers pauvres des States, tiens Djivan a laissé sa grosse bonbonne à la maison, l'a remplacé par une basse électrique au manche aussi long qu'un canon de marine, la grand-mère doit pleurer toute seule à l'attendre, pas le temps de nous apitoyer, les Jaws envoient la marmelade sans plus tarder, pas vraiment comme de grosses brutes épaisses, et le Djiv y va flexible au vocal, à ses côtés Lucas saupoudre le riff, ce qu'il faut mais point trop, un peu la marchande de crêpe qui mégote sur le sucre, c'est là qu'il faut faire gaffe, ne portez pas un regard sur Bapt Crash qui tape sur ses caissons en gars qui part en pré-retraite dans une heure et quart, vous avez regardé, vous avez eu tort, ah, les vermines, z'ont appuyé sur l'accélérateur sans préavis, le Djvan qui pousse un cri, pour la confiture à l'orange amère, ils vous visaient à la petite cuillère et maintenant ils utilisent la louche spéciale collectivité, ça sonne anglais à la diable, pas du tout stoned, le Crash Boom Bapt il en a profité pour descendre dans la soute du voilier et il a cassé sec les cordages qui tenaient arrimés les barils remplis de sables qui servaient de lest, ça roule dans tous les sens, le voilier caracole sur les plus hautes vagues, Lucas vous envoie un solo rafale qui vous emporte la voile de misaine, le Cap' Djivan vous calme l'océan de la voix, Mister Boom derrière vous a un regard d'innocence aussi claire que sa caisse, vous êtes prêt à lui pardonner et crac il tape désormais comme un butor entêté, Lucas s'empresse de le dédouaner de tous ses péchés en nous gratifiant d'une série de notes requins-marteaux facétieux qui brisent les écoutilles, sont tous les trois au vocal, et vous expédient la fin du morceau à toute blinde. Ouf ! Lorgnent sur les englishes ( made in sixties ) certes, mais ça ressemble un peu à ces amerloques de Flamin' Groovies lorsqu'ils ont eu leur période Beatles survitaminée. Passage d'une pub-vodka. Interview de l'ange Séraphime. Z'ont pas dû beaucoup écouter leur professeur d'anglais à l'école, connaissent trois mots de la langue de Keats, les mêmes que nous, Rock, And, Roll. Heartbreaker : morceau idéal pour piger leur recette secrète, celle de la cambuse qui carbure, relativement simple, mais sa réalisation demande un sacré coup de main, à gauche une lampée de tord-boyaux, vous arrive dessus sans prévenir par un SMS, c'est vous qui envoyez un SOS, z'y vont franco de port, tous les trois souquent ferme, faut un responsable c'est Lucas, celui-là si vous tenez à votre tranquillité, attachez-lui les mains dès qu'il s'approche de sa guitare, mais ce n'est pas lui le coupable, voici son nom : Djivan au vocal qui harmonise, Lucas vous file la fièvre et Djivan l'a fait descendre à El Paso, quand ils s'y mettent à tous les trois, on se croirait chez Buddy Holly, quant à Baptiste il mène le double jeu de l'hypocrite de service, il vous brise le cœur de ses baguettes heurtantes, et en même temps, il prend sa voix la plus doucereuse, il vous console, il fait semblant de vouloir recoller les morceaux qu'il a concassés. Le pire c'est quand la cavalcade s'arrête, Djivan homélise à tirer des larmes à un crocodile, subito derrière Baptiste vous distribue les bénédictions d'un geste large et d'une frappe mélodramatique, vous notez sur votre carnet que vous les emploierez pour qu'ils viennent assurer les chœurs le jour de votre enterrement, mais sur le final vous barrez cette résolution, si par hasard Lucas se mettait à sonner les cloches avec autant d'énergie qu'il agresse sa guitare cela causerait un beau remue-ménage dans l'assistance. Plus personne ne penserait à vous, et tout le monde crierait à son adresse encore, encore ! Deuxième séquence interview, Sérafime sourit comme l'ange qu'elle est pour les encourager, n'ont pas révisé la liste des verbes irréguliers, elle devrait les gronder mais elle les renvoie au boulot. Long gone the time : avec un titre aussi nostalgique l'on ne s'attend pas à une explosion nucléaire, mais avec les Jaws le danger est partout, sont des partisans de la guerre qui rampe doucement sur vous sans que vous vous en aperceviez, sont des adeptes du conflit bactériologique, un morceau royal pour le Baptistou, vous imite le pas cadencé d'un microbe qui s'approche de vous, évidemment question sonorité c'est amplifié, le Baps prend son pied à taper la marche feutrée de la spore insidieuse, chpom ! Chpom ! Chpom ! rythmiquement c'est meilleur que les trois coups du destin de Beethoven qui vous fracasse le crâne, là ça prend son temps, c'est plus entraînant mais en restant tout de même sur l'étagère N° 3 de la grandiloquence, et là-dessus Djivan, ses deux acolytes ne tardent pas à le rejoindre dans cette tâche délicate, dispose les guirlandes vocales de l'arbre de Noël du Mersey Beat, Lucas aggrave son cas, fait la-la-la-la, et c'est là que les bactéries commencent à vous piquer le cuir, elles profitent des notes incisives qu'il distribue l'air de rien avec sa lead, admirez leur mine innocente de bedeau qui secoue l'encensoir sur le cercueil avant d'aller s'écrouler de rire dans la sacristie, en plus ils trichent, long time qu'ils annoncent et c'est un peu court. Troisième séquence interview : ils essaient d'expliquer dans leur mauvais anglais qu'il leur tarde de remonter sur scène et de jouer loud, pas vraiment une réussite, on aime les Howlin mais l'on se doit de reconnaître qu'ils n'ont pas la tirade shakespearienne, sont comme l'albatros baudelairien quand ils instrusent et qu'ils chantent ils se jouent des nuées au-dessus des gouffres amers mais dès qu'ils parlent l'on a envie de leur enfoncer un brûle-gueule dans le bec pour les faire taire et se moquer d'eux, c'est alors que Djivan sauve la séquence, se tait et bouge ses lunettes, l'air sérieux du cancre qui se fait passer pour un intellectuel, même l'ange Seraphime en mission-express n'arrive pas à garder son sérieux, alors elle les renvoie libérer leur énergie en cour de récréation. Feel good medley : attention ne sont pas ici pour amuser la galerie et pour faire de la broderie anglaise, fini le point à l'endroit et le point à l'envers, maintenant c'est le poing dans la gueule et le sang qui gicle. L'est sûr qu'avec du public, le set aurait été encore plus incandescent, ne boudons pas notre plaisir, vous avez eu le lent vol indolent des trois albatros, voici la meute des ptérodactyles affamés en chasse. Portent la marmite à ébullition. Le Djiv ardoie le vocal d'abord à l'allume-gaz qu'il transforme petit à petit en chalumeau. Les deux copains derrière le laisse bosser un petit moment, sont sur ses traces, le marquent à la culotte, le poussent au cul, et sans préavis Lucas intervient, l'a la guitare qui ricane et la batterie de Tistou les baguettes vertes tournoie comme les ailes d'un moulin ivre, le Djiv reprend le contrôle, mais l'a une phrase malheureuse, le genre de truc qui ne se dit pas à table en bonne société et encore moins en concert, WE are the Howlin' Jaws ! qu'il proclame fièrement à haute voix, le genre d'auto-défi que l'on lance pour s'auto-déifier et prouver que l'on est les rois du rock'n'roll. Et c'est parti mon kiki pour sept minutes de bonheur, Lucas, quel jeu de guitare, le gars il lâche une note comme les romains lâchaient les lions dans l'arène, déjà il ne reste plus un chrétien vivant, il ouvre les grilles une deuxième fois, les fauves escaladent les gradins et s'attaquent au public, dans un concert des Jaws, c'est généralement à ce moment que vous réalisez que vous êtes dans le public, le bonheur du streaming c'est que vous êtes protégé par une vitre blindée, que vous n'êtes pas dans l'aquarium peuplé de trois squales perfides ( mais qu'est-ce qu'une vie sans risque ), Djivan entremêle sa basse dans le magma pour le goudronner, et la batterie de Léon le lion rugit comme si vous lui aviez marché sur la queue durant sa sieste, et hop, l'on se calme, c'est le truc de base des Howlin, ils vous envoient un missile et la seconde après n'y a plus que trois gars gentils qui tapent gentiment la causette sur le parvis de l'Eglise Notre-Demoiselle qu'ils viennent d'incendier, l'est sûr qu'ils préparent un mauvais coup, Djivan hurle pour donner l'alerte, il est temps de descendre aux abris, l'on sent que l'on se rapproche du dénouement, que bientôt il sera trop tard pour regretter, Lucas prend cet air d'affolé qui lui lui va si bien, mais qui préfigure les grandes exactions éthiques, dans quelques secondes le rock'n'roll va vous sauter à la gorge et enfoncer ces canines démesurées dans votre chair si tendre, et c'est le déchaînement final, trop de pression, l'énergie explose, une dernière pensée pour les gars qui ont filmé et puis mixé les images, un sacré bon montage, se sont attachés à bien rendre le jeu de scène, ces coups de pieds lancés, comme des danseuses de l'opéra mais en plus violent, ces vues de profil, mais l'image se rétrécit et déjà défile le générique. L'ange Séraphime doit être remontée dans l'empyrée car on ne la voit plus, nous on s'en fout on est au septième ciel.

S'en tirent bien les Howlin', un véritable exercice imposé, les petits rats de l'opéra à leur cours de barre. Forcément ingrat. Un peu abstrait, un peu mécanique, un peu froid. Les Jaws qui n'arrêtent pas d'évoluer et de progresser ont su rester fidèles à eux-mêmes. Un des jeunes groupes français les plus importants. Vous pouvez barrer les S.

Pour la petite histoire, il y une autre série de vidéos Live Sessions faites à la maison, des reprises d'Elvis des Hollies, des Beatles, jetez un coup d'œil sur la version de Long gone the time réalisée avec le concours du magazine Rolling Stone enregistré à distance, in my room, celle de FreakOut est supérieure, mais dans quelques années celle-ci sera classée dans les documents iconographiques et témoignages d'une époque honnie.

Damie Chad.

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Je vous ai promis une deuxième surprise, une vraie ce coup-ci, laissez-moi vous en raconter une autre pour l'introduire. Voici une quinzaine d'années je cherchais sur le net quelques renseignements sur Pierre Quillard, un petit ( pour ne pas dire obscur ) poëte symboliste, je ne partage point ces deux adjectifs mais là n'est pas la question. Quillard est renommé pour avoir été un fervent ( et doué ) helléniste. Une curiosité perverse exigeait que je regardasse si la toile pouvait m'offrir quelques unes de ses traductions. Je n'y croyais guère mais je tapai toutefois son nom par acquis de conscience. Je m'attendais à une ou deux références, l'écran débordait de Pierre Quillard. J'ai parcouru deux ou trois sites, regardant les têtes de chapitre de sa biographie. Pas la moindre allusion à ses connaissances de la langue grecque. C'est alors que je m'aperçus d'une occurrence étrange, toutes les propositions affichées provenaient de particuliers ou d'institutions officielles se prévalant d'une appartenance arménienne. Etrange me dis-je que Pierre Quillard que personne ne lit en France jouît d'une telle renommée chez les Arméniens ! Je fronce les yeux plus attentivement, non les Arméniens ne furent pas particulièrement envoûtés par les stances quillardiennes ( ils ont tort ) par contre il fut un des premiers européens à dénoncer les exactions et les massacres dont étaient victimes les Arméniens de Turquie... Pour la petite histoire, je viens de retaper le nom de Pierre Quillard, tous ces sites arméniens ne sont pas apparus... Je vous laisse en tirer les conclusions qui s'imposent et indisposent...

O.K. Damie, ultra-intéressant dans un blogue-rock ce que tu racontes mais le rapport avec les Howlin' Jaws, là franchement on ne voit pas... ô guys and gals, le nom de Djivan Abkarian vous ne lui trouvez pas une assonance arménienne par hasard...

SIRETSI YARS DARAN

HEY DJAN

Oui c'est de l 'arménien, pas la peine de vous ruer sur la méthode Assimil, la vidéo est sous-titrée en anglais. Un projet parallèle de Djivan, pas du tout rock'n'roll, pensez aux dernières roucoulades d'Iggy Pop par exemple. Mis en branle au mois de janvier de cette année. N'est pas seul sur le coup : Arnaud Biscau est à la batterie, Adrian Adeline officie à la guitare ( classique, rock, jazz, a fréquenté l'école de Didier Lockwood ), Maxime Daoud manie aussi bien basse, guitare et clarinette, Adrien Soleiman carrément multi-instrumentiste, Djivan Abkarian pour une fois il ne joue ni basse, ni contrebasse, mais il chante, Anaïs Aghayan, charme et chant, z'ont tous un pedigree musical long comme un porte-avions, Adrien et Anaïs particulièrement intéressés par les chants traditionnels arméniens.

Si vous vous attendez à ces intros infra-courtes et ultra-fulminantes à la Howlin', c'est raté. C'est du tout doux. Du mineur. Du chatounou, du chatoumou. Une chanson d'amour, pour vous vous donner une idée imaginez une bossa-nova sans le rythme de la bossa, c'est triste et cafardeux. Anaïs pas besoin qu'elle sourie pour que vous la regardiez, malgré son air désespéré et dévasté vous avez envie de la consoler, mais notre Djivan, l'est triste comme un cimetière, une coupe de cheveux qui lui donne l'air d'un mouton noir, l'est raide comme un I et appliqué comme un enfant sage, méconnaissable, pas du tout le diable de Djivan que l'on connaît, à leur côté ça assure grave, pas une note au-dessus de l'autre, vous distillent de la tristesse comme les alambics du Tennessee du White Lightning, goutte à goutte, une envie de vous jeter à l'eau pour en finir avec cette chienne de vie vous serre la gorge.

Une vieille chanson arménienne, quand vous cherchez un peu vous vous apercevez qu'il en existe de multiples interprétations. Toutes aussi mélancoliques les unes que les autres. Peut-être est-ce l'expression de l'âme d'un peuple, perso je ne vais pas faire l'hypocrite, cela me touche peu. Mais c'est Djivan, que voulez-vous !

Pour le moment, Hey Djan ne présentent que ce morceau, on reste à l'affût.

Damie Chad.

 

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Printemps ( pluvieux ) et bout du tunnel. Tout s'éclaire, les Jake Walkers nous offrent une vidéo pour fêter cela. Z'ont profité du confinement pour bosser et s'étoffer. En 2018, ils n'étaient que deux, Ady et Bastien, en 2019 Jessy est venue se rajouter, à trois cela fait déjà beaucoup plus sérieux, et voici que dans la série plus on est de fous plus on rit Denis est venu se greffer sur le trio transformé en quatuor, s'ils continuent bientôt ils seront assez nombreux pour monter un orchestre symphonique. Ce qui risquerait d'être superfétatoire pour un combo de blues.

Du blues-gumbo. Le gumbo c'est un peu comme la paella espagnole, vous y mettez n'importe quoi dedans et c'est foutrement bon, c'est une spécialité de la Nouvelle-Orléans, riez au nez de ceux qui se vantent de leur gumbo aux crevettes, le vrai gumbo doit obligatoirement comporter des morceaux d'un alligator, attrapé le matin même au fond d'un bayou, et découpé vivant, arrachez-lui d'abord les pattes, plus il stresse, plus il aura du goût, les tranches sanguinolentes que vous jetez au fond de la marmite grésillante doivent encore remuer, n'oubliez pas les épices, un max, à la première bouchée ce n'est pas vous qui devez mordre, c'est le gumbo qui vous emporte la gueule. Résumons dans le blues-gombo vous trouvez toutes sortes de blues, le vieux, l'ancien, l'original, le récent, l'inexistant, le blues du futur, plus le swing. Très important le swing quand on a une ( voire deux ) jambes de bois. Car le Jake Walkers, bande d'ivrognes à la cervelle enfumée, n'est pas une marque de whisky, mais un raidissement des jambes qui frappa au premier tiers du siècle dernier les gens qui eurent la mauvaise idée d'acheter ( et de boire ) des boissons frelatées. Beaucoup de noirs en furent victimes. Evidemment ça ne valait pas les couvertures porteuses de la variole que l'oncle Sam distribuait gratuitement aux tribus indiennes. Eux au moins ils mouraient pour de vrai. De véritables morts bien droits, pas des éclopés mal-foutus. Qui faisaient du bruit en marchant. D'ailleurs souvent sur scène Ady frappe le sol du pied pour marquer le rythme. C'est ce qu'en poésie l'on appelle de l'harmonie imitative.

DON'T BOTHER MARIE LAVEAU

THE JAKE WALKERS

Ady : vocal, guitare / Bastien Flori : guitare lead / Jessy Garin : contrebasse / Denis Agenet : washboard.

Attention, ça commence tout doux, le Bastien swingue relax, et Ady s'en vient nasiller dessus, méfiez-vous de Jessy, elle vous introduit sa contrebasse l'air de rien ( madnoiselle, le passager-arrière de votre solex n'a pas de casque – Non monsieur l'agent, c'est mon up-right bass – Ah ! Bon, circulez ! ) et puis elle nous balance – l'on ne peut pas dire qu'elle exhibe son solo puisqu'elle n'arrête pas une seconde son boulot – elle fait résonner ses cordes tout le long du morceau, comme Alfred de Vigny aimait à pousser le son du cor le soir au fond des bois, sur ce le Denis ne s'agêne pas non plus fait entendre tout le temps des petits bruits bizarres, le gamin insupportable qui attire à tout prix l'attention des adultes qui ne font pas cas de lui, c'est alors qu'Ady met les pieds dans le plat, jusqu'à lors, elle était très bien, l'imitait à la perfection l'accent du fermier américain natif de la corn belt qui parle à ses champs pour que le blé pousse plus vite, et patatras, l'abandonne son pur anglais américanisé des plaines pour apostropher en français et sans respect la reine du Voodoo, c'est qu'Ady elle n'a peur de rien, le naturel prend le dessus, pour un peu on la confondrait avec une racaille marseillaise, elle l'agresse méchant Marie la sorcière, l'est plus que vache avec LaVeau, l'en a gros l'Ady sur la patate, plus de chance, plus de fric, plus de meufs, Ady la disette, à ce stade-là devraient tous trembler de peur, faire caca ( et pipi ) dans leur culotte, s'enfuir à l'autre bout de la planète, bref la jouer petit, ben non, ça leur donne du peps, en pleine forme, z'y vont de tout leur cœur moqueur, des gamins en cour de récréation qui têtent de turc leur copine, qui tournent et qui dansent autour d'elles en criant à plein poumons. Une belle cavalcade pour nos jambes de bois.

Aux dernières nouvelles, ils sont encore vivants, la réputation de Marie LaVeau serait-elle surfaite ?

Je suis sûr qu'ils en tirent gloire,

Eux qui viennent de la Loire !

Damie Chad.

*

Un petit tour en Russie ne peut pas faire de mal. C'est encore la faute de Jars. La pochette de leur dernier single ( voir notre livraison 511 ) étant créditée à Nikki Roisin from Eeva, une insatiable curiosité m'a poussé à voir qui se cachait derrière cette appellation. Mon flair ( infaillible ) de rocker subodorait un groupe, russe évidemment, soyons précis des moscovites. J'ai voulu savoir, je précise, mes connaissances de la langue de Lermontov sont minimalistes, je vois, j'écoute mais je ne comprends pas, je cherche, je fouille, j'interprète, j'hypothèse l'hypoténuse des angles morts de mes ignorances, je suppose, rien que le nom de la formation est un problème : signifie-t-il Eve ( Eva ) qui renverrait à una materia prima de profonde réceptivité originelle et féminine ou faut-il entendre celui-ci en tant que Veille ( de la catastrophe annoncée ), je privilégierais cette dernière interprétation uniquement parce que Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz – un de nos plus grands poëtes du vingtième siècle malencontreusement ignoré – fit partie de la mystérieuse et ésotérique Société dite la Fraternité des Veilleurs...

EEVA

Juste dans la fenêtre de tir, Eeva formé par Nikita, Stepan, Sasha, Serezha, en 2009 vient de sortir ce 02 / 04 / 2001 un nouveau single, pour cette première rencontre nous ne chroniquerons que les trois dernières productions du groupe.

VEDUSHCHY / KOROL' CHERVEY

( Avril 2021 )

Le roi de cœur, en première carte au-dessus du paquet. Ne vous précipitez pas pour le glisser furtivement dans votre manche. Elle est pourrie. Puisque l'on est au niveau du symbole, la goutte de sang censée figurer le cœur est bien maigre et chiche. Refusez-la en cas de transfusion, même si vous agonisez au bord de la route, sachez mourir dignement. Le pire, certes je ne suis pas un féroce partisan de la royauté ni absolue ni relative, mais le visage de notre majesté n'arbore pas cette magnanimité souveraine que l'on est en droit d'attendre d'un monarque, l'a carrément une sale gueule, celle du premier de la classe, celui sur lequel les filles crachent en passant, le môme prétentieux, puant et insupportable que l'on attend à la sortie du gymnase avec les battes de baseball. Le plus marrant c'est qu'avec ses binocles rondes et sa manière pontificale de tenir sa feuille de papier, il arbore la mine de sa sainteté le Dalaï Lama, je ne sais si c'est fortuit ou volontaire...

Premier : ça rétame dur, la machine à claques est en marche, le vocal dégomme le gars très méchamment, lui crie ses quatre vérités, Eeva se fout carrément de lui mais ne mâche pas ses mots, ils ne l'aiment pas plus que nous cette tête de gondole, le traitent d'assassin, toutefois sur la fin du morceau ils lui donnent la parole, non pas pour qu'il puisse plaider sa cause, mais pour que vous puissiez entendre son ignominie, au bout de trente secondes, ils éteignent l'appareil. Qui est-ce ? Gagné, le présentateur de télévision, celui qui vous trucide des mauvaises nouvelles du monde entier, pour que vous preniez conscience du bonheur que vous avez à vivre dans la vie étriquée que vous offre la société. Le morceau n'est pas vraiment violent, l'on sent l'ironie mordante. Roi de cœur : un lot de consolation en face B. Il y a peut-être pire que celui dont le métier est de vous cancériser les méninges, non ce n'est pas le roi de carreau, c'est vous. Qui vous racontez des histoires. Qui vous croyez beau et irrésistible, qui vous tournez des films, dans lequel l'actrice que vous convoitez n'est jamais là, alors là Eeva cogne encore plus fort, musique au ralenti, style 45 tours passé en 33, vous écrasent, vous passent au laminoir, la voix ne chante plus, elle énonce froidement votre condamnation, batterie, basse et guitare prennent le temps de longs et interminables soli pour que vous preniez conscience que vous ne valez pas mieux que ceux qui vous irritent. Constat social implacable. Personne ne sort grandi de ces deux morceaux. Ce single nous cingle.

SLOT-MASHINA

( Décembre 2019 )

Une couve qui colle d'un peu trop près à son sujet. Une photo d'Anna Bogomolova, trois jeunes face enjouée devant une machine à sous, or devinez ce que signifie Slot-mashina ? C'est fou ce que vous faites des progrès en russe, ces derniers temps.

Machine à sous : harmonie imitative, la musique tourne sur elle-même comme les bandes à fruits censées vous apporter la fortune. Le texte ne vous le fait pas dire. Pauvre crétins qui jouez votre dernier billet, sûr que vous allez gagner, la belle vie, le flouze qui coule à flots et la copine qui vous colle au dos, silence, attention tout s'arrête, moment crucial, l'on entend les rouages de l'engrenage aléatoire, manque de chance, vous avez perdu, ne sont pas sympas avec les perdants chez Eeva, brisent vos rêves de pauvres, aucune pitié, tant pis pour vous, chaque fois que vous glissez une pièce dans la machine, vous faites tourner le système, ne vous étonnez pas s'il vous broie ! Bien fait pour vous ! Apparemment Eeva excelle dans les scènes pittoresques de la vie des dupes. Musicalement ce n'est pas le jackpot, mais question regard impitoyable et critique sociale, ils ne doivent pas se faire des amis chez les laissés-pour-compte. Ne leur filent pas du fric, mais leur mettent le nez dans leur caca mental. Les hindous ont un proverbe qui résume la situation : l'argent est la merde de Dieu.

SHOSSEYNYY SINDROM

( Août 2017 )

Au lieu du mot à mot syndrome de la route nous proposerions Conduites à risques. Pochette à fond rouge. Silhouette noire, en suspension, ces deux couleurs seraient-elles symboliques, votre âme serait-elle aussi noire que le sang que vous versez pour votre survie est rouge, quel est-ce masque qui s'approche et s'éloigne, dans quel cas êtes-vous davantage vous-mêmes, quand il vous colle à la peau ou quand il s'en arrache.

