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02/06/2021

KR'TNT ! 513 :PHIL SPECTOR / TOM RAPP / GRETA VAN FLEET / HOWLIN' JAWS / HEY DJAN / THE JAKE WALKERS / EEVA

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 513

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

03 / 06 / 2021

 

PHIL SPECTOR / TOM RAPP

GRETA VAN FLEET

HOWLIN' JAWS / HEY DJAN

THE JAKE WALKERS / EEVA

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Spectorculaire - Part Two - The rise

 

L’expression the rise and fall qu’on peut traduire en français pas la grandeur et la chute s’applique généralement aux empires, le rise and fall le plus connu étant celui de l’empire romain. Aussi étrange que ça puisse paraître, ce rise and fall s’applique aussi à Phil Spector. Sa trajectoire dans l’histoire du rock est aussi spectorculaire qu’unique. On le sait depuis soixante ans, depuis les hits faramineux des Ronettes et des Righteous Brothers, mais sa récente disparition met ce rise and fall carrément en orbite. Ce rise and fall nous échappe définitivement. Adieu rise and fall ! Pour éviter de se retrouver comme un con avec les bras ballants et la lippe pendante, on ressort les livres et les disques des étagères, histoire d’apprécier une dernière fois l’extraordinaire complexité de ce génie visionnaire que fut Phil Spector.

Des tas de cocos ont mis le nez dans cette histoire. Nous en retiendrons trois : Mark Ribowsky (He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman), Richard Williams (Phil Spector: Out Of His Head) et sans doute le plus pertinent, Mick Brown (Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector). Vu la densité de cette histoire, nous allons la découper en trois parties : ce Part Two survole the rise qui va jusqu’à «River Mountain High» (1966), un Part Three survolera the fall (les années de réclusion, les Beatles, les guns), puis un Part Four inspectera the ashes, autrement dit the legacy, que nous autres Français appelons l’héritage.

Les trois auteurs pré-cités s’accordent sur un fait : le personnage de Phil Spector qu’on peut aussi appeler Totor pour le mettre à l’aise offre trois facettes. Totor est à la fois un génie visionnaire, un excentrique et un sale mec. Ribowsky est celui qui s’attarde le plus sur le côté sale mec. Il ne rate pas une occasion de rappeler à quel point Totor savait indisposer. Le premier groupe que monte Totor s’appelle les Teddy Bears et la chanteuse s’appelle Annette Kleinbard. Un jour Annette se paie un car crash au volant de sa décapotable et se retrouve défigurée à l’hosto. Non seulement Totor ne lui rend pas visite, mais il déclare à qui veut l’entendre : «Dommage qu’elle ne soit pas morte.» En bon fouille-merde, Ribowsky va même déterrer l’histoire de «Spanish Harlem» que Totor aurait co-écrit avec une copine nommée Beverly Ross et dont il se serait attribué l’authoring, brisant le cœur de la pauvre Beverly. Totor se fait vite des ennemis : Jerry Wexler qui ne supporte pas son impudence et Lee Hazlewood qui ne peut pas le schmoquer, car Totor lui manque ouvertement de respect. C’est Lester Sill qui amène Totor dans le studio où bosse Hazlewood. Totor l’observe et lui pose des questions sur ses techniques d’enregistrement. Stan Ross observe le manège : «Lee was a country boy, et il faut comprendre les country boys pour bien s’entendre avec eux. Lee était le genre de mec qui rigolait le premier de sa vanne quand il en racontait une. Il pensait que Phil était complètement cinglé. They were like fire and ice. Très vite, Hazlewood a dit à Sill qu’il ne voulait plus voir Spector dans les parages.» Hazlewood : «I’m not gonna go in the same room with that little fart», qu’on traduirait en français par ‘cette petite merde puante’. Excédé de voir son associé Lester Sill passer du temps avec Totor, Lee Hazlewood rompt son association avec Sill. Totor se pointe aussitôt pour prendre sa place : «Now that Lee’s gone, I’m ready to step in». Ils montent un label ensemble, Philles, un mot composé des deux prénoms, Phil & Les. Totor a surtout besoin du carnet d’adresses de Lester Sill qui connaît beaucoup de monde, notamment à New York. Sill branche Totor sur Leiber & Stoller qu’il avait découverts lorsqu’ils démarraient en Californie. Leiber & Stoller vont accueillir et même adorer le jeune Totor jusqu’au jour où il les lâche pour continuer d’avancer. Lorsqu’il signe comme A&R chez Atlantic, Wexler lui file une avance sur l’année de 10.000 $ et bien sûr au bout de trois mois Totor se barre avec l’avance sans la rembourser, alors on imagine la gueule de Wexler, qui s’aperçoit en plus que Totor passait des coups de fils «long distance» sur le compte d’Atlantic, à une époque où ces appels coûtaient la peau des fesses. Toror devait se marrer comme un bossu à imaginer la hure de Wexler devant sa facture de téléphone.

Lorsqu’il est sous contrat avec Big Top, c’est-à-dire Hill & Range, Totor flashe sur un de leurs groupes, les Crystals, et se les garde pour Phillies, ce qui indispose John Bienstock. Eh oui, les Crystals étaient un groupe que Totor devait produire pour le compte de Big Top, mais il les a carrément barbotées, alors Bienstock s’est mis en pétard : «He was talented but he was a piece of shit.» Totor sale mec ? Ce n’est pas exactement ça. Lorsqu’il quitte Hill & Range en leur barbotant les Crystals, il sait très bien ce qu’il fait. Doc Pomus en rigole encore : «Il savait comment on jouait et il jouait pour de vrai. N’importe quel business man est ton copain jusqu’au moment où il a fini de pomper en toi tout ce qu’il a besoin de pomper. Phil les a roulés avant que ça ne soit eux qui le roulent.»

Comme l’a fait Atlantic, Liberty Records propose à Totor un job d’A&R avec une avance de 30 000 $. Totor empoche l’avance et se barre sans bien sûr rembourser l’avance. Tout le monde s’accorde pour dire que Totor n’aime pas les gens et qu’il treat people like shit. Même son protecteur Lester Sill ! Totor décide de s’en débarrasser pour continuer à avancer. Il le considère comme un parasite. Il veut avoir les mains libres et piloter le label à sa guise - Phil wants total power, total control - et pouf il se débarrasse de Lester pour 60 000 $. Lester est choqué, il est tellement écœuré qu’il préfère en finir - I just wanted the fuck out of there. Si je ne l’avais pas fait, je l’aurais buté - Lester n’a même pas pris d’avocat. Il dit juste à Totor d’envoyer le chèque. Mais il commet l’erreur de signer les papiers avant de recevoir le chèque. Bien sûr, le chèque n’arrive pas. Mais le pire est à venir : en janvier 1963, Totor emmène les Crystals en studio pour enregistrer «Let’s Dance The Screw Part 1 & 2» et le seul qui reçoit une copie du single, c’est bien sûr Lester Sill. Screw, c’est le slang pour dire baiser la gueule de quelqu’un. Sill : «C’était sa façon de me dire fuck you buddy.» Et puis bien sûr arrive l’épisode de la double vie : il baise Ronnie alors qu’il est encore marié avec Annette. Elle l’apprend et Totor lui répond que ça ne la regarde pas. Alors elle se barre. Puis c’est au tour de Ronnie de passer à la casserole. Ribowsky fait ses choux gras de l’épisode Ronnie Spector, stalinisée par un Totor atteint de jalousie maladive. Et puis bien sûr la litanie des guns. Ah les guns, que deviendrions-nous sans les guns ? Et des guns par ci et des guns par là, et zyva mon gun ! Et les bodyguards ! N’oublions pas les bodyguards. Il est essentiel de rappeler comme le fait Ribowsky qu’un soir, quatre mecs coincèrent le jeune Totor dans les gogues d’un bar et plutôt que de lui péter la gueule, ils lui pissèrent dessus tous les quatre. Totor en fut traumatisé à vie. D’où les guns et les bodyguards.

Plus appétissante est la facette excentrique. Totor dit un jour à Gene Pitney qu’il avait invité à déjeuner qu’on avait enfermé sa sœur dans un asile de fous et qu’elle était le seul membre de la famille qui fût saine. On imagine la terrine de Pitney. Un Totor qui fraîchement arrivé à New York porte une cape comme Zorro et trimballe une valise qui ne contient pas des drogues comme celle de Paul Rothchild ou trois bouteilles de Martini comme celle de Gene Vincent, mais un bout de pain, une brosse à cheveux, du papier et un crayon. Il marche comme Charlie Chaplin, fait trois pas en avant, un pas en arrière. La première fois que Doc Pomus rencontre Totor, son attitude lui semble tellement étrange qu’il se pose la question : est-il super-hip ou complètement taré ? Totor atteint le sommet de sa période excentrique lorsqu’il fréquente le sultan Ahmet Ertegun : il copie ses manières et exagère sa façon de parler. Chez lui à Los Angeles, il n’écoute que les opéras de Wagner. En 1999, il déclare à un journaliste : «Je suis l’une de ces personnes qui ne peuvent pas être heureuses et qui feront tout pour ne pas l’être. C’est réconfortant de penser que la santé mentale ne dépend pas du fait d’être heureux.» Il roule en Rolls avec une plaque PHIL-500 et sort en ville au bras de Nancy Sinatra.

C’est bien sûr la facette génie visionnaire qui monopolise le plus l’attention. Mick Brown affirme que Totor allait changer the face of pop music forever. C’est avec «River Deep Mountain High» que Ribowsky mesure le mieux le génie de Totor qui commence par rapatrier ses compositeurs favoris, Ellie Greenwich et Jeff Barry avec lesquels il était fâché depuis l’épisode «Chapel Of Love» paru sans son accord sur Red Bird. Alors ils composent tous les trois comme au temps des Ronettes et boom, Totor sort de sa manche un autre as : Tina Turner. Ribowsky : «Phil savait que c’était bon. Il avait le Wall et Tina allait tout magnifier, avec de la folie pyrotechnique. Il voyait ça comme une entité excentrique et commercialisable, une sorte de logarithme de Spector lui-même.» Après Bill Medley, Darlene Love et Ronnie, Totor avait Tina qu’il considérait comme le joyau de sa couronne. Puis Ribowsky entre dans le détail des cinq longues sessions d’enregistrement qu’il qualifie de gargantuesques, 21 musiciens et Jack Nitzsche, quatre guitaristes, quatre basses, tout le gratin du Wrecking Crew, jour et nuit, pour un montant de 22 000 $, ce qui à l’époque est considérable. Mais le public américain fait la sourde oreille.

Ribowsky rappelle aussi que tous les baby-boomers sont tombés sous le charme de cette pop incroyablement orchestrale et qu’à ce titre, Totor mérite le respect - N’oublions pas que les États-Unis avaient leur Mozart et son nom était Phil Spector - Pour situer ce niveau de légendarité gothique, Ribowsky va chercher les noms d’Howard Hughes et d’Orson Welles. Kenneth Tyrane ajoute les noms de Laurence Olivier, Marlon Brando et Roman Polanski, des self-made men. Son souci est de rappeler que Totor évolue dans la dimension supérieure des artistes, ceux qu’on qualifie d’artistes visionnaires. Ribowsky rappelle que le génie ne tombe pas du ciel. Totor est une brute de travail et il entraîne tout le monde dans son délire. Ceux qui morflent le plus sont les interprètes qui doivent attendre leur tour pendant des nuits et des jours. Totor est obsédé par deux choses : l’autonomie et le contrôle. Il veut le pouvoir absolu, même dans sa vie privée. Nick Cohn : «He was the first of the anarchist/pop-music millionaires.»

Totor hait le soleil et la plage. La Californie est le paradis des géants bronzés et athlétiques. Totor est petit, il a une vilaine peau, le menton fuyant et des yeux humides, il est l’outsider définitif. Il est déjà capable de maximes : «Vous comptez vos victoires au nombre d’ennemis que vous avez réussi à vous faire.» Mais il ne perd pas de vue son objectif : «Je savais que the real folk music of America was George Gershwin, Jerome Kern and Irving Berlin. Ces noms étaient plus grands que la musique. That’s what I wanted to be.» Leiber indique que Totor avait appris à jouer de la guitare avec Barney Kessel - That strong jazz-guitar discipline. He was very good - C’est avec les Paris Sisters qu’il crée une sorte de Los Angeles sound, un son qui prendra ensuite son ampleur commerciale avec les Mamas and The Papas qui n’étaient autres que des Teddy Bears améliorés avec des heavily arranged harmonies.

Sa fantastique progression illustre aussi la facette génie visionnaire : il débarque à New York pour bosser avec Leiber & Stoller, puis Ahmet Ertegun lui déroule le tapis rouge, alors le voilà chez Atlantic, mais il vise le pouvoir absolu et ça passe par Philles Records. Gene Pitney l’affirme : «Phil purely had design on creating his own little empire.» En 1962 et 1963, Totor envoie chaque mois un hit grimper au sommet des charts. Il passe ses nuits et ses jours en studio. Il s’arrête un jour en 1963 pour épouser Annette Merar. Il se retrouve donc à la tête d’une hit-factory, comme Berry Gordy à Detroit. Sonny Bono nous décrit un Totor qui ne vit que pour les chansons, le son et le studio, allant voir les autres travailler quand il ne travaille pas, notamment Brian Wilson. Sonny Bono : «He ate, slept and breathed music.» Quand il voit que le phénomène girl-group s’essouffle, il sait déjà de quelle manière il va rebondir : avec le gospel blues des Righteous Brothers. Et pour ça, il fait équipe avec Barry Mann et Cynthia Weil. Il a le génie du montage de projets : il trouve chaque fois les bons auteurs et les bons interprètes. Il se charge de la troisième composante : le Wall.

Mais le Wall of Sound qu’il produit n’est jamais aussi puissant que le son qu’il entend dans son imagination, nous dit Brown. Il écoute La Marche des Walkyries et se demande pourquoi on aurait pas ce type de power dans un disque de rock, après tout ? Avant lui, personne ne considérait la pop comme une forme d’art. Totor envisageait chacune de ses chansons comme un chef-d’œuvre, et peu importait le temps qu’il allait passer à l’enregistrer. Et pourquoi ne pas prendre une chorale plutôt qu’un trio de backing singers, un orchestre plutôt qu’un backing band ? Totor : «J’ai imaginé un son qui serait assez puissant pour pallier aux faiblesses de la composition. Il fallait alors en rajouter encore et encore. Ça fonctionnait comme un puzzle.» Il dit un jour à une journaliste qui l’accompagne à l’aéroport qu’il construit chacun de ses hits comme un opéra de Wagner - Ils commencent simplement et se terminent en force, avec une dynamique, meaning and purpose. C’est dans ma tête. J’en rêve. C’est comme des art movies. J’essaye de faire évoluer un petit peu the record industry, j’essaye de créer un son qui soit universel - C’est un stupéfiant mélange de prétention et de modestie. Seul Totor peut sortir un truc pareil, aussi bien dans les faits et gestes que dans les discours. Ce mec bluffe et impressionne son public en permanence. Mais comme au poker, s’il bluffe c’est qu’il a les cartes. Quand il enregistre le Lovin’ Feelin’ des Righteous Brothers, on lui dit que c’est trop long pour passer à la radio. Totor refuse de changer la moindre note. Ça sera le plus gros succès de sa carrière. Totor n’a aucun mal à être plus fort que les cons. Et Tom Wolfe en rajoute une couche, pour ceux qui n’avaient pas compris : «Chaque époque baroque voit fleurir un génie : à la fin de la Rome antique, l’empereur Commodus, pendant le Renaissance italienne, Benvenuto Cellini, dans l’Angleterre du siècle d’Auguste, the Earl of Chesterfield, à l’ère victorienne, Dante Gabriel Rossetti, in the neo-Greek Federal America, Thomas Jefferson, and in Teen America, Phil Spector is the bona fide genius of teen.» Totor ne pouvait pas recevoir plus bel hommage. Tout est toujours question d’éléments de comparaison. Il faut laisser faire les écrivains. Il aura fallu six ans à Totor pour transmuter le rock et la pop en art. Il s’y est consacré à plein temps, jetant dans la balance toute sa colère, tout son génie et son ambition démesurée. Il a même réussi à faire plier le music biz, à imposer ses conditions, mais le music biz ne lui pardonnera jamais son arrogance. Quand River Deep floppe en Amérique, Totor se demande pourquoi on le hait à ce point.

Totor traite les musiciens comme des princes, mais il est beaucoup moins attentionné avec les interprètes. Larry Levine : «Les musiciens étaient tous des professionnels et les chanteuses were just kids.» Totor les considérait comme des éléments du puzzle, n’étant là que pour une chanson. Il ajoutait que les chanteuses lui appartenaient - They’re all mine. Without me, they’re nothing. They will do what I want - Full power + full control. Au Gold Star, il n’y avait de toute façon de place que pour un seul ego, nous dit Brown, celui de Totor. Gloria Jones dit aussi qu’au Gold Star, Totor avait un comportement qui foutait un peu la trouille - He threw his little weight around - et elle ajoute : «He was God to a lot of people.» Eh oui, à 23 ans, il est le producteur le plus célèbre d’Amérique. Il vient même de créer un genre nouveau : le producteur star. Il designait tout, absolument tout : la rythmique, le sound, les chœurs, le lead vocal - every aspect of the design was Spector’s making - Wexler est fasciné par les disques de Totor, pour lui chacun d’eux est un ‘intraglio’, c’est-à-dire un design intriguant gravé par une seule main dans la surface de la pierre.

