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08/05/2019

KR'TNT ! 418 : JON SPENCER / PETE SHELLEY / WHITE TRASH BANG GANG / NONO FUTUR / LE CORE & L'ESPRIT / WAKING THE MISERY / HECATOMBE / SOUL BAG

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 418

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

09 / 05 / 2019

 

KR'TNT ! SINCE 01 / 05 / 2009 !

 

JON SPENCER / PETE SHELLEY

WHITE TRASH BANG GANG / NONO FUTUR

LE CORE & L'ESPRIT / WAKING THE MISERY

HECATOMBE / SOUL BAG 

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

No sponsor for Spencer

- Part One

 

Jon Spencer, c’est presque de l’histoire ancienne. On l’a vu jouer tant de fois qu’on pourrait finir par vouloir jouer les blasés.

— Ah bah ouais, y l’est bien gentil, mais c’est toujours la même chose.

— Ah bon ?

— Ah bah ouais, c’est un peu les mêmes accords, comme les Ramones et les Cramps, ah bah ouais, y fait toujours le même disk depuis comment qu’y s’appellent déjà ?

— Le Jon Spencer Blues Explosion ?

— Ah bah ouais, c’est ça, y joue toujours les mêmes bouzins, ah bah ouais, y s’fait pas chier l’père, y nous prend un peu pour des pommes de terre, alors tu vois...

— Tu voudrais quoi ? Qu’il se renouvelle ?

— Ah baaaah ouais !

— Sois tu t’achètes des lunettes pour y voir plus clair, sois tu te fais payer une boîte de cotons-tiges à Noël. Ça fait trente ans que Jon Spencer n’en finit plus de se renouveler. Ça crève pourtant les yeux !

Cette conversation aurait pu se dérouler dans le grand hall du 106, avant ou après le concert. Les avis sur Jon Spencer sont aujourd’hui partagés : une telle longévité doublée d’un style notoirement affirmé génère soit de l’admiration inconditionnelle, soit une forme de lassitude. Jon Spencer fait partie des artistes qui ont tout misé sur une certaine idée de la modernité du rock : dès Pussy Galore, il transgressait les normes. Il appliquait au rock le traitement que Picabia, Tzara et Duchamp appliquèrent au monde de l’art : un noir cacadou de rebrousse-poil et d’anti-enquiquinement pas riquiqui du tout. L’équivalent rock du Dada Rolling Stone, c’est bien le sugarshit sharp de choc d’un c’mon man qui règne sans partage sur l’empire du sybillic sleaze des nouilles d’orques d’Alphabête City. C’est sur scène que Jon Spencer détermine le pourquoi du comment, c’est là qui enfile les concepts comme des perles, c’est là qu’il déclenche la gesticule des clavicules de Salomon, c’est là qu’il cuisine son Grand Œuvre, qu’il paramètre l’équation du rock moderne, qu’il grave de nouvelles tables de la loi, qu’il fait sonner son Krakatoa comme une sirène de locomotive, c’est là qu’il taille le rock à coups de ciseaux jambaires, qu’il remonte des ascenseurs de bassins d’os, c’est là qu’il claque ses solos amputés et qu’il gratte les poux de sa guitare, c’est là qu’il entre en contact avec l’esprit d’Elvis, son dieu, mais aussi avec l’esprit des dieux grecs de l’Antiquité, alors émanent de lui des halos et des aurores, des rayons et des nappes, il est ici et partout à la fois, il n’en finit plus de redonner au rock son ingénuité originelle, sa candeur déroutante, sa ferveur maladive, sa saveur exotique, sa clameur illusoire, il n’en finit plus de redire la raison d’être d’un rock qui plane sur le monde moderne comme une ombre bienveillante, il n’en finit plus de prêcher pour l’inventivité, pour l’énergie, pour la simple beauté du geste rock, qui est celui de gratter une guitare derrière un micro, il fait beaucoup de choses à la fois, et pourtant, il n’est qu’un petit bonhomme, c’est presque un paradoxe, mais si on y réfléchit bien, Jon Spencer est un showman tellement complet qu’il ne faut plus s’étonner de rien. Ce géant du rock américain nous rappelle l’homme qu’on chargeait de transporter le feu dans La Guerre Du Feu de Rosny Aîné : d’une certaine façon, la survie spirituelle d’une petite communauté dépend de sa seule vigilance.

Pour cette tournée avec les Hitmakers, il s’est entouré de ses meilleurs camarades : l’excellent Sam Coones aux claviers, oui, le Coones de Quasi, un groupe qui est avec Guided By Voices le fer de lance de la grande pop américaine. Et qui découvre-t-on derrière les bidons d’huile et le vieux réservoir à essence cabossé ? Bob Bert en personne, le vieux compagnon de route, certainement l’un des grands batteurs américains, qu’on retrouve aussi dans les Chrome Cranks et les Knoxville Girls, deux groupes qui furent l’épitome de chèvre du punk-blues américain. Avec son tas de ferraille et ses deux marteaux, Bob Bert ramène dans l’actualité le beat Metallic KO de Pussy Galore. C’est une façon de boucler la boucle et de relancer cette machine infernale qu’on appelle aussi l’avant-garde. Jon Spencer a baptisé cette formation the Hitmakers et sur scène, ils jouent tout l’album Sings The Hits. Ils démarrent en trombe avec «Alien Humidity», sharp hot shit de choc et enchaînent sans transition avec un «Wilderness» tout terrain. En plein cœur du set, ils tapent un vieux «NYC 1999» tiré du premier album de Pussy Galore, Right Now, et un «Shirt Jac» tiré de l’in-dis-pen-sable Jukebox Explosion paru en 2007.

Du coup, on peut rapatrier son nouvel album en toute sécurité. Spencer Sings The Hits est un très bon cru. C’est du hot shot, comme au bon vieux temps. On peut même dire que l’album top-nivotte, pour parler crûment. Jon Spencer renoue avec cette formule à l’emporte-pièce qui lui allait si bien, et ce dès «Do The Trash Can». On note la présence de Sam Coones aux synthés. Ils nous coulent ici un admirable bronze de cyber-garage - Dig that can ! - Jon Spencer renoue avec ses antécédents. Et tout l’album va se maintenir à ce niveau d’over-blasting touch. Sam Coones apporte un contrepoint idéal dans les syncopes de grooves. Tiens, puisqu’on parlait de grooves, en voilà un gros, il s’appelle «Overload». Les Awite de Jon Spencer restent les mêmes et il nous fait sa Soul aux vermicelles avec «Time 2 Be Bad». Il pompe le riff du «I Need Somebody» de Question Mark & The Mysterians, à l’identique en tous points. Et dans «Ghost», il prévient sa baby qu’il est un ghost, mais attention, pas n’importe quel ghost : il se dit boogie ghost, ce n’est pas la même chose. Il lance sa B au tiguili de la spensorisation des choses et enchaîne avec un «Wilderness» monté sur le plus primitif des riffs garage. C’est un fabuleux shoot de bam-bam/ bam-bam à la Dave Davies. Que de son ! Les riffs sonnent en creux, comme l’Aiguille creuse d’Arsène Lupin, à Étretat. Le coup de génie arrive enfin avec «Love Handle». Il renoue avec la classe du Memphis Soul Typecast, mother/ fucker ! Il fait la pluie et le beau temps, il crée son monde avec un riff, un seul ! Et ça repart de plus belle avec «I Got The Hits», excellent shoot de look out gratté aux vieux accords de pop sixties. Il termine cet album pantelant avec un sacré clin d’œil aux Cramps et un cut nommé «Cape». Assez bien vu. Il est en plein dedans.

Signé : Cazengler, Spencer les fesses

Jon Spencer. Le 106. Rouen (76). 30 avril 2019

Jon Spencer. Spencer Sings The Hits. In The Red Recordings 2018

 

 

Le sort de Pete Shelley est schellé

- Part Two

 

Petit rappel : le 6 décembre dernier, Pete Shelley cassait sa pipe en bois quelque part en Estonie. KRTNT ! lui a déjà rendu hommage, mais depuis, on a vu déferler dans la presse anglaise une vague sans précédent d’oraisons funèbres en hommage au leader des Buzzcocks. Du coup, Pete Shelley passe du statut d’has been punkoïde à celui de buried treasure du rock anglais. Du statut de rocker de zone B dépassé par les événements pendant trente ans à celui de figure de proue d’un rock anglais en panne de mythes. Du statut de ‘ouais ben bof pas de quoi en faire un plat’ à celui de ‘oh ben mince, qu’est-ce qu’il était bon, Bob’. Du statut de cinquième roue du carrosse à celui de songwriter génial devant lequel se prosterne quarante ans trop tard une presse en émoi. Mais pas au point de lui accorder une couverture. N’exagérons pas !

Quatre canards se fendent donc d’hommages inespérés. De son vivant, le pauvre Pete n’a jamais eu autant de presse. Dans un sens c’est une bonne chose, car l’homme vaut le détour, mais d’un autre côté, quelle tristesse. Pete Shelley avait largement de quoi faire la une de Mojo, même vieux et gros. La beauté fulgurante de sa pop se reflétait dans son regard. C’est un phénomène qu’on observait lorsqu’on le voyait jouer sur scène avec les Buzzcocks. Ever fallen in love ?

Une semaine avant de casser sa pipe en bois, Peter Shelley accordait une interview à Simon Goddard. Goddard parle carrément d’une Buzzcocks’ contribution to human happiness et de pop perfection. On ne peut dissocier le parcours des Buzzcocks de celui des Beatles. Dans les deux cas, les singles faisaient mouche. Quand Godard lui demande d’où lui vient ce sens de la mélodie, Pete cite tout de suite les Beatles. Sa tante lui offrit un transistor en 1963. Il avait huit ans. Tout passait par la radio, à cette époque. Il devra attendre 1968 pour pouvoir s’offrir un tourne-disque. Goddard rappelle que les Buzzcocks ont signé leur premier contrat le 16 août 1977, le jour de la mort d’Elvis. C’était un jour de concert à l’Electric Circus de Manchester et Pete demandait aux gens de ne pas lui cracher dessus. Et quand Goddard lui demande s’il a parfois eu l’impression d’écrire des hits, Pete répond qu’en fait c’est très difficile de le savoir à l’avance - I never tried to write singles, just songs - Il a raison de préciser que Singles Going Steady est l’album préféré des gens. Pour finir, Pete a l’humilité de reconnaître que les Buzzcocks n’ont jamais réussi à devenir énormes en Angleterre : «We were never successful in chart terms, our highest chart position was nb 12 fot Ever Fallen In Love. The success is how we’ve become a part of people’s lives.» (Le plus haut qu’on ait obtenu, c’est la douzième place dans les charts pour «Ever Fallen In Love». Notre vrai succès est d’être entré dans la vie des gens).

Dans Mojo, Ian Harrison tend un micro à Steve Diggle, qui est inconsolable : «We were good, as good as The Beatles or the Stones or anyone !» Quand on le voit sur scène, on comprend que Steve Diggle incarne l’enthousiasme : «When we were playing, I was going Go on Pete, fucking give it some !» Steve Diggle offre tout simplement le spectacle de rock le plus réjouissant du monde. Il rappelle qu’il a flashé sur Pete dès la première répète, dans le salon d’Howard Devoto, à Manchester, en 1976 : «Me and Pete connected on a lot of levels, music, books, the philosophical things inside us, so there was chemistry there.» Steve qualifie ainsi le style de Pete : sensitivity in an iron fist - Pete avait un côté vulnérable, mais il crachait ses mots comme un vrai dur - He could be tough and quite manly and drink whisky - Cet enfoiré d’Harrison ramène la conversation sur la bisexualité de Peter et Steve le remet en place vite fait : «He just sait he liked the best of both worlds.» Comme le font tous les bisexuels du monde. Et il ajoute : «He could have been David Bowie or George Fornby. It wasn’t all heavy philosophy.» Steve dit aussi que Pete admirait Hieronymus Bosch, mais pour le reste, on ne savait jamais trop ce qu’il appréciait. Il évitait d’exhiber ses sentiments. Il laissait ça aux chansons. Alors, qui des deux - Pete ou Steve - allait s’arrêter le premier ? Pete pensait que ce serait Steve. Il disait : «Don’t worry Stephen, when you go I’ll say Ever Fallen In Love was your favorite song !» et Steve lui rétorquait : «Don’t you fucking dare !» (T’as pas intérêt à faire ça !) Et il ajoute : «It’s poignant now.» Pendant la semaine qui a suivi la mauvaise nouvelle, Steve a bu comme un trou, incapable de s’habituer à l’idée que Pete is gone - I’d not had a dream all week but then I had a dream where somebody’s following me, and I turn round and it’s Pete, like the grim reaper, in like a black hooded monk’s thing. That freaked me out (Je n’avais pas fait de rêve de toute la semaine et là j’ai rêvé qu’on me suivait, je me retourne et c’est Pete, vêtu d’une robe de moine à capuche. Ça m’a foutu les foies) - Steve fréquentait son frère de la côte depuis 43 ans. «It was a magical thing we had. He was a friend, a brother, a great musical companion and a fucking genius.» S’il est bien un mec sur cette terre habilité à traiter Pete Shelley de fucking genius, c’est bien Steve Diggle, qu’on voit là, prostré dans un coin, pleurant des larmes de sang.