Agent : le morceau est court mais les sonorités son belles, bien envoyé, roulements de batterie, et guitares punchy, ne laissent pas un seul interstice dans le feuilleté cliquant de la pâte sonore, attention vous êtes suivi, quoi que vous fassiez il y a quelqu'un dans votre dos qui vous poursuit. Juste un constat. Masque pour dormir : la suite du précédent, guitare rampante et pointilleuse, batterie implacable, voix étouffée, vous êtes endormi, en coma dépassé, ils vous ont suivi, vous essayez de vous réfugier en vous, mais ce n'est pas possible, votre forteresse mentale est investie, musique paranoïaque, il suffit que vous pensiez que vous êtes mal pour être au plus mal, auto-persuasion inductive. Aucun point de fuite. Objectifs et significations : auto-fiction du doute. Batterie haletante et guitares fragmentées, musique de plus en plus violente, est-ce vous, est-ce eux, vous ne savez plus si vous êtes l'homme qui se châtie lui-même ou un animal de laboratoire dans le cerveau duquel on implante des électrodes de contrôle, vocal focal, hurlements d'angoisses, grincements, quincaillerie de bruit. Superman : le dernier espoir, mendicité de la demande d'aide, le background instrumental se déchaîne, vous passe à la moulinette des supplications, criez dans le lointain autant que vous voulez, êtes-vous seulement sûr d'être encore vous-même, sujet ou objet d'expérimentation quelle est la différence ? Délaissez vos rêves de grandeur, retournez à votre quotidien de sous-homme. Insolation : qui êtes-vous ? l'insecte sur la tapisserie ou l'être qui regarde la télévision, peut-être les deux, métamorphose ou anamorphose, l'impression que les coups de boutoir instrumentaux vous rabattent contre les murs, vous avez dépassé les portes de la folie, cacophonie brutale. Qui que vous soyez n'oubliez pas d'éteindre le poste si vous quittez la pièce. Retour au cabinet : moins violent, moins dispersé, le temps de reprendre ses esprits, plus angoissé et davantage angoissant, vocal triomphal, vocal bocal, qui parle, d'où parle-t-il, un mort ou un vivant, un grand malade ou un fou à lier, vaudrait mieux qu'il se taise et laisse les instruments dérouler leur chant funèbre. Ce qu'ils font très bien, mais ils sont tout aussi inquiétants, le doute s'est immiscé en vous dans les premiers morceaux, sur cette ultime piste il en est sorti, mais la situation est tout aussi intenable.

Cet EP six titres est bien supérieur aux deux productions postérieures. Celles-là sont trop explicitement politiques, trop critiques sociales, ironiques et mordantes, jubilatoires même, faites pour mettre les auditeurs, convaincus d'avance, dans votre poche. Ici, il n'y a pas de jugement, d'intellectualisation du discours, mais une mise en pratique, depuis l'intérieur du vécu, il ne s'agit pas pérorer en affirmant que le monde est fou, mais de prendre la route pathologique de la folie, l'instrumentation n'est plus, au mieux un accompagnement, au pire un stabilotage à l'encre rouge pour être sûr que l'auditeur n'interprètera pas de travers le message ( pourtant évident ), mais une mise en demeure, une mise en péril auditive, une proposition d'équivalence sonore du cauchemar dans lequel vous vous débattez sans en avoir mesuré la nocivité.

EEVA LIVE IN MOSCOW - 01 / 06 / 2014

Une vidéo vieille de sept ans. Dure dix-huit minutes. Nous ne la regardons pas pour son intérêt musical. Indéniablement elle en a un, permet de juger leur musique compacte sans grandiloquence. Sans violence. Sans outrance. Nous nous contenterons d'y porter un regard pour ainsi dire sociologique. Le groupe est pris de trop près pour que l'on puisse le localiser, sommes-nous sur une place publique ou dans le hall d'une galerie marchande, ce qui est sûr c'est que la scène n'est pas improvisée, le groupe bénéficie d'une vaste scène, à peine surélevée, un assemblage de palettes recouvert d'un revêtement d'un vert tendre à faire rêver un militant écologique. Le public n'est pas là pour les écouter. Ce n'est pas la grande foule, une trentaine de personnes, à part un aficionado tout devant qui n'arrête pas de danser. Des gens passent et ne leur accordent aucune attention. Rien qui nous permette de nous sentir en Russie, la vidéo serait titrée Eeva à Paris que vous ne vous sentiriez ni plus ni moins dépaysé. Le monde occidentalisé a tendance à s'uniformiser. L'on est loin de ces groupes de punks aux ambiances enfiévrées qui au début des années quatre-vingt-dix illustraient obligatoirement tout reportage sur les changements intervenus en Russie depuis la chute du communisme, sur cette vidéo le rock a l'air d'une musique intégrée faisant partie du paysage culturel.

EEVA LIVE IN SAMARA11 / 08 / 2018

Encore en Russie à plus de 900 kilomètres de Moscou, à cent cinquante kilomètres du Kazakhstan, pas tout à fait un trou perdu de province, la ville dépasse le million d'habitants. Où sommes-nous au juste ? Difficile de le dire. Derrière le groupe, une grande affiche à la peinture rouge sur un drap maintenu par deux cordes plaquée contre un mur, s'en détache la silhouette d'un oiseau que l'on pourrait qualifier de moineau, mais je ne suis pas ornithologue, et suis incapable de savoir s'il symbolise quelque chose de très précis, par contre je peux me risquer à traduire le mot en grosse lettres qui barrent toute la largeur : Podpol'ye qui doit être l'équivalent de notre underground.

Nous sommes dans une arrière-cour pas très large, mur de briques en mauvais état, un logement identique tout à côté, si l'on me torture j'opterais pour une cité ouvrière, d'après moi non inhabitée, les fenêtres ont l'air d'avoir été refaites, et l'on remarque les climatiseurs extérieurs, la Volga arrose Samara et est gelée durant les mois d'hiver, un mode d'habitat qui correspondrait à nos corons nordiques et nationaux, peut-être dans un squat mais je ne le pense pas. Bref ce n'est pas grand luxe, mais c'est étrange, l'on s'y sent bien, un irrésistible parfum de rock'n'roll se dégage de ce lieu anonyme. Des guirlandes de papier, les mêmes dont les jours de fête nous ornions par chez nous les rues dans les années cinquante.

Le public n'est pas massif, mais il est là pour écouter. Exclusivement des jeunes. Majoritairement des garçons. Eeva joue et même si encore une fois l'intérêt sociologique nous motive davantage que la chronique musicale, la musique est plus forte et le son bien meilleur que sur la vidéo précédente. En quatre années le groupe a progressé. L'on retrouve les mêmes mouvements de danse que vous avez peut-être visionnés à la suite de notre chronique voici deux semaines sur Drain, cette espèce de tectonique sauvage de bras moulinés, alliés à des pieds jetés haut, et ces bousculades fraternelles caractéristiques des exultations hardcore. Le rock est devenu un idiome culturel transnational. Tant que les regards braqués sur lui dénonceront son aspect séditieux il restera vivant.

Damie Chad.

06/11/2019

KR'TNT ! 437 : DETROIT COBRA / Dr JOHN / K'PTAIN KIDD / CHRIS THEPS / ALICIA F. / JADES / RED HOT TRIO / HOWLIN' JAWS

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 437

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

07 / 11 / 2019

 

DETROIT COBRAS / Dr JOHN

K'PTAIN KIDD / CHRIS THEPS / ALICIA F !

JADES / RED HOT RIOT / HOWLIN' JAWS

TEXTES + PHOTOS SUR  : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

À Cobras ouverts

Un petit coup de Detroit Sound, ça ne fait de mal à personne. Au contraire. Ça remet bien les pendules à l’heure. Qu’il s’agisse des Stooges, de Wayne Kramer, des Dirtbombs, de Scott Morgan, des Demolition Doll Rods ou des Detroit Cobras, le blast est garanti. Les gens le savent puisqu’une belle ovation accueille Rachel Nagy lorsqu’elle arrive sur la scène du Gibus. Eh oui, elle est entrée dans la légende sur la foi de quelques beaux albums et de trop rares apparitions en Europe. Sa dernière prestation européenne remonte à 2004. Elle reste une très belle blonde à l’accent canaille et aux bras couverts de tatouages. Malheureusement elle n’a plus le droit de fumer sa clope sur scène. Rachel Nagy est aux blondes ce que Chrissie Hynde est aux brunes : la femme fatale par excellence. On détaille du regard son corps resté parfait. À sa gauche se tient sa fidèle lieutenante, Mary Restrepo Ramirez. Elle est elle aussi incroyablement bien conservée, fine comme une anguille et brune à gogo. Elle déborde littéralement d’enthousiasme et fonce à travers la plaine avec sa rythmique endiablée. Il n’existe pas de guitariste plus dévouée au beat que Mary Restrepo Ramirez. De l’autre côté se tient Eddie Baranek, un vétéran de toutes les guerres du Detroit Sound qu’on vit jadis œuvrer dans les Sights. Le vieux Eddie porte la barbe, des cheveux bien gras, des lunettes à verres bleutés et une grosse chemise à carreaux. Il s’est empâté mais il joue comme mille diables. Il allume en permanence et arrose tout de disto. Les Cobras attaquent avec « I Can’t Go Back », suivi du knocking « You Don’t Knock » des Staple Singers. Plus loin, ils font un véritable carnage avec le vieux « Cha Cha Twist » d’Hank Ballard. Version explosive, on le sait depuis vingt ans. Par contre, aucune trace de « Hey Sailor » ni de « Right Around The Corner ». Le seul cut de Life Love And Leaving qu’ils reprennent est le « Shout Bama Lama » d’Otis. Sur scène, Rachel Nagy continue d’incarner tout ce qu’un homme peut attendre au plan libidinal du rock américain. Quand elle attaque « Weak Spot », on tombe définitivement sous son charme. Rachel Nagy fait avec « Weak Spot » le même genre de ravages qu’Aretha avec « Respect ».

Ces rois du swing vachard que sont les Cobras ne jouent que des reprises. Ils tapent dans l’inépuisable réservoir de hits du patrimoine musical américain. Leur répertoire est un twisted jukebox à la puissance dix. Ils déterrent des hits fabuleux. Ils font avec la Soul et la pop de Detroit ce que les Cramps firent avec le rockab : ils les subliment. Les Detroit Cobras explorent les catacombes de la culture américaine et ramènent à la lumière des hits oubliés qu’ils revitalisent à coups de riffalama.

Le groupe n’a que vingt ans d’âge, en fait. Il fut monté en 1998 par Steve Shaw, Mary Restrepo Ramirez et Jeff Meier, un ancien membre de Rocket 455, garage-band mythique de Detroit dans lequel jouait aussi Dan Kroha. Les trois compères proposèrent à Rachel de chanter, mais elle prétendit qu’elle ne savait pas chanter. On connaît la suite de l’histoire. Leur premier album Mink Rat Or Rabbit sortit sur le label de Long Gone John, Sympathy For The Record Industry et fit sensation. Sur la pochette, on voit une femme noire danser nue devant un blanc, probablement dans un club de go-go girls. C’est un album de reprises spectaculaires. Ils attaquent avec le « Cha Cha Twist » d’Hank Ballard. La reine punk d’Amérique, c’est Mary Restrepo Ramirez. La lionne du désert, c’est Rachel Nagy. Et le père fondateur du garage de Detroit, c’est Steve Shaw. Ils enchaînent avec « I’ll Keep Holding On » des Marvelettes. Ils en font un pur jus de garage poundé à la dure. Puis ils tapent dans les Shirelles avec « Putty (In Your Hands) ». Ils l’embarquent à la sévère, ils instaurent le Biribi du garage, le marche ou crève définitif - oh oh oh - Quel ramshakle ! Puis ils tapent dans les Shangri-Las, les Oblivians et les 5 Royales, mais les cuts accrochent moins. La B s’ouvre sur une reprise du « Midnight Blues » de Charlie Rich. Un peu plus loin, ils ramènent la première d’une longue série de reprises d’Irma Thomas, « Hittin’ On Nothing », une belle pièce de r’n’b râblée et poilue. Puis c’est la fête avec « Out Of This World » de Gino Washington et ils finissent avec une reprise fouillée de Jackie DeShannon, « Breakaway ». Dans les pattes des Cobras, la belle pop de Jackie explose littéralement.

Life Love And Leaving parut trois ans plus tard sur le même label. Un gros plan de Rachel avec son micro et sa clope orne la pochette. L’album est encore meilleur que le précédent. Les Cobras s’installent au sommet de leur art. Ils attaquent avec « Hey Sailor », qui est en réalité le « Hey Sha-Lo-Ney » de Mickey Lee Lane (repris par The Action en Angleterre et par Ronnie Spector). Rachel bouffe ce vieux hit tout cru. Puis c’est au tour des Ronettes de passer à la casserole avec « He Dit It ». La pop des Cobras est dix mille fois plus puissante que ne le fut celle de Blondie. Leur pop explose et s’emballe. Ils tapent ensuite dans la heavyness de Solomon Burke (« Find Me A Home »), dans la pop de première classe des Chiffons (« Oh My Lover ») puis c’est le grand retour à Irma Thomas avec « Cry On », mais il ne s’y passe rien. La bombe de l’album, c’est bien sûr la reprise du fabuleux « Stupidity » de Solomon Burke. Ils embarquent ça au riff - oh -  et c’est claqué derrière les oreilles. La grandeur des Detroit Cobras se mesure à l’aune de Stupidity. Rachel en fait littéralement de la charpie. Elle se couronne Garage Queen d’Amérique. Puis ils volent dans les plumes du « Bye Bye Baby » de Mary Wells. Ils attaquent la B avec un hit inconnu au bataillon, « Boss Lady » de Davis Jones & the Fenders. C’est incroyablement bon. Rachel y met tout le chien de sa chienne - I’m a boss lady ! - On la croit sur parole. Elle transforme cette vieille pop en pure exultation primitive - Hey yeah ! Hey shake it baby ! - Puis ils retapissent « Laughing At You » des Gardienas. C’est la cavalcade infernale. Ils se prennent pour des locomotives. On a là toute l’énergie de la splendeur garage, avec un son paradisiaque. On tient avec Life Love And Leaving le disque de rock idéal. Il ne faut surtout pas le lâcher. « Right Around The Corner » des 5 Royales est certainement leur reprise la plus connue - That’s where my baby stays - C’est infernal de grandeur tournoyante. Leur manège donne le vertige, c’est une farandole excédentaire, un vertigo de pop extrême. Rachel arrache la peau de ses retours de couplets. Quelle démesure organique ! Et ils finissent avec une hot cover du « Shout Bama Lama » d’Otis. Leur choix de reprises est parfois un peu prétentieux - au sens de l’obscurantisme - mais les restitutions sont toutes irréprochables.

Seven Easy Pieces est ce qu’il faut bien appeler un mini-LP explosif. Ils attaquent avec une merveilleuse pounderie, « Ya Ya Ya », Rachel descend à la cave et nous plonge dans l’enfer de la fournaise. Le solo débilitant échappe à toutes les hypothèses imaginées par Sigmund Freud. Puis Rachel avale « My Baby Loves The Secret Agent » tout cru. Elle tire tout à la force de la voix - ah-ouh ah-ouh - elle sidère par tant de classe définitive. Ils font une reprise rouleau compresseur du « You Don’t Knock » des Staple Singers et ça se corse encore avec « 99 And A Half Just Won’t Do », dont les atomes explosent, comme dans un réacteur. On dit dans les cercles autorisés que les physiciens ont dû prendre le phénomène Detroit Cobras en compte. Et ils finissent dans le boogaloo avec « Insane Asylum », un joli clin d’œil à Koko Taylor.

Baby sort l’année suivante. Un couple romantique orne la pochette. Pour une fois, ce ne sont pas des romantiques blancs, mais des romantiques noirs. Baby est probablement le meilleur album des Cobras. Ils attaquent avec un cut signé Dan Penn/Spooner Oldham, « Slippin’ Around » et ils font sonner ça comme du Sony & Cher, avec toute la pression du Detroit Sound. C’est un véritable coup de génie. Rachel y fait un vrai carnage. Rooooaaar ! Ils explosent « Baby Let Me Hold Your Hand », un cut obscur de Hoagy Lands. On sent la puissance d’une démesure évidente. Nouvelle merveille extravagante : « Weak Spot », composé par Isaac Hayes pour la grande Ruby Johnson. Tout le génie de Rachel Nagy explose ici au grand jour. Les Cobras embarquent ça au firmament. « Weak Spot » est certainement leur exploit le plus retentissant. En B, ils sortent le « Mean Man » de Betty Harris de sa tombe. On sent la puissance sous le vent. Ils font aussi une reprise de « Baby Help Me », un hit de Bobby Womack interprété par Percy Sledge. Là, ils tapent dans l’extrêmement bon. Rachel sait emmener une pop song dans le bois des songes. Elle est la grande princesse des rock dreams humides. Et puis voilà le pot aux roses : la version ultime de « Cha Cha Twist » farcie de redémarrages explosifs. Comment parviennent-ils à transfigurer des classiques aussi parfaits ? Dieu seul le sait. Rachel dérape au coin du couplet et c’mon baby, ça ferraille derrière elle. Chaque fois qu’on réécoute ce cut, on voit danser en filigrane le nombril magique de Rachel Nagy.

Chant du cygne avec Tied & True paru en 2007. La formation originale du groupe avait depuis longtemps explosé. Il ne restait plus que Mary et Rachel. Greg Cartwright des Oblivians vint leur prêter main forte. Sur certains cuts, Rachel sonne comme Chrissie Hynde. Le groupe est en perte de vitesse. La version du fameux « Leave My Kitten Alone » de Little Willie John a un certain cachet, car on retrouve le côté cavaleur des Cobras, c’est ramassé au beat et chanté haut la main par une Rachel écarlate. Une petite pointe de rockab se fait sentir dans les entrelacs. Soutenu par un drumbeat tressauté, le riff de guitare fait tout le travail. Ils tapent aussi dans Bettye LaVette avec « You’ll Never Change » et en font un beau boogaloo sous le manteau. La version de « The Hurt’s All Gone » d’Irma Thomas est tellement pop que c’en est catastrophique. Le groupe tente de sauver son âme avec « On A Monday » de Leadbelly. Ils finissent heureusement en beauté avec « Green Light » des Equals. Ouf ! Mais on voit bien que les carottes sont cuites.

Les gens de Munster ont rassemblé les singles des Detroit Cobras dans une belle compile intitulée The Original Recordings. On y trouve des trésors comme « Maria Christina » chanté par Mary Restrepo Ramirez en chicano. Notons au passage que Steve Shaw et Mary étaient des découvreurs, au sens où Lux et Ivy l’étaient. L’autre révélation de ce disque, c’est la reprise d’un vieux coucou des années trente, « Come Over To My House » de Gesshie Wiley & Elvie Thomas. Ils déterrent aussi le « Sad Affair » d’un vieux soul man de Motor City, Lee Rogers, et en font du très gros Cobra. Même traitement infernal pour « Down In Louisiana » d’un certain Polka Dot Slim. Et puis on tombe dans la pure mythologie avec la reprise d’un cut inédit de Question Mark & The Mysterians, « Ain’t It A Shame », un spectaculaire exploit garage. Ils passent aussi le vieux « Slum Lord » des Deviants à la casserole. On trouvera de l’autre côté une belle mouture du fameux « Funnel Of Love » de Wanda Jackson - un long-time favorite des Cramps - et une reprise ratée du « Brainwashed » des Kinks. Steve Shaw chante « Time Changes Things », un hit superbe des early Supremes et ils transforment le « Curly Haired Baby » de Professor Longhair en bombe atomique.

Grâce à cette belle série d’albums, Rachel Nagy et ses amis vénéneux sont devenus des héros mythologiques, au même titre que Zorro.

Signé : Cazengler, Detroit Cobra cassé

Detroit Cobras. Le Gibus. Paris XIe. 30 octobre 2019

Detroit Cobras. Mink Rat Or Rabbit. Sympathy For The Record Industry 1998

Detroit Cobras. Life Love And leaving. Sympathy For The Record Industry 2001

Detroit Cobras. Seven Easy Pieces. Rough Trade 2003

Detroit Cobras. Baby. Rough Trade 2004

Detroit Cobras. Tied & True. Rough Trade 2007

Detroit Cobras. The Original Recordings. Munster Records 2008

Oh Dr John I’m Only Dancing

- Part Two

Babylon compte parmi les plus grands albums de rock de tous les temps. Ça semblait déjà évident en 1969, année de sa parution. Et pourtant, quelle année ! Ça grouillait déjà de gros disques, Let It Bleed, le Led Zep 1, Trout Mask Replica, Everybody Knows This Is Nowhere, Happy Trails, Beck-Ola, le premier album des Stooges, Goodbye des Cream, A Salty Dog et d’autres encore. Rien qu’avec ce tas d’albums mirobolants, on avait épuisé son temps d’écoute et ses économies, mais Babylon s’imposait avec son Creaux pur tapé aux percus des marais avec une incomparable profondeur. Le jazz rock volait au secours d’une dimension incontrôlée. Dans son morceau titre, Mac Rebennack invoquait les démons du free - No politicians/ No more human beings - Il voulait la bombe atomique. Bienvenue dans la décadence de Babylone. Il faut vite se faire une raison : Babylon est un album expérimental. Ça joue du tuba et ça groove dans les marais. Avec «Glowin’», Mac ramène des sons d’entre les morts, les filles qui chantent sont vermoulues. C’est très spécial et même très louche. Il contrebalance son what I’m gonna do dans le weird, il fait l’étalage de toutes ses extravagances, son keep on est beau à mourir. Il monte son «Black Widow Spider» sur un monstrueux drive de basse et nous enferme dans une torpeur extraordinaire. Il invente le Big Atmospherix de la Nouvelle Orleans. Le son grouille de sonorités inconnues. Cet album fonctionne comme une initiation. Il nous présente ensuite la fille aux pieds nus, «Barefoot Lady», sur fond de groove carnavalesque. Il chante comme un dieu et les congas de Congo Square jouent le real deal. Il se fend le cœur rien qu’en chantant «Twilight Zone». Il travaille sa torpeur avec les filles. Comme le Jack Flowers de Peter Bogdanovitch, il travaille avec des filles dévouées. Mac fait un album anti-commercial. Puis des chœurs d’enfants sucrent «The Patriotic Flag Waver», alors Mac peut aller chanter sur Main Street. Il chante la good time music des jours heureux et plonge son groove dans les affres du free. Il n’en finit de ramener du free dans le son, et il n’est pas prêt de se calmer.

En 1992 paraît un autre album extraordinairement fastueux, Goin’ Back To New Orleans. C’est la suite de Gumbo, qu’on a salué dans le Part One. Dr John y célèbre une fois de plus l’histoire musicale de la Nouvelle Orleans. À commencer par le Carnaval avec «The Red Indian», - Only in New Orlean will you hear this kind of song - Fabuleuse énergie et trompettes mariachi. Mac fait son white nigger dans «Basin Street Blues» et nous plonge dans la mythologie du heavy groove. Il rend hommage à son mentor Professor Longhair avec «Fess Up» - Strickly a tribute ! Ticklin’ the ivories all the double note crossovers, all that good stuff - Puis il envoie un gros clin d’œil à Annie Laurie avec «Since I Fell For you» : heavy blues d’une sensualité hors d’âge. Mac éprouve un gros béguin pour Annie. Powerful ! Autre clin d’œil, cette fois à Fatsy avec «Goin’ Home Tomorrow». Mac rappelle que Walter Papoose Nelson joue de la guitare sur la version originale. C’est le son de Fats. Fantastique cover ! Mac se souvient aussi d’une conversion avec Horace Silver qui lui disait que le premier disque de blues qu’il entendit sur un jukebox en Nouvelle Angleterre était «Goin’ Home Tomorrow» - He thought it was a hip blues for that time. Things like that stick in your mind - Mac sort aussi une cover de «Blue Monday» et rappelle que l’original est de Smiley Lewis. Il profite aussi de l’occasion pour dire qu’à l’âge d’or de la Nouvelle Orleans, on jouait le junkie blues toute la nuit. Il rend ensuite hommage à Huey Piano Smith avec «Scald Dog Medley/ I Can’t Gon On» et salue ensuite Art Neville avec une fantastique version de «Goin’ Back To New Orleans». Il croasse son groove à la perfection - I mean we just walked in and nailed this sucker - Son «Litanie des Saints» flirte avec Le Temps Des Gitans. Avec «How Come My Dog Don’t Bark», il est encore plus royaliste que les blacks et il salue Leadbelly doing ‘double life’ in Angola avec une superbe version de «Good Night Irene». Il profite du coucou à Leadbelly pour saluer aussi James Baker qui pianotait ce truc avec ferveur.

Son autobiographie s’arrête au moment où paraît Television, en 1994. L’album est nettement moins hanté que Babylon et Goin’ Back To New Orleans. Mac s’entoure d’une nouvelle équipe et d’Hugh McCraken. Dans «Lissen», il recommande de fermer la télé, le walkman et le BEI - Turn down the MTV, learn to listen - Ça date. Aujourd’hui, il dirait : «Turn down the internet.» Le hit de l’album est une reprise de Sly Stone, «Thank You (Falletin Me Be Mice Elf Again)». Derrière lui, les filles sont géniales. Mac en fait une épaisse tranche de groove fumante de génie. L’autre coup de Jarnac est une reprise de «Money», le vieux hit de Berry Gordy. Mac en fait du gospel batch. Il fout le paquet et les filles font «That’s/ What I want !» Le reste de l’album est joué sur le même type de groove. On sent une volonté commerciale, d’ailleurs, la pochette est assez putassière. Dans «Witchy Red», Mac évoque un mojo satchel made of human skin et le chanteur des Red Hot Chili Peppers vient ruiner «Shut D Fonk Up». Plus loin, Mac chante «U Lie 2 Much» avec la voix d’un Ravaillac attaché aux quatre chevaux qui vont l’écarteler. La sincérité de son timbre ne trompe pas. Puis on l’entend sucer toutes les syllabes de «Same Day Service». Cet homme adore chanter ses chansons - Get me for less/ Every little bit u get/ It’s all correckkk - et les filles du gospel batch font le «Same day service» du cortège funèbre. Admirable !