Il a aussi des touches avec d’autres groupes, comme les Rascals ou les Lovin’ Spoonful, mais ça ne débouche pas. Ahmet lui souffle les Rascals sous le nez et John Sebastian décline l’offre que lui fait Totor, arguant que le charme singulier des Spoonful ne pouvait pas coller avec le Wall of Sound. Et puis de toute façon, Totor ne veut pas devenir un Berry Gordy blanc. Totor et Gordy ont cependant pas mal de points communs, notamment ce que Mick Brown appelle des Napoleonic egos, self-centered, highly driven and ruthlessly competitive. Ils ont en outre bâti des fortunes en partant de rien. Ils reconnaissaient tous les deux le fait qu’une bonne chanson était the most important factor in the business of making hits. Totor fera d’ailleurs d’«It’s all about the right song» l’un de ses maximes.

Et tout s’arrête brutalement en 1965, après les sessions de River Deep. Sonny Bono dit que Totor a perdu la main. Alors, il s’en ira travailler avec le plus grand groupe pop du monde, les Beatles.

 

Richard Williams revient longuement sur la notion de producteur, qui avant Totor était une notion vague : d’un côté on avait les connaisseurs, les gens d’Atlantic, Wexler, les Ertegun, ou John Hammond chez Columbia qui servaient d’intermédiaires entre l’artiste et l’ingé-son. Ils veillaient à la fois sur les aspects commerciaux et l’intégrité musicale. Il y avait aussi le producteur découvreur, comme George Goldner qui fouinait dans les clubs à le recherche de nouveaux sons. Mais comme John Hammond, il est plus un organisateur qu’un créateur. Mais c’est lui qui va vraiment influencer Totor car il est aussi un hustler, un magouilleur. En fondant Philles Records en 1961 à l’âge de 21 ans, Totor reprenait à son compte le concept d’indépendance établi par Goldner. L’autre modèle, c’est bien sûr Sam Phillips, le roi des indépendants. Totor fait une synthèse de ses influences pour devenir à la fois un organisateur avisé, un business man infaillible et un studio innovator. Mais il ajoute en plus un nouveau concept : celui du producteur qui conduit le process créatif de A à Z. Avant lui personne ne l’a fait. Pour ça il doit tout contrôler, choisir l’interprète, la compo, superviser les arrangements et toutes les phases de l’enregistrement et soigner le moindre détail jusqu’au bout, c’est-à-dire la parution, d’où le besoin d’un label indépendant. Il sort un disque à la fois, mais il fait en sorte que chaque disque soit bon. Il ambitionne surtout de créer un nouveau son, le Spector sound. C’est ce qu’il va réussir à faire pendant quatre ans. Et pendant quatre ans, il va intriguer, puis captiver l’industrie du disque avant de s’attirer sa haine. Totor sait bien qu’il affronte l’industrie du disque, mais il refuse toute forme de rapprochement - I did everything on my own. It was rough and it was hard but it just seemed very natural at the time - Totor n’a jamais cessé de vouloir prouver qu’il était le meilleur dans son domaine qui est le son.

Pas de Totor sans cette impressionnante série de rencontres : Lester Sill/Lee Hazlewood, Leiber & Stoller, Ahmet Ertegun, Don Kirshner, Andrew Loog Oldham rien que pour the rise et ça continue dans the fall avec les Beatles et Mo Ostin. Chacune de ces rencontres illustre une étape de ce qu’il faut bien appeler une foudroyante progression. Et là on ne parle que des gens de pouvoir. Totor sait aussi s’entourer de talents, et quels talents ! Jack Nitzsche, Larry Levine, Ellie Greenwich et Jeff Barry, Barry Mann et Cynthia Weil, Darlene Love et Sonny Bono, tous ces gens jouent un rôle capital dans le mythe du Wall.

Commençons la visite de cette galerie de portraits par celui de Lester Sill, un homme influent du showbiz West Coast qui fut manager des Coasters et co-producteur avec Lee Hazlewood de Duane Eddy. C’est lui qui lance la carrière de Leiber & Stoller. Wexler et Leiber le préviennent à propos de Totor : «He’s a snake, il vendrait son père et sa mère pour avancer.» Sill conviendra que Wexler et Leiber ne se trompaient pas. Dans son book, Mick Brown fait un très beau portrait de Lester Sill, celui d’un homme qui portait des chemises coûteuses et des beautifully cut sports jackets. Il avait du sable dans ses poches et en répandait au sol to do a sand-dance when a song demanded it. Jerry Leiber : «Lester était l’un des hommes les plus drôles que j’aie connus, he was just a happy guy, you saw Lester and it was a good day.»

Mick Brown brosse aussi un stupéfiant portrait de Jerry Wexler, le genre de portrait qui remet bien les pendules à l’heure : «Le parteneriat Wexler/Ertegun intriguait au plus haut point. Wexler était un véritable érudit rabbinique en matière d’art et de littérature, il était probablement le seul producteur à pouvoir citer Hegel et le philosophe William James dans un rayon de dix kilomètres autour du Brill Building. Il était aussi dogmatique, acariâtre et très dur en affaires. C’est lui qui s’occupait du biz chez Atlantic, il arrivait chaque jour plus tôt pour passer des commandes, suivre les relations avec les fournisseurs et les distributeurs et faire pression sur les disc jockeys. La nuit, il produisait.» Mais c’est le cool vernacular, le sharp dress, et ce que Mick Brown appelle his efforless air of hip knowingness and incrutability (l’impénétrabilité et l’érudition naturelle) d’Ahmet Ertegun qui fascinait Totor. Ahmet lui racontait sa virée en Louisiane à la recherche du great primitive piano genius Professor Longhair, qu’il finit par déloger, mais hélas, il venait de signer avec Mercury. Il racontait aussi ses virées nocturnes en compagnie de l’aristocratie du jazz et du blues - the Dukes, the Earls and the Counts - Aux yeux de Totor, l’enthousiasme permanent et l’érudition d’Ahmet le classaient à part des escrocs à la petite semaine qui grouillaient dans le music biz, ceux que Totor appelait «the short-armed fatties», les petits gros aux bras courts, qu’il haïssait profondément. Pour Totor, Atlantic était le label du bon goût et de l’excellence musicale, à l’image d’Ahmet. C’est le modèle qu’il voulait reproduire, mais selon sa vision. Totor partage une autre passion avec Ahmet : the Mezz Mezzrow school of hipster slang, the black slang. Tous ceux qui ont lu Really The Blues (traduit en français chez Buchet-Chastel à une époque) savent de quoi il en retourne. Il n’existe pas de pire livre de chevet. Disons Mezz Mezzrow et Yves Adrien.

Quand Totor cherche un arrangeur pour la session d’enregistrement d’«He’s A Rebel», Lester Sill lui recommande Jack Nitzsche, qui bosse pour Lee Hazlewood. Totor se trouve vite des tas de points communs avec Jack. Ils fraternisent. Jack admire Totor. À ses yeux, Totor aime tellement la musique qu’il change toutes les règles du jeu. Comme Totor n’a fait pas venir les Crystals de New York à Los Angeles, Jack suggère de prendre les Blossoms, un trio de local session singers led by Darlene Love qui n’a que 21 ans. Darlene raconte dans son autobio que Totor puait l’aftershave - which smelled like musk, c’est-à-dire le musc - et qu’il portait des lunettes noires alors qu’on y voyait pas très clair au Gold Star qui était un endroit plutôt sombre. Il portait des bottines avec ces talons hauts, mais Darlene dit qu’elle était encore plus grande que lui - Spector looked like a little kid in a sandbox, c’est-à-dire un gamin dans un bac à sable. Comme Totor, Jack ne raisonne qu’en termes de black music et pense qu’on a tout piqué aux blackos. Son fils Jack Jr décrit Jack comme un «préjudice à l’envers. Il hait les blancs.» Jack sait exactement ce que veut Totor. Totor et lui forment ce qu’on appelle the perfect match, ils sont faits l’un pour l’autre. On a déjà glosé sur le génie de Totor, mais Jack n’est pas en reste : on le considère comme un modern-day Stravinsky. Denny Bruce : «If Phil was the visionary, Jack was the architect.» En fait ils s’amusent comme des gosses en studio. Phil dit qu’il faut un sax ici, et Jack dit : «Let’s double it !» et Phil dit «Let’s triple it !», ils prennent des libertés et c’est un spectacle magnifique que de les voir jubiler tous les deux dans le control room, comme deux scientifiques qui expérimentent en laboratoire. Et ils ont tellement de chance, car ça marche au-delà de toute espérance. Jack idolâtre tellement Totor qu’il finit par se coiffer comme lui et par porter des lunettes noires. Totor l’emmène à New York et le présente aux gens au Brill. Jack gardera toute sa vie comme son bien le plus précieux une montre en or que lui a offerte Totor dans les années soixante. Il a tellement peur de la perdre qu’il ne la porte jamais. Il la planque dans une pochette en velours, avec un bracelet que lui offrit jadis sa femme, Buffy Sainte-Marie.

Don Kirshner est l’un des hommes de pouvoir du showbiz new-yorkais. Il possède une écurie d’une vingtaine d’auteurs, the Aldon team, ceux du Brill, Goffin & King, et Mann & Weil, notamment. C’est une usine à hits. Au 1650 Broadway, il installe ses auteurs dans des petits bureaux. Chacun d’eux dispose d’un piano et d’une table. Ils enregistrent des démos que Kirshner écoute en fin de journée, donnant ou pas sa bénédiction - Donny’s approval and largesse - Kirshner : «Je venais chaque jour. Mes bureaux ne coûtaient pas cher, je n’avais pas beaucoup de moyens. Vous pouviez entendre les chansons à travers les murs.» Il crée aussi son label, Dimension, et lance les Cookies, Carole King et Little Eva qui est la baby-sitter de Carole King. Kirshner et Totor ont un truc en commun : une ambition démesurée. Comme Totor, Kirshner a une très haute opinion de lui-même. Mais aux yeux de ses proches, c’est un plouc, nous dit Mick Brown. Il enlève ses chaussures et met les pieds sur son bureau. Quand il invite des gens à manger chez lui dans le New Jersey, il commande des pizzas. But he had the greatest ears in the business. Il écoutait les premières mesures d’une chanson et savait dire si c’était un hit ou pas - Il avait raison tellement souvent que c’en était effrayant. He was phenomenal - Alors bien sûr, dès qu’il arrive à New York, Totor va lui rendre visite. Totor sait qu’il détient le pouvoir suprême, la meilleure écurie de songwriters, le genre de pouvoir qu’il ambitionnait. Kirshner a entendu parler de Totor et le prend aussitôt sous son aile - Phil avait besoin de mes songwriters. Et il me respectait car je savais marier the right song with the right artist.

L’autre aspect capital que développe Mick Brown dans le paragraphe qu’il consacre à Kirshner, c’est l’aspect Jewish kids du Brill et d’Aldon. La tradition des Jewish songwriters remonte aux années 30 et 40, avec Irving Belin, Harold Arlen et George & Ira Gershwin. Ces gens-là ont fabriqué du rêve américain. Kirshner n’a près de lui que des normal Jewish kids et à sa façon il perpétue cette tradition, illustrant les aspirations des American teenagers des early sixties : summer romances, the first kiss, dreams of wedding bells and living happily ever after. Deux de ses couples d’auteurs, Barry Mann & Cynthia Weil, Gerry Goffin & Carole King ne sont même pas majeurs quand ils se marient. Ils sont les premiers à vivre le rêve dont parlent leurs chansons.

Plus tard, Kirshner deviendra vraiment célèbre en produisant les Monkees. Mais il a cependant des réserves sur Totor : «On ne s’est jamais beaucoup aimés. Phil n’avait qu’une obsession, être le meilleur, le number one. Jamais il n’aurait dit que Darlene Love avait une grande voix ou que Mann & Weil ont écrit une grande chanson et que Don Kirshner ait fait ci ou ça. C’est comme si personne n’avait contribué. Ce dont Phil manquait, c’est d’élégance.» Ils finiront par se brouiller.

Premier girl-group spectorisé sur Philles : the Crystals. Totor cherche un équivalent des Shirelles, ce quatuor de blackettes du New Jersey qui lance en 1960 la mode des girl-groups avec une compo signée Gerry Goffin et Carole King, «Will You Love Me Tomorrow». Dans le circuit, il y a aussi les Chantels d’Arlene Smith. Quand Totor les prend sous son aile, les Crystals sont cinq et la lead-singer s’appelle Barbara Alston et c’est elle qu’on entend sur leur premier album, Twist Uptown, paru sur Philles en 1962. Le cut phare de l’album est le «There’s No Other (Like My Baby)» qui ouvre le bal de la B, un hit co-écrit par Totor. Elles chantent à la ferveur du gospel batch et créent ce qu’on appelle la fabuleuse clameur new-yorkaise. Sur «Uptown», les castagnettes font leur apparition. Cet album est une première approche du Wall. Elles font du petit twist avec «Frankenstein Twist» sur une base de soft rockab. On sent la patte du son dans les basses et le «Oh Yeah, Maybe Baby» est sacrément bien orchestré, avec des violons all over. Tous les basics sont déjà là. «On Broadway» nous permet d’assister à un extraordinaire développement orchestral. On peut dire que Barbara Alston assure comme une bête. Même le «Gee Wiz» très daté est solide. Deux des trois couples mythiques du Brill sont présents sur l’album : Goffin/King avec «Please Hurt Me» et «No One Ever Telles You», Mann/Weil avec «On Broadway» et «Uptown».

Comme on l’a déjà dit, c’est Jack qui attire l’attention de Totor sur les Blossoms et leur lead-singer Darlene Wright que Totor va rebaptiser Darlene Love. Dès qu’il l’entend chanter, il oublie Barbara Alston. Il organise une session au Gold Star et lui demande de chanter un hit écrit par Gene Pitney, «He’s A Rebel». Bien sûr le nom du groupe reste les Crystals, mais aucune Crystal n’est présente au Gold Star. Totor sait ce qu’il fait, car à l’époque, le public ne sait pas à quoi ressemblent les artistes. Seul compte le son. Pour Totor, Darlene est un don de Dieu. Il dit même d’elle qu’elle est un big talent.

Il est essentiel que rappeler que Totor ne fonctionne qu’en termes de singles. Si on écoute les albums parus sur Philles, c’est à nos risques et périls, car on y trouve pas mal de filler. Ce deuxième album des Crystals qui s’appelle He’s A Rebel est même une petite arnaque, car on y retrouve pas mal de cuts du premier album : «Frankenstein Twist» et son bassmatic de rêve, «On Broadway» et «Uptown» avec leurs castagnettes. Bon, le morceau titre n’est pas le hit de rêve. Darlene y va de bon cœur mais ça reste du to be-ihh-ihh avec un solo de sax. Pas de quoi se prosterner jusqu’à terre. En fait c’est Totor qui fait tout le boulot. Il distille le sucre. Mais cette pop vieillit assez mal. Il faut attendre la fin du bal d’A avec «He’s Sure The Boy I Love» signé Mann/Weil pour voir Darlene casser la baraque. Big Brill pop ! On est au cœur de l’œil du tycoon, Darlene et ses copines éclatent bien la pop. Par contre, «What A Nice Way To Turn Seventeen» sonne comme un caramel mou. À l’époque, Darlene qui ne se gêne pas pour dire ce qu’elle pense se plaint car elle n’est pas créditée. Elle chante les deux plus gros hits des Crystals. On l’entend aussi sur l’album de Bob B Soxx & The Blue Jeans. Quant aux Crystals, les vraies, elles sont les premières surprises d’entendre à la radio un hit qu’elles n’ont pas chanté. C’est l’humour de Totor, beaucoup de gens ne l’ont pas supporté.

Il existe un troisième et dernier épisode Crystals. Totor flashe sur la voix de LaLa Brooks qui est entrée dans les Crystals (les vraies) en remplacement d’une collègue enceinte. Totor flashe surtout sur la teenage vulnerability de LaLa. Il la fait venir à Los Angeles car il veut absolument continuer de travailler au Gold Star. C’est donc elle qu’on entend sur «Da Doo Ron Ron», un véritable wall-banger. Totor monte le coup avec Jeff Barry et Ellie Greenwich. Da Doo explose. Pour LaLa, c’est «the most exciting moment of my life.» Même chose avec «Then He Kissed Me». On retrouve ces deux merveilles sur The Crystals Sing The Greatest Hits, Vol. 1 paru sur Philles en 1964. Dès Da Doo, c’est dans la poche : intro de basse fuzz, spetorish en diable puis le son de la basse gagne les profondeurs du deepy deep. Voilà le Wall, une merveille d’équilibre des basses et des voix aiguës. C’est inégalé. Comme si le son avait une énergie. Sur ce Best Of, on retrouve les vieux coucous habituels, «On Broadway», «He’s A Rebel», «He’s Sure The Boy I Love» et «Uptown», qui sonnent comme le couronnement d’une pop sixties figée dans le temps. Elles y vont les blackettes avec leur «Hot Pastrami», à coups de baby one more time au guttural, avec un son tellement muddy, elles ont de l’humour - Phil Spector yeah ! - Les solos de sax émerveillent les jukes, c’est sûr, surtout celui d’«He’s Sure The Boy I Love». Bon d’accord, ça date d’une certaine époque, mais ça reste infiniment plus frais que la pop qu’on entend aujourd’hui. La merveille se niche en fin de B et s’appelle «Look In My Eyes». Les violons embarquent LaLa et ses copines pour Cythère. Superbe exercice de style. Elles chantent à la glotte rose, ça sent bon le sexe, elles expurgent des jus sucrés, on sent palpiter les petites chattes extra-sensorielles, comme c’est beau et comme c’est bon. Totor devait bander derrière sa console.

