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05/02/2020

KR'TNT ! 450 : GENE VINCENT / SLEEPY LABEEF / LEE FIELDS / CARIBOU BÂTARD / DYE CRAP / JOHNNY MAFIA / NOT SCIENTISTS / A CONTRA BLUES / POP MUSIQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 450

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

06 / 02 / 2020

 

GENE VINCENT / SLEEPY LABEEF / LEE FIELDS

CARIBOU BÂTARD / DYE CRAP / JOHNNY MAFIA

NOT SCIENTISTS / A CONTRA BLUES / POP MUSIQUES

TEXTES + PHOTOS : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Il Gene en hiver

 

Vous avez déjà entendu parler de Luke Haines, plus connu sous le nom de Luke la Main Froide. Il fit jadis la une de l’actualité avec une tripotée d’albums dont ceux des Auteurs et deux romans que tout fan de rock anglais doit se faire un devoir de lire, Bad Vibes/Britpop And My Part In Its Downfall et Post Everything/Outsider Rock And Roll.

Mais nous sommes là aujourd’hui pour une autre raison : ses chroniques dans Record Collector qui, chaque mois, lui accorde généreusement une page. Oh, ce n’est pas grand chose, mais c’est souvent très intéressant. On lui doit de brillantes chroniques consacrées aux Pink Fairies, à Robert Calvert, ou encore à Steve Peregrin Took. Ce mois-ci, il consacre sa chronique à Gene Vincent et plus précisément à un petit film documentaire réalisé en 1970 qu’on peut aller voir sur YouTube, The Rock And Roll Singer. Quatre jours de tournage. Gene était alors de retour en Angleterre pour la promo de son album I’m Back And I’m Proud. Il avait 34 ans. Attention, ce film sans prétention est extrêmement émouvant. On y voit une ancienne star du rock nommée Gene Vincent qui tente de faire son retour.

Luke la Main Froide n’y va pas de main morte : «Si vous êtes une rock star et qu’une équipe de télé vous a suivi pendant quelques jours, ça veut dire que votre carrière a été balancée au vide-ordures. Soit on va vous sortir du trash, soit vous êtes carrément le trash. Le docu rock n’est pas fait pour sauver une carrière.» Il fait ensuite la distinction entre deux genres de docus rock : ceux consacrés aux gens qui vont bien et qui n’intéressent personne, et ceux consacrés à ceux qui vont mal et qui vont mourir, et là bingo, coco !

Quand il débarque à l’aéroport, Gene est content : des Teds viennent l’accueillir et lui demander des autographes. Mais on sent tout de suite qu’il y a un problème, déjà en 1969 : Gene est passé de mode. Luke Haines : «Eugene Craddock was too much for rock». Ça, tous les fans de Gene Vincent le savent. Mais Haines va encore plus loin quand il suggère que le rock aurait pu s’arrêter à «Be-Bop-A-Lula». Car c’est après Be-Bop que commence son déclin. Haines rappelle brièvement l’accident de Chippeham où Eddie Cochran perdit la vie : «By now, Gene Vincent was a dead man barely walking and an almost living legend». C’est ce mec-là, un mort vivant et en même temps une légende vivante qu’on voit débarquer à Heathrow et aller répéter avec les Wild Angels dans une cave de Croydon.

Lucky Luke rappelle que Gene est complètement fauché quand il décide de repartir en tournée en Angleterre. Il doit du blé aux impôts. Il est accro aux anti-douleurs et siffle trois bouteilles de Martini par jour. Selon Luke la Main Froide, The Rock And Roll Singer is the greatest rock documentary ever made. Oui, le plus grand docu rock jamais réalisé, simplement parce que, dit-il, on y voit the greatest rock singer who ever lived, et que c’est du cinéma vérité, filmé dans l’instant. Gene, nous rappelle Haines, ne vivait que dans l’instant.

On le voit boiter et s’arrêter pour répondre à des questions :

— Pourquoi ce retour en Angleterre ?

— I’ve got a new album out.

Il est affable et il est rincé. Haines le décrit comme «un Ratso Rizzo qui a grossi, une icône brisée qui boitille dans les couloirs et qui disparaît, avalé par les portes de l’oubli, en trimballant un pauvre étui à guitare». On retrouve Gene plus loin dans l’un des pires endroits d’Angleterre, nous dit Haines, le Dukes B&B. Une fois de plus, Gene se fait enculer par le promoteur, mais ce n’est pas si grave, vu qu’il s’est fait enculer toute sa vie : par des promoteurs, par son ex-femme et par sa rotten luck, c’est-à-dire la poisse. Il réclame son blé, mais le mec lui dit que le blé est dans un bureau fermé jusqu’à lundi. Gene est le roi des poissards, c’est l’une des raisons pour lesquelles on s’attache à lui depuis plus de cinquante ans - Our rock’n’roll hero is somewhat melancholic - Disant cela, Haines semble se marrer, mais pas tant que ça. Il aurait plutôt envie de chialer. La poisse continue : comme il arrive en retard au studio de télé, l’émission est annulée. Alors Gene prévient qu’il va aller se soûler la gueule, puisque ces cons ont annulé le show télé. Le film s’enfonce dans une insondable tristesse.

Un journaliste lui demande :

— What are your loves and hates ?

— My loves are my wife and my dog, and my hates are the French groups. ‘Cause they never turn up.

Oui, il se plaint des groupes français qu’on attend pour des prunes avant les concerts. Ces branleurs ne viennent même pas. La caméra le filme assis à l’avant d’une bagnole qui roule dans Londres. Fantastiques images. Gene explique au chauffeur que la CIA a pris le pouvoir aux États-Unis. Le lendemain, l’émission est re-programmée. No alcohol, lui dit un responsable de Thames TV. Dans la loge, une dame lui lave les cheveux et les sèche au casque. Gene monte enfin sur scène avec les Wild Angels. Un mec annonce :

— Tonite with the Wild Angels he gives you Be-Bop-A-Lula !

Alors on voit Gene penché sur son micro, la patte folle en arrière, all dressed in black. Les gens dansent dans le studio, ça fait partie du show, comme le veut la coutume de l’époque. Gene prend sa petite voix d’hermine frelatée et susurre my baby doll/ My baby doll. Il porte un gilet de cuir noir et médaillon pendouille au bout d’une grosse chaîne passée autour de son cou. À la fin, il est content. Un vrai gamin.

Retour en loge et aux sempiternels problèmes de fric. Gene réclame son blé. Que dalle.

— Tell’ em I want my money caus’ ther’s gonna be trouble.

Il est gentil, il prévient que si on ne lui file pas son blé, ça va mal très tourner. Il va quand même jouer sur l’île de Wight. On le voit poireauter sur le ferry et poireauter encore. Il se plaint du poireau :

— This is the hard part. Waiting to rehearse, waiting to get on.

Sur scène, Gene dégringole son vieux «Say Mama». Puis «My Baby Left Me».

En fin de chronique, Haines nous rassure. Le film pourrait être très pénible, mais il ne l’est pas tant que ça, à cause dit-il du charisme de Gene Vincent (other-wordly magnetic charisma). C’est avec les extraits du set de l’île de Wight que tout finit par se remettre en place, avec un Gene singing like an angel from heaven. Après Be-Bop, les gens en veulent encore. One more ! One more ! Alors il revient EXPLOSER «Long Tall Sally». Le mot de la fin revient à cet aimable franc-tireur qu’est Luke la Main Froide :

— Commencez par visionner The Rock And Roll Singer puis écoutez sa version d’«Over The Rainbow». Et quand vous aurez séché les larmes de vos yeux, vous maudirez Dieu d’avoir autant maltraité le plus authentique de tous les chanteurs de rock’n’roll.»

Signé : Cazengler, Gene vin rouge

Gene Vincent. The Rock and Roll Singer. 1969

Luke Haines. Sweet Gene Vincent. Record Collector # 501 - January 2020

 

Hang on Sleepy

 

Peter Guralnick rencontra Sleepy LaBeef pour la première fois en 1977. Sleepy se produisait chez Alan’s Fifth Wheel Lounge, l’équivalent d’un resto routier situé à une heure de route au Nord de Boston. Ce truckstop est le genre d’endroit que les Américains appellent un honky tonk. Michael Bane : «Vous pouvez appeler ce genre d’endroit honky tonk si vous voulez. Mais dans ce genre de bar éclairé aux néons qui vend de la bière pas chère, les habitués du samedi soir se sentent chez eux. Le honky tonk est aussi américain que peut l’être la tarte aux pommes. Il est aussi profondément ancré dans notre inconscient collectif que peut l’être la pute au cœur d’or. C’est un repaire prisé par la classe ouvrière qui pourrait se situer quelque part entre le passé et l’avenir, une zone tampon entre le trash alcoolique et le désespoir. Lumières tamisées et hard country music : un bon honky tonk, c’est tout ça et même beaucoup plus encore. C’est un endroit magique où toutes les règles sont temporairement suspendues. C’est vrai, vous pouvez danser dans un honky tonk, mais c’est beaucoup plus qu’une salle de bal, vous pouvez écouter de la musique, mais c’est beaucoup plus qu’une salle de concert, vous pouvez boire au point de sombrer dans un coma éthylique, mais c’est beaucoup plus qu’un bar où on va se soûler la gueule. Un bon honky tonk, c’est l’American dream limité à de la bière, des gonzesses et de la loud music.»

Si Guralnick cite Bane, c’est pour bien situer les choses : Sleepy LaBeef se produisait à longueur d’année dans des honky tonks un peu partout aux États-Unis : au Texas, puis autour d’Atlanta, près de Boston, ou alors au Kansas ou dans le Michigan. Il vivait de ses concerts. S’il a fini par s’installer dans le Massachusetts, c’est simplement parce que son bus de tournée avait pris feu sur la route et qu’il avait perdu tout ce qu’il possédait : fringues, disques, souvenirs, tout. Alors il s’est installé dans le motel derrière l’Alan’s Fifth Wheel Lounge et devint pour trois mois le house-band du truckstop. Depuis lors, il est resté basé dans la région.

Sleepy connaissait 6 000 chansons, il lui suffisait d’en entendre une dans un jukebox et si elle lui plaisait, il la retenait dès la deuxième écoute. Aux yeux de Guralnick, Sleepy LaBeef est un artiste considérable : «En une soirée, Sleepy LaBeef pouvait donner un cours d’histoire du rock’n’roll, en allant de Jimmie Rodgers à Jimmy Reed, en passant par Woodie Guthrie, Chuck Berry, Joe Tex et Willie Nelson. Ce multi-instrumentiste pouvait jouer de la guitare avec la niaque d’Albert King. En plus de sa connaissance encyclopédique de la musique, Sleepy avait du flair, de l’originalité et de la conviction.» Sleepy cultivait une autre particularité : il ne jouait jamais deux fois le même set.

Guralnick insiste beaucoup sur le côté «force de la nature» de Sleepy qui ne mesurait pas moins de deux mètres pour 120 kilos et qui fut the only rockabilly baritone, car oui, c’est ce qui frappe le plus à l’écoute de ses disques : la puissante gravité de sa voix. Guralnick va même jusqu’à comparer Sleepy à Wolf, tant par la présence que par la stature musicale. Mais tout ceci n’était rien comparé aux moments où, nous dit Guralnick, Sleepy prenait feu sur scène, tapant dans «Worried Man Blues» ou «You Can Have Her» avec une rare violence. Il entrait paraît-il en transe.

En référence, Sleepy cite principalement Sister Rosetta Tharpe, qui fut aussi la muse de Cash et de Carl Perkins. Il cite aussi les noms de Lefty Frizzell, de Big Joe Turner et de Floyd Tillman. Mais il y en a d’autres. Quand on lui pose la question des autres, il demande de combien de temps il dispose, car la liste est longue. Et quand il entendit Elvis chanter «Blue Moon Of Kentucky» à la radio, il éprouva un choc, car il savait exactement d’où venait Elvis : de l’église. Car Sleepy avait chanté comme ça à l’église pendant des années.

Ce n’est qu’en 1968 qu’il rencontre Shelby Singleton, l’acquéreur de Sun Records et qu’il devient the last Sun recording artist. Mais c’est dix ans trop tard, même si Colin Escott voit en Sleepy le gardien de la flamme. Bad timing, disent les Anglais. Au lieu d’aller à Memphis comme le firent Jerry Lee, Roy Orbison et tous les autres, Sleepy préféra aller à Houston. Fatale erreur. Ça explique en partie qu’il ne soit jamais devenu une star, alors qu’il en avait la carrure, notamment grâce à son ‘basso profundo’. Le fait qu’il ne soit pas devenu une star tient aussi au fait qu’il n’ait pas bénéficié de l’aide d’un producteur du calibre d’Uncle Sam, ou, comme le suggère Guralnick, du calibre d’Art Rupe, le boss de Specialty, qui avait l’oreille pour le r’n’b et le gospel.

Selon Guralnick, Sleepy n’aurait jamais gagné un rond avec ses disques. Pour vivre et élever ses enfants, Sleepy fut obligé de tourner en permanence. Mais bon, pas de problème. Il le dit d’ailleurs très bien lui-même : «I never sold out. Nobody owns me. I know I’m good. I wouldn’t be honest if I didn’t tell you that.» (Je n’ai jamais vendu mon cul. Je n’appartiens à personne. Je sais que je suis bon. Je ne serais pas honnête avec toi si je ne te disais pas tout ça) (...) «Well quand j’ai débuté dans le business, je ne savais même pas qu’on pouvait y faire du blé. Et je pense que demain, je continuerai de monter sur scène, même si je ne fais pas de blé. Voilà comment je vois les choses.» Guralnick est en tous les cas convaincu que Sleepy était l’un des douze artistes les plus brillants qu’on pouvait voir sur scène aux États-Unis. Il lui consacre d’ailleurs dans Lost Highway un chapitre aussi important que ceux qu’il consacre à Elvis et Charlie Feathers. Et l’une des premières images du livre, c’est Sleepy en train de gratter sa gratte.

Les fans de Sleepy se sont tous jetés sur la belle box éditée par Bear Family, Larger Than Life. Cette box est une véritable caverne d’Ali Baba. On y trouve cinq CDs et un livret grand format aussi écœurant qu’un gros gâteau au chocolat : ça dégouline d’une crème de détails. Chacun sait que les Allemands ne font jamais les choses à moitié. Le disk 1 est sans doute le plus précieux car il rassemble tous les singles enregistrés par Sleepy entre 1955 et 1965 à Houston, Texas. On vendrait son âme au diable pour ce «Baby Let’s Play House» enregistré en 1956. Sleepy s’y montre digne de Charlie Feathers : même sens aigu du hiccup, jolis guitares claironnantes, slap in the face (Wendall Clayton), admirable déboulade - Bbbabe/ babebabe/ bum bum bum - Sacré Sleepy ! La B-side de ce premier single est un balladif atrocement efficace, «Don’t Make Me Go» : Sleepy impose sa présence aussi nettement qu’Elvis période Sun. Il enregistre aussi «I’m Through» en 1956. C’est admirable de vraie voix. L’accompagnement est un modèle de discrétion. Du biz à la Cash. On se régale à écouter chanter ce mec, même ses heavy balladifs texans passent comme des lettres à la poste. Toujours en 1956, il enregistre «All The Time» sur fond de barouf d’accords. Sleepy est le winner of the game, il allume comme un cake du ring, c’est énorme et fabuleusement hot, let’s get it now et solo de Charlie Busby, un mec qu’on peut voir en photo dans le livret, avec sa vilaine trogne et sa chemise à carreaux. Et crac, en 1957, il enregistre «I Ain’t Gonna Take It», ça slappe sous le menton, toujours Wendall Clayton, un môme de 13 ans. Sleepy amène «Little Bit More» à la folie Méricourt, il en veut encore - I’m gonna kiss you a little bit more/ Weeeehhh/ All nite long - Zyva Mouloud Labeef ! En 1958, Sleepy enregistre «The Ways Of A Woman In Love» sur un takatak à la Cash, mais il détient le power véritable. Il reprend d’ailleurs le «Home Of The Blues» de Cash. Durant la même session, il enregistre le «Guess Things Happen That Way» de Jack Clement, fabuleux popopoh de Deep sounding popopoh. Le single suivant s’appelle «Can’t Get You Off My Mind». On sent le rockab qui règne sur son empire. Fantastique cavalcade. Sleepy est un mec idéal pour Bernadette Soubirou. Ce big heavy shuffle texan est si bon qu’on hoche la tête en suçant le beat. Il fait aussi un «Turn Me Loose» digne de Buddy Holly. Ah ça sent bon le Texas ! En 1959, il reprend le «Tore Up» d’Hank Ballard et le racle bien au guttural. Il se prend d’ailleurs pour Billy Lee Riley. Il rend aussi un superbe hommage à Bo Diddley avec une reprise de «Ride On Josephine». Comment tu veux résister à ça ? Impossible.