L’année suivante paraît Afterglow. Sur la pochette, Mac semble serein, avec sa canne et sa commisération. Il chante au heavy groove de round it off. Le cut qui se détache du lot s’appelle «So Long». Mac nous régale d’un art définitif, une sorte de slow groove de rêve. Il pianote son «I Know What I’ve Got» au gras du bide, comme tout pépère qui se respecte, mais il amène de sacrés cuivres dans son chabrot. Soit tu quittes la table parce que tu n’apprécies pas le spectacle, soit tu t’aperçois que la tradition regorge d’une certaine forme de génie. C’est à toi de voir. Tu ne connais rien à la vie et tu dois faire face à tes responsabilités. Pendant ce temps, Mac sait exactement ce qu’il fait. Il fait couler une rivière de diamants sud-africains. Mac est très black dans l’esprit, très convaincu, anti-bonnet blanc et blanc bonnet. Il joue un «I’m Just A Lucky So-and-so» assez spectaculaire. De la même façon que Trane allait au Love Supreme, Mac passe au groove suprême avec «Blues Skies». Son «New York City Blues» flirte avec la classe intercontinentale du round midnite de Broadway. Il bouffe son chant comme on crève l’écran. Il chante comme un démon. Il mène le même combat que Leon Russell au soir de sa vie, il revient aux basics et enfile les chefs-d’œuvre comme des perles. C’est un album qu’on serre contre son cœur.

Il revient au boogaloo avec l’excellent Anutha Zone paru en 1998. On le croit calmé. Pas du tout ! «Ki Ya Gris Gris» renoue avec les torpeurs de Babylon, il ressort son vieux delirium, le son rôde dans le cimetière, les cris qu’on entend ne sont pas ceux des chouettes mais ceux des vampires. Mac murmure plus qu’il ne chante. On croit que c’est du boogaloo, mais non, c’est du vermoulu secoué aux percus africaines. Plus loin, il salue God au heavy beat de bienséance. Il monte «Hello God» en neige du Kilimandjaro et profite de l’occasion pour ramener les Edwin Hawkins Singers ! Clameur extraordinaire ! C’est l’un des hits les plus spectaculaires de Mac Rebennack. Seul un mec de la Nouvelle Orleans peut ramener autant de brebis égarées dans le giron de God. Keep on ! Et ça continue avec «John Gris», heavy groove des catacombes, mélange de xylo et de flûtes d’os. Ça pue le mystère ! Groove de la mort. Encore plus dévastateur : «I Like Keyoka», joué au sax de crocodile. Mac croasse dans les marais. Il fait sonner les clochettes des rattlesnakes. C’est épais et deep in the flesh. Il faut aussi saluer le morceau titre, une vraie merveille de heavy boogie joué à la meilleure connivence. Retour à la tradition avec «Sweet Home New Orleans» joué aux trompettes de rue. Il renoue avec la puissance inexorable du groove. Ce mec est très fort. Il allume son cataplasme à coups de yeah-oheh !

Changement complet de registre avec ce brillant hommage à Duke Ellington paru en 1999 : Duke Elegant. Les mecs qui accompagnent Mac sur cet album sont inconnus au bataillon. Album étonnant, car Mac va réussir à créer de la magie à partir de la magie existante. On entend un «I’m Gonna Go Fishin’» joué à la basse métallique, par exemple. Et ça frappe dur chez la mère tape-dur. Mac tape «It Don’t Mean A Thing» au croassement. Il semble écraser l’œuf du serpent. Il bâtit son pont des arts avec une maîtrise subliminale, il fait du gainsbourring de bonne bourre, à coups de rumble d’orgue. Ça groove dans les bas-flancs du brigantin. Il laisse le swing emporter «Perdido». Tout ce qui sort de Mac maque les mots et marque les mecs. Il shoote «Don’t Get Around Much Anymore» à l’insistance nasale. Il se régale et nous aussi. Des mecs sifflent et se fondent dans le groove downtown. Ça se termine en rap de South Side. Puis Mac descend dans les eaux profondes de «Solitude» pour pianoter comme Satie. Il chante de l’intérieur de l’âme. Il atteint à l’apanage de la nage. Il fait le choix du heavy funk pour «Thing’s Ain’t What They Used To Be» et tape «Caravan» au shuffle de petite surface. Dans son texte de présentation, Mac explique qu’il n’a rencontré Duke Ellington qu’une seule fois, sur un vol à destination de la Nouvelle Orleans. Il comprit immédiatement pourquoi on l’appelait Duke Elegant - The man was a mystic, chanting enchantments, and charming to the max - Puis il découvrit que ses musiciens s’habillaient comme des banquiers. Selon mac, Duke connaissait le secret de l’immortalité : «Write a bunch of tunes that people keep on singin’ and playin’.»

Retour au cimetière avec Creole Moon et sa pochette fantasmatique. Mac attaque cet album clé avec «You Swore», l’un des pire grooves de l’histoire du groove - Definitely the West African vibe - Authentic New Orleans sound. Bienvenue au paradis des enfers et les filles chantent à point nommé. C’est l’album des héros. Mac salue Art Blakey dans «In The Name Of You» et Fred Westley vient jouer du trombone dans «Food For Thot». Mac nous funke le shit de choc avec une invraisemblable énergie. Il sait se montrer aussi pugnace d’un black du ghetto. Ideal for cuising nous dit Mac de «Holdin’ Pattern» - Inner city rhythm, caribbean flourishes and shades of fonk inside it - Il bat tous les records atmosphériques. «Bruha Bembe» sent bon le cimetière. Mac fait rouler le Bembe africain. Quel shoot de boogaloo ! Aw come in down ! Encore un extraordinaire coup de love & potion amené à l’experiment extrême des crânes. Il co-write «Imitations Of Love» avec Doc Pomus - Written in 6/8 - Il songe à Ray Charles et à T Bone Walker. Eh oui, nous restons chez les géants. Il nous sert à la suite ce qu’il appelle un authentic raw New Orleans funk avec «Now That You Got Me» et passe au boléro de Charlie Parker avec le morceau titre. Aw Calypso ! Aw Trinitad ! Effarant ! Il swingue les îles. Il offre une conception très spectaculaire de l’exotica. Il affirme ensuite que sa mère est sortie de sa tombe pour lui chanter «Georgianna» - My bébé fais dodo/ My Georgianna - C’est son clin d’œil aux Cajuns. Il tape plus loin «Take What I Can Get» au guiding light spiritual church flavor - Sonny Landreth, the Cajun Santana, plays his part - Il a vraiment le chic des formules. Pour «Queen Of Old», il parle de jazzified flamenco. Cuba/Puerto Rico groove avec un mec à la trompette. Il termine avec «One 2 Am Too Many», a favorite of mine. Il a vraiment le groove dans le sang.

Voilà-t-y pas qu’en 2004 paraît l’un de ses meilleurs albums, N’awlinz Dis Dat Or D’udda ! Comme si c’était Dieu possible ! Il suffit pour s’en convaincre définitivement d’écouter «When The Saints Go Marching On», soutenu aux chœurs de morts vivants. C’est vibré à l’or de la mort, chanté au mieux des possibilités du gospel funéraire, avec la trompettes de Sidney Bechet dans l’écho du temps. Mac sublime le boogaloo de cimetière. Toute la mythologie de la Nouvelle Orleans est là, une fois encore. Mac reste dans le gospel avec «Lay My Burden Down». Il invite Mavis et Earl Palmer qui vient fouetter son snare. Il faut voir Mavis entrer dans la danse ! Elle swingue le heavy gospel de Mac, do like Jeusus et elle swingue son nobody à la folie. On grimpe encore d’un cran avec «Marie Laveau». Cyril Neville s’installe au piano et les Mardi Gras Indians fourbissent les bouquets de chœurs toxiques. Voodoo here we goo ! Mac chante les louanges de Marie Laveau, the Voodoo Queen of New Orleans. On entend les Werdell Quezergue Horns derrière, baby tout est si haut de gamme ! Ah ya ya ! Mac colmate les brèches de la réalité avec de la mousse de cimetière et les filles font chichakchichakchichak dans les ténèbres. Cette fois encore, ce démon de Mac bricole sa magie noire et frise le génie définitif. Nicholas Payton réveille ensuite le fantôme de Sidney Bechet avec «Dear Old Southland» et Mac revient au deep groove avec «Dis Dat Or D’Udda». Il sort pour l’occasion son baryton d’alligator, il croone dans le marigot, c’est effarant de tenue et de funky motion. On retrouve ensuite Earl Palmer dans «Chikee Le Pas». Mac fait appel à la crème de la crème du gratin dauphinois : en plus d’Earl on retrouve the Mardi Gras Indians et the Werdell Quezergue Horns. Im-bat-table ! Mac fouette sa crème de la crème. C’est encore une fois l’un des plus beaux albums de rock américain. L’hommage suivant va droit sur ce géant de la Nouvelle Orleans qui vient tout juste de disparaître, Dave Bartholomew, avec «The Monkey». Mac chauffe son Monkey comme Jimi Hendrix chauffait sa Foxy Lady. Randy Newman accompagne Mac sur «I Ate Up The Apple Tree», c’mon see about me ! Mac s’amuse avec sa voix de canard transmuté, on assiste à un duo de géants de la scène américaine. C’est une véritable merveille de classe et d’éclat. Snooks Eaglin et Willie Neslon rejoignent Mac sur «Ya Ain’t Such A Much». Que d’invités ! Que de son ! Snooks passe un solo au tiguili de shaking all over. Puis Mac revient avec «Life Is A One Way Ticket» au deep groove à la Bobbie Gentry. Il sait rocker le groove dans l’âme. Il sait cajoler la bête qui sommeille en nous. Il œuvre dans l’ombre du Grand Œuvre. Il n’en finit plus de ruisseler, mais ce sont des diamants. Il invite ensuite B.B. King et Clarence Gatemouth Brown à partager le festin de «Hen Layin’ Rooster». Quelle rooste ! Il n’existe rien de plus définitif en matière de groove. Mac réchauffe la terre entouré de ses amis, tous vétérans comme lui du Chitlin’ Circuit. Gate vient concasser des œufs pour l’omelette. Il faut reconnaître à Mac un talent fou d’instigateur. Son «Stakalee» n’est autre que Stagger Lee chanté à la décadence vermoulue. Hommage à Fess, boogie de rêve à la ramasse rebennackienne. Il invite ensuite Eddie Bo à partager le festin de «St James Infirmary» - I went down to the St James Infirmary down home - Il roule le texte sous sa langue et Eddie Bocage fait son apparition, ha ha ! C’est chanté au plus chaud de la matière. Ce disque est une espèce de carnet mondain de rêve. Tout ici n’est que luxe, calme et volupté.

Paru en 2005, Nex Hex - Nashville Sessions propose une belle série de classiques. Mac met le paquet sur le boogie de bastringue avec des choses comme «In The Night» - In the wee wee hours - et «Baldhead», vieux hit de Fess - Look at her/ She ain’t got no hair - Mac est plus jouissif que jamais. Il chante à l’accent tranchant et derrière, la fanfare de la Nouvelle Orleans s’emballe. Si on cherche du son, c’est là. Il chante ensuite «Whichever Way The Wind Blows» à l’épurée syllabique et enroule le groove autour de sa langue pour «Woman Is The Root Of All Evil». Version dévastatrice, salée aux cuivres. Il entraîne «Danger Zone» dans le giron de son groove spongieux et chante «Just Like A Miror» du haut de son heroin addiction. Il chante comme un dieu. Encore une merveille qui tombe du ciel avec «Helping Hand» qui vire en mode big heavy shuffle, oh helping hand ! C’est l’occasion de redire le génie de Mac Rebennack. Il tient son shit de choc par la barbichette. Il glisse le vieux «Tipitina» de Fess entre deux tranches pour en faire un sandwich magique. «Qualified» sonne comme l’un des plus beaux shuffles de l’histoire du rock et il ramène du rêve à la pelle avec «Mama Roux». Il réussit à recréer sa magie à Nashville, c’est un exploit. Il passe au heavy funk avec «A Quitter Never Wins». Une façon comme une autre de mettre les points sur les i. C’est même littéralement allumé de l’intérieur. Encore un album dont on sort épuisé mais ravi.

Avec Mercernary paru l’année suivante, Mac propose un choix de chansons de Johnny Mercer. Sur la pochette, il ressemble à un gangster. Avec «You Must Have Been A Beautiful Baby», Johnny Mercer rendait hommage à une femme délicate - Did your mama realize ? - Mac travaille son boogie au corps. Il jazze son groove. Le joyau de cet album s’appelle «Lazy Bones». Il le prend à l’éraillée et ça devient un blues de rêve. Il ne fait jamais les choses à moitié. Il plonge «Moon River» dans la décadence, il chante ça en biseau de croco. C’est de très haut niveau - My huckleberry sweet - Avec «I Ain’t No Johnny Mercer», Mac avoue qu’il n’est pas Johnny Mercer. Mais il tape ça au meilleur groove qui soit ici bas. Il atteint des sommets. On est dans l’excellence du night-clubbing. Il termine avec «Save The Bones For Henry James» joué au vieux jump de trombones. Mac est le roi du croak. Cet album renforce l’hypothèse d’un parallèle entre le prophète blanc (Mac) et le prophète black (Isaac). Il suffit d’écouter «Hit The Road To Dreamland» pour s’en convaincre. Mac drive son groove sous terre avec des accents chantants et crée de la proximité. Il chante aussi son «Dream» avec un appétit de croco affamé. Il va vers la lumière sur un beat de jump.

On retrouve pas mal de vieux coucous sur What Goes Around Comes Around. À commencer par «Tipitina», flamboyant et chanté au pire tranchant. Chant spongieux et décadent. On croit entendre un prince chanter. On revient aux racines de la Nouvelle Orleans avec «Mama Roux» qui sonne comme la bande son du bonheur parfait. On a tout là-dedans : l’emprise du swing, le radieux solaire, l’extrême fraîcheur du groove. Lookahere ! Voici «Qualified», véritable dégelée de son de Cadillac. Le rumble de la Nouvelle Orleans dégage les bronches. Mac chante à la pointe du progrès. Il passe au groove africain avec «Quitters Never Win». Pendant qu’il sort son meilleur tranchant, ça groove sec autour de lui. Et voilà le morceau titre, embarqué au bassmatic déconcerté. C’est une merveille de marche en crabe. Les filles le raclent vite fait avec des chœurs immondes, c’est en plus nappé de violons et donc doublement appétissant. Quelle incroyable vitalité du son ! Un son qui retombe sur ses pattes de manière inespérée. Tout ça pour dire qu’un album de Mac Rebennack se vit chaque fois comme une aventure. Il revient à son cher voodoo avec «Zu Zu Man» Les squelettes dansent dans le cimetière, sous la lune blafarde. Si on n’a encore jamais entendu un piano voodoo, il fait profiter de l’occasion. Mac pianote dans les ténèbres et croasse des choses inintelligibles. On le voit plus loin siphonner le groove de «Loser For You» avec ses dents de vampire. Il reprend aussi son vieux «Woman Is The Root Of All Evil» et chante «Bring Your Love» à la bonne aventure. Il pianote plus loin le junk de «Make Your Own Bed Well» et part en dérive. Il joue son round midnite aux coins cassés. C’est là que se fait la différence entre un mec comme Mac et MTV. Il ira pianoter à la folie junk dans l’âme d’un groove divinatoire, ce qui est quand même plus marrant qu’un clip sur MTV.

Le Trader John’s Crawfish Soiree paru en 2007 propose en fait deux albums, Trader John et Crawfish Soiree, tous deux bourrés à craquer de vieux classiques comme «Helping Hand» chanté au petit bonheur la chance, ou encore «Loser For You». Il y a quelque chose d’incroyablement chaleureux dans l’accent chantant de Mac, c’est d’ailleurs ça qui finit par le rendre tellement indispensable. Il chante toujours à la régalade d’homme repu. Comme si le groove suivait son petit bonhomme de chemin en père peinard sur la grand-mare des canards. Mac est génial, car avec «Loser For You» il va se prosterner aux pieds d’une pute - Two times loser/ Can’t help myself/ To come back to you - Il est en rut et brame à la gorge blanche. Il passe entre deux autres merveilles un instro de tous les diables, «One Night Late», véritable drive de monster wild, bassmatiqué au punch up de so far out. Il fait du big Mac avec un «I Pulled The Cover Off You Two Lovers» heavily pianoté. Tout le power est là, dans l’essence du rumble. Pas besoin de distorse. Avec «New Orleans», il envoie un coup de méthane dans le boyau de la mine et passe au heavy groove des enfers avec « The Ear Is On Strike». Admirable et gluant. Il revient à la goguette de bastringue avec «Just Like A Mirror» et devient une sorte de prince de la titube. On retrouve tous ces classiques sur Crawfish. Mais on ne s’en lasse pas. Tout est tellement pianoté dans l’âme. On retrouve ses grooves spongieux, ses coups de trompette, ses craquements de bois vermoulu et le poids du savoir, les cuivres de dixieland et les envoûtements, le shooo raaaah et le Zu Zu man, les pianotis dignes de Monk et la beauté déchirante de certains accents.

Au soir de sa vie, Mac mène le même combat que Tonton Leon, sauf que Tonton Leon n’est pas tombé dans le piège que lui tendaient les sirènes de la pseudo-modernité, ces petits mecs qui s’achètent une crédibilité à bon compte. Eh oui, Dan Auerbach produit Locked Down en 2012 et met son nom en gros sur la pochette. Alors qu’il n’a pas vécu le quart du centième de ce qu’a vécu Mac. On en est là. Même problème avec Mavis tombée dans les pattes de Jeff Tweedy qui met lui aussi son nom en gros sur les pochettes. Dès le morceau titre d’ouverture de bal, le vieux Mac prend son heavy groove au timbre biseauté, ce timbre de nasal junk unique au monde - Locked down locked down/ Like a cornered cat/ What y’all know bout that ? - Mac n’en finit plus d’affirmer sa singularité. Il chante aussi son «Revolution» au pincé de nez, mais il force un peu trop sur le nasal, il s’est mis dans les pattes d’une prod putassière, tant pis pour lui. Il nous fait «Big Shot» en mode carnavalesque - Ain’t never gonna be no big shot like me - et passe à l’âge de glace avec «Ice Age». Trop de son pour le bon Doctor. Beaucoup trop. Limite hip-hop new-yorkais. Comme c’est tapé au heavy beat menaçant, il en rajoute une caisse. Mais l’impression du trop de son persiste. Un groove comme «Getaway» ne lui ressemble pas. Auerbach commet une fantastique erreur en chargeant la barque. Il fait du spectaculaire sur le dos d’un mec qui a fui le spectaculaire toute sa vie. Avec «Kingdom Of Izzness», on bascule dans l’horreur. Mac sonne comme une pop star et il n’a jamais voulu sonner comme une pop star. Voilà un kingdom drapé d’accords flamboyants, et Mac n’a jamais voulu d’accords flamboyants. C’est le monde à l’envers, on se retrouve confronté au problème du producteur qui impose un son à l’artiste, comme Tweedy l’a fait avec Mavis. C’est insupportable. Mais Mac est gentil, il se met dans un coin et attend de pouvoir continuer. Le désastre se poursuit avec «You Lie». On n’entend que la guitare d’Auerbach. Le pauvre Mac doit se débrouiller avec le m’as-tu-vu des Black Keys. Trop de guitare. C’est le contraire du New Orleans Sound. Mac parvient à sauver «My Children My Angels» - I wish I’d never made you blue - et il finit en chantant divinement «God’s Sure Good» - God don’t be guessin’/ He sure don’t - C’est admirable. Mais Auerbach ramène sa guitare, et un changement de rythme sauve le cul du cut, des chœurs de rêve et un drive de basse volent au secours de Mac qui sonne comme un Mac de rêve - God knows I’m OK.

Après les hommages à Johnny Mercer et à Duke Ellington, Mac rend en 2014 hommage à Louis Armstrong, aka Satchmo, avec Ske-Dat-De-Dat The Spirit Of Satch. C’est d’ailleurs son dernier album studio. Bien sûr, il démarre sur l’hymne à la vie, «What A Wonderful World», et fourbit une belle version de bastringue. C’est mené au doo-wopping de rêve. Oh la fantastique énergie des doo-woppers ! - What/ What a wonderful world ! - Chef d’œuvre du grand songbook d’Amérique. Ce sont les Blind Boys Of Alabama qui shootent l’or du temps et Nicholas Payton souffle dans sa trompette. Hallucinant ! On comprend alors qu’on est entré dans un très bel album. Mac passe à la funky motion avec «Mack The Knife», pulsion maximaliste, ça joue à contre-temps du syncopal. Un rapper vient rapper le Mack de Mac, c’mon gimme some more ! Mac shake son shook comme pas deux. Un Chicano nommé Telmary prend le lead sur «Tight Like This» et roule les r d’une belle espagnolade. C’est le kitsch à l’état le plus pur. Arturo Sandoval joue un solo de trompette merveilleusement épique, le cut se noie dans le kitsch mariachi et finit par exploser. Pure folie ! On passe au walking bass de Broadway avec «I’ve Got The World On A String». Bonnie Raitt vient duetter avec Mac, c’est le meeting des géants, ils chantent tous les deux à la viande crue, ils sont demented are go et écœurants de génie, affolants de niaque cabaretière. On assiste là à une sorte de consécration suprême, comme si ce duo légitimait toute l’histoire de l’industrie musicale. Mac la ramène pendant que Bonnie chante à pleine voix. L’affront du disk Auerbach est lavé. Nicholas Payton revient illuminer le heavy groove de «Gut Bucket Blues». Ces mecs dégagent autant que les pionniers du Dixieland. Un nommé Anthony Hamilton prend le micro sur «Sometimes I Feel Like A Motherless Child». Il est moins frénétique que Richie Heavens, dommage. Mac swingue ensuite «That’s My Home». Il joue la carte du velours et souffle de l’air chaud. Comme Walt Disney, il fait rêver les enfants. Il passe au gospel batch avec «Nobody Knows The Trouble I’ve Seen» et fait intervenir les McCrary Sisters et Ledisi. Ce sont des battantes. Les Blind Boys Of Alabama reviennent enflammer «Wrap Your Troubles In Dreams». Mac fend la bise et bat tous les records de morgue. Terence Blanchard joue de la trompette. C’est un fantastique album de Soul et de Spirit. Grâce à cette trompette New Orleans, on se paye une extraordinaire virée dans le son. Shemekia Copeland radine sa fraise pour «Sweet Hunk O’ Trash». On peut dire qu’elle chante son ass off. Mac lui donne la réplique. Il s’encanaille. L’album n’en finit plus de surprendre, avec tous ces rebondissements. Arturo Sandoval revient souffler dans sa trompette pour illuminer «Memories Of You». Mac sort sa meilleure voix de vieux croco, ses dents brillent à la lune. Bel hommage à Satchmo. Mac est sans doute le plus habilité des habilités.

Tout fan du bon Doctor doit impérativement s’offrir The Atco/Atlantic Singles 1968-1974, une compile parue en 2015. Car c’est du double concentré de tomate Rebennack. On groove délicieusement des hanches sur «Mama Roux», puis on savoure l’insidieux beat des tambours de Congo Square sur «I Walk On Gilded Splinters», un beat tellement épicé, tellement exotique, à la fois menaçant et moussu, une pure merveille d’exotica et il enchaîne avec le part two de Splinters, toujours hanté par les esprits africains. Mac les aide à dévorer les âmes de tous ces blancs cruels et avides. On reste dans la mythologie de la Nouvelle Orleans avec «Gris Gris Gumbo Ya Ya», on descend dans l’œsophage de l’esclavage, avec les O’Jays de Ship Aloy, dans les soutes de ces voiliers qui ramenaient des cargaisons de chair humaine, et Mac invoque les esprits, il comprend cette violence inacceptable, c’est de ça dont parle son art, un art qui relève du génie politique, il rend un hommage bouleversant aux martyrs de la traite, l’horreur la plus noire. Mais comment les blancs pouvaient-ils s’imaginer qu’ils allaient s’en tirer à bon compte ? God ce n’est pas possible ! Heureusement, le serpent voodoo rôde et tue. Quelle dose de sortilège dans ce cut ! Et ça continue avec une fantastique leçon de boogaloo intitulée «Loop Garoo». Mac chante comme Fess, son mentor, et voilà «Iko Ikoo», véritable hit africain, joyeux et fêtard. Mac navigue dans les Sargasses de la magie. Il rend aussi un bel hommage à Huey Piano Smith avec «Huey Smith Boogie», énorme cut claqué des mains, et passe ensuite à Big Dix avec une reprise de «Wang Dang Doodle». Mac y retrouve le chemin de la viande, all nite long, et il sort pour l’occasion son meilleur accent canaille. Il a tout compris. On a en prime un fantastique solo de guitare. Tiens encore un hommage magique à Fess, avec «Big Chief», joué aux instruments africains. On y retrouve la foison du son magique de la Nouvelle Orleans, forcément. Mac swingue à outrance. Il hurle comme un beau diable dans «A Man Of Many Words» et revient au groove avec «Right Place Wrong Time» : il se glisse sous le vent du marais, il groove son truc avec l’énergie d’un punk des bas-fonds et il revient aussitôt après au bon vieux boogaloo avec «I Been Hoodood», un cut fait pour rôder la nuit dans les cimetières, bien battu aux congas de Congo Square. C’est un zombie groove de tous les diables. Il passe au groove de Cuba avec «Cold Cold Cold». Mac ne tape que dans le haut de gamme. Il est incapable d’enregistrer un navet. Il se permet même de jouer de la rumba oblique, de s’enfoncer dans la jungle avec «Life» et de chanter «(Everybody Wan Get Rich) Rite Away» avec une voix de vieux clochard. Quel héros !

