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30/01/2019

KR'TNT ! 404 : DURAND JONES / CANNIBALS / VARIATIONS / LUCILLE BOGAN / DEAD GROLL / MURCIA TROPIKAL

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 404

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

31 / 01 / 2019

 

DURAND JONES / CANNIBALS

VARIATIONS / LUCILLE BOGAN

DEAD GROLL / MURCIA TROPIKAL

 TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Le péril Jones

 

Curieusement, Durand Jones ne fait qu’une seule date en France. Étrange, car depuis la disparition de Sharon Jones et de Charles Bradley, il bénéficie d’un big buzz. Il règne dans l’air comme une immense soif de Soul, aussi s’est-on mis à compter sur Durand Jones et son collègue Lee Fields.

Oui, on compte sur lui comme on compte sur l’arrivée des renforts du septième de cavalerie, alors que les Mescaleros nous encerclent dans un canyon du Nouveau Mexique. On compte sur lui comme on compte sur l’arrivée des secours quand le paquebot vient de couler en mer du Nord et qu’on grelotte à s’en briser les dents dans l’eau glacée. On compte sur lui comme on compte sur la providence quand le petit avion qui nous emmenait à Saül vient de s’écraser et qu’on se retrouve seul au cœur de la jungle guyanaise. Et chacun sait qu’il ne faut jamais compter sur la providence. Ce serait trop facile.

On s’attend donc à un set énorme, d’autant que la Maroquiqui est pleine comme un œuf de tortue. Et pourquoi le set de Durand Jones serait-il énorme ? Parce que l’album est excellent. Si on prend le soin de l’écouter avant le concert, on s’attend forcément à un gros set de Soul, comme il en existait encore du temps de Sharon Jones, the tiny voodoo queen. Il démarre son album avec un fabuleux shout de Soul évangélique intitulé «Make A Change». Il colle bien à l’esprit des profondeurs de la deep Soul - You/ Got/ To/ Make/ A change - oui, il lui demande de changer et ça vire en vrille de solo de sax, avec toute la bravado rythmique qu’on puisse espérer. La plupart des cuts de l’album sont des balladifs énamourés, et soudain, réveil en fanfare avec un «Groovy Babe» tapé au heavy groove de guitare. Durand Jones fait Sam & Dave à lui tout seul, il renoue avec le Stax Sound, mais en pire. C’est d’une rare puissance. Il tape aussi son «Tuck N’ Roll» de fin de course au gros beat. Mais le chef-d’œuvre de l’album pourrait bien être «Giving Up». Durand Jones y conduit sa Soul comme une messe, à la manière d’Al Green. Il se fond dans le lit de la river. Il devient alors un Soul Brother liquide d’exception, il fait de la Soul nuptiale, un pur jus de déréliction rampante nappée d’orgue. Ah tu veux danser, baby ? Alors voilà «Smile» - Ask me what you want to do - Ce diable de Durand swingue sa Soul avec un tact de tacticien, dans toute l’épaisseur du coming back. C’est une abomination fabuleuse, on a là un pur chef-d’œuvre de heavy Soul. Durand Jones swingue son art avec une infinie délicatesse.

Bizarrement, le set n’est pas au niveau de l’album. Première contrariété : les musiciens qui accompagnent Durand Jones sont des blancs. Le bassiste aurait pu jouer dans Genesis ou Deep Purple, il en a le look. Durand Jones arrive dans une chemisette à grands carreaux bleus et blancs et attaque avec l’excellent «Make A Change» - Tell me baby what’s going on - Il bouge sur scène avec une belle sensualité languide, mais un petit quelque chose dans son look tranche nettement avec le fort parfum de deep Soul que dégage son album. Le son semble plus commercial, plus à la surface des choses. Sans doute est-ce sa façon de danser qui intrigue. On se croirait dans l’une de ces discothèques où régnaient au temps d’avant les rois de la sape zaïrois venus draguer des blondes. Puis Durand Jones bascule dans une sorte de calypso - What am I supposed to do - En fait, on le voit essayer de faire du Marvin, mais ça ne marche pas, car le backing est un peu trop insipide. L’absence de cuivres ne pardonne pas, now I just can’t let you go, clame-t-il dans la plus parfaite indifférence. Sa Soul scénique paraît même parfois laborieuse. Il chante des morceaux du prochain album, notamment un «Strange Circles» assez transparent. Il tente désespérément le cross-over sur Marvin, oooh baby, mais le groove refuse absolument d’obtempérer. On souffre de le voir ainsi souffrir, de la même manière qu’on devait souffrir voici deux siècles de voir le Christ cloué sur sa croix, ruinant ainsi l’avenir de la chrétienté, comme le rappelle Houellebecq dans son apologie de l’Islam. Tout ça pour dire que le pauvre Durand Jones inspire par endroits un mysticisme de carton-pâte. Puis on découvre au fil du set qu’il ne chante pas l’un des meilleurs titres de son album, «Is It Any Wonder». L’effet est assez désastreux. On entend une voix de Soul brother et Durand Jones ne chante pas ! Mais alors qui chante ? Un ange ? Non, il s’agit du batteur, un certain Aaron Frazer. On peut aller jusqu’à dire que ce jeune blanc-bec est assez doué, il dispose d’un beau petit chat perché, mais un chat perché de blanc. Par contre son jeu de batterie contrarie énormément : il frappe un peu fort. Oh il y croit, c’est évident, mais on rêve d’un drumbeat à la Al Jackson, quelque chose d’un peu plus distingué, à la fois dans l’être et dans le paraître. C’est d’ailleurs lui qui présente cette chanson politique, «Morning In America», qui décrit le politic mess des États-Unis et qui évoque les 70% d’Américains qui vivent du paycheck au paycheck, quasiment au jour le jour. Et puis à un moment et de façon assez inespérée, ça se met à chauffer avec un gros solo de wah-wah. Durand Jones se met à danser comme un soufi, il tournoie et valdingue, et il enchaîne avec un groove à la Sam & Dave, le fameux «Groovy Babe» et là la Soul reprend des couleurs, Durand Jones jerke sa Soul avec une classe carnassière, il se fait félin de service, il tombe à genoux, il jette toute la foi du pâté de foie dans la balance et ça devient enfin sérieux. Il se met à danser comme un guerrier zoulou d’un pied sur l’autre et screame comme James Brown. Excellent ! Il sauve son set. Il enchaîne avec l’excellent «Can’t Keep My Cool», un fantastique slow groove enchanté de l’intérieur, qu’il interrompt avec des moments de silence que le public est incapable de respecter - And I don’t know what I’m supposed to do - Une merveille. Il finit au sol, comme terrassé par la beauté qu’il génère. On imagine cette merveille dans un contexte musical plus adapté, comme celui de l’album, notamment. C’est sans doute avec «Don’t You Know» qu’on songe à décrocher, car cette Soul refuse d’obtempérer, trop co-chantée avec cet excellent blanc-bec d’Aaron. C’est d’une préciosité qui ne convient pas à un Durand Jones qu’on sait capable de miracles. On passe complètement à travers «Long Way Home» et «True Love». Ça groove sans groover, ça excède autant que le spectacle d’un volcan éteint. On préfère voir les volcans en éruption. En concert, les longs passages à vide ne pardonnent pas. Comme si après le Christ Durand Jones voulait rater sa conquête spirituelle du monde. Il finit cependant avec son très beau «Smile» - Try to give up/ Just for a while - chanté dans la joie et la bonne humeur contagieuse - Hang on my smile - «Smile» sonne comme un morceau fétiche, un morceau sauveur d’humanité. Il finit toujours avec. Et c’est là où commence la vie de l’âme, ce qu’on appelle la Soul.

Signé : Cazengler, Duranci Jaune

Durand Jones & The Indications. La Maroquinerie. Paris XXe. 23 janvier 2019

Durand Jones & The Indications. Coleman Records 2016

 

 

Le festin des Cannibals

 

L’âme des Cannibals porte un nom : Mike Spenser. Un expat, comme on dit là-bas. L’un de ces Américains de Brooklyn débarqués en Angleterre au début des années soixane-dix pour y porter la bonne parole.

Il entre gamin dans le rock par la grande porte, grâce aux Stones et Chuck Berry, Jimmy Reed et Bo Diddley, Otis et les Temptations. En 1966, le jour de ses 19 ans, il la chance de voir les Stones à Forest Hill. Et comme la guerre du Vietnam fait rage à cette époque, Mike Spenser est baisé. On l’appelle sous les drapeaux. What ? Aller se battre dans cette guerre qui ne sert à rien ? Il s’embarque à bord d’un bateau en partance pour les Indes, mais il rentre au bercail pour finir ses études. Au début des années soixante-dix, il traîne avec les Miamis, un groupe qu’on retrouve sur la compile du CBGB. Comme les Miamis sont des copains des Dolls, Mike Spenser finit par faire le roadie pour les Dolls. Il fréquente aussi les Stilettos qui vont devenir Blondie. Et comme il lit le Melody Maker, l’idée germe dans son esprit d’aller s’installer à Londres. C’est aussi bête que ça.

Le groupe qui l’intéresse dans le Melody Maker, c’est Dr Feelgood. Il va traîner au Soho Square Market, derrière the Leceister Square tube station, où Roger Armstrong tient le Rock On Stall. Quand il entend «Confessin’ The Blues» des Stones, Mike Spenser sort son harmo et jour sur le cut. Roger Armstrong lui demande s’il joue dans un groupe, et voilà, c’est parti. Mike Spenser se retrouve sur Chiswick avec les Count Bishops. C’est là que paraît Speedball. McLaren repère Spenser sur scène avec les Count Bishop sur scène, mais Roger Armstrong lui dit de dégager, vu que Spenser est signé sur Chiswick. Au fond, Mike Spenser n’aime pas le punk. Il ne supporte pas ce son privé de mélodie et de substance. Par contre, il adore les Undertones et bien sûr les Heartbreakers, deux groupes qui, on le sait, n’ont rien à voir avec le punk-rock.

Le B-side de son premier single avec les Cannibals qui s’appelle «Nothing Takes The Place Of You» figure parmi les all-time faves de John Peel, cette fameuse box de single avec lequel il est enterré. Quand avec ces copains cannibales, ils essaient de définir leur son, ils conviennent qu’ils ne sont pas plus punk que rock - So let’s call ourselves a trash band and start a trash movement (On va s’appeler un trash band et on va démarrer un mouvement) - Voilà comment naît une réputation dans l’underground.

Il rencontre Greg Shaw en 1980 et ils deviennent amis au point que Greg vient s’installer chez Mike. Six mois à Brixton ! Mike est très organisé : il gère un club où viennent jouer les groupes de tous les genres. Il dispose aussi d’un atelier d’imprimerie et de pressage de disques et c’est là qu’il commence à fabriquer avec Greg Shaw la suite des Pebbles. C’est le fameux Pebbles Box Set, suivi de trois volumes de Best Of Pebbles. En plus, Greg ramène le meilleur acide et les meilleures sulphates d’amphétamines du monde, alors, Mike s’amuse bien. Et quand il faut évoquer l’avenir du rock, Mike Spenser saute de joie : il le voit dans les Cavemen, King Salami, Daddy Longlegs, les Parkinsons et des groupes assez inconnus par ici comme Oh Gunquit. Pour lui, ce qui est important, c’est que l’étique DIY existe encore - The DIY ethos is still alive and kicking.

On trouve un paquet de bonnes choses sur Bone To Pick paru en 1982, notamment un cut très Dollsy dans l’esprit intitulé «To The Rage». Ça n’est pas surprenant, vu que Mike Spenser traînait avec la bande à Johnny Thunders, lorsqu’il vivait encore à New York - Here come Charlie Brown/ Walking down the street - Admirable, avec une ambiance digne des Coasters. Le hit du disk pourrait bien être «The Dreaded Lurgy», chef-d’œuvre de weirdness joué à la cocotte suprême. Mike Spenser y ramène toute la démesure du boogaloo new-yorkais. Avec «Superstar», il rend hommage à Bo Diddley. Globalement, on note la bonne santé du son des Cannibals. Ils jouent en mode alerte vive et font un stupéfiant déballage d’accords vitaux dans «I’m Not Stupid». Avec «Mumbo Jumbo», ils vont plus vers le garage, avec un fort parfum d’américanité. Mike Spenser ramène toute son énergie dans le son canibalistique. Nouvelle sensation en B avec un «Screaming Abdabs» emmené sabre au clair. Quelle énergie ! Et pour corser l’affaire, on entend un solo déconstruit joué au dodécaphonisme de Kentish Town. Ce n’est pas compliqué, tout est bien foutu sur cet album. Mike Spenser prend «Big Fat Mama» à l’énergie cavalante. Le solo killer flash qui traverse le cut vaut aussi pour modèle. «Kiss & Tell» va plus sur la petite pop et «Taking The Piss» renoue avec le pub-rock cher aux Count Bishops.

Un certain Bal a dessiné la pochette de Please Do Not Feed The Cannibals à la main. Il semble s’être inspiré des œuvres de Rudi Protrudi. Au moins, les intentions sont claires : les Cannibals sont là pour bouffer du garage. Ils bouffent le «Psycho» des Sonics tout cru et Mike Spenser trashe la dépouille fumante d’un joli coup de killer solo. L’autre grande reprise de l’album est celle du «Barracuda» des Standells. Ah quel clin d’œil ! C’est beuglé à la Dodd et c’est le moins qu’ils puissent faire, en tous les cas - I need ya babe ! - Voilà une cover inspirée, portée par les meilleurs chœurs d’anthropophages. Les Cannibals ne tirent pas seulement leur force de leurs mâchoires. Ils la tirent surtout de leur son et d’un sens aigu de l’écho. Ils tapent un «Can’t Get Away from You» digne des Seeds. Ils y shootent une belle dose d’acid freak-out et passent au boogaloo avec «Rumble In The Jungle». Ils frisent le cliché, mais le font d’une manière infiniment crédible. Ils tapent aussi une reprise de «Too Much To Dream» des Prunes, mais pour des prunes. L’autre point fort de l’album est cette version de «Good Times» ultra-chargée de freak-out. On sent chez eux une sorte de niaque bon enfant. Quand ils chantent à l’énergie délétère, on les sent affamés de chair humaine.

Encore une pochette dessinée à la main pour Hot Stuff. On y trouve l’une des plus belles reprises du «Garbage Man» des Cramps. Les Cannibals y font démarrer une mobylette puis un gros drumbeat. Autre cover crampsy avec «Primitive». Ce vieux coucou leur va comme un gant. Cousu, mais joué avec une authentique ferveur. Jolie bassline. Ces deux hommages aux Cramps sont de pures merveilles. Ils rendent aussi hommage aux Moving Sidewalk avec «99th Floor», mais ils sonnent trop garage bon chic bon genre. Leur version d’«Action Woman» tient sacrément bien la route et Mike Spenser y claque un solo d’échappatoire sous le tapis de son. Mais c’est avec «Sour Grapes» qu’ils décrochent la timbale. Garage sixties en plein, mais avec une petite niaque de bon aloi. On note l’excellent struggling de guitare garage. Mike Spenser sait de quoi il parle. Encore une compo de Spenser : «Human Race». Ce sont ses cuts qui comptent et qui captent. Ce mec se révèle extrêmement talentueux. On le retrouve à l’œuvre dans «Going All The Way». Il continue d’y édifier les édifices. Il ne démord pas de sa proie. Il est dans l’essor fatal, dans l’énergie du timbre, dans la couleur du ton. Il est d’une incroyable justesse de bon ton. Il va encore créer l’événement avec un «You Drive Me Mental» ultra joué sur le riff de «You Really Got Me». Il sort pour l’occasion un fabuleux son de trash boom-hue-hue. Ça joue à la fuzz en sous-main, Spenser s’en donne à cœur joie.

Sur Trash For Cash, on retrouve pas mal de cuts de Hot Stuff, notamment «Garbage Man», «Skelettons In The Closet», «You Drive Me Mental» et l’excellent «Going All The Way» des Squires. À quoi s’ajoutent d’autres reprises exceptionnelles comme «Sticks & Stones», classique garage imparable. Les Cannibals font figure de modèles. Ils sont impressionnants d’aisance et de véracité carnivore. On trouve en B un excellent «Monkey See Monkey Do» joué à l’insistance bourrue. Wow, ils montent ça sur un beat haletant, un tempo altier qui permet toutes les indélicatesses. Et puis voilà qu’ils tapent dans le Chocolat avec une reprise stupéfiante de «Let’s Talk Abou Girls», l’une des plus belles versions du hit chocolaté. Ils sont dessus, parce que le chanteur est américain. Spenser ultra-chante et s’en sort avec les honneurs.

Attention, le dernier album des Cannibals est une sorte de passage obligé. And The Lord Said Let There Be Trash vaut vraiment son pesant de côtelettes. On y trouve au minimum trois hits sur chaque face, à commencer par «City Of People», fantastique slab de garage fuzz. Ces bons vieux Cannibals savent tenir un garage en laisse, yeah yeah. Ils gueulent à la revoyure, baby don’t mess with me - Et ça continue avec «Your Sister», hit garage hanté par un voile d’orgue et Mike Spenser s’amuse avec your beautiful sister. Tous les cuts sont bardés de son et ultra-joués, ça fuzze dans la meilleure des traditions. Encore de la heavyness riffique avec «Paralytic Confusion», c’est quasiment hendrixien, dans l’esprit de «Who Knows». Et ils fracassent leur fin d’A avec «We’re Pretty Sick». Hey doctor ! Ils développent ici une rare puissance, ils envoient des oh yeah qui sonnent comme des modèles du genre. Ça joue ventre à terre, c’est flamboyant, on croirait parfois entendre des Shadows of Knight amphétaminés. La B est encore pire, avec «Your Selfish Ways», tapé au mid-tempo amélioré, un brin hanté par une belle distorse. Mike Spenser occupe bien le devant de la scène. Il chante comme l’Ig de l’âge d’or dans «I Want Trash», voilà encore du très gros fretin, les Cannibals semblent incapables de fourbir un mauvais album. Encore du garage haut de gamme avec «Not Wanted Here», extrêmement alerte et vif, joué ventre à terre, ouh come there/ Not wanted here/ Not wanted here - Mike Spenser tape ensuite dans le dark bahm boom pour imposer «Animal Love». Les Cannibals ne font pas de cadeaux, ils ne prennent pas de gants. Pas de chichis chez ches mecs-là, ils trashent leur garage avec un appétit démesuré. On trouve un cut surprise en fin de B, un superbe rave-up de Bristish Beat surchauffé à l’harmo, digne des early Stones ou des Pretties, mais en plus raw, Ron.

Signé : Cazengler, Canniballetringue

Cannibals. Bone To Pick. Hit Records 1982

Cannibals. Trash For Cash. Hit Records 1985

Cannibals. Please Do Not Feed The Cannibals. Scarface 1987

Cannibals. Hot Stuff. Hit Records 1987

Cannibals. And The Lord Said Let There Be Trash. Hit Records 1991

Jon Mojo Mills : It’s Trash. Shindig #76 - February 2018

 

LA FASCINANTE HISTOIRE DES VARIATIONS

MARC TOBALY & JULIEN DELéGLISE

( Camon Blanc / Septembre 2018 )

Scène bucolico-country. Je pousse doucettement la balançoire de la petite sœur du copain allongé sur la pelouse devant la maison, le transistor à ses côtés. Le monde est presque parfait, nous sommes en 1969. L'éternité est devant nous. Et brusquement la nuisance absolue s'abat sur nous comme l'épervier plonge sur sa proie. Come Along nous traverse à la manière de la foudre sur le héros dans le chapitre de Que Ma Joie Demeure que Giono n'a pas osé rajouter à la fin de son roman. Pas le temps de reprendre nos esprits que le speaker prononce la bourde de sa vie. Les Variations, avec le copain, on rigole, l'a besoin de réviser son anglais, un élève de sixième aurait correctement ânonné The Va-rii-ac-chions, l'on a dû entendre nos cruelles moqueries sur Europe 1, car la précision qui tue déboule sur nous, '' un groupe français''. Le répète deux fois, pas d'erreur possible, ce sont des français. Ce n'est pas que nous soyons particulièrement chauvins ou nationalistes, mais une évidence s'impose : la France entre dans une nouvelle ère. L'on possède enfin un groupe qui sonne à égalité avec ce qui nous vient de l'autre côté de la Manche.