Dans Vive Le Rock, Kris Needs prend six pages pour saluer la mémoire du vieux Pete. Mais son texte ne dégage aucune émotion. Needs est trop occupé à se mettre en valeur. C’est d’ailleurs sa manie. Il est foncièrement incapable de résister à ce besoin de se mettre en avant, que ce soit dans un panoramique sur les Stones ou dans un book sur Suicide. Il revient ici sur l’époque où il écrivait pour Zigzag. Il rencontre les Buzzcocks en 1978, au moment où ils enregistrent leur deuxième album Love Bites à l’Olympic studio, West London. Il les emmène boire une pinte au Red Lion pub next door pour parler de l’album en cours et au bout de deux pages d’un invraisemblable blah-blahtage, Pete Shelley lâche : «Well I don’t think about writing songs, I just write them.» Et il ajoute un truc qui va en sidérer plus d’un : «It’s almost like a natural process writing songs. Our music isn’t hard work.» En gros, Pete Shelley explique qu’il ne compose pas dans la douleur. Ça lui vient naturellement. C’est peut-être la meilleure façon de situer les Buzzcock : easy.

Celui qui mérite la médaille Buzzcocks, c’est bien Jim Wirth. Il brosse le portrait d’un Shelley tranquille mais déterminé. Wirth commence par définir Pete Shelly comme l’antithèse du hooliganisme punk dont se gargarisait la presse anglaise. Même si les Buzzcocks faisaient partie des premiers fans des Pistols, Pete Shelley s’empressa de reconfigurer ce que Wirth appelle the punk formula. Il allait travailler sur l’émotion plutôt que sur la provocation. Le romantisme plutôt que le chaos. En plus du punk formula, Pete Shelley allait reconfigurer la modern pop dans la foulée. Il allait aussi se servir de l’éthique punk pour balayer tous les stéréotypes. Il adorait tellement le côté iconoclaste des Pistols qu’il le transposa dans sa façon d’écrire ses love songs - His most famous songs depict complex emotional states with unprecedented clarity - Mais dans le privé, il savait rester très discret.

Contrairement à ce que tout le monde pense, Pete Shelley affirme qu’il n’a pas pris le train en marche : «There was no punk bandwagon to jump.» Juste un vélo - It was more off a punk bicycle, and we just pointed it downhill and off we went - Oui, il suffisait de descendre la côte à toute berzingue. Here we go ! En 1978, ils sortent quatre hit-singles et deux albums, Another Music In A Different Kitchen et Love Bites. Mais ce sont les singles qui explosent dans les charts. Ça commence avec «What Do I Get», funny and tragic - Alone here in my half-empty bed - et diablement révolutionnaire. Suivi quelques semaines plus tard d’«I Don’t Mind», puis de l’extatique «Love You More» qu’il fait éclore avec la menace d’un suicide au rasoir. S’ensuit «Ever Fallen In Love» qu’il fait encore exploser à coups de «You piss on my natural emotions». Voilà ensuite «Promises», moins percutant. Et puis bien sûr l’imparable «Eveybody’s Happy Nowadays» - I was so tired of being upset/ Always wanting something I never couls get - Curieusement, le groupe va connaître un déclin rapide et disparaître. Ça paraît incompréhensible après une telle série de hits, mais c’est arrivé à d’autres, comme Sam Phillips ou Slade : le public passe tout simplement à autre chose. Et Pete Shelley se goinfre d’acides et d’antidépresseurs. En 1981, on le persuade de démarrer une carrière solo. C’est l’époque de l’electropop et de tous ces groupe à la mormoille comme Human League qui renvoient Pete Shelley et son Homosapien au vestiaire.

Dans un encadré, Steve Diggle rappelle qu’il rencontra Pete Shelley pour la première fois devant le Free Trade Hall de Manchester - Funnily enough, Malcolm McLaren introduced us - Le lendemain, ils répétaient ensemble. And away we went ! Steve Diggle a toujours une façon très joviale de dire les choses - The two buzzsaw guitars together - We all plugged into one amp - Au tout début, Steve Diggle n’en revient pas : il entend le groupe d’à côté ramer pour monter péniblement une chanson alors qu’eux, dans leur studio, ils ont déjà mis en boîte dix pop hits. Puis il évoque l’épisode fatal : «Howard a fait 11 concerts avec nous. On venait de faire paraître Spiral Scratch. Et soudain, il nous dit qu’il avait fait ce qu’il avait à faire et qu’il quittait le groupe. Pete et moi on était assis sur le sofa, on s’est regardés et on s’est dit : ‘Well, on continue.’ Je lui ai tout de suite dit : je prends la guitare et tu prends le chant, et il m’a répondu : ‘Yeah, I’ll give it a go’, on va essayer.» Pour Steve, Pete était un mec un peu étrange, not your archetypal rockstar. I think that’s made us into something special. Eh oui, il a raison, les Buzzcocks sortaient du lot. Steve Diggle revient sur cette relation superbe qui le liait à Pete : il se voyait comme un alpiniste, en cordée avec lui - We were like two mountain climbers with a rope. If one falls then the other one does - En français, on appelle ça ‘à la vie à la mort’. Et cet enfoiré de sentimental conclut ainsi : «Aujourd’hui, il me dirait ‘Enjoy yourself Steve, don’t fucking worry about me.’» On parle ici de fraternité.

Signé : Cazengler, Buzzcon

Kris Needs : You tear me up. Vive Le Rock # 60 - 2019

Jim With : Pete Shelley 1955-2018. Uncut # 261 - February 2019

Simon Goddard : The last Interview. Record Collector # 488 - January 2019

Ian Harrison : Ever fallen in love ? Mojo # 304 - March 2019

 

MONTREUIL / 04 – 05 – 2019

LA COMEDIA

WHITE TRASH BANG GANG

NONO FUTUR

Dans sa vie Nono ( l'homme du Futur ) est chanteur de rock, profession enviable à laquelle nous n'avons rien à reprocher. Quand il ne chante pas, il observe le monde. N'aime pas les injustices. Surtout les plus criardes, les intolérables, celles qui se déroulent sous vos yeux, d'une manière indiscutable, partout, aux quatre coins de notre planète sphérique, n'importe où et évidemment même à La Comedia. L'a vite repéré et dénoncé à voix haute le coupable, Nono, facile l'est couché de tout son long, par terre, par sa faute vous devez faire un long détour pour atteindre le comptoir. Mais ce n'est pas le plus grave. Un chien bienheureux qui dort et qui répond au doux nom de Whisky ce n'est quand même pas une calamité publique. C'est quand les filles entrent que le scandale éclate, l'animal se vautre sur le dos, et tout de suite c'est la féminine ruée sur la bête. Profonde injustice, nous les mecs, petits êtres bienfaisants au cœur fragile, nous n'existons plus, rayés de la carte d'un seul coup, un génocide total aussi brutal que rapide, une éradication de l'espèce sans merci et sans égale, et le Whisky, les quatre pattes en l'air qui se fait caresser et papouiller sans aucune gêne. En plus il y a des acharnées qui préfèrent rester à vénérer ce misérable bienheureux clébard toute la soirée que regarder les concerts. Infinité des turpitudes humaines, se serait exclamé Cicéron s'il avait assisté à de telles scènes, mais dans leur infinité bonté les Dieux de l'antique Rome lui ont épargné ce désolant spectacle. Mais l'on s'en fout, il nous reste le rock'n'roll !

WHITE TRASH BANG GANG

La saloperie blanche monte sur scène. Bang-Gang mon œil, imaginez plutôt Broum-!-Groum-!!-Groum !!!, un déluge ultra rapide de grosse caisse Bertha, le truc énorme qui vous tape sur les systèmes moteur et sympathique et les réduit en miettes de thon à l'huile, de l'anti-ultra-son ultraïque, le voisin défonce le mur de séparation de vos appartements à la masse d'arme et n'entend pas à en rester là. Xavier Bouda malgré son patronyme n'a rien du Bouddha grassouillet et à la face sereine éclairé d'un sourire idiot tel que le représente de la statuaire indienne, dans sa salopette bleue l'arbore plutôt le genre ouvrier stakanoviste spécialisé en démolition, un artilleur de la destruction bakouninienne appliqué au rock'n'roll. Ne relâche jamais ses efforts, parfois il fait tomber le haut de son bleu de travailleur de force dévoilant un torse musclé d'une blancheur sélénique, parfois il le raccroche et nous cache la neige de son bustier d'éphèbe grec sculpté par Phidias, l'on ne sait quelle logique préside à l'intermittence de cet effeuillage vestimentaire, faut avouer qu'avec les coups de boutoir que reçoit votre cerveau, il vous est impossible de coordonner le moindre raisonnement.

Garage rock'n'roll, se définissent-ils, pour la carrosserie si vous n'aimez pas la tôle emboutie, vous risquez de faire la grimace, par contre pour la mécanique vous pouvez faire confiance, Seb est plutôt un partisan des subtilités guitaristes. S'en tire bien, entre le marteau pilon de Xavier et des méchantes dégelées de Whicket à la basse l'a fort à faire. Whicket le méchant, mais discret. Pour un peu vous ne le remarqueriez pas. Bassiste silencieux accroché à sa guitare comme la moule à son rocher. Pas un geste, plus haut que l'autre, pas le genre de gars à lever le petit doigt pour boire une tasse de thé. Un vicieux, vous fusille pourtant à bout portant sans que vous vous en aperceviez, l'asperge les arpèges sans faillir, distributeur automatique en continu, même pas besoin de glisser une pièce dans la fente, le Xavier vous enfonce dans le sol et Whicket vous arrache les têtes qui dépassent.

Donc entre ces deux bulldozers, Seb cisèle les riffs. Le gars pas pressé, l'artiste qui réfléchit d'abord, l'esthète qui médite, l'on n'attend plus que lui, l'est en face de deux ours féroces et vous sentez qu'il s'extasie sur la beauté des petites fleurs qui l'entourent, vous frissonnez, vous avez envie de lui crier de se servir de sa Winchester au plus vite, mais non, il attend encore un peu, et au moment où vous ne parieriez plus une roupie de sansonnet sur son talent il dégaine sans se hâter le riff qui tue, trois petite notes, point trop n'en faut, et il vous rectifie l'avalanche sonore de ses acolytes. Trop de bruit tue le bruit, alors il incise dans l'avalanche tumultueuse, cette seconde de clarté incendiaire qui remet en ordre le chaos.

The last, but not le dernier de la liste. L'est à la rythmique, au chant et à la parole. Beaucoup pour un seul homme. Pour la guitare, il assure bien mieux que les plus grands consortiums d'assurance, mais son truc à lui, c'est un art bien plus difficile. La corde raide de l'humour tiède. Pas la franche rigolade, un adepte du dérisoire. Se moque du monde, du groupe, du public, et de lui-même. L'adore les pétards aux mèches mouillées. Pas par hasard que les lyrics des morceaux soient en français, vous refile des conseils pêchus, Lâche Pas, Cherche, mais le lombric est dans le fruit. Le quotidien de nos existences n'est pas vraiment excitant quand on y pense, c'est la philosophie du groupe, White Trash dénonciation de la folie humaine, bang-gang, deux coups de fusils dans les pattes des canards boiteux et révoltés que nous sommes qui voudraient atteindre la démesure souveraine des cygnes noirs.

Se fichent de nous jusqu'au bout, eux qui ont œuvré dans la tonitruance durant les quarante minutes du set menées tambour battant nous quittent sur une espèce de slow post-sixties langoureux de boa énamouré qui vient se coller à vous de toutes ses écailles poisseuses.