Tant qu’on y est, on peut aussi rapatrier The Crazy Cajun Recordings, une compile parue en 1999. Comme Jerry Lee Lewis et Doug Sahm, Mac a fréquenté un temps Huey P. Meaux et ça donne des résultats pour le moins explosifs. Le premier coup de génie s’appelle «You Said It», vieux shoot de groove voodoo. Quand Mac envoya ses cohortes, Huey dut avoir la peur de sa vie. Comment peut-on résister à ça ? Impossible ! Autre coup de génie avec «The Ear Is On Strike», heavy groove d’orgue des catacombes. Prod superbe, avec l’orgue joué loin derrière pour ne pas gêner le chant. Huey a bien compris la nature concassée du génie de Mac. C’est en tous les cas ce que montre «Make Your Own», joué au piano de round midnite. Mac chante ça à la désespérance maximaliste. Son «Which Way» sonne assez punk, il y touille un brouet malsain, sans doute est-ce la raison pour laquelle Huey le respecte autant. Mac casse littéralement la gueule du rythme. Il chante comme un nègre sur «A Little Closer To My Home». Il rampe dans le groove et se révèle plus royaliste qu’un roi nègre. Sur «I Pulled The Cover Off You Two Lovers», il chante comme Van Morrison. On a là une sorte de Gloria à la sauce New Orleans. Par contre, il chante «The Time Had Come» à l’affliction, ou plus exactement à la compassion du laid-back concassé. Puis il prend «Woman» au groove de naseaux perçants. Mac n’en finit plus de chanter un rock fin et racé, comme brisé de mille cassures de rythme. Il sort aussi un «Go Ahead On» en mode boogie léger de la cheville. Il limite les défauts et les accentue en même temps. Il est le maître de son temps. C’est assez stupéfiant. Comme s’il faisait la pluie et le beau temps. Vous en connaissez beaucoup des artistes capables de faire la pluie et le beau temps ? Il revient ravaler la façade de «Chicky Wow Wow». Il n’y a que lui qui sache faire ça. Par sa prodigieuse disposition au génie foutraque, Mac échappe définitivement à la médiocrité. Puis on l’entend vers la fin taper sur son piano de bastringue pour donner à son «Doghouse Blues» la perfection du saumâtre des bas-fonds.

En 1973, Mac doit être au sommet de son art, car c’est ce que laisse entendre ce Lost Broadcast paru récemment sous le titre At The Ultrasonic Studios. New York 1973. Pas question de faire l’impasse sur une telle merveille, d’autant qu’il démarre avec son vieux «Loop Garoo». On se demande bien ce que les New-yorkais pouvaient comprendre à ça, à l’époque. Trop de modernité et trop d’exotisme. C’est gratté au boogaloo, ça grouille de puces. Mac chante la délinquance des rues, bien épaulé par Sugar Bear Welch qui envoie du wah et Robert Lee Popwell qui roule sa bosse sur sa basse. Le décor est planté. Ils traînent le groove dans la boue du limon. Ils jouent avec le power et le décousu du junk. C’est l’équivalent exotique du Velvet Underground. Mac reste dans le registre de la déglingue pour attaquer de front «I Walked On Guilded Splinters». Les reines de la ramasse l’accompagnent. Elles s’appellent Bobbie Montgomery et Jessie Smith. Elles poussent de cris de hutte et chargent l’ambiance à outrance. Elles battent tous les records de déglingue. Rien n’est en place et ça tient, feel a lot better, John Boudreaux bat à l’Africaine, il sort un fantastique groove tribal mal dégrossi. Si on aime l’exotica, on est servi. Et ça monte encore d’un cran avec «Danse Kalinda Ba Boom», mélange de shuffle d’orgue et de beat voodoo. Mac jive comme Jimmy Smith, il smack le smooth de Smith. Les filles chantent à l’orgasmique dévoyé. Il faut les entendre, elles sont tellement vulviques ! Ça jive tant qu’on se croirait dans le Graham Bond ORGANization. Solo de sax dans les dents du cut, le mec s’appelle Jerry Jummonville, c’est le Trane de la défonce. Ce Lost Broadcast permet de choper Dr John au sommet vivant de son art. Les gens applaudissent. Yah ! Mac lance «Hawk you music lovers !» d’une voix de héros jovial. Il passe à Fess avec «Stag-o-lee». Ça pue la classe à dix kilomètres à la ronde. On sent qu’il ne vit que pour ça, pour la classe du jive. Retour des folles sur «Life», un hit bâti sur un joli riff d’Allen Toussaint. Le riff remonte le groove à contre-courant. S’ensuit un r’n’b brassé dans la profondeur du son, «Put A Love Letter In Your Heart». Mac n’en finit plus de relancer et les deux folles battent tous les records d’excès. Elles sont en sueur et Mac les excite encore. Il chante dans sa barbe, comme Gargantua un jour de ripaille. Il prend «Tipitina» au pire perçant de chat perché. C’est convaincu d’avance. Toute l’équipe s’y met. Merveilleux gumbo fantasmatique ! En matière de groove, on ne fera jamais mieux. Mac pulvérise New York. Il attaque «I’ve Been Hoodooed» d’une voix d’outre-tombe, nous plonge dans la nuit gelée du cimetière et les filles roucoulent un hooodoooo de rêve. On ne rigole pas car Mac est très sérieux et tout est cuivré de frais. Il retient son «Such A Night» par la manche et revient à son cœur de métier avec «Right Place Wrong Time». Fantastique jungle jive, il swingue l’excellence à outrance. S’il faut écouter une version de Right Place, c’est celle-ci. Elle est écorchée vive. Mac et son gumbo explosent tout. Les filles n’en finissent plus d’allumer le feu. Mac fait aussi un méchant clin d’œil à Big Dix avec «Wang Dang Doodle». Il le prend par en-dessous, comme un alligator. Chicago descend dans le bayou, all nite long ! Impossible de décrocher d’une telle merveille. On pourrait dire la même chose de «Mama Roux». Il l’amène au mieux des possibilités du génie rebennackien. Il chante ça à l’avenant. Il ouvre un océan de beauté innervée, il sonne le tocsin du bonheur éternel. Et tu as les filles qui explosent. Avec «Qualified», Mac bat d’autres records, ceux de la délinquance funk.

Pour finir, on se remet un coup de Desitively Bonnaroo, car Mac est beau comme un prince sur la pochette. On l’écoute une fois encore shaker son butt d’une voix pincée. «Quitters Never Win» sonne big and fat, umh-umh-umh et derrière, tu as les Meters et Allen Toussaint. Que peux-tu espérer de mieux ? George Porter au bassmatic ? C’est gagné d’avance. Art Neville on keys ? Laisse tomber. Et Zingaboo au beurre ? Faut pas charrier. D’ailleurs le Porter des enfers vient hanter «Stealin’», puis «What Comes Around Goes Around». Le monde appartient à George Porter. Zigaboo se montre plus discret, il se contente de rôder dans le marigot du groove comme un alligator. Son cousin le croco blanc chante et il descend dans le meilleur lard du monde, down down down, suivi par des filles vulvaires. Mac crée des zones de non-droit extravagantes et du côté des Meters ça pouette à tire-larigot. On voit ensuite Mac naviguer dans une mer de chœurs géniaux. Le cut s’appelle «Me You Loveliness». Les Meters déroulent le tapis rouge pour «Let’s Make A Better World». On se trouve là au maximum des possibilités du son, les filles deviennent insalubres. Mac a beaucoup de chance de pouvoir groover dans ces eaux-là. Les filles allument le brasier de «Can’t Git Enuff» et Mac ramène sa vieille niaque de sorcier africain. Alors forcément, ça explose. Les filles jettent de l’huile sur le feu. Il passe au groove de la désaille avec «Go Tell The People», il barre en couille de génie, il heurte le récif avec un talent indescriptible. Il taille sa route de titube dans un groove extrême. Pur génie ! Il finit cet album sublime avec le morceau titre, une sorte de take it off de non-recevoir. Les filles le harcèlent et ça devient intéressant. Nous voilà dans le heavy Mac, celui qui ne la ramène pas. Les Meters plombent le son, au sens fort du terme. Le babe babebabe restera un modèle du genre. Mac chante ça tellement à la renverse qu’on tombe de la chaise.

Dans le Part One, on faisait un peu l’impasse sur cet album intimiste paru en 1989, In A Sentimental Mood. Son duo avec Ricky Lee Jones va tout seul sur l’île déserte. Mac joue «Makin’ Whoopee» au piano bar de bonne contenance et nous berce de langueurs monotones. Il chante à la puissance du ton mouillé. L’autre merveille de cet album s’appelle «My Buddy». Il y crée une fantastique atmosphère d’amitié. On peut lui faire confiance - My buddy nobody sounds so fine - Les rivières de diamants qui s’écoulent de son piano s’en vont se perdre dans les nappes de violons. Mac chante ici avec tout le charme d’un vieil Américain bourré de talent. Cet album est aussi délicat et fragile qu’un recueil de poèmes de Paul-Jean Toulet. C’est taillé dans le cristal d’une certaine intelligence. Il chante «Don’t Let The Sun Catch You Cryin’» à la beauté déchirante. Plus rien à voir avec le menu fretin de pop et de rock. Mac vise l’undergut de bassdown nappé de violons et y fait rouler ses rivières de diamants. Il songe sans y songer à l’éternité. Mac, c’est un peu l’histoire d’un blanc qui se prenait pour un nègre. Il fait d’ailleurs partie de ceux qui ont réussi leur coup. Par la nature viscérale de son art, il a réussi à échapper aux anecdotes. Ses fans héritent d’un énorme tas de disques somptueux.

Signé : Cazengler, Dr Jauni

Dr John. Babylon. Atco Records 1969

Dr John. Goin’ Back To New Orleans. Warner Bros Records 1992

Dr John. Television. GRP 1994

Dr John. Afterglow. Blue Thumb Records 1995

Dr John. Anutha Zone. EMI 1998

Dr John. Duke Elegant. Blue Note 1999

Dr John. Creole Moon. Parlophone 2001

Dr John. N’awlinz Dis Dat Or D’udda. EMI 2004

Dr John. Nex Hex - Nashville Sessions. Purple Pyramid 2005

Dr John. Mercernary. Parlophone 2006

Dr John. What Goes Around Comes Around. DBK Works 2006

Dr John. Trader John’s Crawfish Soiree. SPV GmbH 2007

Dr John. Locked Down. Nonesuch 2012

Dr John. Ske-Dat-De-Dat The Spirit Of Satch. Concord Records 2014

Dr John. The Atco/Atlantic Singles 1968-1974. Omnivore Recordings 2015

Dr John. The Crazy Cajun Recordings. Edsel Records 1999

Dr John. At The Ultrasonic Studios. New York 1973. Smokin’ 2013

Dr John.  Desitively Bonnaroo. Atco Records. 1974

Dr John.  In a sentimental Moon. Warner Bros. Records. 1989

Dr John (Mac Rebennack). Born Under A Hoodoo Moon. St Martin Press 1994

02 / 11 / 2019PARIS

QUARTIER GENERAL

K'PTAIN KIDD / ALICIA F / CHRIS THEPS

 

Soirée littéraire un peu spéciale ce soir, rendez-vous avec le féroce Capitaine Kidd qui finit pendu sur les quais de Londres mais dont Edgar Allan Poe a magnifié le trésor perdu dans sa nouvelle Le scarabée d'or. L'entrevue sera suivie d'une escale au wonderland afin de rencontrer la merveilleuse Alice. Tout cela en un seul lieu – on n'arrête pas le progrès - au Quartier Général, rempli à ras-bord, telle la panse d'un long horn qui aurait brouté toute l'herbe bleue du Kentucky en une seule et mémorable nuitée. Grosse affluence ce soir, Alicia F nous offre sa première apparition publique, mais aussi afin de fêter son anniversaire, une bolée de punch – un véritable bolet de Satan – à tous ces notoires assoiffés que comptent dans leurs rangs les différentes familles des rockers réunies pour cette grande kermesse rock'n'roll.

JOHNNY KIDD

Johnny Kidd fut un des pionniers du rock'n'roll anglais. Le seul qui fraya à jeu égal avec la deuxième vague du british rock, Stones, Yardbirds, Animals, mais la mauvaise roue du destin – celle aux dents cassées – lui joua un mauvais tour sur une route d'Angleterre en octobre 1966. Son souvenir et son équipage de Pirates auraient pu sombrer au rayon des pertes et profits, mais il n'en fut rien. Please don't touch et Shakin' All Over sont devenus des classiques du rock, sa manière exemplaire d'aborder le rock en sa nudité énergétique originaire – guitare, basse, batterie – ne fut jamais oubliée, servit même de signe de ralliement et de reconnaissance – les marins nomment cela des amers - à tous les réfractaires qui un jour ou l'autre se rendent compte que le volatile efflanqué du rock s'est quelque peu transformé en poularde graisseuse ou embourgeoisé en chapon opulent, alors ils lui volent dans les plumes, lui arrachent les rémiges faisandées, lui écarlatisent la crête d'un rouge ardent, lui aiguisent les ergots à la mode assassine, et la cérémonie voodooïque des égorgements peut recommencer. Le pubrock de Dr Feelgood lui doit beaucoup, et au travers de ce retour au source l'insoumission punk sut renouer avec la combustion et l'énergie primale indispensables à toute révolte.

En France, Tony Marlow grand admirateur de Johnny Kidd enregistra en les années désormais fastueuses de 2014 et 2015, sous le nom de K'ptain Kidd, deux Cds consacrés à l'œuvre du britannique chevreau malfaisant, Feelin' et More of the same, dument chroniqués in Kr'tnt ! – pour les collectionneurs il existe un vinyle du second. Je vous livre les noms de cet équipage initial de forbans : Tony Marlow à la guitare, Gilles Tournon à la basse, et Stéphane Mouflier aux drums.

K'PTAIN KIDD

Oubliez le Tony Marlow de la semaine dernière à L'Armony, ce n'est pas le plus le même, je ne parle pas de chemise blanche à manches évasées, Fred et Fredo ont revêtu pour leur part une marinière à bandes bleu pâle. Non, la guitare. Non, il ne l'a pas repeinte en vert olive ou en bleu turquoise. Il s'en sert différemment. Toujours la même aisance, mais elle sonne différemment. Plus court si j'ose dire. C'est la faute à Johnny Kidd et ses damnés Pirates, de jouer au plus près de l'os, de viser à l'efficacité de ne rien se laisser perdre dans l'hors-champ des harmoniques. Ici on ne rêve pas, pas de trêve entre deux riffs, c'est comme pour les haricots verts, vous coupez toute la partie gauche, et toute la partie droite, vous vous contentez du mini trognon qui reste dans votre menotte, à vous de savoir pimenter la soupe.

N'est pas tout seul pour commettre ses méfaits Tony, l'a les Freddies à sa gauche. Rien de plus dissemblable que ces deux boucaniers. Visez un peu la pose hiératique de Fred Kolinski derrière sa batterie. Portrait en majesté. Avec ses cheveux de satin cristallin qui retombent sur ses épaules, au casting d'une super-production il décrochera sans problème le rôle de Merlin. Mais pour une fois pas l'enchanteur. Si vous n'y prêtez pas trop attention, vous ne le verrez pas bouger, à peine s'il se penche légèrement, l'a chargé ses missi dominici de se farcir le gros du boulot. Ses avant-bras s'activent méchamment. Another break in the wall of sound. Voici Merlin le cogneur. Vous fait de ces tours de passe-passe ahurissant, vous n'y voyez que du bleu, mais vos oreilles entendent le galop. Vous scude les azimuts l'air de rien. Mais ce n'est pas tout, en plus, lui l'imperturbable, il se permet de sourire. Ce n'est pas qu'il se moque de votre effarement devant cette promptitude drummique, c'est simplement un pâle sourire de complicité narquoise adressé à Tony ou à son homonyme.

Le deuxième Fred, rendons-lui son identité, Frédéric Lherm. L'antithèse parfaite de maître Kolinski. Sourit sans arrêt. Le gars jovial. N'est pas venu sur scène pour faire du boudin. L'est là pour s'amuser. A part que quand il fait mumuse sur sa basse, ça fait mal. A lui tout seul, il fait presque autant de bruit que le reste de l'équipage, attention ni tonitruance, ni brouhaha, juste des coups de marteau – c'est son côté merlin à lui - qui vous enfoncent des tire-fonds de vingt centimètres de long qui vous consolident le coffrage de chaque morceau avec une dextérité sans égale.

Si vous vous faîtes du souci pour Tony escorté par ses deux véritables gibiers de potence, qui mériteraient d'être pendus à la grande vergue, c'est que vous ne connaissez pas le Marlou. Entre les thermiques poinçons lhermiques et les battements d'ailes kolinskéens, un guitariste normal pleurerait à chaudes larmes, se plaindrait d'être exilé au bout du monde, se muerait en Ovide le triste relégué au lointain pays des Scythes par la fureur d'Auguste, dans la nullité de cet espace que lui concèdent les deux affreux, vous n'y glisseriez pas une feuille de papier, Tony vous y fait entrer toute la partition. Entre la brute et le truand, c'est toujours le bon le juste et le beau qui colle ses balles en plein milieu de la cible nous a enseigné Platon. Ah! C'est sûr qu'il joue serré, qu'il prend les virages à la corde, qu'il se faufile entre les deux autres chevaliers de l'apocalypse comme l'anguille dans un panier de crabes monstrueux.

Si vous y croyez vraiment, c'est que vous êtes naïfs, s'entendent tous les trois comme larrons en foire, ont longuement étudié leur affaire, après les passages les plus carambolesques, les gymkhanas les plus excessifs, ils échangent des signes de complicité et de satisfaction évidents, car il est sûr qu'ils évoluent sur un trapèze volant sans filet. En plus le Marlou, c'est comme les funambules qui font leur exercice les yeux bandés, il a double peine – je voulais dire double joie, mais il faut savoir apitoyer le lecteur – car en plus de la lead il se charge du vocal. Et attention, ce soir ils doivent avoir un train à prendre car ils enchaînent les morceaux à la seconde près. Vous les passent à la moulinette survitaminisante. Les rois du rock n'attendent pas.

Faudrait les analyser un par un, ce Big blon' baby craché à la serpentine de tête de Méduse, la voix de Tony Marlou sinueuse comme route de montagne stoppée net au bord du précipice, ce Goin' back home grondant comme train fonçant dans un tunnel effondré, ce Please don't touch qui vous ne vous touche pas mais vous heurte en avalanche de rochers dont la chute se referme sur votre cadavre. Et puis ce Shakin' all over, que tout le monde attend depuis trop longtemps pour ne pas être une pure merveille. Il y a un siècle que la salle est entrée en transe. Je préfère ne pas vous parler. De toutes les manières, c'est fini, les portes du pénitencier de l'existence coutumière se referment sur vous, Tony se retourne vers son ampli, il esquisse déjà le geste de l'éteindre, mais il se ravise, et nous propose un dernier blues, le dénommé Chris Theps est prié de monter sur scène.

CHRIS THEPS

Si vous n'avez pas eu la chance d'avoir eu votre maison défoncée, écrasée, rasée, démolie détruite par une tornade, vous ne pouvez pas imaginer Chris Theps. C'est qu'il y a blues et blues, le sympathique chaloupé, idéal pour margouliner les filles, et puis l'autre, l'ondée dévastatrice qui vous réduit en miettes une plantation du Mississippi en moins de quatre minutes, un condensé de colère d'esclaves et de rage de petits blancs prolétaires. Chris Theps nous l'avons déjà aperçu au QG, lorsque les formations s'y prêtent, il vient dégoupiller une grenade, just for fun.

Chris Theps l'a tout pour lui. Une dégaine à faire peur. De celles auxquelles succombent les filles. Grand et habillé de noir, des anneaux aux oreilles qui lui filent une dégaine à le confondre avec Keith Richards, une allure stonienne plus vraie que nature, il ne suffit pas de rouler pour amasser la mousse du talent. Faut une voix. Ça tombe bien Chris Theps n'en a pas. A la place il a dû se faire greffer un rugissement. En trois minutes, l'a mis tout le monde à genoux. Ce n'est pas le blues qui est sorti de son gosier, mais tous les alligators des bayous qui sont venus faire un tour au QG. L'a vampirisé l'atmosphère, souriez les morts vivants sont parmi vous. Zoom sur les zombies.

Un organe à la Rod the Mod, une orgie d'orages, un barrage d'eau lourde qui se barre et vous atomise. Je ne me rappelle plus trop ce qu'il demandait à sa baby, mais à sa place j'aurais essayé de ne pas me faire remarquer, les blues les plus torrides sont les plus désespérés. Elle avait dû salement l'énerver, car le Chris l'a hurlé à la lune à la façon d'une meute de loups décidée à avaler ce gros cachet d'aspirine. Malgré ses vêtements noirs, l'a pris l'apparence d'un ours blanc en fureur qui d'un coup de patte vous décapsule le haut de l'igloo dans lequel vous aviez tenté de trouver refuge.

L'est descendu de scène sous un déluge d'ovations et s'est glissé dans la foule, suivi d'un respectueux et interrogatif murmure d'admiration. C'était Chris Theps.

ALICIA F

F comme fatidique. Car tout le monde n'était venu que pour elle. Le bouche-à-oreille. La rumeur. Une dizaine de prestations d'un, ou deux, ou trois morceaux à l'arrache au milieu d'un set de Tony Marlow, le truc qui accroche certes, mais ce soir, ce n'est plus l'exotique essai sympathique, mais la voici en vedette, vingt titres à la suite, ça passe ou ça casse. Elle est là immobile devant le micro, attendant que les trois marlous de K'ptain Kidd lancent les hostilités.

Plein de filles, venues soutenir, non pas une copine, mais une rockeuse capable d'en démontrer aux garçons. Plein de boys aussi, car le miel des abeilles sauvages possède cette intrinsèque propriété d'attirer les bourdons solitaires. Ballet de photographes subitement électrisés en paparazzi afin de fixer pour l'éphémère éternité des curiosités inquisitrices l'image d'une soirée sauvage d'Alicia F.

Tout près de nous dans ses noirs atours mais retranchée en elle-même dans son silence. Je m'accroche à cet inopportun pilier central qui devant la scène vous oblige à un strabisme divergent, je suis comme Ulysse attaché à son mât, qui attends le chant de la sirène. De noir vêtue, seule la double opaline nacrée du revers dénudé de ces seins, et ce mince bandeau de blancheur libre entrevue sous le haut des bas résillés jaillissant des bottes de cuir noir révèlent la vénusté royale des ardeurs de grande fervence, ceinturé d'une jarretière tatouée, imaginez échardes de barbelés ou ronciers impénétrables , qui attirent autant le regard qu'ils l'interdisent. Bras nus, colliers de griffes de jaspe noir, chaînes argentées, lèvres de sang encadrées de cheveux châtaignes qui oscillent entre rousseurs mordorées et pâleurs rutilantes de reflets purpuréens. Des yeux brillants, parfois elle les réduit à une fente noire de khôl cool, parfois elle les ouvre de cet air taquin irrésistible qui clignote en vous comme un appel et s'évapore aussitôt pour ne laisser entre vos mains que l'écume des songes vains.

C'est Tony Marlow qui déclare les hostilités après un dernier regard échangé avec les Freddies, Alicia lance son cri de guerre, Blietzkrieg Pop, akha talismanique et ramonique d'osmose émotionnelle avec le public. Derrière, l'on nous a changé le band. K'ptain Kidd s'est enfui en haute mer, le bang band d'Alicia c'est autre chose, un son beaucoup plus années soixante-dix, plus coulant, débordant de la baignoire et dévalant les escaliers des huit étages de l'immeuble tel un trouble torrent chargé d'alluvions fertiles. Tony a empoigné sa Gibson Flying V, elle lui permettra de nous régaler de ces soli fluides et sans fin qui brûlent votre âme – c'est ainsi que Thétis rendit son fils Achille presque immortel – derrière Kolinski métamorphose la rythmique en profondeurs caverneuses et Lherm vous éclabousse de lignes de basse hérissées d'hameçons pour la pêche au gros.