Une consolation en ouvrant ce livre. N'avons pas été les seuls à subir cette commotion et à prétendre à cette révélation. Et à partager une identique incompréhension finale. Un demi-siècle plus tard les Variations ont disparu de la mémoire collective. Même ceux qui n'ont jamais entendu un seul des morceaux des Chaussettes Noires les situent dans l'histoire du rock des grenouilles sans hésitation, mais pour les Variations, c'est le gros blanc, l'ignorance complète. Les quoi ? Les qui ? Et pourtant les Variations ont été les premiers. Pas chronologiquement bien sûr, mais ils ne font pas non plus exactement partie de la deuxième génération. En sont les précurseurs. Et entre parenthèses sont d'une autre trempe que ces tristes clowns de Martin Circus ( qui se sont écrasés au Sénégal ) et de Triangle dont les trois angles ne sont jamais parvenus à atteindre les 180 degrés réglementaires. Les Variations eux ont le son. The sound. The true and veridic and magic sound. Anglais. Le vrai, le seul, l'inimitable. N'ont pas la guitare maigrelette comme tous les autres. Et derrière ça gronde comme un ouragan.

Longtemps que les fans attendaient ce livre. Certes l'on pouvait reconstituer l'épopée fragment par fragment en fouinant sur Internet et les sites spécialisés et en relisant les anciennes revues, mais là tout a été réuni et propose en une seule fois une vue d'ensemble sur une carrière qui n'a pas été sans brisures. En plus Julien Deléglise a bénéficié de l'apport de Marc Tobaly qui fut à l'origine du groupe et a contribué à tirer les leçons de l'échec final. N'élude aucunement la responsabilité du groupe mais n'en oblitère pas pour autant les obstacles qu'il rencontra. Pour sa part Julien Deléglise ne cache jamais son admiration pour le groupe et la plupart des lecteurs risquent d'être surpris par la place majeure qu'il accorde à ce combo aujourd'hui pratiquement oublié dans l'histoire constitutionnelle du heavy-rock. Les Variations n'ont pas démérité. Ont fait preuve d'intuitions fulgurantes, l'on rêve de ce qu'ils auraient pu faire s'ils avaient eu la chance de bénéficier d'un appui logistique et musical qui était monnaie courante en Angleterre. Si mal reçus en France qu'ils trouvèrent refuge et compréhension aux States. Un comble pour un groupe français !

Une histoire qui débute au Maroc, Marc Tobaly y naît en 1950, une dizaine d'années plus tard l'odeur des Chaussettes sales s'insinue jusquà Fès et avec deux camarades du collège les frères Costa, ils s'essaient à reproduire Dactylo Rock et Wha'd I Say de Ray Charles. Forment les P'tits Loups, tournent un peu partout à Casablanca Marc rencontre un certain Jo Philippe Leb avec lequel dans le garage du père il tape le bœuf sur les morceaux des Roling Stones. Toujours à Casablanca – décidément une mine d'or il croise le batteur des Jets qui assurent la première partie des Shadows, un certain Jacky Bitton...

En 1966, Marc et son frère Alain jouent les Rastignac du rock. A Paris, comme il se doit, ce qui ne les empêche pas de traverser le Chanel pour humer l'air anglais, en ébullition. Alain s'inscrit à la fac, et Marc découvre qu'à part Hallyday, Long Chris et Ronnie Bird, la scène française apathique offre peu de débouchés comparée pour quelqu'un qui a vu ( et entendu ) de près les merveilles du rock'n'graal britannique... Trouve tout de même un guitariste – Jacques Micheli – et un bassiste – Guy de Baer – et puis le destin s'en mêle par un pur hasard objectif il rencontre coup sur coup Jacky Bitton et Jo Leb. Doit y avoir une bonne étoile car si Jacques et Guy un peu déroutés par la fougue des trois amis quittent le navire, survient, encore un coup de dés du sort, le quatrième cavalier de l'apocalypse : le bassiste Jacques Grande passé à la notoriété sous le sobriquet de Petit Pois. Ne vous méprenez c'était un poids lourd. Y aura même un cinquième appelé, qui fera un petit tour et puis s'en ira mettre le feu chez Johnny, Rolling ! Avec qui Hallyday enregistrera ses plus belles faces. Mais ceci est une autre histoire.

Les Variations ne tardent pas à mettre le ramdam dans les boîtes où ils passent. A tel point qu'ils sont connus de tout le monde, z'ont la réputation d'un combo de tueurs mais le métier s'en fiche, et comme Paris et sa banlieue ne sont pas plus gros qu'un microcosme, le groupe a l'impression de tourner en rond. Ce sera le premier exil, décidé par Alain qui tient le rôle de manager, Allemagne, Danemark, Suisse, passent au Star Club, rencontrent les Small Faces, Hendrix, Vanilla Fudge, des grosses pointures, certes ils admirent mais ils reçoivent en contre-partie le respect. Enregistrent un simple : Spicks and Specks / Mustang Sally sur le label Triola à Copenhague.

C'est bien beau, mais la campagne de France n'est pas gagnée, tournent en province, soulèvent l'enthousiasme partout où ils passent, les fans sont là, mais le showbiz les ignore. Ce coup-ci ce n'est pas le hasard qui s'en mêle, mais le destin. La date elle-même est fatidique. La télé prépare une soirée spéciale, Fleetwood Mac, Small Faces, Jeff Beck Group, et les Who sont au programme. Pas les Variations, s'y rendent tout de même au cas où, et les voici sommés de remplacer Traffic qui a des ennuis avec la douane, avec un tel nom on provoque un peu les soupçons... Lorsque l'émission est diffusée les Who et les Small Faces ont droit à un titre, les Variations à sept.

Tout de suite c'est l'engrenage. Signent chez Pathé-Marconi. Deux singles sortent la même année et début 1970 le premier album : Nador. Il faut comprendre que les Variations ne sont pas des suiveurs qui arrivent après la bataille. Durant leur virée hors-hexagone, ils ont côtoyé les groupes anglais et vécu dans le creuset de braise où le british-blues est en train de magnifier le vieux blues américain en monstre incandescent. Nador en quelque sorte improvisé, le groupe se débrouille seul en studio et les boys qui se contentaient de jouer des reprises sue scène se mettent à composer, se révèle être le fils parfait et l'enfant sauvage de son époque gorgée de fureur et d'énergie. Me suis amusé à me rafraîchir la mémoire en parcourant les 123 Albums essentiels du rock français ( présenté par Philippe Manœuvre paru en 2010 ), oui il y a de la bonne came, de la super bonne variété, mais d'aussi rock'n'roll que Nador, pas plus de cinq...

L'histoire des Variations jusqu'à maintenant s'est déroulée comme un rêve de môme, ils sont jeunes, ils sont beaux, en osmose parfaite avec leur époque, arborent des tenues à faire pâlir   Eudeline, vivent en communauté ( rien à voir avec les sinistres co-locs sous-économiques d'aujourd'hui ), jouent comme des Dieux, ont du flouze, et ramassent les plus belles filles. De quoi exciter les envieux de tout bords. Ce n'est pas le cauchemar qui déboule, plutôt des insomnies qui empêchent le songe d'étendre ses ailes cristallines.

La presse se déchaîne, on leur reproche tout et n'importe quoi, le set raté devant Steppenwolf, de ne pas chanter en français et puis ces années 70 sont marquées par l'apparition d'un public petit-bourgeois qui se pique de rock'n'roll, à condition qu'il ne soit pas trop violent et sale. Trop populaire, pour prononcer le mot non honteux qui hante le cerveau des snobinards, pas assez culturel – lisez progressif. C'est l'époque où il est de bon ton de se gausser de tout ce qui est français, il ne faut jamais oublier qu'entre 1970 et 1975, l'on achète par chez nous surtout des disques du Pink Floyd, de Yes, d'Emerson Lake & Palmer, de Genesis...

Mais si l'on est souvent trahi par les autres, les plus grandes trahisons viennent de vous-même. En septembre 1971, Jo Leb annonce par voie de presse qu'il quitte les Variations. Parfois le fromage vous monte à la tête plus sûrement que la fièvre à El Paso. N'est-il pas un merveilleux showman, une bête de scène extravagante, ne mérite-t-il pas les ponts d'or qui ne manqueront pas... L'est déjà de retour en février 1972. David Chevalier qui le remplaçait depuis octobre 71 lui laisse la place sans problème, les Variations étaient trop rock'n'roll pour lui... Mais le groupe est en roue libre.

Appliquera la solution qui avait si bien marché en 1967, l'exil. Attention pas le Danemark, les States, rien de moins, le pays où naquit le rock'n'roll. Le pire, c'est que ça marche. Le groupe tourne et s'attire les bonnes critiques. Rend raison à l'adage selon lequel nul n'est prophète en son pays. L'est qualifié de High Energy Group. De retour en France, les flagorneries de circonstances ne font point défaut. Ils sont une nouvelle fois les rois de la fête. Ils en profitent pour sortir le simple Je Suis Juste Un Rock'n'Roller - Enregistré aux Etats-Unis, marqué en gros sur la pochette.

Retour aux Etats-Unis pour enregistrer sous la houlette de Don Nix – notamment chez Stax – en avril 1973, leur deuxième album, Take It, Or Leave It. Nador embaumait le rock anglais, Take It sonne résolument américain. Quelle différence demanderont les esprits curieux. Les amerloques prennent le rock beaucoup plus naturellement que les Rosbeef. C'est un truc qui sort de chez eux. Un peu comme le bal musette de par chez nous. Ou le camembert si vous préférez. Les englishes dès qu'ils y touchent ( je parle du rock pas du claquos ), ils en rajoutent, un bidule qui se remarque tout de suite, du genre hé ! les bouseux, les soit-disant spécialistes vous n'y avez pas pensé... certes vous avez les mines de glaise les plus qualiteuses, mais les plus beaux vases c'est nous qui les façonnons de nos petites mains fragiles et expertes, tout juste s'ils ne rajoutent pas, de génies surdoués. Moins agressif que Nador, l'on trouve dans Take it, une assurance et une maturité que le premier album ne connaissait pas. Paru sur Buddah l'album auréolé de louangeuses chroniques ne se vendra que très mollement. Les Variations sont repartis aux USA, ils rencontrent notamment les New York Dolls in the Big Apple, mais auraient mieux fait de tourner en France pour pousser les ventes...

Les Variations repartent aux States dés le début 74, ils tournent avec Aerosmith, Kiss, Peter Frampton, quelques sessions à Atlanta mais le gros du troisième album sera enregistré à Paris. La perfide Albion avait inspiré le premier, et le pays de Tom Saywers le deuxième, pour le numéro trois, le groupe se replie sur ses racines. Not the french touch, le Maroc. Morocan Roll surprend les fans français. Du rock'n'roll certes mais mâtiné d'arabesques venues d'ailleurs. Led Zeppelin lui aussi ira chercher de nouvelles sonorités, mais si l'on pardonne tout au Dirigeable, l'on fait la moue devant ces petits français qui collent trop bien à leur époque. D'ailleurs, le disque précipitera le départ de Jo Leb qui ne se reconnaît pas dans ces labyrinthes orientalisants... Les Variations étaient un peu trop en avance.

Jo Leb sera remplacé par Robert Fitoussi ( qui deviendra célèbre sous le nom de FR David ). Le groupe enchaîne sur son quatrième album. Café de Paris, ce n'est plus du rock pur et dur, l'on frôle le fusion-funk , encore une fois Variations regarde plus loin que ceux qui ont le nez dans le guidon du boogie. Voit aussi plus loin que lui-même. Le départ de Jo Leb tourne la page et termine le livre. Ça doit tanguer salement à l'intérieur du combo, le 25 mai 1975, alors qu'il passe en première partie d'Aerosmith, c'est le split final...

Ce qui suivra offre peu d'intérêt. Reportez-vous au bouquin. Marc Tobaly nous offre la consolation du pauvre. Tout compte fait, ce n'est pas si mal que cela, l'a pu se retrouver, fonder et s'occuper de sa famille, se recueillir sur sa foi... redevenir un homme simple, le succès, la réussite, une vie de rock star pourrie de dope et de fric l'auraient écarté des vrais valeurs...

Les Variations sont venus trop tôt. Ou plutôt à la bonne heure, mais dans un monde de froggies qui n'était pas préparé pour les recevoir. Rien n'était prêt, ni le circuit de tournage, ni la presse, ni le public. Sont passés comme des météorites. Une traînée de feu étincelante, suivie d'une désintégration finale. Quant à leur évolution musicale, elle me semble éclairer et préfigurer les diverses mutations des groupes metal. Mais celles-ci se sont déroulées sur quatre décennies. L'on se prend à rêver à ce qu'ils auraient pu devenir s'ils avaient bénéficié d'un véritable management. Mais avec des Si l'on mettrait Café de Paris en bouteille...

Les Variations sont nos Rolling Stones à nous. A la française, certes. Mais du toupet et du panache. Julien Deléglise nous dit que sans eux il n'y aurait jamais eu de Trust et de Téléphone. Perso, je préfère les mettre à côté de Magma. En tout cas le livre s'ouvre sur le plus bel hommage jamais adressé à un groupe de rock. De Nono de Trust. S'il est un groupe qui pourrait prétendre au titre du deuxième album des New York Dolls, In Too Much Too Soon, ce sont les Variations. Et nul autre.

Un livre à lire et à méditer. Très rock'n'roll !

Damie Chad.

BLUES, FEMINISME ET SOCIETE

LE CAS LUCILLE BOGAN

CHRISTIAN BETHUNE

( Camion Blanc / Septembre 2018 )

Nous ne savons rien de Lucille Bogan. Née en 1897, ayant vécu à Birmigham. Morte à Los Angeles où elle résidait depuis deux mois à l'âge de cinquante et un ans. Son fils interviewé à la fin des années soixante n'est guère disert. C'est le moins que l'on puisse dire. Se contente de nous révéler qu'elle fut chanteuse de blues, et qu'elle travaillait l'écriture de ses morceaux à la maison. Circulez, vous n'en saurez pas une once de plus. Cherche-t-il à cacher quelque secret de famille ou simplement exprime-t-il le mépris d'un musicien de jazz pour cette forme musicale rudimentaire qu'est le blues ? Nous ne connaissons d'elle qu'une soixantaine d'enregistrements – une quarantaine semblent être définitivement perdus. Christian Béthune parvient tout de même à rédiger un volume de trois cents cinquante pages sur cette mystérieuse figure.

L'on a l'habitude de diviser l'histoire du blues américain en trois grandes étapes. Le blues féminin, le blues rural du Delta, le blues électrifié de Chicago. Laissons de côté ce dernier, amplement documenté. Intéressons-nous aux deux précédents. L'on a longtemps admis que le vrai blues, the real blues, le blues authentique fut celui du Sud profond. Le blues féminin serait une forme édulcorée et bâtarde du blues, un produit hybride, un infect mélange de chansons issues des minstrels et du vaudeville, lancé par les compagnies de disques du Nord. Un blues de seconde zone qui durant longtemps aurait occulté le véritable blues qui par miracle se serait perpétué durant des décennies dans l'enclave territoriale mississippienne. Et ce depuis un temps mythique indéterminé. Lorsque Alan Lomax dans les années trente s'enquiert de ce blues perdu et oublié, il n'enregistrera que des hommes.

Objection votre honneur ! L'idée que le blues fut le patrimoine sacré des anciens esclaves miraculeusement préservé par un confinement géographique va en prendre un sacré coup dans ce paragraphe. Première remarque, le mot blues pour désigner un style musical n'apparaît qu'après 1910, faut se faire une raison, avant cette date le blues n'existe pas. Deuxième démarque : le Sud et le Nord des Etats-Unis sont reliés par un dense réseau de chemins de fer. Certes les noirs n'ont pas l'argent qui leur permettrait de faire du tourisme. Mais les casquettes rouges ne s'en privent pas, y sont même obligés. Ces couvre-chefs rutilants sont ceux des employés noirs qui travaillent sur les trains. Se livrent à d'innocents trafics pour augmenter leur misérable salaire : achètent pour pratiquement rien des disques dans le Nord pour les revendre dans le Sud. La musique circule plus qu'il n'y paraît. Dans le Delta comme ailleurs. Les vieux bluesmen de nos images d'Epinal qui gratouillent leurs guitares sur la terrasse de leurs baraquements en connaissent beaucoup plus qu'ils n'y paraissent. Très étrangement lorsque les Compagnies viendront les enregistrer in-situ, ils alignent tous des morceaux ( de blues ) qui n'excèdent pas les trois minutes réglementaires que pouvait contenir la face d'un 78 tours.

Si les Compagnies se déplacent ce n'est pas qu'elles aient subitement reçu une révélation ethnographique et qu'elles aient décidé de sauver un genre musical en perdition. Juste des considérations économiques : le prix de revient d'un enregistrement effectué dans une chambre d'hôtel est des plus bas. Pas besoin de monopoliser un studio et des musiciens. Et encore mieux, pas de droit de suite. Les péquins sont heureux comme des papes d'avoir pu enregistrer quelques morceaux, ne négocient pas des contrats juteux, ignorent jusqu'à l'existence des royalties. Rien à voir avec ces poulettes du nord qui font monter ( très relativement ) les enchères...

Ne suffit pas d'avoir un enregistrement, faut le vendre et pour cela le transformer en produit. Certes la demande fait le marché mais l'offre peut aussi l'orienter. Pour ces chanteurs l'on crée un nouveau style, sera étiqueté blues. Qu'on se le dise, on recherche des chanteurs de blues, pas d'autres choses. Les témoignages concordent, nos chanteurs de blues patentés et révérés, comme Charley Patton par exemple, ne chantaient pas que du blues, connaissaient des tas d'autres styles, chansons, airs de vaudeville, et notamment se défendaient très bien en hillbilly. Vous leur ouvriez un micro, ils vous auraient chanté tous les styles, écoute coco, l'on veut du blues, que du blues, rien que de blues, si tu veux tes dix dollars t'a intérêt à sortir tes meilleurs lapis-lazuli... Système à double détente. Le blues était réservé aux noirs, et l'on spécialisait le hillbilly pour les blancs. Deux étiquettes, deux publics, deux marchés. En plus la musique se pliait aux patterns ségrégatifs de la société américaine.

Lucille Bogan est une des premières chanteuses de blues. Elle n'atteindra jamais à la célébrité de Bessie Smith, ou de Ma Rainey, ou même d'Ida Cox, mais il semblerait que c'était-là le moindre de ses soucis. Aucun document n'atteste qu'elle ait chanté en public. Certes elle a enregistré pour Okeh ( 1923 ), pour Paramount ( 1927 ), pour Brunswick ( 1928 – 1930 ), pour ARC ( 1933 – 1935 ), s'étant déplacée pour cela à Chcago et New York, mais tout laisse supposer qu'elle travaillait chez elle, demandant à quelque pianiste de blues de Birmingham de venir l'aider à répéter ses morceaux. Christian Béthune les analyse un par un. Un peu musicalement – faisant notamment appel à un musicologue qui lui refile des analyses difficilement compréhensibles pour quelqu'un qui ne sait pas lire la musique – s'intéresse avant tout aux lyrics. Lucille Bogan les écrivait elle-même, son fils témoigne qu'elle en fignolait l'écriture longuement. Aujourd'hui les compositeurs-interprètes sont monnaie courante, au début du vingtième siècle qu'une femme noire issue du peuple écrivît ses propres textes et les interprétât est une denrée rare. Bessie Smith et plus tard Billie Holiday subirent d'énormes pressions de leurs maisons de disques quant aux choix de leurs morceaux...