NONO FUTUR

Tiens un trio. Qui se débrouille bien. Z'ont tous les trois un micro. Lequel assurera le vocal. Vous avez perdu. Ce n'est pas de votre faute, Nono arrive en retard du Futur. Pas pressé. Une fois qu'il a posé sa haute stature sur la scène, celle-ci semble rétrécir subitement. Au bout de trois morceaux faudra enlever le pied du micro et descendre le retour, c'est que Nono Futur quand il est présent il est indéniable qu'il a de la présence. Dans le style géant aux beaux yeux d'acier et à la voix de stentor vous ne trouverez pas mieux dans le magasin du rock'n'roll français. Cet adjectif au sens plein du terme, ne hache pas les mots en simili english yoglourt, vous les énonce clairement, l'en détache les syllabes une par une, dans le genre enfoncez-vous-ça-dans-le-crâne, l'est le partisan des éclairages crus, des clartés cruelles qui se résolvent en illuminations anarchisantes, ne mâche pas ses mots, ne donne pas dans la subtilité du trente-deuxième degré, rien que les titres sont des incitations à la désobéissance civile voire un appel à l'incivilité émeutière, RDV aux Vespasiennes, Vieille Pute de Gauche, Nous n'en Pouvons Plus, J'aime pas la Loi... Pas tout à fait les éléments de langage d'une république en marche vers l'obéissance passive.

Pour soutenir de telles fracassantes déclarations de guerre ouverte, Nono venu du Futur compte sur son trio démoniaque. Aussi malfaisants que les frères Jessie James devant une banque. Trois fines gâchettes. Au fond Tristan. L'a laissé Iseult à la maison, l'a mieux à faire, s'occupe de la batterie. Un insatiable, l'a les baguettes qui volent. L'est partout à la fois. Un feu de mousquetterie sur un galion espagnol à l'abordage. L'a l'air gentil et sympathique sous son chapeau, mais ne vous fiez pas, doit être gravement atteint du syndrome de la batterite aigüe. Un malheureux, vous le posez devant quatre fûts et trois cymbales et son état d'esprit change du tout au tout, sombre dans la folie noire, une démence profonde, ne sait pas choisir, taper sur les tambours l'un après l'autre il ne sait pas, alors il essaie de les atteindre tous en même temps, il n'y arrive pas, enfin presque, parce qu'il est partout en même temps, il veut tout et tout de suite, alors il accélère sans fin, vous file l'impression d'une soucoupe volante qui s'arrache à l'attraction terrestre et fonce dans l'espace inter-galactique à la vitesse de la lumière. Vous assistez à la représentation d'un film de batterie-fiction. En sonorama.

Je pressens que vous n'aimeriez pas être à la place de Bob. Avec cet énergumène qui vous refile le bébé en paquets de douze quintuplés à la seconde, vous ne voyez pas ce que vous pourriez faire si votre mauvaise étoile vous avait fait naître une guitare à la main. Pas d'affolement. Bob n'est pas né de la dernière pluie. Un vétéran. Vient de Rouen le pays de notre Cat Zengler, et de Dominique Laboubée. Tout de noir vêtu, bras tatoués, t-shirt Keith Richards, une vraie dégaine de rocker, un look de corsaire, et des doigts de sorcier. S'immerge dans sa guitare, vous tricote les riffs comme s'il les profilait au laminoir, le guy qui maîtrise l'exubérance, joue comme l'ouroboros, le serpent mythique qui d'un même mouvement engendre et avale le chaos du monde. Une pluie diluvienne de notes ruisselle de son instrument et vous transperce le cœur. Pas de doute si un jour je monte un groupe, je l'inscris d'office. Des guitariste il y en a plein, qui jouent bien, mais la plupart quand ils jouent du rock, ils jouent du rock, le Bob, lui quand il joue du rock, il est le rock. C'est-là toute la différence. Un jeu en apnée sur lui-même, en auto-suffisance rock'n'roll. Le reste devenant superfétatoire.

Gromanch, son surnom le trahit, est à la basse. Je le vois peu, de l'endroit où je suis le gigantisme de Nono issu du Futur l'éclipse moultement. Mais je l'entends, turbine rondement, l'est à la hauteur de ses deux frères d'armes, fournit le background de fond indispensable, n'imaginez pas qu'il se contente de badigeonner méthodiquement tout en noir, non il ondule comme se voûte le dos d'un chat noir qui s'étire sur ses pattes, ou qui s'en vient vous inviter à la caresse. Où quémander ses croquettes. Attention son jeu méphitophélesque pourrait vous inciter à les échanger contre votre âme.

Le public est plus que charmé. Exalté. Batifole au son du rock'n'roll. Nono et le Futur du punk vous font un bâtard dans le dos. Le dernier morceau se nomme fort justement Sodomie, je ne me permettrais pas de recopier les lyrics pour ne pas offenser les chastes oreilles des kr'tntreaders, sachez toutefois que le gouvernement et son président de malheur en prennent pour leur grade. Et plein le cul. Apparemment le public est tellement enthousiasmé à l'idée de glisser leur bulletin de vote dans l'urne qu'ils sont obligés de le rejouer en rappel.

Un set particulièrement rock'n'roll.

J'en ai oublié de préciser que pour la seconde moitié des morceaux Nono ceindra sa guitare, et qu'il nous a prouvé qu'il n'appartenait pas à la famille des manchots.

Damie Chad.

LE CORE & L'ESPRIT

( LCELE01/12019 )

 

Cédric : guitare + baking vocal / David : guitare + sample / Fred : basse / Léo : voix / Nico : batterie.

Pochette conceptuelle minimaliste. Fond rouge sang de bœuf, à droite une simple boite de conserve, dépourvue de l'enrobage papier habituel et des vives couleurs destinées à vous faire saliver et précipiter l'achat pavlovien. Ici l'on ne triche pas, vous pouvez juger d'un simple coup d'œil de la fraîcheur de la marchandise. les acheteurs prudents et méfiants ne s'interdiront pas de tâter d'un doigt prudent et expert car la direction vous épargne l'étape de l'ouvre-boite, le cylindre de fer-blanc est déjà grand-ouvert, tout est fait pour vous faciliter la consommation. Certains feront chauffer, d'autres ajouteront une persillade, mais je pense qu'il est préférable d'ingurgiter le contenu, tout cru, au plus vite, lequel d'entre nous n'a jamais désiré dans ses rêves les plus obsédants, dans le louable but d'augmenter sa capacité neuronienne, de gober d'un seul coup une belle cervelle humaine, conservée sans édulcorant ou additif ! Finie la corvée d'avoir à fracasser le crâne du premier quidam qui passe, le consumérisme triomphant vous épargne ces opérations d'extraction à la petite cuillère plus ou moins ragoûtantes, mine de rien cette misérable boite de conserve est un pas de géant effectué par l'Humanité, elle vous permet de renouer avec les antiques pratiques, garanties 100 % bio, chamaniques et préhistoriques de l'anthropophagie. Hélas les bonnes choses ne durent qu'un temps, retirez le livret des paroles de sa pochette, gros plan en première page sur l'intérieur de la boite vide. Quelqu'un vous a devancé. L'on trouve toujours plus gourmand que soi. C'est d'autant plus vexant, que cette béance cylindrique vous rappelle l'état de délabrement total, que dis-je le néant abyssal, de votre propre cerveau.

Inutile de me téléphoner en urgence absolue pour me demander le nom du produit, le logo de la marque est en haut de la couve à gauche. Je me permets toutefois de vous faire remarquer l'avantage que suscitera l'achat d'une telle nourriture. Deux en un. Deux pour le prix d'un. Jusqu'à maintenant pour assouvir vos instincts bestiaux et intellectuels vous étiez obligés de payer au prix fort les services d'un ou d'une prostituée plus ou moins sidaïque, et d'acheter un livre ( que vous aviez du mal à comprendre ). Désormais vous ressentez la douce sensation de gluance du corps humain glissant voluptueusement dans votre œsophage, et vous n'avez aucun effort intellectuel à fournir, l'assimilation des connaissances contenues dans cette cervelle s'opérant d'elle-même selon les mécanismes de la digestion. Bien sûr les âmes sensibles trouveront cela un peu gore, un peu core, mais essayez de vivre avec votre temps. Non de Dieu, adaptez-vous à la modernité !

Passeur : en arrière-poste la musique compressée qui bourgeonne et gronde comme une menace, l'on ne comprend la situation que dans la deuxième partie du texte, la première est un hommage aux passeurs anonymes, ces hommes multiples d'horizon divers qui ont permis à l'orphelin de survivre et de le mener jusqu'à l'ultime étape de la délivrance. Ces guitares qui poussent et qui hachent ne seront pas sans évoquer pour les connaisseurs ce morceau de Steppenwolf dans lequel John Kay évoque sa fuite de l'Europe de l'Est. Débranche : le groupe émet ce bourdonnement incessant d'abeille qui se bat contre la vitre de la transparence du monde interdit. L'emmuré en son propre corps demande à sortir, la voix perd quelque peu son growl, car quand l'espoir quitte le navire à qui l'on interdit de sombrer dans les léthéennes profondeurs bienfaisantes les revendications se doivent d'être énoncées clairement, des chœurs de tragédie grecque appuient cet ultime désir. Les guitares couinent à la manière des bêtes prises au piège dans leur terrier qui se rendent compte que la mort sera la seule délivrance. Très belle orchestration. Boxe de guitares poingtilleuses. Le Core & L'Esprit : les deux premiers morceaux ont permis de circonscrire le lieu exact du désastre existentiel, entre volonté de vivre et refus de se survivre. Voici le titre manifeste emblématique du groupe. Une auto-définition d'une justesse incroyable. L'esprit sensitif des mots, véritables antennes de ces insectes qui se dirigent selon l'intersection des vibrations émises autant par leurs propres présences que par leur environnement et le corps même des mots, cette chair poétique qu'il faut mâcher afin d'en extraire le jus spermatique du sens. Enfin un combo qui a quelque chose à dire, qui réfléchit sur l'acte même d'écrire et d'allier les vocables à la charnellité de la musique cannibale et du chant incisif. Fils de : constat froid. Les riches et les pauvres. Les héritiers et les prolétaires. Les patrons et les chômeurs. L'élite et le bas-peuple. Laissons les premiers, les magazines au papier aussi glacé que leur sponsors et les médias serviles du Capital vous racontent à foison ces fausses légendes de la réussite personnelle. Les guitares se fardent de douceur pour évoquer ces biographies de rêve. Jusque-là le groupe n'innove pas, se contente de réfléchir l'état social, là n'est pas le problème, l'analyse se doit d'être poussée, le vocal devient mordant, le plus terrible ce n'est pas que la misère attaque vos conditions de vie, qu'elle vous réduise à dormir dans les couloirs du métro, c'est qu'elle s'introduit – à la manière de ces vers foreurs qui pourrissaient la coque des fiers voiliers – en votre esprit et qu'elle éteint le feu de la révolte, '' Tu cries à la Révolution / En décroissantes convictions''. Ne vous inquiétez pas, les têtes de l'hydre anarchie renaissent toujours. Voyageur chimique : intro musicale narquoise suivie de grosses voix railleuses, les paradis artificiels semblent vous mener jusqu'au bout de vous-même, à l'intérieur de soi la lumière dorée de l'herbe est plus verte. Beau travail de batterie qui enfonce les portes ouvertes de l'abandon aux fausses solutions. Colère de guitares. Arrêt brutal. Au final le héros n'embrasse pas l'héroïne. Des millions de laisses : laisse tomber. Le Capital possède toutes les ficelles capables de vous retenir. L'est même prêt à te fournir la corde pour te pendre. Quand il semble manifester quelque attention à ton égard, n'oublie pas que les sirènes ont des arêtes tranchantes. Un titre sans concession, de cimetière si tu sais en tirer la leçon. Sans pitié. Pour toi la laisse, pour eux les millions. True Woman E-Show : trop de réflexion vous pourrit la vie d'idées noires, autant satisfaire les appétits du corps, hélas vous ne ferez pas un hit avec les hit-girls ! Une chanson qui déshabille les rêves télévisés sous cellophane sous laquelle tout se fane. Spectacle de désillusion totale autant pour les spectateurs qui n'ont droit qu'à l'ombre de la proie sexuelle, que pour l'actrice factice qui perd l'âme qu'elle n'a jamais eue. Black Out : après la fille plastique le louveteau aux dents longues prisonnier des technologies, mais ce n'est pas le plus important. Tout le monde a le droit de rêver. Le Core & l'Esprit évoque le black out, l'effondrement total, le ravage irrémédiable, un nouveau départ pour l'humanité, le retour à la vie sauvage. Film prophétique à grand spectacle, avec voix off, lyrics méchants, guitares grondantes, séquences de douceurs idylliques, et batterie tueuse. Rien à Personne : pas vraiment une enflure d'égo qui se prend pour le génie supérieur de l'humanité. Aborde un sujet subtil, celui de ces idées, de ces pensées, de ces inconscientes insinuations idéologiques sociétales inoculées doucement par l'action souterrainement spsychique des médias et des entourages organisationnels qui quadrillent et cimentent notre vécu. Les chaînes dorées de l'accoutumance nous retiennent davantage que la force brutale et coercitive... Ne soyez jamais dupes, ni de vous-même, ni des autres. La musique se fait dure car l'épaisseur obtuse des crânes contemporains le nécessite. Face Cachée : le ver rongeur le plus cruel, le doute destructeur. Dans le miroir l'on n'aperçoit que du noir. La noirceur de notre société nous assaille. Mais ne serait-ce pas moi qui voit tout en noir ! En tout cas ce noir me broie. Me coupe en morceaux. Ne serais-je pas atteint de schizophrénie aigüe ! La musique éclate et devient morceaux de verres aussi coupants que la froide réalité. Le Droit Chemin : celui du Djihad. Faut avoir du courage pour s'attaquer frontalement et sans atermoiement à cette manipulation mentale exercée sur cette population de déclassés et de rejetés qui s'enrôlent sous la bannière militaire des adeptes de la charria. La musique épouse les sinuosités lascives des modes orientaux. Le Core & l'Esprit démonte les mécanismes de la propagande qui fomentent ces horreurs.