Alicia passe aux choses sérieuses. Désirs de femme et désagréments de femelle. I need a Man, une voix forte, et des gestes suggestifs, elle s'est rapprochée de Tony, touche à plusieurs reprises son corps, notamment les parties que l'on ne nomme point, le chant déboule sur vous comme la charge d'Alexandre à Cheronnée, une véritable rivière de sang, d'ailleurs la voici qui débarque dans Monthly Visitors – une compo d'Alicia, à la fin du set plusieurs personnes enthousiasmées et pas des moindres prétendront que ses six originaux furent les moments les plus forts du gig – ce jus qu'exhale le corps de la femme comme mangue trop mûre débordant de suc – Cicéron rappelle que le Consul Lentulus aimait à s'abreuver à ce nectar divin, toutefois nous noterons car il ne faut jamais regretter l'occasion de s'instruire que ce passage est rarement signalé à l'attention des collégiens latinistes. Et puisque l'on cause féminité – cette set-list a été concoctée avec une diabolicité toute alicienne – voici l'hymne féministe du rock'n'roll, le supersonique I love Rock'n'roll de Joan Jett, profitons-en – pendant que dans le public les filles deviennent hystériques – pour regarder bouger Alicia. Ne s'éloigne guère du micro, avez-vous déjà vu une princesse gesticuler comme un camelot à la foire, juste des poses, des arrêts brusques du corps figé pour une demi-moitié de poignée de secondes en une immobilité signifiante, une image fixe destinée à s'incruster dans vos prunelles, des engrammes encéphalogrammatiques de sorcière qui feront désormais partie de votre vision imaginale du monde, Alicia le bras tendu, Alicia le micro tenu des deux mains, Alicia subitement murée en son silence, avant de vous aguicher, à la commissure de ses lèvres, d'un surgissement de langue perverse. Une galerie de portraits.

Le morceau nous laisse sans souffle. Sans doute est-ce pour cela qu'elle enchaîne sur Breathless, ce qui est sûr c'est que question folie dure vous pouvez faire confiance à Jerry Lou, ici pas de pumpin' piano, Alicia le remplace aisément, elle a appuyé sur la touche tempête et son bang band à ses côtés s'en donne à cœur joie. Un peu comme si vous proposiez une bouteille de moonshine à un groupe d'alcooliques anonymes en manque. Ne soyons pas paranos, Alicia veut-elle vraiment nous entraîner dans une nuit de Walpurgis goethéenne avec Paranoid ? Je vous laisse débattre la question. J'ai mieux à faire, le meilleur titre du set City of broken dreams, une composition, désormais vous pouvez vous moquer des misérables incendies californiens et vous pisser dessus de rire en évoquant la forêt amazonienne en feu, mais après cette infamie torride quelle perle va-t-elle enfiler à ce chapelet diabolique, Fred Kolinski vous souffle la réponse, Eddie Cochran sauve la mise, Summertime Blues survient à la manière des sept plaies d'Egypte, à la différence près qu'en suppôt de Satan que vous êtes devenus, vous ne pouvez que que reprendre en chœur les fabuleux couplets de Sharon Sheeley.

Burn out dans mon pauvre cerveau carbonisé, je ne me souviens plus de Love is like a switchblade – puisque c'est Alicia qui l'a écrit, c'est sûr que c'est la vérité vraie – et de Cherry Bomb, coupé en deux par le premier titre et explosé en soixante dix mille neuf cent soixante trois confettis par le second – tout comme cet état second dans lequel elle a réduit l'assistance, cette fille c'est Le diable en personne, et le diable au corps en même temps pour cette version ligne-haute tension-langouro-kitch hyper-électrifiée de Shakin' all over. Juste une pensée émue pour Johnny Kidd et Vince Taylor.

J'avais cru qu'avec City of broken dreams l'on avait atteint le point acméique du show, mais dans la vie il ne faut pas croire, mais savoir ( penser c'est encore mieux, mais c'est plus difficile ), mais voici qu'avec My no-generation l'on gravit – à une vitesse folle – un autre Everest, deuxième preuve que la set-list enchaîne les titres comme les scènes d'une pièce se succèdent pour raconter par leur juxtaposition une histoire dont le sens est fortement guidé par le propos secret de l'auteur, nous abordons un point post-acnéique avec I'm eighteen d'Alice Cooper, l'homme qui accompagna Gene Vincent au festival de Toronto et qui glissait des boas vivants dans les culottes des filles.

Il y a longtemps que vous ne savez plus qui vous êtes dans les trépignations de la salle, Alicia l'avoue, elle ne reconnaît plus personne en Harley Davidson, elle creuse les reins et remue du cul, qu'elle frotte sur la croupe de Tony, la voici animale, chatte en chaleur qui ondule de plaisir sous les caresses et qui miaule pour obtenir la permission de courir les matous fous sur les toits en pente, le rock'n'roll a de toujours frayé avec l'obscénité et le grotesque des représentations humaines. C'est pour cela que nous l'aimons et que beaucoup le détestent. Il est des miroirs qui réfléchissent trop pour être compris. Comme l'on parle de félinité nous sauterons Hey You et California sun pour caresser le dernier titre composé par Alicia, dédié à Speed Rock son chat roux qu'elle a recueilli tout chaton, mort de froid et de faim, à la sortie d'un concert. Une belle flambée réconfortante qui vous permet de vous transformer chamaniquement en tigre altéré de sang. Immédiatement suivi d'I fought the law, une déclaration d'intention, Alicia nous déverse son modus vivendi sur les lisières philosophiques d'une liberté stirnérienne, selon sa seule volonté d'être uniquement ce c'est qu'elle est. Mais tout ce qu'elle est. Sans rien jeter. Sans rien cacher. En rock starter.

Déjà le rappel, Mercedez Benz et Road 66. Qui nous laissent sur notre faim de tigre non rassasié, alors un dernier cuissot de mammouth décongelé au lance-flamme, le truc le plus dangereux de la soirée, elle est comme cela Alicia, quand elle tire sa révérence, c'est avec un minimum d'insolence pour que vous la regrettiez encore plus. Après le tsunami qu'a été le set, après la violence, l'ironie mordante de Chuck Berry, son You never can tell qui sonne comme une rengaine populaire entachée d'une pernicieuse sagesse.

Alicia F a gagné son pari. L'aura cloué le bec à tous les coincés du cerveau qui suivent les modes sociétales et les injonctions étatiques. L'aura prouvé de façon exemplaire que le rock'n'roll reste un des rares chemins de survie, une piste ombreuse, qu'il faut avoir le courage d'affronter. Pour ne pas mourir d'inanition. La culture-rock est un plat qui se mange chaud-brûlant.

Damie Chad.

MISNAKE

JADES

( 2018 )

Toutes les filles sont des sorcières. Enfin, presque toutes. Du moins quelques unes. Les généralisations hâtives retirent l'âpreté du sel au goût des choses et des êtres vivants. Mais pour celles-ci je confirme. Je me porte garant. J'ai été témoin et il n'y avait pas de photographes dans la salle pour fixer le moment. Ils ont raté le cliché du siècle. C'était dans l'inter-set du concert au Chaudron – le lecteur curieux ou soucieux de se rafraîchir la mémoire se reportera à notre livraison 435 du 24 / 10 / 2019. L'on s'active sec pour installer le matos. Mais elles sont deux, isolées près d'un ampli, attentives aux dires d'un technicien qui leur serine je ne sais trop quoi. Elles sont de dos et de trois-quart, de longs vêtements, capes ou manteaux, enrobent leurs silhouettes découpées dans l'obscurité glauque et fuligineuse, de laquelle dépasse le manche de leur guitare, troublante ressemblance, deux sorcières évadées d'Harry Potter qui s'apprêtent à s'envoler sur leurs balais Parfois l'illusion de la réalité est plus véridique que les films.

Lindsay : vocal + bass / Taïphen : lead guitar / Cherry : rhythm guitar / Chloé : drums.

Misnake : un beau jeu de mots, titre éponyme de ce premier EP qui mélange l'idée de faute et de mauvais serpent. Que voulez-vous dans l'âme de toute jeune fille rôde le fantôme enviée de l'arrière- grand-mère qui la première a osé désobéir et goûter aux fruits de la chair et de la connaissance. Vous le jettent dès le début '' I'm a girl'' leur seule prétention. Un vocal qui se traîne comme un serpent qui ondule sur le sol, parce que voyez-vous ce sont les courbes qui vous permettent d'avancer droit. Un arrière-fond de chœurs aux tonalités curieusement aigre-douces. Une belle partie de guitare, la piqure du reptile n'est peut-être pas mortelle mais vous apprécierez la couleur de sa peau. Peut-être même laisserez-vous la sinueuse bestiole dormir au creux de votre lit. Méfiez-vous de même. Tout compte fait ce mamba inquiétant pourrait se révéler dangereux. Les serpents ne se lovent pas toujours comme l'espèce humaine. I don't care : n'y a pas que les serpents qu'il faut regarder avec suspicion, les filles doivent être traitées avec les mêmes précautions, pas toutes peut-être, mais les Jades oui. Certes au début vous décidez de les laisser crier tout à leur aise, tout compte fait leur colère n'ébranle pas le monde, mais quand Chloé commence à frapper avec ses baguettes, il commence à se passer quelque chose et dès lors quand elles vous tombent toutes les quatre sur le paletot, vous devenez pâles trop tard, ces maudites gamines faut les prendre au sérieux. The monster in me : ne venez pas dire que je ne vous avais pas avertis, elles ont le mal en elles, vous préviennent par une guitare moqueuse et une simili comptine psalmodiée en chœur, et quand Lindsay prend la parole z'avez l'impression qu'un alien menaçant parle par sa bouche. Je précise mes avertissements, les Jades, elles sont très fortes sur la fin des morceaux, Taïphen vous dégouline un solo à vous pousser au suicide et tant pis pour vous. Ready or not : z'avez intérêt à être prêts parce qu'il y a longtemps qu'elles ont quitté les starting blocks, un festival de grouillis de guitare rouillées comme l'on n'en fait plus. Cherry s'y met aussi et pousse Lindsay dans ses retranchements, Chloé vous crapahute un petit frappé tarabusté de bien belle manière, ce morceau est une mosaïque, chaque tesselle vous offre une surprise, elles vous ont aménagé le château de Barbe Bleue en petites chambres de torture douillettes que vous aurez du mal à quitter. D.E.A.D. : ça tombe bien parce que vous êtes déjà morts. Et ces sales sorcières vous pondent un riff joyeux comme un œuf d'hippopotame. Et la fête n'est pas terminée, vous entraînent dans une farandole avec paliers accélératifs, à la fin du morceau, vous devez sortir de votre cercueil. Et vous le regrettez, vous ne vous étiez jamais aussi bien portés. For rock'n'roll : mais comme c'est pour le rock'n'roll vous consentez à les suivre. Incroyable mais vrai, il leur reste encore assez d'énergie pour balancer un maximum, chantent toutes en chœur et vous découpent avec le chalumeau des guitares. En plus votre mine déconfite d'autruche qui vient de pondre une tour eiffel en tôle ondulée les fait rire. Aux éclats.

Une galette qui disparaîtra de votre étagère. Allez faire un tour dans les affaires de votre petite sœur ou de votre progéniture genrée au féminin. Sûr que ce sont elles qui vous l'ont chouravée. Confisquez-la leur sur l'heure, sinon elles subiront une très triste influence. Elles finiront rockeuses. Un très mauvais exemple. Votre appartement deviendra un nid de sorcières, c'est comme cela que Jades a commencé.

 

La musique c'est bien, mais la synesthésie c'est mieux. Quoi de plus affriolant que les arts s'interpénètrent. Jades s'est donc engagé en un nouveau projet, une BD un comic-book dessiné par Thomas Healstone Moreaux, qui est aussi guitariste et vocaliste de The Warm Lair. C'est une oeuvre en progrès, une souscription est à votre disposition sur Ulule ( rockpleaser_jades ), nous en reparlerons à sa parution.

Damie Chad.

NINETEEN

RED HOT RIOT

( 2019 )

 

Scotty : double bass / Ricky : Vocals and guitars / Kane : drums

Le titre indique leur âge. Idéal pour faire preuve d'énergie parce que Corneille l'a dit : aux âmes bien nées la valeur n'attend pas le nombre des années. Nous les avions vus à la Comedia nous avaient fait une intraveineuse à réveiller un éléphant mort. Tout cela est raconté dans notre 436 ° livraison du 31 / 10 / 2019.

 

Life you get : ne respirez plus vous êtes tombés dans un trou de l'espace-temps, dans une party comme les jeunes s'en offraient dans les années cinquante, vous avez une guitare qui mord le moindre riff qui passe à sa portée et vous le secoue comme le chien qui ne veut pas lâcher la jambe de votre pantalon, ensuite pour faire taire ( vainement ) les chantonnements ironiques des chœurs, Ricky entreprend de fendre les bûches à coups d'un solo de cliquetis étourdissant qui vous réduit un tronc de séquoia en planchettes de dix centimètres de long sur cinq de large. Quand la jeunesse s'amuse, c'est du n'importe quoi. Oui mais c'est ce que l'on aime. This boy is having a nightmare : l'on n'a jamais dit à Scotty que l'on ne tapait pas sur une double bass pour la réduire en poudre, et comme derrière Kane drumise comme un sourd, n'y a plus pour Ricky qu'à tailler sa guitare en pointe et puis de s'amuser avec sa voix pour encourager ses copains à se surpasser. Ce qu'ils font sans problème. Street lights ( Hey Hey Hey ) : cette fois le vocal de Ricky est mixé devant, juste pour faire croire qu'ils sont sages et bien élevés, mais il n'en est rien, ça les démange et à chaque appel Hey Hey Hey ils vous flanquent des ces rafales instrumentales comme d'autres coulent une bielle exprès pour exploser le moteur de leur voiture. Modern age : tiens ils donnent dans le musical. La guitare ronronne comme une panthère qui s'apprête à dévorer un yack sur les pentes neigeuses de l' Annapurna alors les gars s'amusent à jouer avec les échos de la montagne, Ho ! Ho ! Ho ! crient-ils à gorge déployée, et ce qui doit arriver arrive : déclenchent une avalanche qui emporte tout. Vous avec. Walking the dog : après la grosse bêtise précédente, ils essaient de se comporter en garçons sages qui promènent le chien chaque soir. Hélas, la maudit bâtard s'enfuit pour rattraper une guitare qui court plus vite que lui. Cela se termine brusquement, en le poursuivant ils ont renversé une vieille mémé qui est allée rouler sous les roues d'un bus qui passait fort inopinément par là. Pas grave, ils se dépêchent de rentrer à la maison pour faire leurs devoirs. Pas vus, pas pris. Peggy : surtout que la jeune Peggy attire maintenant leur attention. Pendant qu'ils lui font du gringue réfléchissons à l'effet produit par leur musique. C'est simple vous prenez un disque de Gene Vincent avec les Blue Caps d'origine et au lieu de le passer en 45 tours vous adaptez un démultiplicateur sur votre bécane. A cinq cent soixante trois tours / minutes, indexés sur les tables de de Pythagore vous obtenez exactement le son du Red Hot Trio. Evidemment c'est du pur haché, la guitare de Gallup monte et descend en dents vertigineuses de scie sauteuses, et le pauvre Dickie supprime les espaces entre chaque battement. Excellemment jouissif. Vous fait vibrer encore plus que le sexe de Peggy.

Damie Chad.

 

BURNING HOUSE

HOWLIN' JAWS

( BMCD006 / 2018 )

Baptiste Léon : drums, backing vocals / Lucas Humbert : guitar, backing vocals / Djivan Abkarian : double bass, lead vocal / + Keyboards : Camille Bazbaz.

Belle pochette. Artwork de VanGogo, photos de Mauro Fiorito. Recto : les Howlin, dans un paysage urbain quelconque, style hall d'aéroport. Perdus dans la vastitude déshumanisante du monde moderne. Au verso, les voici tous trois regroupés, seuls contre le monde entier. Et sur le disque ne subsistent que trois ombres aiguisées comme la flèche du cruel Zénon. Qu'advient-il de notre présence au monde. Y sommes-nous seulement présents, ou n'avons nous fait que semblant d'y passer.

Oh well : sonne plus anglais que les british-pop d'aujourd'hui. Un feu d'artifice, ne pensent pas à ce que le morceau qu'ils sont en en train de jouer peut leur apporter, mais à ceux que chacun se doit de lui apporter. Z'ont compris le message, à chaque fois lui insuffler le maximum d'énergie. La quote-part du lion et le zèbre sera dévoré sabots compris, chacun y va de son petit solo pendant que les autres tronçonnent le tronc des arbres de l'allée de la bienséance. Un gros reproche toutefois, ils terminent trop vite, vous laissent le quai sans même agiter un mouchoir et pour réparer cette erreur démentielle, vous êtes obligé de le remettre trente fois de suite. Burning house : ont entendu le reproche, ce coup-ci ils font gaffe, y vont tout doux. Vous tapent un blues. Pour l'envoyer au cimetière des éléphants. Plus macabre que cela ce n'est pas possible puisque les cadavres ne peuvent pas mourir. Le Djivan n'y va pas de main morte, vous pousse des hurlements à réveiller un maccabée, mais celui-ci doit être sourd, Lucas est obligé de lui trépaner les oreilles avec un solo-killer, quant à Baptiste depuis le tout début il s'adonne à la marche funèbre. Ils ont tué le blues, et tout le monde s'en fout. Mais cela par chez nous c'est le lot des novateurs. Pour le blues, ne paniquez pas, il en a vu d'autres. You got it all wrong : z'ont repris du poil de la bête même qu'à la fin ils sonnent la cloche qui annonce l'imminence finale des naufrages. Mais avant cela surfez sur ces friselis de basse, profitent de votre béate admiration pour jeter quelques meubles par la fenêtre. Une manière de faire le ménage que vous devriez adopter chez vous quand tout va mal. Cela ne peut que vous faire du bien. She's gone : Elle est partie, c'est très bien, une merveilleuse occasion pour Baptiste de mixer sa batterie tout devant, et de vous triturer un kaotic-drumin' comme vous n'en avez jamais entendu. Du coup Lucas vous sort un truc de derrière les fagots, l'a la guitare qui pleure des larmes de crocodile tout en miaulant en même temps, essayez chez vous, vous m'en direz des nouvelles, en plus vous avez Dlivan qui essaie de planter son vocal au premier plan, un peu comme ces arbres de la liberté ( ou la mort ) que l'on dressait aux premiers temps de la révolution. Tant de bruit pour une fille, est-ce vraiment sérieux. Pas du tout, la preuve elle est partie car elle n'a pas supporté. Three days : cela sent un peu son Chuck Berry, qui s'en plaindrait, surtout que les Howlin' ils inspirent de l'admiration et de l'énergie davantage qu'ils ne s'inspirent, au début ils restent dans les canons étroits de la tradition, mais c'est juste pour vous faire comprendre comment ils la dynamitent. En plus ils allient absolue nouveauté et total respect. Combien sont-ils capables d'intuiter de telles trouvailles aujourd'hui. I'm mad : près des Them pour le background instrumental, et des Animals pour le traitement des voix, et leur guitare grondante et pétaradante sur Bo Diddley. Un petit chef-d'oeuvre qui revisite l'histoire du rock anglais. Encore une fois trop court. Un bijou. De l'or pur, pas de la pacotille.

Des jeunes groupes actuels les Howlin'Jaws sont ceux qui se sont aventurés le plus loin. Possèdent une qualité que beaucoup n'ont pas. Ils sont créatifs. N'enregistrent que de l'essentiel, tournent un max, apportent du nouveau.

Damie Chad.

18/12/2018

KR'TNT ! 398 : HOT SLAP / ALLY & THE GATORS / JIMMY WEBB / CRASHBIRDS / TONY MARLOW / ALICIA FIORUCCI / HOWLIN' JAWS / HI-TOMBS / AMY WY WINEHOUSE /ROCKAMBOLESQUES (12 )

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 398

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

20 / 12 / 2018

 

  HOT SLAP / ALLY & THE GATORS / JIMMY WEBB

CRASHBIRDS / TONY MARLOW/ ALICIA FIORUCCI

AMY WINEHOUSE / HOWLIN' JAWS / HI-TOMBS

ROCKAMBOLESQUES ( 12 )

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

DEAR KR'TNTREADERS !

UNE SEMAINE FASTE SE PROFILE A L'HORIZON DES PROCHAINES SATURNALES : NON SEULEMENT CETTE LIVRAISON 398 VOUS EST SERVIE AVEC UN JOUR D'AVANCE, MAIS LA 399 SERA DEPOSEE SOUS LE SAPIN DE NOËL DèS LE SAMEDI 22 DECEMBRE ! POUR LA LIVRAISON 400 NOUS VOUS DONNONS RENDEZ-VOUS DANS LES PREMIERS JOURS DU MILLESIME 2019 !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME !

 

Rumble in Rouen - Part Two

 

Back to the basics avec une soirée rockab à la cave. Hot Slap en première partie et Ally & The Gators à la suite. Soirée hot as hell dans la bonded cave, du monde en veux-tu en voilà et du big bad beat avec the fast rising Hot Slap. Un Hot Slap taillé pour la route avec sous le capot un démonic Dédé stranded on the stand-up. Il est vite torse nu, cool as fuck, il court il court le furet, avec un rockabilly tatoué en arc de cercle sur toute la largeur du dos. S’il est un mec qui incarne le pur esprit rockab en Normandie, c’est bien lui. Il faut le voir faire corps avec sa stand-up, il la travaille au manche avec une ferveur qui vaut bien celle du mineur d’antan, la gueule noire qui creusait jadis sa veine à la pioche et qu’on payait une misère au wagonnet, il démolit ses drive avec tout le shake, tout le rattle et tout le roll du monde, il fond James Kirkland et Lee Rocker dans le même moule à la crème de la crème, il cavalcade ses drives comme un dératé, il dépote ses mesures à la démesure, il palpite le beat et l’envoie roulé boulé down the alley, il a tout pigé, il sait forcer le destin du beat comme un forçat, il cadence ses gammes comme un rameur, vogue la prodigieuse galère, ça culbute sous le cache, ça carbure dans les durites, ça crache à la gueule du carter, le voilà penché sur l’avenir du rockab qui n’a jamais été en d’aussi bonnes mains. Le Long Blond Hair de Johnny Powers n’a qu’à bien se tenir. La cave est à l’image de la forge, car penché sur l’enclume de sa stand-up, Dédé bat son fer comme Vulcain, au fond des enfers. À l’organique du diable. Au Mystery Train fumant des origines du rock. Il astique son slap à l’huile de coude, il est du genre à cracher dans ses mains avant d’empoigner le manche de pioche, il jette tout en vrac dans la balance et ça rock hard, Gone Gone Gone with the cat clothes on. En le voyant créer de l’étuve au cœur de l’étuve, on repensait au slappeur des Mad Sin, ce fabuleux gamin qui jouait sur une stand-up décorée de lampions et à l’époque, on comprenait en le voyant jouer que toute sa vie se résumait au groupe. On ressent la même chose en voyant jouer Dédé : il ne vit que pour ça, l’énergie primitive du rockab, dans ce qu’elle peut avoir de plus rawdical.

Si on rate les Hot Slap sur scène, il existe un moyen de se rattraper pour savourer leur excellent ramdam. Il s’agit bien sûr de leur deuxième album, Lookin’ For The Good Thing. Dès «Sometimes», c’est dans la poche. Le chanteur s’appelle Martin. Il déploie à l’infini, sans jamais forcer sa voix, mais les choses prennent une tournure extravagante lors du départ en solo, véritable killer attack que vient télescoper de plein fouet Dédé avec un fulgurant tacatac de stand-up psychotique. Ils explosent tous les deux le cut en free-wheeling et redonnent au rockab son vieux parfum de sauvagerie. Ils rééditent cet exploit avec «Down The Road», compo bien ficelée, on ne se méfie pas, et soudain Dédé s’en vient croiser le solo avec l’ardeur d’un damné. Ils jouent tous les deux à l’extrême puissance du rockabilly beat et génèrent de la folie douce. Ils proposent un bon choix de reprises, à commencer par le «Mojo Boogie» de JB Lenoir embarqué au pur jus de rumble. Ça ne traîne pas. Dédé le sabre au pire slap de l’univers. C’est lui qui mène la danse dans ce bal du beat. Ils tentent aussi de taper dans Elvis avec «Mystery Train». Taper dans l’intapable ne réussit pas à tout le monde. C’est le solo qui sauve la mise du cut, ce mec joue des rivières de perles sur sa guitare. On voit aussi Dédé bombarder la paillasse du vieux «Long Blond Hair» de Johnny Powers. Il est le gardien du temple, le hot slappeur par excellence. Bel hommage à Carl Perkins avec «Gone Gone Gone». On voit une fois de plus le guitariste partir en solo flash et croiser la mitraille du hot Dédé on the slump. C’est très spectaculaire, le slap fait le show, comme au temps de James Kirkland. D’autres cuts comme «It’s All Over For Me» et «I Was Your Man» sont aussi slappés à la vie à la mort. Sans cette énergie du slap, ce genre de cut ne marcherait pas. Rien à faire.