Le disk 2 démarre avec sa reprise du big «Goodnight Irene» de Leadbelly. Wendall Clayton la slappe derrière les oreilles ! Sleepy est un weird outcast, il chevauche en marge de la société, il fait comme Jerr, il swingue son Leadbelly avec un max de gusto, good nite Iriiiiiine, tout ça sur fond des wild guitars de Red Robinson et Toby Torrey. Il faut voir aussi Sleepy bouffer la heavy country de «Oh So Many Years». C’est un vrai gator ! Il croutche tout ce qui traîne. Powerus maximalus, comme dirait Cicéron. Encore un fabuleux coup de heavy downhome baryton dans «Somebody’s Been Beatin’ My Time». En 1965, Sleepy enregistre pour Columbia à Nashville et ça s’entend. Il chante au creux de son baryton et son «Completely Destroyed» se révèle d’une puissance inexorable. Il adore ces vieux shoots de rengaines tagada. Il passe aux choses sérieuses avec une reprise de Chucky Chuckah, «You Can’t Catch Me». Véritable shoot de rockabollah, suivi d’une mise en coupe réglée du «Shame Shame Shame» de Jimmy Reed. Et voilà qu’il plonge dans le New Orleans Sound avec l’«Ain’t Got No Home» de Clarence Frogman Henry, ouh-woo-woo-woo, il le fait pour rire, il passe par tous les tons, même le cro-magnon. Sleppy éclate tout. Rien ne lui résiste. C’est sans doute là, dans sa première époque, qu’il montre à quel point il domine la situation. Il faut le voir attaquer «A Man In My Position», Goodbye Mary/ Goodbye Suzi, il fonce vers d’autres crémeries, d’autres chattes bien poisseuses. Sa voix transperce les murailles. De cut en cut, on s’effare de la qualité du stuff, comme par exemple ce «Sure Beats The Heck Outta Settlin’ Down», solide merveille pleine d’allant et de punch, country festive à la bonne franquette, un vrai joyau de good time music. On pourrait dire la même chose de «Too Young To Die» et de «Two Hundred Pounds Of Hurt», joués au fantastique swagger. Ce sacré Sleepy accroche bien son audimat. On le voit ressasser la vieille country d’«Everyday» à la poigne de fer. Powerful country dude ! Il termine sa période Columbia avec un sidérant «Man Alone». Ce mec sait chanter son bout de gras. Avec son Stetson noir et son blazer blanc, il fait figure d’aristo. Alors attention, en 1970, il enregistre chez Shelby Singleton. Il entre dans sa période Sun avec «Too Much Monkey Business» qu’il prend à la voix de heavy dude. Avec le «Sixteen Tons» de Merle Travis, il passe au ringing de wild rockab. Il sait de quoi il parle. Et puis voilà qu’on tombe sur un coup de génie : «Asphalt Cowboy». Fantastique résurgence de la source ! Il sonne comme Elvis dans le Polk Salad schtoumphing, Sleepy tape son Cowboy au dur du Deep South et le tempère à la pire aménité. Il en fait du big beat à ras la motte, typique d’un Tony Joe sous amphètes, sur fond de slidin’ du diable. L’un de quatre guitaristes présents dans le studio joue au picking demented. Sleepy ?

Le disk 3 démarre sur la suite de la période Sun et ça chauffe très vite avec «Buying A Book» que Sleepy chante du haut de la tour de Babylone puis il explose le vieux «Me And Bobby McGee» de Kris Kristofferson. Il l’emmène avec l’autorité d’un King. C’est la version qu’il faut écouter, car montée sur un heavy drive de slap. C’est plein de jus et gratté sec, lalala lalala ! En plein dans le mille. Sleepy laisse bien son Bobby en suspension - Good enough for me and/ ...Bobby McGee - Il rend ensuite hommage à Hooky avec «Boom Boom Boom» qu’il chante d’une voix de gator, croack croack, au right out of my feet du marais. Hooky devait bien se marrer en écoutant ça. S’ensuit un hommage torride à Joe Tex avec «It Ain’t Sanitary». Comme Elvis, Sleepy ne travaille qu’au feeling pur. Et bham, voilà l’«Honey Hush» de Big Joe Turner. Sleepy le yakety-yake d’entrée de jeu, il fonce dans le tas. Just perfect. Avec «A Hundred Pounds Of Hurt», il renoue avec le country power. En tant que Southern dude, Sleepy vaut mille fois Cash. On le voit ensuite monter sur le coup d’«I’m Ragged But I’m Right» comme on monte sur un braco. Sleepy monte sur tous les coups, comme Jerr. Il n’a pas froid aux yeux. Il va même exploser le cul de la pauvre country. Nouvel hommage, cette fois à T Bone Walker avec «Stormy Monday Blues». Ça pianote au fond du saloon. Sleepy honore ce géant du blues et l’hommage prend une sacrée tournure, c’est vraiment le moins qu’on puisse dire. Il faut voir ce chanteur passionnant monter dans ses gammes. Il ne fait qu’une seule bouchée de «Streets of Laredo» et va loin au fond de son baryton pour interpréter «Bury Me Not On The Lone Prairie». Il chante aussi «Tumbling Tumbleweeds» à la carafe implicite et barytonne de plus en plus. En 1974, il se tourne résolument vers la country, mais il est si bon qu’on l’écoute attentivement, même quand on n’est pas fan de country. Il reprend aussi le «Good Rocking Boogie» de Roy Brown qui est en fait le «Good Rockin’ Tonight» - Well I heard the news/ We’re gonna boogie tonite - Énorme swagger.

Suite de la période Sun sur le disk 4. Avec «Mathilda», il enfonce son clou cajun à coups de poing. Même niveau qu’Elvis question prestance et ça violonne à perdre haleine. Sleepy reste dans le cajun avec «Faded Love» - I miss you darling more & more - Très haut niveau d’instrumentation avec un Sleepy qui solote au glouglou dans le flow. Toute la session de mai 1977 est cajun, même la reprise de «You Can’t Judge A Book By Its Cover». C’est très spécial, rien à voir avec Cactus. Sleepy opte pour le mode cavalier léger, c’mon, can’t you see. S’ensuit un «Young Fashioned Ways» bien slappé derrière les oreilles décollées. Sleepy et ses amis n’en finissent plus d’allumer les vieux coucous : c’est le tour du «Sittin’ On Top Of The World» des Mississippi Sheiks, un heavy blues popularisé par Wolf et plus tard Cream. Sleepy does it right. Facile quand on est monté comme un âne. Ah qui dira la violence du country beat, avec la petite incision qui ne fait pas mal, cette guitare scalpel qui entre dans le cul du beat. Ces mecs y vont de bon cœur. Plus rien à voir avec Cream. Sleepy fait aussi une version royale de «Matchbox». Puis il rend hommage à Lowell Fulson avec une version superbe de «Reconsider Baby». Il en fait un carnage, même si la bite blanche est moins exposée aux aléas sentimentaux que la bite noire - I hate to see you go - Mais au fond, Sleepy ne manquerait-il pas un peu de crédibilité, si on compare sa version avec celle du géant Lowel Fulson ? Et la valse des covers de choix reprend avec «Polk Salad Annie», c’est une version ultra-musculeuse, Sleepy et ses copains ont décidé de fracasser la Salad, ils jouent au big Southern brawl. Fantastique énergie ! Ça bat sec et net, sur un beat bien tendu vers l’avenir. Sleepy crée l’événement en permanence. Il brame son «Queen Of The Silver Dollar» au fond du saloon et tape son «Stay All Night Stay A Little Longer» au Diddley beat, avec des chœurs. Wow, ils sont en plein dans Bo ! C’est un véritable coup de génie : Sleepy fond l’énergie country dans le cœur de Bo ! Du coup, ils retapent un coup de «Baby Let’s Play House» - Babbb/ I’ll play house for you - Sleepy tape aussi dans l’extraordinaire «Tall Oak Tree» de Dorsey Burnette, joli shoot de black country rock. Quelle autorité et quel son ! Ces sessions Sun rangées chronologiquement dans la box sont de vraies merveilles. Sleepy eut la chance de ne pas tomber dans les pattes du Colonel Parker et de RCA. Il put ainsi préserver son intégrité.

On continue avec le disk 5 qui propose ses chansons de gospel et notamment une reprise de son tout premier single, enregistré en 1955 et resté inédit, «I Won’t Have To Cross The Jordan Alone»/«Just A Closer Walk With Thee» : vieux gospel country demented. Il explose sa ‘old time religion’. Il prend aussi «Ezekiel’s Boneyard» en mode jumpy et occipute «I Saw The Light». Il chante tout ça d’autorité avec une insolente profondeur de ton. Sleepy ravage les églises en bois. Il joue tout son gospel batch à la country effervescente, avec une incroyable énergie du beat. On tombe plus loin sur les sessions d’un album plus rock, avec notamment des reprises musclées de «Rock’n’Roll Ruby» et de «Big Boss Man». Il les groove sous la carpette du boisseau, il leur fouette la croupe au mieux des possibilités du fouettage, et ça donne un vrai swing d’American craze. Sleepy y va toujours de bon cœur, il faut le savoir. Il claque aussi l’«I’m Coming Home» de Johnny Horton au country power et riffe en sourdine à l’huile. Tout est alarmant de power et de classe. Sleepy is all over. Il prend son «Boogie Woogie Country Girl» ventre à terre et devient violent avec son killer solo flash. On ne parle même pas de la version demented de «Mystery Train». Il va droit sur Elvis 56. Encore plus demented, voici «Jack & Jill Boogie» avec un Cliff Parker qui a le diable au corps. Hommage à Lee Hazlewood avec «Honly Tonk Hardwood Floor», beau brin de son of a gun, pas de problème, ça reste du Grand Jeu. Il gratte aussi son «Tore Up» au sec de Nashville et termine avec la doublette infernale de Billy Boy, «Flying Saucer Rock’n’Roll» et «Red Hot».

Quant au disk 6, il propose l’album enregistré à Londres avec l’excellent Dave Travis Bad River band. Cet album est un véritable festival de rythmique et de sawgger rockab. On ne saurait rêver mieux dans le genre. Pour les Anglais, ça devait être un rêve que d’accompagner un mec aussi brillant que Sleepy LaBeef. Sur cet album, tout est bon, il n’y a rien à jeter, ils tapent «Ride Ride Ride» au fouette cocher et envoient un fabuleux shoot de virtuosité avec «LaBœuf’s Cajun Boogie» : figures de style bien carrées et somptueuses descentes de gammes cajunes. Sleepy joue ça au gratté sauvage. Il faut dire que le mix de Bear ravive encore la fraîcheur enivrante de l’album. Avec «Go Ahead On Baby», Sleepy prend les choses au débotté et embarque «Mind Your Own Business» au heavy drive. Sleepy travaille ça en profondeur et passe une espèce de killer solo flash qui laisse rêveur. Cet album est une vraie bombe atomique. Sleepy saute sur le râble de tous ses solos, il joue tout à l’ouverture d’esprit. Il embarque son «Shame Shame Shame» au rumble rockab et se paye une belle dégringolade de bass drive avec «Cigarettes And Coffee Blues». Sleepy est dans son délire de swing et bat absolument tous les records de désinvolture.

On retrouve toutes les merveilles Sun sur les deux premiers albums de Sleepy, The Bull’s Night Out et Western Gold. Le plus diabolique des deux albums Sun est le premier qui s’ouvre sur la version nerveuse de «Too Much Monkey Business». On sent le cat accompli. Mais c’est en B qu’ils chauffent la marmite avec cette fantastique version de «Me And Bobby McGee» que Sleepy prend d’une voix de big guy. C’est gratté à l’efflanquée d’acou tutélaire. Sleepy fait son stentor terminator, il bat même Elvis à la course. Il charge ensuite la barque de la B avec «Boom Boom Boom», puis l’«It Ain’t Sanitary» de Joe Tex qu’il fait sonner comme du Tony Joe White avec le même sens du come along, puis «Honey Hush» qu’il prend à la cosaque d’une voix d’Ivan Rebroff. Cette B fulminante se termine avec l’excellent «Asphalt Cowboy» monté sur l’attaque de takatak Telecasté et on voit Sleepy naviguer à la surface du beat, fier comme un amiral de la Royal Navy. Le Western Gold est plus country, avec un «Mule Train» bien cavalé et un «Cool Water» bien monté dans les gammes de chant. Sleepy fait là de la country de cornac. Il fait sa barrique avec «Tumbling Tumbleweeds» et retombe dans la vieille country de poids avec «Strawberry Roan». Il sort son meilleur baryton, celui de la prairie, pour «Wagon Wheels» - Carry me over the hills - et sombre dans un océan de nostalgie avec «Home On The Range». Et tout cela se termine avec «Ghost Riders In The Sky» qui sonne comme une cavalcade de cowboys à la mormoille. Avec cet album, on a disons l’équivalent des grands albums country de Jerr parus sur Smash.

Encore du Sun en 1979 avec Downhome Rockabilly et une série de reprises assez magistrales de «Rock’n’Roll Ruby» et surtout de «Big Boss Man» qu’il fait sonner comme une bombarde. Sleepy chante comme Hulk, du haut du ventre et ça swingue fabuleusement. Autre belle surprise : «Boogie Woogie Country Girls», un hit de Doc Pomus que Sleepy taille au swagger et ça slappe dur derrière lui. Belle version de «Mystery Train». Sleepy se positionne sur celle d’Elvis et il en a la carrure. Sa version lèche bien les orteils de l’original signé Junior Parker. En B, il salue Lee Hazlewood avec une cover d’«Honky Tonk Hardwood Floor» puis Hank Ballard avec un «Tore Up» hautement énergétique. S’ensuivent deux clins d’yeux à Billy Boy avec «Flying Saucer Rock & Roll» et «Red Hot». Ces mecs ont le diable chevillé au corps. Puis Sleepy va exploser le vieux «I’m Coming Home» de Johnny Horton. Il tape ça au fouette cocher. On se régale de l’incroyable carapatage de Sleepy LaBeef. Ça joue au meilleur country jive de derrière les fagots. Et cet album qu’il faut bien qualifier de miraculeux se termine sur le «Shot Gun Boogie» de Tennessee Ernie Ford. Wow shot gun boogie !

Charly s’est aussi jeté sur les sessions de Sleepy pour remplir deux albums, Beefy Rockabilly et Rockabilly Heavyweight, parus en 1978 et 79. Comme à son habitude, Charly tape dans le tas pour vendre. On retrouve sur Beefy Rockabilly toute la ribambelle : «Good Rockin’ Boogie», «Blue Moon Of Kentucky», «Corine Corina» qu’il chante dans les règles du meilleur art, «Matchbox», joué sec et net et sans bavure, «Party Doll» monté sur un solide drive de Nashville et l’irremplaçable «Baby Let’s Play House». Franchement, cette A vaut le détour et ça continue en B avec un «Too Much Monkey Business» chanté à la poigne d’acier, un «Roll Over Beethoven» irréprochable et un «Boom Boom Boom» transformé en big drive nashvillais. C’est joué à la frénétique, bien fouetté de la croupe, au vrai tagada. Charly charge bien la barque en ajoutant «Honey Hush» et «Polk Salad Annie», ce qui donne au final un album hélas beaucoup trop parfait. Sleepy ne vit que pour allumer les vieux cigares. Notez bien que les liners notes au dos de la pochette sont signées Guralnick. Il insiste : «Écoutez bien cet album. Avec ces morceaux qui s’inspirent du blues, du cajun, du swing, de la country et de la pure church-rocking Soul, on a une idée parfaite de ce que sont les racines du rockabilly, et comme dans le cas des géants du rockab original, Sleepy marie tout ça grâce à un incroyable style personnel.» Il s’enfièvre et compare le style vocal de Sleepy à ceux d’Elvis, de Big Joe Turner et de Wolf.

Et puis revoilà l’excellent Rockabilly Heavyweight enregistré à Londres avec le Dave Travis Bad River Band, repris dans la Bear Box en son intégralité. On y trouve des versions fringantes de «Shame Shame Shame» ou «Milk Cow Blues» que Sleepy arrose de killer solos flash. Au dos de la pochette, Max Needham nous raconte dans le détail ce concert donné au Regent Street studio, sur Denmark Street. Alors âgé de 44 ans, Sleepy ouvre le bal : «Come on bopcats, let’s rock !» et il attaque avec «Sick & Tired». La perle de l’album est sans doute «LaBœuf’s Cajun Boogie», un instro qui swingue de manière fantastique. Joli shoot de swing aussi dans «Mind Your Own Business», monté sur un drumming rockab de coin de caisse et des chœurs de mecs frivoles. Ah comme c’est fin et rusé ! Les Anglais se révèlent excellents, ils swinguent aussi «Lonesome For A Letter» et nous envoient au tapis avec un «Smoking Cigarettes & Drinking Coffee Blues» monté sur un drive infernal. Sleepy a bien raison de travailler avec Dave Travis. Ils font bien la paire. Sleepy prend plus loin «I’m Feeling Sorry» au gras d’attaque à la Jerr. C’est un album réjouissant bardé d’ol’ rock’n’roll furia del sol. Sleepy rafle la mise sans jamais forcer. Le festin se poursuit en B avec «Honky Tonk Man» et sa belle aisance swinguy - Hey hey mama/ Don’t you dare to come home - Sleepy n’en finit plus de jouer comme un dieu, surtout dans «My Sweet Love Ain’t Around».

