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22/12/2018

KR'TNT ! 399 : RACHID TAHA / MARTY BLAIN / OVEREND WATS / LEON RUSSEL / TONY MARLOW / ALICIA FIORUCCI / GREIL MARCUS / JOHN KING

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 399

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

27 / 12 / 2018

 

RACHID TAHA / MARTY BALIN

OVEREND WATTS / LEON RUSSEL

TONY MARLOW / AILCIA FIORUCCI

GREIL MARCUS / JOHN KING

TEXTE + PHOTOS SUR  : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Taha pas de pot, Balin pas de bol

On allait quand même pas finir l’année sans dire adieu à Rachid Taha, l’une des stars de ce qu’il faut bien appeler le rock méditerranéen. Il vient de partir au casse-pipe. Ce fantastique petit bonhomme aura su rocker bien des salles au cours de sa courte vie, et il n’était pas rare, au temps des grands shows de l’Élysée Montmartre, de le voir finir son set au sol, vidé, rincé, aussi lessivé qu’on peut l’être quand on a jeté tout son être dans la bataille. Rachid Taha était une bête de scène, au même titre qu’Iggy Pop ou Lux Interior et quand le bouzouki attaquait «Bent Sahra», alors tout explosait, les tambours du désert battaient la mesure, une houle soulevait le public, on vibrait tous au beat des tambours berbères, on s’offrait au vent du désert, ce souffle nous ramenait aux origines de la vie, aux origines du rock, car c’est bien de cela dont il s’agissait. Il n’existait rien de plus primitif, au sens sacré du terme et quand les filles chantaient par dessus le beat des tambours, alors Rachid et son groupe atteignaient les limbes du génie. Comme dans une espèce de grand raccourci, l’évidence flashait le lien direct entre l’état primitif et l’accomplissement du génie. C’est là où se situait Rachid Taha et il ne fallait surtout pas s’étonner de voir des sommités comme Steve Hillage et Eno l’accompagner sur scène. «Ya Rayah» sonnait aussi comme un chant de ralliement, sa prodigieuse beauté mélodique remontait à la nuit des temps, le groupe dégageait ces parfums d’Arabie qui firent jadis rêver les aventuriers, massive extase d’élan sublime, tu y aurais dansé jusqu’au bout de la nuit célinienne, cette musique dégageait quelque chose d’à la fois victorieux et de très humble, un mélange que tu ne trouveras évidemment pas dans le rock, car cette musicalité existait bien avant l’Occident. D’où sa grandeur séculaire. D’où les ondes tutélaires. Rachid Taha tirait toute sa force de l’Afrique, celle qui fit tant peur aux blancs, à cause de son animalité. Mais ce que les blancs colonialistes n’avaient pas compris, c’est que cette musique était joyeuse, bien au-delà de toute expectative. Cette musique était tout simplement à l’image de la vie, colorée, sexuelle, libre et sacrée. Rachid Taha dansait avec la vie plutôt que de danser avec les loups, il se comportait sur scène comme un amuseur de foire, du type de ceux qu’on croise sur le marché aux chameaux de Ouarzazate, et soudain, des clameurs antiques entraient dans ce tourbillon de vie. On croyait entendre sonner les trompettes des armées de l’antiquité, des clameurs d’écrasante supériorité jaillissaient au loin comme portées par l’écho du temps, cet expressionnisme musical semblait ouvrir une porte sur la démesure du désert. Diable, comme ces clameurs pouvaient être capiteuses. Elles foulaient les frontières dessinées par des géographes ignorants et repoussaient les colonnes infernales de l’envahisseur. Avec deux fois rien, c’est-à-dire des instruments berbères, Rachid Taha parvenait à fabriquer du Technicolor pour chasser les ombres. Il mêlait sa fabuleuse énergie aux chœurs de femmes et aux nappes de violons, son exotisme coupait le souffle par la seule vertu de sa beauté canonique. Rachid Taha chantait comme un prince mauresque, avec une grandeur sauvage qui échappait à la compréhension de l’occidental, il s’inspirait de la beauté des songes, il puisait dans l’entre-deux mondes scintillant d’une culture infiniment plus raffinée que la nôtre. Et tellement plus musicale que ne le fut jamais celle des autres coins du monde. Ces gens avaient le beat du désert et des montagnes dans le sang. L’origine de toute vie.

En réinventant la grandeur du souffle des tribus, Rachid Taha atteignait à une sorte d’universalisme, le même que celui de Monk, le même que celui de Jimmy Webb, le même que celui d’Erik Satie. Avec seulement un tambour berbère et un bouzouki, il élevait l’art au degré supérieur. Il fallait voir à quel point il aimait la vie. Il en faisait une profession de foi. Dans ces beaux albums que sont Diwan et Tékitoi, des clameurs fantasmagoriques remontaient du passé. Certains cuts relevaient de la puissance fondamentale, de la vraie profondeur de ton. Rachid Taha nous parlait d’éternité féerique. Il tournoyait au son des instruments d’un dieu miséricordieux. Il nous emmenait sur les marchés, dans les villages pour y entendre cette musique qui fascina tant Paul Bowles et Brian Jones.

Quant à Marty Balin, c’est une autre histoire. Celle d’un loser complet. Il vient en plus de casser sa pipe en bois, quinze jours après Rachid Taha. Le Jefferson Airplane ? Oui, c’est son groupe, il composait et chantait en lead, mais ça n’a pas duré longtemps. Le temps de deux albums, Takes Off et Surrealistic Pillow.

Takes Off décolle en 1966. Les morceaux sont pour la plupart un peu faiblards. Heureusement Jack Casady s’en vient fracasser «Run Around» au bassmatic. Le seul autre intérêt de l’album, c’est le jeu de batterie de Skip Spence qui allait quitter le groupe pour fonder Moby Grape. Avec la faiblesse des morceaux, l’autre gros défaut de l’album est le mix : la pauvre Jorma Kaukonen est mixé très loin derrière. Il fut vraiment gentil d’accepter un tel traitement. L’Airplane parvient à passer aux choses sérieuses avec «Chauffeur Blues». On a là un heavy boogie blues monté sur un beat assez dément. Pauvre Marty, le premier album de son groupe avait des faux airs de pétard mouillé.

Surrealistic Pillow sort en 1967. Cet album est aujourd’hui encore considéré comme un classique du rock californien. Grace Slick vient tout juste d’arriver dans le groupe. Elle amène «Somebody To Love» qui sonne comme une embellie. La chose est travaillée à la planance latérale. Marty et Paul Kantner viennent épauler Grace dans les refrains. On sent chez elle la poigne d’une femme ferme. Elle ne lâche pas prise. Derrière, ça joue à la vie à la mort. Jack Casady bassmatique comme un démon dans le fond du studio. Son drive sonne comme un pouls. Avec l’excellent «3/5 Of A Mile In 10 Seconds» que compose Marty, l’Airplane passe au pur garage californien. Spencer Dryden qui a remplacé Skip Spence bat ça si sec. L’Airplane s’énerve. Ça lui va bien. Marty, Grace et Paul Kantner chantent à l’unisson du saucisson révolutionnaire. Ça nous donne ce Frisco sound, clair et limpide, qui va devenir leur marque. Avec «Embryonic Journey», Jorma tape dans le dur du blues. C’est à cette occasion que le monde découvre un virtuose hallucinant, l’un des plus grands guitaristes américains. Grace compose un autre hit, le fameux «White Rabbit» qui se veut psyché en diable. Elle monte en première ligne, redescend les marches de la cave puis remonte déployer ses ailes. On pourrait qualifier «White Rabbit» de garage psyché évolutif avec un faux-air de marche militaire. Sacrée Grace, elle peut monter toujours plus haut dans les altitudes. Elle restera pour beaucoup la passionaria du Frisco Sound. Puis Marty nous sort de sa manche l’ultra-classique «Plastic Fantastic Lover», the real deal, du pur jus de Frisco band, comme dirait Mike Wilhelm. C’est puissant car suivi au riff par Jorma et joué en sourdine par Jack.

Mais la fête ne dure pas longtemps, car sur le troisième album, After Bathing At Baxter’s, Marty se met en retrait et ne co-écrit qu’un seul titre, l’ineffable «Young Girl Sunday Blues» monté sur un groove impeccable. Il ne composera plus rien pour l’Airplane et se limitera à chanter en chœur et à rester dans l’ombre. Grace Slick et Paul Kantner ont pris le pouvoir dans le groupe. D’ailleurs, Marty ne s’entendait pas très bien avec Grace Slick. Il régnait entre eux une sorte de tension. Dans ses mémoires parues en 1999 (Somebody To Love. A Rock’n’Roll Memoir), Grace Slick avoue avoir baisé tous les mecs de l’Airplane sauf Marty, un Marty qui disait-il n’aurait jamais accepté de dormir avec elle, même si elle avait insisté.

L’autre épisode qui illustre bien la carrière de ce loser patenté est Monterey Pop, le film de DA Pennebaker : on y voit Grace Slick mimer les paroles de «Surrealistic Pillow». En réalité, c’est Marty qui chante, mais on ne le voit pas à l’écran - I was really hurt. I was young and was like awwwwwww - Marty vécut l’épisode très mal. Le pire est à venir avec Altamont, le concert gratuit organisé par les Stones en 1969 : c’est Marty qui prend un tas dans le gueule sur scène en voulant tenir tête aux Hells Angels chargés de la «sécurité». Bahhhm ! En pleine gueule. K.O direct. Au tapis. Des choses comme ça n’arrivent qu’à Marty. Ça ne serait jamais arrivé à Keef, par exemple. Le pire est que Marty s’appelait Buchenwald à l’état civil. Avec un blaze comme celui-là, c’était foutu d’avance. Mais «Plastic Fantastic Lover» va rester accroché au firmament du rock américain.

Signé : Cazengler, complètement tahé et pas très balin

Rachid Taha. Disparu le 12 septembre 2018

Marty Balin. Disparu le 27 septembre 2018

 

Overend is over - Part Three

Même si vous prenez soin d’éviter les disques des charognards, dans le cas d’Overend Watts, vous allez être obligé de faire une exception. Angel Air sort un excellent album posthume intitulé He’s Real Gone, ce qui ne manque pas d’humour. On sent le répondant dès le morceau titre, mais c’est avec «The Dinosaw Market» que ça explose. Overend joue tous les instruments sur cet album, il programme, alors forcément, le son peut paraître spécial, mais il a autant d’idées qu’en 1972. Il chante son cut en cockney. C’est d’une classe pour le moins effarante. On souhaite ça à tous les débutants. Il profite de l’occasion pour s’y tailler un passage au solo trash. Voilà, c’est tout lui. Il tape un «He’d Be A Diamond» digne du Bevis Frond, il joue à la fantastique attaque de pop-rock, but he wants to let you know. Il joue ça à la régalade épouvantable, il pulse dans le giron du grand rock anglais. Il ramène les grosses guitares de proto-punk dans «Belle Of The Boot» - Every sunday morning - Superbe, violent, bien envoyé - She’s a belle of the boot - Overend sait composer des hits d’une rare puissance. Et il nous refait le coup du départ en solo trash. Puis il se déguise en géant de la power pop pour «Endless Night». Ce démon est parfaitement à l’aise, il nous sort l’un des meilleurs crus de power pop qui soit ici bas. Il le distille avec un art consommé. Overend reste frais et vivace comme une carpe. Il gratte son «Magic Garden» au banjo. Le héron et le king fisher sont ses seules compagnies. Étonnant mélange des genres. Il tape un vieux groove à l’Anglaise avec «Rise Up». Il l’allume au refrain, c’est de bonne guerre, après tout, et il libère un bouquet de chant et d’harmonies à la Beach Boys. Attention, ce disk est une œuvre d’art, car voilà qu’avec «Search», il fait du John Lennon. Avec «The Legend Of Redmire Pool», il s’inscrit dans la veine Cockney Rebels qu’il affectionnait tant au temps de Mott et des British Lions. Il évoque Mad Shadows et stompe joliment sa proggy motion. En fait, Pete Overend Watts est aussi passionnant que John Entwistle : leurs albums sont des mines d’or à ciel ouvert. Il tape «Prawn Fire On Uncle Sheep Funnel» à la slide de Camaret et en soi, c’est assez admirable. Il se lance dans la petite prog de basse terre, mais on lui donne l’absolution. Il file droit sur le couchant, le théâtral, le petit gothique de back street, comme sur le dernier album de Mott. Dans «Miss Kingston», il tape dans la nostalgie, avec autant de brio que Nikki Sudden dans «Green Shield Stamps» - I used to go shopping at the high street/ The prices were the best - Il chante la nostalgie du temps d’avant, comme jadis Mouloudji et d’autres poètes chantaient le Paris de leur jeunesse. Tout ce qu’Overend fait touche une corde sensible, notamment dans la région de l’affect. Et tous les fans d’Overend vont ADORER le petit cadeau d’Angel Air : la démo de «Born Late ‘58». Il s’agit là de l’un des hits fondamentaux du mythe Mott. Buffin le bat au drumbeat de démon et Watts le cisaille au riffing londonien. Il chante mieux que l’Hunter, il shoote son leader et son see her. Overend Watts est l’âme de Mott, de la même façon que Plonk Lane était l’âme des Small Faces, puis des Faces. Overend part en killer solo, une vraie expédition punitive ! Morgan pianote dans son coin. Ils font Mott à tous les trois. Voilà la morale de cette histoire. Quelle démo ! Elle sonne comme une preuve par 9. Overend Watts est le riffeur supremo de toute cette histoire. Que de jus, Jim !

Signé : Cazengler, Overond comme une pelle

Overend Watts. He’s Real Gone. Angel Air 2017

 

Russell et poivre - Part Two

Comme dans le cas d’Overend Watts, on va faire exception à une règle voulant qu’on ne touche pas aux disks des charognards : cette fois, il s’agit de l’album posthume de Leon Russell, On A Distant Shore. Impossible d’ignorer une telle merveille. Comme dans les cas de David Crosby, de Johnny Cash ou de Ray Davies, ces vieux de la vieille s’améliorent à l’approche de la mort. Tonton Leon s’est fait la cerise, mais il avait eu le temps d’enregistrer cet ultime chef-d’œuvre. Et ça prend une ampleur irréelle dès le morceau titre, orchestré aux trompettes de la renommée. Tonton Leon groove comme un dieu. Pas la peine d’aller perdre ton temps à écouter les chanteurs à la mode, écoute le vieux ! Il connaît tous les secrets, comme Fred Neil et Jimmy Webb, il sait comment on décolle pour aller flotter dans l’azur prométhéen, il sait fabriquer de la magie. Cette chanson est le message d’un homme arrivé au paradis avant sa mort. Il a même l’air de nous dire qu’on ira tous au paradis. Il faut l’entendre crooner «Here Without You», il règne sur la terre comme au ciel. Voilà Tonton Leon dans toute sa splendeur magnanime. Il tape à la suite dans son vieux hit, «The Masquerade», il sort le Grand jeu daumalien, il fait dans l’océanique et s’étend à perte de vue, l’orchestration en dit long sur sa grandeur d’âme, c’est tout simplement à tomber de sa chaise. Il swingue le bien-être de profundis, à l’élégance d’Oscar Wilde. «Love This Way» vaut aussi le déplacement, Tonton Leon y va tranquillement, il tire les oreilles de ses mots, il reprend tout à zéro, comme s’il en avait encore le temps, mais la seule chose qui l’intéresse, au terme d’une vie si bien remplie, c’est le grand art, l’alchimie sonique, alors il swingue comme un vieux pirate et donne une belle leçon de maintien tardif. Une petite leçon de boogie ? Alors écoute «Black And Blue», Tonton Leon s’y remet sur son trente-et-un, il y sort son plus beau shuffle et chante au guttural. Un nommé Ray Goren y joue un solo d’antho à Toto. Plus Tonton Leon vieillit et plus il devient nègre et il reprend ses prérogatives de vieux desperado ookie avec «Just Leaves And Grass». Il chante de toutes ses forces à l’admirabilité des choses de la vie et de la mort. Il développe là toute sa puissance séculaire et devient spectaculaire, au moins autant que Johnny Cash dans The Man Comes Around. Pour l’occasion, Tonton Leon sort un son muddy et ultra orchestré. Il n’en finit plus d’étaler son règne comme du beurre sur la miche, puisqu’il enchaîne avec «On The Waterfront» qui sonne comme une mission divine. Oui, cette chanson relève de la beauté pure. Le problème est que tout est très beau sur cet album. Ce polisson de Tonton Leon passe au mambo de casino avec «Easy To Love». On sent que cet homme a toujours été là, dans l’ombre du rock américain. Sans doute est-ce à force de côtoyer les géants qu’il est lui-même devenu un géant, on est obligé de raisonner ainsi en l’écoutant. Il se situe au firmament d’un son, il se montre digne de Louis Armstrong et de Cole Porter. Il reste dans l’élégance suprême avec «Hummingbird» et va plus sur le music-hall. Les trompettes de la renommée sont de retour. On sent Tonton Leon intarissable, épris de beauté, haletant de jusqu’au-boutisme éthéré. On sent qu’il chante «Where Do You Come From» au dentier, mais ça sonne merveilleusement bien, sa façon de dire I just don’t know a quelque chose de profondément troublant. Il faut écouter «A Song For You» attentivement, car c’est sa dernière chanson. Après ça, tu n’auras plus que tes yeux pour pleurer. Tonton Leon aura définitivement disparu. Alors écoute-le bien temporiser ses effets, c’est Dieu qui chante comme un nègre. Avec sa barbe blanche et ses dents branlantes, il rétablit la justice sur cette terre, il recrache dans un ultime spasme gorgonien toutes les couleuvres avalées.

Signé : Cazengler, Léon Recel

Leon Russell. On A Distant Shore. Palmetto 2017

PARIS – 20 / 12 / 2018

ATS BASTILLE

SORTIE FULL PATCH

TONY MARLOW / ALICIA FIORUCCI

 

JEAN-WILLIAM THOURY

Les kr'tntreaders vont dire : tiens, on prend les mêmes et on recommence. Certes l'on ne change pas une équipe qui gagne, mais ce n'est pas tout-à-fait la même chose. D'abord il n'y a pas les Crashbirds. Ensuite ce soir c'est Jean-William Thoury qui est à la fête. Et le monde des motards aussi. Sont venus par centaines. Le pauvre William n'a pas eu une seconde à lui. Une queue monstre devant lui. Non, demoiselles, ne vous méprenez pas. L'a dû user au moins deux stylos à dédicacer Full Patch, son dernier ouvrage. N'était pas seul, Filo Loco de Serious Publishing a passé la soirée à déchirer les enveloppes plastiques du bouquin. Je ne vous parlerai pas dans cette kronic, de Full Patch, La Bibliothèque du Motard Sauvage, il sera kroniqué dans la livraison 400 au début de janvier. Attention, 400 pages beau papier, illustrations couleur, plus de 300 livres minutieusement analysés, cinq ans de travail acharné, un monstre d'acier chromé et graisseux à vous faire offrir d'urgence, le complément indispensable à Bikers, que vous possédez déjà, sans quoi vous pouvez vous demander la raison de votre venue en cette vallée de larmes.

Le local plein comme un œuf dur avec mayonnaise injectée à l'intérieur, pour une fois vous reconnaissez plein de monde à côté des Harley Davidson exposées... Très parisien aussi, rien à voir avec les clubs des fin-fonds perdus des campagnes briardes, dans lesquels nous vous emmenons parfois, moins de sophistication, davantage d'authenticité...

 

SET ONE WITH GREGOIRE

Quelques notes s'échappent de la guitare de Tony et Fred file de temps en temps un coup sur un tom, l'on n'attend pas Godot, mais Amine. Pris dans un embouteillage monstre à l'entrée de la capitale. Pas très grave, l'attention est focalisée sur les bières généreusement offertes et Jean-William Thoury, sans parler des discussions sur le large trottoir du boulevard. Mais le rock se sert chaud et brûlant, Grégoire des Jones est réquisitionné par Tony, pas de contrebasse pour ce premier set, mais une fender électrique.

L'on démarre doucement par un blues promenade in the country, façon de se mettre à l'unisson. Et l'on plonge tout de suite dans deux classiques, rien de tel pour pousser la puissance des moteurs qu'un Say Mama – la foule qui s'égosille sans fin sur le oh-oh-oh – et un petit Sumertime Blues juste avant de plonger dans l'hiver. Tony hausse le vibrato et du doigt il vibrionne la corde du haut et vous voici empégué dans un des riffs les plus célèbres du rock, cela paraît si simple, mais le nectar d'or sonore qui en ressort demande une science propulsive des plus précises, faites confiance à Tony pour l'impact auditif.

Pas de déboire avec Grégoire aussi à l'aise qu'un gilet Jones sur son giratoire, l'a la prestance rock, revêtu de la sobre élégance de la fausse simplicité du style anglais, l'est prêt à suivre Tony et Fred pour une course échevelée vers l'Ace Cafe, la guitare de Tony glisse sur des toboggans et Fred pousse la pression. L'impression que ça pulse plus vite et plus fort – même si la sage cohue devant le bureau de Jean-William assourdit un peu le son. Maintenant la voix de Tony enchaîne les titres, douce et mordante, incisive et fondante, elle sculpte le texte, l'arrondit et le brutalise, glisse un zeste d'ironie et une goutte d'arsenic, accroît à tout instant l'intelligence du propos, connaît toutes les arcanes du phrasé rock qui ajoute du son au mot et en démultiplie le sens. L'on ne s'en lasserait pas, mais en parfait gentleman Tony laisse la place à Alicia Fiorucci.

ALICIA FIORUCCI

Le retour de la diva. Froissé de cuir sur les épaules, pantalon rockabillynx, décolleté avec colombes au balcon, Alicia nous offre en sa version française un shoking all ovaire d'une sensualité affolante. Voix friponne et furibarde, c'est son corps qui chante, ses bras rampent sur sa chair comme les serpents du désir, sa main se referme sur son sein, pour que vous mieux pensiez – comme dans le poème de Mallarmé – à l'autre, de chair nacrée, et la voix langoureuse se love dans le ricanement diabolique de Tony au micro partagé comme le fruit du péché. Sur I need a Man les doigts désignent sans complexe le nid du sexe comme le ver s'immisce dans le gouffre génital de la pomme des framboiseries fructueuses. Il faudrait un clip, mais déjà elle s'éclipse, emmenant avec elle les feux follets de vos rêves.