Avec Ally & the Gators, on a autre chose, disons quelque chose de plus féminin, de moins damné de la terre. Elle tape dans un registre plus ouvert, mais elle dégage elle aussi quelque chose de très puissant, dans sa façon de taper ses cuts au guttural en secouant des maracas. Elle frémit, elle tressaute et shake son shook au big bad feeling pur. Elle passe en puissance, là où Gizzelle ne passait pas, sur la grande scène du Beetoon Rétro, oui, Ally passe comme une lettre à la poste, avec un set plus concentré, une énergie mieux canalisée et une envie d’en découdre qui laisse un brin coi. Elle fujiyamate la mama d’All Of Me et pulse une version confondante du western de Reno, tu sais quand Johnny Cash jouait avec le feu de Folsom. Version déliée et inspirée par les trous de nez. Elle baby please don’t gotte à la revoyure et propose à Dédé de monter à bord du Train Kept a Rolling pour une partie de ride effrénée. Alors c’est la foire à la stand-up, ils doublent tous les instruments et choo-choo, c’est parti pour un hommage à l’un des plus grands d’entre tous, Johnny Burnette. Pas de meilleur saint pour une foire aux auspices, pas de meilleur pain quotidien, pas de meilleur hommage à la Bête Humaine des deux Jean, le Renoir comme le Gabin, et cette machine qui fonce à travers les tunnels en sifflant mille fois sur la ligne du Havre - I hear the train a comin’/ It’s rolling round the bend - L’énergie du rockab reste aussi précieuse que l’air qu’on respire ou que le verre de rhum qu’on lève chaque jour en hommage à la mémoire du Capitaine Flint.

Signé : Cazengler, pas Gator mais Gâteux

Hot Slap. Ally & The Gators. Le Trois Pièces. Rouen (76). 8 Décembre 2018

Hot Slap. Lookin’ For The Good Thing. Rock Paradise Records 2018

 

Webb master - Part One

 

Jimmy Webb fait partie des auteurs-compositeurs les plus célèbres de l’histoire du rock. Son hit le plus connu, «MacArthur Park», fut repris plus de 80 fois, c’est en tous les cas ce que nous raconte Bill Kopp dans Record Collector. Mais avant d’être l’auteur à succès que l’on sait, Jimmy Webb fit partie de cette ‘out-of-control coterie’ de musiciens qui terrorisèrent la scène musicale de Los Angeles dans les années soixante-dix. Cette sulfureuse coterie rassemblait John Lennon, Harry Nilsson, Keith Moon et Alice Cooper. Jimmy Webb rappelle qu’ils prenaient à l’époque énormément de drogues. Un jour, Harry Nilsson versa le contenu d’une petite fiole de poudre sur le dos de sa main - it’s a new product ! - il sniffa tout ce qu’il put et fit sniffer le reste à Jimmy. Ils tombèrent tous les deux dans un coma qui dura 24 heures. Ils venaient de sniffer du PCP et ne le savaient pas - It really almost killed us both - Et il ajoute plus loin : it was that bad.

Jimmy Webb adore raconter des petites histoires drôles. Quand il composa «By The Time I Get To Phoenix» pour Glen Campbell, celui-ci dit à Jimmy qu’il avait besoin d’un follow-up and can you make it geographical ? Jimmy acquiesça et pondit «Wichita Lineman» qui est aussi un hit géographique. C’est d’ailleurs Glen Campbell qui fut sa première idole. Jimmy conduisait un tracteur en Oklahoma quand il entendit «Turn Around Look At Me» sur l’autoradio et il emprunta des sous à son père pour aller acheter le disque de Glen Campbell à Beaver. Chaque nuit, il se mettait à genoux pour prier Dieu : «Please Lord let me write a song for Glen Campbell !»

Sa prière fut exaucée quatre ans plus tard, quand en roulant dans Hollywood, il entendit Campbell chanter Phoenix sur son autoradio.

À ses débuts, il savait qu’il travaillait comme Burt, se limitant à composer. Il ne cherchait pas à interpréter. Puis, sous l’impulsion de David Geffen, il se mit à enregistrer ses propres chansons et à sortir des albums.

En 1967, the Fifth Dimension enregistra 16 compos de Jimmy Webb réparties sur deux albums. Richard Harris enregistra lui aussi deux albums bourrés à craquer de compos de Jimmy Webb. Même chose pour Thelma Houston, avec Sunshower. Puis les Supremes, Glen Campbell, Art Garfunkel, Cass Elliot, Scott Walker et des tas d’autres gens se mirent à taper dans le répertoire du jeune prodige Jimmy Webb.

Dave Dimartino y va lui aussi de sa petite interview dans Mojo. Jimmy Webb rappelle qu’il vénérait les gens du Brill et qu’il eut du mal à prendre les Beatles au sérieux, jusqu’à ce que sortent deux bombes intitulées Revolver et Rubber Soul. Il reconnaît aussi devoir énormément à Motown et à Johnny Rivers qui fut son mentor. Lui et Johnny Rivers jouèrent à Monterey avec le Wrecking Crew, mais on ne les voit pas dans le film. Jimmy rappelle aussi que très peu de gens savaient jouer dans les sixties. Quand il parle de gens qui savaient jouer, il cite les noms de Glen Campbell, de Jim Messina et de David Crosby.

Son premier album s’appelle Jim Webb Sings Jim Webb et paraît en 1968 sous une pochette illustrée. En fait c’est un album illégitime. Comme Jimmy commençait à avoir du succès, le propriétaire du studio dans lequel il avait travaillé fit paraître un album de Jimmy Webb sans lui demander son autorisation. Un mec crayonna le portrait de Jimmy rebaptisé Jim, ce qui est insultant. Dans ses mémoires, Jimmy se dit furieux : «Mixed with the Rolling Stones soundalike knockoff tracks and my out-of-tune vocal song demos from 1965 and engineered by one of the B-string talents of the technical world, the results sounded like a collision between Royal Albert Hall and a tour bus full of Dreadheads.» (cet ensemble de pseudo-cuts à la Rolling Stones sur lesquels je chante faux et qui est enregistré par un bricoleur du dimanche sonne comme la collision du Royal Albert Hall et d’un bus plein de rastas) - I called Bob and told him it was in no way acceptable - Jimmy lui proposa d’enregistrer un album entier et de payer pour l’enregistrement s’il acceptait de retirer cet album qui risquait de lui ruiner sa carrière - He was immovable - Rien à faire. Ce Bob était convaincu que l’album was a work of genius. Difficile à avaler. L’album peine en effet à convaincre. Trop pop, sauf peut-être «I Keep It Hid», qui ouvre le bal. Jimmy y joue les grands vizirs de la vision - Baby what you’ve been doing - Ça préfigure tout le grand webbisme à venir. Il s’y trouve un phrasé qu’on retrouvera plus tard sans «MacArthur Park». Et de jolis coups de trompettes. On sent même un léger côté Burt. Avec «Life Is Hard», il propose une sorte de jazz ethnique de petit chapeau sicilien, assez proche du Georgie Fame Sound. Même chose pour «I Need You», joué au petit shuffle d’orgue. En B, Jimmy patauge dans la pop d’époque, ultra-commerciale, très américaine, à la fois soft et frénétique, et forcément ça se noie dans la masse des Grapefuit et autres Brummells du Midwest. Jimmy est bien meilleur dans le mélopif, comme on le constate à l’écoute de «Then». C’est son pré carré. Il y va franco de port, sans crainte ni remords, libre de ses mouvements. Il termine cet album désarmant avec une sorte de mambo intitulé «Run Run Run», qui sonne encore une fois comme du Georgie Fame. Encore un cut dont on ne gardera aucun souvenir. Jimmy clôt l’épisode en indiquant que cet album fut envoyé dans toutes les stations de radio américaines et qu’il fut mal reçu partout. Jamais aucun cut de ce disque n’est passé à la radio. Dans son cercle rapproché, il était interdit d’en parler. Jimmy avait honte. Il avait l’impression d’être un sixteen-year-old kid screaming and carrying on in a cheap imitation of Mick.

L’éclairage qu’apporte The Cake And The Run est déterminant. Ce recueil de mémoires couvre la première partie de sa vie jusqu’en 1973. Il entretient avec un père pasteur une relation très spéciale. Cet homme qui s’est battu trois ans dans le Pacifique contre les Japonais fait régner l’ordre dans la maisonnée. Quand il dérouille sa marmaille à coups de ceinture, Jimmy se met à le craindre et à le haïr, mais il ne sait pas s’il le hait plus qu’il ne le craint. Le père ne supporte pas de voir Jimmy composer des chansons. Il fait des efforts surhumains pour garder la tête froide quand il entend Jimmy «composer». Autre élément fondamental : tous les deux ans, le père change de paroisse. Les gosses perdent chaque fois leurs repères et surtout leurs copains. La famille part s’installer en Californie quand Jimmy est ado. Nouvel environnement et nouvelles opportunités. Jimmy s’est inscrit dans une fac de San Bernardino. Quand un beau jour le père décide de renter à la maison, c’est-à-dire en Oklahoma, Jimmy refuse de quitter la Californie. Cette page est sans doute la plus belle du livre. Son père lui donne rendez-vous devant le Sunset Palms Motel. Jimmy voit arriver le camion qui contient tout ce que possède la famille, le piano de sa mère, les fringues, ses frères et ses sœurs. Son père descend du camion :

— Où sont tes affaires ? Je t’ai laissé de la place là-haut.

Jimmy ne répondit pas tout de suite. Il regardait son père.

— Dad, je ne pars pas avec vous.

— Ne dis pas de conneries, fils. Bien sûr que tu viens avec moi.

— Dad, je suis installé pour de vrai. Je veux écrire des chansons. C’est ici, en Californie, que les gens écrivent des chansons.

— Cette histoire de chansons va te broyer le cœur, fils.

Ils restèrent là un moment à se regarder, sans bouger.

— Jimmy, ce que tu me demandes là, c’est la chose la plus dure de toute ma vie.

Il fouilla dans sa poche et en sortit un vieux portefeuille usé. Il tendit à Jimmy deux billets de vingt.

— C’est tout ce que j’ai, fils. J’aurais bien voulu faire mieux.

Il tourna les talons et se dirigea vers le camion. Jimmy avait gagné. Son père le regarda encore une fois et mit le moteur en route.

Ne vous inquiétez pas, Jimmy va revoir son père et même l’aider et lui faire découvrir la vraie vie lorsqu’il deviendra riche grâce à ses chansons. Cette scène de séparation est une authentique merveille littéraire. Eh oui, monsieur Webb est aussi un écrivain. Ce livre pullule de formules incroyablement poétiques. Il rencontre par exemple une Anglaise nommée Evie, mais elle n’est pas libre. Jimmy la veut. Don’t be silly lui répond-elle. Il insiste. Alors elle lui dit d’appeler le lendemain, Richard has my number. «La Mercedes fila dans un grand whooshing. Il ne restait d’elle que son parfum français dans l’air. Il n’y avait rien d’aussi délicieux sur cette terre que le son de sa voix. C’était comme le vent sur l’eau - It was like wind on the water.»

Comme chez tous les mémorialistes dignes de ce nom, on trouve aussi une éblouissante galerie de portraits, à commencer par celui de David Geffen : «Il m’accueillit sur le perron. Il était assez maigre, avec des cheveux noirs bouclés. Son sourire hollywoodien était intentionné, et ce n’est pas lui manquer de respect que de dire ça. Il semblait parfaitement en adéquation avec son environnement. Il vous fixait d’un œil brillant, comme s’il savait exactement ce que vous alliez dire et qu’il mesurait votre intelligence. Comme il s’occupait des carrières de Joni Mitchell et de Laura Nyro, j’étais conquis d’avance.» Oui, il faut savoir que Laura Nyro fut huée à Monterey. On vit même voler des boîtes de bière, ce que ne montre pas le film. Il ne montre pas non plus Laura qui sort de scène en pleurs et David Geffen qui la prend dans ses bras : «Elle passa devant moi en pleurant, alors que j’étais dans les coulisses et se jeta dans les bras d’un homme. On m’indiqua qu’il s’agissait de David Geffen. Il allait ensuite l’aider à se reconstruire.»

Jimmy rencontre Lou Adler au moment où s’organise Monterey Pop : «Lou Adler se grattait la barbe pensivement. Sa technique méticuleuse d’overdubs d’harmonies vocales à quatre voix était le secret de sa réussite. Il avait passé tellement de temps à scruter des vu-mètres dans des studios qu’il affichait en permanence une mine chagrinée.» Jimmy rappelle que Johnny Rivers, le Wrecking Crew et lui sont allés jouer à Monterey Pop et que leur séquence a disparu au moment où Lou Adler et John Phillips ont fait le montage final : «S’il s’agissait de peace and love, alors on s’est bien fourré le doigt dans l’œil. On n’aurait jamais voulu fricoter avec des gens aussi intolérants.»

Jimmy revient longuement sur l’épisode Monterey Pop pour saluer Otis, the most nuclear-powered forty-five minutes in the history of rock’n’roll - «Le plus drôle, c’est qu’après tous les costumes, après que les Who aient fait sauter la scène, après que Janis se soit déchiré la voix, après Springfield, Canned Heat, Quicksilver et Steve Miller, celui dont tout le monde parlait n’était autre qu’un modeste chanteur originaire de Dawson en Georgie. Toute la foule dansait et battait des mains pendant le set d’Otis. Mais la fin du festival était réservée aux Mamas and the Papas. Juste avant leur triomphe annoncé, un guitariste relativement peu connu était programmé, avec son «Experience». Jimi incarnait soit le pire cauchemar, soit le plus beau rêve de la ménagère, ainsi couvert de plumes, de bracelets, de couleurs, de colliers, il se dressait seul comme un guerrier poétique devant une montagne de Mashalls et il joua comme un démon. Comment une seule personne pouvait générer un tel son ? J’en restai coi.»

Par contre, Jimmy ne supporte pas le cra-cra du Fillmore West - This was a darker vibe - Et il ajoute - You could smell the sweat of addiction - Jimmy et Johnny Rivers se frayent un chemin dans la foule, poussant ici et là des gens qui ont perdu la tête - Occasionnaly pushing off somebody who was temporarily missing from their body - Il va voir chanter Janis et Big Brother - Sa voix était comme une lame de rasoir qui tranchait la fumée et l’ennui. The band was sloppier than hell and I don’t mean their state of dress.

Et puis bien sûr, les drogues. C’est Larry Coryell qui lui fait découvrir la coke : «Ça va changer ta vie !» Il ne croyait pas si bien dire. Johnny Rivers et Jimmy découvrent ensuite Sgt Peppers sous acide. Jimmy parle d’un album héroïque. Il partage sa passion des drogues avec Harry Nilsson qui devient son ami. Quand Harry sniffe, c’est des deux narines à la fois et il en fout partout, sur sa barbe, sur sa chemise. Il est comme disent les Anglais, larger than life. Il sniffe toujours sur le dos de sa main. Jimmy et lui passent leur temps à sniffer, à siffler du brandy et à fumer du hash. Puis ils entrent au studio où on les attend. Après un concert de Jimmy à Londres, Harry cherche un dealer pour organiser la party d’after-concert. Il veut some decent coke caus’ George is coming. Il parle bien sûr de George Harrison. Plus tard, à Hollywood, Harry lui amène John Lennon. Lennon a frappé une photographe et Harry demande à Jimmy de faire un faux témoignage pour tirer Lennon de cette sale affaire. Jimmy reverra Lennon à l’occasion d’un fabuleux épisode de débauche qui se déroule dans un appartement d’Hollywood : une Japonaise à poil est assise sur le bord d’une table, les jambes écartées et Lennon lui fait glisser un billet roulé dans la moule. Jimmy ajoute qu’elle adore ça. Cet épisode de la vie de Lennon s’appelle the Lost Weekend. Il venait de se séparer de Yoko Ono. Aussi entendait-il se schtroumpher à outrance. On n’a qu’une vie.

Jimmy revient brièvement sur le projet Lennon/Nilsson/Spector pour dire qu’une nuit, Harry arriva chez lui mal en point et alla cracher du sang dans l’évier de sa cuisine - I was shocked - Il rappelle aussi que Phil Spector avait saisi David Geffen à la gorge et l’avait collé au mur avec un flingue chargé sur le front. Geffen avait commis l’erreur de vouloir empêcher Spector de superviser une session d’enregistrement de Joni Mitchell. Ce sont des choses qui ne se font pas.

Words And Music est un album difficile. On est tout de suite agacé par la petite pop étriquée de «Sleeping In The Daytime». On sent un manque de moyens. Jimmy chante comme un con. Il cherche des moyens de s’échapper. On le sent dévoré par l’ambition. Puis il rend hommage à son vieux pote PF Sloan avec «PF Sloan». C’est poppy et intronisé, étonnant et tellement présent - No no no don’t sing that song/ It belongs to PF Sloan - On trouve plus loin un joli «Careless Weed» amené à la chopinade. Jimmy force un peu sa voix. Dommage. C’est trop ambitieux. Il faut du contexte pour que ça prenne du sens. Et les choses vont se dégrader en B, avec «Songseller». Jimmy a du mal à se stabiliser, il fait tout et n’importe quoi. On entend les accords des Who. Et ça repart en shuffle avec «Dorothy Chandler Blues», on ne sait pas pourquoi. Son «Jerusalem» est insupportable d’inutilité. Il trafique aussi Gilbert Bécaud dans «Let It Be Me». On ressort de cet album épouvanté. On ne se souviendra que de «PF Sloan».

And So On sort un an plus tard, en 1971. Jimmy rappelle dans son livre que cet album fut couronné album of the year dans Stereo Review magazine. Sur les albums des grands compositeurs, le premier cut est souvent déterminant. «Met Her On A Plane» sonne comme une belle pop aérienne et là, okay, on entre dans le vrai monde de Jimmy Webb, la magie pop compositale. Ce sacré Jimmy plante son décors. C’est orchestré à outrance. Chez lui, rien n’est gratuit. Mais avec «All Night Show» et «All My Love’s Daughter», ça bascule dans la putasserie et le mal chanté. Et ça continue de se dégrader avec «Highpockets», cut prétentieux et tellement maladroit. C’est avec un certain désespoir qu’on se jette sur la B. Arrggh ! «Laspitch» se révèle inintéressant au possible. Voilà ce qu’il faut bien appeler de l’atroce pop d’inutilité publique. On tombe enfin sur «One Lady», un cut mélodique joué au riff pianistique, mal chanté mais honorable. C’est la force de Jimmy Webb : ramener sa fraise avec des mélodies imparables. Il semble que Larry Corryell joue sur ce cut. Encore une compo ambitieuse avec «See You Then». Il faut lui laisser une chance.

De temps à autre, Jimmy Webb cite ses goûts, ce qui permet de mieux le situer. Il évoque par exemple les blancs qui peuvent chanter «soulfully» : the Righteous Brothers, les Walker Brothers, Joe Cocker, Tom Jones, Felix Caveliere et Janis Joplin. Jolie brochette. Autre hommage de poids : «Au début de l’année (1969) parut l’un des disques les plus importants de l’époque. Simon & Garfunkel venaient d’enregistrer ‘The Boxer’. Cette chanson allait beaucoup plus loin que le Spector Wall of Sound. C’était aussi puissant mais plus clair. Les paroles étaient plus allusives qu’explicites. Écouter cette chanson, c’était comme d’entrer dans un film et s’asseoir quelque part au milieu. Je veux faire des disques comme celui-là.»

On trouve l’un de ses grands hits sur Letters : «Galveston» - When I clean my gun/ I dream of Galveston - Jolie rime. Quand on écoute «Campo De Encino», on sent le pianiste chevronné. Jimmy nous tape là une belle pièce d’exotica, pas loin du tex-mex. En fait c’est un hommage à Harry Nilsson. Mais on passe à travers tout le reste de l’album. Avec «Smile» qu’il écrit à propos de Joni Mitchell, il s’enfonce dans un système à la James Taylor et on bâille tellement qu’on s’en décroche la mâchoire. Il se passerait presque quelque chose dans «Hurt Me Well» : le fleuve symphonique charrie des instants de grâce et d’élévation subordonnée. D’exquises vermicelles de violoncelles s’effilochent dans l’azur immaculé. En B, le seul truc écoutable est un balladif violonné à l’infini, «When Can Brown Begin». C’est vrai que l’orchestration reste le grand dada de Webb.

The Naked Ape paru en 1973 est la BO d’un film. Jimmy signe tout et ne chante que deux cuts : «Saturday Suit» et «Fingerpainting». Qu’en dire ? On reste dans l’excellence pop-arty longitudinale. Mélodiquement parlant, c’est en place et même plus qu’en place. Mais on s’ennuie comme un rat mort avec le reste de l’album.

Sur la pochette de Land’s End, Jimmy plane au dessus des montagnes neigeuses. Henry Diltz signe la photo - He was the master of the big picture, that perfect shot that captures the essence of the music inside the cover - Dans l’un des derniers paragraphes de The Cake And The Rain, Jimmy raconte que lors de cette session photo, il perdit le contrôle de l’avion. C’est un miracle que Diltz et lui ne soient pas morts après que l’avion ait percuté un sapin. Sur cette pochette fatidique, Jimmy porte une horrible casquette bouffante bleue et des lunettes. Mais on n’est pas là pour ça. Si on sort ce disque de l’étagère, c’est pour s’envoyer un petit shoot de Beautiful Songs, et on en trouve deux et pas des moindres sur cet album aérien, à commencer par «Just This One Time», une pure envolée, un chef-d’œuvre superbement atmosphérique. Jimmy sait créer les conditions de l’envol. C’est d’une puissance qui ravira les amateurs de chevaux fiscaux. L’autre perle impérative s’appelle «Land’s End/Asleep On The World». Voilà ce qu’il faut bien appeler un tour de force symphonique. En guise d’intro, Jimmy se pose sur le vent pour aller planer, il croise des contre-vents dignes de MacArthur Park. C’est tout simplement vertigineux de beauté. À l’instar de Burt, Jimmy pourrait bien être l’un des rois du Beautiful Song System. Ce cut est franchement exceptionnel de grandeur épique. Il faut aussi écouter «Lady Fits Her Blue Jeans», un cut si sensible qu’il paraît anglais. Jimmy adore faire trembler sa petite glotte. Sacré Jimmy ! On attend qu’il revienne faire un saut à MacArthur Park. C’est là qu’on l’aime. On the way to Phoenix aussi. «Crying In My Sleep» vaut pour une belle pop attachante, teintée de vieux relents de «Mandoline Wind». Qui y a pensé le premier ? Jimmy ou Rod The Mod ? Il semblerait que ce soit Rod. Encore de la petite pop exemplaire avec «It’s A Sin». On y note la présence d’une réelle puissance, le pathos y pèse une tonne. Jimmy ne lâche rien, surtout pas la rampe. Et quand on écoute «Alyce Blue Gown», on réalise que cette pop reste vivante de bout en bout, aussi animée, joyeuse et fourmillante qu’une rue commerçante un jour de printemps. Jimmy travaille sa viande avec la pugnacité d’un artiste classique de la Renaissance.

On retrouve le fantastique «PF Sloan» sur El Mirage paru en 1977 - I’ve been seeking PF Sloan/ But no one knows where he has gone - C’est très inspiré, en tous les cas, l’hommage palpite de magie pure - The last time I saw PF Sloan/ He was summer burned and winter blow/ He turned the corner all alone/ But he continued singing - L’autre gros cut de l’album s’appelle «The Highwayman». Jimmy raconte l’histoire d’un mec qui travaillait sur un barrage du Colorado, mais il a glissé dans le béton qui l’a englouti, mais il est still around - But I will remain/ And I’ll be back again - Jimmy retrouve la trace du highwayman dans le couplet suivant : il a été pendu en 25 - But I’m still alive - Oui, c’est l’histoire d’un esprit survivant. Fantastique ! Son «Mixed-up Guy» se veut poppy mais aussi très entraînant. C’est un brin diskö, mais à la Webb, limite good time music. On pourrait même parler de musique des jours heureux, hélas révolus. On a aussi un cut qui monte comme la marée de la Rance : «Moment In A Shadow» - I lived and died agian/ Then I saw you - Sacré pâté de pathos ! En B, Jimmy nous projette dans son errance platonique avec «When The Universes Are». Il va de bar en bar, to the next whisky bar. Et on retrouve un brin de puissance orchestrale dans «The Moon Is A Harsh Mistress».

Paru en 1982, Angel Heart se situe à un très haut niveau composital. Le hit de l’album s’appelle «In Cars». Il flotte dans l’air chaud de Californie - Restaurant mobile/ Two behind the wheel - C’est un hymne à l’automobile digne de ceux imaginés par Chuck Berry - Everything was warm/ What a perfect form/ Underneath the stars - Magie pure. Le morceau qui ouvre le bal de l’A sonne comme un hit pop parfait. S’ensuit un «God’s Gift» de dimension océanique, très pianoté et chanté au soupir angélique. Si Jimmy n’avait pas la tête d’un ange, on le soupçonnerait d’être un démon. Dans «One Of The Few», il rend un superbe hommage à une femme, honest, courageous and true - Et il en profite pour dire tout le mal qu’il pense des hommes - You know about man/ His own jailor/ Selfish and so unkind/ Trapped in his frightened mind/ Blind he heads the blind (tu connais les hommes, qui s’enferment dans leurs propres prisons, qui ne pensent qu’à leur gueule, qui sont des aveugles parmi les aveugles) - Dans «Work For A Dollar», il se souvient de ce que lui disait sa mère - You gotta work for a dollar/ To earn a dime, Jimmy - C’est sombre et basé sur l’expérience de la vie. Et donc captivant. L’«His World» qui ouvre le bal de la B rend hommage à un rocker, qui, on ne sait pas, c’est assez rock FM, mais on sent la patte de Jimmy Webb. Il faut aussi écouter le «Old Wing Mouth» de fin de B car Jimmy y balance des choses intéressantes, du style The devil will be leased upon the earth again/ Material possessions are the road to hell - Il y dénonce tout simplement le fléau des temps modernes, le matérialisme.