En 1981, Sleepy entame sa période Rounder Records avec It Ain’t What You Eat It’s The Way You Chew It. C’est encore Guralnick qui signe le texte au dos de la pochette. Il décrit dans le détail toute la session d’enregistrement qui eut lieu au Shook’s Shack de Nashville. Il rappelle dans ce texte qu’il a fréquenté Sleepy pendant trois ou quatre ans et qu’il fut charmé à la fois par sa dimension musicale et sa dimension intellectuelle. Sleepy est un homme qui lit énormément. Une fois de plus Guralnick sort les noms d’obscurs contemporains de Sleepy, Frenchy D et Johnny Spain. Le reproche qu’on pourrait faire à cet album, c’est son côté trop Nashville. Sleepy perd son edge, même si Guralnick prétend le contraire. Même si «I Got It» (chanté aussi par Little Richard) sonne comme le rock’n’roll du diable. Il rocke bien son «I’m Ready», c’est fouetté et cravaché en toute connaissance de cause, mais sans surprise. Il tente en B le coup du heavy boogie avec «Shake A Hand» et reprend l’«If I Ever Had A Good Thing» de Tony Joe. Il fait aussi une belle version de «Let’s talk About Us», mais le «Walking Slowly» d’Earl King retombe à plat. Notons aussi qu’avec cet album, on sort de la période couverte par la Bear box.

Toujours sur Rounder, voici Electricity, paru en 1982. Steve Morse signe le texte au dos de la pochette. Il rappelle que Sleepy peut reproduite n’importe quel roots style : blues, country, cajun ou gospel. Mais s’empresse-t-il d’ajouter, c’est quand il rocke que ça devient intéressant - You’re under the spell of the real thing - À quoi Sleepy ajoute : «La seule musique qui m’intéresse est celle qui donne la chair de poule.» Alors en voiture Simone pour un album plein d’edgy boogie-woogie, de wild rockabilly et de pure overdrive rock’n’roll, nous dit Morse. Il ajoute que le soir d’un concert au Mudd Club à New York, Lux Interior vint trouver Sleepy pour lui demander un autographe. Première bonne surprise avec «Low Down Dog» repris jadis par Smiley Lewis et Big Joe Turner. Le beat rebondit aussi bien qu’une balle en caoutchouc dans la chaleur de la nuit et Sleepy transperce son Low Down en plein cœur d’un sale petit killer solo flash. C’est avec «Alabam» qu’il rafle la mise - I’m going back/ To Alabam - C’est cavalé ventre à terre, Sleepy fonce à la cravacharde. Morse précise que Sleppy reprend la version de Cowboy Copas. Puis il s’en va swinguer son vieux «I’m Through» qui date du temps où il chantait avec Hal harris et George Jones au Houston Jamboree, dans le milieu des années cinquante - Cause I’m blue/ I’m through with you - Il attaque sa B avec une cover de «These Boots Are Made For Walking» - The perfect rockabilly song, dit Sleepy - et il s’endort sur ses lauriers avec «You’re Humbuggin’ Me’» de Lefty Frizzell. Réveil en sursaut avec «Cut It Out» de Joe Tex, mais la prod ne met pas assez le cut en valeur. On a un problème avec cet album qui sonne comme le point bas d’une carrière.

Guralnick est de retour au dos de la pochette de Nothin’ But The Truth, paru en 1986. Attention c’est un big album ! Guralnick dit même qu’on l’attendait depuis longtemps, car c’est l’album live tant espéré. Guralnick est tellement fasciné par Sleepy qu’il le range dans son panthéon à côté de James Brown, Jerr et Wolf, in his pure ability to tear up a stage. Il veut dire que Sleepy explose une scène aussi bien que James Brown, Jerr le Killer et Wolf. Sleepy : «I’ll garantee you something’ll be going on !» Eh oui, Sleepy nous fout la chair de poule avec son «Tore Up Over You», real rockab madness. Sleepy a le diable au corps et il tore up dans les brancards. Il enchaîne avec un extraordinaire shake de Beefy Beef nommé «Boogie At The Wayside Lounge». Il drive ça à la voix d’homme, comme son copain Jerr le Killer. Même jus. Il nous embarque dans un interminable drive de boogie blast. Il annonce a little bit of bluegrass & rhtyhm & blues pour présenter «Boogie Woogie Country Man» et emmène son «Milk Cow Blues» à la force du poignet. En B, il prévient les gens qu’il adore cette chanson et pouf, voilà «Let’s Talk About Us». Il l’embarque aussi à la poigne de fer. Ce mec rolls on the rock et pique une crise comme son copain Jerr le Killer. S’ensuit un magnifique hommage à Bo Diddley avec «Gunslinger». Il jette dans la balance toute sa sincérité d’homme blanc et les chœurs font «Hey Bo Diddley !». Alors on monte directement au paradis. Il annonce : «Got a little boogie for ya» et boom, «Ring Of Fire» qu’il prend en mode boogie blast. Ah il faut avoir vu ce cirque si on ne veut pas mourir idiot. Et c’est avec le medley final qu’il va s’inscrire dans la légende des siècles. Fantastique tenue de route ! Les mecs y vont franco de port en démarrant avec le «Jambalaya» d’Hank Williams. Ils restent sur le même beat pour «Whole Lotta Shaking Goin’ On» que Sleepy chante au sommet de son art, sans jamais céder un pouce à la faiblesse. Toujours le même beat pour «Let’s Turn Back The Years» et «Hey Good Looking», pas de variante, avec Sleepy, tout coule non pas de source mais de muddy water et il termine sur un vieux shoot de Folsom. Le seul mot qu’on puisse ajouter au sortir de cet album, c’est wow. Alors wow ! Et même mille fois wow !

Ce sont les frères Guralnick qui produisent l’excellent Strange Things Happening paru sur Rounder en 1994. Sleepy rafle la mise dès «Sittin’ On Top Of The World» qu’il attaque au takatak. Il faut voir ce roi du monde parader dans son groove en toute impunité. Il est le grand vainqueur du rock américain. S’il est un mec qui inspire confiance sur cette terre, c’est bien Sleepy. Tu peux entrer dans la danse, tu ne seras pas déçu, c’est du big American sound claqué aux mille guitares et chanté au meilleur basso profundo. Sleepy récidive plus loin avec «I’ll Be There». On croit que la messe est dite depuis belle lurette, en matière de heavy boogie, et pourtant Sleepy claque ça sec. Il développe un extraordinaire swing de jive qui n’appartient qu’à lui. C’est encore un hit de juke comme on n’ose plus en rêver, chargé de wild guitars. What a swagger ! Il finit au guttural. Avec «Trying To Get To You», il sonne comme Elvis. Pur Memphis jive. Idéal pour un ‘gator comme Sleepy. Le titre de l’album est bien sûr un clin d’œil à Sister Rosetta Tharpe. Il embarque le morceau titre au heavy beat pianoté. Le géant s’adresse à une géante et le beat est au rendez-vous. Oh every day ! Clameurs de gospel ! Every day, là mon gars tu en as pour ton argent. Solo à la coule. Merveilleux Sleepy LaBeef. Son «Playboy» sonne comme un boogie classique, mais Sleepy en rajoute des couches. Il rend aussi un bel hommage à Muddy avec «Young Fashoned Ways» et à Ernest Tubb avec «Waltz Across Texas». Il finit avec une version live de «Stagger Lee» - ‘This is Stagger Lee now ! - Cette façon d’embarquer un cut n’appartient qu’à lui. Il fait sa loco et embarque Stagger Lee sur les rails à travers l’Amérique.

On pourrait voir I’ll Never Lay My Guitar Down comme un album de plus. Simplement, il s’y passe des choses, du genre «Treat Me Like A Dog», vrai shuffle de rockab moderne. Sleepy l’embarque au train train d’enfer de Mystery Train et donne une belle leçon de heavy shuffle. Il finit son cut à la folie Méricourt, à la Jerr, stay away from you, il explose son final au guttural, il shoute le train du try to try comme s’il se trouvait au Star Club de Hambourg ! Wow ! Il fait aussi sur cet album une nouvelle version d’«I’m Coming Home». Ah il aime bien Johnny Horton. Ça tombe bien, nous aussi. Il le claque au heavy claqué de boisseau, il le joue en mode bluegrass avec une gratte qui sonne comme un crapaud buffle du bayou, c’est fin et racé, digne des trains en bois du bayou et des grenouilles de Monsieur Quintron. Spectaculaire ! Il nous remet une couche de magnifique aisance avec «Little Old Wine Drinker Me» qui sent bon le «Route 66». Tiens puisqu’on parlait du bayou, Sleepy reprend l’excellent «Roosevelt & Ira Lee» de Tony Joe. Même race d’aventuriers du son et du swamp. Violent shoot de hot boogie down avec «Hillbilly Guitar Boogie». Sleepy adore le hot hillbilly blast, il en fait ses choux gras. Et il prend prétexte d’un «You Know I Love You» pour soloter à bras raccourcis.

Tomorrow Never Comes pourrait bien être l’un des meilleurs albums de Sleepy. Le morceau titre est une reprise d’Ernest Tubb, l’une de ses idoles parmi tant d’autres. «I grew up listening to Hank Williasm, Howlin’ Wolf, Bill Monroe, Tommy Dorsey, Muddy Waters, Bob Wills, Roy Acuff and Big Joe Turner». Sa version de Tomorrow est un vrai slab de rockab arraché à l’oubli. Une merveille de power, slappé par ce démon de Jeff McKinley. Autre reprise de choc : «The Blues Come Around» d’Hank Williams. Fantastique drive de heavy junk, Sleepy joue ça à la main froide, et ça pulse au beat rockab, avec un killer solo à la fin. Le «Detour» d’ouverture de bal est aussi un sacré romp de rockab. Sleepy sait prendre le taureau rockab par les cornes. Il joue ça au country power blast. Nashville romp, baby. Cette session nashvillaise de l’an 2000 compte parmi les sommets de l’art, avec des mecs aussi brillants que Jeff McKinley et David Hughes. Il fait aussi une version incroyablement rockab de «Too Much Monkey Business». Là-dessus, Sleepy est imbattable. Il faut voir comme il sait driver son Monkey Business. C’est assez fascinant. Il transforme le plomb du Monkey Business en or rockab. Mais ce diable de Sleepy est bien trop américain pour l’alchimie. On note la belle ferveur de David Hughes au slap. Maria Muldaur vient duetter avec Sleepy sur «Will The Circle Be Unbroken». Elle se fond dans l’exégèse. Elle sait shaker un couplet de gospel batch, pas de problème. Elle sait comment il faut la ramener. Sleepy rend plus loin hommage à Tony Joe avec «Poke (sic) Salad Annie». Belle tension, Sleepy adore Tony Joe et ses racines rurales, parce qu’il a les mêmes. Il descend au fond de sa cave pour y chercher le meilleur baryton. Il revient à ses premières amours avec un vieux coup d’«Honey Hush». Il connaît le Yakety Yack par cœur, mais on se régale du beau slap de Nashville. Jeff McKinley fait même un beau numéro de slap à vide. C’est une version de rêve, avec des chœurs de potos derrière et un solo de wild guitar. Il termine avec un fantastique shoot de «Low Down Dog». McKinley slaps it all over. Sleepy LaBeef serait-il the last of the great original rockabillies on earth ? En tous les cas, il slappe son shit, oooh oui, ooh oui. Si tu veux du vrai rockab, mon gars, vas voir Sleepy. Ou Jake Calypso.

Paru en 2001, Rockabilly Blues est une compile concoctée par Rounder à partir de cuts de blues restés inédits et enregistrés lors des sessions antérieures, comme par exemple celles de Nashville avec D.J. Fontana et Cliff Parker. Sleepy rend un bel hommage à Jimmy Reed avec une cover de «Bright Lights Big City» et ramène du violon cajun dans un «Fool About You» qu’il finit au yodell, comme Jerr. Sleepy tape aussi dans Muddy avec une reprise de «Mannish Boy», mais sa version manque tragiquement de heavyness. Elle n’est ni assez grasse ni assez spongieuse. Trop plastique. Pareil, il se vautre avec «Rooster Blues». On croirait entendre un gamin de 15 ans dans une surprise-party. Il sauve l’album avec «Night Train To Memphis», oh yeah, hallelujah ! Duke Levine y fait pas mal de ravages sur sa guitare. Sleepy tape une joli coup de gospel avec «This Train», mais se vautre lamentablement avec «Long Tall Sally» et «Rip It Up». Comme quoi, il faut parfois laisser les outtakes dormir au fond de leur tiroir.

Sur Roots paru en 2008, Sleepy a pris un coup de vieux. Il porte des lunettes et sa main droite qu’on voit posée sur la guitare est celle d’un vieux bonhomme. Mais quand il swingue son «Cotton Fields», il le fait d’une voix qui fait rêver tous les chanteurs. Il ramène même du violon derrière. Il en fait une version diabolique et chante au mieux de son basso profundo. Ah comme ce mec peut être génial ! Il fait encore du swagger protectionniste avec «Baby To Cry» et atteint des summums d’artistry. Il claque ensuite ce vieux balladif de «What Am I Worth» avec une ferveur qui en bouche un coin. Il chante l’Americana au deepy rap. Ce démon de Sleepy lègue ses cuts à la postérité avec la générosité d’un seigneur déchu. L’autre sommet de l’album, c’est «Miller’s Grave» qu’il chante comme Cash au soir de sa vie. Même intensité que le vieux Cash tombé dans les pattes de l’horrible Rick Rubin. Même délire de fantastique présence. Sleepy revient à son cher heavy blues avec «Completely Destroyed» - I’m just a shell of a man - et tape son «Foggy River» au meilleur baryton de l’univers. Il gratte son «Dust On The Bible» à coup d’acou. Véritable shoot de country jive ! C’est énorme d’American fever et de die for it. Sleepy est encore pire que Cash à l’article de la mort. Il se veut immanquable. Il reprend aussi «Detroit City», comme l’a fait Jerr à une époque, et étend l’empire de sa nostalgie des cotton fields at home - I wanna go home - Puis il embellit «In The Pines» de Leadbelly à l’embellie - And you shiver when the cold wind blows - Il faut aussi le voir se plonger dans la Bible avec «Matthieu 24» - I believe the time has come for the Lord to come again - Il y croit dur comme fer et se livre avec «Have I Told You Lately» à un sacré ramage en son plumage. C’est encore une fois digne du Cash de la fin des haricots. Avec «Amazing Grace», il ne pouvait pas trouver meilleure fin de non recevoir.

Alors voilà son dernier album, Sleepy LaBeef Rides Again, paru en 2012 et doublé d’un DVD, l’excellent Live At Douglas Corner Café. L’idée de doubler la séance d’enregistrement de Rides Again au fameux RCA Studio B de Nashville est jaillie du cerveau de Dave Pomeroy, le bassman de Sleepy. Eh oui, il fallait y penser : on a donc la version studio ET la version live du même set. Sleepy sort le Grand Jeu puisqu’il tape dans ses vieux coucous, à commencer par «Honey Hush» - Umm honey hush - Il lui sonne bien les cloches et enchaîne avec un «Lost Highway» en père peinard sur la grand mare des canards. Look out ! Fantastique ramshakle ! Les points forts de l’album se trouvent vers la fin, à commencer par un medley explosif, «Tore Up Over You/ I Ain’t No Home/ Ring Of Fire» - Tore up ah ha ! - Il ne faut pas lui confier ce genre de truc, il va l’exploser ! Il embroche son Ain’t no home sur le même beat, Sleepy est un spécialiste du glissé de cut en cut sur le même beat, il sait aussi faire monter la température et pouf, voilà Ring of Fire qu’il explose. Sleepy est le roi des medleys. Juste derrière se trouve l’excellent «Willie & The Hand Jive», un vieux boogie de Johnny Otis. Sleepy lui fait honneur - Do the hand jive one more time ! - On retrouve aussi sur cet album de vaillantes versions de «Red Hot» et d’«Hello Josephine». Infernal ! How doo yoo dooo ! Sleepy sait pincer les fesses de Josephine, doo yoo remember me baby ? Il nous claque à la clé un sacré solo de belle gueule à la Clémenti - How doo yoo dooo - Il ressort tous ses vieux classiques, «Young Fashioned Ways», «Blues Stay Away From Me» et «Boogie Woogie Country Man» - I like a little rock, I like a little roll - Et pouf ! Il part bille en tête. On le voit gratter «Wolveron Mountain» avec un appétit de géant qui en dit long sur son admiration pour Rabelais. Il termine cet album qu’il faut bien qualifier de classique avec «Let’s Turn Back The Years». La fête continue. Il faut en profiter. Dans le film du concert au Douglas Corner Café, c’est Dave Pomeroy qui présente Sleepy, the one and only Sleepy LeBeef, oui, prononce le a de la le et cette grande baraque de Sleepy attaque son «Honey Hush» en vieux pro. Des témoins viennent dire la grandeur de Sleepy entre deux cuts, notamment Peter Guralnick : «Sleepy is the greatest performer I have ever seen.» On voit Kenny Vaughan soloter en alternance avec Sleepy. Tout est extrêmement carré, articulé sur ces trois musiciens exceptionnels que sont Sleepy, Kenny Vaughan et Gene Dunlap au piano. Sleepy : «I recorded it en 1959, a Hank Ballard twist.» Pouf, «Tore Up» ! Les témoins n’en finissent plus de saluer la grandeur de Sleepy : «It became a Sleepy trademark : he plays all nite long and never stops it !» Ils font de «Willie And The Hand Jive» un fantastique groove climatique, bien drivé par cet excellent batteur rockab qu’est Rick Lonow - Do the hand jive one more time - Tout le monde descend sauf Sleepy qui va continuer de gratter sa gratte jusqu’à la fin des temps.