Mais ce n'est pas tout. Lucille Bogan soignait ses textes, certes mais elle ne les expurgeait pas. Très symboliquement elle est la première à enregistrer un morceau comportant le mot '' fuck''. Pensez aux critiques qui assaillirent Michel Polnareff en 1966 lorsque en notre pays, pourtant réputé pour sa gauloiserie légendaire, parut son titre Je veux Faire l'Amour Avec Toi... Alors imaginez une femme dans les années vingt qui proclame d'une manière des plus explicites qu'elle veut se faire baiser par-devant et enculer par derrière, vous jugerez de la catastrophe. La tartufferie de la société aussi. Pour juguler la crise de 29, l'on pouvait trouver les mêmes morceaux sur des disques vendus à 20 cents et sur d'autres à 1 dollar. Sans doute existait-il encore un circuit parallèle à très bas prix pour les œuvres salaces et grivoises... Deux de ces morceaux survécurent miraculeusement et furent accessibles dans les années 70. Christian Béthune nous présente Lucille Bogan comme une précurseuse des rappers modernes qui usent d'un vocabulaire fleuri et bourgeonnant, une modernité dans la droite ligne de la tradition des dirty dozens que l'on se lançait à la figure entre voisins dans les quartiers noirs.

Réjouissons-nous, à l'époque ces morceaux ne furent pas édités, la morale est sauve, ce qui ne règle en rien le problème Bogan, car sur l'ensemble de ses textes, la petite Lucille ne mâche pas ses mots. L'appelle un chat un chat et une chatte une chatte. Mais ce n'est pas le pire. Ce sont les histoires qu'elle raconte qui vous hérissent les poils du pubis. Rien de bien extraordinaire, un mec quitte sa nana ou la nana quitte le mec. Jusqu'ici, vous connaissez. Mais elle a des façons de décrire ces situations communes avec des mots qui n'emberlifigotent point la réalité. C'est du cul crû. Pas du tout cucul la fleurette. La réalité à ras les draps sales. Lucille fait preuve d'une sereine impudeur. Dévoile tout, ne cache rien. Christian Béthune se sent obligé de se munir du bouclier de la pensée d'Aristote pour faire passer le message. Non seulement Lucille Bogan aime le sexe et l'alcool, mais elle aime la dépendance au sexe et à l'alcool. Comme si ça ne suffisait pas elle ramène un troisième larron. Non ce n'est pas le rock'n'roll, n'existait pas encore à l'époque, même pas le blues, le blues c'est ce qu'elle fuit, et pour cela elle ne connaît dans cette vie de merde du prolétariat noir que l'alcool, le sexe et le fric. Et oui, the money, cette crotte de Dieu disent les hindous. Et le fric et le sexe s'interpénètrent tellement dans les textes de Lucille Bogan, que l'amour, le désir et la prostitution copulent joyeusement entre eux.

Lucille Bogan n'a ni lu Marx ni poursuivi des études poussées dans une prestigieuse université américaine, mais elle avait tout compris du fonctionnement capitalisme et de l'entregent libertarien, les rapports humains sont dominés par les rapports économiques, dans notre société vous ne pouvez vivre que de l'échange de ce que vous avez – votre corps – contre ce que vous n'avez pas – le fric. C'est ainsi, vous pouvez dire que c'est bien ou que c'est mal, ce genre de problématique ne devait probablement pas effleurer l'esprit de Lucille Bogan. Pour elle c'était un bon deal, la transaction était agréable, en prime elle procurait le plaisir. Que voulez-vous le sexe rend l'âme juteuse.

Et en plus, cet agréable commerce, produisait à la femme noire un avantage collatéral des plus jouissifs. Ne dépendait plus des hommes, devenait indépendante, n'était plus obligée de s'embaucher comme domestique, menait sa vie – avec ses hauts et ses bas – comme elle voulait. Elle assumait. N'était plus l'inférieure de l'homme, adieu le patriarcat, devenait son égale. Tout cela Lucille Bogan ne le théorise pas, elle l'irradie. Un message qui n'est pas tombé dans l'oreille des sourdes. Si Lucille Bogan devient à la mode, c'est que le féminisme s'est emparé de son personnage. Elle s'y prête, chants lesbiens et revendication de son corps chocolat noir à grosses fesses et ventre bouffi. Angela Davis l'évoque dans son livre Blues et Féminisme ( paru en 2017 aux Editions Libertalia, kro-niqué dans notre recension 346 du 02 / 11 / 2017 ), dans son introduction Christian Béthune précise que son livre était déjà terminé à la parution de l'opus d'Angela Davis. De surcroît son ouvrage possède un immense avantage, il ne se sent pas obligé de répéter à toutes les pages que la femme noire pauvre est asservie en tant que femme, en tant que noire, et en tant que pauvre. Et que de toute manière, quelle que soit sa classe sociale la femme est asservie en tant que femme. Ce genre de sempiternelle antienne ( mêlée au catéchisme revendicatif de la théorie du genre) alourdit la lecture du book d'Angela Davis. Dépourvu de cette gangue de discours idéologique, les textes de Lucille Bogan n'en paraissent que plus percutants.

Entre ce vous écrivez et ce que vous êtes, parfois la différence est énorme. Certains biographes n'ont pas hésité à conclure que Lucille Bogan exerça la noble profession de péripatéticienne. Une pute alcoolique c'est beaucoup plus vendeur qu'une épouse ménagère. Rien ne le prouve, et le peu que nous savons d'elle nous la présente doté d'un caractère casanier. Ses blues participent-ils d'une expression lyrique d'expériences personnelles ? Christian Béthune se contente de rappeler que dans le blues, l'emploi du pronom personnel '' je'' n'implique pas obligatoirement le vécu de l'auteur. Sert plutôt à rendre plus accessible, à faire partager beaucoup plus émotionnellement, le thème que l'on a choisi de traiter. Un '' je'' impersonnel à vocation universelle.

Toutefois si l'on veut pressurer les textes pour en tirer quelques éléments en relation avec l'existence de son auteur, rien ne l'interdit. Attention, les blues sont remplis de trains qui partent. La country music aussi. Au début du vingtième siècle, le train était pour les humbles le seul moyen de locomotion accessible quand on avait de longues distances à parcourir. Que l'on paye son billet ou que l'on joue le passager clandestin... Or il se trouve que le mari de Lucille Bogan occupait un emploi dans une société de chemin de fer de Birmingham. Peut-être est-ce la principale raison qui attacha Lucille à cette ville. C'est avec son second mari – plus jeune qu'elle de vingt ans – ne vous privez pas de méditer sur ce détail - qu'elle partit pour la Californie. Profitons-en pour noter que Birmimgham, surnommée par les autorités municipale, The Magic City – était un nœud ferroviaire et un centre industriel qui attira de nombreux jeunes hommes noirs à la recherche d'un travail. Ce qui provoqua la venue de milliers de prostituées chassées des zones portuaires où les ligues vertu obtenaient la fermeture des quartiers chauds. Pourtant située en Alabama, Birmimgham n'était pas très attirante, elle était la ville la plus ségrégée des States et la moyenne des salaires -ouvriers étaient de vingt pour cent moins élevé que partout ailleurs... Très logiquement Christian Béthune analyse donc les six blues de Lucille Bogan qui évoquent le train ainsi que quelques notations adjacentes dans d'autres textes. Son étude – il y consacre un chapitre entier – n'apporte rien de plus au sens général des paroles, par contre il démontre que Lucille Bogan s'y connaissait un maximum question railroad. Ne fait pas d'erreurs, ni sur les lignes, ni sur les types de locomotives. A partir de quelques mots à signification peu ferroviaire, mais replacés dans leur époque, il se livre à des déductions qui raviront les abonnés de La Vie du Rail ( créée en 1938 ). Cela n'a l'air de rien, mais l'on connaît si peu de la vie de Lucille Bogan, que nous souhaitons qu'un jour des chercheurs obstinés parviennent à partir d'un détail anodin à nous révéler des pans entiers de son existence.

Ce livre est indispensable à tous les amateurs de blues. Les points d'attaque de Christian Béthune sont très personnels ( jazz, rap, philosophie ) donc très précieux car il est de ceux qui ne passent pas leur temps à répéter ses devanciers. Un véritable chercheur.

Damie Chad.

N. B. : une deuxième cronik sera consacrée aux enregistrements parus sous son nom et le pseudonyme de Bessie Jackson.

 

DEAD GROLL # 8

( Février 2018 )

Fanzine. Papier. A prix libre. L'ai trouvé cet été dans la boutique toulousaine Croc Vinyl. Attention 60 pages, du texte et des photos en noir et blanc. Mise en page tout ce qu'il y a de plus classique à part le dernier topo de Franky Stein sur la saga des Outcasts qui utilise une police ( tout le monde la déteste ) un peu plus torturée. Des sudistes, l'ère d'action de cette ultra-sympathique revue s'étend de Périgueux à Toulouse. Beaucoup d'interviews de groupes : The Curse, The Devil Bishop, Not Right, Crumble Factory, Neue Kinder Von Damas – dans celle-ci nous retrouvons un dessin de Sylvain Cnude – vous l'avez compris chez Dead Groll l'on aime le rock qui remue, mais l'on n'est pas dépourvu d'oreilles puisque la dernière est consacré à un groupe de jazz érotico expérimental In Love With. Mais il n'y a pas que des groupes de rock dans la vie, sont aussi passés à la moulinette à questions : le Blog qui organise concerts et évènements à Toulouse et Iggy Stoner Booking parce que voyez-vous les groupes qui n'ont pas de concerts... En tout cas, ces interviews sont passionnantes, connaissent leur sujet et ne posent pas des questions bateaux touchés-coulés. Des chroniques de disques évidemment, notamment Johnny Thunders et Sex Pistols, et puis surprise cette petite kro sur Heartbreaker des Badass Mother Fuzzers, une petite musique qui teinte à mes oreilles, non pas celle des BAMF, celle d'une écriture, que dis-je d'un style, qui ne m'est pas inconnu, en plus c'est signé Loser, notre Cat Zengler à nous ! Quand je vous disais que c'était une bonne revue...

Damie Chad.

PS : la revue posède son FB : Dead Groll

MURCIA TROPIKAL # 3

( Juin 2018 )

Non, il ne s'agit pas d'un disque de Nino de Murcia mais d'un fanzine ramassé sur la table de La Comedia. Une revue qui donne la parole aux adeptes du DIY dans la bonne ville de Murcia, la huerta des Espana, le jardin de l'Espagne. Evidemment c'est écrit en espagnol mais Kr'tnt ! ne recule devant rien pour satisfaire l'insatiable curiosité de ses lecteurs. Une interview d'Irena créatrice du fanzine Vulva Estelar ( Vulve Etoilée ) revue féministe, participante à un club de lecture féministe, et réalisatrice de podcasts féministes sur la radio Ruda FM. Semble y avoir un lot d'activistes multi-cartes en Murcia, voici Victor qui lui aussi produit son émission de radio Timpanos y Luciérnagas ( Tympans et Lucioles ) qui présente des groupes aux noms évocateurs : Sudores de Muerte ( Sueurs de Mort ), Crudo Pimento ( Piment cru ), Alien Tango ou Galleta Piluda, je laisse votre imagination effectuer ces deux dernières traductions, l'est aussi à l'origine du label Grabaciones a Montones, qui produit des EP pour des groupes peu connus. Enfin Santini qui sur son blog Piso 28, rend gonzoaïquement compte de la vie musicale de la région, il est aussi l'auteur du livre Sabado De Despirorre En La Ciudad ( Samedi à la gueule de bois ), passe de la musique dans son émission El Plan sur la radio murciane Rom et joue de la guitare dans le duo Llueve, Capullo !... Enfin Mati, qui a fondé Casa Chiribiri un atelier de création artistique, la foire aux fanzines Fritanca y Fosquitos, célèbre pour sa carte de la ville, ne s'agit pas d'un simple plan de la ciudad, les rues sont rehaussées d'illustrations de toutes sortes ( édifices, voitures, passages cloutées... ). Pour avoir paru voici une vingtaine d'années huit jours dans cette cité qui m'avait semblé passablement endormie et hors du temps, je ne peux que me réjouir de cette cocotte minute culturelle underground !

Damie Chad .

PS : la revue possède son FB : Murcia Tropikal

 

23/01/2019

KR'TNT ! 403 : JOHN ENTWISTLE / REGGIE YOUNG / COUDASSE / GRANDMA' ASHES / ABSTRACT MINDED /PHIL COLLINS

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 403

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

24 / 01 / 2019

 

JOHN ENTWISTLE / REFGGIE YOUNG

COUDASSE / GRANDMA' ASHES

ABSTRACT MINDED / PHIL COLLINS

TEXTES + PHOTOS SUR :  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

L’Ox interior

Enfin un article sur John Entwistle, dit l’Ox. Nous avions des textes et même des bouquins sur Moony, sur Pete Townshend, sur Daltrey, mais que dalle sur l’Ox. Dans Classic Rock, Paul Rees répare enfin cette injustice. Il précise très vite qu’on surnommait John The Ox à cause de sa solide constitution. Pour jouer dans les Who, il valait mieux être solide, en effet. Pour bien le situer, Rees le décrit planté comme un piquet à droite de la scène, seul élément stable dans un groupe à tendance particulièrement volatile. Le seul truc qui bougeait dans l’Ox : ses mains, like demented spiders (comme des araignées devenues folles).

On tient l’Ox pour l’un des géants britanniques du bassmatic. Non seulement il joue fort, mais il joue vite. Très vite. Des milliards de notes. Quand on observe ses mains demented, on voit qu’il joue des huit doigts. Quatre et quatre. Pour tous les bassmen du monde, l’Ox est le modèle absolu et l’un des premiers trucs qu’on apprend à jouer sur une basse, c’est le solo en quatre phases demented qu’il place dans «My Generation». L’Ox ne cachait pas son goût pour le volume - I just wanted to be louder than anyone else - Et il ajoute qui si quelqu’un d’autre s’avisait de jouer plus fort que lui, ça le foutait en rogne. Et quand Daltrey lui ordonnait de baisser le volume, l’OX le fixait dans le blanc des yeux et augmentait le volume. Question style, l’Ox veillait à jouer steadfast but unpredictable, c’est-à-dire de manière ferme et imprévisible, ce qui est, nous dit Rees, une façon de le définir, en tant qu’homme.

L’Ox a en plus sur les autres l’avantage d’avoir reçu une formation classique. Son père Herbert jouait de la trompette et sa mère Queenie Maud du piano. À l’âge se sept ans, sa mère lui fait prendre des leçons de piano. Adulte, l’Ox joue de plusieurs instruments à vent et peut écrire des arrangements. Non seulement des arrangements, mais aussi des chansons. On en trouve une signée Entwistle sur tous les albums des Who. La plus connue est sans doute «Boris The Spider», c’est-à-dire Boris l’araignée - Encore une ! - L’idée vient d’une soirée de beuverie avec Bill Wyman. Ils parlaient d’araignées et s’interrogeaient de savoir pourquoi les gens en avaient peur. Mais la plus fameuse compo de l’Ox se trouve sur Who’s Next : «My Wife». Il fut aussi le premier à porter la veste Union Jack. Puis au fil des ans, on le vit toujours sapé à sa façon, c’est-à-dire tiré à quatre épingles. Il veillait à se distinguer des autres.

C’est à l’Acton County Grammar School que l’Ox rencontre Pete Townshend et son nez proéminent. Pete joue du banjo et ils montent tous les deux The Confederates. Ils se produisent en public à l’Acton Grammar School en 1958. C’est là qu’arrive le rock’n’roll et l’Ox passe à la guitare. Mais il a les doigts trop gros pour le manche d’une guitare. Alors il passe à la basse. Mais pas n’importe quelle basse : il doit en fabriquer une, vu qu’il n’a pas les sous pour l’acheter. Il récupère une grosse planche de contre-plaqué, trouve un menuisier pour y découper la forme d’un Fender et fixe lui même le manche sur le body. Puis il croise Daltrey dans la rue, Big bad Roger, un branleur qui a déjà une sale réputation, qui s’est fait jeter du lycée et qui bosse sur les chantiers. Daltrey a déjà un groupe, les Detours et il embauche l’Ox qui dans la foulée fait venir Townshend. Très vite, les Detours jouent tous les soirs. Soudain, un éclair frappe l’Angleterre : le premier single des Beatles, «Love Me Do», en 1962. L’Angleterre passe alors du noir et blanc à la couleur. C’est l’époque où Jim Marshall commence à travailler sur des amplis et l’Ox devient l’un de ses premiers clients. Ça ne plait pas à Townshend : «John already very loud was now too loud.» Alors Townshend s’achète une deuxième enceinte et une tête d’ampli Fender. Évidemment, l’Ox rajoute une enceinte à la sienne. Townshend rajoute une deuxième tête d’ampli et c’est comme ça que les Who sont devenus les Who. The loudest band on earth. On se souvient du set des Who à la fête de l’Huma, en 71 ou 72 : ils attaquent «Baba O Riley» et jouent si fort que tout le monde recule d’au moins cent mètres. Intenable !

Comme un autre groupe s’appelle aussi les Detours, un pote à eux nommé Richard Barnes suggère les Who. Jusqu’au moment où Peter Maeden entre en scène. Ce pill-popping music-biz operator qui a déjà bossé pour les Stones devient leur manager. Il leur conseille de devenir des Mods, il les envoie se faire couper les cheveux et s’acheter des fringues à la mode pour devenir des Mod faces. Il les rebaptise the High Numbers et leur fait enregistrer leur premier single, «Zoot Suit» sur Fontana. Avec Meaden, les choses ne traînent pas. Mais comme le single n’entre pas dans les charts, les High Numbers reprennent leur liberté et redeviennent les Who. Puis c’est la rencontre avec Moony qui monte un soir sur scène avec eux pour jouer «Road Runner». C’est la naissance d’une section rythmique légendaire, avec l’étalon fou d’un côté et l’Ox solide comme un roc de l’autre. Ils allaient rendre tous les cuts des Who élastiques, indomptables. L’Ox est émerveillé de voir Moony chercher à frapper tous ses drums en même temps. Et il ajoute que pour jouer avec un mec comme lui, il faut jouer all over the place, toutes les notes en même temps. Moony et l’Ox deviennent très proches, et leurs épouses Alison et Kim s’entendent bien. C’est là que Kit Lambert et Chris Stamp entrent en scène. Ils deviennent les managers du groupe et font appel à Shel Talmy, un producteur américain installé à Londres qui a commencé à casser la baraque en produisant les Kinks. Et pouf, c’est parti avec «Can’t Explain», le premier d’une série de hits explosifs. Jimmy Page joue de la rythmique mais il est dégagé par le freight-train rumble de l’Ox. S’ensuit «Anyway Anyhow Anywhere» puis l’un des classiques les plus magistraux de l’histoire du rock anglais, «My Generation», véritable slab d’amphetmine rush. L’Ox joue son bassmatic sur une Danelectro. Mais l’atmosphère dans le groupe est explosive - It was like going to war every day - Ils ont tous les caractères très différents, voire opposés. Ça saute à la moindre étincelle. Mais cette explosivité devient leur fonds de commerce. Ils foutent la trouille à tout le monde. On parlait de l’incontrôlabilité des Dolls. Mais en comparaison des Who, les Dolls sont des enfants de chœur.

Quand Jeff Beck et Jimmy page envisagent de passer à la vitesse supérieure en 1966, ils tentent de récupérer Moony et l’Ox. Lors d’une répète, Moony propose de baptiser le groupe Lead Zeppelin. Mais nos deux héros reviennent à la raison et décident de continuer avec les Who.