C’est Linda Ronstadt qui produit Suspending Disbelief. Jimmy considère cet album comme l’un de ses meilleurs. C’est là qu’on trouve l’excellent «Elvis And Me». Il y raconte sa rencontre avec Elvis dans un hôtel de Vegas. Elvis l’appelle par son nom, alors Jimmy Webb se sent devenu important. Lors du show, Elvis lui glisse un mot : «Come backstage». Quelle épopée ! Jimmy Webb en fait un chef-d’œuvre - Me & El/ It was just like this - L’autre hit du disk s’appelle «I Will Arise», un essai de gospel batch qu’il transforme en batch explosif. On l’entend jouer du piano dans la ferveur. Lui seul est capable de lever un tel levain. Quel envol ! On l’entend chanter «I Don’t Know How To Love You Anymore» au profond du menton comme Richard Harris, mais il ne dispose pas de la même ampleur. Mais on note que l’indéniable emprise de Jimmy Webb tiendra jusqu’à la fin des temps. Sur pas mal de cuts, on bâille aux corneilles et «Friends To Burn» nous fait douter de son intégrité. Mais comme il est okie, il ne renonce jamais. Il pianote sa voie à travers la pop. Regain d’espoir avec «Postcard From Paris», joliment articulé par des chœurs féminins. Il voit les amoureux marcher sur les Champs Elysées et il pense à sa poule qui n’est pas venue. Jimmy Webb est un incurable romantique. Ce cut est tellement gorgé de romantisme qu’il en deviendrait presque beau. Au fond lui, Jimmy Webb ne se console pas de l’absence de cette pute.

Sur Ten Easy Pieces paru en 1996, il pianote tous ses grands hits, à commencer par «Galveston». Il s’adore le nombril et il a raison. Il pianote aussi «Highway Man» à outrance. Il ne chante que par décret. Il se fend d’une belle intro pour «Wichita Lineman» - I am a lineman for the country - Il chante à l’octave de son Americana, alors c’est fatalement bon. Une guitare nylon le challenge et on bascule très vite dans la beauté pure. Sa version de Phoenix ne vaut pas celle d’Isaac, bien sûr, il opte pour l’attaque mélodique exceptionnelle de caus’ I left that girl too many times before. Quelle belle évanescence ! Il crie son truc et revient miraculeusement à la raison. Il amène «Didn’t We» aux notes de piano superbes et passe au rêve chaviré. Il semble se prélasser dans sa légende, il parvient parfois à chanter avec autant de gusto que Richard Harris. Ce cut est d’une indéniable perfection. Et il va bien sûr finir avec «MacArthur Park». Dès qu’il pianote l’intro, on sait qu’on y est. C’est l’une des aventures symphoniques les plus importantes du siècle passé. Jimmy Webb chante au mou du genou et monte son again oh no comme il peut. Il joue la carte de la sobriété. Il grimpe tout à la seule force du piano, il faut voir le travail. Ça melte in the dark et il s’en va exploser son again oh no. Même s’il réussit à en faire une stupéfiante interprétation, celle de Richard Harris reste nettement supérieure.

Paru en 2005, Twilight Of The Renegades est la Bande Originale d’un film. On y trouve un fantastique hommage à Paul Gauguin, «Paul Gauguin In The South Seas» - So he took the train down to Marseilles/ And went searching for PARADISE - Et comme chacun le sait, ça se termine aux desolate Marquisas. Ce bel hommage devient mythique, comme par défaut. Son «Class Clown» sonne comme du Randy Newman, avec d’infinis développements. Il raconte l’histoire extraordinairement vivace d’un homme qui finit homeless, forcément. S’ensuit un «Spanish Radio» pianoté et chanté sur place, extrêmement orchestré et chargé de pointes de vitesse inespérées. Jimmy Webb sait créer l’événement. Il sait déclencher les foudres de barbarie. Mais sur d’autres cuts, on s’emmerde comme un rat mort, comme le disait si joliment le Professeur Choron. Il finit avec un «Driftwood» puissant, poussé par des vagues orchestrales surchargées qui finissent par convaincre le con vaincu.

Jimmy Webb rameute les Webb Brothers pour enregistrer Cottonwood Farm en 2009. Il se niche sur ce brillant album un chef-d’œuvre imprescriptible intitulé «Mercury’s In Retrograde». Jimmy Webb ramène la pop à la dimension du spectacle. Il a compris l’importance primordiale de l’ampleur. Alors chez lui, ça explose au coin du bois - Went drinking on a sunday/ Get out of bed on wednesaday - Quel shoot de pop grandiose ! Une fois encore, il parvient à se hisser au dessus de tout. Il tape aussi dans son vieux «Highwayman», belle pop d’Americana, cette histoire de barrage de Boulder, Colorado, but I’m still around - On note l’excellence de la grande ampleur atmosphérique. D’autant plus adaptée qu’il s’agit d’une histoire de fantôme. Le morceau titre sonne comme un balladif à la dérive insidieuse qui semble s’étendre à l’infini. Douze minutes, c’est le temps qu’il faut à Jimmy Webb pour s’étendre à l’infini. Il passe à la pop de ricochet avec «Bad Things Happen To Good People». Ce gros brouet de banjos et de cuivres est d’une vivacité hors normes. Si vous cherchez la grande pop, elle est là. Jimmy Webb a pompé les trompettes chez les Beatles. C’est de la pop de cinémascope. Spectaculaire, voilà bien le mot. Il revient au vieux «If These Walls Could Speak», hit intimiste et imprenable, joué sur place, à coups de petites volutes enveloppantes. Jimmy Webb se vautre dans le confort familial. C’est atroce et grandiose à la fois.

Nouvel exercice de style avec Just Across The River paru en 2010 : c’est l’album des duos. Il reprend tous ses hits en duo avec des personnalités. Le plus spectaculaire est la version de «Galveston» avec Lucinda Williams. Pur jus d’Americana, elle ramène là-dedans toute sa féminité magique. C’est Billy Joel qui se tape «Wichita Lineman» d’une belle voix sensitive et Jackson Browne se tape «PF Sloan». Évidemment, Glen Campbell ramène sa fraise pour Phoenix et en comparaison d’Isaac, il fait un peu petite bite. Le hit du disk se trouve vers la fin : «Do What You Gotta Do». C’est un enchantement. Il fait ses relances à coups de You just do what you gotta do et il termine sur un acte de générosité : See me when you can.

On retrouve des duos sur Still Within The Sound Of My Voice paru en 2013, à commencer par le morceau titre qu’il chante avec Rumer. Assez paradisiaque car porté par un souffle orchestral. Ce duo sensible semble s’étendre à l’infini d’un éternel symphonique. Rumer chante merveilleusement bien. Quand on entre dans l’univers de Jimmy Webb, il faut s’armer d’adjectifs. Rumer se veut sourde et profonde. On entend David Crosby et Graham Nash dans «If These Walls Could Speak» et Joe Cocker dans «The Moon’s Harsh Mistress». Difficile de rivaliser avec le géant de Sheffield. Quel shooter ! Jimmy Webb tape «Elvis & Me» avec les Jordanaires, évidemment. Ils nous smoothent bien l’affaire. Ils font les vents d’Ouest derrière le petit Jimmy. Et soudain, ils lâchent des clameurs dignes des Beach Boys. On note d’étranges participations comme celles de Carly Simon, d’America et de Kris Kristofferson (sur «Honey Come Back», ce vieux Kris qui a survécu dans Gates Of Heaven, aw Lord, ces rats d’éleveurs n’ont pas réussi à avoir sa peau). Par contre, le soufflé de «MacArthur Park» retombe un peu, car l’invité de marque Brian Wilson n’y fait que des chœurs trop discrets. L’again oh no ne monte pas. Il ne veut pas monter. Rien à faire. Brian Wilson se contente de faire des petits oooh-oooh. Le pont orchestral de la version originale est joué à coups d’acou. Dommage que le pauvre Jimmy Webb ne puisse pas monter son again oh no là-haut sur la montagne.

Signé : Cazengler, Jimmy wesch

Jimmy Webb. Jim Webb Sings Jim Web. Epic 1968

Jimmy Webb. Words And Music. Reprise Records 1970

Jimmy Webb. And So On. Reprise Records 1971

Jimmy Webb. Letters. Reprise Records 1972

Jimmy Webb. The Naked Ape. Playboy Records 1973

Jimmy Webb. Land’s End. Asylum Records 1974

Jimmy Webb. El Mirage. Atlantic 1977

Jimmy Webb. Angel Heart. Columbia 1982

Jimmy Webb. Suspending Disbelief. Elektra 1993

Jimmy Webb. Ten Easy Pieces. EMI 1996

Jimmy Webb. Twilight Of The Renegades. Sanctuary Records 2005

Jimmy Webb & the Webb Brothers. Cottonwood Farm. Proper Records 2009

Jimmy Webb. Just Across The River. Victor 2010

Jimmy Webb. Still Within The Sound Of My Voice. eOne 2013

Bill Kopp. Do What You Gotta Do. Record Collector #468 - July 2017

Dave Dimartino. The Mojo Interview. Mojo #287 - October 2017

Jimmy Webb. The Cake And The Rain. St Martin Press 2017

14 / 12 / 2018MONTREUIL

LA COMEDIA

CRASHBIRDS / TONY MARLOW

ALICIA FIORUCCI

La Comedia renaît de ses cendres peu à peu, les premiers travaux ont commencé, l'insonorisation des sas se précise, et les concerts redémarrent, doucement mais sûrement, déjà deux gigues festives ( vendredi et samedi ) pour terminer cette semaine, ce soir du beau monde les cui-cui qui ont déserté leur nid pour nous donner aubade et Tony le matou marlou à la guitare qui miaule, une affiche de rêve. Que voudriez-vous de plus ? Arsenic dans le champagne, Alicia la panthère revenue exprès pour nous du pays des merveilles et des démons.

CRASHBIRDS

Ah ! Cette cloche de vache qui tape sans fin afin de rappeler au troupeau qu'il est temps de quitter les paisibles pâturages pour les abattoirs sanglants, c'est tout les Crashbirds !

Ce qu'il y a de terrible avec les Crashbirds c'est que vous ne pouvez pas vous en déprendre, vous emportent avec eux dès la première note, vous ne vous méfiez pas, ne sont que deux, semblent tout doux, tout tranquillous, occupés de leurs guitares, Pierre Lehoulier qui martèle consciencieusement le rythme du pied droit sur ses crashboxes artisanales, Delphine toute belle dans la pluie rousse de sa chevelure au micro. Vous leur donneriez le petit Jésus en personne, d'ailleurs ils commencent avec My Personnal Jesus, semblent vous donner raison, mais à la troisième mesure vous vous apercevez que ça ne sonne pas très catholique, vous vous êtes faits avoir, vous voici dans le deep south, à manipuler les crotales et à réciter les patenôtres de l'évangile du serpent. Ici l'on ne communie pas avec le sang vivifiant du christ mais avec le venin des reptiles. Se hâtent de vous confirmer cette impression cauchemardesque avec Rollin' To The South, trop tard, le vieux blues and roll cradingue vous emprisonne dans les mailles de son filet mortel.

L'on n'écoute pas les Crashbirds, on les suit, subjugués. Pierre est à l'entrée du labyrinthe infernal. L'est assis sur son tabouret comme la pythie de Delphes sur son trépied, les émanations délétères émanent de sa guitare, rien de plus simple que le couloir du blues, file tout droit dans des méandres marécageux peuplés d'alligators affamés, au bout de trois circonvolutions reptiliennes, vous ne savez plus où vous êtes, mais la rythmique cadencée des crashboxes vous pousse en avant. C'est sur ce balancement infini que se greffe la trame hypnotique de la guitare, Lehoulier ne sacrifie jamais le coq voodooïque d'un seul coup tranchant de coutelas, préfère lui arracher, un par un des lambeaux de carne, car tant qu'il y a de la vie, palpite encore et encore la communion de la souffrance, la mort n'est qu'un repos immérité. Les Crashbirds sont des vautours qui se nourrissent du cadavre des vivants zombiiques que nous sommes. Faut voir ces remontées de manche de Pierre, le pousse en avant, comme s'il voulait s'en défaire, l'arracher de sa chair, et la note finale se prolonge telle la hampe vibrante de la flèche plantée en cœur de cible. Et le public atteint en son être crie, trépide et trépigne de joie sous ce coup de poinçon infernal.

Mais ce n'est pas tout. C'est comme le poème de Parménide, les Crashbirds offrent deux chemins, l'un qui grimpe vers l'extase et l'autre qui descend dans le royaume des ombres. Delphine Viane, souriante et sereine, mais sa voix scalpe et tranche la lumière. Toute droite, vestale sacrée qui entretient les cendres des autels du blues. Un timbre implacable, d'une clarté absolue, qui s'abat en lame de guillotine sur vos dernières illusions. Enonciation des prophéties du désastre assuré. Aucune pitié, aucune rémission, aucune consolation. Crudité et nudité des sentences. Stupidity and Week End Lobotomy au programme. Sa guitare ajoute des éclairs d'airains incisifs et des éclats de bronze primitifs aux litanies tumultueuses du blues.

Vous reprendrez bien un peu de sucre du désespoir dans votre rage, insinue-t-elle par son seul sourire. Et les Crashbirds vous emmènent en procession dans un monde ou le bleu d'outremort se confond avec le noir serpentaire originel. La musique des Crashbirds sonne comme une liturgie païenne désespérée dans les culs-de-sacs de notre modernité. Un set de toute beauté, qui vous prend à la gorge, nœud d'angoisse et catharsis souveraine. Un groupe essentiel. Qui a tout compris. Diamant noir. Diamant blues. Ode sonique et péan funèbre aux Europeans Slaves. La lave ravageuse de l'énergie qui bouillonne sous la croûte noircie des illusions perdues. L'incandescence écarlate de la révolte en gestation. Applaudissements nourris d'un public conquis...

TONY MARLOW

Avez-vous déjà entendu la plainte en contre-rut des matous énamourés en pleine nuit sous la pâleur insidieuse de la lune ? Cela vous remplit l'espace nocturne à des kilomètres à la ronde. Stridences faméliques et rugissements somptuaires se succèdent. Une symphonie catacombique qui agit comme un détergent sur votre âme. Ne sont que trois, mais ils vous alignent toutes les cartes biseautées du rock'n'roll en moins de deux. Tout de suite, Tony vous boulonne le guidon au plus haut, chopper à la runnin'death, et c'est parti pour un Rendez-vous d' amour et de haine à l'Ace Cafe. Un instrumental, rien de pire pour vous faire vrombir une guitare. D'autant plus que Fred et Amine n'ont aucune envie de voyager sur la selle arrière. Fred vous file trois coups de semonce à vous brûler les sangs. Z'avez l'impression qu'il cogne sur votre peau, vous ne vous y attendiez pas, trompe bien son monde avec ses yeux clairs et son auréole de cheveux blancs, l'allure d'un sage, une frappe de voyou, qui court au baston, une bate de base-ball dans chaque main. J'ai le regret de vous l'annoncer Amine ne vaut guère mieux, un enragé, l'a dû se tromper de soir, l'a cru que c'était son jour d'entraînement de boxe, je vous raconte pas ce qu'elle a pris la big mama, elle a tonné toute la soirée, en plus parfois il s'énervait grave, vous aviez presque envie de la lui retirer des mains, elle a barri comme un troupeau d'éléphants de mer. Vous dîtes que le Marlow, un demi-siècle à bastonner sur toutes les scènes d'Europe, il leur a conseillé d'y aller tout doux, mollo sur le chamarlow qu'il leur a crié, point du tout, un incendiaire, un jusqu'auboutiste, un sicaire du rock'n'roll, sa guitare a carillonné à toute blinde sans repos. Un son monstrueux, genre symphonie fantastique ou concerto tonitruant à elle toute seule. Une épaisseur sonique confondante, avec les deux autres mousquetaires qui vous filaient des coups de bélier à effondrer les murs les plus épais des citadelles les plus inaccessibles, je vous parle pas du ramdam et la folie collective qui s'est emparée de la foule.

En plus Tony, il a l'aisance et l'innocence diabolique du chat qui vient d'avaler tout cru le canari, les plumes dépassent encore de sa bouche, il s'en vient ronronner sur vos genoux. L'est tout juste sorti d'un riff monstrueux, qu'il se tourne vers vous et que d'un doigts fragile comme un pétale de coquelicot il vous isole une toute petite note toute mignonnette et gentillette, alors qu'il est en train de préparer une explosion nucléaire de son autre main, et les deux acolytes qui s'étaient arrêtés afin que vous puissiez vous extasier sur la corolle tremblotante de la première perce-neige du printemps vous font illico déferler une tempête d'équinoxe dans les oreilles.

Le grand jeu. Tony revisite son répertoire. Nous emmène bricoler dans le garage de la voisine, mais quoi qu'il en dise, l'est beaucoup plus vicieusement rock'n'roll que sainte n'y touche troubadour. Chante en français, velours du timbre et griffe acérée du cachet faisant foi de veau sanguinolent. Qui a dit que le rock'n'roll français se chantait en français ? Tony, nous en administre la preuve avec, in his original language, Jumpin' Jack Flash. Une version démente à la démonte-pneu, et l'Amine qui mine de rien vous fait oublier qu'il joue sur une contrebasse, vous imaginez la parade, s'est branché dans sa tête sur le balancement de guingois et primal de Charlie Watts, et tangue la galère avec Fred qui cloque et disloque les œufs à la coque, ça cogne à bâbord. Mais le trio infernal nous ménagera en cours du set encore quelques surprises. Un Born to be Wild, empli de hargne et de fureur, et la big mama qui se met au heavy metal comme si elle avait été fabriquée spécialement pour ce genre de music. Le coup de grâce viendra de l'injun fender, le Purple Haze d'Hendrix, la guitare claire de Tony se gorge de sang noir et sauvage. Et à certaines découpes du morceau, z'avez l'impression d'entendre Cream jouer. Tout ça, avec un trio de base rockabilly, Tony et ses sbires nous esbrouffent.

Mais cela ce n'est rien. Tony est en grande forme, il a la guitare qui flambe, nous strombolise d'une manière des plus éruptives un Stumble démoniaque et nous restituera sur le final, The Missing Link que les savants du monde entier recherchent au travers de toute la planète alors qu'il se trouve dans la guitare de Tony Marlow. La salle est en ébullition, mais Tony ouvre la cage aux fauves...

ALICIA FIORUCCI

T-shirt noir, pantalon léopard, cheveux bruns mi-longs, corps gracile de gamine perverse, Alicia Fiorucci, est sur scène, telle le désir qui court en votre sang et mène le monde en sa perdition, même pas le temps, souffle coupé d'une telle présence, d'appréhender sa silhouette en votre regard qu'elle entonne Breathless. A la crazy jerry louve affamée, une version ardente et enfiévrée, mines obliques et poses osées, la flamboyance rock'n'roll dans toute sa splendeur, cette manière d'arrêter deux doigts d'innocence de pétroleuse au bas du pubis, qui font signe, délicieusement fille, offrande et refus, les guys derrière qui brûlent la rythmique et la guitare de Tony qui ponctue le chaos. Pas de temps à perdre, Alicia vous envoie les uppercuts de Johnny Got a Boom Boom, à fond la caisse pour Fred, au fond de la mine d'or des dérapages incontrôlées pour Amine, la guitare de Tony en apnée sauvage. Termine sur I Fought the Law repris en chœur par l'assistance en délire, le micro obséquieux s'égare dans l'entrecuisse et tous les rêves du rock'n'roll s'envolent comme nuées d'oiseaux prédateurs des cerveaux en ébullition des gals and boys sous pression qui tanguent vertigineusement. Trois versions à l'arrache-sexe, que du bonheur !

Elle reviendra pour le rappel, la diablesse en personne d'abord, une mignardise vicieuse comme vous n'en avez jamais imaginé, avec les trémolos de guitare de Tony qui s'enfoncent comme les épingles dans les seins de la servante aux premières lignes de l'Aphrodite de Pierre Louÿs, et puis sur I Need A Man, un fanatique enthousiasmé n'hésitera pas à se prosterner pour que la lanière de la ceinture de Maîtresse Alicia ne fouette pas l'air en vain et trouve consentement fulgurant. Alicia la délicieuse, Alicia la délictueuse, descend de scène en toute simplicité, heureux ceux qui ont aperçu l'éclair de satisfaction illuminer fugitivement ses yeux verts de panthère. Rock'n'roll Princess for ever.

DERNIERS K.O.

Mais ce n'est qu'un début, continuons le combat. Tony nous profile deux morceaux des Stray Cats, en ombre chinoise, sur les pentes glissantes des toits enneigés, puis en hommage à Johnny Thunders, l'inimitable, You Can't Put Your Arms Around A Memory, parce que les rockers n'oublient jamais, et l'on plonge tout droit dans une transe collective, Tony couché par terre, avec rappels en rallonge, deux Creedence, Delphine Viane menant la charge royale sur Proud Mary, une dernière attaque du train de Johnny Burnette, l'on pense qu'il n'y aura pas de survivant, mais Tony nous offre un premier cadeau de Noël, rien de moins que Le Cuir et le Baston, toute une partie de la jeunesse éternelle du rock'n'roll.

Pleuvent les mercis et les embrassades. Tony Marlow félicité et courtisé comme la Duchesse de Guermantes dans la Recherche du Rock'n'roll perdu, enfin retrouvé.

Une soirée de rêve. Viva La Comedia !

Salut spécial à Mimile Rock et David Costa.

Damie Chad.

BLACK

BUSTY

( Naïve / 2012 )

J'aime Busty. Evidemment c'est un fantôme. Dans la vie courante, pas du tout intéressante, elle se nomme Laure Catherine, elle est romancière. Mais Busty c'est une autre dimension. Elles est journaliste à Rock & Folk, l'a beaucoup écrit sur Peter Doherty, personnage un peu trop pathétique à mon goût, et surtout Groupies paru chez Scali en 2007, du coup je la considère en notre pays comme la Simone Beauvoir du rock. A cette nuance près, qu'elle écrit mieux et qu'elle raconte des profils de femme moins nœud-nœud que la Simone Bavoir comme l'appelait Céline.

Belle couverture – concept graphique de Marianne Ratier - mais qui trahit quelque peu l'obscure noirceur du titre. Je ne vous apprendrai donc rien en vous disant que l'héroïne du bouquin s'appelle Amy Winehouse. Pas une biographie. Plutôt une intro-spectographie. Busty a sorti le grand jeu. S'est immiscée à l'intérieur du sujet. Le rock et le vaudou ont toujours fait bon ménage. Dans quelques temps, la science-no-fiction nous aura concocté un mini-appareil que l'on transportera au fond de notre poche et qui nous permettra de saisir les pensées des individus qui passeront dans notre champ de vision. Bonsoir l'intimité ! Busty a donc décidé de remplacer cette future invention, de se glisser dans la peau ( ici très tatouée ) d'Amy, de s'installer dans la chambre forte de son cerveau – un véritable cerviol – et d'en prendre les commandes. Est-ce Amy qui cauchemarde devant nous, ou Busty qui rêve qu'elle est Amy. Quoi qu'il en soit dans la série faisons Amy-Amy, vous ne trouverez pas mieux.

Une sacrée gageure d'écrivain. Quatre cents pages, et vous ne vous ennuyez pas une seconde. Perso, je répugne à me pencher sur moi-même. Au début l'on se prend pour Victor Hugo à l'écoute de la bouche d'ombre. L'on est sûr que le gouffre est peuplé de monstres effroyables. La psychanalyse vous promet des monts et merveilles. Les gogos y laissent au minimum une centaine d'euros par semaines. Payent pour scruter au fond d'eux-mêmes la fripouille métaphysique qu'ils espèrent être. Vous désirez voir le léviathan et vous n'apercevez que trois ou quatre têtards qui barbotent dans un marigot en voie avancée d'assèchement. Vous voudriez être sûrs qu'au fond de vous-mêmes vous avez l'étoffe d'un serial-killer alors que vous n'avez même pas réussi à tuer votre père ni même à violer votre mère. Vous espériez du grandiose, une super production, du Lawrence d'Arabie à la puissance 1000, et vous n'avez droit qu'à un scénario insipide d'un couple qui se déchire dans un deux-pièces-cuisine.