Signé : Cazengler, Sleepy LaBave

Sleepy LaBeef. Disparu le 26 décembre 2019

Sleepy LaBeef. The Bull’s Night Out. Sun 1974

Sleepy LaBeef. Beefy Rockabilly. Charly Records 1978

Sleepy LaBeef. Downhome Rockabilly. Sun 1979

Sleepy LaBeef. Rockabilly Heavyweight. Charly Records 1979

Sleepy LaBeef. It Ain’t What You Eat It’s The Way You Chew It. Rounder Records 1981

Sleepy LaBeef. Electricity. Rounder Records 1982

Sleepy LaBeef. Nothin’ But The Truth. Rounder Records 1986

Sleepy LaBeef. Strange Things Happening. Rounder Records 1994

Sleepy LaBeef. I’ll Never Lay My Guitar Down. Rounder Records 1996

Sleepy LaBeef. Tomorrow Never Comes. M.C. Records 2000

Sleepy LaBeef. Rockabilly Blues. Bullseye Blues & Jazz 2001

Sleepy LaBeef. Roots. Ponk Media 2008

Sleepy LaBeef. Rides Again. Earwave Records 2012

Sleepy LaBeef. Larger Than Life. Bear Family Box 1996

Peter Guralnick. Lost Highway. Back Bay Books 1999

Seth Pomeroy. Sleepy Labeef Rides Again. Live At Douglas Corner Café. Earwave DVD 2012

Battle Fields - Part Two

Si on aime la Soul à en brûler bien qu’ayant tout brûlé, alors il faut écouter Lee Fields. Comme Brel, Lee Fields cherche l’inaccessible étoile. Telle est sa quête. Quand il vient chanter «Honey Dove» en rappel, il brûle du même feu que Brel, c’est en tous les cas ce que ressentent tous ceux qui eurent l’immense privilège de voir l’Homme de la Mancha au Théâtre des Champs Élysées. Lee Fields atteint lui aussi les niveaux supérieurs de l’interprétation dans ce qu’elle peut avoir de mercurial et d’implosif à la fois. Jacques Brel reste le modèle absolu de l’intensité interprétative, et Lee Fields dispose à la fois du talent et de «Honey Dove» pour le rejoindre dans ce lointain firmament. On pourrait aussi citer James Brown, bien sûr. Même genre de volcan, même genre de professionnalisme exacerbé, avec cette façon spectaculairement élégante de rappeler que la Soul et le funk sont avant toute chose une affaire de black power.

Bien sûr, si on veut prendre un coup de black power en pleine gueule, il faut faire l’effort d’aller voir Lee Field sur scène. Les mauvais clips mis en ligne font insulte à sa grandeur. Comme s’ils le ratatinaient.

À l’âge de 69, ce petit bonhomme rondouillard tournoie sur scène comme une toupie et shoute la meilleure Soul des temps modernes. Il est le spectacle, le monstre sacré, dans sa veste de smoking brodée de fil d’or, son pantalon noir à baguettes et ses boots argentées. Lee Fields vient d’une autre époque, celle des grandes revues de la Soul américaine d’antan, lorsque que les blackos prenaient leur revanche sur la société des blancs en conquérant le monde sans la moindre violence, avec un art qu’on appelle la Soul Music. C’est un point qui mérite d’être sérieusement médité. Les fils d’esclaves n’eurent pas besoin de B52 ni de fucking snipers pour conquérir le monde occidental et faire danser les petits culs blancs. Rien ne pouvait résister au rouleau-compresseur de cette Soul dont les figures de proue étaient Stax, Tamla et James Brown. Lee Fields perpétue la tradition avec en plus le punch de Cassius Clay. Il met le monde moderne KO en dix manches, et franchement, le monde moderne est ravi d’avoir été mis au tapis par un petit nègre aussi brillant que Lee Fields. Si on osait, on dirait même que c’est un honneur.

Oui, Lee Fields nous met KO. C’est une réalité. Il attaque son «Work To Do» au chaud d’intonation à la Otis, il perpétue cette vieille tradition d’émotion contenue qui fait la force de la Soul, il chante au chaud-bouillant de son âme. En cours de set on sent sa mâchoire se décrocher à plusieurs reprises, surtout quand Lee pique sa crise de hurlette de Hurlevent au terme d’un «Love Prisoner» lancinant et harassé par des brisures de rythme, set me free, implore-t-il, mais la Soul est un long parcours, c’est du all nite long, le nègre a l’endurance qu’un blanc n’a pas, même sous coke. Deux siècles d’esclavage, ce n’est pas rien. Set me free ! Il prend le prétexte d’un drame sentimental pour hurler son set me free/ I’m your love prisoner/ Set me free. Well done, Lee !

Il sait aussi enflammer les imaginaires avec du funk politicard - We can make the world better/ If we come together - Comme Mavis, il y croit encore. D’ailleurs il fait pas mal de participatif dans le show, il sollicite énormément le public, lui demande de chanter avec lui, de taper dans les mains, de remuer les bras en l’air ou d’embrasser sa voisine. Sacré Lee, il sait chauffer une salle. C’est son job, il le fait merveilleusement bien et son orchestre de petits blancs tient sacrément bien la route. À noter qu’on y trouve deux Jay Vons, le guitariste et le keyboardist - It’s time for me to sing that song called a Faithful Man and it goes like this - Il renoue avec le déchirement suprême, il rallume la chaudière de la Soul la plus hot de l’histoire, celle de James Brown. «Faithful Man» est l’un de ses tubes les plus convaincus d’avance. Il l’arrose de screams terribles et tire sa sauce à n’en plus finir. Typiquement le genre de cut qu’on aimerait voir continuer. Tank you ! Thank you ! Lee se montre éperdu de gratitude, il revient hurler comme James Brown dans son micro, please don’t baby ! Il faut pourtant se résoudre à le voir partir. Oh mais il va revenir !

Il faut écouter le nouvel album du dernier des grands Soul Brothers. Il ouvre le bal d’It Rains Love avec le morceau titre. Il n’a aucun problème de puissance. Il y va de bon cœur, porté par un bassmatic de rêve. On se retrouve dans une prod épaisse et bien cogitée, une prod à grumeaux, finement parfumée d’excellence de la pertinence. Cette Soul cabossée ressemble à l’étain blanc qui a vécu. Lee Fields sort un «Two Faces» aussi âpre et dense qu’un hit de James Brown. Il fait de la Soul à crampons qui accroche bien. Il finit son cut au beat défenestrateur. Il fait ensuite du Bobby Womack avec «You’re What’s Needed In My Life». Cet admirable Soul Brother avance dans le son à pas mesurés et en chaloupant des hanches, soutenu par des chœurs de filles saturnales. Ça sonne comme un hit des temps modernes. Tu as ça dans l’oreille et tu vas au paradis du Soul System. Quel aplomb ! Il envoie une nouvelle giclée de heavy Soul avec «Will I Get Off Easy». Il chante au ciel, c’est un perçant, un puissant seigneur, il n’a pas besoin de scream. Sur la pochette, il a l’air d’un pharaon serré dans une veste d’écaille. Il chante son «Love Prisoner» à l’avenant, dans les règles de l’art du set me free. Il fait du pur James Brown à coups de Please have mercy on me. Il reste dans cette Soul de pleine voix avec «A Promise Is A Promise», il la télescope en plein vol et revient à la profondeur avec «God Is Real». Il chante à outrance et nous laisse un bel album. Il termine avec «Don’t Give Up» et ne lâche pas la rampe. Il souffle la poussière des volcans et les nappes de violons. Ce petit black possède une voix qui nous dépasse.

My baby love/ My honey dove. Que ne donnerait-on pas pour le voir chanter cette merveille une fois encore. Lee Fields y atteint les niveaux jadis atteints par James Brown («It’s A Man’s Man’s World) ou Marvin Gaye («What’s Going On»), avec en plus un sens de l’extase combinatoire unique dans l’histoire de la Soul. Il finit en mode apocalyptique comme sut si bien le faire Otis en son temps dans «Try A Little Tendreness». À la fin, ce héros titube, comme vidé, mais il revient shooter get up ! Yeah yeah !

Signé : Cazengler, Lee Fiel

Lee Fields. Le 106. Rouen (76). 21 janvier 2020

Lee Fields & The Expressions. It Rains Love. Big Crown 2019

30 / 01 / 2020 – PARIS

SUPERSONIC

CARIBOU BÂTARD / DYE CRAP

JOHNNY MAFIA

 

Rendez-vous au Supersonic. Qui fête ses quatre ans d'existence et lance son magasin de disques. Longtemps que je voulais voir Johnny Mafia, depuis qu'ils ont tourné avec Pogo Car Crash Control. Genre d'accointances prometteuses que j'aime bien. En plus deux groupes inconnus mais qui viennent du pays du Cat Zengler. De Rouen, une ville qui chauffe dur depuis au moins la sainte année 1431, le bûcher de Jeanne d'Arc. Pour ceux qui n'étaient pas présents le jour de ce funeste événement, la lecture de Le ravin du loup ( et autres histoires mystérieuses des Ardennes ) de Jean-Pierre Deloux s'impose.

CARIBOU BÂTARD

L'on n'a jamais su qui était le caribou et qui était le bâtard, mais vu qu'ils ne sont que deux sur scène nous n'avions qu'une chance sur deux pour nous tromper. Batterie + guitare, le binôme rock par excellence, peut-être économique. Sûrement pratique. C'est fou ce que l'on rencontre de caribous dans les romans d'aventures canadiens, se font systématiquement et bêtement abattre par des chasseurs émérites. Notre Caribou Bâtard a compris la leçon, la meilleure façon de ne pas mourir c'est de vivre et pour cela de se battre. Donc sur la droite vous avez un batteur fou. Vite, fort et bien. Peut faire mieux : très vite, très fort, très bien. Pas une seconde d'arrêt. Enchaîne les titres comme un forcené. En plus il chante, paroles sommaires et répétitives. A la cadence avec laquelle il frappe, vous comprenez qu'il ne lui reste plus assez de cerveau disponible pour se lancer dans la haute littérature. Un registre de voix plutôt étrange comme s'il la montait au plus haut de son octave naturel afin de se frayer un chemin dans le délicieux tintamarre qu'il déverse sur le public. Douche de décibels indélébiles dans vos oreilles. En plus il réussit ce tour de force de ne jamais vous ennuyer, à fond de train, à une cadence infernale, mais il sait varier les rythmes et les factures ( véritables coups de bambous ) architecturales de chacun des morceaux.

Mais que serait le rock sans guitare ? Le n'ai pas le temps de répondre à cette angoissante question métaphysique. Ce n'est pas que je ne connais pas la réponse, c'est que le guitariste m'en empêche. Vous voulez de la guitare, et vlan il vous file le grondement assourdissant qui accompagnera la fin du monde et dont Jean aurait dû noter la présence dans son Apocalypse. En tout cas chez Caribou Bâtard ils n'ont pas oublié son indispensable tonitruance. Cette machine tue les fascistes avaient noté Woodie Guthrie sur sa guitare, celle de Caribou elle ne se perd pas dans de subtiles et arachnéennes distinctions, elle tue tout le monde, c'est beaucoup plus efficace. Au moins ils sont sûrs de n'oublier personne. Je me risquerai à oser le concept de sonorité submergeante pour qualifier cette monstruosité sonore. Si vous êtes sonophobe, sortez fumer une clope, pas devant la porte, de l'autre côté de la rue, si vous êtes sonophile tentez de rester, si vous êtes mégasonophile ce set est pour vous. Les amateurs apprécieront cette guitare qui pétarade divinement dans votre cerveau, à la manière du générique de L'Equipée Sauvage, certes il ne vous restera plus beaucoup de neurones par la suite, mais au moins une fois dans votre vie, vous aurez vécu quelque chose, c'est si rare de nos jours que je pense que bientôt que tout le monde voudra un Rangifer Tarandus comme animal de compagnie. Précisez bien la sous-espèce, le caribou toundrique possède cette mauvaise habitude de bouffer la moquette, mais avec le Caribou Bâtard, il éliminera vos voisins indélicats avec une célérité ahurissante. Sont épuisés à la fin du set, alors pour les récompenser le public leur offre un bruit d'enfer.

DYE CRAP

Quatre sur scène. Non ils ne sont pas là pour faire de la surenchère sonore. Même que pendant qu'ils attendent le batteur parti on ne sait où, l'on patiente à écouter les caresses cordiques bienfaisantes de la guitare Vox, la forme d'une mandoline ou d'une larme, mais de crocodile, car si elle peut vous émouvoir grâce à sa parfaite musicalité, elle sait devenir sans préavis aussi tranchante que l'ivoire de ces amphibiens somme toute peu sympathiques.

Les voici au complet. Démarrent sans plus attendre. Ils ont le son, ils ont l'énergie, ils ont le savoir-faire, vont vous dérouler le show comme un tapis rouge devant les grands hôtels parisiens de luxe. Ce n'est pas ce que j'appelle du rock, mais de la pop. La différence entre les deux peut sembler hasardeuse. Mais dans la pop même si le tapage nocturne a empêché le client de dormir, on lui offrira au petit matin une séance sauna-relaxation-épilation intégrale gratuite pour le dédommager. Que voulez-vous le caca coloré aux senteurs de rose ça fleure plus bon que bon. Alors Dye Crap ils ne ménagent pas leur peine, il y a des batteurs sur lesquels les groupes se reposent comme ces familles qui piquent-niquent sur la pierre tombale de leur cher défunt, et d'autres qui emportent les copains en un tourbillon de feu. Celui de Dye Crap est un escalator volant, fend l'air à la vitesse d'une fusée et comme les deux guitares lui emboîtent les réacteurs au quart de tour vous n'avez pas le temps de regarder votre montre. Bassiste et chanteur, le guy se défend bien, l'a une voix qui porte et qui accroche, lorsque le machine est lancé, Dye Crap est une belle machine de guerre. Mais ils vous ménagent aussi des instants d'autoroute, des aires pique-nique avec toboggans pour les enfants et des sous-bois pour promener le chien, c'est là où je m'ennuie un peu, mais autour de moi, l'on apprécie les jeunes filles ferment les yeux et se laissent bercer par cette houle de bon aloi, qui vous porte et vous balance sans brutalité. Mais au bout de cinq minutes, c'est encore une fois la séquence speed, qui vous fait traverser la moitié de l'Atlantique en moins d'un jour, et alors que vous croyiez toucher au but, retour au clapotis rassurant dans les moiteurs tropicales. Si vous avez rêvé de naufrage et d'un radeau de survie poursuivi par un cachalot affamé, c'est raté. Faut reconnaître qu'ils savent alterner le bien et le mal. Vous plongent en enfer mais vous renvoient au paradis. La salle adore, elle hurle dès que les flammes comminatoires s'approchent et ronronne de plaisir dès que les heaven gates s'entrouvrent. Un bon moment. Mais je préfère les mauvais. L'utile et agréable c'est bien mais l'inutile et le désagréable, c'est mieux.

Dans l'inter-set, sur ma gauche mon voisin opine, oui ça ressemble un peu à Muse ce qui m'amuse, mais sur ma droite une de mes voisines se rebelle contre cette comparaison qu'elle trouve profondément déplacée et injuste. Ô ma muse, je suis désolé !

JOHNNY MAFIA

La faute à leur réputation. M'attendais à des visages burinés de durs à cuire échappés du bagne, poursuivis en hélicoptères par des tueurs à gage, pactisant avec des tribus anthropophages, traversant les pieds nus sans sourciller des jungles luxuriantes infestées de serpents, mais non, Théo, Fabio, William, et Enzo, n'ont même pas l'insolence hautaine de la jeunesse, sont souriants, amènes, des looks de lycéens, pour certains d'entre eux un peu abruptement tignassés mais sans plus, par contre ils sont très mal entourés.

De jeunes gens très mal élevés. Les filles comme les garçons, vous savez ma bonne dame tout se perd en ce bas-monde. Ils ne savent pas se tenir. Et encore moins se retenir. Un signe qui ne trompe point. Très vite les photographes ont arrêté de photographier les artistes. Une photo par-ci, une autre par-là, parce que tout compte-fait ils étaient venus pour eux, mais ils ont préféré braquer leurs appareils reproducteurs sur cette masse d'agités. Les éditorialistes alarmistes ont raison, la mafia est partout et gangrène tout. Ce soir par exemple elle était aussi bien sur scène que dans le public.