Puis les Who traversent l’Atlantique pour la première fois. Ils jouent dix jours à New York et vont partager l’affiche du Monterey Pop Festival avec Otis, Jimi, Janis et tous les autres. C’est aussi à cette occasion qu’ils font leur première télé américaine en direct : The Smothers Brothers Comedy Hour. À la fin de «My Generation», Moony fait sauter son drumkit à la dynamite. Des éclats de cymbales se plantent dans son bras. Pour ramener le calme, Tommy Smothers attrape sa guitare acoustique et commence à chanter devant la caméra. Townshend lui arrache la guitare des mains et la jette au sol et la crève d’un coup de talon. Mais celui qui tire le mieux les marrons du feu, c’est l’Ox, qui reste impassible dans un coin, affichant même un air d’ennui léger. Dans ce chaos total, le fait de paraître normal le rend unique.

Alors que Townshend travaille d’arrache pied sur la suite de Tommy, l’Ox enregistre son premier album solo. Le guitariste qui joue sur Smash Your Head Against The Wall s’appelle Dave Langston, inconnu au bataillon. Jerry Shirley bat le beurre. Avec l’Ox, ils forment tous les trois un redoutable power trio. Ils proposent un rock-pop seventies très solide. Dès «What Are You Doing There», on voit que l’Ox sait tailler la matière pop d’une mélodie. Il peut se montrer très ambitieux. Sa formation classique reprend le dessus. On l’admire pour son côté quiet. Fascinant personnage. Encore un joli slab de pop de rock dynamique avec «What Kind Of People Are They». L’Ox pose des questions et apporte de sacrées réponses. Il sait se montrer intéressant de bout en bout et d’une grande modernité. C’est Dave Langston qui embarque «Heaven And Hell» au développé de guitare. On a là une incroyable épopée d’approche prolifique, remplie de clameurs. L’Ox se lance à la découverte de nouveaux horizons, comme jadis Vasco de Gama. Il se montre placide et déterminé à la fois. Dave Langston produit une sorte de drone velouté sur sa guitare. C’est en B que culmine l’art de l’Ox avec bien sûr «N°29 (Eternal Youth)». Toute la bande de luminaries vient jouer des percus là-dessus : Moony, Viv Stanshall et Neil Innes. Ça donne une extraordinaire pièce pantelante digne de Who’s Next, noyée sous des trombes de trombone. L’Ox mène son bal. Ce pur jus de Pretties à la «Baron’s Saturday» tourne au mythe et l’Ox ravage la contrée au bassmatic. Hey ! Oh ! On nage là dans la légende du London rock de l’âge d’or. Toute la B est bonne, tiens, par exemple «Red End», très beatlemaniaque dans l’esprit, salué aux trompettes de la renommée. Le grand art de l’Ox. Sa pop mélancolique enterre les préjugés. L’Ox a des réflexes dignes de ceux des Beatles. Rest in peace ! «You’re Mine» pourrait aussi très bien figurer sur Who’s Next. C’est travaillé à l’os de l’Ox. Cette pop marque le visage de l’Angleterre au fer rouge. Les chœurs explosent et dans tout ce ramdam, l’Ox exulte puisque son bassmatic atteint des sommets. Il termine avec «I Believe In Everything», un extraordinaire shoot de présence pop. L’Ox s’ébroue dans la Beatlemania, le meilleur cru de tous les temps. Et ça se termine en chanson de pub. Admirable.

C’est à son retour dans les Who qu’il propose «My Wife» - I’ve been home since Friday night/ And now my wife is coming after me/ Gimme police protection - L’Ox manie l’humour à sa façon, à l’Anglaise. Quand Who’s Next paraît, l’argent coule à flots. L’Ox s’achète une belle baraque à Ealing et commence à collectionner les bagnoles, même s’il n’a pas le permis. Alison Entwistle s’inquiète un peu : «Nous n’avions pas d’argent et soudain, on en avait trop. C’est monté à la tête de John. Il dépensait sans compter. Il allait s’acheter une paire de chaussures et il en achetait douze.» Et elle ajoute : «On l’appelait the Quiet One, mais il pouvait être pire que Keith, ça dépendait de ce qu’il avait bu.»

Sa nouvelle maison lui donne des idées de cuts pour son nouvel album solo, Whistle Rymes qui paraît en 1972. Comme par exemple «Apron Strings». L’Ox est un homme qui chante énormément. Il bassmatique encore plus énormément. Il adore aussi jouer avec l’idée de la mort, comme on le constate à l’écoute de «Thinking It Over» Démarrer une nouvelle vie ? Prendre la bagnole et la moitié des meubles ? Non, ça n’a pas de sens - I decided to take my own life - Plutôt se foutre en l’air. Puis il revient sur sa décision - It’s too high a price to pay/ For an unfaithfull wife - Et dans «Who Care», on le voit faire un festival de bas de manche, avec tout le feu sacré des ‘Hoooo. La B laisse un peu sur sa faim. On sauve «Wonder», fantastique groove oxien. Il y donne même des coups de trompette. L’Ox remercie Mother Nature de faire les choses comme elle les fait, car il ne veut ni d’une mer rouge, ni d’une nuit blanche.

Excellent album que ce macabre Rigor Mortis Sets In. Oh, il n’a de macabre que le cercueil qui orne la pochette. On a là un album plein de vie, illuminé en B par la présence de «My Wife», le hit de Who’s Next. S’il faut une preuve de la grandeur de l’Ox, elle est là, dans ce hit de rock de pop et dans la façon qu’a l’Ox de claquer l’étendard de la pop anglaise dans l’azur immaculé. L’Ox règne sans partage sur son album et c’est pour ça qu’on l’admire. «My Wife» vaut pour un coup de génie pop. On pourrait presque dire la même chose de «Made In Japan» qui referme la marche de l’A. C’est de l’excellente pop whoish, digne de Who’s Next. Cette pop distinguée est certainement le genre qui convient le mieux à l’Ox. On trouve pas mal de rock’n’roll sur cet album, des reprises plus ou moins dispensables («Hound Dog» et «Lucille») et l’Ox se fend d’une bassline de rêve sur «Do The Dangle». Mais c’est dans «Peg Leg Peggy» qu’il donne la mesure de son talent d’Oxer, il bombarde son cut de notes de basse. On se régalera aussi de «Roller Skate Kate», pastiche superbe. L’Ox va faire un tour de skate sur le motorway et évidemment, ça se termine mal, une bagnole arrive, boom, she died in the ambulance et Kate finit in the sky. Brillant et drôle. Il termine ce brillant Rigor Mortis avec un «Big Black Cadillac» monté sur un solide bassmatic, c’est une sorte de promenade dominicale offerte par un roi du doigté.

Quoiqu’il fasse, John Entwistle réussit toujours à se rendre intéressant. Il suffit d’écouter Mad Dog paru en 1975. Il frise à nouveau le génie avec le morceau titre qui ouvre le bal de la B. Quel souffle ! Cette façon qu’il a d’écrire une histoire nous tient véritablement en haleine - He’s at the edge of town/ And he’s got a gun/ Better get out fast - Quelle fantastique aisance compositale - Cos he’s a mad dog/ Don’t get into a fight/ He’s a mad dog/ Better shoot on sight/ Before he tries to bite - C’est du niveau de «My Wife», impérieux et conquérant. Dans «Cell Number Seven», il raconte qu’il est réveillé un matin par six flicards et il se retrouve in cell number seven avec Moony. Tout ça est farci de private jokes. On peut savourer l’humour de l’Ox dans «You Can Be So Mean». Il parle d’une femme bien sûr et elle lui claque la porte sur les doigts - You slammed my fingers in the door - Et puis elle embarque les enfants, la voiture, la maison and left me a broken heart/ Baby you can be so mean. Avec «I’m So Scared», il tape dans l’un de ses prés carrés : le rock’n’roll saxé de frais - I ain’t never bin scared of dying/ Everybody has to go sometime - Mais il a peur d’elle et de son voodoo. Il termine avec «Drowning», un cut dégoulinant de kitsch et d’auto-dérision - This is my first love song/ And this is my last - et il ajoute - I’m geting too chocked up inside/ Better finish it fast.

Quand Daltrey demande un audit des comptes, il découvre que Kit Lambert et Chris Stamp se sont bien goinfrés. Virés. Bill Curbishley reprend les rênes et Townshend demande un coup de main à l’Ox pour écrire les horn parts de Quadrophenia. En 1978, l’Ox achète Quarwood, une bâtisse gothique de 55 pièces, entourée d’un parc de 16 hectares, dans ce qu’on appelle les Costwolds, à la gauche de Londres sur la carte et un peu au-dessus de Bristol. Il y installe des armures dans les couloirs, un squelette dans un fauteuil Régence, des perroquets dans la cuisine et un Quasimodo empaillé accroché à une cloche dans le grand hall. Puis un soir de 1978, Moony se met 32 pilules dans le cornet, va se coucher et ne se réveille pas. Fin du team de choc. L’Ox ne s’en remettra jamais. Dans la foulée, son mariage avec Alison coule à pic. L’Ox a rencontré une poule en Amérique.

Sur Too Late The Hero paru en 1981, il joue en trio avec Joe Walsh et Joe Vitale. Jolie mise en bouche avec «Try Me», car Joe Walsh fait des miracles sur sa bonne guitare. L’Ox se montre honnête avec les femmes : «I don’t promise to teach you to fly.» Puis avec «Talk Dirty», il passe à la cloche de bois et gratte sa basse à cornes. Pour lui, les gros mots du talk dirty sont heavy metal, too loud, top twenty et who cares. Chez l’Ox, tout est très écrit. Il ne mégote jamais sur la marchandise. Il boucle l’A avec un «I’m Coming Back» massif et conquérant. L’Ox adore le grand rock américain, I gotta warn ya, I’m coming back oui, il revient. Il chante ça à pleine voix et laboure ses terres à outrance. Quel fabuleux rocker ! Puis il se prête en B à un petit exercice de style, le funk métallique de «Dancin’ Master». L’Ox syncope comme un beau diable et Joe Walsh en profite pour noyer le poisson - Disco here/ Disco there/ Dance ! - Ce démon d’Ox swingue le diskö-funk. Et quand dans «Fallen Angel», il chante «Nobody cares but everyone stares/ As you stagger to the bar», on se doute bien qu’il pense au pauvre Moony.

Resté inédit pendant dix ans, The Rock finit par paraître en 1996. Le chanteur s’appelle Henry Small et Zak, le fils de Ringo, bat le beurre. Le hot cut de l’album s’appelle «Hurricane», belle compo du compère, joli boogie de classe supérieure. On sent l’Ox à l’aise dans ses compos, et ce dès «Stranger In A Strange Land». Il entre dans son cut comme chez lui. Bon, Henry Small dit qu’il se sent étranger dans ce monde, mais il dit avec appétit. L’Ox brode avec brio, il fout un peu le souk dans sa médina, mais n’oublions pas que son propos n’est pas de réinventer la poudre. Il réinstalle l’extraordinaire prévalence du rock anglais avec «Love Don’t Last». L’Ox joue sa carte compositale à la claquemure - But no school can teach you that game - L’Ox est un homme déterminé - You’re yourself/ To your heart - Le guitariste s’appelle Steve Block et on l’entend faire du bon boulot sur «Suzie». Il fourbit bien l’écot et Henry Small fait son Plant, mais c’est là où l’héroïsme devient inutile, puisqu’il chante comme un petit Plant de pacotille. On va retrouver le petit Plant dans d’autres cuts, mais tout cela n’apporte rien au moulin d’Alphonse Daudet. L’originalité de ton a disparu. C’est avec «Last Song» que l’Ox revient aux affaires. Voilà un rock épique, extrêmement bien foutu, this is the last song, qui laissera le souvenir d’un moment admirable et vibrant.

Boris The Spider est un album live. Aucune information sur les musiciens. Débrouille-toi, et si t’es pas content, c’est la même chose. Cet album présente un certain intérêt : on y entend l’Ox ramoner son bassmatic, et ce dès le morceau titre. Il joue au gras. L’Ox ne mégote pas sur la marchandise. On voit l’Ox s’élever de cut en cut dans les nues du rock anglais. Il est tout de même l’un des grands acteurs de cette scène musicale qui a changé le monde. Il faut voir la purée qu’il envoie dans «My Size». Son bassmatic rougeoie dans le brouet sonique. Il revient au chant avec toute la niaque du skeletton suit. Il atteint l’Oxmose avec «Who Cares», il travaille son cut au bassmatic de combat, on y retrouve le drive des Who. Il chante du nez. l’Ox bat la campagne sur sa basse. C’est stupéfiant, on se croirait dans les tranchées en 1916, l’Ox joue au saucissonnage extrémiste, il taille sa route à la manière d’une colonne de termites, il y va, c’est dingoïde, il fait du big Ox dévorant, il démolit tout sur son passage, il descend jusqu’au bas du manche pour provoquer les dieux, c’est un virtuose du baston d’Ox, ses descentes font frémir, ah il faut avoir entendu ça au moins une fois dans sa vie. Il revient tout démolir avec «Not Fade Away», joué au pire british beat d’exacerbation. L’Ox ne rigole plus. Il veut de la sauvagerie et la voilà, il embarque ça au pataquès de surchauffe, il aménage des zones de bassmatic uniques dans l’histoire du rock, on le voit jaillir du courant avec ardeur et replonger dans l’écume des jours. Évidemment, c’est avec «My Wife» qu’il révèle son génie oxien, d’autant que le groupe joue ça ventre à terre. Il tricote du bassmatic à n’en plus finir. Dans un monde en mal de légende, l’Ox tombe à pic. Il aura passé sa vie à chasser les fantasmes du rock sur les terres du Docteur Moreau.

En l’an 2000 paraît Music For Van-Pires du John Entwistle’s Band. What an album ! Cette fois, on trouve les noms des musiciens sur la pochette : Steve Luongo bat le beurre et Geoffrey Townsend joue du synthé et de la guitare. Attention, l’album démarre en mode proggy et peut dérouter le badaud. Mais l’Ox of a man redresse vite sa pop contre vents et marées. Son «Sometimes» plein comme un œuf n’est pas facile d’accès, comme le sont les Anglais en général et soudain tout s’éclaire avec un «God & Evil» chanté au hard de metal core de heavvy sludge des enfers et arrosé de voix juvéniles. Quelle extraordinaire mélange ! L’Ox donne sa version de l’enfer et du paradis, c’est admirablement bien vu, les filles fascinent et par son côté mélodique, le brouet s’impose massivement. L’Ox foutrait presque la trouille avec «When You See The Light», tellement il chante dans l’ombre, mais avec «Back On The Road», il se prend pour Ronnie Lane, rien de moins ! Il claque ce balladif à la basse harmonique, ça donne une belle pop d’Ox. Il adore les good vibes, tout l’album en est rempli, il relance tout au gimmick de bassmatic. Il s’étale encore dans le pop biz avec «When The Sun Comes Up». Ça lui sied à ravir. Il se lance dans l’indolence, il y excelle. Sa manière de traiter la pop épate. Il dispose même d’une certaine facilité à sonner comme les Beatles. Il pétarade son «Rebel Without A Car» au bassmatic. Quel album ! On comprend que Boz le vende si cher sur Discogs ! L’Ox revient au heavy sludge avec «Don’t Be A Sucker». Il peut de fâcher et devenir tout rouge. Il peut mettre en œuvre l’Heavy Ox Sound System et te le shooter en intraveineuse. Wow, il s’énerve tout seul ! C’est joué à la meilleure heavyness d’Angleterre, l’Ox peut réveiller tous les bas instincts. Encore un solide shoot d’Ox avec «Endless Vacation», c’est le funk du château aux armures. L’Ox bat toujours le fer pendant qu’il est chaud. Mais là, c’est Luongo qui se tape la part du lion, au beurre. Le festin se poursuit avec un «I’ll Try Again Today» emmené ventre à terre, à la conquête de l’Asie mineure. L’Ox trimballe avec lui des guitares espagnoles et des trompettes mariachi. C’est absolument somptueux, digne du Salammbô de Flaubert. Il termine cet album spectaculaire avec un «Face The Fear» bien énervé, joué au meilleur beat rebondi d’Ox.

Signé : Cazengler, Oxymoron

John Entwistle. Smash Your Head Against The Wall. Track Record 1971

John Entwistle. Whistle Rymes. Track Record 1972

John Entwistle. Rigor Mortis Sets In. Track Record 1973

John Entwistle’Ox. Mad Dog. Decca 1975

John Entwistle. Too Late The Hero. Atco Records 1981

John Entwistle. The Rock. Whistle Rhymes Ltd. 1996

John Entwistle. Boris The Spider. Disky 2001

John Entwistle’s Band. Music For Van-Pires. Pulsar Records 2000

Paul Rees : The not so quiet one. Classic Rock #243 - December 2017

 

Ci gît Reggie - Part One

Après un demi-siècle de bons et loyaux services, Reggie Young casse sa pipe en bois. Reggie Young ? Mais oui, tout le monde le connaît. C’est le mec qui joue de la guitare sur «The Letter» des Box Tops, sur «Suspicious Mind» d’Elvis et sur plus d’une centaine de hits inter-galactiques. Il est aussi légendaire que James Burton, Steve Cropper ou Jimmy Johnson. Mais son destin reste lié à celui de Chips Moman et d’American, le studio de Memphis qui vit défiler une énorme ribambelle de stars, de Dionne Warwick à Dusty chérie, en passant par Elvis et B.J. Thomas.

Tout ce qu’on souhaite savoir de Reggie Young se trouve dans Memphis Boys, l’ouvrage de Roben Jones qui, à Memphis, est le pendant de Robert Gordon. Plutôt devrait-on dire la pendante, car Roben Jones est une dame qui déborde d’énergie : elle nous trousse un Memphis Boys de 400 pages sur deux colonnes, et elle ne faiblit pas en cours de route. Elle nous raconte dans l’extrême détail, session par session, l’histoire de Chips Moman’s American Studios, endroit aussi mythique que le Sam Phillips Recording Service ou encore le studio Stax sur McLemore. Heureusement l’histoire ne dure que huit ans, de 1964 à 1972. Quelques années de plus et Roben Jones allait pouvoir rivaliser avec le pavé de mille pages que Peter Guralnick consacre à Sam Phillips.

Dans l’histoire de la littérature rock, c’est probablement l’un des ouvrages les plus poussés au niveau évocatif. Roben Jones donne la parole à TOUS les acteurs de cette saga, c’est-à-dire les musiciens (Tommy Cogbill, Spooner Oldham, Reggie Young, etc.), et à des personnages aussi iconiques que Chips Moman et Dan Penn. On ne s’ennuie pas un seul instant. Il faut simplement savoir donner du temps au temps pour venir à bout de cette bête de somme. Ce n’est pas tant que ce livre est gros que nous le lisons, c’est parce que nous le lisons qu’il devient gros. Autrement dit, on en a pour son argent.