L’autre artiste que Totor aime bien, c’est Bobby Sheen car il chante comme Clyde McPhatter. Alors il monte un projet sur mesure, Bob B Soxx & The Blues Jeans, avec Darlene Love et Fanita James. Zip-A-Dee-Doo-Dah sort sur Philles en 1963. Le morceau titre vaut pour un fabuleux artefact avec Darlene dans le mix, c’est très chanté au choo bee doo. Sur l’album, Darlene fait la loco et tonton Leon pianote. On se lève quand arrive «Jimmy Baby» pour aller danser le jerk, car c’est impossible de faire autrement. C’est plein de son. S’ensuit un pur produit du Wall, «Baby (I Love You)», full time sound, blindé de blindage, une merveille de prod un peu terreuse mais diable comme c’est bien foutu. Un autre pur jus de Wall guette l’imprudent voyageur en B : «The White Cliffs Of Dover». Totor l’embourbe dans des cliffs de son, tout explose sous le boisseau de Dover, c’est joué aux pas d’éléphants. On sent que Totor expérimente. Et dans «I Shook The World», Billy Strange prend un solo de guitare énorme, ça jerke dans les clap-hands et Totor ramène tout le saint-frusquin de min tio quinquin.

C’est avec les Ronettes que Totor va devenir célèbre. Il flashe sur ces caramel-skinned black girls from New York, signées chez Don Kirshner, qui portent des mini-jupes fendues jusqu’à la hanche et leurs perruques descendent jusqu’aux genoux, un sexual paradise aux yeux chargés de mascara. Totor entend surtout la voix de Veronica Bennett qu’il va rebaptiser Ronnie. Le génie de Totor éclate au Sénégal - Ronnie sang the way she looked, il était impossible de ne pas tomber amoureux de sa voix - Après Da Doo et «Then He Kissed Me», c’est une troisième compo Barry/Greenwich/Spector qui enfonce définitivement le clou du Wall of Sound : «Be My Baby», l’un des plus grands disques pop jamais enregistrés. L’enregistrement de «Be My Baby» fut cataclysmique, nous dit Williams, avec des pianos en rang dans le studio, des tas de gens qui jouaient des percussions et Totor réglait tout au détail près. 42 prises ! Mick Brown devient fou : «Spector s’empara de la flambée mélodique et y injecta tout le pathos du Wall of Sound, un rythme subtil qui évoquait le baion, des bouquets dramatiques de castagnettes, un canapé d’harmonies extatiques, le romantisme douloureux d’une section de cordes et les roulements impérieux d’Hal Blaine.» Brian Wilson dit que «Be My Baby» est le best pop record of all time et il l’écoute chaque jour de sa vie. Il a raison, Brian. C’est l’hymne des sixties, le hit qui explose au commencement de Mean Streets, sucre de mini-jupe avec du regain de be my baby, le son le plus représentatif de l’Amérique urbaine, the absolute genius of Phil Spector. Avec ça, il allume la gueule de la postérité. Mais le single suivant, «Baby I Love You», signé par la même équipe, est encore meilleur. Là t’es foutu. Les Ronettes arrivent comme Attila et les Huns, le Wall devient fou, il n’existe rien de plus powerful dans l’histoire du rock, la pauvre Ronnie est submergée, c’est Totor le boss, c’est lui qui libère les énergies, comme le ferait un magicien. «Baby I Love You» reste une merveille intemporelle. C’est le génie pop à l’état le plus pur, la mini-jupe ouverte aux quatre vents, l’excitation des sixties et la gloire de la jeunesse. Et on monte encore d’un cran avec «Walking In The Rain», singé Mann/Weil/Spector, apothéose du Wall, avec ces retours d’I’m walking in the rain qui donnent le frisson. Cette fois, il travaille avec Barry Mann et Cynthia Weil. Ils composent aussi «Born To Be Together». On retrouve ces merveilles sur Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica, paru sur Philles en 1964. Rien qu’avec ces trois hits, on est gavé. Mais cet album est une véritable caverne d’Ali-Baba. Avec «So Young» les Ronettes ramènent du sexe et Totor en rajoute. Il gonfle les veines du sexe. Impossible d’échapper à ça. Ronnie rentre dans le lard de «Breakin’ Up». Elle féminise à outrance, elle sucre les fraises et diable comme elle sent bon. Elle est plus suave que Tina mais que d’à-propos, c’mon baby ! Don’t say maybe. Totor fait des miracles avec cette petite pop. Il continue d’exploiter le filon des castagnettes avec «I Wonder» et en B il renvoie les Ronettes dans l’œil du typhon avec «You Baby», signé Mann/Weil/Spector. C’est inespéré de grandeur. Cet album miraculeux d’achève avec «Chapel Of Love» qui est l’un des plus gros hits composés par le trio Barry/Greenwich/Spector. Ça prend de telles proportions que ça finit par bouffer la cervelle de la chapelle.

Il existe un autre album des Ronettes, un Volume 2 paru en 2010. L’objet sent bon le remugle, avec les trois Ronettes détourées sur un fond blanc et le zéro info au dos. On n’écoute ça que par acquis de conscience, et bien sûr dès le «Paradise» d’ouverture de bal d’A on sent qu’il y a un truc dans le son, cette façon qu’a Totor de transformer la pop en art. Il faut attendre l’ouverture de bal de la B pour frétiller avec «(I’m A) Woman In Love (With You). Fantastique car porté par un refrain mélodique faramineux. Merveille signée Spector/Mann/Weil. Décidément, ces trois-là ne se trompent jamais. Quand Totor compose avec Toni Wine, la future épouse de Chips, ça donne «You Came You Saw You Conqueered», c’est assez Wall et bien balancé.

Puisqu’on est dans les objets volants non identifiés, on trouvait aussi à une époque un big Best Of de Philles Records, Philles Records Presents Today’s Hits, daté de 1963. Ce Best Of a une drôle de particularité : tous les artistes sont noirs. C’est là qu’on trouve l’autre gros hit des Crystals, le fameux «Then He Kissed Me» signé Barry/Greenwich/Spector, que chante LaLa, un full blow de Wall avec des castagnettes, le real deal du sixties power. S’il est un mec qui a tout compris au sexe des sixties, c’est bien Totor. Spector Sex Sound, full blown Sexus, bal des vulves, une profusion inespérée de sexe magique, voix de rêve de filles offertes. On retrouve à la suite le fabuleux «Da Doo Ron Ron» et sa basse fuzz en intro. Personne n’a jamais amené autant de résonance dans le jus de juke, c’est du génie productiviste à l’état pur, les basses sont saines et le sucre du chant prend tout son sens, yeah he looks so fine. On se retape une rasade de «Zip-A-Dee-Doo-Dah», avec ce tempo extrêmement ralenti. Totor invente la heavyness à castagnettes. Et quand on entend Bobby Sheen chanter, on comprend que Totor puisse adorer sa voix. C’est d’une grande beauté. On se re-régale des Ronettes et de «Be My Baby», l’apanage de l’artefact, mais on grimpe d’un cran avec le «Wait Til My Bobby Gets Home» de Darlene Love. Niaque incomparable. C’est l’alliance de deux génies : Darlene + Totor. C’est la même chose que Sam + Elvis, ou Burt + Dionne. Elle chante au sommet de son art. Quand elle gueule, elle reste juste. Totor ne se lasse pas de sa justesse. Et pour finir, voici les Alley Cats avec «Puddin’ N’Tain». Totor leur donne sa bénédiction est c’est fichtrement bon.

Petit conseil : ne faites pas l’impasse sur The Phil Spector Wall Of Sound Orchestra. C’est l’occasion d’entendre le Wrecking Crew. Totor ne raisonnait qu’en termes de singles et pire encore, qu’en termes d’A-sides. Pour éviter que les DJs des radio ne jouent les B-sides des singles Philles, Totor mettait systématiquement un instro en B-side. Donc le DJ était baisé, il ne pouvait passer que l’A-side. On retrouve toutes ces B-sides dans diverses compiles sous le titre Phil’s Flipsides. On entend ces surdoués jouer du jazz dans «Tedesco & Pitman» ou encore «Nino & Sonny». Jazz guitar ! Fabuleux ! Encore un wild drive de jazz avec «Miss Jean & Mister Jam», le sax prend la suite de la wild jazz guitar et c’est demented, comme peut l’être parfois le jazz. Avec «Harry & Milt Meet Hal B», ils passent au heavy groove. Hal Blaine bat ça sec et net et une guitare crade entre dans le son. Ces instros sont des bombes. Back to the jazz power avec «Big Red». C’est l’instro absolu, rien de plus puissant ici bas, solo de jazz dans les dents, ça bat tous les records de punch in the face. On dira en gros la même chose de «Larry L», qui est bien sûr Larry Levine, big pulsatif doté de tout le son et de tout l’espace dont peut rêver un cut, et soudain un sax lui rentre dans le baba. Ces mecs n’en finissent plus d’explorer les soubassements du jazz power, ça pianote et ça drumbeate à la folie dans «Chubby Danny D». Toutes ces flipsides sont stupéfiantes. On a même une wild stand-up dans «Irving». Totor veut du wild alors le Crew lui donne du wild.

Autre compile relativement indispensable à tous les Totorisés : The Early Productions, une compile Ace qui date de 2010. Parmi les stand-out tracks, on trouve l’«I Love How You Love Me» des Paris Sisters, un trio de blanches signé par Lester Sill. C’est fabuleusement sexy, ça violonne entre les cuisses. Sill aura essayé d’en faire des stars, ça a failli marcher. Le cut date de 1961, et Totor qui est allé observer Lee Hazlewood travailler dans son studio de Phoenix, Arizona, ne fait que reproduire sa technique en l’améliorant. Sill constate aussi que Totor est le premier producteur à ignorer les coûts. Il ne pense qu’au son. Il lui faut du temps. Cette période des early sixties est incroyablement féconde. Wexler demande à Totor de produire les Top Notes, un duo black composé de Derek Martin et Howard Guyton. Guyton chante «The Basic Things» à la glotte aérienne et c’est un hit monumental qui va bien sûr passer à l’as. Par contre, Terry Day est un blanc, et pas n’importe quel blanc puisqu’il s’agit de Terry Melcher. Son «Be A Soldier» dégage une belle énergie de pop de juke, une énergie littéralement mesmérique. On le retrouve plus loin avec «I Love You Betty» : pas de voix, mais c’est très orchestré. Pour Atlantic, Totor produit le «Hey Memphis» de LaVern Baker. Attention, ça ne rigole pas. Elle explose tout, Atlantic, Totor et le contexte. Elle chante au raw. N’oublions pas que LaVern Baker fut une reine. Bobby Sheen aussi, un Bobby qu’on retrouve ici avec «How Many Nights». Il chante à la folie et on comprend que Totor l’ait suivi à la trace. L’autre gros stand-out, c’est Jean DuShon avec «Talk To Me Talk To Me». Fantastique présence, une vraie voix, une perfection, elle est déchirante de grandeur, please please please ! Le Russel Byrd qu’on entend chanter «Nights Of Mexico» n’est autre que Bert Berns, l’un des mover-shakers les plus légendaires de la scène new-yorkaise. Il chante son exotica avec un joli gusto. On retrouve aussi le fameux «Every Breath I Take» de Gene Pitney. Totor le fait monter en neige et met le paquet sur l’orchestration, du coup Pitney explose, il sur-chante et finit à la folie Méricourt. On tombe à la suite sur Ruth Brown avec «Anyone But You», encore une vraie voix. C’est Ruth qu’il te faut. Une horreur de véracité. Tiens encore une belle surprise : «Bumbershoot» par un certain Phil Harvey. Phil Harvey ? Mais oui, c’est Totor on the jazz guitar et c’est très impressionnant. Parmi les autres artistes présents sur cette compile se trouve Curtis Lee et son bubblegum avant la lettre. Son «Pretty Little Angel Eyes» est connu comme le loup blanc des steppes, monté sur des vieux réflexes de doo-wop, mais c’est du doo-wop blanc. L’autre révélation vient des Ducanes avec «I’m So Happy». C’est tout simplement du punk de back alley, violent, plein de jus, de uh-uh-uh et de clap-hands.

On retrouve Darlene Love, LaLa Brooks et les Ronettes sur l’extraordinaire A Christmas Gift For You. Six semaines en enfer, selon Larry Levine. À la fin des sessions, Levine dit à Totor que c’était trop dur et qu’il ne veut plus travailler pour lui. Mais il reviendra. Avec A Christmas Gift Fo You, Totor ne voulait pas faire un junk album, il voulait faire un éléphant blanc, a good, moving and important album. Mais l’album sort au moment où Kennedy se fait buter - Phil Spector’s magnum opus was dead in the water - Il faudra attendre dix ans et un sérieux coup de main des Beatles pour que le Christmas Album trouve sa place au firmament. Avec ce divin Christmas Gift, Totor nous fait un beau cadeau. On ne sait plus où donner de la tête, entre Darlne Love et les Ronettes. Darlene attaque avec un fantastique «White Christmas» gorgé de basses. Elle restera pour beaucoup de gens la Soul Sister expansive par excellence. C’est aussi elle qui explose «Christmas» en B. Elle balaye tout Motown d’un revers de main. Avec ce cut, Darlene et Totor se hissent au sommet de l’art - Baby please come home - Les Ronettes explosent «Sleigh Ride», on entend le clic clac du renne et Ronnie arrose le Wall de sucre. Merveilleuse virée, c’est encore pire que Walt Disney. Totor fait du funny rock, c’est tellement bien foutu que ça transcende l’idée du gag. Les Crystals tapent aussi dans le mille avec «Santa Claus Is Coming To Town». LaLa y va, elle fonce dans le muddy mais quelle énergie ! Pas de pire volée de bois vert. Ça explose, on a là une merveille productiviste intensive, on croit même entendre du Wall téléguidé. C’est à la fois inégalable et tellement précipité. Bobby Sheen fait aussi un carnage avec «The Bells Of St Mary» et Darlene nous ramène dans le giron du bonheur avec «Marshmallow World». Pur festif spectorish, stupéfiant expat de spirit à trompettes, Darlene est increvable. Totor a fait d’elle une star. C’est aussi elle qui vrille un tuyau dans le cul de Père Noël avec «Winter Wonderland». Le cut le plus attachant de l’album est forcément le dernier, «Silent Night». Totor y fait un discours dément, il salue les artistes, et on se demande comment font les gens pour haïr un mec comme ça.

Si on manque de place, on peut très bien se contenter d’une box très bien foutue, Phil Spector - Back To Mono, conçue par Allen Klein et parue en 1991. Totor demande à Klein de gérer son catalogue et Klein a l’idée de vendre non plus les Crystals ou les Ronettes, mais carrément Phil Spector. Le graphiste ne s’est pas cassé la tête : il a fait une boîte en forme de mur, avec bien sûr la silhouette de Totor au premier plan, pour ceux qui auraient la comprenette difficile. La box ne prend pas les gens pour des cons, car les quatre CDs proposent un panorama complet du Wall. Miam miam. Le disk 1 va loin puisqu’il remonte jusqu’aux aux Teddy Bears, le premier groupe de Totor avec Annette et sa voix sucrée. On a aussi le «Spanish Harlem» de Ben E. King, le velours de l’estomac, c’est très léché et ça ne prendra jamais une ride. «Spanish Harlem» est quand même la première grosse compo de Totor (avec Jerry Leiber). Les trois biographes s’accordent pour dire que Totor fit sensation en produisant l’«Every Breath I Take» de Gene Pitney. On y voit Pitney se couler dans les draps de l’orchestration en bandant comme un âne - Oooh no darling - C’est très exacerbé, Pitney halète, il chante d’une petite voix aiguë. Retour aux sources encore avec les Paris Sisters et «I Love How You Love Me», elles sont chaudes les chaudasses, ça sent bon les mains baladeuses, elles font du petit slowah tartignolle, mais avec du hot sex sous la mini-jupe. Fantastiques allumeuses ! Rappelons qu’elles sont blanches et que Totor préfère les noires. Puis on voit monter les vagues du plaisir avec les Crystals et le merveilleux balancement des reins de «There’s No Other Like My Boy». Rien qu’avec cette progression dans la sensualité, on perçoit le génie de Totor en devenir. Cette façon de groover le heavy drive des Crystals, c’est du Totor tout craché. Il a bien compris l’importance de l’étranglement au moment du coït, quand gicle le sperme de yeah yeah yeah sur la mini-jupe. «Uptown» restera pour nous le hit des castagnettes et l’un des fleurons du New York Sound. S’ensuivent d’autres hits des Crystals, puis Bob B Soxx et son Zip-A-Dee-Doo-Dah heavy as hell, puis l’incroyable énergie des Alley Cats avec «Puddin’ N’ Tain». Darlene Love fait son entrée là-dedans avec «Today I Met The Boy I’m Gonna Marry», elle arrive comme une petite reine, suivie de LaLa avec «Da Doo Ron Ron» et la fuzz de mobylette, l’une des plus belles inventions du siècle dernier, on ne se lasse pas de ce truc là, LaLa chante du nez. Quelle modernité ! C’est vraiment ce qui frappe le plus chaque fois qu’on remet le nez là-dedans. On voit aussi Veronica foncer en plein Wall avec «Why Don’t They Let Us Fall In Love». Darlene Love fait un «Chapel Of Love» qui n’est pas aussi beau que celui des Dixie Cups, mais avec «Wait Til My Bobby Gets Home», elle crée du rêve, c’est même la pop des jours heureux. Voilà ce qu’il faut retenir : Totor fabriquait une pop de rêve, pianotée aux beaux jours de Broadway, une absolue merveille.