LES PISTOLEROS

Les filles ce n'est pas mal du tout. Mais les mecs savent y faire aussi. Moins de grâce persuasive, Tony, Fred et Grégoire l'admettent, mais comme tous les gars ils sont OK pour une bonne bagarre dans le corral, et hop en hommage à Marc Zermati présent dans la salle, nous voici dans un Western démentiel, une interprétation à la Josey Wales Hors-la-Loi, à La Horde Sauvage, nos trois pistoleros nous enrôlent sans rémission à partager toutes les infâmes exactions de la colonne infernale de Quantrill... Ce n'est pas fini, nos trois gaziers font exploser le pipe-line avec un certain Jumpin Jack Flash, l'on se serait bien défenestrer rien que pour le plaisir, mais comme nous étions au rez-de-chaussée, l'on n'a pas pu. C'eût été un super gus !

 

DEUXIEME SET

Petit entracte le temps de laisser Amine installer sa big mama. De dos elle est tatouée d'auto-collants multicolores, sur le flanc droit elle porte une espèce de peace-maker électrique d'où s'échappent de nombreux fils, et de face on dirait qu'elle est en service de réanimation avec des tuyaux qui sortent de partout. En tout cas la grand-mère pète la forme, et Amine vous la talonne de près comme s'il débourrait un cheval rétif, avec Fred qui vous avalanche à tout instant an another break in lhe walll of sound, vous êtes servi. Bikers oblige, Tony entonne l'hymne de naissance sauvage transnational, et tous trois glapissent comme le loup des steppes traqué par une meute de cosaques en furie. Trop bien au zoo. Après l'animal cher à Alfred de Vigny, nous avons droit aux chats-tigres de NY, Tony et ses sbires nous offrent une version bien plus dure et exacerbée que l'originale des créateurs. Une dénonciation à la SPA s'impose, les pauvres bêtes n'avaient pas été nourries depuis au moins quinze jours. Couraient et explosaient de partout. Que voulez-vous quand les maîtres sont là, la souris chante. Vous n'attendez qu'elle.

ALICIA FIORUCCI

Souvent femme varie, bien fol qui s'y fie. Vous avez eu la sulfurueuse, voici l'Amazone. La guerrière impitoyable. La voluptueuse s'est transformée en tueuse. Une prédatrice. Cet air méchant sur Breathless, une condamnation à mort, ses yeux verts lancent des éclairs de haine pure. Rock is fire. Cruel et dévastateur. Un tsunami qui s'avance sur vous et qui s'apprête à détruire le monde entier. Elle s'est débarrassée de sa fine pelure de cuir, la voici bras nus d'archère et tatoués, une combattante à mains nues, son gosier recrache les boom-boom d'Imelda et de Johnny, vous tombent dessus comme l'injustice sur l'innocence, et Amine vous sort le slap de sa vie afin de se maintenir à la hauteur de cette fureur dévastatrice. I Fougth the Law et Alicia vous dresse un doigt long comme un cierge de messe noire, un doigt d'honneur vers les cieux comme si elle défiait Dieu, et l'assistance emportée par une fureur barbare l'imite, et c'est un tournoiement infini, les phalanges digitales exhaussées vers le haut, secouées avec rage, telles des paratonnerres pris de folie qui s'agiteraient pour appeler la foudre. Et la petite fille se perd dans le public, emportant avec elle le mystère de la féminité.

 

FIN DE PARTY

Ne restent plus que deux livres – un pour Alicia, un pour moi - sur la table de William, z'ont éclusé la moitié du stock. Il est temps de partir. Tony nous assure que bientôt nous ne pourrons encercler de nos bras musclés cette soirée qui ne sera plus qu'un souvenir aussi fantomatique que Johnny Thunders... avant de nous quitter le band revêt les masques du serpent à plumes cher à Lawrence et nous emprisonne une dernière fois dans la magie instrumentale des fêtes de la mort et de la vie. Viva el rock'n'roll !

Damie Chad.

GREIL MARCUS

THREE SONGS / THREE SINGERS / THREE NATIONS

( Editions Allia / 2018 )

Etrange bouquin. Rêverie phantasmatique sur le rock and roll. Titre énigmatique. Ni les trois songs, ni les trois singers ne posent problèmes, par contre pour les trois nations, vous vous léverez de bonne heure, tout au plus vous en dénicherez deux dans les notes, pour la troisième je donne ma langue au chat.

Ballad of Hollis Brown, vous connaissez c’est de Dylan. Vous la trouverez facilement dans n’importe quelle Fnac ( exactement là où vous ne l'achèterez pas ), vous l’aimerez - je vous fais confiance - mais pas au point de Greil Marcus, l’en est tout chamboulé, totalement traumatisé. Mais c’est le lot de tous les rockers, un morceau qui vous tombe un jour plus au moins par hasard dans l’oreille et qui prend des proportions inimaginables dans votre imaginaires. Un virus qui s’installe en vous et vous devient congénitalement idiosyncrasique. Bonjour les dégâts. Le folk a toujours existé, l’est le terreau de la musique populaire américaine. N’appartient à personne, les mélodies initiales viennent d’Angleterre, pour les paroles l’on a méchamment brodé sur les originales qui d’ailleurs étaient loin d’être fixées. Ces morceaux sont passés de bouche en bouche, chacun les arrangeant à sa manière, vous en trouverez différentes versions, l’important c’est de retenir que cette musique vient du peuple, que le folk n’a jamais séduit les classes possédantes et que sous les années noires du maccarthisme, il suffisait de chanter ces hymnes contestataires pour être inscrit dans les listes noires, interdit de radio et de concert. Politiquement le folk était marqué à gauche, l’avait accompagné les grèves et les intellectuels du Parti Communiste Américain s’en prévalaient, lui a fallu faire le gros dos, s’est fait tout petit pour laisser passer l’orage, s’est calfeutré dans les bars fréquentés par la jeunesse estudiantine, jusqu’à ce qu’au début des années soixante il connût un renouveau explosif. Bob Dylan en cause très bien dans ses Chroniques. Ne fut pas le premier, ne fut qu’un maillon de la chaîne, pendant longtemps il ne fut qu’un continuateur, les témoins de ses premières années, bien avant que la gloire ne survienne, racontent qu’il connaissait plus de trois cents morceaux traditionnels. Les rockers qui ont souvent une dent contre les folkleux préciseront qu’il assista à l’avant-dernier concert de Buddy Holly et qu’il accompagna Bobby Vee sur scène. Et puis Dylan se mit à composer ses propres chansons et parmi les toutes premières la fameuse Ballad de Hollis Brown. Une histoire simple : acculé par la misère Hollis Brown règle le problème d’une manière des plus radicales, une balle dans la tête de ses cinq enfants, une autre dans celle de sa femme et la dernière pour lui. Pas très marrant. Maximum d’effets pour un minimum d’écriture. Dylan suggère plus qu’il ne raconte. Une dénonciation de la misère qui se moque des analyses politiques. Des faits, rien que des faits. Même s’ils sont inventés, même si les journaux ont relaté quelques évènements jusqu’au-boutistes similaires. Bien sûr en plus il y a le talent et la voix de Dylan.

L’écriture de Dylan par ses mutismes, ses décrochages, et ses ellipses touchent à l’intemporel. N’en traduit pas moins le bouillonnement germinal de la formation de la nation américaine déjà à l’œuvre dans les Feuillets d’herbe de walt Whitman. Ce qui importe le plus à Greil Marcus c’est qu’avec ce morceau Dylan atteint la force des vieux morceaux du répertoire folk. Se lance dans une étude des plus poussées des lyrics. N’est pas pour rien un professeur d’université, cela sent un peu le cours de fac.

Mais ce n’est rien comparé à sa présentation de Last Kind Words Blues de Geeshie Wiley. Cette dernière nettement moins célèbre que Dylan. L’a repéré le morceau sur une compilation de 1994. Les deux demoiselles car elle est accompagnée à la guitare par Elvie Thomas ont disparu. Six faces enregistrées pour Paramount et puis bye-bye… les amateurs et les musicologues n’ont pas trouvé grand-chose, quelques dates et une photographie probable des jeunes femmes liées par des amours lesbiennes. Mais il reste ce morceau : Last Kind Words Blues, un titre étrange, difficile à saisir, certes les grésillements des trois exemplaires originaux retrouvés mais surtout cette façon noire de prononcer les words qui parfois peuvent être entendus de différentes manières. A tel point que l’histoire racontée est des plus incertaines. Ce qui est sûr c’est que la dame a tué son amant. S’adresse à lui, le rejoint-elle dans la mort, ou se contente-t-elle de le héler depuis l’autre rive, ce qui est certain c’est qu’il y a comme une indétermination que l’on pourrait qualifier de métaphysique entre les morts et les vivants. Depuis sa réédition le morceau est régulièrement repris, mais le fantôme de Geeshie Wiley ne cesse de hanter Greil Marcus, met le morceau en relation avec Stagger Lee et Frankie and Johnny, deux traditionnels fondés sur des assassinats véridiques à la New Orléans à la fin du dix-neuvième siècle, et puis il se lâche, nous offre une biograpphie imaginaire de Geeshie lui faisant rencontrer Elvis Presley et Jimi Hendrix. Pas de quoi s’alarmer, le Woodoo blues nous a tous rendus un jour ou l’autre maboul.

Dernier volet du triptyque : I Whish I was a Mole in the Ground un traditionnel enregistré en 1928 par Bascom Lamar Lunsford. Un chanteur dont l’historiographie' né en 1882, mort en 1973, peut vous révéler l’historialité de sa traçabilité en toute quiétude. Apparemment une scie, une chanson idiote, qui ressemble un peu à une comptine enfantine. Que ne feriez-vous pas si vous étiez une taupe ! Dans la chanson vous renverseriez une montagne, puis le sens se perd en une évocation grivoise et celle d’un cheminot brutal… que comprendre : qu’avec un peu plus d’argent dans votre poche votre petite amie n’aurait pas eu besoin de se prostituer à un cheminot pour acquérir le châle que vous vous n’avez pas pu lui offrir, ah si vous aviez pu être un lézard au printemps.

La chanson n’a cessé d’être reprise. Les paroles se prêtent à toute forme d’adaptation, chacun s’en sert pour exprimer ses critiques ou ses attaques envers la société qui l’entoure, Marcus nous en cite quelques unes, mais préfère s’attarder sur les différentes interprétations données au cours du siècle dernier, l’arrive même à trouver un indice qui prove qu’elle date au moins du temps de la révolution ( américaine ), mais cette partie est moins réussie que les que les deux précédentes, le morceau ne possède pas la force évocatoire des deux précédents. L’ouvrage n’excède pas les cent cinquante pages, bourrées de références qui proposent autant de solution qu’elles multiplient les interrogations. A lire absolument pour tous les chercheurs et amoureux des origines et de l’histoire de la musique populaire américaine. La deuxième partie est une des plus belles méditations poétiques sur l’essence du blues que je n’ai jamais lue.

Damie Chad.

P.S. : Vous reparlerai de Geeshie Willey et d'Elvie Thomas d'ici peu.

 

ENGLAND AWAY

JOHN KING

( Au Diable Vauvert / 2016 )

Une mission salutaire : enlever la merde qui vous encombre. Je ne parle point de celle qui s’empile à satiété dans votre intestin et qui se précipite quotidiennement toute seule vers votre sortie anale. Non mais celle que vous malaxez et tripatouillez à pleines mains dans vos méninges. Salutaire entreprise de salubrité publique dont se charge John King dans cet England Away.

Troisième fois que nous chroniquons cet auteur dans Kr’tnt, et pourtant à part une dizaine de noms de groupes ( Oïl, Skin, Punk ) cités dans le bouquin la moisson rock and roll est des plus maigres. Pour ne pas dire inexistante. Disons une musique de fond, que l’on n’entend pas, car trop de bruit par-devant et par-dedans. Tout se passe à l’intérieur, mais attention les amateurs des analyses introspectives seront déçus. John King nous conte ce qui se passe dans la tête des hooligans britanniques. Des concepts d’une simplicité absolue, biture, baston, baise, ballfoot. Le dernier de ces quatre mousquetaires joue d’ailleurs un peu l’arlésienne, le football est le grand absent de cette partie carrée tumultueuse, le livre s’achève avant que la partie ne commence. L’important est ailleurs.

Un livre d’action, qui répond à une question essentielle : pourquoi les couches populaires sont-elles attirées par les valeurs politiques conservatrices ? Prenez le cas des hooligans, de prime abord l’on aurait tendance à classer ces jeunes prolétaires, qui n’hésitent pas à affronter les forces de l’ordre et qui cassent avec délectation les vitrines des commerces, un peu à droite des black blocks, mais pas très loin, ne leur manquerait qu’un peu de finesse politique qui leur permettrait de ne pas perdre leur temps et leur énergie à se cogner lors des rencontres sportives avec les supporters de l’équipe qui se mesure avec celle de leur club. Retour de la balle à l’envoyeur, l’extrême-gauche les considère avec commisération, les traite ( au mieux ) de crypto-fachistes, et s’en tient au vieux schéma marxiste qui opère une subtile mais efficiente division entre le prolétariat conscient de la lutte des classes et le lumpen-prolétariat colérique et infantile, manipulable à souhait…

John King n’évoque même pas une seconde cette vue de l’esprit. Se livre à une radioscopie des cerveaux du hooligan moyen. Nous voici embarqués sur le ferry avec lequel nous traverserons la Manche. Nous sommes en partance, via les Pays-bas, vers Berlin, où doit se dérouler le match Angleterre-Allemagne. En compagnie d’un groupe de copains décidés à profiter un maximum de cette ballade sur le Continent. Ne sont pas seuls, deux à trois mille congénères convergent vers le lieu des festivités. L’heure est grave, l’honneur de l’Angleterre est en jeu, les dissensions et les vieilles haines entre les clubs n’existent plus, union ( jack ) sacrée. Ne partent pas pour applaudir sagement sur les gradins mais pour prouver à l’Europe entière que l’Angleterre ne s’en laissera pas conter, et que personne ne pourra entraver leur marche victorieuse vers le stade, ni la police, ni leurs homologues allemands, qui les attendent de pied ferme. Une question de fierté nationale.

Nationalisme, le grand mot est lâché. Une véritable boule puante, inutile de se voiler la face. Hitler s’est lui aussi réclamé de cette doctrine, et ce voyage en Allemagne est pour nos jeunes anglais, et encore plus pour John King, l’occasion de mettre les points sur le i, de clarifier les choses, de séparer le bon grain de l’ivraie. Nos héros ne sont pas des enfants de chœur, imbibés de bière à longueur de journée, guettant la moindre occasion de se vider les couilles pour pas cher, prêts à vous filer un coup de boule à la moindre embrouille, mais il ne faut jamais s’attarder aux apparences et se méfier de juger la vague de fond à l’écume bouillonnante que sa crête arbore.

Ne s’agit pas de vider l’abcès mais d’en explorer les tréfonds. Ni de traiter les hooligans d’idiots utiles, voire de compagnons de route de tous les gouvernements conservateurs et libéraux du Royaume-Uni. Ne sont pas dupes, possèdent non pas tant une analyse mais plutôt une expérience qui vient de loin. L’existe plusieurs générations de hooligans. Par le jeu des fréquentation de pub nous remontons jusqu’au début du siècle. Jusqu’en 1914 s’il vous faut une date écrite au feutre rouge-sang pour mieux comprendre. L’horreur des tranchées ce ne sont pas les classes possédantes pénardos dans les états-majors qui se les sont fadées. Mais les ouvriers et les paysans qui se sont fait massacrer pour des enjeux qui ne les concernaient guère. Ne se sont pas défilés, z’ont fait le sale boulot, z’en ont pris plein la tronche pour pas un penny, et paix revenue z’ont encore morflé, les gosses sans père, qui se sont construits leurs modèles paternels de substitution, les oncles réchappés du massacre qui n‘en parlent pas, mais qui n’en portent pas moins des stigmates qui se transmettent intuitivement, liens de classe et de sang. English blood. N’en ont pas pour autant été gâtés, l’Histoire leur réserva le gros lot, les cinquante-cinq millions de morts de la deuxième guerre mondiale. Z’ont remis le couvert. Dunkerque, l’Angleterre seule face à l’Allemagne, la bataille d’Angleterre, Proud English Blood, le débarquement, la marche vers la Germanie, violence des combats, la mort, le sang, les blessures physiques et celles plus graves dans la tête, l’ennemi à qui l’on a explosé le crâne alors qu’on aurait dû le faire prisonnier, les classes possédantes s’adjugent la victoire et les anciens soldats aux pensions sans cesse diminuées gardent leurs traumatismes et leurs remords… Un seul réconfort, z’ont accompli le job, z’ont sauvé la nation… Pour la toute dernière génération c’est encore pire, en Afghanistan ils ont bombardé des villages, tué des centaines de gens, de loin, de haut, combat déloyal qui de retour à la maison se termine souvent par le suicide, la honte de ne pas avoir combattu l’ennemi à visage découvert, d’avoir été engagés dans un conflit qui ne les concernait en rien, et ces innocents écrasés sous les bombardements, rien à voir avec la lutte contre les affreux nazis et leurs camps de concentration où périrent des milliers de femmes et d’enfants… Une limite que le prolo anglais de base s’abstiendra toujours de franchir. L’on se tape allègrement, pour un oui, pour un non, entre mecs, mais l’on ne lève pas la main sur les vieux, ni sur les gosses, ni sur les meufs.

Ne sont pourtant pas des féministes convaincus. Sexistes, phallocrates, machistes, tout ce que vous voulez. Chacun à sa place. A chacun son dû. Quand les occases se font rares, l’on se rabat sur les prostituées. Sans états d’âme. Mais sans mépris. Dans la jungle pourrie de la société capitaliste exploitatrice les filles ne peuvent offrir que ce qu’elles ont. Pour beaucoup leur cul. Pas plus déshonorant que de bosser à l’usine. Une manière de survivre comme une autre. Certaines y trouvent leurs comptes, elles envoient du fric à la famille restée en Thaïlhande, ne se plaignent pas, à l’aune de leurs pays leur sort est enviable… Faut savoir serrer les dents sur la bite qui s’installe dans votre bouche. Tout est question de dignité.

Enoncé comme cela, l’on en pleurerait. Dans la réalité ils sont les dindons de la farce à laquelle ils sont mangés. Votent pour le redressement moral tatchérien, et Maggie s’empresse d’offrir le pays aux gros capitalos. Tout est à vendre, prenez ce que vous voulez, le bas-peuple paiera l’addition. Se font avoir à tous les coups, la haine du communisme les empêche de réfléchir. N’aiment pas les nazis mais nos sympathiques héros se laissent embringuer par un groupe d‘extrême-droite pour casser du gaucho, du bolcho, et de l’anarcho dans Berlin-Est de l’Allemagne réunifiée. Abandonneront le coup foireux au dernier moment, en un ultime sursaut de lucidité…

Happy end, nos hooligans chéris viendront à bout de leurs homologues teutons et échapperont aux manœuvres de la police, tout est bien qui finit bien, le match peut commencer, ils ont déjà gagné la partie. Un livre empli de bruit et de fureur, d’alcool et de sexe - blood, sweat and no tears - John King n’a pas son pareil pour vous immiscer dans la tête de ses personnages, le livre passe sans arrêt de la troisième à la première personne, très berkeleyen, le monde n’existe pas en dehors de ma propre représentation, vous ingurgitez plus de bière que votre capacité stomacale vous le permet, vous dégueulez un peu partout dans les coins de pages, un peu d’air frais et un petit baston vous remettent sur pied et c’est reparti, comme en quatorze, pour des réflexions philosophico-sentimentalistes, l’expression d’une espèce de sagesse cynique et écœurée, l’énonciation souveraine d’un stoïcisme du pauvre, eux qui se prélassent dans leur révolte rentrée tels des pourceaux jouissifs d‘Epicure, autour d’une pinte de blonde bien fraîche ou d‘une ale bien raide, la belle vie quoi. Dès la première page vous êtes emporté en un tourbillon dantesque, John King vous dresse un portrait de la l’Angleterre contemporaine au vitriol. Tout juste s’il ne nous présente pas les hooligans britanniques comme les derniers chevaliers de l’Europe au bord de l’effondrement.

Mais à y réfléchir nos preux de la dernière heure sont davantage les victimes que les pourfendeurs d’un système contre lequel ils s’arqueboutent en un dernier sursaut de fierté et d’orgueil mal dirigés… Essaient de survivre et d’éviter les têtes rampantes de l’hydre mais ne tentent rien pour trancher le monstre au ras du cou.

Damie Chad.

 

18/12/2018

KR'TNT ! 398 : HOT SLAP / ALLY & THE GATORS / JIMMY WEBB / CRASHBIRDS / TONY MARLOW / ALICIA FIORUCCI / HOWLIN' JAWS / HI-TOMBS / AMY WY WINEHOUSE /ROCKAMBOLESQUES (12 )

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 398

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

20 / 12 / 2018

 

  HOT SLAP / ALLY & THE GATORS / JIMMY WEBB

CRASHBIRDS / TONY MARLOW/ ALICIA FIORUCCI

AMY WINEHOUSE / HOWLIN' JAWS / HI-TOMBS

ROCKAMBOLESQUES ( 12 )

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

DEAR KR'TNTREADERS !

UNE SEMAINE FASTE SE PROFILE A L'HORIZON DES PROCHAINES SATURNALES : NON SEULEMENT CETTE LIVRAISON 398 VOUS EST SERVIE AVEC UN JOUR D'AVANCE, MAIS LA 399 SERA DEPOSEE SOUS LE SAPIN DE NOËL DèS LE SAMEDI 22 DECEMBRE ! POUR LA LIVRAISON 400 NOUS VOUS DONNONS RENDEZ-VOUS DANS LES PREMIERS JOURS DU MILLESIME 2019 !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME !

 

Rumble in Rouen - Part Two

 

Back to the basics avec une soirée rockab à la cave. Hot Slap en première partie et Ally & The Gators à la suite. Soirée hot as hell dans la bonded cave, du monde en veux-tu en voilà et du big bad beat avec the fast rising Hot Slap. Un Hot Slap taillé pour la route avec sous le capot un démonic Dédé stranded on the stand-up. Il est vite torse nu, cool as fuck, il court il court le furet, avec un rockabilly tatoué en arc de cercle sur toute la largeur du dos. S’il est un mec qui incarne le pur esprit rockab en Normandie, c’est bien lui. Il faut le voir faire corps avec sa stand-up, il la travaille au manche avec une ferveur qui vaut bien celle du mineur d’antan, la gueule noire qui creusait jadis sa veine à la pioche et qu’on payait une misère au wagonnet, il démolit ses drive avec tout le shake, tout le rattle et tout le roll du monde, il fond James Kirkland et Lee Rocker dans le même moule à la crème de la crème, il cavalcade ses drives comme un dératé, il dépote ses mesures à la démesure, il palpite le beat et l’envoie roulé boulé down the alley, il a tout pigé, il sait forcer le destin du beat comme un forçat, il cadence ses gammes comme un rameur, vogue la prodigieuse galère, ça culbute sous le cache, ça carbure dans les durites, ça crache à la gueule du carter, le voilà penché sur l’avenir du rockab qui n’a jamais été en d’aussi bonnes mains. Le Long Blond Hair de Johnny Powers n’a qu’à bien se tenir. La cave est à l’image de la forge, car penché sur l’enclume de sa stand-up, Dédé bat son fer comme Vulcain, au fond des enfers. À l’organique du diable. Au Mystery Train fumant des origines du rock. Il astique son slap à l’huile de coude, il est du genre à cracher dans ses mains avant d’empoigner le manche de pioche, il jette tout en vrac dans la balance et ça rock hard, Gone Gone Gone with the cat clothes on. En le voyant créer de l’étuve au cœur de l’étuve, on repensait au slappeur des Mad Sin, ce fabuleux gamin qui jouait sur une stand-up décorée de lampions et à l’époque, on comprenait en le voyant jouer que toute sa vie se résumait au groupe. On ressent la même chose en voyant jouer Dédé : il ne vit que pour ça, l’énergie primitive du rockab, dans ce qu’elle peut avoir de plus rawdical.

Si on rate les Hot Slap sur scène, il existe un moyen de se rattraper pour savourer leur excellent ramdam. Il s’agit bien sûr de leur deuxième album, Lookin’ For The Good Thing. Dès «Sometimes», c’est dans la poche. Le chanteur s’appelle Martin. Il déploie à l’infini, sans jamais forcer sa voix, mais les choses prennent une tournure extravagante lors du départ en solo, véritable killer attack que vient télescoper de plein fouet Dédé avec un fulgurant tacatac de stand-up psychotique. Ils explosent tous les deux le cut en free-wheeling et redonnent au rockab son vieux parfum de sauvagerie. Ils rééditent cet exploit avec «Down The Road», compo bien ficelée, on ne se méfie pas, et soudain Dédé s’en vient croiser le solo avec l’ardeur d’un damné. Ils jouent tous les deux à l’extrême puissance du rockabilly beat et génèrent de la folie douce. Ils proposent un bon choix de reprises, à commencer par le «Mojo Boogie» de JB Lenoir embarqué au pur jus de rumble. Ça ne traîne pas. Dédé le sabre au pire slap de l’univers. C’est lui qui mène la danse dans ce bal du beat. Ils tentent aussi de taper dans Elvis avec «Mystery Train». Taper dans l’intapable ne réussit pas à tout le monde. C’est le solo qui sauve la mise du cut, ce mec joue des rivières de perles sur sa guitare. On voit aussi Dédé bombarder la paillasse du vieux «Long Blond Hair» de Johnny Powers. Il est le gardien du temple, le hot slappeur par excellence. Bel hommage à Carl Perkins avec «Gone Gone Gone». On voit une fois de plus le guitariste partir en solo flash et croiser la mitraille du hot Dédé on the slump. C’est très spectaculaire, le slap fait le show, comme au temps de James Kirkland. D’autres cuts comme «It’s All Over For Me» et «I Was Your Man» sont aussi slappés à la vie à la mort. Sans cette énergie du slap, ce genre de cut ne marcherait pas. Rien à faire.

Avec Ally & the Gators, on a autre chose, disons quelque chose de plus féminin, de moins damné de la terre. Elle tape dans un registre plus ouvert, mais elle dégage elle aussi quelque chose de très puissant, dans sa façon de taper ses cuts au guttural en secouant des maracas. Elle frémit, elle tressaute et shake son shook au big bad feeling pur. Elle passe en puissance, là où Gizzelle ne passait pas, sur la grande scène du Beetoon Rétro, oui, Ally passe comme une lettre à la poste, avec un set plus concentré, une énergie mieux canalisée et une envie d’en découdre qui laisse un brin coi. Elle fujiyamate la mama d’All Of Me et pulse une version confondante du western de Reno, tu sais quand Johnny Cash jouait avec le feu de Folsom. Version déliée et inspirée par les trous de nez. Elle baby please don’t gotte à la revoyure et propose à Dédé de monter à bord du Train Kept a Rolling pour une partie de ride effrénée. Alors c’est la foire à la stand-up, ils doublent tous les instruments et choo-choo, c’est parti pour un hommage à l’un des plus grands d’entre tous, Johnny Burnette. Pas de meilleur saint pour une foire aux auspices, pas de meilleur pain quotidien, pas de meilleur hommage à la Bête Humaine des deux Jean, le Renoir comme le Gabin, et cette machine qui fonce à travers les tunnels en sifflant mille fois sur la ligne du Havre - I hear the train a comin’/ It’s rolling round the bend - L’énergie du rockab reste aussi précieuse que l’air qu’on respire ou que le verre de rhum qu’on lève chaque jour en hommage à la mémoire du Capitaine Flint.

Signé : Cazengler, pas Gator mais Gâteux

Hot Slap. Ally & The Gators. Le Trois Pièces. Rouen (76). 8 Décembre 2018

Hot Slap. Lookin’ For The Good Thing. Rock Paradise Records 2018

 

Webb master - Part One

 

Jimmy Webb fait partie des auteurs-compositeurs les plus célèbres de l’histoire du rock. Son hit le plus connu, «MacArthur Park», fut repris plus de 80 fois, c’est en tous les cas ce que nous raconte Bill Kopp dans Record Collector. Mais avant d’être l’auteur à succès que l’on sait, Jimmy Webb fit partie de cette ‘out-of-control coterie’ de musiciens qui terrorisèrent la scène musicale de Los Angeles dans les années soixante-dix. Cette sulfureuse coterie rassemblait John Lennon, Harry Nilsson, Keith Moon et Alice Cooper. Jimmy Webb rappelle qu’ils prenaient à l’époque énormément de drogues. Un jour, Harry Nilsson versa le contenu d’une petite fiole de poudre sur le dos de sa main - it’s a new product ! - il sniffa tout ce qu’il put et fit sniffer le reste à Jimmy. Ils tombèrent tous les deux dans un coma qui dura 24 heures. Ils venaient de sniffer du PCP et ne le savaient pas - It really almost killed us both - Et il ajoute plus loin : it was that bad.

Jimmy Webb adore raconter des petites histoires drôles. Quand il composa «By The Time I Get To Phoenix» pour Glen Campbell, celui-ci dit à Jimmy qu’il avait besoin d’un follow-up and can you make it geographical ? Jimmy acquiesça et pondit «Wichita Lineman» qui est aussi un hit géographique. C’est d’ailleurs Glen Campbell qui fut sa première idole. Jimmy conduisait un tracteur en Oklahoma quand il entendit «Turn Around Look At Me» sur l’autoradio et il emprunta des sous à son père pour aller acheter le disque de Glen Campbell à Beaver. Chaque nuit, il se mettait à genoux pour prier Dieu : «Please Lord let me write a song for Glen Campbell !»

Sa prière fut exaucée quatre ans plus tard, quand en roulant dans Hollywood, il entendit Campbell chanter Phoenix sur son autoradio.

À ses débuts, il savait qu’il travaillait comme Burt, se limitant à composer. Il ne cherchait pas à interpréter. Puis, sous l’impulsion de David Geffen, il se mit à enregistrer ses propres chansons et à sortir des albums.

En 1967, the Fifth Dimension enregistra 16 compos de Jimmy Webb réparties sur deux albums. Richard Harris enregistra lui aussi deux albums bourrés à craquer de compos de Jimmy Webb. Même chose pour Thelma Houston, avec Sunshower. Puis les Supremes, Glen Campbell, Art Garfunkel, Cass Elliot, Scott Walker et des tas d’autres gens se mirent à taper dans le répertoire du jeune prodige Jimmy Webb.

Dave Dimartino y va lui aussi de sa petite interview dans Mojo. Jimmy Webb rappelle qu’il vénérait les gens du Brill et qu’il eut du mal à prendre les Beatles au sérieux, jusqu’à ce que sortent deux bombes intitulées Revolver et Rubber Soul. Il reconnaît aussi devoir énormément à Motown et à Johnny Rivers qui fut son mentor. Lui et Johnny Rivers jouèrent à Monterey avec le Wrecking Crew, mais on ne les voit pas dans le film. Jimmy rappelle aussi que très peu de gens savaient jouer dans les sixties. Quand il parle de gens qui savaient jouer, il cite les noms de Glen Campbell, de Jim Messina et de David Crosby.

Son premier album s’appelle Jim Webb Sings Jim Webb et paraît en 1968 sous une pochette illustrée. En fait c’est un album illégitime. Comme Jimmy commençait à avoir du succès, le propriétaire du studio dans lequel il avait travaillé fit paraître un album de Jimmy Webb sans lui demander son autorisation. Un mec crayonna le portrait de Jimmy rebaptisé Jim, ce qui est insultant. Dans ses mémoires, Jimmy se dit furieux : «Mixed with the Rolling Stones soundalike knockoff tracks and my out-of-tune vocal song demos from 1965 and engineered by one of the B-string talents of the technical world, the results sounded like a collision between Royal Albert Hall and a tour bus full of Dreadheads.» (cet ensemble de pseudo-cuts à la Rolling Stones sur lesquels je chante faux et qui est enregistré par un bricoleur du dimanche sonne comme la collision du Royal Albert Hall et d’un bus plein de rastas) - I called Bob and told him it was in no way acceptable - Jimmy lui proposa d’enregistrer un album entier et de payer pour l’enregistrement s’il acceptait de retirer cet album qui risquait de lui ruiner sa carrière - He was immovable - Rien à faire. Ce Bob était convaincu que l’album was a work of genius. Difficile à avaler. L’album peine en effet à convaincre. Trop pop, sauf peut-être «I Keep It Hid», qui ouvre le bal. Jimmy y joue les grands vizirs de la vision - Baby what you’ve been doing - Ça préfigure tout le grand webbisme à venir. Il s’y trouve un phrasé qu’on retrouvera plus tard sans «MacArthur Park». Et de jolis coups de trompettes. On sent même un léger côté Burt. Avec «Life Is Hard», il propose une sorte de jazz ethnique de petit chapeau sicilien, assez proche du Georgie Fame Sound. Même chose pour «I Need You», joué au petit shuffle d’orgue. En B, Jimmy patauge dans la pop d’époque, ultra-commerciale, très américaine, à la fois soft et frénétique, et forcément ça se noie dans la masse des Grapefuit et autres Brummells du Midwest. Jimmy est bien meilleur dans le mélopif, comme on le constate à l’écoute de «Then». C’est son pré carré. Il y va franco de port, sans crainte ni remords, libre de ses mouvements. Il termine cet album désarmant avec une sorte de mambo intitulé «Run Run Run», qui sonne encore une fois comme du Georgie Fame. Encore un cut dont on ne gardera aucun souvenir. Jimmy clôt l’épisode en indiquant que cet album fut envoyé dans toutes les stations de radio américaines et qu’il fut mal reçu partout. Jamais aucun cut de ce disque n’est passé à la radio. Dans son cercle rapproché, il était interdit d’en parler. Jimmy avait honte. Il avait l’impression d’être un sixteen-year-old kid screaming and carrying on in a cheap imitation of Mick.

L’éclairage qu’apporte The Cake And The Run est déterminant. Ce recueil de mémoires couvre la première partie de sa vie jusqu’en 1973. Il entretient avec un père pasteur une relation très spéciale. Cet homme qui s’est battu trois ans dans le Pacifique contre les Japonais fait régner l’ordre dans la maisonnée. Quand il dérouille sa marmaille à coups de ceinture, Jimmy se met à le craindre et à le haïr, mais il ne sait pas s’il le hait plus qu’il ne le craint. Le père ne supporte pas de voir Jimmy composer des chansons. Il fait des efforts surhumains pour garder la tête froide quand il entend Jimmy «composer». Autre élément fondamental : tous les deux ans, le père change de paroisse. Les gosses perdent chaque fois leurs repères et surtout leurs copains. La famille part s’installer en Californie quand Jimmy est ado. Nouvel environnement et nouvelles opportunités. Jimmy s’est inscrit dans une fac de San Bernardino. Quand un beau jour le père décide de renter à la maison, c’est-à-dire en Oklahoma, Jimmy refuse de quitter la Californie. Cette page est sans doute la plus belle du livre. Son père lui donne rendez-vous devant le Sunset Palms Motel. Jimmy voit arriver le camion qui contient tout ce que possède la famille, le piano de sa mère, les fringues, ses frères et ses sœurs. Son père descend du camion :

— Où sont tes affaires ? Je t’ai laissé de la place là-haut.

Jimmy ne répondit pas tout de suite. Il regardait son père.

— Dad, je ne pars pas avec vous.

— Ne dis pas de conneries, fils. Bien sûr que tu viens avec moi.

— Dad, je suis installé pour de vrai. Je veux écrire des chansons. C’est ici, en Californie, que les gens écrivent des chansons.

— Cette histoire de chansons va te broyer le cœur, fils.

Ils restèrent là un moment à se regarder, sans bouger.

— Jimmy, ce que tu me demandes là, c’est la chose la plus dure de toute ma vie.

Il fouilla dans sa poche et en sortit un vieux portefeuille usé. Il tendit à Jimmy deux billets de vingt.

— C’est tout ce que j’ai, fils. J’aurais bien voulu faire mieux.

Il tourna les talons et se dirigea vers le camion. Jimmy avait gagné. Son père le regarda encore une fois et mit le moteur en route.

Ne vous inquiétez pas, Jimmy va revoir son père et même l’aider et lui faire découvrir la vraie vie lorsqu’il deviendra riche grâce à ses chansons. Cette scène de séparation est une authentique merveille littéraire. Eh oui, monsieur Webb est aussi un écrivain. Ce livre pullule de formules incroyablement poétiques. Il rencontre par exemple une Anglaise nommée Evie, mais elle n’est pas libre. Jimmy la veut. Don’t be silly lui répond-elle. Il insiste. Alors elle lui dit d’appeler le lendemain, Richard has my number. «La Mercedes fila dans un grand whooshing. Il ne restait d’elle que son parfum français dans l’air. Il n’y avait rien d’aussi délicieux sur cette terre que le son de sa voix. C’était comme le vent sur l’eau - It was like wind on the water.»

Comme chez tous les mémorialistes dignes de ce nom, on trouve aussi une éblouissante galerie de portraits, à commencer par celui de David Geffen : «Il m’accueillit sur le perron. Il était assez maigre, avec des cheveux noirs bouclés. Son sourire hollywoodien était intentionné, et ce n’est pas lui manquer de respect que de dire ça. Il semblait parfaitement en adéquation avec son environnement. Il vous fixait d’un œil brillant, comme s’il savait exactement ce que vous alliez dire et qu’il mesurait votre intelligence. Comme il s’occupait des carrières de Joni Mitchell et de Laura Nyro, j’étais conquis d’avance.» Oui, il faut savoir que Laura Nyro fut huée à Monterey. On vit même voler des boîtes de bière, ce que ne montre pas le film. Il ne montre pas non plus Laura qui sort de scène en pleurs et David Geffen qui la prend dans ses bras : «Elle passa devant moi en pleurant, alors que j’étais dans les coulisses et se jeta dans les bras d’un homme. On m’indiqua qu’il s’agissait de David Geffen. Il allait ensuite l’aider à se reconstruire.»

Jimmy rencontre Lou Adler au moment où s’organise Monterey Pop : «Lou Adler se grattait la barbe pensivement. Sa technique méticuleuse d’overdubs d’harmonies vocales à quatre voix était le secret de sa réussite. Il avait passé tellement de temps à scruter des vu-mètres dans des studios qu’il affichait en permanence une mine chagrinée.» Jimmy rappelle que Johnny Rivers, le Wrecking Crew et lui sont allés jouer à Monterey Pop et que leur séquence a disparu au moment où Lou Adler et John Phillips ont fait le montage final : «S’il s’agissait de peace and love, alors on s’est bien fourré le doigt dans l’œil. On n’aurait jamais voulu fricoter avec des gens aussi intolérants.»

Jimmy revient longuement sur l’épisode Monterey Pop pour saluer Otis, the most nuclear-powered forty-five minutes in the history of rock’n’roll - «Le plus drôle, c’est qu’après tous les costumes, après que les Who aient fait sauter la scène, après que Janis se soit déchiré la voix, après Springfield, Canned Heat, Quicksilver et Steve Miller, celui dont tout le monde parlait n’était autre qu’un modeste chanteur originaire de Dawson en Georgie. Toute la foule dansait et battait des mains pendant le set d’Otis. Mais la fin du festival était réservée aux Mamas and the Papas. Juste avant leur triomphe annoncé, un guitariste relativement peu connu était programmé, avec son «Experience». Jimi incarnait soit le pire cauchemar, soit le plus beau rêve de la ménagère, ainsi couvert de plumes, de bracelets, de couleurs, de colliers, il se dressait seul comme un guerrier poétique devant une montagne de Mashalls et il joua comme un démon. Comment une seule personne pouvait générer un tel son ? J’en restai coi.»

Par contre, Jimmy ne supporte pas le cra-cra du Fillmore West - This was a darker vibe - Et il ajoute - You could smell the sweat of addiction - Jimmy et Johnny Rivers se frayent un chemin dans la foule, poussant ici et là des gens qui ont perdu la tête - Occasionnaly pushing off somebody who was temporarily missing from their body - Il va voir chanter Janis et Big Brother - Sa voix était comme une lame de rasoir qui tranchait la fumée et l’ennui. The band was sloppier than hell and I don’t mean their state of dress.

Et puis bien sûr, les drogues. C’est Larry Coryell qui lui fait découvrir la coke : «Ça va changer ta vie !» Il ne croyait pas si bien dire. Johnny Rivers et Jimmy découvrent ensuite Sgt Peppers sous acide. Jimmy parle d’un album héroïque. Il partage sa passion des drogues avec Harry Nilsson qui devient son ami. Quand Harry sniffe, c’est des deux narines à la fois et il en fout partout, sur sa barbe, sur sa chemise. Il est comme disent les Anglais, larger than life. Il sniffe toujours sur le dos de sa main. Jimmy et lui passent leur temps à sniffer, à siffler du brandy et à fumer du hash. Puis ils entrent au studio où on les attend. Après un concert de Jimmy à Londres, Harry cherche un dealer pour organiser la party d’after-concert. Il veut some decent coke caus’ George is coming. Il parle bien sûr de George Harrison. Plus tard, à Hollywood, Harry lui amène John Lennon. Lennon a frappé une photographe et Harry demande à Jimmy de faire un faux témoignage pour tirer Lennon de cette sale affaire. Jimmy reverra Lennon à l’occasion d’un fabuleux épisode de débauche qui se déroule dans un appartement d’Hollywood : une Japonaise à poil est assise sur le bord d’une table, les jambes écartées et Lennon lui fait glisser un billet roulé dans la moule. Jimmy ajoute qu’elle adore ça. Cet épisode de la vie de Lennon s’appelle the Lost Weekend. Il venait de se séparer de Yoko Ono. Aussi entendait-il se schtroumpher à outrance. On n’a qu’une vie.

Jimmy revient brièvement sur le projet Lennon/Nilsson/Spector pour dire qu’une nuit, Harry arriva chez lui mal en point et alla cracher du sang dans l’évier de sa cuisine - I was shocked - Il rappelle aussi que Phil Spector avait saisi David Geffen à la gorge et l’avait collé au mur avec un flingue chargé sur le front. Geffen avait commis l’erreur de vouloir empêcher Spector de superviser une session d’enregistrement de Joni Mitchell. Ce sont des choses qui ne se font pas.

Words And Music est un album difficile. On est tout de suite agacé par la petite pop étriquée de «Sleeping In The Daytime». On sent un manque de moyens. Jimmy chante comme un con. Il cherche des moyens de s’échapper. On le sent dévoré par l’ambition. Puis il rend hommage à son vieux pote PF Sloan avec «PF Sloan». C’est poppy et intronisé, étonnant et tellement présent - No no no don’t sing that song/ It belongs to PF Sloan - On trouve plus loin un joli «Careless Weed» amené à la chopinade. Jimmy force un peu sa voix. Dommage. C’est trop ambitieux. Il faut du contexte pour que ça prenne du sens. Et les choses vont se dégrader en B, avec «Songseller». Jimmy a du mal à se stabiliser, il fait tout et n’importe quoi. On entend les accords des Who. Et ça repart en shuffle avec «Dorothy Chandler Blues», on ne sait pas pourquoi. Son «Jerusalem» est insupportable d’inutilité. Il trafique aussi Gilbert Bécaud dans «Let It Be Me». On ressort de cet album épouvanté. On ne se souviendra que de «PF Sloan».