Si on voulait résumer cette saga en quelques mots, on pourrait dire que le personnage clé s’appelle Chips Moman. Originaire de Georgie, il débarque à Memphis dans les early sixties et démarre Stax avec Jim Stewart. Jusqu’au moment où une shoote éclate entre eux et Chips doit dégager - I had twenty per cent I thought. They owed me my share of a million dollars they’d made that year, 61, 62 (Je devais avoir 20% dans la boîte. Ils me devaient donc 20% du million de dollars qu’ils avaient fait en 61 et 62) - Chips n’aime pas qu’on lui roule la gueule et Jim Stewart le met au défi de le prouver : «If I fucked you, prove it !» Furieux, Chips se barre en claquant la porte, grimpe dans sa TR-6 et vroom ! Adios amigos ! Chips est d’autant plus furieux qu’il s’est énormément investi dans le démarrage de Stax, mais Roben Jones indique qu’il y aurait eu incompatibilité de caractères entre Chips et Steve Cropper. Et bien sûr, Jim Stewart prend le parti de Steve Cropper. C’est là que Chips monte American. Il participe en outre à la fameuse première session d’Aretha à Muscle Shoals et devient l’un des chouchous de Jerry Wexler qui du coup va lui envoyer des gros clients et faire décoller American. Et quand plus tard Wexler installe son nouveau QG au Criteria de Miami, American doit se mettre à vivre d’expédients et Chips n’y trouve plus son compte, artistiquement parlant. C’est là qu’il prend la décision de fermer le studio de Memphis et de redémarrer à Atlanta. Mais ça ne marche pas à Atlanta et six mois plus tard, il réinstalle American à Nashville. Il redémarre avec des country stars du calibre de Waylon Jennings et Willie Nelson, mais c’est une autre histoire. Roben Jones ne s’intéresse qu’à l’American de Memphis.

Le gros intérêt de cette somme est qu’on y côtoie Chips Moman de bout en bout. Oh rien de très profond, mais de témoignage en témoignage, on finit par bien choper Chips. Sandy Posey le résume un peu en disant qu’il ne cherchait ni un hit de r’n’b, ni un hit country, ni un hit pop, mais plutôt a great song. Oui, la religion de Chips est la grande chanson. D’où la qualité des artistes qu’il reçoit dans son studio, de B.J. Thomas à Dionne Warwick, en passant par Elvis. Chips : «Songs are the most important things, and then you have people who can interpret them.» (Le plus important, c’est la chanson. Après il faut trouver la personne capable de l’interpréter). C’est pendant la période Stax que Jerry Wexler chope Chips. Il aime tellement son style de guitare qu’il l’impose à Rick Hall pour les sessions de Wilson Pickett et d’Aretha qu’il organise à Muscle Shoals. Chips débarque donc chez FAME au volant d’une Jaguar XKE. David Hood : «He comes driving up one time in a XKE. He was a gambler, he played cards and stuff. He seemed like a real slick, sharp guy.» Oui, Chips est ce qu’on appelle un wild guy. On le surnomme the fifties rebel. Il est toujours armé, c’est un joueur professionnel, il collectionne les voitures de sport et les Harleys. C’est une sorte de Luke la Main Froide. Et un vétéran de toutes les guerres : ce guitariste rockab dans l’âme a accompagné Johnny Horton, les frères Burnette et bien sûr Gene Vincent, des références qui plairont infiniment à notre ami Damie Chad.

Pour démarrer American, il a un plan : monter le meilleur house-band de Memphis et le rendre disponible 24h/24, sept jours sur sept. Il engage Tommy Cogbill (bass), Reggie Young (guitar), Gene Christman (drums), et d’autres musiciens moins connus comme Bobby Emmons et Bobby Wood. Puis Chips va rencontrer Dan Penn et là on entre dans la période magique d’American, car Chips et Dan composent pour des géants comme Aretha et James Carr. Quinton Claunch : «Chips was a great engineer for that kinda stuff. Man, he just smiled all over himself when that big voice came out of the speakers singing his song. He said : ‘We got one. We got the right man to sing this one’.» (Chips savait enregistrer un artiste. Quand il entendait la voix de James Carr dans les enceintes, il souriait. ‘Mec, on a trouvé le chanteur idéal pour cette chanson). Papa Don Schroeder qui amenait des artistes enregistrer chez Chips ne tarit pas d’éloges : «Chips was the best at what he wanted to do. Whooo ! Chips Moman, are you kidding ? Chips Moman... one of the greatest record men who ever lived. But he’s crazy, like all of us.» (Chips était le meilleur dans tout ce qu’il faisait. C’est l’un des meilleurs producteurs qui ait jamais existé, mais il est cinglé, comme nous tous). Chips aime tellement travailler en studio qu’il ne lésine pas sur le nombre de prises. Dan Penn dit que les sessions pouvaient durer jusqu’à 62 heures - That gang of boys right there, they wanted to make better records than Stax. They had an affinity with Chips. They fit him, he fit them. He was in with ‘em real thick and he never got ‘em mad. It was all a big party (Ces musiciens voulaient être meilleurs que ceux de Stax. Ils avaient des affinités avec Chips, ils se comprenaient et se complétaient parfaitement. Chips savait les pousser sans jamais les faire craquer. Les sessions étaient une fête) - C’est important ce que Dan dit là, car Chips fait la différence avec un Rick Hall qui avait un style beaucoup plus despotique. Chips veillait au côté buddy but serious, ce qui est le B-A-Ba du secret de polichinelle. Il respectait ses amis musiciens et attendait d’eux qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Ce type de comportement professionnel s’appelle l’intelligence artistique. Mais en même temps, il faut que le travail en studio reste fun - When eveything began to morph into a professionaly-run studio and sessions, that was when it stopped being fun for Chips (Lorsque le studio est devenu trop sérieux à cause du business, ça n’amusait plus Chips) - Chips est si bon dans sa manière de diriger un house-band que Roben Jones le compare à Duke Ellington - His productions captured the mood of the contemporary South in the same way Ellington’s music described 1920s and 1930s Harlem, or that of Strauss described nineteenth-century Vienna (Chips a su matérialiser le son du Sud comme l’avait fait Duke Ellington avec le son du Harlem des années 20 et 30, et Strauss encore avant avec le son de la Vienne du XIXe siècle).

Grâce à Jerry Wexler, American devient une institution, Wexler y débarque accompagné d’Arif Mardin, de Tom Dowd et de King Curtis, et fait savoir au monde entier que c’est à Memphis que les choses se passent. C’est the new Southern base, aussitôt après Stax et avant Muscle Shoals. Chez Chips, Stax était l’ennemi ainsi que Nashville. Dan Penn : «They (in Nashville) cut in all that ol’ stupid thin country music. No funk, I always liked a little funk.» (À Nashville, ils enregistrent cette country inepte et vieillotte. Pas de funk. J’aime bien qu’il y ait un peu de funk). Il existait une rivalité entre Stax et American. La presse se focalisait sur Stax et ça ennuyait énormément Chips et ses amis. Dan Penn : «In Memphis all you heard was always Stax, Stax, Stax.» Les gens avaient plus de mal à situer American, qui était à cheval sur la Soul et la pop, alors qu’évidemment Stax ne l’était pas. Et la grande différence entre les mecs d’American et ceux de Muscle Shoals était que les premiers jouaient à l’intuition alors qu’à Shoals ils analysaient. Et selon Roben Jones, la grande différence tient dans la nature des caractères : ceux des mecs d’American étaient plus sombres, à l’image de Chips, alors qu’à Shoals, les gens étaient moins réservés. Mais il leur arrivait souvent de jouer ensemble et ils partageaient le même goût pour le relaxed sound.

Avec des clients comme Joe Simon et Joe Tex, la clientèle d’American devient plus distinguée, et Atlantic leur envoie des nouveaux clients comme Ben E. King et Brook Benton. Ils tournent rapidement au rythme de quatre sessions par jour, alors qu’avant la moyenne à Memphis était plutôt de deux sessions par mois.

Le grand tournant de l’histoire du Southern Sound, c’est bien sûr le killing de Martin Luther King en avril 1968. Partout aux États-Unis, les émeutes éclatent. Les blancs de Memphis ont peur. Chips et Tommy Cogbill se retranchent dans le studio avec des armes. Mais aucun black de touche ni à Stax, ni au studio de Chips. L’atmosphère devient si atroce à Memphis que Dan Penn quitte la ville et rentre chez lui en Alabama. Après cette tragédie, les choses ne seront plus jamais les mêmes.

C’est grâce à Marty Lacker qu’Elvis vient enregistrer chez Chips - One of the reasons I wanted Elvis to record there was so he could work his magic and the only way Chips works his magic is by being Chips (Je voulais qu’Elvis renoue avec la magie et le seul qui pouvait l’aider était Chips) - Et quand en studio Elvis se vautre, Chips n’hésite pas à l’interpeller sèchement : «Hey, this ain’t no fuckin’ movie soundtrack. You need to sing that song !» Hey, t’es pas là pour enregistrer une fucking BO ! On te demande de chanter ! Parle-t-on comme ça à un roi ? Oui, Chips est même le seul qui ose.

Pas d’American sans Dan Penn. Un Dan Penn dont la conversation mixe Southern inflections and good-ol’-boy aphorisms with sudden flashes of poetic elegance. (Un Dan Penn dont la conversation mêle le patois du Deep South et des aphorismes zébrés d’éclairs poétiques). Un Dan Penn qui admire Ray Charles - Ray Charles was the one who took all us white boys into the blues - Bobby Blue Bland est son autre héros - He was second in line behind Ray Charles and he’s awful close to it - Ce qui le conduit tout droit à son principe de base : l’affinité avec les blackos, via le r’n’b - I used to have an affinity for the black race, I really did - Dan Penn passe toute sa vie en quête de funk - My heroes all come from the funky side of the tracks, there wasn’t too much country music that seeped into my soul - Oui, Dan avoue ses affinités avec le peuple noir, sa passion pour Ray Charles et Bobby Blue Bland et redit son manque d’intérêt pour la country. À vingt ans, il est déjà membre actif de la Muscle Shoals recording scene. Il y reste six ans et il compose. Conway Twitty enregistre son «Is A Bluebird Blue». Dan ne cherche pas à se faire connaître. Il préfère rester en retrait - That’s what I’m gonna be, I’m gonna be a studio cat - Puis le studio cat rencontre Chips et c’est le coup de foudre. Reggie Young : «Dan and Chips were so much alike they could be twin brothers, they both have that little snarl, they could seat in a room for two hours, look at each other and never say a word.» (Dan et Chips sont comme deux frères jumeaux. Ils ont la même façon de ricaner et peuvent rester des heures entières face à face sans dire un seul mot). Dan et Spooner composent «Cheater Man» pour Esther Phillips qui est la première artiste envoyée chez American par Atlantic. Dan sait que Chips veut l’aider : «Really what he was doin’ was tryin’ to get me started. I think he had me around because he liked me.» Chips admire Dan et c’est réciproque. Dan apprécie énormément le style de Chips qui est tellement différent du style directif de Rick Hall - He hardly ever told the musicians what to do - Chips ne donne quasiment pas d’indications aux musiciens. Pour situer l’équipe d’American, Dan parle d’un gang of boys. Il faut l’entendre définir le Memphis way, c’est quelque chose : «I call it the Memphis way, leave the band alone and have some great expectations. Stax, they were more kin (proches) to Alabama. They wouldn’t just sit and cut till the walls caved in. Stax was also the Memphis way, but it wasn’t my memphis way.» (J’appelle ça the Memphis way, laisse faire les musiciens et tu verras le résultat. Chez Stax, ils jouent comme à Muscle Shoals. Ils jouent jusqu’à ce que ça soit parfait. Stax est aussi the Memphis way, mais ce n’est pas mon Memphis way).

Dan vient en studio en bermuda, avec son paquet de clopes roulé dans la manche du T-shirt. Il prend aussi pas mal d’amphètes et Robert Gordon raconte qu’un jour Dan et Wayne Carson se lancèrent dans une session d’écriture jusqu’au-boutiste, assis face à face sur des chaises. Épuisé, Carson finit par s’écrouler et Dan le remit sur sa chaise, l’attacha avec sa ceinture et le força à continuer - You’re not quittin’ on me now ! - Les conséquences du killing de Martin Luther King eurent sur Dan d’énormes conséquences : il se mit à fumer de la marijuana pour alléger son profond désespoir et fut incapable de composer pendant deux ans, de 68 à 70 - It took me a pretty long time to get my feet back under me (il m’a fallu un sacré bout de temps pour retomber sur mes pieds) - Puis c’est la rupture avec Chips. Dan veut une part du gâteau - a piece of the company - et Chips lui dit : «If you want a piece of the company, start your own.» (Tu n’a qu’à monter ta boîte). C’est ce qu’il va faire. Dan veut travailler à sa façon et il commence à traîner avec Dickinson, qui était the center of Memphis bohemian life - In many ways, Dickinson had replaced Chips Moman and Spooner Oldham as the closest person to him - Dan s’acoquine avec Dickinson qui est au centre de la bohème de Memphis. Au plan social, Dan n’aime pas les hippies, ni leur musique ni leur accoutrement - As far as I’m concerned they are the ruin of this country - Et quand il côtoie Elvis lors des sessions d’American, il ne lui adresse pas trop la parole, car il estime qu’on doit lui foutre la paix. Et puis au fond, il n’aime pas trop les stars. Il est un peu comme Mark E. Smith, il préfère les gens normaux, the regular people. Et en fin de parcours, Roben Jones rend hommage à Dan & Spooner en les traitant de living relics of the long-forgotten era of soul music (légendes vivantes de cette vieille scène Soul que tout le monde a oublié). Joli, n’est-ce pas ?

L’histoire d’American commence aussi avec Reggie Young et le Bill Black Combo dont il était le guitariste. Le Combo se retrouve booké sur la première tournée américaine des Beatles en 1964. Reggie Young en prend plein la vue. D’autant que George Harrison demande : «Which one is the guitar player for Bill Black ?» George voulait savoir d’où Reggie tirait son son - I had this little tube Standell amp - C’est aussi lors de cette tournée que Reggie a une petite aventure sentimentale avec Jackie DeShannon qu’il reverra des années plus tard comme cliente d’American.

C’est lors d’une session Wilson Pickett à Muscle Shoals que Chips et Tommy Cogbill rencontrent Bobby Womack. Sa façon de jouer impressionne tant Chips qu’il lui propose de venir s’installer à Memphis. Les Memphis boys se mettent à l’adorer - He had a hollow-body electric, that old guitar was handmade in New York (Bobby jouait sur une demi-caisse électrique fabriquée par un luthier new-yorkais) - Après avoir vécu à Los Angeles, Bobby se sent beaucoup mieux à Memphis. Chips le salarie en tant que compositeur et second guitariste. Bobby retourne ensuite s’installer à LA, mais revient à Memphis enregistrer son premier album, Fly Me To The Moon. Ed Kollis le trouve changé. Eh oui, Bobby s’est mis à la coke, ce qui n’est pas du tout le genre de la maison American. Chips ne veut ni drogues ni alcool lors des sessions.

Si Dewey Lincoln Oldham Jr. s’appelle Spooner, c’est dû à un incident : enfant, il s’arracha un œil avec une cuillère, spoon en Anglais. D’où Spooner. Il rencontre Dan à Muscle Shoals et leur complémentarité fait merveille : Spooner’s contemplative temperament matched Dan’s sharper-edged one. C’est Sponner qui accompagne Percy Sledge à l’orgue sur «When A Man Loves A Woman», paru en 1966. C’est d’ailleurs ce hit qui va mettre Jerry Wexler sur la piste de Muscle Shoals. Spooner allait aussi devenir l’un des musiciens les plus respectés du circuit, pas seulement pour sa façon de jouer du piano, mais surtout pour ses qualités humaines. Mike Leech : «Spooner is one of the sweetest, non-assuming guys you will ever meet. I never heard him raise his voice or get angry.» (Spooner est l’un des mecs les plus doux qu’on puisse rencontrer. Je ne l’ai jamais vu élever la voix ou se mettre en colère).

C’est Papa Don Schroeder qui amène James & Bobby Purify chez American, pour l’une des sessions les plus mémorables, «Shake A Tail Feather». Mais ce qui rend Papa Don encore plus mémorable, c’est sa botte secrète : il va finir tous ses enregistrements à New York - because I have Melba Moore, Doris Troy and Ellie Greenwich, they sing backups on all my records.

Parmi ses grands clients noirs, Chips eut le privilège d’avoir James Carr, puis le fils spirituel de Lloyd Price, Wilson Pickett, qui tapait du pied en chantant. Puis King Curtis qui impressionna fortement Reggie Young : «I had never worked with a musician who was as quick as he was.» (Je n’avais jamais travaillé avec un musicien aussi rapide que lui). On monte encore d’un cran avec les Sweet Inspirations que Tom Dowd amena à Memphis en 1967 pour enregistrer leur premier album. Ce trio de surdouées (Cissy Houston, Dee Dee Warwick et Judy Clay) remplaça les Cookies chez Atlantic comme backup singers. Les Cookies parties accompagner Ray Charles devinrent les Realettes. Chips disait de Cissy qu’elle avait l’une des plus belles voix du monde. Et pour Chips, B.J. Thomas était LE chanteur d’American - the man who embodied the integrity, craftmanship, versality, originality and refusal to be categorized that typified the American group. (L’homme qui incarnait l’intégrité, le savoir-faire, la versatilité, l’originalité et le refus d’entrer dans une catégorie qui caractérisaient si bien l’esprit des musiciens d’American).

Autre pierre blanche de la saga American, c’est bien sûr les Box Tops. Pas de Box Tops sans American et pas d’American sans Box Tops. Alex s’entend bien avec Dan et accepte que ce soient les gens d’American qui l’accompagnent, et non les membres de son groupe. C’est Dan qui fabrique Alex. On recroise dans l’ouvrage la fameuse anecdote concernant «Cry Like A Baby» : Dan et Spooner ont passé la nuit entière à chercher des idées de compos : chou blanc. En désespoir de cause, ils vont prendre leur petit déjeuner au Ranch House voisin et Spooner dit : «I’m so discouraged I could just lay my head on this table and cry like a baby.» Cry like a baby ? Wow ! C’est ça ! Dan saute en l’air. Ils retournent au studio en courant et pondent le hit que l’on sait en une demi-heure. Quand Alex veut reprendre «Wang Dang Doodle» de Big Dix, Dan s’y oppose : «Oh no, you can’t cut that, that’s about razor totin’ and carryin’ guns.» (Pas question de reprendre une chanson où on trimballe un rasoir et un calibre). Dan considère que les chansons doivent détendre les gens, pas les énerver. Le business des Box Tops ne va durer qu’un temps, car Alex n’aime ni les tournées ni les pratiques de Larry Uttal, le boss de Bell : il doit 100.000 $ aux Box Tops, mais il annonce qu’il ne les versera qu’en échange d’un prochain album. Ça ne plait pas non plus à Dan Penn qui se retire après le troisième album des Box Tops. Chips accepte de produire le dernier album pour rendre service à Alex et récupérer les royalties. Entre aussi en scène à une époque Joe South, recruté par Jerry Wexler pour accompagner Aretha. C’est lui qui joue l’intro de «Chain Of Fools», sur Lady Soul. Joe joue sur une orange cut-away Chet Atkins Gretsch model. Côté admirations, Dan en pince pour Eddie Hinton et Chips pour Joe Tex, l’un des grands clients d’American. Débarquent aussi un jour à Memphis Paul Revere, Mark Lindsay et Freddy Weller. Il y enregistrent le fameux Goin’ To Memphis avec les Memphis Boys. On ne chôme pas, chez Chips. Ils reçoivent alors la crème de la crème du gratin dauphinois.

L’âme du house-band d’American c’est bien sûr Tommy Cogbill, surnommé Cog, qu’on entend sur les cuts d’Aretha, de Dusty chérie et de Clarence Carter. Cog fut le modèle de David Hood : celui-ci aimait tellement le style de Cog qu’il abandonna le trombone pour se mettre à la basse. La bassline que joue Cog sur le «Preacher Man» de Dusty In Memphis est devenu une référence pour tous les bassmen, au même titre que les drives de James Jamerson chez Motown. David Hood : «At that time, the bass became a more busy instrument.» Hood rappelle aussi que Cog trempait ses doigts dans la vaseline pour avoir un son plus smooth.