 

Il y a des disques qui s'entendent et d'autres qui s'écoutent. Ce premier opus de The Core & L'Esprit est une réussite. Du metal qui pense, un fait significatif. Pas évident, le message verse facilement dans le slogan, seule une grande attention à l'écriture des textes permet d'éviter ce genre d'écueil. La médiane ductilité de la langue française est un peu ( beaucoup ) réfractaire aux grands écarts consonantiques du phrasé rock. Le groupe parvient toutefois à éviter la pompe langagière, aspirante et refoulante, du hip hop national qui s'exprime en notre idiome. Un groupe à suivre.

Damie Chad.

 

WAKING THE MISERY

( WTMEP / 2015 /1 )

Drum : Kris / Bass : Remy / Guitar : Jim / Guitar : AN-TO / Vocals : Kevin

Belle couve. Un homme frappe à la grille de sa cellule. Le cachot ressemble à un sous-bassement voûté d'un cirque romain dans lequel les gladiateurs ou les préposés au festin des lions attendaient l'heure de leur sortie. L'individu semble pressé, il porte une espèce d'attaché-case dans sa main gauche. Mais l'extérieur du monde ne réserve-t-il pas autant de mauvaises surprises que l'intérieur ?

Nightmare : ululement de guitare dans le lointain, galop de batterie, la menace sonore se précise et prend de l'ampleur. Ce n'est qu'une introduction, une ouverture à l'histoire qui va nous être contée. The butcher : les mêmes motifs que ceux utilisés dans le prélude malsain qui s'entremêlent à la manière de leitmotivs électriques avec en plus cette voix sinistre qui survient de nulle part et growle comme grêle sans fin, nous imaginons l'ogre affamé des contes d'enfant au coutelas ruisselant de sang. Leatherface : beaucoup plus heurté, beaucoup plus rapide et toujours cette voix qui mène la charge. Dans le lointain s'entendent des chœurs, la bête au nez de cuir est maudite, mais rien ni personne n'empêchera sa malfaisance. Insane : Elle est en nous, nous l'entendons ramper dans la tuyauterie de notre cerveau. La voici conquérante qui déroule des visions de cauchemars sur un fond de batterie épileptique. Les guitares concassent les rochers de la folie. Très beau morceau qui déroule les anneaux monstrueux de la bête hideuse. We are chimera : rêve ou cauchemar ne sommes-nous pas tout simplement chimères nervaliennes secrétées par notre propre sang ! Peut-être que le monstre ne gronde pas, peut-être n'est-il qu'un chiot perdu qui ronce de bonheur dans le refuge de nos bras. Certes je me suis fait mon petit film personnel. Mais ce premier EP de Waking The Misery est une superbe invitation au voyage. Des titres relativement courts mais superbement orchestré. Rien de novateur mais une maîtrise étonnante. Vous l'écoutez en boucle.

Damie Chad.

 

HECATOMBE

YVES DROMENEL / PATRICK SINGH

( Bizarre Fréditions / Juin 203 )

C'est tout petit ( 10 X 14 cm ), ça tient dans votre main, néanmoins assez épais, plus de quatre-vingt pages, avec couverture et illustrations couleur, fait sombre dans ce recoin de boutique brocanteuse, impossible de discerner ce qu'elles représentent et texte illisible, mais l'objet est tentant et appelle la possession, l'infaillible flair du rocker – qui ne dort jamais – aidant, je l'emporte chez moi pour voir de quoi il s'agit au juste.

L'évidence saute aux yeux dès les premiers mots, nous sommes en Amérique, dans un motel, difficile de faire plus typique, avec en prime un détective en bout de piste, sa femme l'a quitté, ses enfants se moquent de lui, et il vient de se faire virer de son boulot. Excès de zèle, l'a promis à un collègue de lui ramener sa fillette kidnappée, s'est accroché à une enquête difficile, meurtres, cadavres découpés en morceaux, cannibalisme, le mec un peu revenu de tout, surtout du Vietnam, un bon point pour lui, il écoute de la bonne musique, du blues, pas étonnant, l'est noir. Le décor psychologique est planté. Ne reste plus qu'à recoller les morceaux. Dernière précision, l'est fils de pasteur, encerclé de certitudes morales. Qui volent en éclat devant les atouts charnels de l'accorte serveuse.

La soirée s'annonce prometteuse. Elle le sera avec en plus un super guitariste, pas vraiment une musique légère et festive, mais lorsque la demoiselle l'entreprend de ses désirs brûlants et libidineux de louve affamée notre héros n'y fait plus gaffe – vous-mêmes à sa place vous n'auriez pas fait mieux – c'est après que ça se gâte lorsque il reconnaît le musicos, Robert Johnson in person. Décédé depuis 1938, comme tout un chacun le sait.

La suite déjante salement. La pénombre s'éclaire, impossible de fuir, notre détective se retrouve dans un cimetière face à Baron Samedi, nous sommes en plein vaudou, lui décharge, par pur ( et vain ) instinct de flic, quelques balles dans le buffet, mais l'on ne tue pas un esprit. Encore moins leur grand chef ! Surtout quand il vous propose un deal. Dix ans de liberté pour son âme... contre un zombie de petite fille sortie de sa tombe... Marché conclu. Il lui reste dix longues années pour se faire pardonner par Dieu tout-puissant son inconduite sexuelle et son pacte infernal. Avec un peu de chance il sera amnistié...

Comme quoi tout se termine mal.

L'est dommage que le format desserve quelque peu les illustrations de Patrick Singh, leurs singularités immobiles ponctuent le texte, à la manière des tableaux d'un chemin de croix, mais ici au service d'une religiosité morbide. Le récit d'Yves Dromenel est un peu cousu de ce fil noir dont on trame les linceuls du vaudou, mais l'analyse de la mentalité auto-culpabilisatrice de la religion s'avère assez fine. Le vaudou est ici décrit comme une organisation criminelle d'envergure, une hydre tentaculaire rituelle, dressée contre la croyance des bienfaits du divin. Un contre-ordre sociétal métaphysique. A méditer. Attention si vous entendez le chant du coq.

Damie Chad.

SOUL BAG / N° 234

Avril-Mai-Juin 2019

Quelques années que j'avions pas chroniqué un numéro de Soul Bag. Mais ce coup-ci, c'est spécial. La revue fête ses cinquante années d'existence. Il y eut même une première tentative en 1968 sous le nom de Super Soul mais la campagne d'abonnements qui avaient suivi n'avait pas rendu les résultats escomptés... Profitent de ce demi-siècle pour refonder la maquette. Un truc qui pue. Bien entendu, l'on nous clame les vertus de cette nouvelle mouture plus aérée. Un mot magique. Les lecteurs ne lisent plus, alors pour ne pas leur faire peur l'on agrandit la surface de séparation entre les colonnes, l'on rajoute du blanc entre les photos et le texte, bref par mille petites astuces l'on raccourcit les aires de pure lecture. L'est sûr que ce trimestriel était difficile à avaler d'un seul morceau, style jerrycan de cent litres rempli à ras-bord !

Quoi qu'il en soit, il faut bien s'adapter à son époque, tenir l'équilibre financier – voici un bout de temps qu'a été abandonné le CD joint à l'emballage – et garder captif un lectorat vieillissant aux yeux fatigués... Ce qui n'empêche pas Soul Bag d'avoir su tenir la ligne de l'actualité ( blues-rhythm'n'blues-soul ) sans faillir tout au long des décennies, loin des errements de Rock & Folk...

Une revue des meilleurs disques, un par année, ils ont dû s'entretuer, B.B. King en 1968, Bobby Blue Bland en 1974, Etta James en 1978, Johnny Guitar Watson en 1980, pour les autres millésimes vous n'avez qu'à acheter la merveille, en plus dans la colonne de droite vous avez une interview de Jacques Perrin fondateur de ce qui n'était encore qu'un fanzine, inspiré des bulletins des fan-clubs de rock'n'roll, Let It Rock pour Chuck Berry, Pennyman News pour Little Richard, l'est vite rejoint par Kurt Mohr qui a beaucoup œuvré en notre douce France pour notre musique, qu'elle soit noire ou blanche.

Perso, ce sur quoi je me précipite quand j'ouvre Soul Bag, c'est la chronique disques, trente pages, ne faites pas comme moi, ou alors commencez au préalable par rançonner votre banquier. Auparavant décernez le mérite agricole à Watermelon Slim qui nous présente le disque de Sonny Boy Williamson ( II ) & The Yardbirds sorti en 1965, cet homme a du goût, je l'avais acheté à l'époque.

Amis rockers, attention entre autres merveilles, Julia Lee par exemple, un article sur Nashville et l'autre sur le Mississippi Blues Today, vous voyez bien qu'en vous procurant ce collector vous ne mississippisserez pas dans un violon !

Cet insipide bafouillage, rien que pour signaler la présence de ce numéro, chez votre kiosquier habituel.

Damie Chad.

 

12/12/2018

KR'TNT ! 397 : CRAIG BROWN BAND / PETE SHELLEY / GERSHWIN / ROCKAMBOLESQUES (11 )

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 397

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

13 / 12 / 2018

 

CRAIG BROWN BAND / PETE SHELLEY

GERSHWIN / ROCKAMBOLESQUES ( 11 )

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Brown Sugar

— The name of the band ? The Craig Brown Band. That’s my name !

Au moins comme ça les choses sont claires. Jeune, brun, le visage barré d’une solide moustache, souriant et éminemment sympathique, Craig Brown établit un contact direct. Il arrive de Detroit, Michigan, pour une belle tournée européenne. Oh bien sûr, il connaît Margaret Doll Rod, il précise que Dan Kroha est son ami et bien sûr il est allé voir jouer le MC50 Soundgardenisé à Detroit. Et un peu plus tard, on va même découvrir le nom de Timmy Lampinen au dos de la pochette de son album. Il est crédité la fois comme co-auteur et listé dans les remerciements. Mais en dépit de toute cette fiévreuse agitation référentielle, Craig Brown propose un son qui ne doit rien au Detroit Sound et à sa légendaire surenchère inflammatoire. Le propos de Craig Brown pourrait se résumer en un seul mot : Americana. Et il n’est pas surprenant de voir son album paraître sur Third Man Records dès lors qu’on sait que Jack White s’est installé à Nashville, capitale mondiale de la country et qu’il s’intéresse de très près à Loretta Lynn et à Wanda Jackson.

The Craig Brown Band plaira beaucoup aux amateurs de country millésimée, mais pas seulement. Par certaines de leurs échappées belles, ils réactualisent le son des groupes qui tentèrent jadis de populariser la country en y injectant un léger shoot de rock. Le meilleur exemple est celui des Stones, au moment où Gram Parsons et Keith Richards étaient devenus inséparables, ou encore Gene Clark, qui en lançant sa carrière solo en Californie disait vouloir jouer de la country with a rock’n’roll attitude, ce qu’à l’époque le public ne comprenait pas. Si au départ on n’est pas fan de country, la démarche de Gene Clark ou des Flying Burrito Brothers reste difficile d’accès. Contrairement à la pop, la country n’est pas universelle. Waylon Jennings n’atteindra jamais la cote de popularité de John Lennon, et pourtant ils grattent tous les deux des guitares et chantent, comme le disait si bien Charlebois, de jolies mélodies. Mais comme tous les genres très typés (rap, funk, dub, raggamuffin, hardcore and co), la country reste ce que les ethnologues appellent une culture ouaf ouaf, c’est-à-dire une culture de niche. Quelques stars de la country comme Guy Clark, Kris Kristofferson, Jim Ford ou Merle Haggard parviennent cependant à rejoindre le mainstream, sur la foi de chansons parfaites, que ce soit «Desperados Waiting For A Train» ou «Me And Bobby McGee». C’est là, très précisément, qu’on entre dans l’Americana, dans la vision de Gene Clark qu’illustre «White Light» et dans celle de Gram Parsons, portée par «Brass Buttons». On pourrait aussi ajouter «The One Rose» de Johnny Cash ou encore «The Pilgrim», cette merveille que chantent en duo Jerry Lee et Kris Kristofferson sur The Last Man Standing. Un genre dans lequel s’illustra jadis Blanche, un groupe basé à Detroit et mené par les époux Miller, Dan John et sa femme Tracee Mae. Leur «Garbage Picker» est un brillant cut d’honky-tonk à fort parfum de Southern Gothic. Oh il faudrait aussi ajouter les noms de John Langford (l’album All The Fame Of Lofty Deeds est un bon point de départ pour explorer l’œuvre) et des Sadies dont l’album live In Concert est chaudement recommandé aux amateurs de country-rock éclairé.