And So On sort un an plus tard, en 1971. Jimmy rappelle dans son livre que cet album fut couronné album of the year dans Stereo Review magazine. Sur les albums des grands compositeurs, le premier cut est souvent déterminant. «Met Her On A Plane» sonne comme une belle pop aérienne et là, okay, on entre dans le vrai monde de Jimmy Webb, la magie pop compositale. Ce sacré Jimmy plante son décors. C’est orchestré à outrance. Chez lui, rien n’est gratuit. Mais avec «All Night Show» et «All My Love’s Daughter», ça bascule dans la putasserie et le mal chanté. Et ça continue de se dégrader avec «Highpockets», cut prétentieux et tellement maladroit. C’est avec un certain désespoir qu’on se jette sur la B. Arrggh ! «Laspitch» se révèle inintéressant au possible. Voilà ce qu’il faut bien appeler de l’atroce pop d’inutilité publique. On tombe enfin sur «One Lady», un cut mélodique joué au riff pianistique, mal chanté mais honorable. C’est la force de Jimmy Webb : ramener sa fraise avec des mélodies imparables. Il semble que Larry Corryell joue sur ce cut. Encore une compo ambitieuse avec «See You Then». Il faut lui laisser une chance.

De temps à autre, Jimmy Webb cite ses goûts, ce qui permet de mieux le situer. Il évoque par exemple les blancs qui peuvent chanter «soulfully» : the Righteous Brothers, les Walker Brothers, Joe Cocker, Tom Jones, Felix Caveliere et Janis Joplin. Jolie brochette. Autre hommage de poids : «Au début de l’année (1969) parut l’un des disques les plus importants de l’époque. Simon & Garfunkel venaient d’enregistrer ‘The Boxer’. Cette chanson allait beaucoup plus loin que le Spector Wall of Sound. C’était aussi puissant mais plus clair. Les paroles étaient plus allusives qu’explicites. Écouter cette chanson, c’était comme d’entrer dans un film et s’asseoir quelque part au milieu. Je veux faire des disques comme celui-là.»

On trouve l’un de ses grands hits sur Letters : «Galveston» - When I clean my gun/ I dream of Galveston - Jolie rime. Quand on écoute «Campo De Encino», on sent le pianiste chevronné. Jimmy nous tape là une belle pièce d’exotica, pas loin du tex-mex. En fait c’est un hommage à Harry Nilsson. Mais on passe à travers tout le reste de l’album. Avec «Smile» qu’il écrit à propos de Joni Mitchell, il s’enfonce dans un système à la James Taylor et on bâille tellement qu’on s’en décroche la mâchoire. Il se passerait presque quelque chose dans «Hurt Me Well» : le fleuve symphonique charrie des instants de grâce et d’élévation subordonnée. D’exquises vermicelles de violoncelles s’effilochent dans l’azur immaculé. En B, le seul truc écoutable est un balladif violonné à l’infini, «When Can Brown Begin». C’est vrai que l’orchestration reste le grand dada de Webb.

The Naked Ape paru en 1973 est la BO d’un film. Jimmy signe tout et ne chante que deux cuts : «Saturday Suit» et «Fingerpainting». Qu’en dire ? On reste dans l’excellence pop-arty longitudinale. Mélodiquement parlant, c’est en place et même plus qu’en place. Mais on s’ennuie comme un rat mort avec le reste de l’album.

Sur la pochette de Land’s End, Jimmy plane au dessus des montagnes neigeuses. Henry Diltz signe la photo - He was the master of the big picture, that perfect shot that captures the essence of the music inside the cover - Dans l’un des derniers paragraphes de The Cake And The Rain, Jimmy raconte que lors de cette session photo, il perdit le contrôle de l’avion. C’est un miracle que Diltz et lui ne soient pas morts après que l’avion ait percuté un sapin. Sur cette pochette fatidique, Jimmy porte une horrible casquette bouffante bleue et des lunettes. Mais on n’est pas là pour ça. Si on sort ce disque de l’étagère, c’est pour s’envoyer un petit shoot de Beautiful Songs, et on en trouve deux et pas des moindres sur cet album aérien, à commencer par «Just This One Time», une pure envolée, un chef-d’œuvre superbement atmosphérique. Jimmy sait créer les conditions de l’envol. C’est d’une puissance qui ravira les amateurs de chevaux fiscaux. L’autre perle impérative s’appelle «Land’s End/Asleep On The World». Voilà ce qu’il faut bien appeler un tour de force symphonique. En guise d’intro, Jimmy se pose sur le vent pour aller planer, il croise des contre-vents dignes de MacArthur Park. C’est tout simplement vertigineux de beauté. À l’instar de Burt, Jimmy pourrait bien être l’un des rois du Beautiful Song System. Ce cut est franchement exceptionnel de grandeur épique. Il faut aussi écouter «Lady Fits Her Blue Jeans», un cut si sensible qu’il paraît anglais. Jimmy adore faire trembler sa petite glotte. Sacré Jimmy ! On attend qu’il revienne faire un saut à MacArthur Park. C’est là qu’on l’aime. On the way to Phoenix aussi. «Crying In My Sleep» vaut pour une belle pop attachante, teintée de vieux relents de «Mandoline Wind». Qui y a pensé le premier ? Jimmy ou Rod The Mod ? Il semblerait que ce soit Rod. Encore de la petite pop exemplaire avec «It’s A Sin». On y note la présence d’une réelle puissance, le pathos y pèse une tonne. Jimmy ne lâche rien, surtout pas la rampe. Et quand on écoute «Alyce Blue Gown», on réalise que cette pop reste vivante de bout en bout, aussi animée, joyeuse et fourmillante qu’une rue commerçante un jour de printemps. Jimmy travaille sa viande avec la pugnacité d’un artiste classique de la Renaissance.

On retrouve le fantastique «PF Sloan» sur El Mirage paru en 1977 - I’ve been seeking PF Sloan/ But no one knows where he has gone - C’est très inspiré, en tous les cas, l’hommage palpite de magie pure - The last time I saw PF Sloan/ He was summer burned and winter blow/ He turned the corner all alone/ But he continued singing - L’autre gros cut de l’album s’appelle «The Highwayman». Jimmy raconte l’histoire d’un mec qui travaillait sur un barrage du Colorado, mais il a glissé dans le béton qui l’a englouti, mais il est still around - But I will remain/ And I’ll be back again - Jimmy retrouve la trace du highwayman dans le couplet suivant : il a été pendu en 25 - But I’m still alive - Oui, c’est l’histoire d’un esprit survivant. Fantastique ! Son «Mixed-up Guy» se veut poppy mais aussi très entraînant. C’est un brin diskö, mais à la Webb, limite good time music. On pourrait même parler de musique des jours heureux, hélas révolus. On a aussi un cut qui monte comme la marée de la Rance : «Moment In A Shadow» - I lived and died agian/ Then I saw you - Sacré pâté de pathos ! En B, Jimmy nous projette dans son errance platonique avec «When The Universes Are». Il va de bar en bar, to the next whisky bar. Et on retrouve un brin de puissance orchestrale dans «The Moon Is A Harsh Mistress».

Paru en 1982, Angel Heart se situe à un très haut niveau composital. Le hit de l’album s’appelle «In Cars». Il flotte dans l’air chaud de Californie - Restaurant mobile/ Two behind the wheel - C’est un hymne à l’automobile digne de ceux imaginés par Chuck Berry - Everything was warm/ What a perfect form/ Underneath the stars - Magie pure. Le morceau qui ouvre le bal de l’A sonne comme un hit pop parfait. S’ensuit un «God’s Gift» de dimension océanique, très pianoté et chanté au soupir angélique. Si Jimmy n’avait pas la tête d’un ange, on le soupçonnerait d’être un démon. Dans «One Of The Few», il rend un superbe hommage à une femme, honest, courageous and true - Et il en profite pour dire tout le mal qu’il pense des hommes - You know about man/ His own jailor/ Selfish and so unkind/ Trapped in his frightened mind/ Blind he heads the blind (tu connais les hommes, qui s’enferment dans leurs propres prisons, qui ne pensent qu’à leur gueule, qui sont des aveugles parmi les aveugles) - Dans «Work For A Dollar», il se souvient de ce que lui disait sa mère - You gotta work for a dollar/ To earn a dime, Jimmy - C’est sombre et basé sur l’expérience de la vie. Et donc captivant. L’«His World» qui ouvre le bal de la B rend hommage à un rocker, qui, on ne sait pas, c’est assez rock FM, mais on sent la patte de Jimmy Webb. Il faut aussi écouter le «Old Wing Mouth» de fin de B car Jimmy y balance des choses intéressantes, du style The devil will be leased upon the earth again/ Material possessions are the road to hell - Il y dénonce tout simplement le fléau des temps modernes, le matérialisme.

C’est Linda Ronstadt qui produit Suspending Disbelief. Jimmy considère cet album comme l’un de ses meilleurs. C’est là qu’on trouve l’excellent «Elvis And Me». Il y raconte sa rencontre avec Elvis dans un hôtel de Vegas. Elvis l’appelle par son nom, alors Jimmy Webb se sent devenu important. Lors du show, Elvis lui glisse un mot : «Come backstage». Quelle épopée ! Jimmy Webb en fait un chef-d’œuvre - Me & El/ It was just like this - L’autre hit du disk s’appelle «I Will Arise», un essai de gospel batch qu’il transforme en batch explosif. On l’entend jouer du piano dans la ferveur. Lui seul est capable de lever un tel levain. Quel envol ! On l’entend chanter «I Don’t Know How To Love You Anymore» au profond du menton comme Richard Harris, mais il ne dispose pas de la même ampleur. Mais on note que l’indéniable emprise de Jimmy Webb tiendra jusqu’à la fin des temps. Sur pas mal de cuts, on bâille aux corneilles et «Friends To Burn» nous fait douter de son intégrité. Mais comme il est okie, il ne renonce jamais. Il pianote sa voie à travers la pop. Regain d’espoir avec «Postcard From Paris», joliment articulé par des chœurs féminins. Il voit les amoureux marcher sur les Champs Elysées et il pense à sa poule qui n’est pas venue. Jimmy Webb est un incurable romantique. Ce cut est tellement gorgé de romantisme qu’il en deviendrait presque beau. Au fond lui, Jimmy Webb ne se console pas de l’absence de cette pute.

Sur Ten Easy Pieces paru en 1996, il pianote tous ses grands hits, à commencer par «Galveston». Il s’adore le nombril et il a raison. Il pianote aussi «Highway Man» à outrance. Il ne chante que par décret. Il se fend d’une belle intro pour «Wichita Lineman» - I am a lineman for the country - Il chante à l’octave de son Americana, alors c’est fatalement bon. Une guitare nylon le challenge et on bascule très vite dans la beauté pure. Sa version de Phoenix ne vaut pas celle d’Isaac, bien sûr, il opte pour l’attaque mélodique exceptionnelle de caus’ I left that girl too many times before. Quelle belle évanescence ! Il crie son truc et revient miraculeusement à la raison. Il amène «Didn’t We» aux notes de piano superbes et passe au rêve chaviré. Il semble se prélasser dans sa légende, il parvient parfois à chanter avec autant de gusto que Richard Harris. Ce cut est d’une indéniable perfection. Et il va bien sûr finir avec «MacArthur Park». Dès qu’il pianote l’intro, on sait qu’on y est. C’est l’une des aventures symphoniques les plus importantes du siècle passé. Jimmy Webb chante au mou du genou et monte son again oh no comme il peut. Il joue la carte de la sobriété. Il grimpe tout à la seule force du piano, il faut voir le travail. Ça melte in the dark et il s’en va exploser son again oh no. Même s’il réussit à en faire une stupéfiante interprétation, celle de Richard Harris reste nettement supérieure.

Paru en 2005, Twilight Of The Renegades est la Bande Originale d’un film. On y trouve un fantastique hommage à Paul Gauguin, «Paul Gauguin In The South Seas» - So he took the train down to Marseilles/ And went searching for PARADISE - Et comme chacun le sait, ça se termine aux desolate Marquisas. Ce bel hommage devient mythique, comme par défaut. Son «Class Clown» sonne comme du Randy Newman, avec d’infinis développements. Il raconte l’histoire extraordinairement vivace d’un homme qui finit homeless, forcément. S’ensuit un «Spanish Radio» pianoté et chanté sur place, extrêmement orchestré et chargé de pointes de vitesse inespérées. Jimmy Webb sait créer l’événement. Il sait déclencher les foudres de barbarie. Mais sur d’autres cuts, on s’emmerde comme un rat mort, comme le disait si joliment le Professeur Choron. Il finit avec un «Driftwood» puissant, poussé par des vagues orchestrales surchargées qui finissent par convaincre le con vaincu.

Jimmy Webb rameute les Webb Brothers pour enregistrer Cottonwood Farm en 2009. Il se niche sur ce brillant album un chef-d’œuvre imprescriptible intitulé «Mercury’s In Retrograde». Jimmy Webb ramène la pop à la dimension du spectacle. Il a compris l’importance primordiale de l’ampleur. Alors chez lui, ça explose au coin du bois - Went drinking on a sunday/ Get out of bed on wednesaday - Quel shoot de pop grandiose ! Une fois encore, il parvient à se hisser au dessus de tout. Il tape aussi dans son vieux «Highwayman», belle pop d’Americana, cette histoire de barrage de Boulder, Colorado, but I’m still around - On note l’excellence de la grande ampleur atmosphérique. D’autant plus adaptée qu’il s’agit d’une histoire de fantôme. Le morceau titre sonne comme un balladif à la dérive insidieuse qui semble s’étendre à l’infini. Douze minutes, c’est le temps qu’il faut à Jimmy Webb pour s’étendre à l’infini. Il passe à la pop de ricochet avec «Bad Things Happen To Good People». Ce gros brouet de banjos et de cuivres est d’une vivacité hors normes. Si vous cherchez la grande pop, elle est là. Jimmy Webb a pompé les trompettes chez les Beatles. C’est de la pop de cinémascope. Spectaculaire, voilà bien le mot. Il revient au vieux «If These Walls Could Speak», hit intimiste et imprenable, joué sur place, à coups de petites volutes enveloppantes. Jimmy Webb se vautre dans le confort familial. C’est atroce et grandiose à la fois.

Nouvel exercice de style avec Just Across The River paru en 2010 : c’est l’album des duos. Il reprend tous ses hits en duo avec des personnalités. Le plus spectaculaire est la version de «Galveston» avec Lucinda Williams. Pur jus d’Americana, elle ramène là-dedans toute sa féminité magique. C’est Billy Joel qui se tape «Wichita Lineman» d’une belle voix sensitive et Jackson Browne se tape «PF Sloan». Évidemment, Glen Campbell ramène sa fraise pour Phoenix et en comparaison d’Isaac, il fait un peu petite bite. Le hit du disk se trouve vers la fin : «Do What You Gotta Do». C’est un enchantement. Il fait ses relances à coups de You just do what you gotta do et il termine sur un acte de générosité : See me when you can.

On retrouve des duos sur Still Within The Sound Of My Voice paru en 2013, à commencer par le morceau titre qu’il chante avec Rumer. Assez paradisiaque car porté par un souffle orchestral. Ce duo sensible semble s’étendre à l’infini d’un éternel symphonique. Rumer chante merveilleusement bien. Quand on entre dans l’univers de Jimmy Webb, il faut s’armer d’adjectifs. Rumer se veut sourde et profonde. On entend David Crosby et Graham Nash dans «If These Walls Could Speak» et Joe Cocker dans «The Moon’s Harsh Mistress». Difficile de rivaliser avec le géant de Sheffield. Quel shooter ! Jimmy Webb tape «Elvis & Me» avec les Jordanaires, évidemment. Ils nous smoothent bien l’affaire. Ils font les vents d’Ouest derrière le petit Jimmy. Et soudain, ils lâchent des clameurs dignes des Beach Boys. On note d’étranges participations comme celles de Carly Simon, d’America et de Kris Kristofferson (sur «Honey Come Back», ce vieux Kris qui a survécu dans Gates Of Heaven, aw Lord, ces rats d’éleveurs n’ont pas réussi à avoir sa peau). Par contre, le soufflé de «MacArthur Park» retombe un peu, car l’invité de marque Brian Wilson n’y fait que des chœurs trop discrets. L’again oh no ne monte pas. Il ne veut pas monter. Rien à faire. Brian Wilson se contente de faire des petits oooh-oooh. Le pont orchestral de la version originale est joué à coups d’acou. Dommage que le pauvre Jimmy Webb ne puisse pas monter son again oh no là-haut sur la montagne.

Signé : Cazengler, Jimmy wesch

Jimmy Webb. Jim Webb Sings Jim Web. Epic 1968

Jimmy Webb. Words And Music. Reprise Records 1970

Jimmy Webb. And So On. Reprise Records 1971

Jimmy Webb. Letters. Reprise Records 1972

Jimmy Webb. The Naked Ape. Playboy Records 1973

Jimmy Webb. Land’s End. Asylum Records 1974

Jimmy Webb. El Mirage. Atlantic 1977

Jimmy Webb. Angel Heart. Columbia 1982

Jimmy Webb. Suspending Disbelief. Elektra 1993

Jimmy Webb. Ten Easy Pieces. EMI 1996

Jimmy Webb. Twilight Of The Renegades. Sanctuary Records 2005

Jimmy Webb & the Webb Brothers. Cottonwood Farm. Proper Records 2009

Jimmy Webb. Just Across The River. Victor 2010

Jimmy Webb. Still Within The Sound Of My Voice. eOne 2013

Bill Kopp. Do What You Gotta Do. Record Collector #468 - July 2017

Dave Dimartino. The Mojo Interview. Mojo #287 - October 2017

Jimmy Webb. The Cake And The Rain. St Martin Press 2017

14 / 12 / 2018MONTREUIL

LA COMEDIA

CRASHBIRDS / TONY MARLOW

ALICIA FIORUCCI

La Comedia renaît de ses cendres peu à peu, les premiers travaux ont commencé, l'insonorisation des sas se précise, et les concerts redémarrent, doucement mais sûrement, déjà deux gigues festives ( vendredi et samedi ) pour terminer cette semaine, ce soir du beau monde les cui-cui qui ont déserté leur nid pour nous donner aubade et Tony le matou marlou à la guitare qui miaule, une affiche de rêve. Que voudriez-vous de plus ? Arsenic dans le champagne, Alicia la panthère revenue exprès pour nous du pays des merveilles et des démons.

CRASHBIRDS

Ah ! Cette cloche de vache qui tape sans fin afin de rappeler au troupeau qu'il est temps de quitter les paisibles pâturages pour les abattoirs sanglants, c'est tout les Crashbirds !

Ce qu'il y a de terrible avec les Crashbirds c'est que vous ne pouvez pas vous en déprendre, vous emportent avec eux dès la première note, vous ne vous méfiez pas, ne sont que deux, semblent tout doux, tout tranquillous, occupés de leurs guitares, Pierre Lehoulier qui martèle consciencieusement le rythme du pied droit sur ses crashboxes artisanales, Delphine toute belle dans la pluie rousse de sa chevelure au micro. Vous leur donneriez le petit Jésus en personne, d'ailleurs ils commencent avec My Personnal Jesus, semblent vous donner raison, mais à la troisième mesure vous vous apercevez que ça ne sonne pas très catholique, vous vous êtes faits avoir, vous voici dans le deep south, à manipuler les crotales et à réciter les patenôtres de l'évangile du serpent. Ici l'on ne communie pas avec le sang vivifiant du christ mais avec le venin des reptiles. Se hâtent de vous confirmer cette impression cauchemardesque avec Rollin' To The South, trop tard, le vieux blues and roll cradingue vous emprisonne dans les mailles de son filet mortel.

L'on n'écoute pas les Crashbirds, on les suit, subjugués. Pierre est à l'entrée du labyrinthe infernal. L'est assis sur son tabouret comme la pythie de Delphes sur son trépied, les émanations délétères émanent de sa guitare, rien de plus simple que le couloir du blues, file tout droit dans des méandres marécageux peuplés d'alligators affamés, au bout de trois circonvolutions reptiliennes, vous ne savez plus où vous êtes, mais la rythmique cadencée des crashboxes vous pousse en avant. C'est sur ce balancement infini que se greffe la trame hypnotique de la guitare, Lehoulier ne sacrifie jamais le coq voodooïque d'un seul coup tranchant de coutelas, préfère lui arracher, un par un des lambeaux de carne, car tant qu'il y a de la vie, palpite encore et encore la communion de la souffrance, la mort n'est qu'un repos immérité. Les Crashbirds sont des vautours qui se nourrissent du cadavre des vivants zombiiques que nous sommes. Faut voir ces remontées de manche de Pierre, le pousse en avant, comme s'il voulait s'en défaire, l'arracher de sa chair, et la note finale se prolonge telle la hampe vibrante de la flèche plantée en cœur de cible. Et le public atteint en son être crie, trépide et trépigne de joie sous ce coup de poinçon infernal.

Mais ce n'est pas tout. C'est comme le poème de Parménide, les Crashbirds offrent deux chemins, l'un qui grimpe vers l'extase et l'autre qui descend dans le royaume des ombres. Delphine Viane, souriante et sereine, mais sa voix scalpe et tranche la lumière. Toute droite, vestale sacrée qui entretient les cendres des autels du blues. Un timbre implacable, d'une clarté absolue, qui s'abat en lame de guillotine sur vos dernières illusions. Enonciation des prophéties du désastre assuré. Aucune pitié, aucune rémission, aucune consolation. Crudité et nudité des sentences. Stupidity and Week End Lobotomy au programme. Sa guitare ajoute des éclairs d'airains incisifs et des éclats de bronze primitifs aux litanies tumultueuses du blues.

Vous reprendrez bien un peu de sucre du désespoir dans votre rage, insinue-t-elle par son seul sourire. Et les Crashbirds vous emmènent en procession dans un monde ou le bleu d'outremort se confond avec le noir serpentaire originel. La musique des Crashbirds sonne comme une liturgie païenne désespérée dans les culs-de-sacs de notre modernité. Un set de toute beauté, qui vous prend à la gorge, nœud d'angoisse et catharsis souveraine. Un groupe essentiel. Qui a tout compris. Diamant noir. Diamant blues. Ode sonique et péan funèbre aux Europeans Slaves. La lave ravageuse de l'énergie qui bouillonne sous la croûte noircie des illusions perdues. L'incandescence écarlate de la révolte en gestation. Applaudissements nourris d'un public conquis...