Neil Diamond fait aussi partie des gros clients d’American, mais selon Wayne Carson, ça coinçait un peu avec lui : «Neil Diamond never fit into that Memphis groove. He wanted to but he never could.» (Neil ne collait pas avec le Memphis groove. Il a essayé, sans résultat). Et Chips ne trouvait pas ses chansons très convaincantes. Par contre, il se mit en quatre quand il apprit qu’Elvis voulait enregistrer chez lui. Wayne Carson affirme que Chips réussit à obtenir le meilleur d’Elvis, et ça n’était plus arrivé depuis le temps de Sun avec Sam.

Lorsqu’Al Bell instaure le black power chez Stax, Steve Cropper, Carla Thomas et Booker T. s’en vont. Carla et Booker T. viennent traîner chez Chips qui les accueille à bras ouverts, en vieux Staxman qui se respecte. D’après Roben Jones, l’une des sessions de Chips les plus réputées est celle de Carla Thomas, en juin 1970. Arthur Alexander vient aussi enregistrer son deuxième album chez American, soutenu moralement par son vieil ami Donnie Fritts. Cog le produit. C’est sur cet album que se trouve l’immense «Rainbow Road» co-écrit par Donnie Fritts et Dan Penn. Donnie précise qu’il écrivit Rainbow spécialement pour Arthur, tellement il admirait sa voix. L’album ne devint légendaire que grâce au bouche à oreille. Par contre, Chips eut quelques problèmes avec le premier album de Billy Burnette fraîchement débarqué de Los Angeles pour se ressourcer à Memphis. Chips ne trouvait pas les chansons du petit Billy assez bonnes. Et Billy Lee Riley fut le tout dernier client d’American à Memphis. Hélas, mille fois hélas, Chips ne s’entendait pas avec Billy. Le gros des sessions est resté coincé au fond d’un placard. Ça finira par sortir un jour, comme tout le reste.

C’est semble-t-il avec les dames que Chips s’entend le mieux. Et quelles dames ! Dusty chérie, Dionne la lionne et Jackie DeShannon. Dusty in Memphis est considéré comme l’un des sommets d’American. Warren Zane a même consacré un ouvrage à cet album mythologique. Rappelons pour la petite histoire que Dusty chérie et les Sweet Inspirations enregistrèrent les vocaux à New York, sur les cuts qu’avait enregistré le house-band d’American à Memphis. On trouve aussi sur cet album le fameux «Breakfast In Bed» co-écrit par Eddie Hinton et Donnie Fritts qui avait la fritte à l’époque. Mais à Memphis, Dusty chérie ne se sentait pas bien. Savoir qu’avant elle, Joe Tex et Wilson Pickett avaient chanté au même endroit, ça lui coupait tout simplement la chique. Atlantic était descendu au grand complet : Arif Mardin, Tom Dowd et Jerry Wexler produisaient. Chips resta en dehors. Le fin mot de l’histoire est que Dusty chérie préférait travailler à sa façon : seule en studio et chanter avec la musique dans le casque. C’est ainsi que s’acheva l’épisode Dusty In Memphis. Par contre, ça se passa beaucoup mieux avec Dionne. Elle décida de venir enregistrer à Memphis parce qu’Aretha l’accusait de n’être pas assez soulful. Pas assez soulful ? Ah tu vas voir, ma vieille ! Elle enregistra justement Soulful, l’un de ses albums les plus dévastateurs. Comme il lui fallait des cuts, Chips lui proposa d’enregistrer «You’ve Lost That Loving Feeling» et évidemment, Dionne l’explosa. Pif ! Bang ! Pow ! Cog y fit un carnage à la basse. Les cuts enregistrés à Memphis qui ne figurent pas sur Soulful se trouvent sur From Within, un double album paru aussi sur Scepter. Dionne fut tellement ravie de son séjour parmi les Memphis boys qu’elle leur fit envoyer à chacun des montres avec leurs noms gravés (comme l’avait fait Aretha avant elle) et elle demanda à Florence, la boss de Scepter, de payer une Rolls à Chips ! Sacré veinard ! Chips l’utilisa comme voiture de fonction pour American, lorsqu’il fallait aller cueillir des clients à l’aéroport. En fait il préférait piloter sa TR-6 ou sa Harley. Et puis Capitol envoya Jackie DeShannon enregistrer chez Chips. Roben Jones affirme que ces sessions comptent parmi les plus réussies de Chips. Mais les enregistrements ne plurent pas à Capitol et cet album jamais sorti finit par acquérir le statut de great lost album. Il vient tout juste de reparaître sous le titre Stone Cold Soul. Une pure merveille. On retrouve deux ou trois cuts tirés de cet album ré-enregistrés chez Capitol sur Songs, paru en 1971, mais ce n’est pas le son de Chips. Et voilà le travail.

Et comme dans toute grande aventure collective, on voit les défections se succéder : Dan Penn, Bobby Womack, Spooner Oldham, Ed Kollis et Glen Spreen quittent l’équipe d’American. D’autres comme Billy Burnette arrivent. Puis c’est au tour de Tommy Cogbill, Gene Chrisman et Bobby Wood de quitter American pour Nashville. Le problème est que Chips ne vient plus au studio et les musiciens tournent en rond. Et quand aux Memphis Music Awards, aucun musicien d’American n’est nominé, Chips prend ça comme une insulte - That’s what made me want to get the hell out of there (C’est là qu’il prend la décision de se barrer) - Dan Penn confirme que le manque de reconnaissance affecta profondément Chips et ses amis : «In America and Europe and all over the world, nobody ever gave these guys credit.» (Personne ne connaissait les noms des musiciens qui avaient joué sur autant de hits). C’est là que Chips quitte tout, même sa ferme de Raleigh et ses chevaux. Il ne met même pas le local d’American en location. Le bâtiment sera détruit en 1989. Même destin tragique que celui de Stax sur McLemore. Même genre de naufrage collectif et affectif. Memphis qui avait tout n’a plus rien.

S’il en est une à qui on peut serrer la pince, c’est bien Roben Jones. Chips, Reggie et les autres lui doivent une fière chandelle.

Signé : Cazengler, Reggie Old

Reggie Young. Disparu le 17 janvier 2019

Roben Jones. Memphis Boys. The Story Of American Studios. University Press Of Mississippi 2010

 

MONTREUIL / 18 – 01 – 2019

LA COMEDIA

COUDASSE / GRANDMA'ASHES

C'est comme l'inexorable montée des eaux due à l'extinction de la banquise, en huit jours la fresque s'est encore emparée d'un pan de mur. Le pire est désormais envisageable, le coup de la bobine, à chaque tour d'embobinage vous emmagasinez davantage de fil, une surmulltiplication exponentielle, si on laisse faire, dans deux ans la ville de Montreuil sera entièrement recouverte, des ramages lysergiques s'étendront sur toute les façades de la ville, les habitants chassés de chez eux, relogés dans des camps de réfugiés, et la ville livrée à l'invasion de centaines de milliers de touristes venus du monde entier se prendre en selfie devant les murs chatoyants de la nouvelle Pompéi moderne pendant que de doctes professeurs d'universités réunis en colloques internationaux se mettront d'accord pour décréter que cette prolifération sauvage aura été rendue possible par les émanations soniques délétères dont la bâtisse située au croisement maudit des rues Michelet et Edmond Vaillant se sera rendue coupable durant des années, et les gouvernements réunis en conclave se hâteront de statuer sur l'interdiction planétaire du rock'n'roll.

Un véritable cauchemar, un seul remède pour endiguer cette catastrophe annoncée, combattons le mal par le mal, écoutons un peu de rock'n'roll.

COUDASSE

Nous prennent par surprise, en traître, l'en manque un qui vaque à l'on ne sait quoi, l'on ne sait où, le guitariste à genoux devant ses delays a l'air de s'accorder, et le batteur de promener ses baguettes sur ses peaux en attendant que cela commence, le bassiste caresse une corde d'un air distrait. Et bien non ! Nous ont fait le coup du train qui démarre alors que le nôtre reste immobile alors qu'en vrai c'est notre tortillard qui met les bouts et le voisin qui reste immobile sur ses rails, c'est parti, sans tambour ni trompette, et il faudra trois minutes avant de s'apercevoir que l'on prend de la vitesse. Le coup de la coudasse. Z'avez l'impression qu'ils vous tendent la main pour vous emmener vous promener sur un sentier tout mignonitou dans une douce campagne ensoleillée, erreur funeste, la montée est si progressive en ses débuts que vous n'y faites pas gaffe, et brutalement tout s'accélère et vous voici projeté à toute vitesse vers l'horizon de cimes glacées qui recule sans cesse, et le public devient fou, se jette les uns sur les autres, s'entremêle en un tourbillon tapageur sans fin. Quand enfin le sommet est atteint, vous n'êtes qu'au début de vos ennuis, les guitares vous entraînent sur des pentes verglacées, vous glissez à une vitesse folle vers votre dernière heure. Mais ce n'est pas fini, car une fois que vous êtes morts, ils vous raniment illico et hop oï oï vous avez droit à un nouveau tour de montagne russe, encore plus hautes encore plus vertigineuses. Âmes sensibles s'abstenir. Coudasse décline toute responsabilité. A vos risques et périls.

La Comedia doit être remplie de casse-cous et de risque-tout qui adorent les émotions fortes et les situations exaltantes. Coudasse se plaît à rajouter du sel de braise rouge sur les plaies et du poivre noir sur les bosses. Vocalisent à tour de rôle. Pas de vedettariat. Des voix de grêle graisseuse et de colère. Et puis la musique reprend son rôle prédominant de grande meneuse de revue de vos abattis réduits en charpie. Son bruit de cordes frottées soutenues par une batterie omniprésente et haletante aspire votre attention à la manière d'une ventouse qui débouche les WC de votre esprit pour vous libérer de toutes les données excrémentielles sociétales. Le grand nettoyage, par le vide.

Coudasse si vous voulez, mais au lieu de votre nez tuméfié par un coup de coude intempestif, imaginez plutôt votre visage sanguinolent défiguré par une profonde griffure d'un ours polaire en colère. Sortent de scène sous une pluie d'applaudissements admiratifs et respectueux. De la Coudasse, encore de la Coudasse, toujours de la Coudasse et le rock'n'roll sera sauvé.

GRANDMA' ASHES

Goût de cendres dans la bouche. Pas celui des cookies dans lesquels, selon un rite barbare d'appropriation des forces obscures de votre ascendance, vous avez mêlé à la farine les cendres de votre grand-mère, celles de l'anneau de feu et de fièvre des folles chevauchées des walkyries. Ne sont que trois à monter sur scène, en short et bas résille, trois ballerines de l'extrême. Filles de la foudre de Zeus, et de la Nuit hideuse. Qui réconcilient le tonnerre et le stoner. Mais déchiffrons le grimoire de ces Moires. L'on n'échappe pas à son destin, aussi commencerons-nous par Edith-Atropos, l'Inévitable, tapie derrière sa batterie, longs cheveux noirs qui parfois voilent sa face car l'on ne regarde pas le feu de son visage péremptoire sans danger, c'est elle qui d'un geste coupe le fil, vous détache du cordon ombilical de la vie, en un dernier spasme tragique. A sa gauche, Myriam-Larkésis, l'ensorceleuse, est à la guitare, fine silhouette rehaussée d'une couronne astrale de cheveux d'ébène, elle dévide les riffs et les images de votre existence aux épisodes multiples, heureux et malheureux, miraculeux et marasmiques, se chevauchent à une vitesse folle. Enfin, Eva-Clotho, l'Originelle, qui donne naissance, vous arrache de sa basse de la base indistincte des éléments primordiaux, et sa voix est un chant de sirène qui ruisselle sous la rouille de sa crinière qui retombe sur son corps blanc et pulpeux de naïade.

Trois filles et le furet sanguinaire du rock'n'roll qui court sans fin dans le cercle fatidique de leur ronde à seule fin de planter ses dents aigües dans vos veines et d'aspirer votre sang tumultueux et votre énergie vitale. Un set de toute éblouissance. Trois furies. Lancées à toute allure. Pas une once de repos, pas une seconde de temps mort. Edith mène la sarabande. Une frappe en accélération constante. Pas vraiment de break, des séquences qui se suivent en une rapidité inventive qui mêle netteté de la frappe et efficacité magistrale. Des coups de fouets sur la croupe d'un attelage qui a pris le mors aux dents et vous emporte en une course diabolique. Des rafales folles, exemptes de toute fanfaronnade, Edith mène le jeu, ne joue pas pour épater le public mais pour satisfaire à une espèce de mathématique intérieure destinée à réaliser l'équation de ce qu'elle tient pour une approche des plus aguerries de l'idée qu'elle se fait en elle-même de la perfection. Encore une solitaire, à ses côtés. Décidément, ces filles n'obéissent qu'à leurs pulsions intimes. Elles ne courent pas après la musique, la laissent sourdre d'elles telle la source qui sort de terre. Myriam a le riff incoercible, surgit du dedans et s'empare de sa guitare, ce sont des vagues qui déferlent sur vous, elle les émet comme des ondes vibratoires dont la force destructrice vous submerge sans rémission. Rêvez d'Eva à la voix envoûtante et incantatoire, par-dessous les soubassements de sa basse, non pas de longs meuglements monotones infinis, mais un kaos créatif de swing désordonné et culminatif, cratère de fusion volcanique et coulées de lave irradiantes. Parfois elle s'agite comme soulevée par une ondée de joie créatrice sans égale et dans l'échancrure de son T-shirt ses seins blancs palpitent comme ceux de la Louve Palatine qui transmit aux jumeaux sacrés la fureur resplendissante des Dieux afin que l'un d'eux fonde la Ville maudite destinée à asservir le monde.

Ces trois filles sont en train de forger l'orichalque interdit du rock'n'roll et le public averti n'en perd pas une miette. Elles nous emportent en un déluge de feu. Nous délivrent un stoner-rock qui remplit toutes les attentes. Elles atteignent d'emblée à l'élégance inné de ce style qui ne supporte ni redite ni ennui. Telles que je les ai décrites une par une, je crains de n'avoir pas insisté sur la cohésion du groupe, ces fillettes se connaissent sur le bout des doigts, sont unies par une longue complicité. Peuvent paraître, lors d'un regard primesautier, bosser chacune dans un des angles du triangle sans se soucier des sœurettes, mais les oreilles exercées ne s'y trompent guère. Le groupe fait preuve d'une grande cohérence harmonique qui permet à chacune de développer son espace de liberté. Elles ont acquis ce niveau d'automatisme qui sécrète une sûreté et une sécurité de base, une espèce de filet de protection invisible et inamovible, sans lequel toute prestation est une perpétuelle au mise au point de l'anxieuse recherche d'un équilibre des plus précaires. Une heure leur a suffi pour conquérir l'assistance – fortement et mystérieusement féminisée dès qu'elles eurent pris pied sur la scène – les applaudissements ne cessent de pleuvoir. On y décerne cet enthousiasme, cette émotion, et cette déférence qui fait toute la différence. Les filles sont-elles l'avenir du rock'n'roll ? Ce qui est sûr c'est que Grandma'Ashes a réduit nos coeurs en cendres. Tous nos suffrages dans cette urne cinéraire. La seule digne de leur rock incendiaire.

Damie Chad.

SEVEN

ABSTRACT MINDED

EP quatre titres, hélas pas encore artefacté, faute de moyens financiers, ce qui n'empêche pas quAbstract Minded soit un des groupes qui ait produit sur moi une des plus grandes impressions lors des deux passages live auxquels j'ai eu la chance d'assister. Une musique des plus violentes mais marquée d'une pure intellection. Du métal sauvage qui a abandonné la quincaillerie pour aborder la rive de sa propre abstraction.

Seven : Clip de Marlene Reichman : l'écoute restera indissociable de la vidéo qui l'accompagne. Seven comme les sept âges de la vie résumés en leurs deux extrémités, à condition que l'on considère comme des bornes infranchissables ces moments où l'on n'est pas encore et ceux-là où l'on n'est plus. Sans doute passe-t-on sa vie à chercher le point focal de son existence. Celui où nous sommes nous, où notre plus grande jeunesse rejoint notre plus grand âge, lorsque la promesse de ce que l'on n'est pas se confronte à ce que nous avons déserté de nous. Ce voyage intérieur le Clip le métaphorise en cette rencontre improbable de nous-même avec nous-même, de la petite fille et de la vieille dame sur le chemin de la vie qui conduit à la baudruche du néant. Ce ne sont que des images entrecoupées du groupe en action. Des vibrions de matière qui s'efforcent de réaliser l'impossible fusion du passé aboli avec le futur inaccompli. Le métal de cet alliage incertain est l'or du Rhin mythique de la musique d'Abstract Minded. Une voix qui hurle, des cymbales qui étincellent comme des gouttes d'or et le reste de l'orchestration qui n'est que magma dune noirceur inaccoutumée. Realease ! : cris de victoire émancipatrice sur le refrain, n'empêche que le chemin vers la libération de soi-même en devenant soi-même n'est guère facile. La voix creuse son terrier, et le chemin s'allonge démesurément. Guitares éruptives et basses continues, déglutis vocal lorsque la musique semble au bout d'elle-même, la batterie remet le couvert aux couteaux sanglants, ceux qu'il a fallu s'arracher de soi. Et le son devient moteur d'avion qui perd de l'altitude, la fin semble plus proche que jamais, mais en un dernier effort le combat contre les monstres incapacitants reprend, chacun se doit de retrouver la fureur totémique de la bête qui gît en soi, les dernières notes s'égrènent comme ces fleurs de pissenlits emportées par le vent... Vishaal : grognements de loup. La bête est enfermée en moi-même et les autres sont les murs de ma prison. Nulle issue hormis moi-même et cette terrible solitude qui me mure en moi-même. L'échappée belle n'a été qu'un mirage, la rage m'habite et me brûle, musique cataclysmique, portes de plomb qui se referment sur moi. Requiem apocalyptique, le vocal cisaille le néant des apparences. Toute vision se referme sur le globe de l'œil crevé par les draperies funèbres du spectacle du monde. L'on ne va jamais plus loin que soi-même. Toute prison est un mantra de haine. Masochisme chamanique. Transcendez la nature, l'instinct de mort dominera. Les requins affamés se nourrissent de leurs propres entrailles. Greed : lâchez le monstre, je suis festin carnivore, j'avale la viande humaine des désirs et des rêves. Je suis une force qui détruit, rien ne saurait me résister, le ne suis qu'un gouffre vide, qu'une gousse de néant avide, je bouffe et je bâfre, rien ne saurait me résister, le chant devient proclamation excitée, grande menace, et les chœurs entonnent les dithyrambes d'adoration de la destruction. Le crime est le seul principe de regénération. Méfiez-vous, ma route croisera la vôtre comme elle a croisé la mienne. Tourbillon de gloutonnerie métaphysique. Behind the wall : ( Nous rajoutons en bonus la kronic de ce cinquième morceau datée du 28 / 09 / 2017, voir 341 ° livraison ). Un unique morceau construit sur le schéma des tétralogies grecques. Commence par un bourdonnement grondeur de voix qui buterait sur elle-même, une tétraplégique reptation de gorge issue des galeries les plus obscures d'une mine charbonnière, musique qui moutonne noir impassible, un fleuve de cendre volcanique qui progresse et arase les doux paysages des âmes choisies, coup de cymbales comme gong de bronze qui résonne dans les temples désertés par les dieux, colère vocale crispatique, et la marche processionnaire reprend, impassible, mais les mots s'écrasent plus longuement tels ces mouchoirs de papier emplis de morve, de sang et de sperme que vous jetez derrière vous afin de désobstruer vos méningiques cloisons fissurées, lézardes de rage sur le métal stridal, la voix qui bazooke les portes blindées de la sortie du labyrinthe, cris de triomphe afin de fêter l'issue catacombère, long soli lyriques de guitares explosives, émissions spharynxgicoïdales chantent victoire, arrêt brutal. Nous ne sommes qu'à l'orée du chemin de glaise noire. Le plus difficile c'est d'en sortir. Que vous soyez mort – sachez que cela vous arrive plus souvent que vous ne le pensez – étendu en votre léthargie ou simplement retenu en vous- même. Bref, faut s'extraire. Pas facile. Vous n'avez pas la bonne clef dans votre poche. Sinon vous seriez déjà dehors. Une seule solution : enfoncer la porte. Oui, ça fait du bruit. Vous ne croyiez tout de même pas que ça se passerait dans le silence absolu. Et puis il y a le gardien du seuil. La solution décisive serait de l'abattre. Ce n'est pas l'envie qui vous en manque. C'est qu'il vous ressemble tellement que vous vous apercevez qu'il n'est autre que vous-même. La partie s'avère plus compliquée que prévue. Remarquez c'est une histoire connue et rebattue. Le scénario remonte à l'antiquité. C'est expliqué dans les textes des gnostiques. L'avaient pompé sur les vers dorés de l'orphisme. Suffit de transformer le cercueil de votre chair, lui insuffler l'énergie alchimique de la vie. Parce que vous n'êtes que rarement vivant quand vous y réfléchissez. Voilà vous avez le fil de l'action. Un peu compliqué, je le concède. Abstrait, dites-vous ? Emission gutturale de la lettre A. L'aleph prodigieux du point d'inexistence qui contient l'univers.