Eh bien, figurez-vous qu’à cette liste, on peut ajouter «Glad You Came (Happy You Left)» du Craig Brown Band. Car oui, c’est un cut d’Americana parfait. Craig Brown chante sa country d’un ton admirablement perverti. Il vise le cœur battant de l’Americana. Cette dimension du ton nous avait jusque là échappée. C’est une façon emblématique de faire sonner l’I’m gonna shoot up to the stars, une façon de malaxer la matière vocale dans le coin de la bouche, un peu comme le fait Dan Penn dans un autre genre. Appelons ça du feeling d’Amérique profonde. Craig Brown travaille sa diction au corps pour en faire de l’art, avec un ton spécifique, quelque chose d’inimitable, de puissant et d’intentionnel, le gras des voyelles se fond dans l’idée qu’on se fait du Nashville légendaire, tel que voulut le filmer Robert Altman en son temps. Sur scène, c’est imparable, et sur disque, ça l’est encore plus. Craig Brown passe en plus dans «Glad You Came» un solo d’un classicisme qu’on pourrait qualifier de dégingandé, un solo qui coule comme l’évidence d’une rivière de notes dans la vallée et qui vole au secours d’une Americana qui n’en a pas besoin, car elle s’est déjà fait la belle.

Sur scène, le groupe commence par dérouter, avec un son très country. Ça s’annonce d’autant plus mal qu’à peine une petite quinzaine de personnes s’est déplacée. Mais comme Craig Brown et ses amis sont là pour jouer, alors ils jouent. Et ils imposent leur présence de manière assez magistrale. Typical Detroit. Que ce soit en matière de funk, de r’n’b ou de garage, Detroit propose toujours le petit quelque chose en plus qui fait la différence. Craig Brown et ses amis n’ont pas besoin de se rouler par terre pour s’imposer. Ils disposent des trois meilleurs atouts : une vraie voix, un vrai son et la qualité des compos. Pas de meilleur frontman que Craig Brown, il mène le bal à sa manière et plante son regard dans celui des gens sans jamais créer la moindre gêne. Contact direct, comme on l’a dit. Pas de fioritures. S’il part en solo, il le fait avec une fabuleuse économie de moyens et ajoute chaque fois sur sa Strato un nouveau chapitre à l’histoire de l’Americana. Il joue vraiment avec une aisance confondante. Les deux sœurs Drunkard tartinent joliment cette Americana d’harmonies vocales et la section rythmique fouette bien le train de l’ensemble. Il règne dans le groupe un équilibre assez subtil, on sent que ces gens ne sont pas au service d’un leader, mais au service d’une authentique expression artistique. Avant le concert, le guitariste rythmique se disait fan de Ron Asheton, mais sur scène, il joue une rythmique purement country, d’une discrétion à toute épreuve. C’est assez révélateur d’un état d’esprit. Tiens, encore une belle tranche d’Americana avec «Orange». Craig Brown va chercher la vieille diction traînarde de botte poussiéreuse - When the moon turns yellow/ And the sun is red/ Orange is the only separation - Mais ce qui frappe le plus lorsqu’on les voit jouer, ce sont les accents de Stonesy, notamment dans «Planet Song». On sent venir le take me down little Susie de «Dead Flowers», mais c’est You can ride like a cowboy qui arrive. Exactement la même veine magique, et l’Americana de Detroit prend alors toute sa dimension, car rien n’est plus difficile que de recréer l’ambiance d’un cut comme Dead Flowers. Ils terminent leur set avec un autre pur jus de Stonesy, «Overthinking». Craig Brown dit vouloir vivre dans son van, celui qu’on découvre à l’intérieur du gatefold de son album, The Lucky Ones Forget. L’incroyable de la chose est qu’il passe de la Stonesy au souffle dylanesque pour revenir aux échos de Little Susie, et avec les deux sœurs Drunkard dans les parages, c’est la fête au village. Ils terminent en apothéose, avec un fantastique bouquet final d’harmonies vocales et d’échappées belles fiévreusement solotées, sur un brillant doublement de batterie, comme savait si bien les amener Charlie Watts.

Signé : Cazengler, Eva Brown

Craig Brown Band. Le Trois Pièces. Rouen (76). 4 Décembre 2018

Craig Brown Band. The Lucky Ones Forget. Third Man Records 2016

 

Le sort de Pete Shelley est schellé

 

Souvenez-vous, Pete Shelley démarra sa carrière à l’institut technologique de Bolton, un établissement scolaire situé en banlieue de Manchester. On s’y débrouillait comme on pouvait. Tout y était gris : la couleur des murs, la lumière du jour et la peau des étudiants. C’est là qu’il lia son destin à celui d’Howard Trafford, un ado originaire de Leeds qui s’était inscrit en psycho. C’est tout ce qu’on avait pu lui proposer. Les autres surnommaient Howard tête de piaf. Et pour cause ! De grands yeux dévoraient son visage émacié. Un nez proéminent surplombait une bouche aux lèvres pâles et un menton en galoche. Son front bombé semblait rejeter vers l’arrière une maigre chevelure. Howard présentait tous les symptômes d’une santé précaire. Comme psycho ne marchait pas, il passa en sciences humaines. La littérature entrait dans le nouveau programme, alors Howard se jeta à corps perdu dans la lecture de Dostoievski, de Huysmans et des symbolistes. Il retrouvait chez le Russe l’appétence pour le néant dont il se savait doté. Il lisait jusqu’à l’aube et tentait de s’endormir en écoutant No Pussyfooting, l’album de musique ambiante que venaient d’enregistrer Brian Eno et Robert Fripp. Allongé sur son petit lit de fer, Howard se sentait dériver au milieu de nulle part. C’est vrai qu’il aurait bien aimé trouver une copine, mais ça semblait foutu d’avance car les filles ne le regardaient même pas.

Les chambres du foyer universitaire ressemblaient à des cellules de prison. Étroites et glaciales, elles donnaient presque envie de s’évader par la fenêtre. À l’étage d’Howard, un étudiant venait de fonder l’APLS, l’Association Pour la Libération Sexuelle. Intrigué, Howard frappa à la porte.

— Yeahh ! Come on !

Cinq personnes se serraient sur le petit lit en fer. Face à elles se dressait un gros rouquin à lunettes. Sans doute le président de l’asso. Il fit un grand sourire à Howard :

— Tu viens pour la réunion d’information ?

— Yep...

— Assis-toi, ils vont te faire une place. C’est quoi ton blaze ?

— Howard...

— Bienvenue, Howard. Je te présente Suzanne et Edith. Elles sont lesbiennes. À côté, tu as Ronald et George, ils sont homosexuels. Et puis voilà Peter.

Il s’agissait bien sûr de Peter Shelley. Howard croisa le regard de ce petit brun au regard rêveur. Huysmans aurait écrit qu’il arborait le masque malencontreux d’une mine évaporée. Sur la petite étagère installée au-dessus de l’évier, l’eau bouillait. Le président de l’asso retira une grosse résistance électrique du pot à eau et versa l’eau bouillante dans des petits godets en plastique blanc. Le thé fumait et les godets se dilataient dangereusement.

— Revenons au point de départ. Le thème du débat du jour est la solitude ! Quels moyens vous donnez-nous pour la combattre ? Qui veut prendre la parole ?

Trois heures plus tard, Howard sortit de la réunion avec une migraine épouvantable. Peter sortit en même temps que lui mais partit dans l’autre sens en se dandinant. Howard se sentit encore plus seul qu’avant la réunion. Il sentait les larmes lui monter aux yeux. Il revint dans sa chambre, s’empara d’A Rebours et en parcourut quelques pages. Le maniérisme échevelé de Joris-Karl Huysmans lui donnait la nausée. Howard sentait qu’il lâchait prise. Il ne parvenait plus à suivre des Esseintes dans les abysses de la corruption, de la même façon qu’il ne supportait plus de sentir cette taupe de Dostoievski creuser des tunnels dans les ténèbres de sa conscience. Il attrapa sa veste miteuse et sortit de sa chambre en courant. Il sauta dans un bus en direction du centre ville. Howard y connaissait un excellent disquaire. Trouver un bon disque était pour lui le seul moyen d’évacuer temporairement l’envie qu’il avait de se pendre. Il entra dans la boutique et se mit à explorer méthodiquement le premier bac. Il avançait dans l’ordre alphabétique et suait à grosses gouttes. Parvenu à la lettre S, son visage s’éclaira. Il sortit une pochette en poussant un hurlement. Depuis son comptoir, le gros disquaire le rappela à l’ordre :

— Oh, punter, t’es pas sur un terrain de foot ! Soit tu te calmes, soit tu dégages !

Howard serrait contre son cœur un pressage américain de Fun House, le second album des Stooges. Il tremblait de tous ses membres. Il se dirigea vers la caisse et murmura au disquaire :

— Wow ! Man ! C’est mon jour de chance !

Une fois revenu dans sa chambre, Howard mit l’album des Stooges sur sa petite platine et tourna le bouton de volume de l’ampli à fond. Le ramalama des Stooges éclata. Quelques minutes plus tard, le voisin tapa dans le mur. Howard fit le sourd. Allongé sur son lit de fer, il contemplait l’intérieur du gatefold : Iggy et les frères Asheton se vautraient sur un tapis oriental, pareils à des princes dévoyés. «L.A. Blues» explosa comme une bombe sous le plafond sale de la petite chambre. Howard sentit enfin que la lumière pénétrait dans les abîmes de sa conscience. Il voyait la lave stoogienne se répandre dans la chambre. Bam ! Bam ! Bam ! Le voisin tapait de plus belle. Howard se leva, sortit et alla frapper à la porte voisine. Le voisin n’eut pas le temps de réagir. Baaaam ! Howard lui asséna le coup de boule le plus violent de toute l’histoire des coups de boule.

Il venait de trouver sa voie. Les nuages se dissipaient. Pour la première fois depuis sa petite enfance, il se mit à sourire. Il s’observa dans le miroir de l’armoire. Son regard se durcit. Il serra ses petits poings. La rage des Stooges coulait dans ses veines. Il s’admirait, comme savent le faire tous les gosses infortunés. Même si sa petite tête de chouette l’empêchait d’être aussi beau qu’Iggy, il s’en foutait. Wouah ! Il s’en foutait royalement ! Et s’il n’avait pas assez de cheveux pour imiter la coiffure de Ron Asheton, ce n’était pas grave. Fuck it ! Ébloui, il venait de découvrir que la réalité n’est qu’une peau de lapin blanc. On peut la retourner quand on veut. Howard sauta sur son lit. Il savait qu’il allait réveiller tout le bâtiment, mais il s’en foutait comme de l’an quarante. Ses hurlements de joie se mêlaient à la mélasse cataclysmique des Stooges.

Chacun sait que quand on part de zéro, la première chose à faire est de monter un groupe. Le lendemain, Howard mit une annonce au panneau d’affichage du foyer : «Recherche musiciens des deux sexes pour jouer Sister Ray.» Il n’avait pas choisi ce morceau du Velvet par hasard. «Sister Ray» était un morceau nietzschéen capable d’opérer une sélection naturelle. Howard n’ajoutait aucune information supplémentaire, ni numéro de chambre, ni numéro de téléphone. Il prévoyait de passer ramasser les candidats et les candidates au pied du panneau d’affichage.

Les jours passèrent. Howard observait le panneau de loin. Il vit enfin approcher un candidat. Il s’agissait de Peter, le type à mine délurée qui avait assisté à la réunion de paumés. Quelle déception ! Il aurait préféré voir une fille se présenter.

Peter se planta devant Howard et déclina son état-civil :

— Je m’appelle Peter McNeish. Je viens de Leigh et je prépare un diplôme d’électronicien. Je suis fan du Velvet et des Stooges !