TONY MARLOW

Avez-vous déjà entendu la plainte en contre-rut des matous énamourés en pleine nuit sous la pâleur insidieuse de la lune ? Cela vous remplit l'espace nocturne à des kilomètres à la ronde. Stridences faméliques et rugissements somptuaires se succèdent. Une symphonie catacombique qui agit comme un détergent sur votre âme. Ne sont que trois, mais ils vous alignent toutes les cartes biseautées du rock'n'roll en moins de deux. Tout de suite, Tony vous boulonne le guidon au plus haut, chopper à la runnin'death, et c'est parti pour un Rendez-vous d' amour et de haine à l'Ace Cafe. Un instrumental, rien de pire pour vous faire vrombir une guitare. D'autant plus que Fred et Amine n'ont aucune envie de voyager sur la selle arrière. Fred vous file trois coups de semonce à vous brûler les sangs. Z'avez l'impression qu'il cogne sur votre peau, vous ne vous y attendiez pas, trompe bien son monde avec ses yeux clairs et son auréole de cheveux blancs, l'allure d'un sage, une frappe de voyou, qui court au baston, une bate de base-ball dans chaque main. J'ai le regret de vous l'annoncer Amine ne vaut guère mieux, un enragé, l'a dû se tromper de soir, l'a cru que c'était son jour d'entraînement de boxe, je vous raconte pas ce qu'elle a pris la big mama, elle a tonné toute la soirée, en plus parfois il s'énervait grave, vous aviez presque envie de la lui retirer des mains, elle a barri comme un troupeau d'éléphants de mer. Vous dîtes que le Marlow, un demi-siècle à bastonner sur toutes les scènes d'Europe, il leur a conseillé d'y aller tout doux, mollo sur le chamarlow qu'il leur a crié, point du tout, un incendiaire, un jusqu'auboutiste, un sicaire du rock'n'roll, sa guitare a carillonné à toute blinde sans repos. Un son monstrueux, genre symphonie fantastique ou concerto tonitruant à elle toute seule. Une épaisseur sonique confondante, avec les deux autres mousquetaires qui vous filaient des coups de bélier à effondrer les murs les plus épais des citadelles les plus inaccessibles, je vous parle pas du ramdam et la folie collective qui s'est emparée de la foule.

En plus Tony, il a l'aisance et l'innocence diabolique du chat qui vient d'avaler tout cru le canari, les plumes dépassent encore de sa bouche, il s'en vient ronronner sur vos genoux. L'est tout juste sorti d'un riff monstrueux, qu'il se tourne vers vous et que d'un doigts fragile comme un pétale de coquelicot il vous isole une toute petite note toute mignonnette et gentillette, alors qu'il est en train de préparer une explosion nucléaire de son autre main, et les deux acolytes qui s'étaient arrêtés afin que vous puissiez vous extasier sur la corolle tremblotante de la première perce-neige du printemps vous font illico déferler une tempête d'équinoxe dans les oreilles.

Le grand jeu. Tony revisite son répertoire. Nous emmène bricoler dans le garage de la voisine, mais quoi qu'il en dise, l'est beaucoup plus vicieusement rock'n'roll que sainte n'y touche troubadour. Chante en français, velours du timbre et griffe acérée du cachet faisant foi de veau sanguinolent. Qui a dit que le rock'n'roll français se chantait en français ? Tony, nous en administre la preuve avec, in his original language, Jumpin' Jack Flash. Une version démente à la démonte-pneu, et l'Amine qui mine de rien vous fait oublier qu'il joue sur une contrebasse, vous imaginez la parade, s'est branché dans sa tête sur le balancement de guingois et primal de Charlie Watts, et tangue la galère avec Fred qui cloque et disloque les œufs à la coque, ça cogne à bâbord. Mais le trio infernal nous ménagera en cours du set encore quelques surprises. Un Born to be Wild, empli de hargne et de fureur, et la big mama qui se met au heavy metal comme si elle avait été fabriquée spécialement pour ce genre de music. Le coup de grâce viendra de l'injun fender, le Purple Haze d'Hendrix, la guitare claire de Tony se gorge de sang noir et sauvage. Et à certaines découpes du morceau, z'avez l'impression d'entendre Cream jouer. Tout ça, avec un trio de base rockabilly, Tony et ses sbires nous esbrouffent.

Mais cela ce n'est rien. Tony est en grande forme, il a la guitare qui flambe, nous strombolise d'une manière des plus éruptives un Stumble démoniaque et nous restituera sur le final, The Missing Link que les savants du monde entier recherchent au travers de toute la planète alors qu'il se trouve dans la guitare de Tony Marlow. La salle est en ébullition, mais Tony ouvre la cage aux fauves...

ALICIA FIORUCCI

T-shirt noir, pantalon léopard, cheveux bruns mi-longs, corps gracile de gamine perverse, Alicia Fiorucci, est sur scène, telle le désir qui court en votre sang et mène le monde en sa perdition, même pas le temps, souffle coupé d'une telle présence, d'appréhender sa silhouette en votre regard qu'elle entonne Breathless. A la crazy jerry louve affamée, une version ardente et enfiévrée, mines obliques et poses osées, la flamboyance rock'n'roll dans toute sa splendeur, cette manière d'arrêter deux doigts d'innocence de pétroleuse au bas du pubis, qui font signe, délicieusement fille, offrande et refus, les guys derrière qui brûlent la rythmique et la guitare de Tony qui ponctue le chaos. Pas de temps à perdre, Alicia vous envoie les uppercuts de Johnny Got a Boom Boom, à fond la caisse pour Fred, au fond de la mine d'or des dérapages incontrôlées pour Amine, la guitare de Tony en apnée sauvage. Termine sur I Fought the Law repris en chœur par l'assistance en délire, le micro obséquieux s'égare dans l'entrecuisse et tous les rêves du rock'n'roll s'envolent comme nuées d'oiseaux prédateurs des cerveaux en ébullition des gals and boys sous pression qui tanguent vertigineusement. Trois versions à l'arrache-sexe, que du bonheur !

Elle reviendra pour le rappel, la diablesse en personne d'abord, une mignardise vicieuse comme vous n'en avez jamais imaginé, avec les trémolos de guitare de Tony qui s'enfoncent comme les épingles dans les seins de la servante aux premières lignes de l'Aphrodite de Pierre Louÿs, et puis sur I Need A Man, un fanatique enthousiasmé n'hésitera pas à se prosterner pour que la lanière de la ceinture de Maîtresse Alicia ne fouette pas l'air en vain et trouve consentement fulgurant. Alicia la délicieuse, Alicia la délictueuse, descend de scène en toute simplicité, heureux ceux qui ont aperçu l'éclair de satisfaction illuminer fugitivement ses yeux verts de panthère. Rock'n'roll Princess for ever.

DERNIERS K.O.

Mais ce n'est qu'un début, continuons le combat. Tony nous profile deux morceaux des Stray Cats, en ombre chinoise, sur les pentes glissantes des toits enneigés, puis en hommage à Johnny Thunders, l'inimitable, You Can't Put Your Arms Around A Memory, parce que les rockers n'oublient jamais, et l'on plonge tout droit dans une transe collective, Tony couché par terre, avec rappels en rallonge, deux Creedence, Delphine Viane menant la charge royale sur Proud Mary, une dernière attaque du train de Johnny Burnette, l'on pense qu'il n'y aura pas de survivant, mais Tony nous offre un premier cadeau de Noël, rien de moins que Le Cuir et le Baston, toute une partie de la jeunesse éternelle du rock'n'roll.

Pleuvent les mercis et les embrassades. Tony Marlow félicité et courtisé comme la Duchesse de Guermantes dans la Recherche du Rock'n'roll perdu, enfin retrouvé.

Une soirée de rêve. Viva La Comedia !

Salut spécial à Mimile Rock et David Costa.

Damie Chad.

BLACK

BUSTY

( Naïve / 2012 )

J'aime Busty. Evidemment c'est un fantôme. Dans la vie courante, pas du tout intéressante, elle se nomme Laure Catherine, elle est romancière. Mais Busty c'est une autre dimension. Elles est journaliste à Rock & Folk, l'a beaucoup écrit sur Peter Doherty, personnage un peu trop pathétique à mon goût, et surtout Groupies paru chez Scali en 2007, du coup je la considère en notre pays comme la Simone Beauvoir du rock. A cette nuance près, qu'elle écrit mieux et qu'elle raconte des profils de femme moins nœud-nœud que la Simone Bavoir comme l'appelait Céline.

Belle couverture – concept graphique de Marianne Ratier - mais qui trahit quelque peu l'obscure noirceur du titre. Je ne vous apprendrai donc rien en vous disant que l'héroïne du bouquin s'appelle Amy Winehouse. Pas une biographie. Plutôt une intro-spectographie. Busty a sorti le grand jeu. S'est immiscée à l'intérieur du sujet. Le rock et le vaudou ont toujours fait bon ménage. Dans quelques temps, la science-no-fiction nous aura concocté un mini-appareil que l'on transportera au fond de notre poche et qui nous permettra de saisir les pensées des individus qui passeront dans notre champ de vision. Bonsoir l'intimité ! Busty a donc décidé de remplacer cette future invention, de se glisser dans la peau ( ici très tatouée ) d'Amy, de s'installer dans la chambre forte de son cerveau – un véritable cerviol – et d'en prendre les commandes. Est-ce Amy qui cauchemarde devant nous, ou Busty qui rêve qu'elle est Amy. Quoi qu'il en soit dans la série faisons Amy-Amy, vous ne trouverez pas mieux.

Une sacrée gageure d'écrivain. Quatre cents pages, et vous ne vous ennuyez pas une seconde. Perso, je répugne à me pencher sur moi-même. Au début l'on se prend pour Victor Hugo à l'écoute de la bouche d'ombre. L'on est sûr que le gouffre est peuplé de monstres effroyables. La psychanalyse vous promet des monts et merveilles. Les gogos y laissent au minimum une centaine d'euros par semaines. Payent pour scruter au fond d'eux-mêmes la fripouille métaphysique qu'ils espèrent être. Vous désirez voir le léviathan et vous n'apercevez que trois ou quatre têtards qui barbotent dans un marigot en voie avancée d'assèchement. Vous voudriez être sûrs qu'au fond de vous-mêmes vous avez l'étoffe d'un serial-killer alors que vous n'avez même pas réussi à tuer votre père ni même à violer votre mère. Vous espériez du grandiose, une super production, du Lawrence d'Arabie à la puissance 1000, et vous n'avez droit qu'à un scénario insipide d'un couple qui se déchire dans un deux-pièces-cuisine.

Quand on est déçu par soi-même, l'on cherche à se remonter le moral, certains – par exemple Amy Winehouse – sortent du lot, elle chante à merveille, elle exprime trop bien et trop justement notre insatisfaction, pour ne pas posséder une sensibilité extraordinaire et une personnalité hors du commun. Busty dégonfle la mandragore. Un gros problème, l'Amy, un truc qu'elle ne parviendra pas à surmonter. Très simple, très commun. Ordinaire. Pas de quoi en faire une montagne. Alors elle en creuse un grand trou pour s'y enterrer tout au fond. Le divorce de ses parents. A peine une craquelure, une fissure. Un effondrement pour Amy. L'enfant ne l'admettra jamais. Marquée au fer rouge. Ferait mieux de remballer au fond de sa poche et le mouchoir par-dessus. Bien enfoncé. Mais non la brisure est là, se transformera en faille. Et il faut vivre faille que faille !

Le psy de service vous parlera de souffrance, de douleur. Vous conseillera de faire votre deuil. Le leurre du deuil, il est de Bonnefoy, ne l'écoutez pas il n'est pas poëte. Mais non, le pire pour Amy c'est que ça ne fait pas mal, pas tant que cela, qu'elle a survécu, ce n'est pas allo-maman-bobo mais hello-papa-je-m'emmerde. La vie a perdu son relief. Waterloo morne plaine. Morne peine. Heureusement qu'il y a des dérivatifs, l'adolescence, l'alcool, le sexe, la musique. Le plus excitant des ces quatre chevaliers de l'apocalypse c'est le premier. L'ado en a plein le dos, mais au moins, on découvre, on essaie, on teste, on tente. Les résultats ne sont pas souvent au-rendez-vous mais tant qu'il y a de l'espoir il y a de la vie. Le plus terrible c'est que ça passe. En règle générale on rentre dans la grisaille de la vie.

Gros problème pour Amy. C'est la vie en rose qui s'offre à elle. Elle enregistre un disque, l'est parvenue à faire ce qui lui plaît, ce pour quoi elle se sentait la mieux douée, l'en est toute fière, mais le banco sera la deuxième galette. Un raz-d-marée. Qui ravit tout le monde. Le populo et le peuple du rock. Peut enfin vivre comme elle l'aime, des chignons plus haut que la tour Eiffel, des tatouages plus voyants qu'une exposition de Picasso. Un véritable conte de fées. Et en plus, l'incroyable arrive. Le prince charmant en personne. Au moyen-âge on l'aurait identifié tout de suite comme le félon, le prince noir, facile son nom est un véritable panneau publicitaire : Blake.

Blake, le grand amour, celui qui lui fait le mieux l'amour. Avec lui, Amy se sent bien. L'ennui s'est enfui et avec lui ce qui succède à l'ennui : l'angoisse. Pas tout à fait. Mais pour le moment Amy n'y fait pas gaffe. L'est tout beau, le tout nouveau. L'aime rire, s'amuser et les excitants. Un merveilleux programme. Un menu uniquement composé de desserts. Et de désert, parce que c'est comme dans la chanson de Téléphone, il s'en va avec la belle au bois dormant. Une blondinette toute mignonnette. L'Amy l'est une brunette un peu maigriotte et les goûts et les couleurs ne se discutent pas.

L'as de cœur s'est fait la belle et Amy réagit mal. L'est devenue addict : alcool, crack, héro... de la camelote. Ce n'est pas le plus grave. Amy est avant tout addict de Blake. L'a dans la peau, ne peut pas se le sortir de la tête. Est incapable d'extirper la bête. Un alien au sourire enjôleur. N'est pas naïve non plus. Connaît tous ses défauts. L'est un menteur, ne suit que ses envies. Quand il ira en prison, elle jouera le rôle de veuve éplorée, quand ils se marieront elle saura que l'embellie sera passagère, quand il reviendra elle ne sera pas dupe de son prochain départ, il la trompe, pour lui la vie est ainsi, il l'aime bien mais point trop n'en faut. S'expulsera tout seul de sa vie mais jamais de ses pensées. A part que l'on vit ce que l'on pense...

S'il n'y avait que Blake ! Les autres pullulent, sa maison de disque qui couve sa poulette aux œufs d'or qui manifeste une sacrée tendance à refuser le poulailler, son père qui la surveille de près, qui s'inquiète de son état dépressif et addictif qui va croissant, les fans et les inconnus qui lui demandent des autographes dès qu'elle a le nez dehors, les paparazzis qui montent la garde devant sa porte... La gloire et l'argent apportent aussi quelques désagréments, le sentiment de perdre sa liberté, d'être prise dans un faisceau d'obligations de plus en plus contraignantes, et contradictoirement la facilité de faire ce que l'on veut, de se procurer sans danger tout produit illicite, et surtout de semer le scandale à chaque apparition publique, on lui pardonne tout parce qu'elle est Amy, on lui reproche tout parce qu'elle est Amy, allez vous dépatouiller avec ces nœuds coulants.

Le coup de grâce viendra de Blake, fera un enfant avec une autre. Elle qui avait tant rêvé de la petite maison, du petit mari et de l'élevage de gamins, une midinette au fond du cœur, pour un peu on pleurerait, mais non, c'est cette vie de cloportes qu'elle a fuie, pas assez excitante. Ennuyeuse, angoissante. Et le cycle de l'impossibilité tourne en boucles. Et vous suivez Busty comme le chien court après son os. En plus vous connaissez la fin, tant pis vous irez jusqu'au bout de l'enfer. A part que les fournaises du diable ne vous réchauffent guère, Amy tourne en rond, et Busty vous mène rondement l'affaire. Les vingt-sept années de déréliction d'Amy sont beaucoup plus jouissives que les vingt-quatre heures de l'Ulysse de Joyce – le projet d'écriture en est très voisin – l'autoroute se termine en cul-de-sac, le voyage au bout de la nuit finit en rase campagne dans le grand nulle part. Même pas mal. La petite fille s'endort au fond de son lit. Au fond d'elle-même. C'est toujours là qu'on est le mieux.

Damie Chad.

BURNING HOUSE : HOWLIN' JAWS

CLIP / LEO SCHREPEL

Encore une fois l'on mord à l'hameçon des Howlin Jaws. Viennent de sortir un nouveau clip sur le deuxième morceau de leur Ep : Burning House. Ne faites pas les blasés, un clip de plus ou de moins dans la flopée myriadique qui sort chaque jour, pas de quoi révolutionner le monde. Sûr, mais les Howlin' ils les peaufinent leurs clips, nous en avons déjà kroniqués quelques uns, mais là ils ont passé la main à Leo Schrepel. Un pro. C'est simple : z'ont tapé dans l'esthétique. Le truc où vous n'avez droit qu'à la réussite. Toutefois rappelons avant que vous ne vous précipitiez dessus que Burning House malgré son titre qui vous promet la maison dévorée de flammes aussi hautes que la tour Eiffel, c'est plutôt le feu qui couve sous la braise, le snake sans fin qui rampe en prenant son temps.

Voilà j'ai tout dit. A vous de voir. En fait il n'y a rien à voir. Schrepel ne se vous tombe dessus comme un schrapnel, vous vous attendez à un clip-catastrophe, style NC in flames, et à part une cigarette allumée, pas de quoi déranger les pompiers. Ne joue pas au pyromane le Schrepel, n'utilise pas les grands moyens. Même les Howlin' adorés, c'est à peine si leurs fantômes d'icônes vous sautent aux yeux, à peine entrevus, hop ils sont déjà partis. Manipulations d'images ou engrammes spermicieux, je vous laisse choisir. J'ai oublié de préciser, l'a blacklisté la couleur notre réalisateur. Oui c'est du noir et blanc. Peu porteur, peu commercial, pour les paillettes vous repasserez. Oui mais c'est beau et mystérieux comme du F. J. Ossang. L'on fait confiance aux regardeurs pour comprendre le scénario. Essayez d'être attentifs aux signes. A vous de construire l'histoire. Pour qu'elle ne soit pas trop moche, évitez qu'elle ne vous ressemble. Ça c'était pour le noir. Pour le blanc. Suivez la femme-fantôme, en l'occurrence Marie Colomb, avec elle vous découvrirez l'Amérique, toute blanche, toute blonde, mystérieuse et pulpeuse comme une fille-phantasme, peut-être vous accordera-t-elle un sourire dans la dentelle du lit qui s'abolit dans le poème de Mallarmé. De toutes les manières vous avez mieux à faire qu'à vous livrer à vos turpitudes masturbatoires. Regarder le clip une nouvelle fois par exemple. Faites gaffe le rock'n'roll rampe sur le plancher. Le serpent jawique du rock peut encore tuer. Morsure mortelle.

Damie Chad.

TREAT ME RIGHT / HI-TOMBS

( Hi-Tombs2014 )

Junior Marvel : lead vocal + rhythm guitar / Mike v Lierop : lead vocal + double bass / Fredo Minic : lead vocal + backing vocal / Henk v Lieshout : drums + backing vocal

Pochette minimaliste. Noir et blanc. Quatre hommes. Quatre musiciens, dans une pièce, devant le van pourrave, quatre silhouettes qui se profilent dans le haut d'un escalier. Sans concession, le rock dans sa force brute.

Lovin' man : Une voix rêche et un batterie qui bat le rappel, un solo de guitare qui éparpille les jonquilles, Marvin qui vous sourit du gosier, la guitare qui remet cela et la voix de Marvin qui cligne de l'oeil. Attention demoiselle. Pesée et emballée. Cela suffit. Rock rock : il y avait un soupçon d'ironique tendresse dans le titre précédent, mais maintenant c'est beaucoup plus méchant. Date on the corner : ce petit parfum de country, le gars s'approche de la fille, descend tout droit de la campagne, il sent un peu la vache, mais aussi beaucoup le sauvage. L'affaire est conclue en moins de trois minutes. Blue fire : les feux les plus dévastateurs sont souvent les plus sympathiques quand ils commencent, de jolies petites flammes bleues toutes tendres comme l'amour, nos rockers font les cacous, ne cédez pas à leur indolence, ils sont irrémédiablement des charmeurs dangereux. Gonna love you : une poussée de fièvre est signe de bonne santé. Vous troussent le jupon joliment, vous avez de ces émissions spermatiques de guitares des mieux envoyées, et derrière la basse bat la mesure comme la queue du chat qui s'apprête à bondir sur la souris. Prend son temps. C'est encore meilleur. Treat me right : un petit classique, c'est comme une fournée de jack derrière la glotte pour nettoyer les amygdales, les Hi-Tombs vous le font en compressé, ne vous laissent pas respirer une seconde. Vous barrent le chemin et vous forcent à les suivre. Fin brutale. Rock with me baby : un vieux bop des familles qui vous ramone la cheminée à la manière d'un hérisson géant. Beau travail syncopique de caisse claire et saupoudrage mortel de dégelées de guitare. Shake it up and move : un peu plus d'électricité n'a jamais tué personne, l'on resserre les écrous et la visseuse vous solidifie les os du crâne, y a quand même ce tambour qui tape sur votre tête et la voix qui vous démantibule les mandibules à vouloir l'imiter. Rock pretty mama : toujours aussi vite, mais encore plus dur, la pretty mama est maneuvrée à la barre à mine, ne s'en plaint pas si l'on en croit l'emballement jouissif des guys. Love crazy baby : rien à dire, l'amour les rend madurle, ils en rajoutent, un balancement des mieux venus, grande houle et force 10. As my heart is to you : petit tapotement joyeux au début mais la voix en urgence absolue comme si elle voulait bouffer le micro et la guitare qui vous hache le parmentier ne vous laisse jamais de doute. Du Buddy Holly survitaminé. You don't love me : mauvaise nouvelle, pas grave un des meilleurs morceaux du scud, pas de quoi se jeter par la fenêtre ou alors pour le plaisir de faire des loopings et aller se poser sur le toit du monde, manière de titiller l'ironie des situations les mieux venues. Green back dollar : qui résisterait à cette belle couleur verte. Derrière ils font des choeurs comme dans les années soixante mais bientôt vous avez l'impression que la guitare est en train de commettre un hod-up dans la banque d'à-côté. Ça a l'air de les émoustiller. Une véritable appropriation collective. Flat black cadillac : maintenant qu'ils se sont procurés le fric, ils ont la cadillac. Z'auraient pu tout de même apprendre à conduire, car ils roulent sur tout ce qui passe à leur portée. Un cruisin' dévastateur. Le summum du disque. Les oeufs cassés de l'omelette atomique. Crazy baby : suffit d'une fille pour mettre le feu aux poudres. Plus elles allument, plus le bâton de dynamite entre en turgescence. Une véritable profession de foi. Comme vous aimez vous le faire confirmer, vous remettez le disque au début.