On s’en serait douté, la température monte avec le disk 2, car comme Mean Streets, il s’ouvre sur «Be My Baby» ! Wow Veronica chante bien dans cette purée suprématiste, on patauge dans l’extase des sixties, merci Phil Spector pour tous ces frissons, il n’existe pas de pire giclée de pop sixties. C’est stupéfiant d’excellence, c’est l’une des illustrations du génie, celui du trio Barry/Greenwich/Spector. Ils s’y sont mis à trois pour imaginer un truc pareil. Avec «Then He Kissed Me», les Crystals ont aussi un hit universaliste. Imparable, avec des castagnettes, bien sûr et une descente harmonique suivie par l’orchestration. Prod de rêve avec Jack dans la course. On revoit aussi Darlene Love exploser son «Fine Fine Boy», elle doit quand même une fière chandelle à Totor, mais il semble vouloir garder les plus beaux hits pour sa chérie Veronica, il lui offre sur un plateau d’argent «Baby I Love You», c’est comme on l’a déjà dit sucré et puissant à la fois, Totor a tout mis dans cette histoire, ça explose au firmament, ça dépasse les possibilités du langage. Veronica fait ce que Totor lui dit de faire : chante ! Alors elle sucre les fraises d’«I Wonder»,. Quand Totor travaille avec Poncia & Andreoti, ça donne «(The Best Part Of) Breakin’ Up» que chantent les Ronettes jusqu’à saturation de Wall. Totor n’en finit plus de faire de l’art, comme Warhol, c’est exactement le même empire et la même modernité. Les Ronettes sont aussi saturées de son que le sont les couleurs du Warhol sérigraphe. On voit Totor pousser le génie mélodique dans ses retranchements avec la voix de Darlene Love : «Strange Love» est la huitième merveille du monde. Cette folle de Darlene emmène la mélodie par dessus les toits. L’esprit des sixties est comme trempé de plaisir. Encore du wild Love/Spector avec «Stumble & Fall» terrifiant de drive. Darlene est plus directive que Ronnie, elle ne nasille pas, elle fonce dans le tas et elle illustre une fois de plus l’équation définitive : interprète + song + prod. C’est intéressant d’écouter toutes les stars de Totor à la suite, car elles sont toutes différentes, c’est la prod qui crée l’unité. Totor lance une nouvelle fois les Ronettes à la poursuite du diamant vert avec «Do I Love You». Elles chantent au petit cul popotin, oh oh oh, ça sent bon l’orgasme, c’est encore une fois du sexe de mini-jupes, des mini-jupes qu’elles portent fendues jusqu’aux hanches pour rappeler qu’elles ne portent rien dessous. Au fil des cuts, Totor reproduit sa formule ad nauseum, si bien qu’on finit par en avoir marre. Mais il reste encore des trucs énormes à venir, tiens, comme ce «You Baby» des Ronettes composé avec Mann & Weil. C’est pas pareil, ils changent de vitesse pour proposer du jerk, c’est plus intriguant, Ronnie chante son You Baby au clito vibrant - Ooh Ooh only you - encore une fois ça pue le sexe et Totor met bien ça en évidence. Sex bomb ! Elle chante avec une incroyable féminité et la prod trempe la pop dans le jus de juke. En matière de pop, personne n’a jamais pu rivaliser avec les hits de Totor. On reste avec Barry Mann et Cynthia Weil pour «Woman In Love (With You)», c’est orchestré à outrance, la mélodie éclate comme un fruit trop mûr, Totor semble atteindre le sommet de son art, même s’il l’a déjà atteint cent fois. C’est tellement puissant qu’on est obligé de raisonner en termes de puissance nietzschéenne. Même équipe pour «Walking In The Rain». Ronnie/Veronica redore une fois de plus le blason du Wall et ça explose, ça arrive par vagues, comme le plaisir qui ravage la cervelle - And sometimes we’ll find/ And I know he’s gonna be alright - Merci Totor pour ces deux minutes de magie pure, il les fait revenir encore un coup et ça se termine dans la suprême intelligence pop du walking in the rain.

Le disk 3 survole la fin de l’âge d’or avec les Righteous Brothers et Tina Turner. Cette box magique ignore tout ce qui vient après, Lennon, Dion, Cohen and co. Chaque fois qu’on réécoute le Lovin’ Feelin’ des Righteous, on assiste au spectacle d’une apothéose, celle du Wall. Stupéfiante vision du son. On l’a pourtant déjà dit, mais a-t-on su le dire ? Carole Kaye descend ses notes de basse - If you would only love me like you used to do - c’est l’outrance de la magnificence, la pop surnaturelle par excellence. Encore du Spector/Mann/Weil. Les Righteous tentent de rééditer l’exploit avec «Unchained Melody», mais ça ne marche pas. Totor compose «Just Once In My Life» avec Gerry Goffin et Carole King et ça marche, c’est aussi beau que du Burt, power définitif, Totor fait avancer le cut à marche forcée et on chope le vertige. Retour des Ronettes avec «Born To Be Together», signé Spector/Mann/Weil, un nouveau hit tentaculaire, Ronnie tartine tout ce qu’elle peut tartiner. Les compos avec Barry Mann & Cynthia Weil sont plus sophistiquées que celles que Totor pond avec Jeff Barry & Ellie Greenwich. Disons que c’est un cran au-dessus. On voit Darlene Love sauter au paf avec «Long Way To Be Happy», elle rocke avec tout le black power dont elle est capable. Quand arrive Tina, le Wall explose littéralement. River Deep descend les escaliers. Tina se frotte au Wall, non seulement elle remonte le courant du son, mais elle l’explose. Elle se jette dans le son d’une manière spectaculaire. Même si Totor compose encore «I’ll Never Need More Than This» avec Ellie Greenwich et Jeff Barry, ça n’arrive pas à la cheville de River Deep, et pourtant les ingrédients sont tous là. Tina gueule comme ça n’est pas permis. Ils font encore du Wall pour du Wall avec «A Love Like Yours» de Holland/Dozier/Holland, mais ça n’explose pas. On entend bien les batteries au fond du Wall dans «Save The Last Dance For Me» et puis les Ronettes reviennent une dernière fois avant de disparaître («I Wish I Never Saw The Sunshine» et «You Came You Saw You Conqueered»), excellente pop de Brill, avec un son surnaturel, Totor fout le paquet, parce que c’est le chant du cygne, cette fois il invente la marée de Wall, on la sent physiquement, et Ronnie sucre ses dernières fraises. Klein a choisi les Checkmates pour conclure et bien sûr, ils sont aussi énormes que les Righteous. On reste dans la démesure.

Le disk 4 n’est autre que le fabuleux Christmas Album épluché plus haut.

 

L’un des personnages capitaux de cette aventure extraordinaire est l’ingé-son Larry Levine. Totor l’apprécie car Larry lui est dévoué corps et âme. C’est d’autant plus vital que Totor expérimente et il a besoin d’un mec dévoué, qui peut mixer et remixer des centaines de fois, le temps que Totor trouve enfin le son qu’il cherche. Pour ça, il faut bousculer toutes les règles.

Et donc le Gold Star. Et donc le Wrecking Crew. Ribowsky et Mick Brown donnent le détail des gens rassemblés lors des sessions historiques, Lovin’ Feelin’ et River Deep. Le Wrecking Crew, c’est environ 25 musiciens auxquels Totor fait systématiquement appel, the bedrock of the Wall of Sound, parmi lesquels on retrouve Hal Blaine, Gel Campbell, Carol Kaye, Larry Knechtel, Barney Kessel, Tommy Tedesco et tous les autres. Levine explique que Totor commence toujours par caler les guitares. Quatre, cinq ou six guitares qui jouent over and over again to create an insistant wash of sound. Totor passe dans les rangs et murmure dans les oreilles «keep it dumb, keep it dumb!». Les guitares sont the basis of the whole rhythm section. Puis il fait entrer les autres instruments. Il travaille le son en mono, car pour lui c’est le vrai son, la stéréo n’étant qu’une approximation de ce qu’on entend en studio. Totor veut le primordial feel of joyful noise, il veut recevoir le vent de la tempête orchestrale en pleine figure. Le principe du Wall, c’est un studio rempli de musiciens qui jouent live, avec des guitares et des basses qui jouent les mêmes accords à l’unisson. C’est la base du Wall. Totor rajoute les nappes de violons après. Puis il rajoute les garnitures : maracas, tambourins, carillons, cloches et castagnettes. Jack : «Quatre guitares jouent huit mesures, et quand Phil says roll, quatre pianos entrent dans le son, on entend la batterie sur quatre tom-toms, pas de caisse claire, deux baguettes et au moins cinq percussionnistes.» The full blown Wall of Sound.

Le Gold Star nous dit Brown n’était pas le studio le plus sophistiqué de Los Angeles, loin de là, on le considérait même comme une décharge, mais Totor s’y sentait parfaitement à l’aise et il devint le client le plus régulier de Stan Ross qui en était le propriétaire. Totor découvre le Gold Star en 1958 et trouve les dimensions de la pièce intéressantes - Les dimensions étriquées du studio permettaient une espèce de puissante intimité - Le studio dispose en outre de deux chambres d’écho construites par Dave Gold, l’associé de Stan Ross. Totor commence à voir Stan Ross comme une sorte de talisman, de la même façon qu’Elvis voyait le Colonel comme un porte-bonheur. En fait, nous dit Brown, le Gold Star devient le principal instrument de Totor, avec ce petit volume toujours rempli d’une vingtaine de musiciens.

La première fois qu’Ellie Greenwich auditionne pour Totor, celui-ci ne la regarde même pas. Il se contemple dans un miroir et elle lui vole dans les plumes : «Allez-vous m’écouter ?». Elle chante «(Today I Met) The Boy I’m Gonna Marry» et ça plaît à Totor qui la remercie d’un sourire. Voilà, elle a passé le test. C’est Darlene Love qui va chanter cette petite pépite pop.

C’est avec Ellie Greenwich et Jeff Barry que Totor entretient la meilleure relation, c’est-à-dire la plus heureuse et la plus productive - Jeff et Ellie me comprenaient vraiment bien, ils savaient ce que je voulais et ils parvenaient à me satisfaire. Les autres comprenaient aussi, mais pas autant que Jeff et Ellie - Totor explique aussi que Da doo ron ron était une sorte de gimmick qui permettait de rythmer la composition en attendant que les paroles arrivent, mais il trouvait que ça sonnait vraiment bien, et donc c’est resté - A perfect illustration of Jeff Barry’s songwriting dictum of keeping things ‘simple, happy and repetitive’ - Hélas, Jeff et Ellie se brouillent avec Totor à cause de «Chapel Of Love» qu’ils avaient composé tous les trois en 1963. Totor l’avait testé avec les Ronettes et LaLa Brooks, mais il avait décidé d’abandonner. Jeff et Ellie venaient de s’associer avec Leiber & Stoller pour démarrer Red Bird, et comme ils étaient persuadés que Chapel était une bonne chanson, ils la firent enregistrer par les Dixie Cups de la Nouvelle Orleans. Ils avaient bien sûr appelé Totor pour lui demander son accord, mais il refusa, car il voulait garder un contrôle absolu sur tous ses trucs. «Chapel Of Love» grimpa néanmoins vite fait au sommet des charts.

Sonny Bono est un pote de Jack Nitzsche. Ensemble ils composent «Needles And Pins» pour Jackie DeShannon. Bono est tellement admiratif de Totor qu’il vient lui quémander du boulot. Totor lui demande quel genre de boulot il veut faire et Bono lui répond «Anything». Alors Totor lui explique un truc : «Je ne sais pas s’il existe un job qui correspond à anything. I’m in the record business, you know?». Mais bon, Bono va bricoler pour Totor, servant des cafés ou jouant des percus. Un jour, il ramène sa fiancée, une fugueuse qui s’appelle Cherilyn Sarkasian LaPierre, qu’il appelle Cher. Il est persuadé qu’elle va devenir une star.

Quand Totor séjourne à Londres pour la première fois, Andrew Loog Oldham lui fait faire la tournée des grands ducs, Beatles & Rolling Stones, plus la pill box - a nonstop injection of marijuana and pills from Oldham’s pockets - Avec son langage hip et ses manières affectées, Oldham est une sorte d’early Totor. Même genre de coco - a cocky , precocious brat, who combined nerve and style in equal measure - Son vrai talent est de savoir s’infiltrer dans le milieu des movers and shakers. À 19 ans, il est déjà connu dans le pop business, travaillant au service de Tony Barrow, l’agent de presse des Beatles, jusqu’au moment où un mec lui dit d’aller jeter un œil dans un dingy pub in south London. Il y découvre son Holy Graal, un groupe encore inconnu qui s’appelle les Rolling Stones. Oldham est fasciné par Totor et le prend comme modèle et comme héros - Dandified clothes, the twenty-four hours shades, the air of cocky, sardonic languor - Mick Brown se régale à comparer ces deux héros mythologiques. Oldham roule dans les rue de Londres en Cadillac, son chauffeur est armé, et non seulement c’est illégal mais c’est sans précédent. Alors bien sûr, ils s’entendent comme larrons en foire. De la même façon que Totor hait les «short-armed fatties» du music biz américain, Oldham veut déclarer la guerre aux plutocrats et aux Denmark Street spivs - escrocs - qui règnent sur the British industry. Totor dit à Andrew : ce sont nos ennemis, all the straights, we’ll beat them ! Totor avance et enfonce toutes les portes. Un jour, un ponte du biz lui lance : «Hi Phil how are you ?» et Totor lui répond «Fuck off !». Oldham est émerveillé : «And that bullshit works. It really works.»

Un autre personnage de poids idolâtre Totor. Il s’agit bien sûr de Brian Wilson. Totor le traite avec une indulgence paternaliste et aime bien le voir traîner au Gold Star. En fait Totor n’est pas certain que Brian Wilson soit un génie. Il pense que Janis Joplin et Jimi Hendrix l’étaient et il aurait préféré être idolâtré par eux plutôt que par Brian Wilson.

Bill Medley est un basso supremo qui croone comme Bing Crosby, mais avec la puissance d’un diesel engine. Bobby Hatfield est le contrepoint du sombre Bill : un falsetto au nez en trompette qui pousse des shrieks dignes de ceux de Jackie Wilson. Totor trouve qu’il sonne comme l’un de ses chanteurs préférés, Clyde McPhatter. Et donc il apprécie les Righteous, même s’ils sont blancs, car ils chantent comme des noirs. Il monte le projet avec Barry Mann et Cynthia Weil : ils composent tous le trois un hit sur-mesure pour les Righteous. Pourtant, quand Totor leur joue le cut au piano pour la première fois, les Righteous tirent des gueules d’empeigne. Ils sont habitués à chanter du rhythm and blues, pas ce genre de truc à la mormoille. Larry Levine dit même que Bill Medley ne voulait pas chanter ce truc-là. Pauvre con, fais confiance à Totor. Eh oui, Totor savait que Lovin’ Feelin’ serait la plus belle pop-song jamais conçue. Ça va prendre des semaines, pour le résultat que l’on sait. Ah il faut voir Bill et Bobby échanger des phrases sur le pont de la rivière Kwai, dans l’écho d’un bongo et il faut voir monter la mélodie en neige du Kilimandjaro, recréant ainsi la spiritualité cathartique du gospel, ce call-and-response qui mène à l’extase avant de s’éteindre dans un earthshaking baion beat. C’est l’apothéose du cinémascope spectorien. En 1964, Lovin’ Feelin’ trône au somment des charts et fait figure de nouveau standard. Jusque-là tout va bien. Mais quand on dit aux Righteous que Lovin’ Feelin’ est un Phil Spector record, ça les agace - They hated Phil for it - Ils font trois albums sur Philles Records, mais Totor ne produit que les singles et c’est bien sûr Lovin’ Feelin’ qu’il faut écouter.

Si on rapatrie les albums des Righteous Brothers, c’est vraiment parce qu’on les aime bien. Même s’ils sortent sur le label de Totor, ce sont des albums de filler pur. Bel exemple avec You’ve Lost That Lovin’ Feelin’ paru en 1965 : Lovin’ Feelin’ ouvre le bal d’A et Totor se lave les mains du reste. Le Wall de Lovin’ Feelin’ est unique au monde et Totor sait qu’il ne peut pas en pondre douze. Il le dit lui-même. Il se désintéresse des autres cuts. Il raisonne en hits, comme Mickie Most. Les albums l’ennuient. Alors c’est Bill Medley qui fait son Totor pour la suite. Avec des reprises taillées sur mesure, comme cet «Old Man River» idéal pour son baryton. Bill Medley n’en finit plus de descendre à sa cave, mais il faut bien dire qu’il se vautre avec des plans pourris comme «What’d I Say». Ça n’a aucun intérêt. Son «Summertime» ne tient que parce qu’il chante bien. Et les relations avec Totor vont vite se détériorer car Bill Medley a une très haute opinion de lui-même et le petit Bobby souffre d’avoir été relégué au second rôle dans Lovin’ Feelin’.