Peter avait le regard mobile des personnages que décrit Dickens dans ses romans. Ses sourcils dessinent de curieuses arcades au-dessus des yeux. Il ressemblait à un petit animal fureteur. Il semblait se foutre de tout.

— Howard, viens dans ma piaule boire un thé. Je vais te faire écouter des trucs que j’ai bricolé, hé hé hé...

Peter vivait dans un capharnaüm hallucinant. Une jungle de fils envahissait sa chambre. Grâce à sa maigreur, Howard réussit à se glisser dans un coin de la pièce sans rien débrancher. Debout devant une muraille d’amplis, Peter nouait des câbles qui grésillaient en produisant des gerbes d’étincelles.

— Écoute ça, mate ! Ce sont des expérimentations électroniques inspirées de Roxy Music. J’ai appelé ça Poxy Music, ha ha ha !

Il brancha un dernier câble et tout sauta. Pour la première fois de sa vie, Howard se mit à rire de bon cœur. Entre les deux nouveaux amis, ce fut le coup de foudre.

Dès le lendemain, ils décidèrent de passer à l’action. Ils décidèrent de monter un groupe baptisé les Buzzcocks. Il ne leur restait plus qu’à choisir des morceaux et apprendre à les jouer. Peter connaissait quelques accords de guitare. Howard proposa de chanter. Ils commencèrent par s’attaquer à une chanson facile des Troggs : «I Can’t Control Myself». Ils avançaient à pas de géants. Comme leurs idoles du Magic Band dont ils reprenaient «I Love You Big Dummy», ils décidèrent de se choisir des pseudos. Howard opta pour le nom d’un chauffeur de bus qui s’appelait Devoto. Peter adopta le nom que ses parents lui auraient donné s’il avait été une fille : Shelley. Howard Devoto et Pete Shelley n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin. Ils se teignirent les cheveux en rouge. Déjà qu’ils n’étaient pas très jolis, ils devenaient atrocement laids. Et pour encore aggraver les choses, Howard se mit à porter des boots en vachette rose. Pete alla encore plus loin : il arriva un jour vêtu d’un infâme pantalon feu de plancher taillé dans les rideaux de sa mère. Ils ne savaient plus quoi inventer pour transcender cette vieille réalité. Ils la voyaient perdre ses poils à force de retournements.

Deux jours plus tard, Pete débarqua dans la chambre d’Howard avec un sac en plastique sous le bras. Il en extirpa une égoïne et, sous l’œil effaré de son ami, entreprit de scier sa guitare en deux, dans le prolongement du manche.

— Oh Pete, arrête ! T’es dingue !

— T’inquiète, poto, on tient le bon bout !

Zzzzzzz ! Zzzzzzzz !

Avec des moyens ridicules, Howard et Pete étaient passés sans transition du néant à la surenchère constructiviste. L’envie de monter sur scène commença à les démanger. Ils piaffaient littéralement d’impatience.

— Howard, t’as vu, ils cherchent un groupe de rock pour animer le gala de l’Association des Étudiants du Textile. Ça te dit ?

— Here we go !

Ils durent recruter un drummer et un bassman. Ils allèrent ensuite proposer l’exclusivité des Buzzcocks à l’association. Nullement choqué par leur accoutrement, le sympathique président leur fit confiance :

— Topez-là, les gars !

La salle était plutôt lugubre. Les garçons portaient des barbes et les filles étaient assez grosses. Howard et Pete se lancèrent le cœur léger dans des reprises exacerbées d’Eno et des Stones. Les étudiants qui n’écoutaient que Yes et les Status Quo furent désagréablement surpris. Quelle douche froide ! Les boots roses d’Howard semblaient focaliser l’attention du public. Howard vit même quelques barbus se pâmer de rire. Mais il vit Pete jouer avec une telle hargne sur sa guitare sciée en deux qu’il reprit confiance en lui. Il retourna une nouvelle fois sa peau de lapin. Plutôt que de soigner sa diction, il se mit à torturer ses syllabes de plus belle. Il se raidit comme un piquet et se mit à vomir ses textes. Il sentait l’ombre bienveillante des Stooges planer sur lui. Pete plaquait des paquets d’accords sourds sur sa guitare sciée. Son corps semblait parcouru de violentes décharges d’électricité. Lorsqu’il ouvrait les yeux, il affrontait les regards moqueurs avec une morgue effarante. Howard et Pete s’embarquèrent alors dans une version extrêmement heavy du «Diamond Dogs» de Bowie. Horrifié, le public les supplia d’arrêter de jouer.

— Votre truc, c’est pas du rock ! Houuuuuu !

Quelqu’un coupa le courant. Terminé. À peine quatre morceaux.

Nullement découragés, Howard et Pete décidèrent d’affronter leur destin de punk-rockers d’avant-garde.

— Arrêtons de jouer pour des branleurs qui ne comprennent rien à la modernité. Howard, enregistrons un single mythique !

Le lendemain, ils prirent un bus et filèrent au Revolution Studio. Dans l’après-midi, ils mirent une dizaine de chansons en boîte : quelques reprises inspirées et trois originaux fulgurants, «Orgasm Addict», «Boredom» et «Time’s Up». Emmené par un riff salement mordant, «Time’s Up» sonnait comme un hit. Howard y libérait tout ce qui restait en lui de frustration sexuelle. Pete lui répondait time’s up ! de loin en loin, comme s’il s’était trouvé à l’autre bout de la ville. On avait là les chœurs les plus délicieusement désinvoltes de l’histoire du rock. Quant à «Boredom», il s’agissait d’une autre histoire. La vieille Angleterre n’était pas préparée à cette bombe. Howard y étalait toute sa connaissance des gouffres au long d’un riff descendant, un riff plus glissant que les marches d’une crypte de vampires. Une sorte d’excitation malsaine jaillissait de cette apologie du néant. Pete Shelley y donnait le coup de grâce avec un solo de guitare anorexique qui se balançait sur deux notes. Anti-morceau troué de part en part par un anti-solo, Boredom signait l’arrêt de mort du rock institutionnel. Pour seulement 45 £, Howard et Pete venaient d’enregistrer Spiral Scratch, un modeste EP quatre titres qui allait retourner le rock anglais comme une peau de lapin.

Pendant les quatre décennies suivantes, Steve Diggle allait prendre la place d’Howard auprès de Pete. Ils allaient tous les deux poursuivre l’aventure et installer les Buzzcocks au panthéon des très grands groupes de rock anglais. On n’en finissait plus d’aller les voir sur scène pour prendre la mesure de leur génie pop. Maintenant que Pete Shelley vient de casser sa pipe en bois, le pauvre Steve Diggle doit chialer des larmes de sang dans un coin. Good Lord, s’il est bien un mec qui croyait au destin invincible des Buzzcocks, c’est bien Steve.

Signé : Cazengler, Buzzcon

Pete Shelley. Disparu le 6 décembre 2018

GERSHWIN

JEAN-CHRISTOPHE MARTI

( Editions Jean-Paul Gisserot / Glisserot )

Un homme dont Gene Vincent a repris un morceau, le mentholé Summertime, ne peut pas être entièrement mauvais, ai-je longtemps pensé. Aussi quand ce matin j'ai déniché ce petit bouquin d'une centaine de pages pour moins d'un euro dans un fouillada m'y suis-je jeté dessus, à pieds joints. Je ne le regrette point. L'auteur en connaît un bout, c'est en compositeur de musique et en chef d'orchestre contemporain qu'il se penche avec minutie sur la vie et l'œuvre de Gershwin et au travers de cette biographie nous explorons la naissance et le début de la musique populaire américaine. Rappelons-nous que Gershwin ( né en 1898 ) disparaît en 1937, Elvis Presley est venu au monde en 1935. Il est des concordances de dates signifiantes.

LE GÂTEAU AVANT LA CERISE

L'histoire ne commence pas avec le blues, mais avec le cakewalk. Dans les plantations, avant même la guerre de Sécession, les esclaves observent les maîtres. Dès qu'ils ont le dos tourné – l'occasion est rare – l'on se fout de leur gueule, en les imitant, en les singeant, les avez-vous vu danser le menuet, font ça si sérieusement, si cérémonieusement qu'ils semblent marcher un balai planté dans le cul. Le cakewalk est un art du grotesque. Quelques musicologues soutiennent que les nègres y ont intégré les danses de guerre des féroces Séminoles, mais au début c'est avant tout la soupape de la frustration qui se goupille en grosse rigolade. Avec le temps le cakewalk devient l'institution festive du dimanche après-midi, l'on s'y déguise avec les vieux costumes des maîtres, parfois ceux-ci y assistent et offrent un gâteau au couple vainqueur. Parfois l'on s'y adonne tous les soirs, dès la nuit tombée, la danse devient frénétique et les banjos jouent de plus en plus vite. Au début du siècle suivant, il existe des troupes itinérantes qui intègrent cette gesticulation débridée dans leurs spectacles, certains danseurs, certains couples, acquièrent une célébrité toute relative... Mais c'est la musique qui finit par s'adjuger la plus gosse part de l'apple pie.

LA DANSE ET LE PIANO

En musique classique l'on part du principe que le piano peut à lui tout seul représenter tout un orchestre symphonique, les pianistes noirs se trouvèrent confrontés à une autre gageure, ne s'agissait plus d'évoquer les langueurs des violons et les tempêtes tempérées des bois, mais le vacarme exubérant des fanfares militaires et les flonflons festifs, les aboiements sauvages des cuivres et le brouhaha des tambours. Ainsi naquit le ragtime. A première oreille le rag ressemble à une course de voitures à Indianapolis, mais la vitesse ne suffit pas, à deuxième esgourde vous percevez que le pianiste se doit d'avoir les doigts gourds et gourdins, l'est nécessaire d'appuyer fort, de reproduire la démarche outrée du cakewalk, la musique se doit d'imiter la danse, de se coller au plus près à sa patauderie caricaturale, tout en assumant de folles et subites accélérations comme les personnages des dessins animés. Une main pour appuyer, la gauche pour délirer. Le ragtime est dichotomique, une musique qui essaie de figurer le corps qui danse dans laquelle bientôt les danseurs viendront inscrire leurs mouvements.

Va arriver une drôle d'aventure au ragtime, qui est comme une préfiguration du déploiement de cette nouvelle musique en gestation aux Etats-Unis que l'on n'appelle pas encore le jazz. En 1908, Debussy écrit pour sa fille, bout de chou de six ans, six pièces de piano réunies sous le titre générique de Children's Corner, la dernière se nomme : Golliwog's cake-walk. ( Les Golliwogs sont des poupées de chiffon des enfants noirs, c'est aussi sous ce nom que le groupe Creedence Clearwater Revival enregistrera ses premiers simples. ) Dans la série l'on ne vole qu'aux pauvres la prestigieuse musique blanche classique et européenne s'en vient marauder sur les terres noires de l'antique Louisiane. Ce ne sera pas la seule fois. Ravel compose son fameux Bolero à partir des improvisations sur Four or Five Times de Jimmie Noone qu'il est allé voir en concert. Fait encore plus significatif, après le Boléro Ravel retouchera à une de ses premières œuvres pianistiques Le Menuet Antique qu'il réorchestrera. Parfois on a l'impression que le chat parvient à se mordre la queue.

Enfant Gershwin vit à Brooklin, il est sûr qu'il a entendu les enregistrements de Scott Joplin et de Tom Turpin qui composa Harlem Rag en 1897, à Saint Louis, la ville où fut en quelque sorte expérimenté et élaboré le ragtime. Très vite George squatte le piano de son grand-frère Israël qui sous le nom d'Ira sera le parolier d'Al Jolson, Fred Astaire et Ginger Baker... Un de ses amis Jack Miller musicien amateur lui fait rencontrer Charles Hambitzer, qui séduit par la niaque du jeune garçon le forme, sans le faire payer, lui fait bosser Grieg, Chopin, Liszt et Debussy. Hambitzer est mort jeune, il ne reste rien de lui, mais son influence sur Gershwin sera profonde, il compose, il connaît la musique classique et il joue en soliste dans les orchestres des grands-hôtels, un peu de tout, les airs à la mode, du rag stylisé, de l'opérette et des marches militaires. Le bon côté de la mentalité américaine, il n'y a pas de barrière, le mauvais côté, ce qui est bon est ce qui marche. Hambitzer est un Gershwin qui n'a pas réussi.