Un rock sec et dur sans concession. Esprits mièvres s'abstenir. Une merveille. Supplément d'âme en fin de parcours, ils vous remettent un petit Treat Me Right, le même, mais en plus sauvage.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

FEUILLETON HEBDOMADAIRE

( … le lecteur y découvrira les héros des précédentes Chroniques Vulveuses

prêts à tout afin d'assurer la survie du rock'n'roll

en butte à de sombres menaces... )

EPISODE 12 : THE END

( finalo majestuoso )

Le président sortit une feuille de papier de sa poche et s'éclaircit la voix :

    • Hum, hum, voici la lettre que les parents des deux petites filles retenues en otage par les terrockristes nous demandent de lire : '' Aujourd'hui la France vit des heures terribles. Un groupe de terrockristes qui refusent de se rendre nous obligent à faire don à notre pays de nos deux petites filles, c'est l'âme déchirée que nous demandons à notre cher Président bien-aimé de faire feu sur ce nid de frelons et de félons. Nos deux petites filles sont perdues, leurs bourreaux les font boire et fumer, d'ici quelques heures nous n'osons pas penser à quoi ces brigands voudront les initier, nous les préférons mortes que vives et impures. Nous sommes sûrs que Dieu exige de nous cet ultime sacrifice. Lorsque celui-ci sera consumé, nous saurons que nos enfants chéris auront rejoint leur grande sœur, elle aussi assassinée en d'atroces circonstances, auprès de la Sainte Vierge. Pour nous, nous faisons vœu de nous retirer jusqu'au jour où notre bienfaiteur nous aura définitivement tous réunis, tout là-haut en la Sainte Demeure du Paradis, dans un monastère et de finir notre vie dans la prière et le silence. Au revoir et à bientôt mes chéries.''

A peine eut-il fini la lecture que la mine grave du Président s'éclaira d'un sourire jovial.

    • Voilà, c'est fini, encore quelques secondes et toute l'affaire sera terminée. Je compte jusqu'à trois et feu à volonté. Un... Deux... Deux et demi... Deux trois-quarts... tant pis pour eux, c'est bien fait pour vous... trois !

Rien, pas seul militaire ne pressa sur une quelconque gâchette. Manifestement la troupe refusait d'occire les têtes blondes. Le Président piqua une grosse colère. Une vraie, une ire de névropathe.

    • C'est bon puisque vous ne voulez pas, j'y vais tout seul.

Une demi-douzaine de gendarmes lui emboîta le pas, fusil-mitrailleur au poing. Mais dès qu'il fut à trois mètres, il se retourna et leur intima l'ordre de l'attendre jusqu'à ce qu'il revienne.

UNE VISITE ABRACADABRANTE

Nous l'attendions tous sereinement. Tout au fond dans l'arrière-cuisine les quatre Eric entreprenaient la confection de pizzas sous les avis rébarbatifs de Cruchette qui entendaient que les hommes mettent désormais la main à la pâte. Marie-Ange et Marie-Sophie assises à une table dessinaient avec application Molossa qui faisait la belle enchantée de leur servir de modèle. Alfred dictait à sa secrétaire qui le tapait frénétiquement sur son portable le contenu de son prochain article. Pour ma part je continuais la rédaction de mes Mémoires pendant que par-dessus mon épaule Claudine vérifiait mes fautes d'orthographe. Darky s'était paisiblement allongée sur le comptoir derrière lequel Popol, les deux mains sur les hanches, le sourire carnassier du petit commerçant sur les lèvres semblait attendre le client. Le Chef tirait sur son Coronado...

    • Agent Chad, ouvrez la porte s'il vous plaît, un visiteur de marque nous arrive !

    • Ah ! Ah ! Je vois que l'on commence à me marquer du respect l'on m'ouvre le portillon lorsque je veux rentrer ! Trop tard, vous allez tous mourir. Ma garde personnelle de gendarmes m'a promis de m'être fidèles jusqu'à la mort même si j'appuyais sur la bombe atomique. Ils n'espèrent que mon ordre pour tirer. Toutefois, avant de leur donner ce plaisir je tiens à boire un verre de ce fameux Moonshine Polonais, dont tous mes collaborateurs me vantent le mérite. En tant que président je ne pouvais décemment tremper mes lèvres dans un alcool de contrebande, mais comme personne ne le saura, tavernier, versez-moi un verre de Moonshine et plus vite que cela.

    • Hélas, Monsieur le Président ces bois-sans-soif ont tout éclusé. Toutefois en cherchant bien, il me semble qu'il devrait en rester une bouteille dans la cave. La trappe sur votre gauche, Monsieur le Président ! Je vais vous la chercher !

    • Mais non, mais non, un peu d'exercice ne me fera pas de mal, j'y vais... Je suis sûr que vous tentez de m'embobiner, vous allez revenir avec du pipi de chat, je m'en charge !

Le Président releva la trappe, appuya sur le commutateur et entreprit de descendre les escaliers... l'on entendit ses pas décroître, une espèce de frôlement et puis plus rien... Le Président avait-il succombé à la tentation, ou dévoré par une soif ardente têtait-il goulument au goulot son litre de Moonshine... Sans doute avait-il un peu exagéré et avait-il l'alcool triste car des pleurs se firent entendre...

    • Beuh ! Beuh ! Beuh !

    • Quelle femmelette ! grogna Cruchette

    • Mais non, rétorqua Popol, c'est Nestor, Cruchette passe-moi le Nabuchonodosor, dans le placard de droite.

Nous étions tellement tenaillés par la curiosité que Cruchette en oublia de lui faire remarquer que si la femme est l'avenir de l'homme elle n'en est pas pour autant l'esclave. Popol nous conseilla de ne pas descendre avec lui, il s'assit tout en bas sur la deuxième marche et tout doucement comme l'on parle à un bébé de huit mois :

    • Totor, mon petit Totor, viens ici, je sais que tu as soif... une monstrueuse gueule noirâtre se posa sur les genoux de Popol, oh ! Le gros vilain, il a soif, il lui faut son biberon de Moonshine après son repas... durant cinq minutes l'on entendit le glouglou du nabuchonodosor qui se vidait... c'est Totor, l'alligator du cirque ZAVATIPAS, me l'ont refilé tout petit, d'abord je l'ai mis dans ma baignoire, puis à la cave c'est qu'il mesure sept mètres de long maintenant, il m'adore, et l'endroit lui plaît, ça y est c'est fini, laissons-le tranquille, il a sommeil.

Au bout de deux heures un gendarme vint frapper à la porte.

    • On ne voudrait pas déranger Monsieur le Président, mais ça fait cent quarante-sept minutes qu'il est avec vous ! Monsieur le Président ?

    • Vous savez dit Popol, il est sorti par derrière. Il y a une porte secrète qui donne dans une rue parallèle. Mais je vous en prie visitez la maison, regardez partout, n'oubliez pas la cave, je vous éclaire...

Les six pandores fouillèrent partout. Ils ne trouvèrent rien. Devant le café l'on commençait à trouver le temps long. Bientôt un escadron de gendarmerie inspecta la maison centimètre par centimètre. Ils allèrent jusqu'à retourner les pizzas... En vain. Les conseillers du Président couraient partout, dans le tumulte le Chef savourait un sourire énigmatique et ses Coronados... Sa sphinxitude finit par agacer les conseillers. Mais le Chef ne voulut révéler qu'aux caméras du Journal Télévisé ce qu'il savait :

- Notre Président bien-aimé est bien rentré chez Popol. Nous avons longuement discuté avec lui. Nous lui avons démontré que ses Services Secrets suivaient une fausse piste. Nos arguments furent si probatifs qu'il en conçut un grand dépit. Il a compris notre innocence, mais malade de honte de s'être laissé berner par des conseillers incapables, il nous a déclaré qu'il ne se sentait plus digne de gouverner notre pays. Pensez qu'il a été jusqu'à tuer une jeune artiste de grand talent pour récupérer une K7 qu'il avait prévu de faire écouter au grand public au JT afin que le pays se rende compte de l'inanité décadente des paroles. Il a reconnu que son geste était odieux. Que d'autres plus capables que moi prennent la relève, ce fut son dernier message, il m'a serré la main une dernière fois, s'est excusé de tous les divers déboires dont le Service Secret du Rock'n'roll avait eu par sa faute à pâtir et est sorti par la porte secrète de la rue de derrière, celle si bien camouflée en mur de ciment dont aucun voisin ne s'est jamais rendu compte de l'existence. Voilà, nous sommes face à une crise institutionnelle d'un genre nouveau qui mérite calme et méditation. Mes chers concitoyens prenez soin de vous, évitez le cancer, fumez des Coronados.

DERNIERES NOUVELLES

Les Swarts sont repartis, ils ont emmené Cruchette avec eux. Aux dernières nouvelles après avoir tenté de percer dans le punk hardcore, elle s'est reconvertie dans la restauration. Elle tient la plus grande pizzeria d'Oslo, une nouvelle formule, des pizzas de deux mètres de diamètres sont servies sur de grandes tables autour desquelles la clientèle s'assoit et papote gaiement. Le plus grand site de rencontres norvégien. Une unique boisson : le Moonshine Polonais, livrée directement par la Sarl ( Société à Responsabilité - très - Limitée ) Popol and Cie, qui exporte du Moonshine dans le monde entier et qui vient de rentrer au CAC 40. Les parents de Maie-Ange et de Marie-Sophie ont récupéré leurs filles à la condition expresse que Molossa soit invitée tous les dimanches. Faut reconnaître qu'ils ont fait des efforts, se sont mis à la page, le père fume des Coronados et la mère a remplacé les calmants par le Moonshine depuis elle voit la vie en rose bonbon et pourrit les gamines qui n'ont jamais été aussi heureuses. Claudine est retournée à ses études de médecine, elle ne veut plus de moi, elle dit que le soir je passe davantage de temps à rédiger mes Mémoires qu'à m'occuper d'elle. Bon prince, avant de la laisser tomber je lui ai expliqué pourquoi la douane et la gendarmerie n'avaient jamais attrapé Nestor.

    • Très simple, ma Claudinette, sous l'escalier tu trouveras un trou étroit qui n'a l'air de rien. C'est le passage de Nestor, s'y sent bien, il chasse les rats, tu sais sous la bonne ville de Provins, il existe des centaines de caves qui communiquent entre elles, de temps en temps par des soupiraux tu peux avoir accès à la Voulzie qui traverse la ville, plus des nappes phréatiques souterraines, la ville est bâtie sur des piliers de bois enfoncé dans un marécage. Un paradis pour un alligator, à côté les bayous de la Nouvelle Orleans c'est de la gnognote, un réseau inextricable de galeries, pour la petite histoire, la dernière trace du trésor des Templiers a été localisée sur Provins, depuis mystère, si tu veux chercher, l'on a recensé des ouvertures de certains boyaux plus ou moins effondrés à quarante kilomètres de la Cité....

Alfred est devenu rédacteur en chef. Le plus marrant c'est l'article qu'il avait rédigé lors de la mystérieuse disparition du Président. Sur les ronds-points et dans les grandes villes des millions de manifestants ont défilé en scandant : Lechef président ! Lechef président !

Quand je pense que j'ai failli devenir premier ministre et Molossa présidente de la SPA, mais le Chef est un sage, il a refusé quand il a appris que l'on ne pouvait pas fumer à l'Elysée. L'a toutefois été obligé de donner une nouvelle allocution officielle, dont je vous retranscris le début :

Chers Coronadoriens, Chères Coronadoriennes,

Je n'ignore pas que de partout des voix s'élèvent et m'engagent à prendre les rênes du pays. Je vous remercie, mais je ne suis qu'un soldat du Rock'n'roll. Tout ce que je peux vous promettre, c'est que vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, car à la tête du Service Secret du rock'n'roll, je veille. Tant que je serai vivant...

 

La déception populaire fut immense, il y eut des suicides collectifs, mais Le Chef tint bon, et bientôt tout se calma. Tiens je m'aperçois que pour une fois je ne parle pas de moi. Que suis-je devenu ? Je suis toujours l'agent Chad irremplaçable. Car si le Chef pense, moi j'agis telle la foudre. Il est vrai qu'après tout ces temps troublés la situation est devenue léthargique. Molossa dort sur mes pieds, je profite de ce calme – qui précède la tempête – pour recopier le premier chapitre de mes Mémoires. Je ne peux résister à vous en dévoiler la première page :

PREAMBULE O

( Scherzo Moderato )

CHEZ POPOL

Six heures du matin. Molossa trottine à mes côtés. Lecteurs ne soyez pas étonnés de cette heure matinale, les rockers ne dorment jamais. Je me dirige vers chez Popol, le seul café digne de ce nom sur Provins. Pensez que le verre de Jack est à deux euros et que Popol ne mégote pas sur la quantité, vous en verse des godets de 33 cl sans ciller. Vous connaissez mon désintéressement légendaire, je ne saurais m'attarder à de matérielles considérations si bassement économiques. D'ailleurs chez Popol, pour moi, tout est gratuit, ce serait insulter Popol que j'osasse lui tendre un centime.

( … )

Damie Chad.

12/12/2018

KR'TNT ! 397 : CRAIG BROWN BAND / PETE SHELLEY / GERSHWIN / ROCKAMBOLESQUES (11 )

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 397

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

13 / 12 / 2018

 

CRAIG BROWN BAND / PETE SHELLEY

GERSHWIN / ROCKAMBOLESQUES ( 11 )

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Brown Sugar

— The name of the band ? The Craig Brown Band. That’s my name !

Au moins comme ça les choses sont claires. Jeune, brun, le visage barré d’une solide moustache, souriant et éminemment sympathique, Craig Brown établit un contact direct. Il arrive de Detroit, Michigan, pour une belle tournée européenne. Oh bien sûr, il connaît Margaret Doll Rod, il précise que Dan Kroha est son ami et bien sûr il est allé voir jouer le MC50 Soundgardenisé à Detroit. Et un peu plus tard, on va même découvrir le nom de Timmy Lampinen au dos de la pochette de son album. Il est crédité la fois comme co-auteur et listé dans les remerciements. Mais en dépit de toute cette fiévreuse agitation référentielle, Craig Brown propose un son qui ne doit rien au Detroit Sound et à sa légendaire surenchère inflammatoire. Le propos de Craig Brown pourrait se résumer en un seul mot : Americana. Et il n’est pas surprenant de voir son album paraître sur Third Man Records dès lors qu’on sait que Jack White s’est installé à Nashville, capitale mondiale de la country et qu’il s’intéresse de très près à Loretta Lynn et à Wanda Jackson.

The Craig Brown Band plaira beaucoup aux amateurs de country millésimée, mais pas seulement. Par certaines de leurs échappées belles, ils réactualisent le son des groupes qui tentèrent jadis de populariser la country en y injectant un léger shoot de rock. Le meilleur exemple est celui des Stones, au moment où Gram Parsons et Keith Richards étaient devenus inséparables, ou encore Gene Clark, qui en lançant sa carrière solo en Californie disait vouloir jouer de la country with a rock’n’roll attitude, ce qu’à l’époque le public ne comprenait pas. Si au départ on n’est pas fan de country, la démarche de Gene Clark ou des Flying Burrito Brothers reste difficile d’accès. Contrairement à la pop, la country n’est pas universelle. Waylon Jennings n’atteindra jamais la cote de popularité de John Lennon, et pourtant ils grattent tous les deux des guitares et chantent, comme le disait si bien Charlebois, de jolies mélodies. Mais comme tous les genres très typés (rap, funk, dub, raggamuffin, hardcore and co), la country reste ce que les ethnologues appellent une culture ouaf ouaf, c’est-à-dire une culture de niche. Quelques stars de la country comme Guy Clark, Kris Kristofferson, Jim Ford ou Merle Haggard parviennent cependant à rejoindre le mainstream, sur la foi de chansons parfaites, que ce soit «Desperados Waiting For A Train» ou «Me And Bobby McGee». C’est là, très précisément, qu’on entre dans l’Americana, dans la vision de Gene Clark qu’illustre «White Light» et dans celle de Gram Parsons, portée par «Brass Buttons». On pourrait aussi ajouter «The One Rose» de Johnny Cash ou encore «The Pilgrim», cette merveille que chantent en duo Jerry Lee et Kris Kristofferson sur The Last Man Standing. Un genre dans lequel s’illustra jadis Blanche, un groupe basé à Detroit et mené par les époux Miller, Dan John et sa femme Tracee Mae. Leur «Garbage Picker» est un brillant cut d’honky-tonk à fort parfum de Southern Gothic. Oh il faudrait aussi ajouter les noms de John Langford (l’album All The Fame Of Lofty Deeds est un bon point de départ pour explorer l’œuvre) et des Sadies dont l’album live In Concert est chaudement recommandé aux amateurs de country-rock éclairé.

Eh bien, figurez-vous qu’à cette liste, on peut ajouter «Glad You Came (Happy You Left)» du Craig Brown Band. Car oui, c’est un cut d’Americana parfait. Craig Brown chante sa country d’un ton admirablement perverti. Il vise le cœur battant de l’Americana. Cette dimension du ton nous avait jusque là échappée. C’est une façon emblématique de faire sonner l’I’m gonna shoot up to the stars, une façon de malaxer la matière vocale dans le coin de la bouche, un peu comme le fait Dan Penn dans un autre genre. Appelons ça du feeling d’Amérique profonde. Craig Brown travaille sa diction au corps pour en faire de l’art, avec un ton spécifique, quelque chose d’inimitable, de puissant et d’intentionnel, le gras des voyelles se fond dans l’idée qu’on se fait du Nashville légendaire, tel que voulut le filmer Robert Altman en son temps. Sur scène, c’est imparable, et sur disque, ça l’est encore plus. Craig Brown passe en plus dans «Glad You Came» un solo d’un classicisme qu’on pourrait qualifier de dégingandé, un solo qui coule comme l’évidence d’une rivière de notes dans la vallée et qui vole au secours d’une Americana qui n’en a pas besoin, car elle s’est déjà fait la belle.

Sur scène, le groupe commence par dérouter, avec un son très country. Ça s’annonce d’autant plus mal qu’à peine une petite quinzaine de personnes s’est déplacée. Mais comme Craig Brown et ses amis sont là pour jouer, alors ils jouent. Et ils imposent leur présence de manière assez magistrale. Typical Detroit. Que ce soit en matière de funk, de r’n’b ou de garage, Detroit propose toujours le petit quelque chose en plus qui fait la différence. Craig Brown et ses amis n’ont pas besoin de se rouler par terre pour s’imposer. Ils disposent des trois meilleurs atouts : une vraie voix, un vrai son et la qualité des compos. Pas de meilleur frontman que Craig Brown, il mène le bal à sa manière et plante son regard dans celui des gens sans jamais créer la moindre gêne. Contact direct, comme on l’a dit. Pas de fioritures. S’il part en solo, il le fait avec une fabuleuse économie de moyens et ajoute chaque fois sur sa Strato un nouveau chapitre à l’histoire de l’Americana. Il joue vraiment avec une aisance confondante. Les deux sœurs Drunkard tartinent joliment cette Americana d’harmonies vocales et la section rythmique fouette bien le train de l’ensemble. Il règne dans le groupe un équilibre assez subtil, on sent que ces gens ne sont pas au service d’un leader, mais au service d’une authentique expression artistique. Avant le concert, le guitariste rythmique se disait fan de Ron Asheton, mais sur scène, il joue une rythmique purement country, d’une discrétion à toute épreuve. C’est assez révélateur d’un état d’esprit. Tiens, encore une belle tranche d’Americana avec «Orange». Craig Brown va chercher la vieille diction traînarde de botte poussiéreuse - When the moon turns yellow/ And the sun is red/ Orange is the only separation - Mais ce qui frappe le plus lorsqu’on les voit jouer, ce sont les accents de Stonesy, notamment dans «Planet Song». On sent venir le take me down little Susie de «Dead Flowers», mais c’est You can ride like a cowboy qui arrive. Exactement la même veine magique, et l’Americana de Detroit prend alors toute sa dimension, car rien n’est plus difficile que de recréer l’ambiance d’un cut comme Dead Flowers. Ils terminent leur set avec un autre pur jus de Stonesy, «Overthinking». Craig Brown dit vouloir vivre dans son van, celui qu’on découvre à l’intérieur du gatefold de son album, The Lucky Ones Forget. L’incroyable de la chose est qu’il passe de la Stonesy au souffle dylanesque pour revenir aux échos de Little Susie, et avec les deux sœurs Drunkard dans les parages, c’est la fête au village. Ils terminent en apothéose, avec un fantastique bouquet final d’harmonies vocales et d’échappées belles fiévreusement solotées, sur un brillant doublement de batterie, comme savait si bien les amener Charlie Watts.