'' Ce soir, exceptionnellement nous allons commencer par un solo de batterie'' nous ont-ils prévenus. Ultra-mensonger. Ils n'ont pas du tout débuté par un solo de batterie, ou alors z'ont juste fait un solo qui a duré tout le set. D'un bout à l'autre sans arrêt. Dans les tempêtes les plus dévastatrices, faut bien qu'il y en ait un qui se dévoue pour garder la barre. Chez Johnny Mafia, c'est le batteur. L'a mouliné grave et sec, de toutes ses forces, tant pis si parfois il a même recouvert basse et guitares. Le genre d'incidents totalement anodins. Pas de quoi en faire des gorges chaudes, de toutes les manières le spectacle n'était pas sur la scène quoique tous les yeux étaient braqués sur eux. Alors ils ont fait comme tout le monde. Non ils ne sont pas descendus dans le public. Mission impossible. Ça criait, ça hurlait, ça tanguait, ça s'écroulait, ça se relevait, ça tourneboulait, ça réclamait des titres, ça interpellait, l'on a même vu un soutient-gorge atterrir sur le manche de la basse, de temps en temps ça s'affaissait dangereusement d'un côté puis de l'autre, il y avait des poussées subites de fans pliés sur les retours, eux ils continuaient leur cirque, des morceaux courts méchamment jerkés, entre Ramones et Wampas, cent pour cent Johnny Mafia, puis il y a eu des gars qui se sont faits promener sur les mains des copains, des jambes en l'air désespérées, des têtes qui ont évité des poutrelles de fer par miracle, peut-être certaines se sont-elles entrouvertes en touchant le sol à la manière de ces coquilles d'œufs que vous fractionnez sur le rebord du saladier, des gens qui vous tombaient dans les bras, d'autres qui vous poussaient dans le gouffre, le public n'était plus qu'une masse gélatineuse mouvante se ruant tantôt dans un sens, refluant vers un autre au mépris de toutes les lois de la gravité. Preuve que c'était très grave. Alors comme ils ne pouvaient pas descendre parmi nous – je reprends le fil du récit – le chanteur est monté sur nous, il a refilé son micro à un quidam compressé dans le pudding humain, il a tout de même gardé sa guitare, et là il a été splendide, l'a joué à King Kong sur l'Empire State Building, certes il n'est pas allé plus haut que le premier étage, mais aucun avion de chasse n'est intervenu, s'est accroché comme il a pu et est parvenu à enjamber la rambarde du balcon. N'y avait plus qu'à attendre qu'il revienne, on l'a suivi à la trace auditive pendant qu'il descendait les escaliers.

Si vous croyez que cet exploit à calmé le public, vous avez tort. La horde de fans gesticulait tellement que nos johnnymen ont essayé la technique du bateau pirate qui se sert des pièces d'or de leurs sanglantes rapines pour mitrailler à bout portant le gros vaisseau de ligne qui fonce sur eux. Z'ont refilé leur guitare à l'assistance, tenez c'est pour vous faites-en ce que vous voulez, elle a voyagé de main en main, mais chacun s'est trouvé dans le cas du molosse meurtrier à qui vous avez jeté un os à moelle en peluche et qui ne sait comment se dépatouiller du cadeau trop mou pour ses canines, alors la guitare leur est revenue sagement. Ne sont pas restés sur cet échec, sont des pédagogues, ils savent que la répétition est la base d'une saine pratique éducative, en ont tendu une autre à un grand gaillard en lui désignant les retours, le gars a hésité deux secondes, allait-il la fracasser tout de go, l'a opté pour la production de larsen, une note délicate dans le remue-ménage collectif. Vous connaissez le principe centenaire des mafieux, tu travailles pour nous, nous on te couvre. Z'ont intimé à un gars de s'occuper du micro, et à un autre de riffer comme si sa seconde vie en dépendait. Sont malheureusement tombés sur des timides, alors ils se sont vengés sur un téméraire qui était grimpé sur scène, lui ont passé deux guitares autour du cou, le zigoto était ligoté comme Houdini, en mieux car pas enfermé dans une malle, l'on a pu assister à ces efforts maladroits pour retrouver la liberté.

La chienlit aurait dit un célèbre général. Un chahut-bahut-dahut comme l'on n'en fait plus. Musicalement, un peu foutraque, mais chaud, si chaud ! Un dernier conseil si vous voyez une annonce de leur concert dans votre patelin, mafiez-vous de Johnny. Ce sont des tueurs.

Damie Chad.

 

NOT SCIENTISTS & JOHNNY MAFIA

( 45 Tours / 2019 )

( Kicking Records / 112 )

L'ont annoncé durant le concert, 4 titres, 5 euros, après le concert ce fut la ruée, on se serait cru à l'amap du samedi matin quand on vous prévient que le kilo de topinambour a encore baissé. Chemise cartonnée présentée dans une pochette plastique. Design géométrique qui attire l'œil mais qui ne le retient pas assez longtemps. Le vinyle est d'un beau bleu tendre.

Side A : NOT SCIENTISTS : vous ne confondrez pas avec The Scientists groupe after-punk d'Australie, encore moins avec We-Are-Scientists des USA. Nos Not Scientists viennent de chez nous, sont composés d'Ed Scientist ( guitare, voix ), Jim Jim ( guitare, voix ), Thib Pressure ( basse ), Bizale le Bazile ( batterie ). Tournent en France et en Amérique du nord.

Bleed : entrée quasi-guillerette. Attention parfois la fausse joie est plus acerbe que l'acrimonie la plus violente. Une espèce de rocktournelle adolescente emplie d'énergie et de fierté blessée. D'autant plus dangereuse donc. Poison : Entrée emphatique et puis l'on se dépêche d'avaler la coupe de poison à pleins traits. Une rythmique qui galope et les voix qui explosent comme une caution mélodique. Comediante et tragediante, voici que la musique se met à retentir d'accents mélodramatiques à l'espagnole. Mais l'on revient à quelque chose de plus typiquement rock anglais avec fin échoïfiée.

Side B : JOHNNY MAFIA : On les entend beaucoup mieux qu'en concert. Surtout les guitares. Davantage mélodiques aussi. Voix comme épaissie. De beaux vrillés de guitares. Ressemblent un peu à des groupes anglais de la belle époque. Eyeball : des espèces d'allées et venues de guitares fabuleuses, ça s'en vient et ça s'en va. Au milieu du morceau une espèce de cafouillage mélodique inventif et l'on repart pour ne pas terminer, soyons précis le début du morceau suivant est comme enchâssé dans la fin du dernier. A moins que ce ne soit le contraire. Spirit : comme des tremblés de guitares et puis les voix surviennent, ce sont-elles qui prennent le lead. Qui mènent la mélodie, la batterie en oublie son battement par trop entêtant. Il y a encore une petite surprise dans ce morceau comme dans le précédent. Johnny Mafia quitte l'autoroute sur laquelle ils s'étaient lancés à pleine puissance, comme s'ils avaient un truc de trucker urgent à montrer à leur passager. Qui le changera de l'habitude de vivre.

Deux groupes qui ne se sont pas associés artificiellement. Se ressemblent même presque trop.

Damie Chad.

 

EN VIVO / A CONTRA BLUES

( Enregistré les 17 et 18 mars 2012

au Conservatoire de Liceo / Barcelone )

 

Souvenez-vous c'était au mois d'août 2016, je vous racontais l'histoire de cette petite fille écrasée de fatigue et de froid dans son camion, en pleine nuit ariégeoise, j'aurais parié pour sa mort sous hypotension prochaine, quand je l'ai vue installée derrière la batterie d'A Contra Blues, je me demandais si elle aurait la force de soulever une baguette, et tout de suite en trois coups elle a nous a offert Tchernobyl et Hiroshima sans amour, une frappe atomique, et à ses côtés cette espèce de géant issu d'un conte de sorcières, chaque fois qu'il ouvrait la bouche il y avait un building qui s'écroulait à Chicago, un des meilleurs concerts de blues que je n'aie jamais entendu. ( les amateurs se reporteront à la livraison 293 du 08 / 09 / 293. )

Et hier dans la pile de CD's, celui-ci encore enveloppé dans son emballage transparent ! Non ce n'est pas une malheureuse inadvertance, c'est pire qu'un crime contre l'humanité, c'est in crime contre le blues.

 

Alberto Noël Calvilla Mendiola : guitare / Hector Martin diaz : guitare / Joan Vigo Fajin : contrebasse / Jonathan Herrero Herreria : vocal / Nuria Perich chastang : batterie.

Everyday I have the blues : certains l'ont plus davantage que d'autres, l'on se souvient des versions inoubliables de B.B. King et de Memphis Slim, longues et lentes déclarations d'amour haineux au blues, chez A Contra Blues l'on ne flemmarde au lit au petit matin en se réveillant, pas question de s'apitoyer sur soi-même, ils n'ont pas à proprement parler le blues, mais la fièvre du blues, vous sentez la différence tout de suite, un tempo mid-jazz, mi-funk pour commencer, ensuite c'est la dégringolade, Jonathan vous jette son vocal comme s'il était en train d'invectiver un taureau qui retarde un max le moment de la mise à mort, ensuite une guitare qui s'énerve méchant, mais c'est Nuria qui vous exécute la bête avec le solo de batterie expéditif qui tue. Standing at the crossroad: attention avec un tel titre l'on rentre dans la mythologie blues par excellence, commencent par là où les autres finissent, le solo de guitare qui klaxonne d'habitude en fin de morceau vous arrache ici les oreilles dès le début, et puis shuffle vénéneux toujours parsemé de stridences cordiques et Jonathan qui vous mollarde le vocal comme une lettre d'insultes à votre banquier, ne s'attardent guère au milieu du carrefour, vous expédient le tout en un final définitif au diable vauvert. Yon never can tell : qui dit blues, dit rock, c'est logique, une association d'idées naturelle, et pan un classique, Jonathan nasille encore mieux que Chuck Berry, certes à la fin il n'y tient plus et vous jette les dernières pelletées de mots à la manière des croques-morts pressés de terminer le boulot avant la pause-déjeuner, et l'orchestre derrière, ben il n'oublie pas sa nationalité espagnole, n'ignore pas que le grand Chucky n'a pas fait que du rock, l'avait aussi une prédilection pour le calypso-caribean, alors il s'y colle à merveille, les guitares deviennent langoureuses et Nuria vous bat la marmelade comme si elle accompagnait Compay Segundo à la Havane. Guitar man : l'on connaît l'anecdote Jerry Reed convoqué par Elvis pour jouer de la guitare sur sa reprise de Guitar Man et le pauvre Jerry tellement ému qu'il est obligé de s'isoler dans sa bagnole pour retrouver le riff qu'il n'arrivait pas à sortir devant le King, Jonathan lui rend un bel hommage et puis se jette sur le vocal pour le bouffer tout cru, vous le descend à la vitesse de ces piliers de bistrots marseillais qui vous enfilent un mètre de pastis en moins de trente secondes, derrière guitares et contrebasse sont à la fête, vous expédient le bébé vitesse grand V. 44 : chasse gardée pour Jonathan, un morceau taillée à la démesure de sa voix, les musicos vous font un beau raffut sur les deux ponts, mais Jonathan se la joue un peu à la Tom Jones survitaminé, étale ses octaves comme d'autres le linge sale à la fenêtre. Spoonful : retour au blues le plus pur, le morceau roi du disque, du pain bénit pour la contrebasse de Joan, Un bel hommage à Howlin' Wolf, Jonathan ne tombe pas dans le piège de coller au phrasé enroué du loup du blues, nous la joue à Peggy Lee sur Fever, mais il reste fidèle à l'esprit du blues par deux longs passages de spoken words du meilleur effet, le public se prête au jeu et hulule en douceur pendant que Nuria caresse ses cymbales, les guitares restent discrètes se contentant de claquer en fin de vers comme les rimes des sonnets de José-Maria de Heredia. Wine : du blues alcoolisé au rock'n'roll, le shuffle parce que le corps tangue, mais le vocal explose car dans votre tête tout s'entremêle et les guitares deviennent folles. How blues can you get : dissipation des vapeurs, lendemains d'extase et jours de solitude, à la B. B. King, les guitares qui envoient des notes à l'économie, de temps en temps, mais qui font mouche à chaque fois. Toute la tristesse du monde tombe sur vous. Vous êtes foutus, heureusement qu'Alberto et Hector enfilent des perles sur les cordes de leur guitare et finissent par vous offrir un collier de rutilances qui ne tardent pas à se dissiper dans le néant du désespoir. Tempête en fin de morceau. Night time is the right time : longue présentation des musicos et de la team d'accompagnement en milieu de morceau, avaient commencé en force terminent en beauté accompagné par le public qui s'époumone avec plaisir.

Blues éclectique mais de la meilleure farine dont on fait les biscuits royaux. Un Regal !

Damie Chad.

UN SIECLE DE POP

HUGH GREGORY

( Vade Retro / 1998 )

 

Pas un livre de plus sur le rock'n'roll. Le titre n'est pas menteur. Pop au sens de musiques populaires. Pluriel non hasardeux. En entrouvrant le livre rapidement vous glanez au hasard quelques noms en grosses lettres, Glenn Miller, Buddy Holly, David Bowie, Rolling Stones... mais ce n'est pas le récapitulatif des grandes vedettes du rock'n'roll et de la pop qui sont chronologiquement épluchées une à une. Le book ne s'intéresse pas aux individus mais aux courants musicaux, exemple vous n'apprendrez pas l'essentiel que vous devez savoir sur Elvis Presley, juste quelques rudiments de base, et la notice ne s'attarde pas uniquement sur la divine personne du King, très vite elle embrasse toute la période et cite quelques pionniers, sans s'attarder outre mesure. En gros un amateur de rock connaît cela par cœur. N'empêche que le bouquin est bien fait.

Cela fonctionne à la manière d'une mosaïque labyrinthique mobile. Un jeu de go à vous rendre fou, à vous faire perdre vos certitudes. C'est qu'aucune tesselle ne possède un emplacement vraiment fixe dans le dessin final. Ce qui ne veut pas dire que vous pouvez la placer n'importe où. Même si en y réfléchissant quelque peu il point en vous le désir anarchisant de décréter que sa place pourrait se nicher en n'importe quel endroit et cette idée absurde n'est pas aussi idiote et illogique qu'il n'y paraîtrait.

Hugh Gregory vous vient en aide. Attardez-vous longuement sur les deux premières double-pages, à la limite vous n'avez plus besoin de lire la suite, la première ne vous sera compréhensible qu'après avoir vu la deuxième, mais prenez toutefois le temps de l'étudier. La tentation de passer très rapidement sera grande, ce n'est que la table des matières ! Première constatation, quel charcutier ce Gregory, ne voilà-t-il pas qu'il vous découpe l'histoire de la musique populaire en tranches égales à la manière d'un salami. La dernière est légèrement moins épaisse ( un dixième ) mais l'on ne peut lui en vouloir, elle s'arrête en 1999 et non en 2000, normal le livre est sorti en 1999 en sa version française. Je ne sais si en Angleterre elle s'arrêtait en 1998 !

Certes nous utilisons très facilement les expressions sixties, seventies... pour désigner les périodes de notre musique, mais ce découpage nous paraît à première vue bien superficiel. Et puis tout de même il y a des trucs qui clochent : pourquoi par exemple ranger les Rolling Stones dans la décennie 1980 – 1990 à côté de la House et du Hip-hop. Et cette fin en queue de poisson, terminer sur la rubrique La musique de films que vous n'attendiez pas obligatoirement, l'on a l'impression que l'auteur abandonne son armée de lecteurs en pleine campagne en ne leur spécifiant même pas qu'ils doivent maintenant se débrouiller par eux-mêmes pour rentrer chez eux. Leur a tout de même laissé quelques indices, les petits filets de couleurs différentes associés à chaque période temporelle.

Il est temps de tourner la page. Le plan s'étale devant vos yeux. Vingt-six rectangles de sept couleurs différentes, sagement alignés comme des petits soldats. Entre eux des flèches qui se dirigent de l'un à un autre et qui dessinent un véritable parcours labyrinthique. Et là tout s'éclaire. Remarquez toutefois que la lumière a peut-être été conçue pour donner plus d'importance à l'obscurité primordiale. Je prends un exemple réduit à l'état squelettique : avez-vous déjà pensé que l'influence des musiques orientales s'est exercée aussi bien sur le bhangra, le funk et le Heavy Metal... Certes vous pensez à Kashmir de Led Zeppelin, par contre si vous n'avez que des notions très floues quant au banghra faire un tour par ce bouquin, il pourrait vous aider. ( Vous le trouvez à moins de trois euros sur le net ) Tout ceci pour vous expliquer pourquoi les deux pages consacrées à Miles Davies se rencontrent dans la dernière décennie du siècle précédent alors que son chef d'œuvre Kind of blues date de 1959, et In a silent way de 1967. Hugh Gregory s'intéresse avant tout aux influences tant historiques ( transfert des populations, migrations ) que technologiques ( électrification de la guitare, apparition de l'appareillage électro-acoustique dans les foyers, apparition de la radio et de la télévision... ).