Richard Williams se pose la bonne question : peut-on envisager une suite à Lovin’ Feelin’, c’est-à-dire le plus beau single jamais enregistré ? Même si on s’appelle Phil Spector ? Eh bien Totor relève le défi et compose avec Carole King et Gerry Goffin «Just Once In My Life». Hit balèze mais pas aussi explosif que Lovin’ Feelin’.

Et rebelote avec un album Philles rempli de filler : Just Once In My Life, paru lui aussi en 1965. C’est Once qui ouvre le bal d’A, Bill Medley et Bobby Hatfield se retrouvent en plein Wall, Totor fait palpiter le son, les basses se noient dans les profondeurs et les nappes de violons flottent au loin, mais très loin, si loin qu’on ne les voit plus et dans cette illusion sonique germe l’esprit d’un power surnaturel, le pire power jamais imaginé dans le monde pop. Le beat du Wall, ce sont les pas d’un géant dans la nuit. Et comme sur l’album précédent, les cuts suivants se cassent la gueule un par un, même «Unchained Melody» qui fut pourtant un hit. En B, ils se ridiculisent avec «Oo Poo Pah Doo», ils en font un comedy act en virant Totor du studio : «Spector, get out of there !». Bobby Hatfield rafle la mise dans «You’ll Never Walk Alone» avec un beau final de falsetto. Au dos Larry Lavine et Jack Nitzsche sont crédités, c’est vraiment sympa de la part de Totor. Bref, si on rapatrie cet album, c’est uniquement pour Once. Autant rapatrier le single.

Mais ça doit plaire aux gens puisqu’ils sortent un troisième album la même année : Back To Back. Des trois, Back To Back est le plus intéressant car on n’y trouve aucun hit surnaturel, donc les onze cuts s’équilibrent. Toute l’équipe de Totor est là, Jack Nitzsche, Larry Levine, Bones Howe et tout le Gold Star system. Medley produit ses propres cuts et Totor ceux du petit Bobby. Les musiciens sont eux aussi crédités. «Ebbtide» ouvre le bal d’A et Bill Medley fait un carton avec «God Bless The Child». Quel fantastique groover ! Il sonne comme Ray Charles, il est sans doute l’un des meilleurs groovers devant l’éternel. Ce n’est pas un hasard si Totor l’a choisi. Quand Medley attaque «Hallelujah I Love Her So», c’est tout de suite bardé de Soul. Il groove en profondeur, comme un laboureur. C’est Bobby Hatfield qui attaque «She’s Mine All Mine» à la manière d’Arthur Conley. Et Medley sort sa meilleure gravel voice pour taper «Hung On You», signé Spector/Goffin/King. Pas de problème, c’est un smash de Brill. Il reste encore trois petites merveilles en B, à commencer par «For Sentimental Reasons» que Bobby Hatfield tortille à l’éplorée congénitale, et ça ne pardonne pas. Les chœurs pleurnichent avec lui. Ils ensorcellent ensuite les falaises de Douvres avec «White Cliffs Of Dover», et tout redevient immense, ça grimpe jusqu’aux voûtes. S’ensuit un clin d’œil à Elvis avec «Loving You». C’est Medley qui s’y colle d’une voix étrangement retardataire. Avec «Without A Doubt», ils se payent un petit shoot de r&b. Totor ne crache pas dessus.

Les Righteous quittent Philles pour aller sur MGM et Bill Medley va bien sûr tenter de recréer la magie du Wall, mais il n’a pas la patte de Totor. Pas les compos non plus. Totor est furieux de cette trahison, de la même façon qu’Uncle Sam avec la trahison de Cash. Il ne leur pardonnera jamais. Quelques années plus tard, il déclare dans une interview à Rolling Stone : «The Righteous Brothers were a strange group, pas du tout intellectuels et complètement incapables de comprendre le succès, c’est-à-dire de le prendre pour ce qu’il est véritablement. Ils pensaient qu’on pouvait avoir du succès facilement et une fois atteint, que ça allait continuer tout aussi facilement.»

Comment surmonter Lovin’ Feelin’ ? Totor a la réponse lorsqu’il voit the Ike & Tina Turner Revue sur scène. Il veut Tina. Lust incarnate, qui groove sur scène comme une lionne en chaleur, avec ses jambes nues qui pompent sous une mini-jupe indécente. Ike & Tina Turner sont les seuls à pouvoir rivaliser avec James Brown. Totor est fasciné par Tina : «God, si je pouvais faire un hit-record avec elle, elle pourrait aller au Ed Sullivan Show, elle pourrait aller à Las Vegas, elle pourrait briser the color barrier.» Après Barbara Alston, Darlene Love, LaLa Brooks et Ronnie - The soulful voices that Spector so admired and loved to work with - Tina est la voix de ses rêves - There was something else again - voix carnassière, douleur, passion, power, she was ‘The Voice’ incarnate. Totor sait qu’il joue son dernier coup : les Righteous se sont barrés, les Ronettes ont calé, il doit encore montrer qu’il est le meilleur. Alors, il reprend contact avec Jeff Barry et Ellie Greenwich qui viennent de divorcer et qui ont perdu leur job chez Red Bird, car Leiber & Stoller ont vendu Red Bird à George Goldner pour un dollar symbolique. Totor revient spécialement à New York pour travailler avec ses vieux amis et dans la semaine, ils pondent deux smash hits historiques : River Deep et «I Can Hear Music». Pour River Deep, Totor conçoit le son le plus énorme jamais imaginé. Impossible de distinguer les instruments, il veut que coule un fleuve de son et qu’à la surface de ce tumulte éclate la voix de Tina qui jette alors toutes les molécules de son corps dans ce great cosmic scream. Il y aura cinq sessions au Gold Star. Rodney Bigenheimer, the mayor of Sunset Strip, ramène dans le studio Brian Wilson et Jack Nitzsche - qui enregistre au même moment avec les Stones - ramène Jag. Dennis Hopper fait des photos. Denny Bruce dit qu’en voulant se surpasser, Totor s’est outreached, c’est-à-dire qu’il s’est paumé. Brown dit que la voix de Tina était le simulacre of all Spector grandiosity, le simulacre de son ambition démesurée, de sa passion, de sa soif de vengeance et de sa folie. Avec River Deep, on basculait dans sa psychose et la fin du cut nous laissait sans voix, la cervelle épuisée.

Paru en 1966, l’album River Deep Mountain High souffre du même mal que les albums des Righteous Brothers : tout repose sur le morceau titre et comme c’est un album, il faut trouver de quoi compléter. Pas de problème, Ike & Tina Turner ont du répondant. Ike ramène «I Idolize You», un gros groove popotin et «A Fool In Love», du pur jus de juke. Ils bouclent leur bal d’A avec un «Hold On Baby» signé Spector/Barry/Greenwich, mais rien n’est aussi déterminant que River Deep, hit éternel, big sound, big voice, big compo, l’équation fatale. En un mot comme en cent, big beignet de Wall. Tina tente de sauver sa B avec un «I’ll Never Need More Than This» encore signé Spector/Barry/Greenwich. Elle chante comme une lionne, mais c’est avec la cover de «Save The Last Dance For Me» qu’elle rafle la part de la lionne. Back to the fantastique power du Wall, avec des nappes de violons dans le fond du son, très loin, si loin. Totor met le son en perspective, comme s’il avait inventé la perspective. Il est sans doute la réincarnation de Michel-Ange. Et puis Tina rend hommage au génie mélodique d’Arthur Alexander avec «Everyday I Have To Cry». En plein Wall, ça prend du volume, c’est heavily orchestré, heavily chanté et bardé de chœurs tutélaires.

River Deep apparaît dans la charts, grimpe à la 88e place et disparaît la semaine suivante. Spector biggest production had become his biggest failure. Incompréhensible. Les gens, c’est-à-dire les radios, n’en veulent pas - It was too Phil Spector - Ike Turner dit que c’est la faute de l’Amérique raciste. On dit aussi que Totor est victime d’une vendetta du music biz qu’il a tellement provoqué. Totor va vivre ça comme la pire des injustices. Il est inconsolable. Tony Hall dit : «It fucked his head completely. Il savait qu’il venait de faire a fantastic bloody record. Il pensait à juste titre que c’était the best record he ever made.» Jack ajoute : «Si vous devenez trop bon, les gens n’aiment pas ça. Trop de succès et les gens n’aiment pas ça non plus. Phil n’avait aucun rival à cette époque.»

Avec un peu de recul, Totor expliquait des choses à Rolling Stone : «Le temps de la black music était fini et les groupes du coin de la rue devinrent the white psychedelic guitar groups.» Il parle de musique ennuyeuse à mourir et de chanteurs qui se contentent de chanter, mais qui n’interprètent pas. Même les Stones ne font plus que des hit records, alors qu’à une époque, ils composaient des contributions. Pour moi, c’est capital, les contributions. Il ajoutait qu’il pouvait amener des trucs à Jag, à Janis Joplin ou à Dylan, il évoque l’idée d’un opéra avec Dylan, un Dylan qui selon lui n’a jamais eu de producteur.

Signé : Cazengler, Phil Pécor

Crystals. Twist Uptown. Philles Records 1962

Crystals. He’s A Rebel. Philles Records 1963

Bob B Soxx & The Blue Jeans. Zip-A-Dee-Doo-Dah. Philles Records 1963

The Crystals. Sing The Greatest Hits, Vol. 1. Philles Records 1964

Ronettes. Presenting The Fabulous Ronettes Featuring Veronica. Philles Records 1964

Ronettes. Volume 2. Philles Records 2010

Philles Records Presents Today’s Hits. Philles Records 1963

Phil Spector. Back To Mono. Box ABKCO 1991

Righteous Brothers. Back To Back. Philles Records 1965

Righteous Brothers. You’ve Lost That Lovin’ Feelin’. Philles Records 1965

Righteous Brothers. Just Once In My Life. Philles Records 1965

Ike & Tina Turner. River Deep Mountain High. A&M Records 1966

Phil Spector. The Early Productions. Ace Records 2010

Mark Ribowsky. He’s a Rebel: The Truth About Phil Spector – Rock and Roll’s Legendary Madman. Da Capo Press 2006

Richard Williams. Phil Spector: Out Of His Head. Omnibus Press 2003

Mick Brown. Tearing Down the Wall of Sound: The Rise And Fall Of Phil Spector. Bloomsbury Publishing 2007

 

Rapp it up !

 

Quand on accorde sa confiance à un artiste inconnu, c’est souvent suite au hasard des rencontres. Deux rencontres président à la découverte du soft-rock parfois lumineux de Tom Rapp : celle de Bernard Stollman, via l’ESP book de Jason Weiss, et avant ça, celle d’un disquaire parisien qui insistait pour dire que «c’était vraiment bien».

— T’es sûr ?

— Si si, vas-y, tu vas voir, c’est pas mal.

En effet, c’est pas mal. Toujours admiré les gens qui ne savent pas dire pourquoi c’est bon ou pas. On entend souvent ça dans les conversations autour de la musique : «Ah oui, c’est super !», ou encore «c’est de la merde !», ça on l’entend beaucoup, notamment en France. Mais les gens ne savent généralement pas trouver les mots pour exprimer leur amour ou leur désamour. Peut-être n’ont-ils pas envie de le formuler. Peut-être n’ont-ils pas de vocabulaire. Peut-être comprennent-ils que ça ne sert à rien. Peut-être préfèrent-ils parler de cul ou de foot. Peut-être devrait-on cesser de se perdre en conjectures.

Le conseil qu’on pourrait donner aux ceusses qui souhaiteraient s’initier au Rapp serait de commencer par l’album des Pearls Before Swine paru en 1969, These Things Too, car c’est une petite merveille, un véritable objet de convoitise. Le Rapp fait partie des adorateurs de Dylan et ça s’entend clairement dans «Look Into Her Eyes». On y sent la présence intense de la latence, avec un gros drive de basse derrière, et là, on y va. Le Rapp se cale dans le giron de Bob pour reprendre «I Shall Be Released». Il ramène tout le groove des hippies dans son adoration. On le voit plus loin tituber dans «I’m Going To City». Il force la sympathie. Cet excellent Rapp se cogne dans les murs, mais c’est de bon cœur. Excellent car bien interprété. Bien sûr, il propose beaucoup de folk d’arpège, mais on lui fait confiance. Ses chansons restent globalement d’un bon niveau de good time music, comme par exemple cet «If You Don’t Want To (I Don’t Mind)» joué au violon de compagnon. Il chante «Mon Amour» en français. Comme le copain Jojo, le Rapp a un don. Il peut faire du psyché avec «Wizard Of Is». C’est bardé de feeling. Il détient le pouvoir de Zeus. Il montre encore avec «When I Was A Child» qu’il peut allumer n’importe quelle chanson. Il se tient fièrement dressé à la proue de son baleinier lancé à la poursuite du cachalot blanc et peut devenir stupéfiant.

Dans la même veine, il enregistre l’année suivante The Use Of Ashes. Le Rapp met un soin particulier à soigner ses pochettes, au sens où il choisit des œuvres d’art, ici une tapisserie flamande ou française datant du XVe siècle et représentant une Chasse à la Licorne. Le Rapp nous embarque aussi sec avec «The Jeweler». Ce mec sait écrire des chansons, il sait se montrer terriblement présent et même très émouvant. Il sonne comme un Lennon de lower downhome et c’est superbement orchestré. Il sait se montrer à la hauteur de sa réputation. Globalement, il gratte des arpèges magiques. Son «Rocket Man» est une nouvelle merveille entrepreneuriale. Le moindre de ses mélopifs se conduit bien. Le Rapp taille ses chansons sur mesure, comme le faisaient les vieux drapiers du ghetto juif de Varsovie. Chaque fois, c’est chanté jusqu’à la moelle avec une ferveur artistique qui fait la différence. Il est présent sur tous ses coups, sa voix tape dans le mille à chaque fois. Il a dans «Song About A Rose» un petit gras de voix qui rappelle celui de James Taylor. Et puis voilà l’autre hit de l’album, «Tell Me Why», une sorte de petite groove Brazil. Le Rapp s’impose avec une classe terrible, du xylo et des flûtes, alors forcément ça enrichit l’écosystème, d’autant qu’il ajoute en filigrane des arpèges préraphaélites. Il chante son groove à l’aune d’une riche musicalité - Why can’t you leave them alone/ Someday they may/ Sing your song - Ses démarrages de couplets sont des modèles du genre, justes et bourrés de feeling. Tout est surcousu d’or fin sur cet album. Le Rapp baigne dans l’excellence. Il faut écouter ce mec-là. Son margering de «Margery» est une véritable merveille de blossom. Il vibre ensuite «The Old Man» au chant d’inspiration supérieure. Il est l’un des derniers grands préraphaélites. On se demande même ce qu’il fout là. Il s’est sûrement trompé d’époque. Il duette avec une fille sur «Riegal» et vise la magie vocale. Le Rapp est un démon, il marque le son de son empreinte, il coule de source et impose une présence inexorable. Diable, comme certains albums peuvent être beaux.

Le Rapp continue son petit bonhomme de chemin avec Pearls Before Swine et enregistre chaque année un nouvel album. 1970 voit paraître Beautiful Lies You Could Live In, avec bien sûr une toile préraphaélite en devanture : la fameuse Ophélie de John Everett Millais. On ne saurait imaginer plus préraphaélite que le mélange Rapp/Millais. Musicalement, le Rapp qui ne ferait pas de mal à une mouche continue de nous bichonner son softy sound. Il va dans les papillons avec «Butterflies» et se livre pour l’occasion à un groove d’arpeggio. Sa pop de folk reste assez infectueuse. Il sait maintenir l’allure d’un singalong. Une copine vient duetter avec lui sur «Everybody’s Got Pain» et ils virent dylanex. Excellent ! Il tâte du gospel batch dans «Bird On A Wire». Il y croit dur comme fer. On plonge une fois de plus dans le génie liquide du Rapp via «Island Lady». Il y évolue entre deux eaux, générant un délice groovy et subtilement poivré d’espagnolades. Magnifique exercice de passation du pouvoir. Le Rapp s’y fait roi de l’insistance liquide. «Come To Me» se distingue par une certaine violence de l’excellence. Ce mec fait de nous ce qu’il veut. Il drive son art en toute impunité. On note ici et là la présence d’un divin burn-out de basse.

Pour City Of Gold, le Rapp n’a pas choisi de toile. Il s’est choisi. Il revient à son adoration pour Bob Dylan avec «Once Upon A Time», mais de façon intime, alors c’est doublement bon. Sa pop folk dylanesque est joyeuse, alors on l’adore. C’est un peu comme si Bob s’amusait au lieu de s’énerver. L’autre merveille de l’album s’appelle «My Father». Elisabeth Rapp duette avec le Rapp. Elle attaque au débridé, elle s’envoie bien l’air et le Rapp vient la rejoindre dans l’alcôve du paradigme. Quel pur jus ! Comme elle chante bien ! Dommage qu’on ne l’entende pas davantage. Il fait son Brel avec «Seasons In The Sun» et avec le morceau titre, il se jette à corps perdu dans l’Americana. Il chante à l’accent déchirant et se montre digne de notre confiance. On adore les êtres faibles. Il rend hommage à «Nancy» qui porte des collants verts et qui couche avec tout le monde et on assiste au grand retour d’Elisabeth Rapp dans «The Man» - Wanna see his face/ Wanna touch is hand/ He is the man - et le Rapp boucle son affaire avec un dernier hommage à Bob Dylan, «Did You Dream Of».