Quand on est déçu par soi-même, l'on cherche à se remonter le moral, certains – par exemple Amy Winehouse – sortent du lot, elle chante à merveille, elle exprime trop bien et trop justement notre insatisfaction, pour ne pas posséder une sensibilité extraordinaire et une personnalité hors du commun. Busty dégonfle la mandragore. Un gros problème, l'Amy, un truc qu'elle ne parviendra pas à surmonter. Très simple, très commun. Ordinaire. Pas de quoi en faire une montagne. Alors elle en creuse un grand trou pour s'y enterrer tout au fond. Le divorce de ses parents. A peine une craquelure, une fissure. Un effondrement pour Amy. L'enfant ne l'admettra jamais. Marquée au fer rouge. Ferait mieux de remballer au fond de sa poche et le mouchoir par-dessus. Bien enfoncé. Mais non la brisure est là, se transformera en faille. Et il faut vivre faille que faille !

Le psy de service vous parlera de souffrance, de douleur. Vous conseillera de faire votre deuil. Le leurre du deuil, il est de Bonnefoy, ne l'écoutez pas il n'est pas poëte. Mais non, le pire pour Amy c'est que ça ne fait pas mal, pas tant que cela, qu'elle a survécu, ce n'est pas allo-maman-bobo mais hello-papa-je-m'emmerde. La vie a perdu son relief. Waterloo morne plaine. Morne peine. Heureusement qu'il y a des dérivatifs, l'adolescence, l'alcool, le sexe, la musique. Le plus excitant des ces quatre chevaliers de l'apocalypse c'est le premier. L'ado en a plein le dos, mais au moins, on découvre, on essaie, on teste, on tente. Les résultats ne sont pas souvent au-rendez-vous mais tant qu'il y a de l'espoir il y a de la vie. Le plus terrible c'est que ça passe. En règle générale on rentre dans la grisaille de la vie.

Gros problème pour Amy. C'est la vie en rose qui s'offre à elle. Elle enregistre un disque, l'est parvenue à faire ce qui lui plaît, ce pour quoi elle se sentait la mieux douée, l'en est toute fière, mais le banco sera la deuxième galette. Un raz-d-marée. Qui ravit tout le monde. Le populo et le peuple du rock. Peut enfin vivre comme elle l'aime, des chignons plus haut que la tour Eiffel, des tatouages plus voyants qu'une exposition de Picasso. Un véritable conte de fées. Et en plus, l'incroyable arrive. Le prince charmant en personne. Au moyen-âge on l'aurait identifié tout de suite comme le félon, le prince noir, facile son nom est un véritable panneau publicitaire : Blake.

Blake, le grand amour, celui qui lui fait le mieux l'amour. Avec lui, Amy se sent bien. L'ennui s'est enfui et avec lui ce qui succède à l'ennui : l'angoisse. Pas tout à fait. Mais pour le moment Amy n'y fait pas gaffe. L'est tout beau, le tout nouveau. L'aime rire, s'amuser et les excitants. Un merveilleux programme. Un menu uniquement composé de desserts. Et de désert, parce que c'est comme dans la chanson de Téléphone, il s'en va avec la belle au bois dormant. Une blondinette toute mignonnette. L'Amy l'est une brunette un peu maigriotte et les goûts et les couleurs ne se discutent pas.

L'as de cœur s'est fait la belle et Amy réagit mal. L'est devenue addict : alcool, crack, héro... de la camelote. Ce n'est pas le plus grave. Amy est avant tout addict de Blake. L'a dans la peau, ne peut pas se le sortir de la tête. Est incapable d'extirper la bête. Un alien au sourire enjôleur. N'est pas naïve non plus. Connaît tous ses défauts. L'est un menteur, ne suit que ses envies. Quand il ira en prison, elle jouera le rôle de veuve éplorée, quand ils se marieront elle saura que l'embellie sera passagère, quand il reviendra elle ne sera pas dupe de son prochain départ, il la trompe, pour lui la vie est ainsi, il l'aime bien mais point trop n'en faut. S'expulsera tout seul de sa vie mais jamais de ses pensées. A part que l'on vit ce que l'on pense...

S'il n'y avait que Blake ! Les autres pullulent, sa maison de disque qui couve sa poulette aux œufs d'or qui manifeste une sacrée tendance à refuser le poulailler, son père qui la surveille de près, qui s'inquiète de son état dépressif et addictif qui va croissant, les fans et les inconnus qui lui demandent des autographes dès qu'elle a le nez dehors, les paparazzis qui montent la garde devant sa porte... La gloire et l'argent apportent aussi quelques désagréments, le sentiment de perdre sa liberté, d'être prise dans un faisceau d'obligations de plus en plus contraignantes, et contradictoirement la facilité de faire ce que l'on veut, de se procurer sans danger tout produit illicite, et surtout de semer le scandale à chaque apparition publique, on lui pardonne tout parce qu'elle est Amy, on lui reproche tout parce qu'elle est Amy, allez vous dépatouiller avec ces nœuds coulants.

Le coup de grâce viendra de Blake, fera un enfant avec une autre. Elle qui avait tant rêvé de la petite maison, du petit mari et de l'élevage de gamins, une midinette au fond du cœur, pour un peu on pleurerait, mais non, c'est cette vie de cloportes qu'elle a fuie, pas assez excitante. Ennuyeuse, angoissante. Et le cycle de l'impossibilité tourne en boucles. Et vous suivez Busty comme le chien court après son os. En plus vous connaissez la fin, tant pis vous irez jusqu'au bout de l'enfer. A part que les fournaises du diable ne vous réchauffent guère, Amy tourne en rond, et Busty vous mène rondement l'affaire. Les vingt-sept années de déréliction d'Amy sont beaucoup plus jouissives que les vingt-quatre heures de l'Ulysse de Joyce – le projet d'écriture en est très voisin – l'autoroute se termine en cul-de-sac, le voyage au bout de la nuit finit en rase campagne dans le grand nulle part. Même pas mal. La petite fille s'endort au fond de son lit. Au fond d'elle-même. C'est toujours là qu'on est le mieux.

Damie Chad.

BURNING HOUSE : HOWLIN' JAWS

CLIP / LEO SCHREPEL

Encore une fois l'on mord à l'hameçon des Howlin Jaws. Viennent de sortir un nouveau clip sur le deuxième morceau de leur Ep : Burning House. Ne faites pas les blasés, un clip de plus ou de moins dans la flopée myriadique qui sort chaque jour, pas de quoi révolutionner le monde. Sûr, mais les Howlin' ils les peaufinent leurs clips, nous en avons déjà kroniqués quelques uns, mais là ils ont passé la main à Leo Schrepel. Un pro. C'est simple : z'ont tapé dans l'esthétique. Le truc où vous n'avez droit qu'à la réussite. Toutefois rappelons avant que vous ne vous précipitiez dessus que Burning House malgré son titre qui vous promet la maison dévorée de flammes aussi hautes que la tour Eiffel, c'est plutôt le feu qui couve sous la braise, le snake sans fin qui rampe en prenant son temps.

Voilà j'ai tout dit. A vous de voir. En fait il n'y a rien à voir. Schrepel ne se vous tombe dessus comme un schrapnel, vous vous attendez à un clip-catastrophe, style NC in flames, et à part une cigarette allumée, pas de quoi déranger les pompiers. Ne joue pas au pyromane le Schrepel, n'utilise pas les grands moyens. Même les Howlin' adorés, c'est à peine si leurs fantômes d'icônes vous sautent aux yeux, à peine entrevus, hop ils sont déjà partis. Manipulations d'images ou engrammes spermicieux, je vous laisse choisir. J'ai oublié de préciser, l'a blacklisté la couleur notre réalisateur. Oui c'est du noir et blanc. Peu porteur, peu commercial, pour les paillettes vous repasserez. Oui mais c'est beau et mystérieux comme du F. J. Ossang. L'on fait confiance aux regardeurs pour comprendre le scénario. Essayez d'être attentifs aux signes. A vous de construire l'histoire. Pour qu'elle ne soit pas trop moche, évitez qu'elle ne vous ressemble. Ça c'était pour le noir. Pour le blanc. Suivez la femme-fantôme, en l'occurrence Marie Colomb, avec elle vous découvrirez l'Amérique, toute blanche, toute blonde, mystérieuse et pulpeuse comme une fille-phantasme, peut-être vous accordera-t-elle un sourire dans la dentelle du lit qui s'abolit dans le poème de Mallarmé. De toutes les manières vous avez mieux à faire qu'à vous livrer à vos turpitudes masturbatoires. Regarder le clip une nouvelle fois par exemple. Faites gaffe le rock'n'roll rampe sur le plancher. Le serpent jawique du rock peut encore tuer. Morsure mortelle.

Damie Chad.

TREAT ME RIGHT / HI-TOMBS

( Hi-Tombs2014 )

Junior Marvel : lead vocal + rhythm guitar / Mike v Lierop : lead vocal + double bass / Fredo Minic : lead vocal + backing vocal / Henk v Lieshout : drums + backing vocal

Pochette minimaliste. Noir et blanc. Quatre hommes. Quatre musiciens, dans une pièce, devant le van pourrave, quatre silhouettes qui se profilent dans le haut d'un escalier. Sans concession, le rock dans sa force brute.

Lovin' man : Une voix rêche et un batterie qui bat le rappel, un solo de guitare qui éparpille les jonquilles, Marvin qui vous sourit du gosier, la guitare qui remet cela et la voix de Marvin qui cligne de l'oeil. Attention demoiselle. Pesée et emballée. Cela suffit. Rock rock : il y avait un soupçon d'ironique tendresse dans le titre précédent, mais maintenant c'est beaucoup plus méchant. Date on the corner : ce petit parfum de country, le gars s'approche de la fille, descend tout droit de la campagne, il sent un peu la vache, mais aussi beaucoup le sauvage. L'affaire est conclue en moins de trois minutes. Blue fire : les feux les plus dévastateurs sont souvent les plus sympathiques quand ils commencent, de jolies petites flammes bleues toutes tendres comme l'amour, nos rockers font les cacous, ne cédez pas à leur indolence, ils sont irrémédiablement des charmeurs dangereux. Gonna love you : une poussée de fièvre est signe de bonne santé. Vous troussent le jupon joliment, vous avez de ces émissions spermatiques de guitares des mieux envoyées, et derrière la basse bat la mesure comme la queue du chat qui s'apprête à bondir sur la souris. Prend son temps. C'est encore meilleur. Treat me right : un petit classique, c'est comme une fournée de jack derrière la glotte pour nettoyer les amygdales, les Hi-Tombs vous le font en compressé, ne vous laissent pas respirer une seconde. Vous barrent le chemin et vous forcent à les suivre. Fin brutale. Rock with me baby : un vieux bop des familles qui vous ramone la cheminée à la manière d'un hérisson géant. Beau travail syncopique de caisse claire et saupoudrage mortel de dégelées de guitare. Shake it up and move : un peu plus d'électricité n'a jamais tué personne, l'on resserre les écrous et la visseuse vous solidifie les os du crâne, y a quand même ce tambour qui tape sur votre tête et la voix qui vous démantibule les mandibules à vouloir l'imiter. Rock pretty mama : toujours aussi vite, mais encore plus dur, la pretty mama est maneuvrée à la barre à mine, ne s'en plaint pas si l'on en croit l'emballement jouissif des guys. Love crazy baby : rien à dire, l'amour les rend madurle, ils en rajoutent, un balancement des mieux venus, grande houle et force 10. As my heart is to you : petit tapotement joyeux au début mais la voix en urgence absolue comme si elle voulait bouffer le micro et la guitare qui vous hache le parmentier ne vous laisse jamais de doute. Du Buddy Holly survitaminé. You don't love me : mauvaise nouvelle, pas grave un des meilleurs morceaux du scud, pas de quoi se jeter par la fenêtre ou alors pour le plaisir de faire des loopings et aller se poser sur le toit du monde, manière de titiller l'ironie des situations les mieux venues. Green back dollar : qui résisterait à cette belle couleur verte. Derrière ils font des choeurs comme dans les années soixante mais bientôt vous avez l'impression que la guitare est en train de commettre un hod-up dans la banque d'à-côté. Ça a l'air de les émoustiller. Une véritable appropriation collective. Flat black cadillac : maintenant qu'ils se sont procurés le fric, ils ont la cadillac. Z'auraient pu tout de même apprendre à conduire, car ils roulent sur tout ce qui passe à leur portée. Un cruisin' dévastateur. Le summum du disque. Les oeufs cassés de l'omelette atomique. Crazy baby : suffit d'une fille pour mettre le feu aux poudres. Plus elles allument, plus le bâton de dynamite entre en turgescence. Une véritable profession de foi. Comme vous aimez vous le faire confirmer, vous remettez le disque au début.

Un rock sec et dur sans concession. Esprits mièvres s'abstenir. Une merveille. Supplément d'âme en fin de parcours, ils vous remettent un petit Treat Me Right, le même, mais en plus sauvage.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

FEUILLETON HEBDOMADAIRE

( … le lecteur y découvrira les héros des précédentes Chroniques Vulveuses

prêts à tout afin d'assurer la survie du rock'n'roll

en butte à de sombres menaces... )

EPISODE 12 : THE END

( finalo majestuoso )

Le président sortit une feuille de papier de sa poche et s'éclaircit la voix :

    • Hum, hum, voici la lettre que les parents des deux petites filles retenues en otage par les terrockristes nous demandent de lire : '' Aujourd'hui la France vit des heures terribles. Un groupe de terrockristes qui refusent de se rendre nous obligent à faire don à notre pays de nos deux petites filles, c'est l'âme déchirée que nous demandons à notre cher Président bien-aimé de faire feu sur ce nid de frelons et de félons. Nos deux petites filles sont perdues, leurs bourreaux les font boire et fumer, d'ici quelques heures nous n'osons pas penser à quoi ces brigands voudront les initier, nous les préférons mortes que vives et impures. Nous sommes sûrs que Dieu exige de nous cet ultime sacrifice. Lorsque celui-ci sera consumé, nous saurons que nos enfants chéris auront rejoint leur grande sœur, elle aussi assassinée en d'atroces circonstances, auprès de la Sainte Vierge. Pour nous, nous faisons vœu de nous retirer jusqu'au jour où notre bienfaiteur nous aura définitivement tous réunis, tout là-haut en la Sainte Demeure du Paradis, dans un monastère et de finir notre vie dans la prière et le silence. Au revoir et à bientôt mes chéries.''

A peine eut-il fini la lecture que la mine grave du Président s'éclaira d'un sourire jovial.

    • Voilà, c'est fini, encore quelques secondes et toute l'affaire sera terminée. Je compte jusqu'à trois et feu à volonté. Un... Deux... Deux et demi... Deux trois-quarts... tant pis pour eux, c'est bien fait pour vous... trois !

Rien, pas seul militaire ne pressa sur une quelconque gâchette. Manifestement la troupe refusait d'occire les têtes blondes. Le Président piqua une grosse colère. Une vraie, une ire de névropathe.

    • C'est bon puisque vous ne voulez pas, j'y vais tout seul.

Une demi-douzaine de gendarmes lui emboîta le pas, fusil-mitrailleur au poing. Mais dès qu'il fut à trois mètres, il se retourna et leur intima l'ordre de l'attendre jusqu'à ce qu'il revienne.

UNE VISITE ABRACADABRANTE

Nous l'attendions tous sereinement. Tout au fond dans l'arrière-cuisine les quatre Eric entreprenaient la confection de pizzas sous les avis rébarbatifs de Cruchette qui entendaient que les hommes mettent désormais la main à la pâte. Marie-Ange et Marie-Sophie assises à une table dessinaient avec application Molossa qui faisait la belle enchantée de leur servir de modèle. Alfred dictait à sa secrétaire qui le tapait frénétiquement sur son portable le contenu de son prochain article. Pour ma part je continuais la rédaction de mes Mémoires pendant que par-dessus mon épaule Claudine vérifiait mes fautes d'orthographe. Darky s'était paisiblement allongée sur le comptoir derrière lequel Popol, les deux mains sur les hanches, le sourire carnassier du petit commerçant sur les lèvres semblait attendre le client. Le Chef tirait sur son Coronado...

    • Agent Chad, ouvrez la porte s'il vous plaît, un visiteur de marque nous arrive !

    • Ah ! Ah ! Je vois que l'on commence à me marquer du respect l'on m'ouvre le portillon lorsque je veux rentrer ! Trop tard, vous allez tous mourir. Ma garde personnelle de gendarmes m'a promis de m'être fidèles jusqu'à la mort même si j'appuyais sur la bombe atomique. Ils n'espèrent que mon ordre pour tirer. Toutefois, avant de leur donner ce plaisir je tiens à boire un verre de ce fameux Moonshine Polonais, dont tous mes collaborateurs me vantent le mérite. En tant que président je ne pouvais décemment tremper mes lèvres dans un alcool de contrebande, mais comme personne ne le saura, tavernier, versez-moi un verre de Moonshine et plus vite que cela.

    • Hélas, Monsieur le Président ces bois-sans-soif ont tout éclusé. Toutefois en cherchant bien, il me semble qu'il devrait en rester une bouteille dans la cave. La trappe sur votre gauche, Monsieur le Président ! Je vais vous la chercher !

    • Mais non, mais non, un peu d'exercice ne me fera pas de mal, j'y vais... Je suis sûr que vous tentez de m'embobiner, vous allez revenir avec du pipi de chat, je m'en charge !

Le Président releva la trappe, appuya sur le commutateur et entreprit de descendre les escaliers... l'on entendit ses pas décroître, une espèce de frôlement et puis plus rien... Le Président avait-il succombé à la tentation, ou dévoré par une soif ardente têtait-il goulument au goulot son litre de Moonshine... Sans doute avait-il un peu exagéré et avait-il l'alcool triste car des pleurs se firent entendre...

    • Beuh ! Beuh ! Beuh !

    • Quelle femmelette ! grogna Cruchette

    • Mais non, rétorqua Popol, c'est Nestor, Cruchette passe-moi le Nabuchonodosor, dans le placard de droite.

Nous étions tellement tenaillés par la curiosité que Cruchette en oublia de lui faire remarquer que si la femme est l'avenir de l'homme elle n'en est pas pour autant l'esclave. Popol nous conseilla de ne pas descendre avec lui, il s'assit tout en bas sur la deuxième marche et tout doucement comme l'on parle à un bébé de huit mois :

    • Totor, mon petit Totor, viens ici, je sais que tu as soif... une monstrueuse gueule noirâtre se posa sur les genoux de Popol, oh ! Le gros vilain, il a soif, il lui faut son biberon de Moonshine après son repas... durant cinq minutes l'on entendit le glouglou du nabuchonodosor qui se vidait... c'est Totor, l'alligator du cirque ZAVATIPAS, me l'ont refilé tout petit, d'abord je l'ai mis dans ma baignoire, puis à la cave c'est qu'il mesure sept mètres de long maintenant, il m'adore, et l'endroit lui plaît, ça y est c'est fini, laissons-le tranquille, il a sommeil.

Au bout de deux heures un gendarme vint frapper à la porte.

    • On ne voudrait pas déranger Monsieur le Président, mais ça fait cent quarante-sept minutes qu'il est avec vous ! Monsieur le Président ?

    • Vous savez dit Popol, il est sorti par derrière. Il y a une porte secrète qui donne dans une rue parallèle. Mais je vous en prie visitez la maison, regardez partout, n'oubliez pas la cave, je vous éclaire...

Les six pandores fouillèrent partout. Ils ne trouvèrent rien. Devant le café l'on commençait à trouver le temps long. Bientôt un escadron de gendarmerie inspecta la maison centimètre par centimètre. Ils allèrent jusqu'à retourner les pizzas... En vain. Les conseillers du Président couraient partout, dans le tumulte le Chef savourait un sourire énigmatique et ses Coronados... Sa sphinxitude finit par agacer les conseillers. Mais le Chef ne voulut révéler qu'aux caméras du Journal Télévisé ce qu'il savait :

- Notre Président bien-aimé est bien rentré chez Popol. Nous avons longuement discuté avec lui. Nous lui avons démontré que ses Services Secrets suivaient une fausse piste. Nos arguments furent si probatifs qu'il en conçut un grand dépit. Il a compris notre innocence, mais malade de honte de s'être laissé berner par des conseillers incapables, il nous a déclaré qu'il ne se sentait plus digne de gouverner notre pays. Pensez qu'il a été jusqu'à tuer une jeune artiste de grand talent pour récupérer une K7 qu'il avait prévu de faire écouter au grand public au JT afin que le pays se rende compte de l'inanité décadente des paroles. Il a reconnu que son geste était odieux. Que d'autres plus capables que moi prennent la relève, ce fut son dernier message, il m'a serré la main une dernière fois, s'est excusé de tous les divers déboires dont le Service Secret du Rock'n'roll avait eu par sa faute à pâtir et est sorti par la porte secrète de la rue de derrière, celle si bien camouflée en mur de ciment dont aucun voisin ne s'est jamais rendu compte de l'existence. Voilà, nous sommes face à une crise institutionnelle d'un genre nouveau qui mérite calme et méditation. Mes chers concitoyens prenez soin de vous, évitez le cancer, fumez des Coronados.

DERNIERES NOUVELLES

Les Swarts sont repartis, ils ont emmené Cruchette avec eux. Aux dernières nouvelles après avoir tenté de percer dans le punk hardcore, elle s'est reconvertie dans la restauration. Elle tient la plus grande pizzeria d'Oslo, une nouvelle formule, des pizzas de deux mètres de diamètres sont servies sur de grandes tables autour desquelles la clientèle s'assoit et papote gaiement. Le plus grand site de rencontres norvégien. Une unique boisson : le Moonshine Polonais, livrée directement par la Sarl ( Société à Responsabilité - très - Limitée ) Popol and Cie, qui exporte du Moonshine dans le monde entier et qui vient de rentrer au CAC 40. Les parents de Maie-Ange et de Marie-Sophie ont récupéré leurs filles à la condition expresse que Molossa soit invitée tous les dimanches. Faut reconnaître qu'ils ont fait des efforts, se sont mis à la page, le père fume des Coronados et la mère a remplacé les calmants par le Moonshine depuis elle voit la vie en rose bonbon et pourrit les gamines qui n'ont jamais été aussi heureuses. Claudine est retournée à ses études de médecine, elle ne veut plus de moi, elle dit que le soir je passe davantage de temps à rédiger mes Mémoires qu'à m'occuper d'elle. Bon prince, avant de la laisser tomber je lui ai expliqué pourquoi la douane et la gendarmerie n'avaient jamais attrapé Nestor.

    • Très simple, ma Claudinette, sous l'escalier tu trouveras un trou étroit qui n'a l'air de rien. C'est le passage de Nestor, s'y sent bien, il chasse les rats, tu sais sous la bonne ville de Provins, il existe des centaines de caves qui communiquent entre elles, de temps en temps par des soupiraux tu peux avoir accès à la Voulzie qui traverse la ville, plus des nappes phréatiques souterraines, la ville est bâtie sur des piliers de bois enfoncé dans un marécage. Un paradis pour un alligator, à côté les bayous de la Nouvelle Orleans c'est de la gnognote, un réseau inextricable de galeries, pour la petite histoire, la dernière trace du trésor des Templiers a été localisée sur Provins, depuis mystère, si tu veux chercher, l'on a recensé des ouvertures de certains boyaux plus ou moins effondrés à quarante kilomètres de la Cité....

Alfred est devenu rédacteur en chef. Le plus marrant c'est l'article qu'il avait rédigé lors de la mystérieuse disparition du Président. Sur les ronds-points et dans les grandes villes des millions de manifestants ont défilé en scandant : Lechef président ! Lechef président !

Quand je pense que j'ai failli devenir premier ministre et Molossa présidente de la SPA, mais le Chef est un sage, il a refusé quand il a appris que l'on ne pouvait pas fumer à l'Elysée. L'a toutefois été obligé de donner une nouvelle allocution officielle, dont je vous retranscris le début :

Chers Coronadoriens, Chères Coronadoriennes,

Je n'ignore pas que de partout des voix s'élèvent et m'engagent à prendre les rênes du pays. Je vous remercie, mais je ne suis qu'un soldat du Rock'n'roll. Tout ce que je peux vous promettre, c'est que vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, car à la tête du Service Secret du rock'n'roll, je veille. Tant que je serai vivant...

 

La déception populaire fut immense, il y eut des suicides collectifs, mais Le Chef tint bon, et bientôt tout se calma. Tiens je m'aperçois que pour une fois je ne parle pas de moi. Que suis-je devenu ? Je suis toujours l'agent Chad irremplaçable. Car si le Chef pense, moi j'agis telle la foudre. Il est vrai qu'après tout ces temps troublés la situation est devenue léthargique. Molossa dort sur mes pieds, je profite de ce calme – qui précède la tempête – pour recopier le premier chapitre de mes Mémoires. Je ne peux résister à vous en dévoiler la première page :

PREAMBULE O

( Scherzo Moderato )

CHEZ POPOL

Six heures du matin. Molossa trottine à mes côtés. Lecteurs ne soyez pas étonnés de cette heure matinale, les rockers ne dorment jamais. Je me dirige vers chez Popol, le seul café digne de ce nom sur Provins. Pensez que le verre de Jack est à deux euros et que Popol ne mégote pas sur la quantité, vous en verse des godets de 33 cl sans ciller. Vous connaissez mon désintéressement légendaire, je ne saurais m'attarder à de matérielles considérations si bassement économiques. D'ailleurs chez Popol, pour moi, tout est gratuit, ce serait insulter Popol que j'osasse lui tendre un centime.

( … )

Damie Chad.