 

Alexis Godefroy : bass / Joey Baudier : lead vocal / Louis Guffond : guitar / Zivan Rasolofo : guitar / Jimmy Lavogiez : drums.

Damie Chad.

NOT DEAD YET

PHIL COLLINS

( Michel Lafon / 2016 )

 

    • Oh, les gars vous faites quoi cet aprum ? Passez à la maison, j'ai un super disque de rock à vous faire écouter !

    • Toi, tu écoutes du rock, jeune hippie !

    • Vous serez surpris, c'est une nouveauté, venez vous ne le regretterez pas.

On n'aurait pas dû, mais à quatorze heures pile l'on tapait à la porte, et la copine exhibait triomphalement The Lamb Lies Down On Broadway, de la grosse pile posée à côté de l'électrophone.

    • Tu nous as fait venir pour Genesis, tu es totalement frappée !

    • Taisez-vous et écoutez, c'est le dernier, rien à voir avec ce qu'ils faisaient avant !

Bref on s'est presque tu, et on s'est tapé la première galette de quand elle a voulu mettre la seconde on s'est éclipsé ( pas du tout discrètement ) en lui disant que le grand méchant loup des steppes du rock'n'roll réduirait de ses grosses dents pointues et cruelles en lambeaux cette misérable bestiole bêlante d'agneau new-yorkais sans regret ni remords.

 

Deux mauvaises nouvelles : 1 : depuis la copine n'a pas changé, elle écoute toujours de la mauvaise musique. Mais ce n'est pas le plus grave. 2 : la teuf-teuf immobilisée pour une heure et demie au garage, c'est alors que se pose la question léniniste par excellence : Que faire ? J'avise le fouillada voisin, farfouille dans toutes les étagères pour finalement ressortir avec le bouquin grand-format( tout neuf, tout beau, tout brillant, pour deux euros ) car vous savez en rock, faute de loup on bouffe de l'agneau.

Au cas où vous auriez manqué à tous vos devoirs et omis la semaine dernière de lire la kro du Cat Zengler sur Ginger Baker, surtout ne réparez pas cette funeste erreur au plus vite, lisez d'abord celle-ci, car la vie de Collins risquerait de vous paraître un peu fade après celle de Ginger le rocker fou. Je résume : d'abord le purgatoire avec Phil, ensuite les enfers paradisiaques avec Baker.

Commence mal le Collins, pleure un torrent de larmes, s'est marié trois fois et a divorcé trois fois. A le croire, abondance de biens nuit gravement à la santé, a laissé ses épouses toute seules à la maison pendant qu'il vagabondait aux quatre coins de la planète et crime inexpiable il ne s'est pas occupé de ses enfants comme il aurait dû. Nous rassure toutefois, aujourd'hui ( 2016 ) tout va bien, s'entend à merveille avec ses quatre gaminettes et gaminos qui ont grandi, s'est remis avec la dernière des génitrices, et coule une vie de famille des plus sereines... Certes il n'est pas chrétien mais l'ensemble sonne ( le tocsin ) born again... Ensuite il nous raconte son histoire en suivant l'ordre chronologique, mais cette contrition préliminaire reste le leitmotive principal du bouquin.

Une mère artiste et un père un peu bourrin. Le résulta final n'est pas mauvais : une grande sœur danseuse de niveau international, un frère dessinateur renommé, la famille Collins n'a pas engendré que des tocards. Sa maman il la gardera très longtemps, elle mourra quasi-centenaire, mais c'est la figure paternelle qui le marquera le plus par le fait même de son absence. Elle reste en même temps une monstrueuse énigme et un parfait exemple comportemental, uniquement par ses mauvais côtés. Car des bons, aux yeux de l'enfant et du jeune homme qu'il sera au moment où il décèdera, il n'en avait pas. Un homme secret qui entretenait une maîtresse – irrémédiable lézarde dans la cellule familiale - et qui n'a jamais su témoigner le minimum de tendresse nécessaire à son fils dont il jugera les entreprises musicales peu digne d'intérêt. L'aurait préféré qu'il prenne comme lui un boulot convenable dans la Cité. Le beauf au boulot tous les jours avec sa fierté de bœuf sous le joug. Le fils finira par se reconnaître en cette figure peu souriante : s'il est devenu un artiste bourreau de travail qui accepte avec joie pléthore de propositions qui l'accaparent et l'éloignent de ses enfants, c'est pour faire comme son père – ce héros - qui tous les matins se levaient pour, à chaque fin de mois, ramener à la maison la paye nourricière. Toutes les excuses sont bonnes, le livre déborde ainsi d'une hypocrite naïveté confondante et auto-déculpabilisante, ne m'accusez pas, ce n'est pas de ma faute...

Depuis l'âge de cinq ans, le petit Philip tape sur tout se présente à lui, mais la musique n'est point sa ligne de mire. Voudrait être comédien, faire du théâtre, tourner des films... sa mère l'inscrit dans une école adéquate, l'ado est aux anges, l'est entouré de filles. Des projets pleins la tête mais peu de concrétisation, parvient à décrocher le premier rôle dans une comédie musicale, mais sa voix se brise lors d'une représentation, la mue tord en quelques minutes sa jolie voix de petit chanteur à la croix de bois... L'a de la chance, pas le temps de pleurer sur son sort, de grands bouleversements submergent Londres, les Beatles passent à la télévision et c'est la grande révélation. Collins est emporté par la vague. Assiste aux concerts des Yardbirds, des Rolling Stones et même à la première apparition de Led Zeppelin... Fonde un groupe avec des copains, puis un second, tient la batterie, se démène comme un diable pour percer, à dix-neuf ans la chance de sa vie. C'est ainsi qu'elle lui apparaît. L'est convoqué pour jouer des congas pour un titre de ce qui deviendra le premier album All Thing Must Past Past de George Harrisson. Séance avec Phil Spector dans la cabine. La déception de son existence, la piste ne sera pas retenue, et il n'est pas crédité sur la pochette. Lui faudra attendre trente ans la réédition pour que George fasse mention de sa présence...

Ce n'est que partie remise. Auditionne pour Genesis – déjà deux albums au compteur – s'en tire à son avantage. Nous abordons la partie la plus intéressante du livre, les rapports de hiérarchie dans un groupe. Les britishs pratiquent la guerre de classe feutrée. Les trois musiciens de Genesis qui l'accueillent font partie de l'upper-class, cottage campagnard plantureux avec piscine chauffée, politesse exquise, humour britannique, ambiance bourgeoise, suffit de lire pour comprendre que la musique de Genesis qui louche vers la transcendance classique n'est pas engendrée par des rock'n'rollers... Collins ne la ramène guère, se contente de sa place de batteur, lui faudra du temps pour apporter quelques idées à l'écriture des morceaux. Ce qui est un peu comique, c'est l'importance que prendra Peter Gabriel au fur et à mesure que la notoriété du groupe s'étend. Devient sans partage l'attraction scénique numéro 1 du groupe, une forte personnalité qui s'implique énormément ( et même autocratiquement ) dans l'écriture des lyrics. Collins affirme que tous deux seront complices mais il n'en est pas ainsi avec Tony Banks et Mike Rutherford. Certes on lui passe tout, ses costumes extravagants et ses postures scéniques sont incomparables attirent les foules, mais l'on sent une incompréhension quasi-métaphysique chez les autres. Cette débauche d'effets visuels, leur inconscient l'assimile à une espèce de déclassement de l'Artiste en Saltimbanque. Rien n'est dit, le combo sans arrêt sur la route pour capitaliser sur le succès enchaîne les disques emportés dans un tourbillon, The Lamb Lies Down On Broadway enregistré un peu trop à la va-vite, même s'il est un succès phénoménal, précipitera le départ de Peter Gabriel qui sent sa puissance créatrice bridée par ses compagnons.

L'absence de Peter Gabriel sera la preuve de l'adage nietzschéen selon lequel ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. Genesis vient de perdre son image de marque, on ne remplace pas un showman de cet acabit au pied levé. Les auditions ne donnent rien. Ce sera la chance de Collins, puisqu'il n' y a rien de mieux sur les étalages marché, on se contentera des légumes de la maison. Phil Collins n'a pas une mauvaise voix, n'est-ce pas lui qui remplace Peter – en attendant de trouver la perle rare – lors des répétitions du prochain 33 tours ? C'est ainsi que l'acier fut fondu et que Collins deviendra le chanteur attitré de Genesis. Du coup il devra quitter la batterie et venir se planter devant le micro. L'anti-Peter Gabriel par excellence, n'ose pas bouger, lui faudra plusieurs mois pour esquisser quelques gestes, le micro en main. Genesis compensera l'absence de l'impact visuel de Gabriel grâce à un magnifique ligth-show. S'instaurera une course à l'échalotte entre les super-groupes poussés aussi à la surenchère par la nécessité de contenter un public si nombreux que l'on accueille désormais dans des stades. La course à la surmultiplication grandiose est lancée. Les groupes punk reviendront à des prestations nettement plus spartiates...

Phil Collins se sent pousser des ailes. Genesis n'a jamais eu autant de succès. Les fans de la première heure pensent peut-être tout bas qu'il a aussi perdu son unicité, mais les minorités silencieuses ne sont guère agissantes. Collins compose, ne refuse jamais un coup de main ou de batterie pour un copain, et en 1981, il franchit le cap, enregistre son propre album. Face Value sera un succès planétaire, In The Air Tonight lance la carrière internationale de Phil Collins. Désormais il n'a plus une minute à lui. Tant pis pour Andrea sa femme et ses deux enfants. Il en sera de même dans les années suivantes avec Jill et Orianne, l'a beau nous dire que tout est de sa faute, qu'il culpabilise à mort, qu'il regrette, qu'ils ne le fera plus, il est sans arrêt par monts et par vaux. Enchaîne des tournées de trois mois sur tous les continents. Vend des disques par millions et ses chansonnettes encombrent les ondes des rares radio FM que l'on peut capter sur Provins. Jugez de mon malheur.

L'est courtisé de partout. Devient un des chouchous des galas de bienfaisance de la famille royale. La liste des ses participations à divers enregistrements est aussi longue qu'un porte-avions. Tout le gratin du rock y passe. Eric Clapton – entre parenthèses vous en apprendrez plus sur la personnalité de Clapton que sur le bouquin de Margotin chroniqué dans la livraison 401 – et Robert Plant, pour n'en citer que deux. C'est Plant qui vient le chercher pour qu'il soit à la batterie sur son album Picture At Eleven en 1982. Collins Nous présente les deux aspects de Robert Plant, un type gentil, agréable, sympathique, tout ce que vous voulez. Oui, mais aussi un des membres de Led Zeppelin, et lorsque Collins assiste lors du Live Aid à la réunion avec Jimmy Page et John Paul Jones, la donne change, Robert est comme happé par l'influence maléfique de l'ancien Dirigeable, certes écrasé au sol depuis longtemps, mais dont les restes irradient d'une sourde énergie malfaisante. Don't panic, dear Phil, it's just rock'n'roll. Du coup la prestation de Collins sera honteuse. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est lui, même s'il rejette la faute sur les autres.

Lorsque Orianne s'en va, Phil Collins accuse le coup. Physiquement et moralement. Le corps ne suit plus, ne s'est pas ménagé durant quarante longues années, l'a un pied en compote, le dos en capilotade, une oreille intermittente et une épaule qui l'empêche de jouer de la batterie. Pas de quoi réjouir un médecin. Au début du siècle nouveau, le succès n'est plus le même, pas d'inquiétude financière à avoir, l'a vendu deux cents millions de disques, mais l'âge, la solitude, la sensation de ne plus être à la pointe de l'actualité musicale ça vous ronge un homme aussi facilement qu'une souris un morceau de gruyère. Phil n'est pas à bout de ressources. Trouve son remède miracle. Tout seul comme un grand. N'a besoin de personne. L'alcool est son meilleur ami. Quatre années d'enfer. Ne cache rien. Raconte tout. Lui n'a jamais bu devient un trou sans fin. Vous ingurgiterait la mer en entier si par bonheur elle était alcoolisée. Certes une dépression à la base. Même s'il n'en parle pas. L'inactivité lui pèse. Lui c'est à son entourage qu'il pèse. Ses essais de désintoxication font chou blanc. Faudra un jour qu'un toubib ( or not to be ) l'avertisse qu'il est plus près de la mort qu'il ne le pense pour qu'il prenne la bonne résolution.

Orianne est revenue, les enfants lui sont restés fidèles, l'âge de la retraite active peut commencer. Travaille avec Disney, pour une comédie musicale à Broadway qui n'a pas le succès escompté, mais ce n'est pas grave, l'a trouvé son point d'équilibre. Le livre s'arrête en 2016. Suis allé enquêter sur son site officiel. L'a entamé une nouvelle tournée, pas aussi marathonienne que celles de sa jeunesse, mais un bon dix mille mètres. Des dates de concert prévues jusqu'en juin 2019. Not Dead Yet, nous sommes prévenus.

N'en aime pas davantage Phil Collins, mais le bonhomme se révèle attachant. Un exemple parfait de candide bonne foi. Sa face sombre il ne la dévoile pas plus que l'astre lunaire. L'est comme nous, ne montre que ses bons aspects. Personne n'est dupe, mais l'on ne lui jettera pas la première pierre, il nous ressemble trop. Z'avons tous des scénarios tout préparés pour raconter nos pires turpitudes – nos grandes et belles actions aussi, mais elles sont infiniment plus rares – et les rendre croquignolesques. Ne donne pas cette impression d'insatisfaction comme Pete Twonshend dans ses mémoires de courir après lui-même, pour la petite histoire il regrette de ne pas avoir pu remplacer Keith Moon, ce qui me laisse rêveur, sa frappe que je qualifierais de fragmentée ne me semble guère appropriée à la bourrasque des Who. A la lecture du livre, vous apprécierez davantage l'homme que le musicien. Un gros de défaut tout de même, impardonnable, ne possède pas une âme de rocker.

Damie Chad.

P. S. : si vous zieutez ce post-scriptum c'est que vous n'êtes pas en train de lire la kro de Ginger Baker du Cat Zengler. Vous manquez à tous vos devoirs. De rocker.

16/01/2019

KR'TNT ! 402 : STEVE WYNN / GINGER BAKER / BROKEN GLASS / RAW DOG / BLACK PRINTS + AU DREY / DOUCHE FROIDE / ROCK CRITIC

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 402

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

17 / 01 / 2019

 

STEVE WYNN / GINGER BAKER

BROKEN GLASS / RAW DOG / BLACK PRINTS

DOUCHE FROIDE / ROCK CRITIC

TEXTES + PHOTOGRAPHIES SUR :  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Syndicate d’initiatives -
Part Three

 

Après la fin du Syndicat, Steve Wynn entreprend une carrière solo au moins aussi fructueuse que celle de Frank Black après la fin des Pixies. Visiblement, ces gens-là ne savent faire qu’une seule chose dans la vie : écrire des chansons. Et des bonnes.

Wynn gagne à tous les coups. La preuve ? Kerosene Man, premier album solo paru en 1990. Deux belles énormités guettent leur proie, c’est-à-dire l’oreille imprudente : «Younger» et «Killing Time». Steve Wynn renoue avec la violence du riffing et la belle niaque pantelante. Il connaît son affaire. Dans «Younger», on retrouve le même son de basse que dans le fatidique «Death Party» du Gun Club. Tout aussi joliment claqué, voici «Killing Time». C’est même claqué en dégringolé d’accords. Ce sacré Steve adore la classe. Il sait enchaîner les effets de Ricken et créer des horizons. Ça marche à tous les coups. Sa power-pop est celle dont on rêve quand on est jeune et encore vert. Steve Wynn tortille ça en vieux briscard. C’est même trop beau pour être vrai. Son «Under The Weather» sonne comme de la petite pop de boulevard populaire, café de Belleville au clair de lune. Il claque aussi de l’accord clairvoyant dans «Something To Remember Me By». Voilà sa marque de fabrique artisanale, un peu limite du rock FM, mais ça passe. Et avec «Anthem», il prend l’habitude des finir ses albums avec un cut explosif - Play the anthem one more time - C’est tout simplement effarant de son. Le fan est gâté.

Deux ans plus tard paraît Dazzling Display. Steve Wynn y tape une cover de «Bonnie & Clyde». Coup de génie puisqu’il en fait une horreur garage. Cover de rêve. Steve Wynn a bien compris qui était Gainsbarre. Josette Napolitano vient faire la conne. Steve Wynn lâche ses ouragans d’accords, c’est à la fois intense et respectueux de l’environnement. Tout aussi énorme, voilà «405» joué au heavy rock - I rest my mind on the place and time - C’est explosé au solo congestionné. Quelle débauche d’énergie sonique ! Ce mec ne s’arrête jamais. Avec «Tuesday», il propose un extraordinaire shoot de power-pop émancipée. Wynn n’en finit plus de gagner à tous les coups. Il va sur la pop-rock avec une sorte de plaisir gourmand. Le morceau titre semble violenté dans l’azur pyrénéen. À moins qu’il ne s’agisse de la zone de Pythagore. Steve Wynn revient à sa légendaire férocité sonique et aux déliquescences d’interactions psychédéliques - Fell down to attention/ Not a very honorable mention/ What a perfect way/ To watch a dazzling display - En plus, c’est extrêmement bien écrit et digne des meilleures drug songs. Il passe à la vitesse supérieure avec «Dandy In Disguise». Drumbeat on the beat ! Il nous rocke ça dès l’intro, en vétéran de toutes les guerres. Ça sploushe et ça splashe dans le lagon vert. Admirable ! Il termine avec l’excellent «Close Your Eyes», vieille pop alimentée au bon vent d’Ouest. Steve Wynn se veut résolument allègre et optimiste.

On ne trouve pas vraiment de hit sur Fluorescent paru l’année suivante. On a du balladif de bonne guerre avec «Follow Me». On sent toujours la présence d’une vraie voix. On le sait, la voix fait toute la différence. Prenez Lou Reed. Eh bien, Steve Wynn, c’est la même chose. Profondeur et présence, voilà ses deux mamelles. Il excelle dans l’exercice de la présence vocale de bon ton. Par contre, son «Collision Course» sonne comme du Lloyd Cole. Mais Steve Wynn sauve son cut grâce à des fuites de guitares éperdues. Encore un fantastique balladif d’espérance du Cap de Bonne Espérance avec «Carry A Torch». Quand on a la voix qu’il a, une bonne guitare et des idées, ça paraît logique d’enregistrer des albums solo. Ce «Carry A Torch» sonnerait presque comme un hit. Avec un mec comme lui, il faut savoir donner du temps au temps et voir les choses se développer. C’est toujours intéressant. Il a toujours un gros son. «Open The Door» ne déroge pas à cette règle. On sent l’homme d’âge mur, sûr de son art. Même si «Wedding Bells» sonne trop romantico, on sent bien l’énergie. «The Sun Rises In The West» sonne comme un heavy balladif d’envergure. On adore ce mec pour ses capacités à créer de la bonne pop électrique, l’une des meilleures d’Amérique. Par contre, son «Look Both Ways» se danse d’un pied sur l’autre dans les Appalaches.