Fin de l’ère Reprise en 1972 avec Familar Songs. On voit le Rapp nettement baisser en qualité. Dommage, car la pochette est belle. Le Rapp nous fixe d’un air rieur. On sauve un cut, là-dessus, «Margery», emporté par un bel élan dylanesque. Mais les autres cuts refusent obstinément de décoller, même le «Green Street» d’ouverture de bal d’A, bien dérivé, un brin jazzy et contrebalancé de ressacs. En fait, le Rapp distille une qualité de pureté insidieuse. Toutes les chansons sont traitées au même niveau d’excellence expiatoire, mais sans magie. Il s’enveloppe dans son ample manteau d’excellence pour balancer «If You Don’t Want To (I Don’t Mind)», mais on se contentera d’un sentiment d’aisance replète. Comme son nom l’indique, il met les voiles avec «Sail Away», dans l’esprit de Croz et du Mayan, c’est assez bien barré, très belles guitares, on parle ici de dérive absolutiste.

Grosse déception avec ce Stardancer paru la même année. Il ramène du Breughel en devanture, mais ça ne sert à rien. Ils s’égare dans un non-dit mélancolique dont on ne sait ni quoi dire ni quoi penser. Seul l’amateur de folky flakah mélancolique y trouvera son compte. On assiste à un furtif retour en grâce de la grâce avec «Touch Tripping», mais il faut le dire vite, car ça ne dure pas longtemps.

En 1973, notre Rapper préféré revient à la une de la non-actu avec Sunforest et une très belle pochette illustrée qui donne vraiment envie d’écouter l’album. On le sort du bac avec gourmandise, miam miam, mais après la belle exotica de «Comin’ Back» qui renvoie aux marimbas de Paul Simon, on reste sur sa faim. L’ensemble de l’album est extrêmement paisible, pour ne pas dire ennuyeux. On se croirait chez James Taylor. Notre Rapper se complaît dans le petit mélopif orchestral. Bon, il faut savoir prendre son mal en patience. On n’est pas chez les Stooges. Il repart errer dans l’azur en B avec «Blind River». Qualifions ça de belle pop suspensive, il chante avec la langue coincée entre les dents, un peu en sifflet, si tu préfères. Le morceau titre sonne comme du Leonard Cohen, mais bon, écoute plutôt Leonard Cohen.

Les deux premiers albums de Pearls Before Swine sont considérés comme cultes, et on se demande bien pourquoi. Parce qu’ils sont parus sur ESP ? À cause des repros de Bosch ? Le premier paraît en 1967 et s’appelle One Nation Underground. On note très vite une grosse influence dylanesque dans «Playmate». Le Rapp harangue, c’est du kif kif bourricot. On note aussi une belle pureté d’intention dans «Ballad To An Amber Lady», baigné d’arpèges d’une grande douceur qui évoquent ceux que joue Steve Marriott en intro d’«All Or Nothing». On écoute ce genre d’album comme on part à l’aventure, à ses risques et périls. Une fois ça marche, une autre fois ça ne marche pas. Il faut attendre «Regions Of May» pour sentir ses naseaux frémir. On a là un cut spacieux, lumineux et paisible. Cette Beautiful Song illustre fort bien le concept abstrait des jardins suspendus de Babylone. Le Rapp se tape aussi avec «I Shall Not Care» un vieux délire digne des Fugs, avec des intermittences underground new-yorkaises.

Paru l’année suivante, Balaklava ne marche pas. Le Rapp fait son Dylan dans «There Was A Man» et son Buckley dans «I Saw The World», mais rien ne viendra nous compter fleurette.

Pour illustrer la pochette de son dernier album, A Journal Of The Plague Year, le Rapp choisit une toile de Frank Brangwyn, un symboliste britannique. Cet album paru en 1999 devait marquer le retour du Rapp, mais il retombe comme un soufflé. Ça manque cruellement de hits. Il rend encore hommage à Dylan avec «Blind», via son folk intimiste assez puissant. C’est même tellement intimiste que ça semble réservé à une élite. En fait le Rapp cherche à renouer avec la magie du folk sixties. Grâce aux coups d’harmo, il fait presque illusion. Mais le reste de l’album est mal barré, ça sonne trop folky folkah au coin du feu. Pas la peine de faire des plans sur la comète. Le Rapp fait du gratté dylanex 65. On s’y ennuie à mourir. On lui demande de nous aider, mais il n’entend rien. Il est barré dans son délire. Cut après cut, il continue de s’enliser. Il faut attendre cette «Shoebox Symphony» en trois parties pour trouver un peu de viande : orgue et mélodie imparable. Et là ça redevient puissant. Il fait de la power-pop dylanesque. Il s’amuse bien, il ramène aussi de l’harmo. Au soir de sa vie, il cultive encore sa fascination pour Dylan. Il finit dans un délire de psyché évolutive du meilleur effet. C’est un gros effort.

Signé : Cazengler, gruyère rappé

Pearls Before Swine. One Nation Underground. ESP Disk 1967

Pearls Before Swine. Balaklava. ESP Disk 1968

Pearls Before Swine. These Things Too. Reprise Records 1969

Pearls Before Swine. The Use Of Ashes. Reprise Records 1970

Tom Rapp, Pearls Before Swine. Beautiful Lies You Could Live In. Reprise Records 1970

Tom Rapp, Pearls Before Swine. City Of Gold. Reprise Records 1971

Tom Rapp. Familar Songs. Reprise Records 1972

Tom Rapp. Stardancer. Blue Thumb Records 1972

Tom Rapp, Pearls Before Swine. Sunforest. Blue Thumb Records 1973

Tom Rapp. A Journal Of The Plague Year. Woronzow 1999

 

L’avenir du rock - Greetings to Greta

 

Il suffit parfois d’un article bien foutu pour redonner le sourire à l’avenir du rock. Dans un numéro récent de Mojo, Mark Black nous présentait un groupe nommé Greta Van Fleet, que d’autres canards avaient déjà présenté, notamment Classic Rock. Mais l’article de Classic Rock n’inspirait aucune confiance. Le buzz semblait destiné aux fans d’un certain rock, un rock plus barbu avec du poil sur la poitrine et des grosses godasses. Mojo amenait le buzz différemment, en ouvrant par exemple sur une photo du groupe pour le moins spectaculaire : ces quatre gamins à peine sortis de l’adolescence s’habillaient en rock stars pour partir à la conquête du Graal moderne, c’est-à-dire le rock stardom. Avec leur grâce naturelle et leur volonté d’en imposer, ils tapaient en plein dans le mille. Ils portaient ces costumes brodés de Western wear que vendait jadis Nudie Cohn et que collectionnaient Porter Wagoner, Hank Williams, Gram Parsons, Michael Nesmith et Billy Gibbons. Les Nudie suits, c’est une chose, ces quatre regards chargés d’incrédulité en sont une autre. Photogéniquement parlant, ils s’inscrivent d’office dans cette fantastique aventure qu’est l’histoire du rock.

L’avenir du rock a le plus souvent fonctionné sur la foi d’une première image. Souviens-toi des Beatles et de leur corde blanche sur la couverture du Télé-7 Jours qu’on t’envoya chercher un jeudi de 1964 au bureau de tabac de la rue Saint-Jean, souviens-toi de la première pochette des Dolls dans cette vitrine de la rue Ganterie, souviens-toi de cette première petite photo des Chrome Cranks dans la rubrique On du NME. Bon alors, attention, l’univers des Greta n’a rien à voir avec les Dolls ou les Pistols, ils sont dans un autre son, mais leurs deux albums valent le détour.

Et pourtant, la pochette de leur premier album n’inspire absolument pas confiance. Ni le titre, d’ailleurs, Anthem Of The Peaceful Army. On craint de tomber sur du simili-fucking Yes, comme dirait Walter Lure. Mais on tombe immédiatement sous le charme de ce petit chant de trou du cul. On n’en revient pas, on l’examine sur la photo, le Josh Kiszka, l’un des trois frères Kiszka, dans son pyjama Nudie rouge-sang brodé de roses blanches, bien échancré sur la poitrine, avec ses petits cheveux tortillés et sa petite moustache, mais ce branleur n’a pas peur de passer pour un branleur, du coup on dresse l’oreille. Bon d’accord, ils passent par les circonvolutions du prog, ils ont même des petits remugles de fucking Yes qu’on ne leur pardonnera jamais, mais la voix est là et cette voix perce les lignes. Josh Kiszka impose un truc à lui, influent et perçant, il chante d’une voix de little rock star. Ils font un rock seventies tiré vers le haut, avec une authentique dimension artistique, et du coup, ils imposent le respect. On ferme nos gueules et on écoute. Josh Kiszka est brillant, il gueule dans la voie lactée. Tous les amateurs de vraies voix devraient écouter ça, car ça impressionne. Non pas que ça fasse bander, mais c’est pas loin. Il dégage une belle fraîcheur, aux antipodes des relents d’huîtres des vieilles burnes gaga. Ici, ça sent bon la chlorophylle, ce mec est bon, il va chercher des trucs impossibles au chant, un peu comme Liz Fraser à son époque. Josh Kiszka chante comme un petit ange de miséricorde en Nudie Pajama. Il s’agit du même genre de révélation qu’avec Chris Robinson, mais en plus florentin. Bon, c’est vrai, le premier abord est souvent trompeur, il faut s’en méfier comme de la peste, mais ce petit mec a du génie plein la voix. Il va chercher des harmoniques stupéfiantes - And when we came into the clear/ To find ourselves where we are here - Il hurle à la pire hurlette de Hurlevent, il adore venir into the clear, sa voix nous transporte, comme celle de Sharon Tandy, elle est d’une puissance inexorable. Ces quatre petits mecs ont tout bon dès leur premier cut : le spirit, la voix et l’espace infini. Après chacun fera comme il voudra, mais il est certain qu’«Age Of Man» ne peut pas laisser indifférent. Oh la la, comme diraient les Faces ! Ils s’installent ensuite dans cette belle soupe de pop-rock seventies et Josh Kiszka continue de chanter au chat perché. C’est tout de même dingue que ces quatre petits branleurs sortis de nulle part réussissent à recréer de la matière avec rien. Josh Kiszka attaque «When The Curtain Falls» à la hurlette, mais il s’applique, il cherche des zones sensibles et ça prend vite de l’ampleur, c’est même chauffé à blanc. Il hurle comme tous ces hurleurs patentés, mais il amène un truc en plus qui fait qu’on le supporte lui et pas les autres. Il est simplement éclatant, et même pourrait-on dire divin. Tous les amateurs de rock seventies devraient se ruer sur cet album, car tout y est, le talent en prime. Merci à Mojo d’avoir sauvé Greta des eaux. Ce petit chanteur à la croix de bois est un chancre délicieux, il s’installe dans toutes les chansons avec du power plein la culotte. Il risque de déplaire aux oreilles formatées, mais il se moque des oreilles formatées comme il se moque des genres. Il pratique l’art vocal avec une virtuosité irréelle. Il arabise comme Rimbaud en Éthiopie, il ne vend pas d’armes, mais il est libre. Les Greta sont bien en place, on les remercie d’exister, ils sont pleins de cette énergie qui donne du sens au rock et qui te donnent envie de continuer à en écouter. C’est même tellement excellent qu’on s’en pâme. «Lover Leaver» pourrait à l’extrême limite évoquer ce «Child In Time» qui fit sensation à une époque. Puis Josh Kiszka revient clouer sa chouette avec «The New Day». Il chante salé au solace de la terrasse, ce merveilleux petit mélodiste de Saint-Ex surprend ses couplets au coin du bois enchanté, il cultive ses ares élégiaques à l’aube des temps. Leur son reste ancré dans ce rock seventies jadis si riche et si fertile. Ils revivent des époques révolues avec une sacrée grandeur d’âme. Dans «Montain Of The Sun», Jake Kiszka passe un solo de guitare magnifique, comme au temps de Jimmy Page. Ah l’ampleur, que deviendrait-on sans la divine ampleur ? Ils terminent avec le bien nommé «Anthem». Josh Kiszka chante au seuil de son anthem et on l’écoute encore plus religieusement. Sa voix résonne dans les os et ses frères jouent le jeu. Ce n’est pas de la frime. Just perfect, dirait Mister Nobody.

Et voilà que vient de paraître leur deuxième album, The Battle At Garden’s Gate, sous une petite pochette noire gaufrée et enluminée à l’or fin. Dans le booklet, un graphiste talentueux a créé douze symboles métaphysiques pour anoblir les douze cuts. Josh Kiszka revient en force dès «Heat Above». Il crée aussitôt un continent, il sait se mettre en perspective, il attaque le prog-world au gusto et occasionne des chutes superbes. Il fait tout simplement la pluie et le beau temps. Même les cuts plus classiques comme «My Way Soon» sont ultra-joués et ultra-chantés. On se pose vraiment la question : comment font ces quatre branleurs pour fournir autant ? Ils nous servent «Broken Bells» avec tout le pathos du monde. Ils savent rester évolutifs au long cours, avec des chœurs de nymphes et des pâtés de wah demented. Voilà la grandeur des Greta : la vie. Ces départs en folie wah en disent long sur leur ambition démesurée. Ils visent l’exponentialité des choses, ils sont quasiment sans foi ni loi. Ils attaquent «Age Of Machine» au Perfect child de Ian Gillian, mais c’est une autre dimension, Josh Kiszka gueule sa rage dans les fumées alors que ruissellent des arpèges d’acier, c’est sans espoir, il gueule son rock au cœur des montagnes noires, il présente ses lyrics au ciel comme une offrande, mais tout le monde s’en fout, alors son frère Jake vole à son secours avec un solo-carillon digne des géants du rock. «Tears Of Rain» est encore plus monumental, Josh Kiszka chante de plus en plus haut, il chante à la puissance pure, on n’avait encore jamais entendu un screamer aussi magique. Tout sur cet album est lancé dans l’aventure. Sur «Stardust Chords», Josh Kiszka s’élève dans les airs et Jake claque des accords clairs. Encore une fois, «Light My Love» repose sur l’éclat du chant. Il monte bien dans ses octaves, il y a de l’élévation en lui, il va chercher l’anglicisme magique. Brother Jake tape «The Barbarians» à la wah et ça devient trop riche, trop d’effets, on perd le glamour et pour finir l’album, Josh Kiszka va se couler dans la coule, il va continuer de hurler dans les hauteurs et se perdre dans l’heroic fantasy. À la fin on lâche prise. C’est vrai que ce petit mec chante à s’en arracher les ovaires, mais il va chercher des trucs qui justifient le buzz.

Mark Blake qui a la chance de les rencontrer nous indique que Josh et Jake sont jumeaux. Leur petit frère Sam joue de la basse et Danny Wagner bat le beurre. Dans son chapô, Blake veut absolument les rattacher à Led Zep, alors qu’ils font leur truc. Dans la deuxième double de l’article, un encadré attire immédiatement l’œil du fureteur : l’encadré des musical inspirations. Les Greta citent cinq albums en référence, dont Disraeli Gears, Are You Experienced et All Things Must Pass. Rien qu’avec ça, ils emportent la partie. Les deux autres albums cités sont un Black Keys et un White Stripes, ce qui semble logique car ce sont des groupes de leur génération, mais tout de même pas des disques aussi déterminants que les trois premiers. Blake qui ne doit pas être très malin fait intervenir Elton John et Slash dans son article. Comme d’usage, on est émerveillé par le style stendhalien de Slash qui déclare : «L’idée of fuckin’ four kids montant sur scène et jouant their fuckin’ asses off avec juste a couple amps and a drum kit, et jouant juste leurs instruments sans avoir all the other fuckin’ shit going on, je pense que c’est fuckin’ inspiring.» On apprend aussi grâce à ce renard de Blake que ces quatre petits mecs originaires du Michigan sont désormais installés à Nashville. Migrants, comme Jack White. Josh Kiszka se réclame de la Middle America de son enfance, mais aussi de Francis Ford Coppola et d’Henry David Thoreau. Il avoue écouter Miriam Makeba et Wilson Pickett, pendant que Jake décrypte les œuvres de Jeff Beck, Rory Gallagher, Jimi Hendrix et Jimmy Page - You have to do your work with the old masters - On se croirait dans le Seigneur des Anneaux. Ils viennent de Frankenmouth, au Nord de Detroit, petite bourgade fondée par des colons allemands, qu’on appelait aussi Little Bavaria. Ils eurent la chance de grandir dans un univers luthero-bohémien, avec un grand-père accordéoniste - célèbre au Michigan State Polka Hall of Fame - et un père philosophe et cinéphile. Jake explique qu’il a commencé à gratter la gratte de son père à l’âge de trois ans et que depuis, il ne s’est jamais arrêté de la gratter. Après Thoreau, Josh s’est amouraché du théologien britannique Alan Watts. Il dit adorer l’optimisme et les cosmic and Eastern influences. Ils ont donc monté le groupe en 2012, encouragés par leurs parents - Go do it ! - Josh et Jake n’avaient que 16 ans et Sam 14. En 2018, Josh déclara à qui voulait l’entendre que Greta Van Fleet ramenait le rock’n’roll à une nouvelle génération, comme l’avaient fait les Black Crowes en leur temps. Pourvu que les mainstream ne les bouffe pas trop vite. Ils sont tellement craquants et tellement doués qu’ils vont attirer toutes les vieilles peaux.