Reste que la lecture de l'ensemble de l'ouvrage se révèle enrichissante. Une étonnante constatation, les cinq premières décennies sont les plus passionnantes. Ce n'est pas que l'auteur ait bâclé les dernières, c'est que la première moitié du siècle est en quelque sorte quantitativement moins riche. Irremplaçable certes, et vraisemblablement musicalement la plus authentique, mais il n'y a pas la profusion d'artistes qui ira en un galop exponentiel par la suite. Pour le tout début manquent les enregistrements, ce qui est un énorme frein quant à la vision subséquemment parcellaire de ces époques lointaines quelque peu floutées. La synthèse des rares données s'en trouve de ce fait facilitée.

Deuxième constatation : le livre n'est pas partisan. Gregory nous parle de musiques populaires, ce que nous pouvons traduire par qui plaît au peuple, et l'on s'aperçoit que le rock ( en englobant ce que lui dissocie en Rock'n'roll / Rockabilly et Rock en un sens beaucoup plus large quasi-totalitaire ) n'est pas selon nos préférences le vecteur principal des goûts du public. Que votre fierté de rocker n'en prenne pas un coup, au contraire, plus le rock sera minoritaire plus il retrouvera sa pernicieuse faconde. Ce sont les minorités actives qui mènent le monde car elles portent en elles la faculté d'influencer les modes de vie. Même s'il brouille un peu le message en ne différenciant pas ce qui tient de la musique au sens strict et de la culture au sens large et surtout en employant le terme rock par trop générique pour traiter du travail des majors dont Hugh Gregory dénonce l'effet délétère sur sa transformation en musique grand public. Donne tout de même l'impression de plaider pour un affadissement de la production au cours des années. A le lire on se demande comment il envisage la production actuelle des cinq premiers lustres du troisième millénaire...

Remet un peu la hiérarchie des vaches sacrées en place. Par exemple pas de pages génériques consacrées au mouvement hippies, aux bikers, teds et autres '' mauvais garçons''. Entre musique blanche et musique noire, son cœur balance pour la noire, la soul au détriment du rock'n'roll, c'est elle qui mène le bal, plus organique, plus matricielle, plus morcelable, plus fertile, moins figée. La musique européennes dont il discerne les racines les plus profondes, la musique savante '' classique '' religieuse et profane, notamment l'Opéra, et la folklorique plus vivante mais un peu ossifiée par la préservation qu'en effectuèrent les générations venues du continent, une conservation formelle à comprendre comme un signe identitaire de rattachement à leurs origines, aurait par ses charpentes structurelles empêché toute liberté créatrice si ce n'est par une déliquescence des plus mortifères. Des chansonnettes de Tin Pan Alley à l'easy listenin d'aujourd'hui, la pente fatale se serait poursuivie sans anicroche. Pensons à Eno qui jouit d'une réputation de novateur et sa Music for Airports de 1978, comme si l'originalité aboutissait à la revendication de la notion d'insignifiance. Le savoir-faire se métamorphosant en manipulation mentale. Les originelles percussions africaines frappant encore à la porte du paradis pour demander à y entrer. Quand on entend le rap-variétoche que diffusent les stations nationales de par chez nous l'on se demande si elles n'ont pas réussi à s'asseoir à la droite du bon dieu blanc. Cantiques édulcorés pour tout le monde.

Livre qui pousse à réfléchir, pour aider à cela, un index final n'aurait pas été de trop. De même, parfois les photos deviennent envahissantes. Bizarrement la section que j'ai préférée traite de la house. Ce n'est pas que j'éprouve une quelconque satisfaction à l'écouter. Un son trop monotone et trop maigrichon à mon humble avis. Mais quand ce mouvement est apparu en nos vertes contrées je participais à une radio locale et deux jeunes collègues avaient réussi à fédérer autour de leur émission, je ne me souviens plus de son titre ( cinq fois par semaines, horaires en fin d'après-midi ) toute une jeunesse qui habitait dans des patelins perdus dans les fonds désertiques de la Seine & Marne, longtemps depuis les tout premiers disques des Rolling Stones que je n'avais ressenti une telle ferveur chez des ados d'une quinzaine d'années. Rassurez-vous, l'émission fut vite supprimée ! Pour une fois qu'une chronique offre une fin morale vous n'allez pas vous plaindre !

Damie Chad.

07/09/2016

KR'TNT ! ¤ 293 : JAMES LEG / VICIOUS STEEL / MATHIEU PESQUE QUARTET / FRED CRUVEILLER BLUES BAND / MIKE GREENE + YOUSSEF REMADNA / A CONTRA BLUES / LIGHTNIN' HOPKINS / JALLIES / LIEUX ROCK

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

James Leg, Vicious Steel, Mathieu Pesqué Quartet, Fred Cruveiller Blues Band, Mike Greene + Youssef Remadna, A Contra Blues, Lightnin' Hopkins + Fred Medrano, Jallies, Notown Festival, Lieux Rock + Matthieu Rémy + Charles berberian,

LIVRAISON 293

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

08 / 09 / 2016

 

JAMES LEG / VICIOUS STEEL

MATHIEU PESQUE QUARTET

FRED CRUVEILLER BLUES BAND

MIKE GREENE + YOUSSEF REMADNA

A CONTRA BLUES / LIGHTNIN' HOPKINS

JALLIES / LIEUX ROCK

POINT EPHEMERE / PARIS X°
19 – 07 – 2016
JAMES LEG

La patte de Leg


Oh oui, ça faisait un moment qu’on le voyait planer au dessus de la plaine, l’immense James Leg. Il pourrait passer pour le fantôme de Vincent Crane. Lorsqu’il jouait encore en duo avec Van Campbell dans les Black Diamond Heavies, ce fils de pasteur a dû se contenter de premières parties, et ses disques ont moisi dans le recoin maudit des imports garage chez les disquaires, enfin ce qu’il en reste.

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Oh oui, on s’en souvient très bien. Dans les années 2000, le marché était submergé de duos de garage blues. Ils essayaient tous de se distinguer d’une façon ou d’une autre, certains avec du panache trash (The King Khan & BBQ Show) d’autres avec ce panache technico-commercial qui conduit à la gloire éternelle (Black Keys). Les Black Diamond Heavies, comme les Immortal Lee County Killers ou les Henry’s Funeral Shoes restaient quant à eux noyés dans les ténèbres d’un underground foisonnant de vie, à l’image des racines d’un gros arbre tropical grouillantes de cette vermine humide dont se régalent les autochtones.

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Il est certain qu’on n’apprend pas grand-chose lorsqu’on écoute l’album live du duo Leg/Campbell paru en 2009, «Alive As Fuck». Patrick Boissel a pourtant mis le paquet sur l’emballage, avec un design catchy bleu et un vinyle de la même couleur. On note toutefois un gros particularisme chez nos amis candidats au trône : le guttural exacerbatoire de l’ami Leg. Il sonne tout simplement comme un Louis Armstrong psychotique qui refuserait de se calmer, même sous une dose massive de sédatif. Il y a quelque chose de graveleux dans la voix de l’ami Leg, au sens où il aurait avalé tout le gravier du Kentucky ou d’ailleurs. Il y a du Joe Cocker dans sa voix, mais en plus charbonneux, en plus cancéreux. C’est même parfois trop gras, au sens du raclement de glaviot. On pourrait dire qu’il chante au guttural de cromagnon, mais vu qu’on n’était pas là pour vérifier, ça ne veut pas dire grand-chose. Comme d’ailleurs tout ce qu’on peut raconter sur le rock dès lors qu’on cherche à imager. Ah pour ça, les Anglais sont les champions du monde avec des trucs du genre beat-less mass of synthetized explosions and computer game abuse laced with Sun Ra-like organ noodling. C’est presque de l’art moderne au sens où l’entendait notre héros Des Esseintes.
Dans cet album live, nos deux cocos visent parfois l’hypnotisme du North Mississippi Hill Country Blues, notamment dans «Might Be Right», un cut qui file à fière allure. On se dit même que ça ne doit pas être compliqué à jouer, mais attention, il arrive que les morceaux les plus évidents soient les plus difficiles à jouer. Tiens prends ta guitare et joue «Get Back». Ou encore plus simple, «The Jean Genie». Tu va voir comme c’est facile. De l’autre côté gigotent deux ou trois petites merveilles de garage blues. «White Bitch» est une ode à la coke - Fucked all day/ Fucked all day - Et il chante ça d’une voix tellement huilée au mollard qu’on le croit sur parole. Il reste sur le pire guttural qui soit pour «Loose Yourself». On ne peut pas s’empêcher de penser à la voix qu’aurait eu un chef barbare arrivant en vue de Rome et qui lancerait ses troupes ivres de violence et de mauvais vin à l’assaut d’une ville déjà abandonnée par sa garnison. Parfois, on se félicite d’être né au XXe siècle.

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«Every Damn Time» fait partie des disques indispensables. Pour au moins six raisons. Un, «Fever In My Blood» qui sonne comme un heavy shuffle d’Atomic Rooster monté sur le beat tribal du sentier de la guerre, ni plus ni moins. C’est ce qu’on appelle du punk-ass blues du Tennessee, avec une structure dévoyée et livrée aux affres du démonisme. Ces deux mecs cherchent des noises à la noise et se conduisent comme les Féroces de la Forêt d’Émeraude. On se croirait même dans la cabane de T-Model Ford. Ils ne respectent rien ! Le truc sonne comme un brouet de sorcier africain. Ils tapent dans la même fournaise que Left Lane Cruiser. Ils adorent rôtir en enfer. Deux, «Leave It On The Road», épais battage de big bass drum saturé de violence, matraqué sans vergogne avec un appétit que la décence nous interdit de décrire. Ce beat voodoo se révèle écrasant de primitivisme. Pas de distorse, on a juste la basse de l’orgue. C’est à la fois dégoûtant, salutaire, menaçant et bien plus efficace que toutes les attaques d’alligators du bayou. On a là du pur génie swampy. L’ami Leg passe un solo d’orgue au cœur de la pétaudière. C’est monstrueux, il faut bien l’avouer. Trois, «Poor Brown Sugar», un stomp du Tennessee, épouvantablement solide, chanté à la vie à la mort, bardé de peau de vache du blues, terrifiant d’à-propos et lourd de conséquences. Quatre, «White Bitch», encore une horreur, tabassée au Tobacco Road de beat de bass-drum ultimate, ça bingote à coups de boutoir dans bingoland, ça bombarde d’uppercuts de cut de brute dans la panse de bitch au bas du belt. Et ça dit la dope ! Cinq, «Might Be Right», groove du Tennessee bien rebondi, un modèle du genre, dans l’esprit de John Lee Hooker. Six, «Guess You Gone And Fucked It All Up», monté au meilleur beat hypno, binaire de base, puissant et martelé par Odin en personne.

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Le deuxième album studio des Black Diamond s’appelle «A Touch Of Someone’s Else Class». Il vaut aussi le détour, je vous le garantis, ne serait-ce que pour cette reprise musclée de «Nutbush City Mimit» d’Ike & Tina. L’ami Leg la prend au guttural cromagnon, le même que tout à l’heure, celui qu’on ne peut pas vérifier. Il est très fort pour créer les conditions de la démesure. Avec lui, ce genre de standard est en lieu sûr. Au rayon des horreurs, on trouve «Make Some Time», qui sonne comme une cavalcade de bulldozer. Ils jouent ça au boogie dévastateur. C’est un peu leur spécialité. Ils nous battent ça au pilon des forges, c’est noyé de son et quasiment incommensurable. Pour «Loose Yourself», ils sortent un heavy groove à la Vanilla Fudge. L’ami Leg lave les péchés du genre humain à coups d’orgue de barbarie. Il mélange la heavyness du Vanilla Fudge avec celle d’Atomic Rooster. C’est une abomination dont les oreilles ne ressortent pas intactes. Il peut aussi nous surprendre avec des choses comme «Oh Sinnerman», une chanson de Nina Simone. Il nous plonge dans le mystère de cette femme extraordinaire. Il joue ça au pianotis et à la petite locomotive de train électrique, celle qui fait du bruit sur ses petits rails. Pur moment de magie interprétative. Dans le même registre, on a «Bidin’ My Time», un jazz blues de charme admirablement bien ficelé. James jazze le jive comme un géant du Village Gate. C’est saxé comme dans un rêve et tellement inspiré. Il peut swinguer jusqu’au bout de la nuit et monter au paradis. Il fait aussi une belle reprise du «Take A Ride» de T Model Ford - C’mon baby tek é raïd wizzz mi ! - Fantastique album.

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Curieusement, son premier album solo, «Solitary Pleasure», se révèle beaucoup moins dense que ses trois disques précédents. On retrouve le guttural, mais pas la démesure, même si «Do How You Wanna» sonne comme un heavy sludge de heavy blues. Un nommé Dillon Watson joue de la dégoulinade de guitare à l’Anglaise. Bizarrement, les autres morceaux de l’A n’accrochent pas. De l’autre côté, il tape dans «Fire And Brimstone» avec un vieux coup de guttural. Il fait sa brute, mais il n’emporte pas de victoire. Et avec «Drinking Too Much», on pourrait lui reprocher de vouloir faire du Tom Waits, ce qui est très embarrassant. James Leg est avant toute chose une bête de scène.

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Avec son deuxième album solo, il affine son art et crée les conditions de la passion, au sens où l’entendait Saint-Mathieu. «Below The Belt» présente toutes les caractéristiques du disque énorme, contenu comme contenant. Quand on a passé toute sa vie à brasser du vinyle, on est content de voir arriver ce genre d’album avec sa pochette annonciatrice d’hallali. Un photographe a surpris un James Leg torse nu, convulsionné devant son clavier, avec le buste jeté en arrière, comme possédé par le diable. Avec ses tatouages, sa moustache en croc à la Lemmy et sa tignasse grasse rejetée à l’arrière du crâne, James Leg fait figure de pouilleux parfait. Ses mauvais tatouages le distinguent des tendances nouvelles très m’as-tu-vu qui font tellement de ravages. Et dès l’ouverture du bal avec «Dirty South», on sait que l’album va tenir ses promesses, car c’est une véritable dégelée de Stonesy à la sauce Deep South qui nous tombe sur le râble. L’ami Leg chante avec la voix d’un vieux routier de l’armée confédérée, l’un des vieux sergents borgnes qui refusaient toujours de se rendre vingt ans après la capitulation et qui se planquaient dans les sous-bois de l’Arkansas ou dans le bayou, en Louisiane. C’est tellement bien foutu qu’on y croit dur comme fer. Johnny Walker des Soledad y fait même des ouh-ouh en hommage aux Stones de l’âge d’or. Voilà ce qu’on appelle une stupéfiante entrée en matière. Et c’est loin d’être fini, car voilà qu’avec «Up Above My Head», l’ami Leg tape dans Sister Rosetta Tharpe ! Il va au gospel comme d’autres vont aux putes, la voix grasse à la main. Comble de bienséance, c’est arrosé à coups d’harmo et tenu au beat bien sec. Quand il chante «Drink It Away», franchement on croirait entendre un gros nègre qui a tout vécu, qui a neuf gosses reconnus comme Willie Dixon et qui pourrait briser une traverse de chemin de fer sur son genou. Avec «October 3RD», l’ami Leg passe au swing avec armes et bagages, et nous entraîne dans une belle ambiance de dévolu musical qu’il swingue avec cette inéluctable distinction qu’on ne trouve que chez les géants de l’orgue, à commencer par Jimmy Smith et Graham Bond. Le festival se poursuit de l’autre côté avec «Glass Jaw». L’ami Leg sait secouer un cocotier. Plus personne n’en doute, arrivé à ce stade. On le voit napper son cut d’orgue et fuir le long d’un horizon, comme Can. Il a étudié lui aussi les arcanes de l’hypnose. Il tape ensuite dans les Dirtbombs avec «Can’t Stop Thinkin’ About It». Jim Diamond joue de la basse et on imagine aisément l’épaisseur garage que ça génère. S’ensuit une petite faute de goût avec une reprise de Cure et il finit son album avec deux pures merveilles, «Disappearing», un balladif en mid-tempo d’une classe insolente et «What More», un exercice de piano jazz qui le consacre empereur du blues-rock à la cathédrale de Reims.

 

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James Leg était à Paris par un beau soir de canicule, pour jouer en première partie d’Endless Boogie, quatuor new-yorkais dont on ne dira jamais assez de bien. À Jaurès, sous le métro, campaient des centaines de réfugiés pour la plupart africains. Les gueux de la terre étaient donc de retour en Occident et ils campaient face au siège du numéro 1 de la protection sociale en France, l’AG2R. Quelle ironie !