Gershwin est un fou du piano. Pour améliorer son jeu il n'hésite pas à demander conseil, lui petit blanc, à James P. Johnson, l'inventeur du stride, cette manière débridée d'accélérer le tempo, qui conduisit le ragtime à sa plus grande incandescence. Le nom de James P. Johnson ne dit plus grand chose à beaucoup, il est un de ces musiciens qui métamorphoseront les structures quelque peu répétitives et mécaniques du rag en leur permettant d'acquérir une grande plasticité évolutive, James P. Johnson avec quelques autres dont Fats Waller qui fut son élève, jeta les fondements du jazz. Son legs est immense, il influença plusieurs générations de pianistes de Duke Ellington à Thelonius Monk, et incidemment c'est son morceau Charleston qui donna naissance à la célèbre danse... Cérébralité et entertainment sont les deux mamelles de la musique populaire américaine.

UNE CARRIERE

Gershwin trouve du boulot. L'est un plugger de Tin Pan Alley. Joue durant plus de dix heures sans s'arrêter les nouvelles compositions que la maison Jerome H. Remick Company propose aux maisons de disques. Travaillera comme un dingue ( salaire correct ) pour Remick's, participera à l'édition des piano rolls ( rouleaux de piano mécanique ), l'était un pianiste talentueux, devient un virtuose, et événement encore plus important, il passe du bon côté de la barrière, il n'est plus un tâcheron, en 1922 Fred Astaire lui prend deux morceaux pour ses deux apparitions dans le spectacle For Goodness Sake présenté à Broadway.

Le tandem Astaire-Gershwin triomphera en 1926 avec Lady, Be good, durant les répétitions George aide Fred et sa soeur Adele à mettre au point la chorégraphie, et pour la première fois Fred s'offre un numéro de claquettes en solo. En 1936 les deux hommes se retrouveront pour les films hollywoodiens de Fred avec Ginger Rogers, Shall wee Dance et A Damsel in Distress.

La comédie musicale c'est bien beau. A condition d'en sortir. Pour voler une expression dévolue à la peinture, nous dirions que c'est de la musique pompière. Techniquement irréprochable, mais le mélomane averti se rend compte que ce n'est que du brillant, du faux- or, rien de bien novateur, de la light music, belle gueule et colorants. Les amateurs de bonne musique se bouchent les oreilles en écoutant. Entre 1920 et 1930 la bataille fait rage entre les tenants de la musique classique européenne et les partisans de la nouvelle modernité musicale qui se fait jour : les artistes ne viennent-ils pas de s'extirper de la chansonnette et de donner naissance à la complexité du jazz ? Paul Whiteman célèbre chef d'orchestre de jazz band décide d'en apporter la preuve en lançant An Experiment in Modern Music, un concert fleuve qui devrait le long de onze séquences différentes prouver au monde entier que l'Amérique est en train d'accoucher d'une musique moderne capable de rivaliser avec les sons venus de la vieille Europe. Gershwin qui est en train se souquer dur sur une nouvelle comédie musicale a d'autres chats à fouetter, mais dans la presse circule un infox : George Gershwin serait en train de composer un concerto-jazz ! Une telle publicité ne se refuse pas. Notre pianiste émérite se met à la composition de Rhapsody in Blue.

RHAPSODY IN BLUE

Question patriotisme musical les américains n'y vont pas de main morte. Les deux grands moments musicaux du vingtième siècle sont d'après eux le Sacre du Printemps de Stravinsky qu'ils peuvent entendre en 1925 et la création de la Rhapsodie in Blue, le 12 février 1924. Pas de complexe. En fait si, un gros, vis-à-vis de la musique classique. Qui rejoint les désirs les plus profonds de Gershwin, ne pas passer pour un compositeur de seconde zone, être reconnu à l'égal des européens. Sait bien qu'il ne part pas gagnant. L'a des idées mais l'art de les mettre en forme lui manque. La musique de danse est une chose, l'orchestration d'un grand orchestre – ne fût-il qu'un big band – à la manière d'un philharmonique lui manque. Demandera à Ferde Grofé de se charger des '' arrangements''. La collaboration des deux musiciens sera amicale.

La Rhapsody n'atteint pas les dix minutes. L'écoute en est facile et surprenante. Ce qui choque au début c'est la maigreur du son. Même quand on la compare aux enregistrements du Hot Five d'Henderson ou d'Armstrong, ne sont qu'une poignée de musiciens mais le son est empreint d'une plénitude que la Rhapsody n'atteint que de temps en temps, peut-être était-il plus facile de capter cette plénitude en studio justement en raison du peu de musiciens. La rhapsody est sûrement blue mais pas blues, ou pour le dire différemment elle est davantage pré-jazz que jazz. L'est des passages où le piano vous joue le rag avec un tel velours que l'on se rapproche du piano classique... L'a marqué son époque, mais aujourd'hui elle paraît datée. La faute en revient sans doute – Jean-Christophe Marti le décrit très bien- à ce qu'un big band n'est pas un orchestre symphonique au service de l'œuvre intangible d'un compositeur sacré dans un total respect à laquelle on se garde bien d'imposer la moindre interprétation personnelle, ici les musicos jouent avant tout pour eux, sont des solistes qui essaient de se faire remarquer par leur virtuosité. La rhapsody souffre pour un auditeur moderne d'un gros défaut. Il est impossible de l'écouter en tant que musique pure. Elle s'impose de visu. Une musique de film et de dessin animé. Mélo larmoyant et cartoon débridés encombrent nos cervelles. Charlie Chaplin devait l'avoir en tête lorsqu'il a composé la musique de Limelight, en 1931. Ferde Grofé éprouvera la nécessité de la réorchestré pour orchestre symphonique en 1942...

SONGS & COMEDIES

Faut être réaliste. Avant sa Rhapsody, Gershwin n'a pratiquement composé que des songs, des chansons, la dernière roue du carrosse, soyons méchants et injustes, de la variétoche insipide. Il n'en est rien. Les songs de Gershwin s'abreuvent à un terreau infiniment plus riche, marches militaires, chants de cowboys, plaintes d'esclaves. George est le roi de la mélodie, ses descentes en mineurs véhiculent des myriades de sentiments, vous êtes prêts soit à tirer votre mouchoir pour essuyer furtivement une larme, soit à vous mettre à bramer comme une madeleine proustienne à la recherche de vos amours perdues, vite du balai, Ira, le parolier attitré et fraternel de George, passe le plumeau de l'ironie sur les araignées noires de vos regrets et vous voici requinqués à bloc prêts à prendre la vie du bon côté.

Une chanson n'est qu'un scénario de trois minutes. Une comédie musicale, c'est exactement la même chose mais en plus long, d'une séquence d'actualité sentimentale, l'on passe au film. Si l'on rajoute la danse et les costumes l'on frôle l'idée d'art total wagnérien. Même si l'on est plus près de La Vie Parisienne d'Offenbach que du Crépuscule des Dieux. Arrêtons de rêver, la véritable usine à rêves, c'est justement la comédie musicale. Une espèce de taylorisme musical. On travaille à la chaîne. Si Gershwin a besoin d'aide pour orchestrer sa rhapsody c'est que son boulot c'est d'écrire une partition-piano livrable avec les paroles – Ira s'en charge – et rien d'autres, une seul mot d'ordre : vite-fait-bien-fait-et-hop-on-recommence. Pas le moment de rêvasser ou à se livrer à des expérimentations hasardeuses. On n'a pas le temps et comme Time is money... Pour le spectateur une comédie musicale est un spectacle, pour le producteur, une production, censée réaliser des bénéfices. Dans la notion de capital-risque chère aux idéologues du libéralismes, ce qui est important c'est le capital à maximiser. Les risque n'est pas à minimiser mais à éradiquer. Certes il y a du fric à se faire pour un compositeur, mais le succès est fragile, les revers guettent les plus brillants, le crack boursier de 1929 n'aide en rien les artistes. Si Gershwin délaisse New York pour Hollywood, c'est aussi parce que son nom ne fait plus autant recette à New York...

La comédie musicale est la sœur siamoise de la revue, certes il y a bien une intrigue mais si lâche que rien ne s'oppose à l'introduction de numéros qui n'ont pratiquement rien à voir avec elle. La comédie musicale c'est un peu la comédie humaine de Balzac revisitée, on saute les descriptions et les analyses psychologiques, les personnages semblent dépourvus de personnalité intrinsèque, sont mus par les évènements. Courent en tout sens, s'agitent de tous côtés, ressemblent à des personnages échappés d'un film de Charlot. Les films des Marx Brothers sont des adaptations de spectacles donnés à Broadway. L'esthétique des la Comédie Musicale n'emprunte rien à la dramaturgie classique, l'est issue des pistes du cirque, des baraques foraines, de l'opérette de tout ce qui hurle et plastronne. Una comedia dell'arte qui touche aux bouffonneries et au burlesque. Ce qui ne veut pas dire que ceux qui la confectionnent sont des abrutis acculturés. Mais parfois il n'est nul besoin d'être diplômé de Princeton pour saisir sous l'emphase des provocations une critique résolue des tares de la société américaine, voire de la situation internationale avec par exemple les chemises bleues de Let 'Em Eat Cake qui ne sont pas sans similitudes avec les chemises brunes hitlériennes.

GERSHWIN ET LE JAZZ ( 1 )

Gershwin est l'exact contemporain des pionniers du jazz, Sydney Bechett, Louis Armstrong, King Oliver. Il a pu voir The Original Dixieland Jazz Band exclusivement composé de blancs à qui l'on doit l'enregistrement du premier disque de jazz. Pour Girl Crazy Gershwin dirige l'orchestre de Red Nichols dans lequel on trouve Benny Goodmann, Glenn Miller, Jimmy Dorsey et Gene Krupa...

UN GERSHWIN CLASSIQUE

Concerto en FA pour piano et orchestre. En trois mouvements. Extrêmement plus moderne que la Rhapsody en le sens où l'orchestration évoque davantage le Leonard Bernstein de West Side Story que l'accompagnement ragtime d'un dessin animé. Seul le piano se permit des syncopes sautillantes ou des glissandi estampillés jazz. Les musicologues ne manquent pas de relever de nombreuses influences à la César Frank ou à la Prokofieff. Moins novateur que le prélude mais bien plus actuel pour nos oreilles.

Mais sa grande ouevre classique, pratiquement gardée secrète seront les 3 Préludes. Gershwin y atteint un condensation extraordinaire. L'on est très près de Stravinsky pour l'attaque des touches et de Debussy pour la délicatesse des variations tonales. Les 3 Préludes sont une sublimation du style ragtime. Seul Gerswhin possédait le vécu qui lui permit cette écriture. Peut-être aurait-il continué à explorer cette voie si une tumeur fulgurante du lobe droit ne l'avait abattu en plein vol. Certes dans ce domaine le poème symphonique en Fa sera son plus grand succès, mais n'est en rien de la trempe de des 3 Prelude

Ce qui est sûr c'est que les musiciens qui s'attelleront au renouveau ( classique ) de la musique américaine ne l'admettront pas dans leur club très fermé. Le cataloguent impitoyablement dans les marécages de la musique légère et populaire. Tout au plus lui reconnaissent-ils une certaine facilité d'invention... Il en souffrira énormément.

GERSHWIN ET LE JAZZ ( 2 )

La situation est plus complexe que cela. L'est toujours le compositeur le cul entre le strapontin du jazz et le canapé du classique, l'est sempiternellement le juif au postérieur entre le tabouret des noirs et le fauteuil des blancs. L'est une sommité du monde musical, mais sa patrie mythique c'est la Russie que sa mère a fuie... C'est avec Porgy and Bess qu'il va tenter de réunir la poire et le fromage. Porgy and Bess n'est pas une comédie musicale, mais un opéra. Entrevoyez la différence. Un opéra noir. Mais il ne prend pas les thèmes dans le folklore noir. Il pense qu'il est mieux à même de traduire musicalement le tréfonds de l'âme noire. Porgy est dans l'oeuvre de Gershwin ce que furent Les Misérables pour Victor Hugo. C'est l'opéra de la misère. La survie des noirs dans le ghetto de Charleston. L'amour y côtoie la prostitution, les sentiments de possession ou de délivrance débouchent souvent sur la mort et le crime...

Les élites noires se sont, dès les années cinquante, désolidarisées du contenu idéologique de Porgy and Bess... c'est en ces mêmes moments qu'elle commence à se détacher du blues qu'elles jugent trop misérabiliste. La gauche américaine lui reproche d'être empli de vieux clichés blancs. N'empêche que musicalement c'est une merveille. Gershwin réussit l'impossible synthèse de la vulgaire song populaire et du lyrisme symphonique de la musique romantique européenne. La version Armstrong-Fitzgerald me semble la plus poignante, mais c'est un avis personnel.