Signé : Cazengler, Eva Brown

Craig Brown Band. Le Trois Pièces. Rouen (76). 4 Décembre 2018

Craig Brown Band. The Lucky Ones Forget. Third Man Records 2016

 

Le sort de Pete Shelley est schellé

 

Souvenez-vous, Pete Shelley démarra sa carrière à l’institut technologique de Bolton, un établissement scolaire situé en banlieue de Manchester. On s’y débrouillait comme on pouvait. Tout y était gris : la couleur des murs, la lumière du jour et la peau des étudiants. C’est là qu’il lia son destin à celui d’Howard Trafford, un ado originaire de Leeds qui s’était inscrit en psycho. C’est tout ce qu’on avait pu lui proposer. Les autres surnommaient Howard tête de piaf. Et pour cause ! De grands yeux dévoraient son visage émacié. Un nez proéminent surplombait une bouche aux lèvres pâles et un menton en galoche. Son front bombé semblait rejeter vers l’arrière une maigre chevelure. Howard présentait tous les symptômes d’une santé précaire. Comme psycho ne marchait pas, il passa en sciences humaines. La littérature entrait dans le nouveau programme, alors Howard se jeta à corps perdu dans la lecture de Dostoievski, de Huysmans et des symbolistes. Il retrouvait chez le Russe l’appétence pour le néant dont il se savait doté. Il lisait jusqu’à l’aube et tentait de s’endormir en écoutant No Pussyfooting, l’album de musique ambiante que venaient d’enregistrer Brian Eno et Robert Fripp. Allongé sur son petit lit de fer, Howard se sentait dériver au milieu de nulle part. C’est vrai qu’il aurait bien aimé trouver une copine, mais ça semblait foutu d’avance car les filles ne le regardaient même pas.

Les chambres du foyer universitaire ressemblaient à des cellules de prison. Étroites et glaciales, elles donnaient presque envie de s’évader par la fenêtre. À l’étage d’Howard, un étudiant venait de fonder l’APLS, l’Association Pour la Libération Sexuelle. Intrigué, Howard frappa à la porte.

— Yeahh ! Come on !

Cinq personnes se serraient sur le petit lit en fer. Face à elles se dressait un gros rouquin à lunettes. Sans doute le président de l’asso. Il fit un grand sourire à Howard :

— Tu viens pour la réunion d’information ?

— Yep...

— Assis-toi, ils vont te faire une place. C’est quoi ton blaze ?

— Howard...

— Bienvenue, Howard. Je te présente Suzanne et Edith. Elles sont lesbiennes. À côté, tu as Ronald et George, ils sont homosexuels. Et puis voilà Peter.

Il s’agissait bien sûr de Peter Shelley. Howard croisa le regard de ce petit brun au regard rêveur. Huysmans aurait écrit qu’il arborait le masque malencontreux d’une mine évaporée. Sur la petite étagère installée au-dessus de l’évier, l’eau bouillait. Le président de l’asso retira une grosse résistance électrique du pot à eau et versa l’eau bouillante dans des petits godets en plastique blanc. Le thé fumait et les godets se dilataient dangereusement.

— Revenons au point de départ. Le thème du débat du jour est la solitude ! Quels moyens vous donnez-nous pour la combattre ? Qui veut prendre la parole ?

Trois heures plus tard, Howard sortit de la réunion avec une migraine épouvantable. Peter sortit en même temps que lui mais partit dans l’autre sens en se dandinant. Howard se sentit encore plus seul qu’avant la réunion. Il sentait les larmes lui monter aux yeux. Il revint dans sa chambre, s’empara d’A Rebours et en parcourut quelques pages. Le maniérisme échevelé de Joris-Karl Huysmans lui donnait la nausée. Howard sentait qu’il lâchait prise. Il ne parvenait plus à suivre des Esseintes dans les abysses de la corruption, de la même façon qu’il ne supportait plus de sentir cette taupe de Dostoievski creuser des tunnels dans les ténèbres de sa conscience. Il attrapa sa veste miteuse et sortit de sa chambre en courant. Il sauta dans un bus en direction du centre ville. Howard y connaissait un excellent disquaire. Trouver un bon disque était pour lui le seul moyen d’évacuer temporairement l’envie qu’il avait de se pendre. Il entra dans la boutique et se mit à explorer méthodiquement le premier bac. Il avançait dans l’ordre alphabétique et suait à grosses gouttes. Parvenu à la lettre S, son visage s’éclaira. Il sortit une pochette en poussant un hurlement. Depuis son comptoir, le gros disquaire le rappela à l’ordre :

— Oh, punter, t’es pas sur un terrain de foot ! Soit tu te calmes, soit tu dégages !

Howard serrait contre son cœur un pressage américain de Fun House, le second album des Stooges. Il tremblait de tous ses membres. Il se dirigea vers la caisse et murmura au disquaire :

— Wow ! Man ! C’est mon jour de chance !

Une fois revenu dans sa chambre, Howard mit l’album des Stooges sur sa petite platine et tourna le bouton de volume de l’ampli à fond. Le ramalama des Stooges éclata. Quelques minutes plus tard, le voisin tapa dans le mur. Howard fit le sourd. Allongé sur son lit de fer, il contemplait l’intérieur du gatefold : Iggy et les frères Asheton se vautraient sur un tapis oriental, pareils à des princes dévoyés. «L.A. Blues» explosa comme une bombe sous le plafond sale de la petite chambre. Howard sentit enfin que la lumière pénétrait dans les abîmes de sa conscience. Il voyait la lave stoogienne se répandre dans la chambre. Bam ! Bam ! Bam ! Le voisin tapait de plus belle. Howard se leva, sortit et alla frapper à la porte voisine. Le voisin n’eut pas le temps de réagir. Baaaam ! Howard lui asséna le coup de boule le plus violent de toute l’histoire des coups de boule.

Il venait de trouver sa voie. Les nuages se dissipaient. Pour la première fois depuis sa petite enfance, il se mit à sourire. Il s’observa dans le miroir de l’armoire. Son regard se durcit. Il serra ses petits poings. La rage des Stooges coulait dans ses veines. Il s’admirait, comme savent le faire tous les gosses infortunés. Même si sa petite tête de chouette l’empêchait d’être aussi beau qu’Iggy, il s’en foutait. Wouah ! Il s’en foutait royalement ! Et s’il n’avait pas assez de cheveux pour imiter la coiffure de Ron Asheton, ce n’était pas grave. Fuck it ! Ébloui, il venait de découvrir que la réalité n’est qu’une peau de lapin blanc. On peut la retourner quand on veut. Howard sauta sur son lit. Il savait qu’il allait réveiller tout le bâtiment, mais il s’en foutait comme de l’an quarante. Ses hurlements de joie se mêlaient à la mélasse cataclysmique des Stooges.

Chacun sait que quand on part de zéro, la première chose à faire est de monter un groupe. Le lendemain, Howard mit une annonce au panneau d’affichage du foyer : «Recherche musiciens des deux sexes pour jouer Sister Ray.» Il n’avait pas choisi ce morceau du Velvet par hasard. «Sister Ray» était un morceau nietzschéen capable d’opérer une sélection naturelle. Howard n’ajoutait aucune information supplémentaire, ni numéro de chambre, ni numéro de téléphone. Il prévoyait de passer ramasser les candidats et les candidates au pied du panneau d’affichage.

Les jours passèrent. Howard observait le panneau de loin. Il vit enfin approcher un candidat. Il s’agissait de Peter, le type à mine délurée qui avait assisté à la réunion de paumés. Quelle déception ! Il aurait préféré voir une fille se présenter.

Peter se planta devant Howard et déclina son état-civil :

— Je m’appelle Peter McNeish. Je viens de Leigh et je prépare un diplôme d’électronicien. Je suis fan du Velvet et des Stooges !

Peter avait le regard mobile des personnages que décrit Dickens dans ses romans. Ses sourcils dessinent de curieuses arcades au-dessus des yeux. Il ressemblait à un petit animal fureteur. Il semblait se foutre de tout.

— Howard, viens dans ma piaule boire un thé. Je vais te faire écouter des trucs que j’ai bricolé, hé hé hé...

Peter vivait dans un capharnaüm hallucinant. Une jungle de fils envahissait sa chambre. Grâce à sa maigreur, Howard réussit à se glisser dans un coin de la pièce sans rien débrancher. Debout devant une muraille d’amplis, Peter nouait des câbles qui grésillaient en produisant des gerbes d’étincelles.

— Écoute ça, mate ! Ce sont des expérimentations électroniques inspirées de Roxy Music. J’ai appelé ça Poxy Music, ha ha ha !

Il brancha un dernier câble et tout sauta. Pour la première fois de sa vie, Howard se mit à rire de bon cœur. Entre les deux nouveaux amis, ce fut le coup de foudre.

Dès le lendemain, ils décidèrent de passer à l’action. Ils décidèrent de monter un groupe baptisé les Buzzcocks. Il ne leur restait plus qu’à choisir des morceaux et apprendre à les jouer. Peter connaissait quelques accords de guitare. Howard proposa de chanter. Ils commencèrent par s’attaquer à une chanson facile des Troggs : «I Can’t Control Myself». Ils avançaient à pas de géants. Comme leurs idoles du Magic Band dont ils reprenaient «I Love You Big Dummy», ils décidèrent de se choisir des pseudos. Howard opta pour le nom d’un chauffeur de bus qui s’appelait Devoto. Peter adopta le nom que ses parents lui auraient donné s’il avait été une fille : Shelley. Howard Devoto et Pete Shelley n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin. Ils se teignirent les cheveux en rouge. Déjà qu’ils n’étaient pas très jolis, ils devenaient atrocement laids. Et pour encore aggraver les choses, Howard se mit à porter des boots en vachette rose. Pete alla encore plus loin : il arriva un jour vêtu d’un infâme pantalon feu de plancher taillé dans les rideaux de sa mère. Ils ne savaient plus quoi inventer pour transcender cette vieille réalité. Ils la voyaient perdre ses poils à force de retournements.

Deux jours plus tard, Pete débarqua dans la chambre d’Howard avec un sac en plastique sous le bras. Il en extirpa une égoïne et, sous l’œil effaré de son ami, entreprit de scier sa guitare en deux, dans le prolongement du manche.

— Oh Pete, arrête ! T’es dingue !

— T’inquiète, poto, on tient le bon bout !

Zzzzzzz ! Zzzzzzzz !

Avec des moyens ridicules, Howard et Pete étaient passés sans transition du néant à la surenchère constructiviste. L’envie de monter sur scène commença à les démanger. Ils piaffaient littéralement d’impatience.

— Howard, t’as vu, ils cherchent un groupe de rock pour animer le gala de l’Association des Étudiants du Textile. Ça te dit ?

— Here we go !

Ils durent recruter un drummer et un bassman. Ils allèrent ensuite proposer l’exclusivité des Buzzcocks à l’association. Nullement choqué par leur accoutrement, le sympathique président leur fit confiance :

— Topez-là, les gars !

La salle était plutôt lugubre. Les garçons portaient des barbes et les filles étaient assez grosses. Howard et Pete se lancèrent le cœur léger dans des reprises exacerbées d’Eno et des Stones. Les étudiants qui n’écoutaient que Yes et les Status Quo furent désagréablement surpris. Quelle douche froide ! Les boots roses d’Howard semblaient focaliser l’attention du public. Howard vit même quelques barbus se pâmer de rire. Mais il vit Pete jouer avec une telle hargne sur sa guitare sciée en deux qu’il reprit confiance en lui. Il retourna une nouvelle fois sa peau de lapin. Plutôt que de soigner sa diction, il se mit à torturer ses syllabes de plus belle. Il se raidit comme un piquet et se mit à vomir ses textes. Il sentait l’ombre bienveillante des Stooges planer sur lui. Pete plaquait des paquets d’accords sourds sur sa guitare sciée. Son corps semblait parcouru de violentes décharges d’électricité. Lorsqu’il ouvrait les yeux, il affrontait les regards moqueurs avec une morgue effarante. Howard et Pete s’embarquèrent alors dans une version extrêmement heavy du «Diamond Dogs» de Bowie. Horrifié, le public les supplia d’arrêter de jouer.

— Votre truc, c’est pas du rock ! Houuuuuu !

Quelqu’un coupa le courant. Terminé. À peine quatre morceaux.

Nullement découragés, Howard et Pete décidèrent d’affronter leur destin de punk-rockers d’avant-garde.

— Arrêtons de jouer pour des branleurs qui ne comprennent rien à la modernité. Howard, enregistrons un single mythique !

Le lendemain, ils prirent un bus et filèrent au Revolution Studio. Dans l’après-midi, ils mirent une dizaine de chansons en boîte : quelques reprises inspirées et trois originaux fulgurants, «Orgasm Addict», «Boredom» et «Time’s Up». Emmené par un riff salement mordant, «Time’s Up» sonnait comme un hit. Howard y libérait tout ce qui restait en lui de frustration sexuelle. Pete lui répondait time’s up ! de loin en loin, comme s’il s’était trouvé à l’autre bout de la ville. On avait là les chœurs les plus délicieusement désinvoltes de l’histoire du rock. Quant à «Boredom», il s’agissait d’une autre histoire. La vieille Angleterre n’était pas préparée à cette bombe. Howard y étalait toute sa connaissance des gouffres au long d’un riff descendant, un riff plus glissant que les marches d’une crypte de vampires. Une sorte d’excitation malsaine jaillissait de cette apologie du néant. Pete Shelley y donnait le coup de grâce avec un solo de guitare anorexique qui se balançait sur deux notes. Anti-morceau troué de part en part par un anti-solo, Boredom signait l’arrêt de mort du rock institutionnel. Pour seulement 45 £, Howard et Pete venaient d’enregistrer Spiral Scratch, un modeste EP quatre titres qui allait retourner le rock anglais comme une peau de lapin.

Pendant les quatre décennies suivantes, Steve Diggle allait prendre la place d’Howard auprès de Pete. Ils allaient tous les deux poursuivre l’aventure et installer les Buzzcocks au panthéon des très grands groupes de rock anglais. On n’en finissait plus d’aller les voir sur scène pour prendre la mesure de leur génie pop. Maintenant que Pete Shelley vient de casser sa pipe en bois, le pauvre Steve Diggle doit chialer des larmes de sang dans un coin. Good Lord, s’il est bien un mec qui croyait au destin invincible des Buzzcocks, c’est bien Steve.

Signé : Cazengler, Buzzcon

Pete Shelley. Disparu le 6 décembre 2018

GERSHWIN

JEAN-CHRISTOPHE MARTI

( Editions Jean-Paul Gisserot / Glisserot )

Un homme dont Gene Vincent a repris un morceau, le mentholé Summertime, ne peut pas être entièrement mauvais, ai-je longtemps pensé. Aussi quand ce matin j'ai déniché ce petit bouquin d'une centaine de pages pour moins d'un euro dans un fouillada m'y suis-je jeté dessus, à pieds joints. Je ne le regrette point. L'auteur en connaît un bout, c'est en compositeur de musique et en chef d'orchestre contemporain qu'il se penche avec minutie sur la vie et l'œuvre de Gershwin et au travers de cette biographie nous explorons la naissance et le début de la musique populaire américaine. Rappelons-nous que Gershwin ( né en 1898 ) disparaît en 1937, Elvis Presley est venu au monde en 1935. Il est des concordances de dates signifiantes.

LE GÂTEAU AVANT LA CERISE

L'histoire ne commence pas avec le blues, mais avec le cakewalk. Dans les plantations, avant même la guerre de Sécession, les esclaves observent les maîtres. Dès qu'ils ont le dos tourné – l'occasion est rare – l'on se fout de leur gueule, en les imitant, en les singeant, les avez-vous vu danser le menuet, font ça si sérieusement, si cérémonieusement qu'ils semblent marcher un balai planté dans le cul. Le cakewalk est un art du grotesque. Quelques musicologues soutiennent que les nègres y ont intégré les danses de guerre des féroces Séminoles, mais au début c'est avant tout la soupape de la frustration qui se goupille en grosse rigolade. Avec le temps le cakewalk devient l'institution festive du dimanche après-midi, l'on s'y déguise avec les vieux costumes des maîtres, parfois ceux-ci y assistent et offrent un gâteau au couple vainqueur. Parfois l'on s'y adonne tous les soirs, dès la nuit tombée, la danse devient frénétique et les banjos jouent de plus en plus vite. Au début du siècle suivant, il existe des troupes itinérantes qui intègrent cette gesticulation débridée dans leurs spectacles, certains danseurs, certains couples, acquièrent une célébrité toute relative... Mais c'est la musique qui finit par s'adjuger la plus gosse part de l'apple pie.

LA DANSE ET LE PIANO

En musique classique l'on part du principe que le piano peut à lui tout seul représenter tout un orchestre symphonique, les pianistes noirs se trouvèrent confrontés à une autre gageure, ne s'agissait plus d'évoquer les langueurs des violons et les tempêtes tempérées des bois, mais le vacarme exubérant des fanfares militaires et les flonflons festifs, les aboiements sauvages des cuivres et le brouhaha des tambours. Ainsi naquit le ragtime. A première oreille le rag ressemble à une course de voitures à Indianapolis, mais la vitesse ne suffit pas, à deuxième esgourde vous percevez que le pianiste se doit d'avoir les doigts gourds et gourdins, l'est nécessaire d'appuyer fort, de reproduire la démarche outrée du cakewalk, la musique se doit d'imiter la danse, de se coller au plus près à sa patauderie caricaturale, tout en assumant de folles et subites accélérations comme les personnages des dessins animés. Une main pour appuyer, la gauche pour délirer. Le ragtime est dichotomique, une musique qui essaie de figurer le corps qui danse dans laquelle bientôt les danseurs viendront inscrire leurs mouvements.

Va arriver une drôle d'aventure au ragtime, qui est comme une préfiguration du déploiement de cette nouvelle musique en gestation aux Etats-Unis que l'on n'appelle pas encore le jazz. En 1908, Debussy écrit pour sa fille, bout de chou de six ans, six pièces de piano réunies sous le titre générique de Children's Corner, la dernière se nomme : Golliwog's cake-walk. ( Les Golliwogs sont des poupées de chiffon des enfants noirs, c'est aussi sous ce nom que le groupe Creedence Clearwater Revival enregistrera ses premiers simples. ) Dans la série l'on ne vole qu'aux pauvres la prestigieuse musique blanche classique et européenne s'en vient marauder sur les terres noires de l'antique Louisiane. Ce ne sera pas la seule fois. Ravel compose son fameux Bolero à partir des improvisations sur Four or Five Times de Jimmie Noone qu'il est allé voir en concert. Fait encore plus significatif, après le Boléro Ravel retouchera à une de ses premières œuvres pianistiques Le Menuet Antique qu'il réorchestrera. Parfois on a l'impression que le chat parvient à se mordre la queue.

Enfant Gershwin vit à Brooklin, il est sûr qu'il a entendu les enregistrements de Scott Joplin et de Tom Turpin qui composa Harlem Rag en 1897, à Saint Louis, la ville où fut en quelque sorte expérimenté et élaboré le ragtime. Très vite George squatte le piano de son grand-frère Israël qui sous le nom d'Ira sera le parolier d'Al Jolson, Fred Astaire et Ginger Baker... Un de ses amis Jack Miller musicien amateur lui fait rencontrer Charles Hambitzer, qui séduit par la niaque du jeune garçon le forme, sans le faire payer, lui fait bosser Grieg, Chopin, Liszt et Debussy. Hambitzer est mort jeune, il ne reste rien de lui, mais son influence sur Gershwin sera profonde, il compose, il connaît la musique classique et il joue en soliste dans les orchestres des grands-hôtels, un peu de tout, les airs à la mode, du rag stylisé, de l'opérette et des marches militaires. Le bon côté de la mentalité américaine, il n'y a pas de barrière, le mauvais côté, ce qui est bon est ce qui marche. Hambitzer est un Gershwin qui n'a pas réussi.

Gershwin est un fou du piano. Pour améliorer son jeu il n'hésite pas à demander conseil, lui petit blanc, à James P. Johnson, l'inventeur du stride, cette manière débridée d'accélérer le tempo, qui conduisit le ragtime à sa plus grande incandescence. Le nom de James P. Johnson ne dit plus grand chose à beaucoup, il est un de ces musiciens qui métamorphoseront les structures quelque peu répétitives et mécaniques du rag en leur permettant d'acquérir une grande plasticité évolutive, James P. Johnson avec quelques autres dont Fats Waller qui fut son élève, jeta les fondements du jazz. Son legs est immense, il influença plusieurs générations de pianistes de Duke Ellington à Thelonius Monk, et incidemment c'est son morceau Charleston qui donna naissance à la célèbre danse... Cérébralité et entertainment sont les deux mamelles de la musique populaire américaine.

UNE CARRIERE

Gershwin trouve du boulot. L'est un plugger de Tin Pan Alley. Joue durant plus de dix heures sans s'arrêter les nouvelles compositions que la maison Jerome H. Remick Company propose aux maisons de disques. Travaillera comme un dingue ( salaire correct ) pour Remick's, participera à l'édition des piano rolls ( rouleaux de piano mécanique ), l'était un pianiste talentueux, devient un virtuose, et événement encore plus important, il passe du bon côté de la barrière, il n'est plus un tâcheron, en 1922 Fred Astaire lui prend deux morceaux pour ses deux apparitions dans le spectacle For Goodness Sake présenté à Broadway.

Le tandem Astaire-Gershwin triomphera en 1926 avec Lady, Be good, durant les répétitions George aide Fred et sa soeur Adele à mettre au point la chorégraphie, et pour la première fois Fred s'offre un numéro de claquettes en solo. En 1936 les deux hommes se retrouveront pour les films hollywoodiens de Fred avec Ginger Rogers, Shall wee Dance et A Damsel in Distress.

La comédie musicale c'est bien beau. A condition d'en sortir. Pour voler une expression dévolue à la peinture, nous dirions que c'est de la musique pompière. Techniquement irréprochable, mais le mélomane averti se rend compte que ce n'est que du brillant, du faux- or, rien de bien novateur, de la light music, belle gueule et colorants. Les amateurs de bonne musique se bouchent les oreilles en écoutant. Entre 1920 et 1930 la bataille fait rage entre les tenants de la musique classique européenne et les partisans de la nouvelle modernité musicale qui se fait jour : les artistes ne viennent-ils pas de s'extirper de la chansonnette et de donner naissance à la complexité du jazz ? Paul Whiteman célèbre chef d'orchestre de jazz band décide d'en apporter la preuve en lançant An Experiment in Modern Music, un concert fleuve qui devrait le long de onze séquences différentes prouver au monde entier que l'Amérique est en train d'accoucher d'une musique moderne capable de rivaliser avec les sons venus de la vieille Europe. Gershwin qui est en train se souquer dur sur une nouvelle comédie musicale a d'autres chats à fouetter, mais dans la presse circule un infox : George Gershwin serait en train de composer un concerto-jazz ! Une telle publicité ne se refuse pas. Notre pianiste émérite se met à la composition de Rhapsody in Blue.