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À l’intérieur du Point Éphémère régnait une chaleur d’étuve. Pas moins de 35 ou 40°, pas le moindre courant d’air, à la limite de l’irrespirable. Oui, cette atmosphère relativement diabolique semblait convenir à notre éminence le Reverend James Leg. Installé face à un jeune batteur torse nu, il profita donc de cette étuve pour donner un petit avant-goût de l’enfer sur la terre. Si vous appréciez le boogie krakatoesque, le guttural barbare, l’explosivité latérale, la surenchère d’énergie, les cheveux trempés de sueur au deuxième morceau, les mauvais tatouages, le son du rock américain hanté par le gospel batch, les postures d’organiste qui rivalisent avec celles de Keith Emerson ou de Graham Bond, l’intensité de toutes les secondes, la tripe fumante, le shuffle d’orgue qui sonne comme une guitare, les crises d’épilepsie scénarisées, les regards fous dans la meilleure veine de l’expressionnisme allemand et, petite cerise sur le gâteau, une vraie animalité de performer/transformer, alors hâtez-vous d’aller voir ce mec en concert.

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Signé : Cazengler, James Lego (démonté, bien sûr)


James Leg. Point Éphémère. Paris Xe. 19 juillet 2016
Black Diamond Heavies. Every Damn Time. Alive Natural Sound Records 2007
Black Diamond Heavies. A Touch Of Someone’s Else Class. Alive Natural Sound Records 2008
Black Diamond Heavies. Alive As Fuck. Alive Natural Sound Records 2009
James Leg. Solitary Pleasure. Alive Natural Sound Records 2011
James Leg. Below The Belt. Alive Natural Sound Records 2015

 

 

VICDESSOS / 06 - 08 - 2016
BLUES IN SEM

VICIOUS STEEL / MATHIEU PESQUE QUARTET
FRED CRUVEILLER BLUES BAND
MIKE GREENE + YOUSSEF REMADNA
A CONTRA BLUES

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L’Ariège, terre courage. Ses loups assoiffés de sang qui déciment les troupeaux de brebis innocentes, ses ours bruns qui dépiautent les touristes, son goulot d’étranglement de Tarascon. Con ! Fin brutale d’autoroute. Samedi noir. Teuf-teuf immobile. Faut avoir une patience d’ange et le cœur bien accroché pour foncer vers Sem. Mais qui saurait résister à l’appel du blues ?
De toutes les manières si tu ne vas pas à la montagne, c’est le blues qui vient à toi. Cette année Sem n’est plus à Sem. Bye-bye les quinze derniers kilomètres en montée continue vers l’ultime village perdu. Pour sa quinzième édition le festival est descendu à Vicdessos. Facile à trouver : vous délaissez la grotte de la Vache sur votre droite et celle de Niaux sur votre gauche. Cette dernière est connue pour ses graffitis préhistoriques, et la première pour ces ossements de mammouth. A ma grande fierté, lors de ma visite, mon chien Zeus s'était emparé d'une de ces reliques préhistoriques et avait filé sans demander son reste, devenant ainsi l'unique canidé européen à se nourrir de la substantifique moelle pachydermique. Ensuite, c’est tout droit jusqu’à la Halle du Marché de la bourgade. Architecturalement, le bâtiment n’est qu’un vulgaire et spacieux hangar de taules même pas rouillées. La poésie se perd. Finies les étroites et pittoresques ruelles de Sem, ses parkings inexistants, son préau d’école exigu, ses toilettes lointaines, ses froidures humides, ses nuits pluvieuses. Moins de charme ou davantage de confort ? Le choix n’est pas cornélien, le blues a décidé pour nous.
Grand espace, des centaines de chaises plastiques alignées comme de petits soldats, pompe à bière, sandwichs à la saucisse, le bonheur est là, à portée de la main, suffit de se tourner vers la vaste scène sur laquelle A Contra Blues peaufine son sound check, deux guitaristes solos qui entrecroisent des notes sauvages, un duo qui vous met le Jack Daniel's à la bouche. Mais commençons par le commencement.

VICIOUS STEEL

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Formule minimale. Antoine à la batterie, Antoine à la basse, Cyril à la lead et au chant. N’ont pas terminé leur troisième titre que mes interrogations métaphysiques me reprennent. Docteur Chad, est-ce vraiment du blues ? Evidemment petit Damie, vous avez ici l’exemple parfait du Gini-blues, la rythmique du blues, les gimmicks du blues, le répertoire du blues, mais vous pouvez consommer sans modération, c’est du rock and roll. Z’ont tout pour eux, sont jeunes, sont beaux, viennent de Toulouse la ville où tu born to loose. Le genre d’argousins qui ne vous laissent pas les oreilles au repos. Vous stompent les trompes d’Eustache en moins de deux mesures. Son parfait et prégnant. Big blues Brother vous regarde. Les deux Antoine sont les idoines pétales de l’hortensia bleu et Cyril le pistil. Belle voix claire et bien appuyée, guitare sans défaut, un super groupe de première partie qui met tout le monde d’accord et vous chauffe la salle aux petits oignons. Vous envoient des nouvelles d’Orléans, batifolent dans le Delta, descendent à l’hôtel Great Chicago, ont leurs compos à eux, et le compteur linki tout électrique qui vous facture toutes les dépenses au centime près. Le blues dans la tête et la salle dans la poche. Vicious Steel, rythmique d’acier trempé mais pas vicieux pour deux sous réalise le consensus blues. Du vrai blues de petits blancs admiratifs estampillé bleu culturel de Klein quand sonne l’heure des remises à l’heure de la pendule du diable des carrefours. Grand moment d’émotion lorsque Antoine ( non pas lui, l’autre ) scande le blues sur son tambour à coups de chaîne. Pas celle de la mythique pochette de Vince Taylor mais celle que l’on vous refilait en cadeau de bienvenue à Perchman. Pour les amateurs de rock, Cyril exhibe sa collection de guitares carrées à la Bo Diddley. Merci Mona.

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Vicious Steel connaît sa mythologie blues sur le bout des doigts. Vous la racontent avec doigté. Mais devraient nous en faire un de temps en temps. Manque les salissures, l’usure du temps et des hommes. La sueur, les larmes et le sang churchillien. Détiennent la technique mais ignorent l’outrage. Blues lisse avec balise de secours. En 1963, les Stones chantaient et jouaient moins bien que Willie Dixon et Muddy Waters, mais ils avaient la morgue et l’arrogance en plus. Toute la différence est là. Faut chercher la rupture, le rapt et la rage. Pour chasser l’alligator, vaut mieux qu’il vous ait précédemment dévoré une jambe. Au moins vous savez pourquoi. Vicious Steel a emballé un public assis après la cinquantième borne de leur existence. Attention aux vieillesses auto-satisfaites et par trop sereines. Ont fait un tabac. Un peu trop blond, qui ne pique pas aux yeux et qui ne vous arrache pas la gorge. Mais ils ont de l’audace. Composent aussi en français, un effort pour coller à la langue anglaise du style “Je suis Tombé en Amour”, et moins romantique, sans la ballade lamartinienne autour du lac, vous avez " un tatoo au creux de tes reins pour me souvenirs de tes fesses". L’on préfèrerait descendre dans les bas-fonds du cul, mais l’on n’ira pas plus bas dans l’ignominie. Le regard vicieux du jouisseur des bas-fonds. Mais non, l’on s’arrêtera là. Dommage, mais ils sont en bon chemin. Ne reste plus à Vicious Steel qu’à franchir la frontière de la déférence bleue.

 

MATHIEU PESQUE QUARTET


L’est au centre. Avec sa fausse coupe Beatles embroussaillée, il ressemble à un étudiant américain de Berkeley de 1965. Acoustique en bandoulière, le profil type de l’admirateur country blues qui connaît son Lomax par cœur. Un petit blues des familles juste pour montrer qu’il n’est pas un manchot sur la banquise du manche. Derrière Olivier à la basse, Ludovic et Hansel à l’électrique lui concoctent un accompagnement de velours. Et tout de suite après l’on saute une génération. Précisent qu’ils vont interpréter leurs propres morceaux. Nous voici au début des années soixante dix. Canned Heat ? Johnny Winter ? Mike Bloomfield ? Quittez les amerloques et changez de continent. Direction la perfide Albion, prenez les meilleurs. Au début je n’en crois pas mes oreilles. Mais oui, ça sonne bien comme Led Zeppelin. Un petit dirigeable car il leur manque l’amplitude sonore. Faudrait multiplier par dix le puissance des enceintes pour que le cheval sauvage et neptunien puisse s’extirper des vagues, mais l’intelligence service du blues est bien là. Ont pigé la stratégie des brisures, les recouvrements de riffs, l’avancée dédalique vers la confrontation du Minotaurock, qu’ils évitent soigneusement car ils sont avant tout des joueurs de blues.

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Ne sont pas de petits branleurs qui s’embarquent sans biscuit pour une croisière sans retour. L’on a compris que question acoustique Pesqué tient le coup, mais celui qui tient la barre c’est Hansel Gonzalez. Le gonze à l’aise. Un guitariste comme je les aime. N’a pas fait poser des enjoliveurs sur sa gratte pour impressionner les minettes. S’accroche au bigsby et ne le lâche plus. Ne joue pas de la guitare. Joue du vibrato. Froissements et feulements de tigres, plus inquiétants que les rugissements. Vous êtes le beurre et il est le couteau qui s’enfonce dans la motte. Bordel ! Z’auraient quand même pu à la technique pousser les boutons et le mettre tout devant. Déplace les cordes comme un pendu pris au collet qui essaie d’échapper à son étranglement en se débattant au bout de son chanvre funéraire. Une demi-heure de pur bonheur. Applaudissements nourris à la fin de la séquence.

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Pesqué repasse en tête. Retour au répertoire. Guitare à plat, bottleneck au travail et glissandi à gogo. De la steel guitar comme s’il en pleuvait. Mais Pesqué va plus loin, des tapotements, des chuintements, des éreintements qui lorgnent vers la musique moderne et concrète. Ne vous dis pas comment l'Hansel il vous recueille ses pierres précieuses du bout de sa guitare, des pesées célestielles d’archange, magicien qui transforme la citrouille des concrétudes en carrosse électrique. Le secret du blues et du rock. Une bataille anti-entropique : rien ne se perd. Pas question de laisser une seule demi-croche accrochée aux petites branches.
Quelques retours à des morceaux de facture plus classique, faut savoir emballer la marchandise dans de solides écrins qui supportent les chocs, et le quartet et ses deux guitaristes nous quittent sous une ovation d’approbations. Suis injuste, vous ai laissé Ludovic et Olivier dans l’ombre. Vous en reparlerai quand je reverrai le groupe, car ce combo est à mettre dans la collimateur.

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FRED CRUVEILLER BLUES BAND

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L’on ne pouvait pas rêver de meilleure transitions. Après les affleurements reptatifs du précédent quartet, la chevauchée des walkyries du trio de Fred Cruveiller. Un adepte des philosophies simples. Aucune hésitation. Vite et fort au début. Vite et fort au milieu. Vite et fort à la fin. Pas de faux-semblants. Ni de faux-fuyant. D’attaque et d’équerre. Point de bavardage inutile. Juste quelques mots pour signaler qu’il change de guitare. Fred Cruveiller tient ses promesses. Quand il annonce que ça va y aller. Ca y va dur et rude. Dégoise le blues électrique des pores de sa peau. Campé sur ses deux jambes il n’envoie que du bon. Du texan pure long horn, cueilli au lasso et rôti à la broche à la graisse de crotale. Electrique ou résonateur vous ne sentez pas la différence. Droit devant dans ses bottes. Laurent Basso est à la basse. A peine s’il bouge de temps en temps une phalange, placide et le museau tourné vers tout ce qui n’est pas son instrument. Mais il vous tresse, l’air de rien, un swing phénoménal, ce n’est pas une basse mais un oscilloscope qui émet des ondulations sans fin.

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Eric Petznick déclare qu’il est essoufflé dès la fin du premier morceau et prend quinze secondes pour boire un gorgée d’eau. Ne serait-ce plus de son âge et de sa barbe grisonnante ? Ruse de comanche. Faut entendre la suite. Tape et cogne avec un zèle outrecuidant. Mes angoisses shakespearienne me reprennent. To blues or not to rock ? La question se pose pour les caisses, plus haut à l’étage des cymbales il nous donne la réponse, une souterraine rythmique jazzistique qui rampe sous le son sans demander son reste. Les peaux pour Fred, le laiton pour Laurent. Vous estomatoque d’un côté et vous ruisselle sur les tympans de l’autre. Pas de trou, pas d’interstice, pas de blanc. Sur ce lamé sonore Cruveiller laboure à l’aise. Aucun souci à se faire. Les deux compères assurent tous risques. Pénardos, car avec Fred, pas d’inquiétude à avoir. Quand il attaque un morceau, gagne le combat par KO technique. Les applaudissement fusent de tous les côtés. L’a ses fans qui se remuent le popotin sur l’allée latérale et ses aficionados qui crient leur contentement.

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S’en ira comme il est venu. Sans chichi après le rappel. Un boogie brut de décoffrage, une tambourinade de cordes éhontée, une dégelée d’horions qui vous percutent la figure sans que vous y perdiez la face. L’a remis les pendules à l’heure. On ne sait pas trop laquelle mais l’a tout balayé sur son passage. Un blues carré avec quatre étoiles ninja. Un combattant du blues. Troupe d’assaut.

MIKE GREENE & YOUSSEF REMADNA

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Après le commando de choc, honneur aux vétérans. Vont nous raconter toutes leurs guerres. Enjolivent sans fin l’histoire, mais tout le monde adore car c’est encore mieux comme cela. Sont sur leurs chaises hautes, comme deux copains au comptoir. Règleront leur compte à la Cristalline plastifiée qui leur sert de rafraîchissement. Comme de vrais bluesmen ils crient bien fort qu’ils préfèrent l’alcool. Le genre de déclaration politique qui crée le consensus parmi le public. Chantent à tour de rôle. A chaque morceau Mike Greene change de guitare. Ou alors Youssef Remadna troque la sienne contre un harmonica. Font semblant de donner dans le dépouillé et le rustique. Vous les croyez sortis tout droit du Delta et Mike entonne un air des Shirelles. Z’aiment bien casser les légendes. Ne se prennent pas au sérieux. Deux vieux complices ravis de vous jouer un tour de cochon bleu. Assurent comme des bêtes. Youssef engoule son harmo et vous tient la note sans faiblir durant cinq minutes. Continue même lorsqu’il a reposé son appareil sur le tabouret à côté de lui.

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Vous ne savez jamais dans quel répertoire ils s’apprêtent à puiser. Celui du blues ou la salade des blagues salaces. Engagent la conversation avec le public aux anges, attention ont la répartie facile et pratiquent l’auto-dérision à merveille. L’accent américain de Mike - réside en France depuis des années - fleure l’authenticité à plein tube. Z’en profitent pour balancer deux petits airs qui respirent trop le boute-en-train country pour être honnêtes. Mais ils professent une définition élastique du blues. Ces deux-là vous mènent par le bout du nez, en bateau sur les eaux boueuses du Mississippi, et partout ailleurs où le décide leur fantaisie. Du juke joint au feu de bois dans la grande prairie en passant par les stations adolescentes devant le poste à radio, vous ne savez plus trop où vous êtes. Ce qui est sûr, c’est que vous êtes bien. Un sacré numéro. Une impro parfaitement au point. Mais qui repose sur un savoir-faire évident. Le blues de deux vieux compères qui se la jouent pépères. Sous leur bonhomie, ils cachent des calibres dignes de la mafia. Respect et emballement du public qui exulte.

A CONTRA BLUES

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Je suis sorti entre deux sets pour respirer l’air frais ( ceci est un euphémisme ) de nos montagnes. C’est alors que je l’ai aperçue, toute menue, toute frêle, les yeux fermés, sur la banquette de la camionnette du groupe. Essayait de dormir, de retrouver un peu d’énergie après six heures d’attente, toute blanche, toute lasse, écrasée de fatigue, la route depuis l’Espagne, la chaleur cuisante de la journée. La pauvrette, mon cœur de rocker s’est ému, déjà je lui avais pardonné sa future contre-performance. Que voulez-vous les rockers sont de grands sentimentaux. Et la voilà maintenant derrière sa batterie, tous les cinq en place, les quatre autres se tournent vers elle, manifestement, ils attendent le coup d’envoi.
Bim, bam, boum ! La centrale nucléaire vient d’exploser. Raffut et fureur sur les futs. Les trois combats de Bruce Lee dans Le Jeu de la Mort synthétisés en trois demi-secondes. Nuria Perick vous avertit, avec elle la frappe blues change de dimension. Et les autres, demanderez-vous, parviennent-ils à survivre après ce cataclysme ? De tout le concert derrière sa contrebasse Jean Vigo ne détournera jamais les yeux de Nuria. Extase mystique, ou inquiétude de bassiste qui cherche désespérément l’instant propice où glisser une corde entre les coups de tonnerre jupitériens de Nuria, je n’en sais rien.