 

GERSHWIN ET AUTRE CHOSE

Porgy est la dernière grande œuvre de Gershwin. Peut-être cette réussite lui permet de surmonter son complexe prononcé vis-à-vis de la musique classique. Il meurt trop brutalement pour savoir si l'intérêt qu'il commençait à professer pour le dodécaphonisme de Schöenberg et l'intérêt qu'il porte aux théories de Schillinger qui estime que toute la musique classique est viciée car ne procédant pas de notes pures à la tonalité et à la hauteur définie scientifiquement … Shillinger travaille notamment avec l'ingénieur Theremin qui bosse sur la mise au point de son instrument électro-acoustique modestement nommée le Thérémine. Trente ans plus tard les rockers abasourdis entendront parler de cet instrument dans les revues spécialisées sur la composition de Days of Future Passed des Moody Blues ( 1967 ) et l'enregistrement de Good Vibration des Beach Boys ( 1966 ).

 

De toutes les manières, Summertime...

Damie Chad.

Question subsidiaire pour voir si vous avez tout compris : quel rapport avec la pochette de Sergeant Pepper's Lonely Hearts Club Band et la naissance du jazz ?

 

ROCKAMBOLESQUES

FEUILLETON HEBDOMADAIRE

( … le lecteur y découvrira les héros des précédentes Chroniques Vulveuses

prêts à tout afin d'assurer la survie du rock'n'roll

en butte à de sombres menaces... )

EPISODE 11 : Français, Françaises

( adagio angoissono )

SURPRISE

-te-six'' La voix du président était crispante, sans doute était-ce le moment d'entonner l'hymne funèbre des Doors '' This is the end, beautifull friends'' aussi fumes-nous surpris lorsque retentit dans le silence mortuaire qui nous entourait le craquement de l'allumette qui signifiait que placidement le Chef allumait un nouveau Coronado, et encore plus lorsque de sa voix tranquille s'éleva : '' Agent Chad, veuillez ouvrir la double-porte du café, en grand, s'il vous plaît'' Je m'exécutai rapidement mais il dut sentir un soupçon d'incompréhension se faire jour dans nos esprits car il ajouta d'un ton d'évidence affirmative : '' C'est ainsi dans les films, le Septième de Cavalerie survient toujours à la dernière minute, nous nous devons de faciliter sa pénétration dans l'ultime réduit de résistance'' Au-dehors le timbre du Président froid comme la mort égrenait son décompte funèbre :

'' quarante-deux... quarante-un... quarante... trente-neu...''

Et c'est à cet instant précis que retentit la trompette du Septième de Cavalerie. La vérité historique m'oblige à reconnaître que ce n'était pas le cuivre victorieux d'un clairon mâle et viril qui se fit entendre mais l'exclamation excédée d'une voix frêle et perçante :

'' Mais enfin tu te pousses gros bas-lourd !''

il y eut une seconde d'incertitude générale aussitôt suivie d'un avertissement menaçant :

'' Sinon Molossa va te mordre !''

et elles apparurent toutes les trois, à l'endroit précis où vingt secondes auparavant j'avais fugitivement saisi le geste d'agacement d'un soldat qui écartait son épaule ( la gauche ) du mur sur lequel elle s'appuyait, et elles parurent, toutes les trois, Molossa – Molossa l'intrépide, Molossa l'amour de ma vie, la compagne fidèle, le miel de mon âme, Molossa la beauté du monde - devant, les oreilles droites, la queue frétillante, la gueule ouverte dévoilant des crocs luisants, perlants de quelques gouttes de bave, et derrière tout près, Marie-Ange et Marie-Sophie se tenaient par la main sagement.

'' Pas de pitié, hurla le Président, feu sur ses trois misérables avortons !''

Mais l'on entendit fort distinctement la voix d'un conseiller s'interposer :

'' Ce serait une folie, Monsieur le Président, devant les caméras du monde entier, malheureusement l'on ne peut pas tuer des enfants, cela nuirait à votre image, ce serait contre-productif.''

Je remarquais qu'aucun des militaires présents n'avait esquissé le moindre geste, mais Marie-Sophie avait compris, elle se pencha sur Molossa la saisit et la nicha entre ses bras sur sa poitrine. Les fillettes pénétrèrent dans le bar tout sourire, Popol se précipita pour servir un gros bol de Moonshine à Molossa qui s'y rua dessus sous une pluie de caresses tandis que Marie-Ange s'écriait :

    • Elle est venue nous chercher, chez notre ancien voisin qui nous avait invités, nous deux, Papa et Maman, à passer deux jours chez eux pour remonter le moral de Maman. Molossa est entrée dans le jardin, et a aboyé, Ouaf ! Ouaf!

    • Ouaf ! Ouaf ! interjecta Molossa qui apparemment suivait la conversation.

    • On a reconnu sa voix, on s'est habillées, on l'a rejointe et on l'a suivie jusques ici !

    • Agent Chad, veuillez refermer cette porte, le bal ne fait que commencer !

       

INTERLUDE 1

Encore une fois les prophéties du Chef devaient se révéler exactes. Certes le Président avait interrompu son décompte macabre mais il n'était pas à bout de ressources. Nous ne tardâmes pas en avoir la preuve. Au bout d'une demi-heure, un porteur de drapeau blanc se détacha de l'arrière d'un blindé et s'avança prudemment vers l'entée du bar. Il s'arrêta à une dizaine de mètres et agita à profusion son fanion :

    • Agent Chad entrouvrez délicatement, tenez gaillardement vote Glock en main, et écoutez la proposition de cet impétrant.

Mais l'olybrius en question ne daigna même pas m'adresser la parole. A sa voix de stentor doucereuse nous comprîmes pourquoi il avait été choisi :

    • Petites filles, sortez vite des mains de ces voyous, ce sont des méchants, le Président très gentil a une myriade de cadeaux pour vous, une dînette, des gâteaux, des peluches, des livres de coloriage, une télévision grand-écran pour regarder les dessins animés...

Il n'eut pas le temps d'achever, les deux mignonnettes lui crièrent :

    • On s'en fout, on veut Crocodile !

Et sur ce, visiblement inspirée par on ne sait qui, Marie-Sophie ajouta :

    • Pfft ! Des trucs de bébé, on aurait préféré les œuvres complètes d'Aristote !

Dépité, l'étamine en berne, l'émissaire rejoignit le Président, qui entra dans une vive colère, le traita d'incapable, lui cassa la hampe de son drapeau sur la tête, et fit un signe à un autre sous-fifre qui se précipita pour lui parler à l'oreille. Le conseiller devait lui communiquer une idée excellente, car le visage du Président se détendit et finit par s'illuminer, il se mit à tapoter gaiement le blindage d'un char d'assaut tout en sifflotant un air que nous pressentions guilleret. Je refermai la porte et me retournai vers mes camarades.

INTERLUDE 2

Le Chef allumait un Coronado avec cet air pénétré qu'il arborait chaque fois qu'il se livrait à cette délicate et essentielle occupation mais ce fut Alfred qui attira mon attention, le portable à la main, il semblait en proie à une hallucinante danse de Saint-Guy :

    • Dernières nouvelles, j'ai envoyé par E-mail mon article sur le concert de Darky et les évènements qui ont suivi, directement sur le poste de commandement des rotatives de l'imprimerie, le numéro ne fait qu'une page, mais on se l'arrache dès que les voitures de Match s'arrêtent sur les ronds-points pour les distribuer, les gens qui n'en ont pas deviennent fous de rage, endossent des gilets-jaunes et commencent à tout casser dans Paris en demandant la démission du Président, ah attention un nouveau message sur le portable, je mets le son, écoutez tous, sans doute le patron qui m'envoie une augmentation de salaire, Youppie !

Mais ce n'était pas ça du tout.

INTERLUDE 3

Une voix déchirante s'éleva :

    • Allo, mes chéries, c'est Maman, avec Papa. Ce matin vous n'étiez pas à la maison quand nous nous sommes levés, on vous a cherchés partout, et puis un envoyé du gentil Président est arrivé pour nous apprendre que vous avez été menées ici par un chien féroce – Molossa ne put retenir un ouaf ! sonore en entendant parler d'elle – mon Dieu, mes chéries, cette bête est à vos côtés, prêtes à vous mordre, sortez-vite, rejoignez-nous, nous sommes à côté du gentil Président.

    • Oui sortez – c'était le père – sinon vous aurez martinet, et pain sec à l'eau de vaisselle pendant huit jours !

    • Par contre si vous sortez tout de suite, nous irons au restaurant manger des frites avec les doigts, et puis allumer un cierge à l'église pour Crocodile, nous l'aimions si fort !

La mère éclata en sanglots mais la réponse des petites filles ne se se fit pas attendre :

    • Non on reste ici avec Damie et Molossa, elle ne mord que les méchants – un énorme GRRRRRRR ! de Molossa confirma – c'est trop marrant, le Chef nous passe des Coronados en cachette, et Popol nous a fait goûter le Moonshine Polonais. C'est trop bon !

    • Mon Dieu, mes Chéries !

    • Non, non et non, on s'ennuie à la maison, vous ne faites que pleurer et prier sans arrêt, ici on s'amuse !

Il y eut un cri déchirant et la conversation s'interrompit.

REVELATIONS SENSATIONNELLES

Durant deux heures il ne se passa rien de notable. Nous en profitâmes pour nous restaurer, nous en étions au café-tracteur ( suivi de trois remorques-citernes de Moonshine ) lorsque une certaine agitation se produisit dans le camp adverse. Il était évident qu'un nouvel événement se préparait. Des caméras de télévisions se rapprochèrent de la façade de chez Popol, des perches de micros surgissaient de partout, on déroula un tapis rouge, on apporta un micro, devant lequel le Président se plaça. Durant toute son allocution, il ne nous présenta que son derrière maigrelet.

        • Françaises, Français,

          La gravité de l'heure m'oblige à prendre la parole. De terribles évènements secouent notre pays. Je ne parle pas de ces gens qui sont en train de mettre le feu à Paris, je n'ai pas encore compris pourquoi, non, c'est ici à Provins que se déroule la plus grande attaque dont notre pays se trouve être la proie. Depuis Clovis, depuis Charlemagne, et tous ses souverains glorieux, et tous ses dirigeants attentifs à sa perpétuation.

          Voici plusieurs mois, que nous avions décidé d'éradiquer la plus grande menace civilisatrice que l'Occident ait jamais connu. Cet ennemi, nous le connaissons, je le nomme avec horreur, j'aurais aimé que jamais ce mot ne franchisse mes lèvres, c'est le Rock'n'roll. Un terrorisme d'un nouveau genre. Il s'insinue très sournoisement dans les cerveaux de nos adolescents et de nos enfants, il les pervertit, leur fait perdre le sens de nos valeurs sacrées et les rabaisse au niveau de l'animalité. Depuis plusieurs années nous avons tenté de l'arrêter. Nous avons fermé des centaines de salles de concerts, nous avons édicté des lois pour réduire le niveau sonore des prestations, nous avons créé un statut qui empêche les musiciens de vivre de ce qu'ils appellent leur art, nous les avons chassés des médias, mais rien n'y fait, ce chiendent prolifère. Nous sommes confrontés à une lèpre morale et auditive sans équivalent.

          Mais l'on ne tue un ennemi qu'en le frappant à la tête. Voici quelques années mon prédécesseurs avait réussi à couper celle-ci : le SSR, le Service Secret du Rock'n'Roll. Sans doute vous souvenez-vous de cette âpre bataille dites des Chroniques Vulveuses, mais la tête de l'hydre a repoussé. Nous lui avons tendu un piège machiavélique, nous avons feint de pactiser avec elle afin de le localiser, mais le serpent immonde nous a plusieurs fois glissé entre les mains. Une bête venimeuse qui ne respecte rien, qui n'hésite pas à tuer pour parvenir à ses fins ultimes qui ne sont autres que l'asservissement de notre nation millénaire, à une musique sauvage et indocile.

          Toutefois nos efforts et notre persévérances parviennent enfin tout près du but. Nous sommes prêts à les écraser. Ils sont là derrière moi, dans ce misérable café, il ne me reste qu'à ordonner à nos valeureux commandos de lancer l'assaut et à nos blindés d'écraser sous leurs obus et leurs missiles, leur dernier réduit. Ils sentent leur dernière heure arriver, ils tremblent, ils n'ont même pas le courage de m'abattre dans le dos, j'en prends à témoin, la France toute entière. Peut-être vous demandez-vous pourquoi je tarde alors qu'il ne me reste qu'à abaisser le bras pour commander leur destruction immédiate. Je me sens le devoir de vous le révéler, mais sachez que lorsque j'aurai terminé de lire le document que je tire de ma poche, vous me comprendrez et me pardonnerez ce léger retard.

          ( A Suivre. )