RHAPSODY IN BLUE

Question patriotisme musical les américains n'y vont pas de main morte. Les deux grands moments musicaux du vingtième siècle sont d'après eux le Sacre du Printemps de Stravinsky qu'ils peuvent entendre en 1925 et la création de la Rhapsodie in Blue, le 12 février 1924. Pas de complexe. En fait si, un gros, vis-à-vis de la musique classique. Qui rejoint les désirs les plus profonds de Gershwin, ne pas passer pour un compositeur de seconde zone, être reconnu à l'égal des européens. Sait bien qu'il ne part pas gagnant. L'a des idées mais l'art de les mettre en forme lui manque. La musique de danse est une chose, l'orchestration d'un grand orchestre – ne fût-il qu'un big band – à la manière d'un philharmonique lui manque. Demandera à Ferde Grofé de se charger des '' arrangements''. La collaboration des deux musiciens sera amicale.

La Rhapsody n'atteint pas les dix minutes. L'écoute en est facile et surprenante. Ce qui choque au début c'est la maigreur du son. Même quand on la compare aux enregistrements du Hot Five d'Henderson ou d'Armstrong, ne sont qu'une poignée de musiciens mais le son est empreint d'une plénitude que la Rhapsody n'atteint que de temps en temps, peut-être était-il plus facile de capter cette plénitude en studio justement en raison du peu de musiciens. La rhapsody est sûrement blue mais pas blues, ou pour le dire différemment elle est davantage pré-jazz que jazz. L'est des passages où le piano vous joue le rag avec un tel velours que l'on se rapproche du piano classique... L'a marqué son époque, mais aujourd'hui elle paraît datée. La faute en revient sans doute – Jean-Christophe Marti le décrit très bien- à ce qu'un big band n'est pas un orchestre symphonique au service de l'œuvre intangible d'un compositeur sacré dans un total respect à laquelle on se garde bien d'imposer la moindre interprétation personnelle, ici les musicos jouent avant tout pour eux, sont des solistes qui essaient de se faire remarquer par leur virtuosité. La rhapsody souffre pour un auditeur moderne d'un gros défaut. Il est impossible de l'écouter en tant que musique pure. Elle s'impose de visu. Une musique de film et de dessin animé. Mélo larmoyant et cartoon débridés encombrent nos cervelles. Charlie Chaplin devait l'avoir en tête lorsqu'il a composé la musique de Limelight, en 1931. Ferde Grofé éprouvera la nécessité de la réorchestré pour orchestre symphonique en 1942...

SONGS & COMEDIES

Faut être réaliste. Avant sa Rhapsody, Gershwin n'a pratiquement composé que des songs, des chansons, la dernière roue du carrosse, soyons méchants et injustes, de la variétoche insipide. Il n'en est rien. Les songs de Gershwin s'abreuvent à un terreau infiniment plus riche, marches militaires, chants de cowboys, plaintes d'esclaves. George est le roi de la mélodie, ses descentes en mineurs véhiculent des myriades de sentiments, vous êtes prêts soit à tirer votre mouchoir pour essuyer furtivement une larme, soit à vous mettre à bramer comme une madeleine proustienne à la recherche de vos amours perdues, vite du balai, Ira, le parolier attitré et fraternel de George, passe le plumeau de l'ironie sur les araignées noires de vos regrets et vous voici requinqués à bloc prêts à prendre la vie du bon côté.

Une chanson n'est qu'un scénario de trois minutes. Une comédie musicale, c'est exactement la même chose mais en plus long, d'une séquence d'actualité sentimentale, l'on passe au film. Si l'on rajoute la danse et les costumes l'on frôle l'idée d'art total wagnérien. Même si l'on est plus près de La Vie Parisienne d'Offenbach que du Crépuscule des Dieux. Arrêtons de rêver, la véritable usine à rêves, c'est justement la comédie musicale. Une espèce de taylorisme musical. On travaille à la chaîne. Si Gershwin a besoin d'aide pour orchestrer sa rhapsody c'est que son boulot c'est d'écrire une partition-piano livrable avec les paroles – Ira s'en charge – et rien d'autres, une seul mot d'ordre : vite-fait-bien-fait-et-hop-on-recommence. Pas le moment de rêvasser ou à se livrer à des expérimentations hasardeuses. On n'a pas le temps et comme Time is money... Pour le spectateur une comédie musicale est un spectacle, pour le producteur, une production, censée réaliser des bénéfices. Dans la notion de capital-risque chère aux idéologues du libéralismes, ce qui est important c'est le capital à maximiser. Les risque n'est pas à minimiser mais à éradiquer. Certes il y a du fric à se faire pour un compositeur, mais le succès est fragile, les revers guettent les plus brillants, le crack boursier de 1929 n'aide en rien les artistes. Si Gershwin délaisse New York pour Hollywood, c'est aussi parce que son nom ne fait plus autant recette à New York...

La comédie musicale est la sœur siamoise de la revue, certes il y a bien une intrigue mais si lâche que rien ne s'oppose à l'introduction de numéros qui n'ont pratiquement rien à voir avec elle. La comédie musicale c'est un peu la comédie humaine de Balzac revisitée, on saute les descriptions et les analyses psychologiques, les personnages semblent dépourvus de personnalité intrinsèque, sont mus par les évènements. Courent en tout sens, s'agitent de tous côtés, ressemblent à des personnages échappés d'un film de Charlot. Les films des Marx Brothers sont des adaptations de spectacles donnés à Broadway. L'esthétique des la Comédie Musicale n'emprunte rien à la dramaturgie classique, l'est issue des pistes du cirque, des baraques foraines, de l'opérette de tout ce qui hurle et plastronne. Una comedia dell'arte qui touche aux bouffonneries et au burlesque. Ce qui ne veut pas dire que ceux qui la confectionnent sont des abrutis acculturés. Mais parfois il n'est nul besoin d'être diplômé de Princeton pour saisir sous l'emphase des provocations une critique résolue des tares de la société américaine, voire de la situation internationale avec par exemple les chemises bleues de Let 'Em Eat Cake qui ne sont pas sans similitudes avec les chemises brunes hitlériennes.

GERSHWIN ET LE JAZZ ( 1 )

Gershwin est l'exact contemporain des pionniers du jazz, Sydney Bechett, Louis Armstrong, King Oliver. Il a pu voir The Original Dixieland Jazz Band exclusivement composé de blancs à qui l'on doit l'enregistrement du premier disque de jazz. Pour Girl Crazy Gershwin dirige l'orchestre de Red Nichols dans lequel on trouve Benny Goodmann, Glenn Miller, Jimmy Dorsey et Gene Krupa...

UN GERSHWIN CLASSIQUE

Concerto en FA pour piano et orchestre. En trois mouvements. Extrêmement plus moderne que la Rhapsody en le sens où l'orchestration évoque davantage le Leonard Bernstein de West Side Story que l'accompagnement ragtime d'un dessin animé. Seul le piano se permit des syncopes sautillantes ou des glissandi estampillés jazz. Les musicologues ne manquent pas de relever de nombreuses influences à la César Frank ou à la Prokofieff. Moins novateur que le prélude mais bien plus actuel pour nos oreilles.

Mais sa grande ouevre classique, pratiquement gardée secrète seront les 3 Préludes. Gershwin y atteint un condensation extraordinaire. L'on est très près de Stravinsky pour l'attaque des touches et de Debussy pour la délicatesse des variations tonales. Les 3 Préludes sont une sublimation du style ragtime. Seul Gerswhin possédait le vécu qui lui permit cette écriture. Peut-être aurait-il continué à explorer cette voie si une tumeur fulgurante du lobe droit ne l'avait abattu en plein vol. Certes dans ce domaine le poème symphonique en Fa sera son plus grand succès, mais n'est en rien de la trempe de des 3 Prelude

Ce qui est sûr c'est que les musiciens qui s'attelleront au renouveau ( classique ) de la musique américaine ne l'admettront pas dans leur club très fermé. Le cataloguent impitoyablement dans les marécages de la musique légère et populaire. Tout au plus lui reconnaissent-ils une certaine facilité d'invention... Il en souffrira énormément.

GERSHWIN ET LE JAZZ ( 2 )

La situation est plus complexe que cela. L'est toujours le compositeur le cul entre le strapontin du jazz et le canapé du classique, l'est sempiternellement le juif au postérieur entre le tabouret des noirs et le fauteuil des blancs. L'est une sommité du monde musical, mais sa patrie mythique c'est la Russie que sa mère a fuie... C'est avec Porgy and Bess qu'il va tenter de réunir la poire et le fromage. Porgy and Bess n'est pas une comédie musicale, mais un opéra. Entrevoyez la différence. Un opéra noir. Mais il ne prend pas les thèmes dans le folklore noir. Il pense qu'il est mieux à même de traduire musicalement le tréfonds de l'âme noire. Porgy est dans l'oeuvre de Gershwin ce que furent Les Misérables pour Victor Hugo. C'est l'opéra de la misère. La survie des noirs dans le ghetto de Charleston. L'amour y côtoie la prostitution, les sentiments de possession ou de délivrance débouchent souvent sur la mort et le crime...

Les élites noires se sont, dès les années cinquante, désolidarisées du contenu idéologique de Porgy and Bess... c'est en ces mêmes moments qu'elle commence à se détacher du blues qu'elles jugent trop misérabiliste. La gauche américaine lui reproche d'être empli de vieux clichés blancs. N'empêche que musicalement c'est une merveille. Gershwin réussit l'impossible synthèse de la vulgaire song populaire et du lyrisme symphonique de la musique romantique européenne. La version Armstrong-Fitzgerald me semble la plus poignante, mais c'est un avis personnel.

 

GERSHWIN ET AUTRE CHOSE

Porgy est la dernière grande œuvre de Gershwin. Peut-être cette réussite lui permet de surmonter son complexe prononcé vis-à-vis de la musique classique. Il meurt trop brutalement pour savoir si l'intérêt qu'il commençait à professer pour le dodécaphonisme de Schöenberg et l'intérêt qu'il porte aux théories de Schillinger qui estime que toute la musique classique est viciée car ne procédant pas de notes pures à la tonalité et à la hauteur définie scientifiquement … Shillinger travaille notamment avec l'ingénieur Theremin qui bosse sur la mise au point de son instrument électro-acoustique modestement nommée le Thérémine. Trente ans plus tard les rockers abasourdis entendront parler de cet instrument dans les revues spécialisées sur la composition de Days of Future Passed des Moody Blues ( 1967 ) et l'enregistrement de Good Vibration des Beach Boys ( 1966 ).

 

De toutes les manières, Summertime...

Damie Chad.

Question subsidiaire pour voir si vous avez tout compris : quel rapport avec la pochette de Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band et la naissance du jazz ?

 

ROCKAMBOLESQUES

FEUILLETON HEBDOMADAIRE

( … le lecteur y découvrira les héros des précédentes Chroniques Vulveuses

prêts à tout afin d'assurer la survie du rock'n'roll

en butte à de sombres menaces... )

EPISODE 11 : Français, Françaises

( adagio angoissono )

SURPRISE

-te-six'' La voix du président était crispante, sans doute était-ce le moment d'entonner l'hymne funèbre des Doors '' This is the end, beautifull friends'' aussi fumes-nous surpris lorsque retentit dans le silence mortuaire qui nous entourait le craquement de l'allumette qui signifiait que placidement le Chef allumait un nouveau Coronado, et encore plus lorsque de sa voix tranquille s'éleva : '' Agent Chad, veuillez ouvrir la double-porte du café, en grand, s'il vous plaît'' Je m'exécutai rapidement mais il dut sentir un soupçon d'incompréhension se faire jour dans nos esprits car il ajouta d'un ton d'évidence affirmative : '' C'est ainsi dans les films, le Septième de Cavalerie survient toujours à la dernière minute, nous nous devons de faciliter sa pénétration dans l'ultime réduit de résistance'' Au-dehors le timbre du Président froid comme la mort égrenait son décompte funèbre :

'' quarante-deux... quarante-un... quarante... trente-neu...''

Et c'est à cet instant précis que retentit la trompette du Septième de Cavalerie. La vérité historique m'oblige à reconnaître que ce n'était pas le cuivre victorieux d'un clairon mâle et viril qui se fit entendre mais l'exclamation excédée d'une voix frêle et perçante :

'' Mais enfin tu te pousses gros bas-lourd !''

il y eut une seconde d'incertitude générale aussitôt suivie d'un avertissement menaçant :

'' Sinon Molossa va te mordre !''

et elles apparurent toutes les trois, à l'endroit précis où vingt secondes auparavant j'avais fugitivement saisi le geste d'agacement d'un soldat qui écartait son épaule ( la gauche ) du mur sur lequel elle s'appuyait, et elles parurent, toutes les trois, Molossa – Molossa l'intrépide, Molossa l'amour de ma vie, la compagne fidèle, le miel de mon âme, Molossa la beauté du monde - devant, les oreilles droites, la queue frétillante, la gueule ouverte dévoilant des crocs luisants, perlants de quelques gouttes de bave, et derrière tout près, Marie-Ange et Marie-Sophie se tenaient par la main sagement.

'' Pas de pitié, hurla le Président, feu sur ses trois misérables avortons !''

Mais l'on entendit fort distinctement la voix d'un conseiller s'interposer :

'' Ce serait une folie, Monsieur le Président, devant les caméras du monde entier, malheureusement l'on ne peut pas tuer des enfants, cela nuirait à votre image, ce serait contre-productif.''

Je remarquais qu'aucun des militaires présents n'avait esquissé le moindre geste, mais Marie-Sophie avait compris, elle se pencha sur Molossa la saisit et la nicha entre ses bras sur sa poitrine. Les fillettes pénétrèrent dans le bar tout sourire, Popol se précipita pour servir un gros bol de Moonshine à Molossa qui s'y rua dessus sous une pluie de caresses tandis que Marie-Ange s'écriait :

    • Elle est venue nous chercher, chez notre ancien voisin qui nous avait invités, nous deux, Papa et Maman, à passer deux jours chez eux pour remonter le moral de Maman. Molossa est entrée dans le jardin, et a aboyé, Ouaf ! Ouaf!

    • Ouaf ! Ouaf ! interjecta Molossa qui apparemment suivait la conversation.

    • On a reconnu sa voix, on s'est habillées, on l'a rejointe et on l'a suivie jusques ici !

    • Agent Chad, veuillez refermer cette porte, le bal ne fait que commencer !

       

INTERLUDE 1

Encore une fois les prophéties du Chef devaient se révéler exactes. Certes le Président avait interrompu son décompte macabre mais il n'était pas à bout de ressources. Nous ne tardâmes pas en avoir la preuve. Au bout d'une demi-heure, un porteur de drapeau blanc se détacha de l'arrière d'un blindé et s'avança prudemment vers l'entée du bar. Il s'arrêta à une dizaine de mètres et agita à profusion son fanion :

    • Agent Chad entrouvrez délicatement, tenez gaillardement vote Glock en main, et écoutez la proposition de cet impétrant.

Mais l'olybrius en question ne daigna même pas m'adresser la parole. A sa voix de stentor doucereuse nous comprîmes pourquoi il avait été choisi :

    • Petites filles, sortez vite des mains de ces voyous, ce sont des méchants, le Président très gentil a une myriade de cadeaux pour vous, une dînette, des gâteaux, des peluches, des livres de coloriage, une télévision grand-écran pour regarder les dessins animés...

Il n'eut pas le temps d'achever, les deux mignonnettes lui crièrent :

    • On s'en fout, on veut Crocodile !

Et sur ce, visiblement inspirée par on ne sait qui, Marie-Sophie ajouta :

    • Pfft ! Des trucs de bébé, on aurait préféré les œuvres complètes d'Aristote !

Dépité, l'étamine en berne, l'émissaire rejoignit le Président, qui entra dans une vive colère, le traita d'incapable, lui cassa la hampe de son drapeau sur la tête, et fit un signe à un autre sous-fifre qui se précipita pour lui parler à l'oreille. Le conseiller devait lui communiquer une idée excellente, car le visage du Président se détendit et finit par s'illuminer, il se mit à tapoter gaiement le blindage d'un char d'assaut tout en sifflotant un air que nous pressentions guilleret. Je refermai la porte et me retournai vers mes camarades.

INTERLUDE 2

Le Chef allumait un Coronado avec cet air pénétré qu'il arborait chaque fois qu'il se livrait à cette délicate et essentielle occupation mais ce fut Alfred qui attira mon attention, le portable à la main, il semblait en proie à une hallucinante danse de Saint-Guy :

    • Dernières nouvelles, j'ai envoyé par E-mail mon article sur le concert de Darky et les évènements qui ont suivi, directement sur le poste de commandement des rotatives de l'imprimerie, le numéro ne fait qu'une page, mais on se l'arrache dès que les voitures de Match s'arrêtent sur les ronds-points pour les distribuer, les gens qui n'en ont pas deviennent fous de rage, endossent des gilets-jaunes et commencent à tout casser dans Paris en demandant la démission du Président, ah attention un nouveau message sur le portable, je mets le son, écoutez tous, sans doute le patron qui m'envoie une augmentation de salaire, Youppie !

Mais ce n'était pas ça du tout.

INTERLUDE 3

Une voix déchirante s'éleva :

    • Allo, mes chéries, c'est Maman, avec Papa. Ce matin vous n'étiez pas à la maison quand nous nous sommes levés, on vous a cherchés partout, et puis un envoyé du gentil Président est arrivé pour nous apprendre que vous avez été menées ici par un chien féroce – Molossa ne put retenir un ouaf ! sonore en entendant parler d'elle – mon Dieu, mes chéries, cette bête est à vos côtés, prêtes à vous mordre, sortez-vite, rejoignez-nous, nous sommes à côté du gentil Président.

    • Oui sortez – c'était le père – sinon vous aurez martinet, et pain sec à l'eau de vaisselle pendant huit jours !

    • Par contre si vous sortez tout de suite, nous irons au restaurant manger des frites avec les doigts, et puis allumer un cierge à l'église pour Crocodile, nous l'aimions si fort !

La mère éclata en sanglots mais la réponse des petites filles ne se se fit pas attendre :

    • Non on reste ici avec Damie et Molossa, elle ne mord que les méchants – un énorme GRRRRRRR ! de Molossa confirma – c'est trop marrant, le Chef nous passe des Coronados en cachette, et Popol nous a fait goûter le Moonshine Polonais. C'est trop bon !

    • Mon Dieu, mes Chéries !

    • Non, non et non, on s'ennuie à la maison, vous ne faites que pleurer et prier sans arrêt, ici on s'amuse !

Il y eut un cri déchirant et la conversation s'interrompit.

REVELATIONS SENSATIONNELLES

Durant deux heures il ne se passa rien de notable. Nous en profitâmes pour nous restaurer, nous en étions au café-tracteur ( suivi de trois remorques-citernes de Moonshine ) lorsque une certaine agitation se produisit dans le camp adverse. Il était évident qu'un nouvel événement se préparait. Des caméras de télévisions se rapprochèrent de la façade de chez Popol, des perches de micros surgissaient de partout, on déroula un tapis rouge, on apporta un micro, devant lequel le Président se plaça. Durant toute son allocution, il ne nous présenta que son derrière maigrelet.

        • Françaises, Français,

          La gravité de l'heure m'oblige à prendre la parole. De terribles évènements secouent notre pays. Je ne parle pas de ces gens qui sont en train de mettre le feu à Paris, je n'ai pas encore compris pourquoi, non, c'est ici à Provins que se déroule la plus grande attaque dont notre pays se trouve être la proie. Depuis Clovis, depuis Charlemagne, et tous ses souverains glorieux, et tous ses dirigeants attentifs à sa perpétuation.

          Voici plusieurs mois, que nous avions décidé d'éradiquer la plus grande menace civilisatrice que l'Occident ait jamais connu. Cet ennemi, nous le connaissons, je le nomme avec horreur, j'aurais aimé que jamais ce mot ne franchisse mes lèvres, c'est le Rock'n'roll. Un terrorisme d'un nouveau genre. Il s'insinue très sournoisement dans les cerveaux de nos adolescents et de nos enfants, il les pervertit, leur fait perdre le sens de nos valeurs sacrées et les rabaisse au niveau de l'animalité. Depuis plusieurs années nous avons tenté de l'arrêter. Nous avons fermé des centaines de salles de concerts, nous avons édicté des lois pour réduire le niveau sonore des prestations, nous avons créé un statut qui empêche les musiciens de vivre de ce qu'ils appellent leur art, nous les avons chassés des médias, mais rien n'y fait, ce chiendent prolifère. Nous sommes confrontés à une lèpre morale et auditive sans équivalent.

          Mais l'on ne tue un ennemi qu'en le frappant à la tête. Voici quelques années mon prédécesseurs avait réussi à couper celle-ci : le SSR, le Service Secret du Rock'n'Roll. Sans doute vous souvenez-vous de cette âpre bataille dites des Chroniques Vulveuses, mais la tête de l'hydre a repoussé. Nous lui avons tendu un piège machiavélique, nous avons feint de pactiser avec elle afin de le localiser, mais le serpent immonde nous a plusieurs fois glissé entre les mains. Une bête venimeuse qui ne respecte rien, qui n'hésite pas à tuer pour parvenir à ses fins ultimes qui ne sont autres que l'asservissement de notre nation millénaire, à une musique sauvage et indocile.

          Toutefois nos efforts et notre persévérances parviennent enfin tout près du but. Nous sommes prêts à les écraser. Ils sont là derrière moi, dans ce misérable café, il ne me reste qu'à ordonner à nos valeureux commandos de lancer l'assaut et à nos blindés d'écraser sous leurs obus et leurs missiles, leur dernier réduit. Ils sentent leur dernière heure arriver, ils tremblent, ils n'ont même pas le courage de m'abattre dans le dos, j'en prends à témoin, la France toute entière. Peut-être vous demandez-vous pourquoi je tarde alors qu'il ne me reste qu'à abaisser le bras pour commander leur destruction immédiate. Je me sens le devoir de vous le révéler, mais sachez que lorsque j'aurai terminé de lire le document que je tire de ma poche, vous me comprendrez et me pardonnerez ce léger retard.

          ( A Suivre. )