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A bâbord et à tribord les deux guitaristes, Alberto Noel Calvillo et Hector Martin, ont compris que devant une telle avalanche du marteau de Thor, le salut réside dans la fuite. En avant toute et chacun pour soi. Terminée la solidarité émulatoire entre les deux compagnons du sound check, désormais s’ignorent totalement, ont du boulot, les guitares doivent percer le mur du son, et ma foi, ils y arrivent sans encombre. Pas de tergiversation, nous avons affaire à de superbes musiciens, un peu fous : Alberto - un infirmier psychiatrique dans la salle et l’est bon pour trois mois minimum d’asile - sa façon rythmique d’agresser spasmodiquement sa guitare comme s’il voulait en trancher les cordes de ses ongles est un symptôme de délire schizophrénique qui ne trompe guère, quant à Hector, c’est peut-être pire, un introverti total, un autiste souverain, pour lui le monde se réduit à lui et à sa guitare. Le reste n’existe plus. Sont les deux seuls survivants de la planète, feront peut-être un enfant, mais rien n’est moins sûr, l’on dit que les couples d’amants torrides restent stériles.

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Bref un boucan d’enfer. Vous allumez une bougie pour le chanteur. Est-il vraiment possible de tracer sa voix dans un tel tintamarre pandémonique ? A la surprise générale, Jonathan Herrero n’est pas en train d’écrire sa lettre de démission. Pour le moment il écrase les cordes de son acoustique, violemment et méthodiquement, tel un éléphant qui chasse les mouches avec sa patte. Un pachyderme, vous voulez rire. Vous le regardez par le petit bout rétrécissant de la lorgnette. L’en faudrait six comme vous pour atteindre sa taille, un colosse aux pieds de béton armés. Vous êtes Gulliver et lui le pays des Géants à lui tout seul. L’ouvre la bouche et vous colle contre le mur. Derrière lui c’est Wagner, Stravinsky, Stockahausen, Malher, un ouragan infernal, pas grave pour notre cantaor. Obra la boca et l’on comprend tout. Quel avenir pour le blues et le rock and roll ? Vous ne savez pas ? Bande d’ignorants ! La réponse est limpide. L’expressivité de la souffrance bleue, les flammes rouges de l’électricité, et la splendeur du chant liturgique de l’opéra. Le tout mêlé en tant que musique opérative. Vous n’y croyez pas ? Ecoutez leur version avanlanchique de Rock and Roll Man d’Elvis et leur fabuleuse reprise de Georgia in my Mind du Genius et vos oreilles s’ouvriront. Jonathan le Titan arpente la scène, se pose en retrait pour que l’on puisse admirer les musiciens, et puis se plante derrière le micro. Chante même à côté sans que l’on ressente la différence. L’on pressent l’humilité triomphante de l’Artiste, la voix limpide de l’univers qui terrasse les dragons. Vous pulvérise d’un coup de mâchoire, vous statufie en entrouvrant les lèvres, vous terrifie d’effroi et vous torréfie l’âme en moins de deux. Un set d’une beauté époustouflante. Interminable ovation debout du public. A Contra Blues. Sont-ils contre le blues ou tout contre ? A revers ou à rebours ? On s’en fout. Sont supérieurs. Majestuoso. Giganfantasticorock. Estupantuoso. Terremotoso. Sang de taureau. L’orphée bleu vient de rentrer dans le labyrinthe.

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Damie Chad.

( Photos : FB : Love Blues in Sem )


LIGHTNIN’ HOPKINS BLUES

FRED MEDRANO


( La Fabrique Modulaire / 2015 )

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N’y avait pas que des chanteurs de blues à Vicdessos. Y avait aussi un dessinateur de blues. C’est plus rare, je vous l’accorde. Mais c’est un peu pareil, suffit de manier le crayon ou le pinceau avec autant d’aisance que le médiator. Et Fred Médrano, se débrouille comme un as ( de spide aurait dit Motörhead ), n’auriez eu qu’à jeter un regard sur les illustrations en couleur qu'il pondait au fur et à mesure et à une vitesse confondante, les a croqués sur le vif, durant les concerts. L’avait aussi son superbe album sur le Golden Gate Quartet et sa bio de Lightnin' Hopkins à dédicacer.
Quarante-huit pages. Si vous ne savez pas lire, ce n’est pas un handicap, les images se comprennent d’elles-mêmes. Le récit est d’une simplicité absolue. Ligthnin' se raconte lui-même à la première personne, dans l’ordre chronologique. L’enfance à trimer dans les champs de coton. La prison. Le pénitencier. L’alcool, les femmes, la belle vie. Celle qui vous refile une dose de blues à chaque tournant. Si vous avez mieux à proposer, tant mieux pour vous. Voici la suite. La route pour la gloire. Les enregistrements. La renaissance du country blues. La reconnaissance internationale. Tout cela pour retourner à la case départ : Houston in Texas. En bonus le cousin Texas Alexander et le symbole du poisson chat. Qui se mord la queue. Pour comprendre que le petit Sam Hopkins aura tout de même réalisé une bonne pêche tout au long de sa vie. Malgré les arêtes plantées dans son gosier. Ou grâce à elles.
Noir et blanc. Etrangement davantage de blanc que de noir. Les vignettes sans pourtour et leur disposition qui pourrait s‘apparenter à un incessant ballet de figuration libre, les larges phylactères telles des banderoles informatives minimales, et cette étrange impression que dans le dessin le blanc occupe la place des couleurs vives du réel, non parce qu’elles seraient plus claires mais pour concentrer le regard sur les interstices de la représentation objectale et figurative. Tout oscille entre le décor et le détail. L’horizon et l’horizoom. La signifiance est dans l’image. Chacune exige une longue station. Dit beaucoup plus que le texte ne suggère. Ségrégation de face et de profil, mais toujours dans les plans annexes. A vous de reconstituer l’englobant historial du récit. Médrano n’appuie jamais sur le trait. Le laisse filer. Ligne claire en le sens où l’encre noire est un hachis de zébrures dont la principale fonction semble être de laisser passer la lumière pour que le noir paraisse encore plus sombre. Les nègres sont noirs mais leurs visages sont tachés de blanc. Le plus noir de tous est celui de Lighnin' Hopkins comme si le héros se devait d’incarner l’obscurité sociale de son peuple, et ses camarades l’espoir d’un combat de vie dont il est la représentation exemplaire. N’a pas de grandes exigences. Veut vivre sa vie, selon ses désirs. Un homme solitaire. Qui évite les écueils plus qu’il n’affronte les étocs. Il est et le chat et le poisson. Stratégie du velours subtil de l’obstination boueuse. Son ombre glisse de page en page, au travers d’un brouillard blanc peuplé d’étincelles noires. Une série d’instantanés sur le chemin d’une vie qui n’appartint qu’à Hopskins qui a emporté le secret de sa manifestation dans sa tombe, qui nous est définitivement perdu, mais dont Fred Médrano a su saisir l’essentiel d’une représentation mythique. Son art propose une idée, mot d’origine grecque qui se traduit par forme. Une forme du possible en actes. L’eidos parfaite d’une idole bleue. Une œuvre éclairante.


Damie Chad.

03 / 09 / 2016 - NEMOURS ( 77 )
FESTIVAL NOTOWN

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JALLIES

Nemours un jour, Nemours toujours. N'exagérons rien. Deux ans que je n'ai pas remis les pieds dans le bourg. C'était pour Scores et Pulse Lag. Oui, mais ce soir, j'ai mes préférences, je viens exclusivement pour les Jallies. Plusieurs mois que je ne les ai vues, elles me manquent. Petit festival, un léger demi-millier de personnes. Passage obligatoire par le bus rouge. Pas les pompiers, mais presque. Je crois être à la caisse, erreur c'est la prévention contre les conduites à risques. Question frontale : Vous comptez boire de l'alcool ce soir ? Non, non, je suis déjà ivre. Eclatent de rire, ils ont le sens de l'humour. Plus loin vous avez le stand contre la drogue. Vous distribue des fiches techniques – drôlement bien faites, tout juste s'il n'y a pas l'adresse des dealers - mauve pour le crack, bleue pour l'héroïne... Rien n'est laissé au hasard.
Beaucoup de têtes connues, la reptilienne Cyd des Lizards Queens, je n'ai d'yeux que pour son tatouage qui grimpe comme une vigne vierge sur son épaule, lorsqu'une voix féminine me hèle. Me retourne, c'est la Vaness, l'est aux prises avec deux individus qui, avec la dextérité d'aquarellistes japonais sérieux comme des prêtres bouddhistes, calligraphient, à l'aide de caches plastiques rudimentaires, sur la chair grâcieuse de ses avant-bras et de ses mollets, trois gros ronds au feutre noir. C'est un concept, m'explique-t-elle. Je n'en saurai pas plus. Vous non plus. Me confie quelques secrets, le prochain CD en préparation, le nouveau répertoire en cours d'élaboration...
L'était mentionné deux scènes sur le flyer, à l'extérieur – idéal pour cette chaleur – mais faute d'ennuis techniques ce sera une scène à l'intérieur, ce qui raccourcira le set des artistes et donnera à la programmation un air des plus composites. Je résume.
Casse-Tête. Violon, cajon et guitare. Chanson engagée. Démago un peu facile. Finissent par Hexagone de Renaud. Suis obligé d'expliquer à une jeune fille que je ne danse pas parce que ce n'est pas exactement ma tasse de thé. M'annonce alors la terrible nouvelle. C'était leur dernier concert. Se séparent pour incompatibilité d'humeur. Comme quoi le no future punk a parfois du bon. Bye bye les casse-pieds.
Sexapet. Un nom qui vous laisse de cul. Du funk. Ni vraiment grand, ni vraiment Railroad. Version dance. Mais ils y croient et se démènent comme de beaux diables. Et une belle démone. Dommage que les voix et la guitare soient légèrement occultées. N'y a que la batterie, la basse et les percussions qui bénéficient d'une qualité sonore digne de ce nom. Se débrouillent comme des chefs, beau timbre de voix du chanteur, et les trois derniers morceaux méritent considération.
Walker family. Original. Portent des chapeaux de cow-boys et des chemises à carreaux. Le guitariste est affublé d'un poncho – une couverture de banquette arrière de voiture et vous vous emparez du look Clint Eastwood pour même pas une poignée de dollars. Débutent par un Monsieur Loyal à rouflaquettes qui vous dresse le décor – saloon, hors-la-loi, indiens – sur un mode burlesque, jusqu'à ce que sautent sur scène deux rappeurs qui vous racontent notre monde transposé dans le far-west. Ni swinging western, ni western jump, mais une nouveauté le hip-hop Bufalo Bill... Inventif mais pour moi le hip-hop c'est un peu trop flip-flop... De toutes las manières, je ne suis venu que pour les Jallies.

JALLIES

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Profitez-en bien, elles ne resteront que quarante-cinq minutes. Toutes les trois devant. Toutes les trois ravissantes. Z'ont rajeuni pendant les vacances. En pleine forme et tout sourire. Des gamines. Espiègles et mutines. Céline dans sa nouvelle robe d'écolière arbore une de ces moues de fausses d'innocence à damner un saint, Leslie, air alangui de princesse au petit pois à rendre fou les jardiniers du Paradis, et Vanessa, toute mince dans sa blondeur rieuse, toute dorée de soleil, apte à inspirer à tous les tatoueurs du pays les plus extravagantes volutes. Sont en forme. Se présentent, We are the Jallies et les voix tournoyantes s'entremêlent et virevoltent encore plus swinguantes que d'habitude.
Vous êtes comme tous les autres. L'on vous montre la beauté en images vivantes et vous vous perdez en contemplation. Vous ouvrez les yeux mais vous n'entendez plus rien. Pourtant dès le début, il y a eu cette fusée de guitare de Thomas qui aurait dû vous éblouir. Que seraient les Jallies ( que cette heures au cadran de la montre arrêtée ) sans les garçons ? Ont dû former un syndicat pendant les vacances. Ne s'en laissent plus conter. Se sont rapprochés, tout près l'un de l'autre, c'est ainsi que l'on est plus fort. Kross cherche des crosses à sa big mama. Pas question que la grand-mère passe son temps à se tricoter un cache-nez pour l'hiver. L'a intérêt à mettre un turbo quand elle est au turbin. Chaque fois qu'il tire sur une corde, vous avez l'impression que l'on vous arrache une dent. Une vibration explosive, une radiation nucléaire. Une seule note et vous sautez au plafond. Le swing qui dégringole et l'assistance qui se trémousse comme des pois sauteurs.
Tom, son chapeau, sa guitare. N'en faut pas plus pour notre bonheur. L'a dépassé le stade du riff, il trille et vous étrille. Une sonorité qui semble couler de source. Une ligne de pêche ininterrompue mais peuplée d'hameçons qui vous déchirent les nerfs. Ah, les fillettes jouent les cadorettes devant, il accélère le rythme, la guitare est la quatrième voix du trio, glisse sa lame dans le chant, flexible et aigüe, une piqure d'abeilles ininterrompue, et du coup Kross l'imite, prend la tessiture du baryton-basse, qui pousse et bouscule. N'ont jamais été aussi bien ensemble nos Jallies.
Si vous croyez que cette intrusion des garçons dans leur quant à soi gêne les petites pestes, c'est que vous méritez un zéro absolu en psychologie féminine. Au contraire, cela les émoustille, en deviennent plus électriques et puisque l'on rit davantage selon le nombre de fous, elles appellent le dénommé Vincent à les rejoindre sur scène. Un grand gaillard qui cache dans son énorme poing un harmonica minuscule et c'est parti pour un Down in the Country à éradiquer les neurasthéniques. En sandwich à l'interieur le célèbre Johnny B. Goode s'en vient faire un tour, juste pour que le train du rock and roll fasse la course avec le blues déjanté.
Ce sont des filles. Elles n'ont pas oublié de nous faire le coup du charme. Leslie nous offre sa célèbre version de Funnel of Love, la chante avec tant de perversité que toute la salle, filles et gars, tombe en pâmoison, Thomas en profite pour rajouter de fines liquettes de guitare sucrée, énervantes au possible, à faire fondre les coeurs et les sexes. Mais l'heure a tourné trop vite. Nous serons privés du rappel, z'avaient prévu un démonique Train Kept-A-Rollin, ce sera pour la prochaine fois.
Elles ont été éblouissantes, nos petites reines. Après elles, la salle se vide. The thrill is gone.


Damie Chad.

LES LIEUX DU ROCK
MATTHIEU REMY
CHARLES BERBERIAN

( Tana Editions / 2010 )

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Croyais qu'il s'agissait d'un répertoire alphabétique avec adresses, numéros de téléphone et courriels. A la maigreur du volume me disais que l'on avait omis à dessein tous les petits lieux quasi-anonymes qui accueillent – souvent en les payant au lance-pierre – les groupes de rock qui ne se partagent pas les faveurs du grand public. Ne l'ai pas ouvert. Gravissime erreur. Cet opuscule aussi mince qu'une tablette ( de chocolat ) présente en 72 pages, et une histoire du rock, et le parcours initiatique du groupe lambda de sa formation à sa ( peu probable )starification. Mais ce n'est pas tout, apporte aussi quelques réflexions acidulées au vitriol. Sortez votre calculette et divisez par deux. Parce que systématiquement la page de gauche offre un dessin de Charles Berberian, scénariste et dessinateur, scrupuleux observateur des conduites erratiques d'individus qui nous ressemblent trop. Croque ici une galerie de portraits, fans de base ou musicos représentatifs de l'époque qu'ils sont censés incarnés. Toute ressemblance avec un personnage célèbre ou anonyme, existant ou ayant existé, ne saurait être fortuite. A croire que nous sommes les archétypes primordiaux de nos clones.
Le rock n'échappe pas à la merchandisation. C'est souvent le but ultime de ses promoteurs, voire de ses créateurs. De toutes les manières l'est toujours en instance de récupération. Rien de mieux que les phénix empaillés pour fidéliser la clientèle. Un nom, une oeuvre d'artiste se gère à l'instar d'une marque de vêtement. Le rock est un produit comme une autre. Un artefact commercial qui s'apprivoise très facilement. Mais l'oiseau renaît de ses cendres pourtant balayées par le vent de la récupération. Mettez le rock en cage, et le volatile de feu, renaît là où on ne l'attendait pas. Matthieu Rémy, analyste patenté des contre-cultures contemporaines, s'amuse à repérér ses résurrections inattendues, exemple le plus connu : honni aux USA à la fin des années cinquante, le rock and roll réapparaît en Grande Bretagne au début des années soixante. Autre métamorphose le clubbing londonien aseptisé à outrance retrouve du peps dans les raves parties sauvages... Est-ce encore du rock ? L'esprit de révolte qui survit sous d'autres oripeaux ?
Le rock s'étiole lentement mais sûrement. Partira au tombeau avec les générations qui l'ont engendrée. La fin est proche et la vision du futur peu optimiste. Mais au diable le pessimisme, le rock donne l'impression de se désagréger. Se reconstitue aussi, en secret, et heureusement qu'il existe des lieux d'écriture pour repérer et signaler le réveil des braises. D'où le rôle irremplaçable des passionnés de la première et de la dernière heure qui s'obstinent à alimenter la flamme au travers de leurs fanzines, flyers et blogues... Comme KR'TNT !


Damie Chad.