Signé : Cazengler, Bêta Van Fleet

Greta Van Fleet. Anthem Of The Peaceful Army. Republic Records 2018

Greta Van Fleet. The Battle At Garden’s Gate. Republic Records 2021

Mark Blake : Mojo Presents Greta Van Fleet. Mojo # 330 - May 2021

 

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Longtemps que je n'ai vu les Howlin' Jaws, la dernière fois c'était un peu spécial, pas un concert de rock, accompagnaient sur la scène du théâtre du Soleil, la pièce de Simon Abkarian, Electre des bas-fonds, voir notre livraison 436 du 31 / 10 / 2019, suis allé faire un tour sur FaceBook pour voir comment ils avaient survécu au confinement, je vous rassure sont vivants, je ramène deux surprises. La première est dans l'ordre des choses, concert en streaming sans spectateur. Je ne suis pas fan de ces ersatz, mais pour les Jaws, je chronique, que voulez-vous, les Howlin' sont les Howlin'... La deuxième surprise est comment dire, plus surprenante, mais vous verrez...

HOWLIN' JAWS

FREAKOUT LIVE !

( Novembre 2020 / YT )

( Baptiste Léon : batterie / Lucas Humbert : guitare / Djivan Abkarian : vocal, basse )

Freakout ! Records se présente comme un label qui se situerait entre Seatle, Los Angeles et New York, nous comprenons entre trois point cardinaux d'une partie non négligeable du rock américain actuel, tout en revendiquant une certaine liberté sonore. A notre connaissance ils ont sorti une vingtaine de disques notamment d'Acid Tongue et de The Smokey Brights. Nous les classerions parmi les agitateurs, les découvreurs et les organisateurs. Ils sont heureux de nous annoncer que le Freakout Festival aura bien lieu cette année en public dans leur bonne ville originaire de Seatle, cité grunge par excellence. En septembre 2020, ils ont créé ces sessions Live consacrées à des groupes du nord-est des States mais aussi européens notamment d'Espagne et de France. Toutes les vidéos sont bâties sur la même mouture, un court générique ( toujours identique ) une brève annonce par Guy Geltner et Skyler Locatelli, suivent quatre ou cinq morceaux entrecoupés de rapides interviews menées par Serafima Healy et en langue anglaise plus ou moins bien baragouinée par les fils et les filles du continent européen... Les vidéos n'excèdent pas les vingt-cinq minutes.

Oh, well : sont tous les trois devant un mur de briques celui du studio, style briqueterie des slums londoniens et des quartiers pauvres des States, tiens Djivan a laissé sa grosse bonbonne à la maison, l'a remplacé par une basse électrique au manche aussi long qu'un canon de marine, la grand-mère doit pleurer toute seule à l'attendre, pas le temps de nous apitoyer, les Jaws envoient la marmelade sans plus tarder, pas vraiment comme de grosses brutes épaisses, et le Djiv y va flexible au vocal, à ses côtés Lucas saupoudre le riff, ce qu'il faut mais point trop, un peu la marchande de crêpe qui mégote sur le sucre, c'est là qu'il faut faire gaffe, ne portez pas un regard sur Bapt Crash qui tape sur ses caissons en gars qui part en pré-retraite dans une heure et quart, vous avez regardé, vous avez eu tort, ah, les vermines, z'ont appuyé sur l'accélérateur sans préavis, le Djvan qui pousse un cri, pour la confiture à l'orange amère, ils vous visaient à la petite cuillère et maintenant ils utilisent la louche spéciale collectivité, ça sonne anglais à la diable, pas du tout stoned, le Crash Boom Bapt il en a profité pour descendre dans la soute du voilier et il a cassé sec les cordages qui tenaient arrimés les barils remplis de sables qui servaient de lest, ça roule dans tous les sens, le voilier caracole sur les plus hautes vagues, Lucas vous envoie un solo rafale qui vous emporte la voile de misaine, le Cap' Djivan vous calme l'océan de la voix, Mister Boom derrière vous a un regard d'innocence aussi claire que sa caisse, vous êtes prêt à lui pardonner et crac il tape désormais comme un butor entêté, Lucas s'empresse de le dédouaner de tous ses péchés en nous gratifiant d'une série de notes requins-marteaux facétieux qui brisent les écoutilles, sont tous les trois au vocal, et vous expédient la fin du morceau à toute blinde. Ouf ! Lorgnent sur les englishes ( made in sixties ) certes, mais ça ressemble un peu à ces amerloques de Flamin' Groovies lorsqu'ils ont eu leur période Beatles survitaminée. Passage d'une pub-vodka. Interview de l'ange Séraphime. Z'ont pas dû beaucoup écouter leur professeur d'anglais à l'école, connaissent trois mots de la langue de Keats, les mêmes que nous, Rock, And, Roll. Heartbreaker : morceau idéal pour piger leur recette secrète, celle de la cambuse qui carbure, relativement simple, mais sa réalisation demande un sacré coup de main, à gauche une lampée de tord-boyaux, vous arrive dessus sans prévenir par un SMS, c'est vous qui envoyez un SOS, z'y vont franco de port, tous les trois souquent ferme, faut un responsable c'est Lucas, celui-là si vous tenez à votre tranquillité, attachez-lui les mains dès qu'il s'approche de sa guitare, mais ce n'est pas lui le coupable, voici son nom : Djivan au vocal qui harmonise, Lucas vous file la fièvre et Djivan l'a fait descendre à El Paso, quand ils s'y mettent à tous les trois, on se croirait chez Buddy Holly, quant à Baptiste il mène le double jeu de l'hypocrite de service, il vous brise le cœur de ses baguettes heurtantes, et en même temps, il prend sa voix la plus doucereuse, il vous console, il fait semblant de vouloir recoller les morceaux qu'il a concassés. Le pire c'est quand la cavalcade s'arrête, Djivan homélise à tirer des larmes à un crocodile, subito derrière Baptiste vous distribue les bénédictions d'un geste large et d'une frappe mélodramatique, vous notez sur votre carnet que vous les emploierez pour qu'ils viennent assurer les chœurs le jour de votre enterrement, mais sur le final vous barrez cette résolution, si par hasard Lucas se mettait à sonner les cloches avec autant d'énergie qu'il agresse sa guitare cela causerait un beau remue-ménage dans l'assistance. Plus personne ne penserait à vous, et tout le monde crierait à son adresse encore, encore ! Deuxième séquence interview, Sérafime sourit comme l'ange qu'elle est pour les encourager, n'ont pas révisé la liste des verbes irréguliers, elle devrait les gronder mais elle les renvoie au boulot. Long gone the time : avec un titre aussi nostalgique l'on ne s'attend pas à une explosion nucléaire, mais avec les Jaws le danger est partout, sont des partisans de la guerre qui rampe doucement sur vous sans que vous vous en aperceviez, sont des adeptes du conflit bactériologique, un morceau royal pour le Baptistou, vous imite le pas cadencé d'un microbe qui s'approche de vous, évidemment question sonorité c'est amplifié, le Baps prend son pied à taper la marche feutrée de la spore insidieuse, chpom ! Chpom ! Chpom ! rythmiquement c'est meilleur que les trois coups du destin de Beethoven qui vous fracasse le crâne, là ça prend son temps, c'est plus entraînant mais en restant tout de même sur l'étagère N° 3 de la grandiloquence, et là-dessus Djivan, ses deux acolytes ne tardent pas à le rejoindre dans cette tâche délicate, dispose les guirlandes vocales de l'arbre de Noël du Mersey Beat, Lucas aggrave son cas, fait la-la-la-la, et c'est là que les bactéries commencent à vous piquer le cuir, elles profitent des notes incisives qu'il distribue l'air de rien avec sa lead, admirez leur mine innocente de bedeau qui secoue l'encensoir sur le cercueil avant d'aller s'écrouler de rire dans la sacristie, en plus ils trichent, long time qu'ils annoncent et c'est un peu court. Troisième séquence interview : ils essaient d'expliquer dans leur mauvais anglais qu'il leur tarde de remonter sur scène et de jouer loud, pas vraiment une réussite, on aime les Howlin mais l'on se doit de reconnaître qu'ils n'ont pas la tirade shakespearienne, sont comme l'albatros baudelairien quand ils instrusent et qu'ils chantent ils se jouent des nuées au-dessus des gouffres amers mais dès qu'ils parlent l'on a envie de leur enfoncer un brûle-gueule dans le bec pour les faire taire et se moquer d'eux, c'est alors que Djivan sauve la séquence, se tait et bouge ses lunettes, l'air sérieux du cancre qui se fait passer pour un intellectuel, même l'ange Seraphime en mission-express n'arrive pas à garder son sérieux, alors elle les renvoie libérer leur énergie en cour de récréation. Feel good medley : attention ne sont pas ici pour amuser la galerie et pour faire de la broderie anglaise, fini le point à l'endroit et le point à l'envers, maintenant c'est le poing dans la gueule et le sang qui gicle. L'est sûr qu'avec du public, le set aurait été encore plus incandescent, ne boudons pas notre plaisir, vous avez eu le lent vol indolent des trois albatros, voici la meute des ptérodactyles affamés en chasse. Portent la marmite à ébullition. Le Djiv ardoie le vocal d'abord à l'allume-gaz qu'il transforme petit à petit en chalumeau. Les deux copains derrière le laisse bosser un petit moment, sont sur ses traces, le marquent à la culotte, le poussent au cul, et sans préavis Lucas intervient, l'a la guitare qui ricane et la batterie de Tistou les baguettes vertes tournoie comme les ailes d'un moulin ivre, le Djiv reprend le contrôle, mais l'a une phrase malheureuse, le genre de truc qui ne se dit pas à table en bonne société et encore moins en concert, WE are the Howlin' Jaws ! qu'il proclame fièrement à haute voix, le genre d'auto-défi que l'on lance pour s'auto-déifier et prouver que l'on est les rois du rock'n'roll. Et c'est parti mon kiki pour sept minutes de bonheur, Lucas, quel jeu de guitare, le gars il lâche une note comme les romains lâchaient les lions dans l'arène, déjà il ne reste plus un chrétien vivant, il ouvre les grilles une deuxième fois, les fauves escaladent les gradins et s'attaquent au public, dans un concert des Jaws, c'est généralement à ce moment que vous réalisez que vous êtes dans le public, le bonheur du streaming c'est que vous êtes protégé par une vitre blindée, que vous n'êtes pas dans l'aquarium peuplé de trois squales perfides ( mais qu'est-ce qu'une vie sans risque ), Djivan entremêle sa basse dans le magma pour le goudronner, et la batterie de Léon le lion rugit comme si vous lui aviez marché sur la queue durant sa sieste, et hop, l'on se calme, c'est le truc de base des Howlin, ils vous envoient un missile et la seconde après n'y a plus que trois gars gentils qui tapent gentiment la causette sur le parvis de l'Eglise Notre-Demoiselle qu'ils viennent d'incendier, l'est sûr qu'ils préparent un mauvais coup, Djivan hurle pour donner l'alerte, il est temps de descendre aux abris, l'on sent que l'on se rapproche du dénouement, que bientôt il sera trop tard pour regretter, Lucas prend cet air d'affolé qui lui lui va si bien, mais qui préfigure les grandes exactions éthiques, dans quelques secondes le rock'n'roll va vous sauter à la gorge et enfoncer ces canines démesurées dans votre chair si tendre, et c'est le déchaînement final, trop de pression, l'énergie explose, une dernière pensée pour les gars qui ont filmé et puis mixé les images, un sacré bon montage, se sont attachés à bien rendre le jeu de scène, ces coups de pieds lancés, comme des danseuses de l'opéra mais en plus violent, ces vues de profil, mais l'image se rétrécit et déjà défile le générique. L'ange Séraphime doit être remontée dans l'empyrée car on ne la voit plus, nous on s'en fout on est au septième ciel.

S'en tirent bien les Howlin', un véritable exercice imposé, les petits rats de l'opéra à leur cours de barre. Forcément ingrat. Un peu abstrait, un peu mécanique, un peu froid. Les Jaws qui n'arrêtent pas d'évoluer et de progresser ont su rester fidèles à eux-mêmes. Un des jeunes groupes français les plus importants. Vous pouvez barrer les S.

Pour la petite histoire, il y une autre série de vidéos Live Sessions faites à la maison, des reprises d'Elvis des Hollies, des Beatles, jetez un coup d'œil sur la version de Long gone the time réalisée avec le concours du magazine Rolling Stone enregistré à distance, in my room, celle de FreakOut est supérieure, mais dans quelques années celle-ci sera classée dans les documents iconographiques et témoignages d'une époque honnie.

Damie Chad.

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Je vous ai promis une deuxième surprise, une vraie ce coup-ci, laissez-moi vous en raconter une autre pour l'introduire. Voici une quinzaine d'années je cherchais sur le net quelques renseignements sur Pierre Quillard, un petit ( pour ne pas dire obscur ) poëte symboliste, je ne partage point ces deux adjectifs mais là n'est pas la question. Quillard est renommé pour avoir été un fervent ( et doué ) helléniste. Une curiosité perverse exigeait que je regardasse si la toile pouvait m'offrir quelques unes de ses traductions. Je n'y croyais guère mais je tapai toutefois son nom par acquis de conscience. Je m'attendais à une ou deux références, l'écran débordait de Pierre Quillard. J'ai parcouru deux ou trois sites, regardant les têtes de chapitre de sa biographie. Pas la moindre allusion à ses connaissances de la langue grecque. C'est alors que je m'aperçus d'une occurrence étrange, toutes les propositions affichées provenaient de particuliers ou d'institutions officielles se prévalant d'une appartenance arménienne. Etrange me dis-je que Pierre Quillard que personne ne lit en France jouît d'une telle renommée chez les Arméniens ! Je fronce les yeux plus attentivement, non les Arméniens ne furent pas particulièrement envoûtés par les stances quillardiennes ( ils ont tort ) par contre il fut un des premiers européens à dénoncer les exactions et les massacres dont étaient victimes les Arméniens de Turquie... Pour la petite histoire, je viens de retaper le nom de Pierre Quillard, tous ces sites arméniens ne sont pas apparus... Je vous laisse en tirer les conclusions qui s'imposent et indisposent...

O.K. Damie, ultra-intéressant dans un blogue-rock ce que tu racontes mais le rapport avec les Howlin' Jaws, là franchement on ne voit pas... ô guys and gals, le nom de Djivan Abkarian vous ne lui trouvez pas une assonance arménienne par hasard...

SIRETSI YARS DARAN

HEY DJAN

Oui c'est de l 'arménien, pas la peine de vous ruer sur la méthode Assimil, la vidéo est sous-titrée en anglais. Un projet parallèle de Djivan, pas du tout rock'n'roll, pensez aux dernières roucoulades d'Iggy Pop par exemple. Mis en branle au mois de janvier de cette année. N'est pas seul sur le coup : Arnaud Biscau est à la batterie, Adrian Adeline officie à la guitare ( classique, rock, jazz, a fréquenté l'école de Didier Lockwood ), Maxime Daoud manie aussi bien basse, guitare et clarinette, Adrien Soleiman carrément multi-instrumentiste, Djivan Abkarian pour une fois il ne joue ni basse, ni contrebasse, mais il chante, Anaïs Aghayan, charme et chant, z'ont tous un pedigree musical long comme un porte-avions, Adrien et Anaïs particulièrement intéressés par les chants traditionnels arméniens.

Si vous vous attendez à ces intros infra-courtes et ultra-fulminantes à la Howlin', c'est raté. C'est du tout doux. Du mineur. Du chatounou, du chatoumou. Une chanson d'amour, pour vous vous donner une idée imaginez une bossa-nova sans le rythme de la bossa, c'est triste et cafardeux. Anaïs pas besoin qu'elle sourie pour que vous la regardiez, malgré son air désespéré et dévasté vous avez envie de la consoler, mais notre Djivan, l'est triste comme un cimetière, une coupe de cheveux qui lui donne l'air d'un mouton noir, l'est raide comme un I et appliqué comme un enfant sage, méconnaissable, pas du tout le diable de Djivan que l'on connaît, à leur côté ça assure grave, pas une note au-dessus de l'autre, vous distillent de la tristesse comme les alambics du Tennessee du White Lightning, goutte à goutte, une envie de vous jeter à l'eau pour en finir avec cette chienne de vie vous serre la gorge.

Une vieille chanson arménienne, quand vous cherchez un peu vous vous apercevez qu'il en existe de multiples interprétations. Toutes aussi mélancoliques les unes que les autres. Peut-être est-ce l'expression de l'âme d'un peuple, perso je ne vais pas faire l'hypocrite, cela me touche peu. Mais c'est Djivan, que voulez-vous !

Pour le moment, Hey Djan ne présentent que ce morceau, on reste à l'affût.

Damie Chad.

 

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Printemps ( pluvieux ) et bout du tunnel. Tout s'éclaire, les Jake Walkers nous offrent une vidéo pour fêter cela. Z'ont profité du confinement pour bosser et s'étoffer. En 2018, ils n'étaient que deux, Ady et Bastien, en 2019 Jessy est venue se rajouter, à trois cela fait déjà beaucoup plus sérieux, et voici que dans la série plus on est de fous plus on rit Denis est venu se greffer sur le trio transformé en quatuor, s'ils continuent bientôt ils seront assez nombreux pour monter un orchestre symphonique. Ce qui risquerait d'être superfétatoire pour un combo de blues.

Du blues-gumbo. Le gumbo c'est un peu comme la paella espagnole, vous y mettez n'importe quoi dedans et c'est foutrement bon, c'est une spécialité de la Nouvelle-Orléans, riez au nez de ceux qui se vantent de leur gumbo aux crevettes, le vrai gumbo doit obligatoirement comporter des morceaux d'un alligator, attrapé le matin même au fond d'un bayou, et découpé vivant, arrachez-lui d'abord les pattes, plus il stresse, plus il aura du goût, les tranches sanguinolentes que vous jetez au fond de la marmite grésillante doivent encore remuer, n'oubliez pas les épices, un max, à la première bouchée ce n'est pas vous qui devez mordre, c'est le gumbo qui vous emporte la gueule. Résumons dans le blues-gombo vous trouvez toutes sortes de blues, le vieux, l'ancien, l'original, le récent, l'inexistant, le blues du futur, plus le swing. Très important le swing quand on a une ( voire deux ) jambes de bois. Car le Jake Walkers, bande d'ivrognes à la cervelle enfumée, n'est pas une marque de whisky, mais un raidissement des jambes qui frappa au premier tiers du siècle dernier les gens qui eurent la mauvaise idée d'acheter ( et de boire ) des boissons frelatées. Beaucoup de noirs en furent victimes. Evidemment ça ne valait pas les couvertures porteuses de la variole que l'oncle Sam distribuait gratuitement aux tribus indiennes. Eux au moins ils mouraient pour de vrai. De véritables morts bien droits, pas des éclopés mal-foutus. Qui faisaient du bruit en marchant. D'ailleurs souvent sur scène Ady frappe le sol du pied pour marquer le rythme. C'est ce qu'en poésie l'on appelle de l'harmonie imitative.

DON'T BOTHER MARIE LAVEAU

THE JAKE WALKERS

Ady : vocal, guitare / Bastien Flori : guitare lead / Jessy Garin : contrebasse / Denis Agenet : washboard.

Attention, ça commence tout doux, le Bastien swingue relax, et Ady s'en vient nasiller dessus, méfiez-vous de Jessy, elle vous introduit sa contrebasse l'air de rien ( madnoiselle, le passager-arrière de votre solex n'a pas de casque – Non monsieur l'agent, c'est mon up-right bass – Ah ! Bon, circulez ! ) et puis elle nous balance – l'on ne peut pas dire qu'elle exhibe son solo puisqu'elle n'arrête pas une seconde son boulot – elle fait résonner ses cordes tout le long du morceau, comme Alfred de Vigny aimait à pousser le son du cor le soir au fond des bois, sur ce le Denis ne s'agêne pas non plus fait entendre tout le temps des petits bruits bizarres, le gamin insupportable qui attire à tout prix l'attention des adultes qui ne font pas cas de lui, c'est alors qu'Ady met les pieds dans le plat, jusqu'à lors, elle était très bien, l'imitait à la perfection l'accent du fermier américain natif de la corn belt qui parle à ses champs pour que le blé pousse plus vite, et patatras, l'abandonne son pur anglais américanisé des plaines pour apostropher en français et sans respect la reine du Voodoo, c'est qu'Ady elle n'a peur de rien, le naturel prend le dessus, pour un peu on la confondrait avec une racaille marseillaise, elle l'agresse méchant Marie la sorcière, l'est plus que vache avec LaVeau, l'en a gros l'Ady sur la patate, plus de chance, plus de fric, plus de meufs, Ady la disette, à ce stade-là devraient tous trembler de peur, faire caca ( et pipi ) dans leur culotte, s'enfuir à l'autre bout de la planète, bref la jouer petit, ben non, ça leur donne du peps, en pleine forme, z'y vont de tout leur cœur moqueur, des gamins en cour de récréation qui têtent de turc leur copine, qui tournent et qui dansent autour d'elles en criant à plein poumons. Une belle cavalcade pour nos jambes de bois.

Aux dernières nouvelles, ils sont encore vivants, la réputation de Marie LaVeau serait-elle surfaite ?

Je suis sûr qu'ils en tirent gloire,

Eux qui viennent de la Loire !

Damie Chad.

*

Un petit tour en Russie ne peut pas faire de mal. C'est encore la faute de Jars. La pochette de leur dernier single ( voir notre livraison 511 ) étant créditée à Nikki Roisin from Eeva, une insatiable curiosité m'a poussé à voir qui se cachait derrière cette appellation. Mon flair ( infaillible ) de rocker subodorait un groupe, russe évidemment, soyons précis des moscovites. J'ai voulu savoir, je précise, mes connaissances de la langue de Lermontov sont minimalistes, je vois, j'écoute mais je ne comprends pas, je cherche, je fouille, j'interprète, j'hypothèse l'hypoténuse des angles morts de mes ignorances, je suppose, rien que le nom de la formation est un problème : signifie-t-il Eve ( Eva ) qui renverrait à una materia prima de profonde réceptivité originelle et féminine ou faut-il entendre celui-ci en tant que Veille ( de la catastrophe annoncée ), je privilégierais cette dernière interprétation uniquement parce que Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz – un de nos plus grands poëtes du vingtième siècle malencontreusement ignoré – fit partie de la mystérieuse et ésotérique Société dite la Fraternité des Veilleurs...

EEVA

Juste dans la fenêtre de tir, Eeva formé par Nikita, Stepan, Sasha, Serezha, en 2009 vient de sortir ce 02 / 04 / 2001 un nouveau single, pour cette première rencontre nous ne chroniquerons que les trois dernières productions du groupe.

VEDUSHCHY / KOROL' CHERVEY

( Avril 2021 )

Le roi de cœur, en première carte au-dessus du paquet. Ne vous précipitez pas pour le glisser furtivement dans votre manche. Elle est pourrie. Puisque l'on est au niveau du symbole, la goutte de sang censée figurer le cœur est bien maigre et chiche. Refusez-la en cas de transfusion, même si vous agonisez au bord de la route, sachez mourir dignement. Le pire, certes je ne suis pas un féroce partisan de la royauté ni absolue ni relative, mais le visage de notre majesté n'arbore pas cette magnanimité souveraine que l'on est en droit d'attendre d'un monarque, l'a carrément une sale gueule, celle du premier de la classe, celui sur lequel les filles crachent en passant, le môme prétentieux, puant et insupportable que l'on attend à la sortie du gymnase avec les battes de baseball. Le plus marrant c'est qu'avec ses binocles rondes et sa manière pontificale de tenir sa feuille de papier, il arbore la mine de sa sainteté le Dalaï Lama, je ne sais si c'est fortuit ou volontaire...

Premier : ça rétame dur, la machine à claques est en marche, le vocal dégomme le gars très méchamment, lui crie ses quatre vérités, Eeva se fout carrément de lui mais ne mâche pas ses mots, ils ne l'aiment pas plus que nous cette tête de gondole, le traitent d'assassin, toutefois sur la fin du morceau ils lui donnent la parole, non pas pour qu'il puisse plaider sa cause, mais pour que vous puissiez entendre son ignominie, au bout de trente secondes, ils éteignent l'appareil. Qui est-ce ? Gagné, le présentateur de télévision, celui qui vous trucide des mauvaises nouvelles du monde entier, pour que vous preniez conscience du bonheur que vous avez à vivre dans la vie étriquée que vous offre la société. Le morceau n'est pas vraiment violent, l'on sent l'ironie mordante. Roi de cœur : un lot de consolation en face B. Il y a peut-être pire que celui dont le métier est de vous cancériser les méninges, non ce n'est pas le roi de carreau, c'est vous. Qui vous racontez des histoires. Qui vous croyez beau et irrésistible, qui vous tournez des films, dans lequel l'actrice que vous convoitez n'est jamais là, alors là Eeva cogne encore plus fort, musique au ralenti, style 45 tours passé en 33, vous écrasent, vous passent au laminoir, la voix ne chante plus, elle énonce froidement votre condamnation, batterie, basse et guitare prennent le temps de longs et interminables soli pour que vous preniez conscience que vous ne valez pas mieux que ceux qui vous irritent. Constat social implacable. Personne ne sort grandi de ces deux morceaux. Ce single nous cingle.

SLOT-MASHINA

( Décembre 2019 )

Une couve qui colle d'un peu trop près à son sujet. Une photo d'Anna Bogomolova, trois jeunes face enjouée devant une machine à sous, or devinez ce que signifie Slot-mashina ? C'est fou ce que vous faites des progrès en russe, ces derniers temps.

Machine à sous : harmonie imitative, la musique tourne sur elle-même comme les bandes à fruits censées vous apporter la fortune. Le texte ne vous le fait pas dire. Pauvre crétins qui jouez votre dernier billet, sûr que vous allez gagner, la belle vie, le flouze qui coule à flots et la copine qui vous colle au dos, silence, attention tout s'arrête, moment crucial, l'on entend les rouages de l'engrenage aléatoire, manque de chance, vous avez perdu, ne sont pas sympas avec les perdants chez Eeva, brisent vos rêves de pauvres, aucune pitié, tant pis pour vous, chaque fois que vous glissez une pièce dans la machine, vous faites tourner le système, ne vous étonnez pas s'il vous broie ! Bien fait pour vous ! Apparemment Eeva excelle dans les scènes pittoresques de la vie des dupes. Musicalement ce n'est pas le jackpot, mais question regard impitoyable et critique sociale, ils ne doivent pas se faire des amis chez les laissés-pour-compte. Ne leur filent pas du fric, mais leur mettent le nez dans leur caca mental. Les hindous ont un proverbe qui résume la situation : l'argent est la merde de Dieu.

SHOSSEYNYY SINDROM

( Août 2017 )

Au lieu du mot à mot syndrome de la route nous proposerions Conduites à risques. Pochette à fond rouge. Silhouette noire, en suspension, ces deux couleurs seraient-elles symboliques, votre âme serait-elle aussi noire que le sang que vous versez pour votre survie est rouge, quel est-ce masque qui s'approche et s'éloigne, dans quel cas êtes-vous davantage vous-mêmes, quand il vous colle à la peau ou quand il s'en arrache.

Agent : le morceau est court mais les sonorités son belles, bien envoyé, roulements de batterie, et guitares punchy, ne laissent pas un seul interstice dans le feuilleté cliquant de la pâte sonore, attention vous êtes suivi, quoi que vous fassiez il y a quelqu'un dans votre dos qui vous poursuit. Juste un constat. Masque pour dormir : la suite du précédent, guitare rampante et pointilleuse, batterie implacable, voix étouffée, vous êtes endormi, en coma dépassé, ils vous ont suivi, vous essayez de vous réfugier en vous, mais ce n'est pas possible, votre forteresse mentale est investie, musique paranoïaque, il suffit que vous pensiez que vous êtes mal pour être au plus mal, auto-persuasion inductive. Aucun point de fuite. Objectifs et significations : auto-fiction du doute. Batterie haletante et guitares fragmentées, musique de plus en plus violente, est-ce vous, est-ce eux, vous ne savez plus si vous êtes l'homme qui se châtie lui-même ou un animal de laboratoire dans le cerveau duquel on implante des électrodes de contrôle, vocal focal, hurlements d'angoisses, grincements, quincaillerie de bruit. Superman : le dernier espoir, mendicité de la demande d'aide, le background instrumental se déchaîne, vous passe à la moulinette des supplications, criez dans le lointain autant que vous voulez, êtes-vous seulement sûr d'être encore vous-même, sujet ou objet d'expérimentation quelle est la différence ? Délaissez vos rêves de grandeur, retournez à votre quotidien de sous-homme. Insolation : qui êtes-vous ? l'insecte sur la tapisserie ou l'être qui regarde la télévision, peut-être les deux, métamorphose ou anamorphose, l'impression que les coups de boutoir instrumentaux vous rabattent contre les murs, vous avez dépassé les portes de la folie, cacophonie brutale. Qui que vous soyez n'oubliez pas d'éteindre le poste si vous quittez la pièce. Retour au cabinet : moins violent, moins dispersé, le temps de reprendre ses esprits, plus angoissé et davantage angoissant, vocal triomphal, vocal bocal, qui parle, d'où parle-t-il, un mort ou un vivant, un grand malade ou un fou à lier, vaudrait mieux qu'il se taise et laisse les instruments dérouler leur chant funèbre. Ce qu'ils font très bien, mais ils sont tout aussi inquiétants, le doute s'est immiscé en vous dans les premiers morceaux, sur cette ultime piste il en est sorti, mais la situation est tout aussi intenable.

Cet EP six titres est bien supérieur aux deux productions postérieures. Celles-là sont trop explicitement politiques, trop critiques sociales, ironiques et mordantes, jubilatoires même, faites pour mettre les auditeurs, convaincus d'avance, dans votre poche. Ici, il n'y a pas de jugement, d'intellectualisation du discours, mais une mise en pratique, depuis l'intérieur du vécu, il ne s'agit pas pérorer en affirmant que le monde est fou, mais de prendre la route pathologique de la folie, l'instrumentation n'est plus, au mieux un accompagnement, au pire un stabilotage à l'encre rouge pour être sûr que l'auditeur n'interprètera pas de travers le message ( pourtant évident ), mais une mise en demeure, une mise en péril auditive, une proposition d'équivalence sonore du cauchemar dans lequel vous vous débattez sans en avoir mesuré la nocivité.

EEVA LIVE IN MOSCOW - 01 / 06 / 2014

Une vidéo vieille de sept ans. Dure dix-huit minutes. Nous ne la regardons pas pour son intérêt musical. Indéniablement elle en a un, permet de juger leur musique compacte sans grandiloquence. Sans violence. Sans outrance. Nous nous contenterons d'y porter un regard pour ainsi dire sociologique. Le groupe est pris de trop près pour que l'on puisse le localiser, sommes-nous sur une place publique ou dans le hall d'une galerie marchande, ce qui est sûr c'est que la scène n'est pas improvisée, le groupe bénéficie d'une vaste scène, à peine surélevée, un assemblage de palettes recouvert d'un revêtement d'un vert tendre à faire rêver un militant écologique. Le public n'est pas là pour les écouter. Ce n'est pas la grande foule, une trentaine de personnes, à part un aficionado tout devant qui n'arrête pas de danser. Des gens passent et ne leur accordent aucune attention. Rien qui nous permette de nous sentir en Russie, la vidéo serait titrée Eeva à Paris que vous ne vous sentiriez ni plus ni moins dépaysé. Le monde occidentalisé a tendance à s'uniformiser. L'on est loin de ces groupes de punks aux ambiances enfiévrées qui au début des années quatre-vingt-dix illustraient obligatoirement tout reportage sur les changements intervenus en Russie depuis la chute du communisme, sur cette vidéo le rock a l'air d'une musique intégrée faisant partie du paysage culturel.

EEVA LIVE IN SAMARA11 / 08 / 2018

Encore en Russie à plus de 900 kilomètres de Moscou, à cent cinquante kilomètres du Kazakhstan, pas tout à fait un trou perdu de province, la ville dépasse le million d'habitants. Où sommes-nous au juste ? Difficile de le dire. Derrière le groupe, une grande affiche à la peinture rouge sur un drap maintenu par deux cordes plaquée contre un mur, s'en détache la silhouette d'un oiseau que l'on pourrait qualifier de moineau, mais je ne suis pas ornithologue, et suis incapable de savoir s'il symbolise quelque chose de très précis, par contre je peux me risquer à traduire le mot en grosse lettres qui barrent toute la largeur : Podpol'ye qui doit être l'équivalent de notre underground.

Nous sommes dans une arrière-cour pas très large, mur de briques en mauvais état, un logement identique tout à côté, si l'on me torture j'opterais pour une cité ouvrière, d'après moi non inhabitée, les fenêtres ont l'air d'avoir été refaites, et l'on remarque les climatiseurs extérieurs, la Volga arrose Samara et est gelée durant les mois d'hiver, un mode d'habitat qui correspondrait à nos corons nordiques et nationaux, peut-être dans un squat mais je ne le pense pas. Bref ce n'est pas grand luxe, mais c'est étrange, l'on s'y sent bien, un irrésistible parfum de rock'n'roll se dégage de ce lieu anonyme. Des guirlandes de papier, les mêmes dont les jours de fête nous ornions par chez nous les rues dans les années cinquante.

Le public n'est pas massif, mais il est là pour écouter. Exclusivement des jeunes. Majoritairement des garçons. Eeva joue et même si encore une fois l'intérêt sociologique nous motive davantage que la chronique musicale, la musique est plus forte et le son bien meilleur que sur la vidéo précédente. En quatre années le groupe a progressé. L'on retrouve les mêmes mouvements de danse que vous avez peut-être visionnés à la suite de notre chronique voici deux semaines sur Drain, cette espèce de tectonique sauvage de bras moulinés, alliés à des pieds jetés haut, et ces bousculades fraternelles caractéristiques des exultations hardcore. Le rock est devenu un idiome culturel transnational. Tant que les regards braqués sur lui dénonceront son aspect séditieux il restera vivant.

Damie Chad.

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