Pas de hits non plus sur Take Your Flunky And Dangle, mais pas mal de bonnes chansons, à commencer par «How’s My Little Girl», joli coup d’electric pop. C’est là où Wynn brille. C’est son univers, sa distance, son pré carré. Il est parfait dans son rôle de power-popper qui chante à la mâle assurance pendant que les guitares dessinent le décor de rêve. Avec «Closer», il reprend son bâton de pèlerin charmeur et se montre très communicatif avec «The Woodshed Blue». Il y sonne comme Dylan. Avec «AA», il sonne comme les Supremes, mais country. C’est assez tordu comme vision. Il termine en tapant «Only Comes Out At Night» au dylanex, mais parfois, on se dit qu’il vaut mieux écouter Dylan.

Sur Melting In The Dark, Thalia Zadek chante et joue avec Steve Wynn. Que de son ! C’est en tous les cas ce qu’on s’exclame dès le «Why» d’ouverture. Steve Wynn pousse de vrais oh yeah ! Quelle dégelée ! Il semble enfin de réveiller - There’s no answer, yeah ! - Et avec «What We Call Love», il revient à son vieux son de mid-tempo aventureux de bonne aventure. C’est littéralement bardé de guitares. Il redéclenche la furia del sol avec «The Angels». Il s’y fait violent prévaricateur - And the angels won’t talk to me anymore - C’est même visité par l’esprit des guitares, un véritable essaim. Encore un fantastique slab de heavy pop avec «State It Down». C’est cisaillé aux meilleures guitares de stomp. Steve Wynn chante ça sale et descend à la cave. Quel retournement de situation ! Avec «Smooth», il file sous le vent du boisseau. Effrayant ! Il se montre indispensable au rock. Son Smooth est de très haut niveau. Ils nous smoothent ça comme des diables. Quelle débandade de chœurs et de guitares ! Avec un titre comme «The Way You Punish Me», on tombe forcément dans la heavyness. Et tout ça se termine avec le morceau titre claqué au rendez-vous des malfrats - MacArthur Park is melting in the dark - Steve Wynn visite ça au sonic hell et bascule dans la mad psyché. C’est soloté à outrance et totalement inespéré.

Le génie électrique de Steve Wynn éclate de plus belle avec Sweetness And Light paru en 1997. Toutes les pochettes sont des tue-l’amour, mais le son est là. Cet album est passionnant, à commencer par «Silver Lining» monté sur un tatapoum de tous les diables signé Linda Pitmon. Elle tape comme une sourde. Notre Wynner favori ne ménage ni la chèvre ni le chou. Il veille a conserver ce fin tissu de guitares acidulées. On note l’extraordinaire santé de son songwriting. On s’en épate même à fond la caisse. Tiens, encore une solide attaque en règle avec «Black Magic» - Underneath the highway/ That’s where you’ll find me - Ah quel admirable rocker ! Son rock se pose comme un vaisseau sur la planète Uranus, c’est-à-dire avec une grande prestance technologique. Il tape une cover de Ray Davies, «This Strange Effect» et l’explose aux guitares. Il passe au big atmosphérix avec «This Deadly Game». On se croirait chez les Only Ones, dans une belle ambiance crépusculaire. Encore un extraordinaire slab de power-pop avec «How’s My Little Girl». Sa véritable force, c’est l’éclat du timbre. Il s’en va chatouiller les cuisses de sa muse. Elle jouira toujours, avec un mec comme lui. Ce cut un modèle du genre, Steve Wynn semble gratter des milliers de guitares acidulées, c’est à la fois un bonheur impénitent et d’une rare puissance fruitée, ça dégouline de jus étincelant. Ce mec est capable de fulgurances. On reste dans le big atmosphérix avec «Ghosts». Il semble traverser les strates à coups de solos voyageurs. Ça dure six minutes mais c’est une aubaine pour l’oreille du lapin blanc. Steve Wynn allumera ses lampions jusqu’au bout de la nuit. Encore un fantastique jerk de balance informelle avec «Blood From A Stone». Il joue toujours son rôle de franc-tireur à la perfection. Il est l’un des mecs les plus intéressants du rock américain. Il sait pousser des aw de fins de couplets. Pur génie que ce Wynner de tous les diables. Il est aussi capable de sortir du vieux rock violent, comme on le voit avec «In Love With Everyone». C’est ultra-joué au open your eyes et bardé de son. C’est bien plus effarant que l’arrivée des Vikings sur la plage. S’ensuit une dérive apostolique intitulée «The Great Divide». Steve Wynn s’en va se noyer dans un océan de notes de xylo extensif. Il tape ensuite dans Barrett/Strong avec une cover de «That’s The Way Love Is». Il ne se contente pas de jouer son r’n’b, il le vrille en queue de cochon d’apothéose et nous le ramone au solo savoyard.

Si on écoute My Midnight, on trouvera un joli duo d’enfer intitulé «We’ve Been Hanging Out». Il rappelle «The Murder Mystery» du Velvet. Steve Wynn y duette avec Linda Pitmon. C’est fabuleusement nappé d’orgue. Attention, c’est un double album et on risque l’indigestion si on écoute tout. Il chante «Nothing But The Shell» à la voix de son maître. On sent que cet homme ne vit que pour les chansons. Il prend sa meilleure voix de timbre fêlé pour honorer «My Favorite Game». «Cats & Dogs» sonne comme de la power-pop jouée sous le boisseau. Elle est bonne et chaude comme le pain du matin, à la boulangerie de la rue Saint-Jean. On se régalera aussi d’«In Your Prime», visité par des guitares supersoniques. Le monde de Steve Wynn reste incroyablement suburbain. Il chante tout au timbre présent. Il chante même des fois trop sérieusement et pourrait faire un peu peur. Que de son et quel bouquet de guitares ! Ah il faut entendre ce «Out Of This World» claqué aux pires accords intraveineux. Il joue sur tous les tableaux. Il semble sauter dans la pop comme un gosse dans le bac à sable. C’est l’un des cuts les plus percutants de l’album, avec ses retours de you do something to me. Il boucle le disk 1 avec «500 Girls Mornings», un blast de heavy rock écœurant de nonchalance. Le disk 2 est un live saturé de son, et donc chaudement recommandé aux amateurs d’électricité. Il démarre avec sa fabuleuse reprise des Kinks, «This Strange Effect» et enchaîne avec un «What We Call Love» chanté à la petite menace. Linda Pitman bat ça si sec ! Il faut dire que live, le son de Steve Wynn éclate encore plus. Rien d’aussi dément que la version live de «That’s What You Always Say». On y entend un pur solo de sonic trash, c’est noyé d’effervescence ultra-sonique. Steve Wynn joue tout ça à l’abattage. Le «Why» qui suit est aussi incroyablement musclé. Avec «Tears Won’t Help», il passe au freakout de la démesure. Il ressort «Bonnie & Clyde» et «Halloween» des archives pour les barder de son. Ce sont des versions dingoïdes qui basculent vite fait dans la mad psyché. Les descentes sont proprement spectaculaires. Tout l’album est en feu. Il termine avec l’enchaînement fatal : «Melting In The Dark» et «The Days Of Wine And Roses». Ils jouent tout cela à la note fumante, Steve Wynn gère ça au violent claqué d’accords, ça éclaire la nuit du rock et laisse dans la bouche le goût d’un panache indescriptible.

Pas mal de très belles choses sur le Pick of The Litter paru en 1999, notamment ce «James River Incident» qu’on prend tout d’abord pour une protest-song ethno-sociologique à la Dylan, mais qui est en réalité un prétexte à ramener du son, et quel son, les amis ! Du très grand son. Steve Wynn est homme à savoir faire claquer un accord de guitare. On a là du très gros Wynner. Il nous gratte son riff dans l’épaisseur du doom. Ce mec sait vraiment créer les conditions. Textuellement parlant, il reste dans l’ellipse, yeah, et il part en vrille syndicale, comme au temps béni du Dream - All that’s left is legend and stories to be told - et il ajoute en exergue qu’il y a des secrets entre the river and me. C’est tellement bardé de guitares que ça frise la stoogerie. Tony Maimone de Pere Ubu joue sur «Ladies & Gentlemen», un joli cut mélodique monté sur des arpèges. Superbe. On l’a sans doute déjà dit, Steve Wynn est aussi prolifiquement bon que Robert Pollard et Frank Black. Il nous claque ensuite «Smoke From A Distant Flame» au banjo des familles. Ça n’a l’air de rien, comme ça, mais il faut savoir le faire. Ce mec a du génie, n’ayons pas peur des grands mots. Sa compo tient fabuleusement la route. Il chante par dessus le banjo avec un sacré aplomb. On reste dans l’énormité présentielle avec «Halfway To The After Life». Steve Wynn wynne à tous les coups. Il joue la carte du son bienvenu. C’est bardé, absolument bardé de guitares. Le rôle de démon lui va à merveille. Il explose toutes les conceptions envisageables. Dans une vie antérieure, il devait être forcément pharaon. Il fait encore un numéro de cirque avec «The Air That I Breathe». Il chante au plus profond et tente de faire du Lanegan, mais c’est impossible. Alors il explose tout avec des coups de guitare. Voilà le Wynn qu’on admire, le sorcier du son. Il tape «The Impossible» au pire beat wynnique de l’univers. Il faut se méfier de ce mec, il est capable du pire. Il termine avec un «Why Does Love Got To Be So Sad» bardé de son. Ça entre par les deux oreilles comme dans un moulin. Et qui retrouve-t-on à la guitare ? Rich Gilbert, le diable des Catholics, ce groupe de surdoués qui jadis accompagnait Frank Black sur scène. Du coup ça prend des proportions extraordinaires. Rich Gilbert joue à la vie à la mort.

Crossing Dragon Bridge est un album qui vaut aussi le détour, ne serait-ce que pour «Believe In Yourself», pur jus de Dylan strut. Steve Wynn fait du dylanex en plein - It’s okay/ If you talk/ You stumble/ You get up/ That’s all - Comme Dylan, Steve Wynn a un don. «Manhattan Fault Line» sonne comme du typical Wynn. On a là un mélopif solide et plein de son, avec une réelle profondeur de ton et de champ. On ne peut parler que de prestance ou d’étonnant dérivatif d’enchantement presbytérien. Ses balladifs restent imparables. Comme beaucoup d’autre hits, il claque «Love Me Anyway» à la bonne entente cordiale. Ça reste du mid-tempo hautement élémentaire. Ce mec n’en finit plus d’écrire des chansons. Il berce «She Came» de langueurs monotones. On tombe aussi sur un «When We Talk About Forever» sacrément versé dans l’esprit de seltz. Tout aussi admirable de vitalité, voici «Annie & Me» - We just never slow down - Ça joue au beat serré dans les virages, pur jus de grand Wynner. Voilà une sacrée virée country. Mais il a aussi pas mal de cuts plus conventionnels qui ne marchent pas, comme ce «God Doesn’t Like It». Il faut dire que le coup d’harmo est somptueux : il évoque Charles Bronson.

Et puis voilà qu’en 2001, il monte les Miracle 3 et commence à enregistrer une série d’albums éblouissants, à commencer par Here Come The Miracles. Steve Wynn wins dès le morceau titre d’ouverture du bal, un heavy romp démoniaque, singulier mélange de pop et de heavyness définitive - What can I believe in the face of such a disease/ When the forces of evil are free to do as they please - Et c’est parti pour ne nouvelle ribambelle de gros cuts, comme cet effarant «Sustain». Steve Wynn travaille comme un ébéniste, il produit chaque jour des crafts sur son établi, alors ça finit par compter. Au rythme d’un craft par jour, ça fait 365 crafts par an, alors forcément, les disques finissent par pulluler. En tous les cas, son «Sustain» est ultra joué. Tout est incroyablement bon sur cet album. On a du renvoi d’estomac sonique dans «Butterscotch» et Linda Pitmon nous bat «Southern California Line» à la dure - Hey hey are you ready to be saved - Voilà encore de la belle heavyness visitée par des guitares souterraines, c’est du grand art battu sévère et explosé aux arpèges allégoriques. Même ce balladif intitulé «Morningside Heighs» est ridiculement bon. Il revient au boogie d’accent tranchant avec «Let’s Leave It Like That» et son «Crawling Misanthropic Blues» est une véritable horreur, complètement explosée d’entrée de jeu. Steve Wynn se prend ici pour Jeffrey Lee Pierce. Même jus - Oh wow wow nobody’s perfect/ I know that it’s true - Voilà du punk de Wynner serti d’un killer solo. Steve Wynn n’en finit plus de multiplier les exercices de style. Il finit le disk 1 avec «Death Valley Pain», un fabuleux groove psychédélique - The moon it shines - Il ramène tout le gros fretin. Puis il attaque le disk 2 avec «Strange New World», tapé au heavy garage - Once I was down in New Orleans/ Mixing scotch with gasoline - Ce sont les accords de «No Fun» - The King of Swing/ The Duke of Earl - Quelle étonnante tripotée d’accords ! Chez lui, les guitares sont toujours assez révolutionnaires. Encore du vieux groove Wynny avec «Topanga Canyon Freaks». Il vise clairement le boogaloo, il frise un peu le Tom Waits en lâchant des vieux ah ah ah de graveyard, mais on note la présence de jolies guitares dans le paysage. Nouvelle merveille avec un «Watch Your Step» violemment cisaillé au riff émancipé. Voilà certainement le meilleur garage californien - I’m not the one who’s gonna take it to the other side - Il nous prévient. Que de son ! Comme dans le cochon, tout est bon dans le Wynn. Il crée des merveilles en tous genres et peut même s’amuser à chanter comme un crocodile. Encore plus bardé de guitares, voilà «Smash Myself To Bits», un truc exceptionnel visité par l’esprit du harp, c’est-à-dire le dieu du vent. Démence pure. Steve Wynn entre au chant sur le tard et s’amuse à faire le roi des tempêtes. C’est saturé d’énergie de son. Il faut bien avouer que ce mec a du génie. Ce cut est une véritable horreur saturée d’aventures. On a même l’impression de voir se lever une tempête de sable. C’est d’une rare violence psychédélique et ça monte à saturation avec un harmo démentoïde. C’est là très précisément que s’exprime le génie sonique de Steve Wynn. Il termine avec «There Will Come A Day», pur jus dylanesque joué à l’orgue. On voit qu’il adore son maître Bob - And in a fit of desperation/ I found myself on my kness - C’est à la fois beau et puissant. Il est dessus - There will come a day Lord/ Thre will come a day - Somptueux ! Une vraie révélation, et ça se termine dans un éblouissant final de gospel batch. On a là l’un des très grands disques de rock américain.

Steve Wynn continue d’enregistrer des albums sporadiques ici et là. Le conseil qu’on pourrait donner serait de les écouter, car forcément, ça reste du très grand art.

Tiens par exemple, cette compile intitulée Up There Home Recordings 2000 To 2008. Eh bien on y trouve un cut génial, «Bruises», taillé dans l’épaisseur d’un bazar sonique. À lui seul, ce cut balaie toute la Brit-pop. Steve Wynn démolit tout, il fracasse les années lumières, il ramène du son, rien que du son. Il joue son truc aux notes d’alerte rouge. Il propose pas mal de tributes dans cette compile : à Gene Clark, avec «Tomorrow Is A Long Ways Away», ou encore à Nick Lowe avec «The Truth Drug», cut hyper ventilé et stompé par Linda Pitman qui bat ça si sec. Elle fait d’ailleurs partie des meilleures batteuses du monde. Il indique plus loin que «Still Messed Up» est l’une de ses chansons préférées. Il nous joue ça au meilleur groove de la stratosphère. Steve Wynn est d’une fiabilité à toute épreuve, un mec parfaitement incapable se sortir un mauvais disque. Il rend aussi hommage à la Nouvelle Orleans avec «The Good Old Days» et tape «Hold Your Mud» aux guitares ultra-insidieuses. Les deux cuts d’ouverture sont aussi des passages obligés : «Second Best» (balladif dylanesque truffé de coups d’harmo) et «Incantation (Raise The Roof)», dont il dit que c’est about the power of sound. Ah pour ça, on peut lui faire confiance. On se croirait au temps du Dream. Back to the big Sound avec «Lungs». Oui, il ramène tout le son possible. Il y gratte des trucs à l’infini. Et il rend hommage à Neil Young avec «SleepsWith Angels». Il se joue des règles et les lois, il larde son son encore et encore.

Et la roue continue de tourner avec cet énorme album solo qu’est Sketches In Spain. On comprend dès l’«I’m Not Ready» d’ouverture que Steve Wynn va rester imbattable jusqu’à la fin des temps. Il est tout simplement parfait, on l’a sûrement déjà dit, mais dans un cas comme celui-là, c’est plutôt bien de radoter. Il réussit à monter l’incroyable allure d’un cut sur un simple jeu de bassmatic, rien d’autre. On tombe très vite sur un hit : «Super 8», une power pop d’horizon que chante Linda Pitmon. Admirable ! Et voilà l’immense «My Cross To Bear», claqué aux immenses accords. Steve Wynn sait ouvrir la Mer Rouge, il peut s’asseoir sur le buisson ardent sans se brûler le cul. Cet homme règne sans partage sur le heavy rock, qu’on se le dise. Avec «My Cross To Bear», il propose un cut assez spectaculaire, une vraie avancée. Il fait claquer sa guitare comme une cornemuse au nadir du combat. Impossible de faire l’impasse sur un tel Wynner - I don’t care - C’est énorme, de bout en bout. Il tape ensuite «Kickstart My Jacknife» au chant voilé, mais avec une belle persévérance. Il s’appuie sur la plus belle des sauces. Même si on n’écoute ça qu’une seule fois dans sa vie, ça vaut le détour. Steve Wynn n’en finit plus de pulser du son et ça gicle dans la console. Chaque cut sonne comme une aventure extraordinaire. Il n’en finit plus de réinventer la poudre. Il joue la carte du boogie wynnie avec «Snack Dab» et repart plus loin en mode power pop avec «Suddenly». Il ne baissera jamais sa garde. Il chante de l’intérieur du menton et son génie éclaire la nuit. Encore un fantastique coup de power-pop avec «The King Of Riverside Dark». Il y frise une nouvelle fois le génie avec un solo d’accordéon. C’est tout simplement affolant de son, de présence, de classe et de chant. Diable, comme ce mec peut être bon - And nothing can break me down/ I’m the king of Riverside Dark - Il enchaîne avec ce balladif extraordinaire de qualité intrinsèque qu’est «The Last One Standing». Il peut chanter en profondeur with nothing at all et faire mousser sa glotte dans un abîme de grandiloquence mélodique. Steve Wynn a le son de l’espace et le goût de l’universalité des choses. Encore une belle pièce d’anticipation rockalama avec «Underneath The Radar». Il y claque un claquos coulant dans l’écho du temps. «Oth» sonne comme un exercice de style, ça sort en effet de nulle part, ce cut joué au banjo et chanté au speed des enchères à l’Américaine désarmerait un régiment. On pourrait qualifier ça de cut out de cuttard invétéré. Il nous emmène à la Nouvelle Orléans pour «Black Is Black». Nous voilà en effet dans un enterrement avec du pouet pouet de rue joyeuse. La mort est une délivrance, si on y réfléchit bien. Steve Wynn est capable d’orchestrer un balladif au tuba. Il nous emmène à la fête foraine avec «Claro Que Si». Il y gratte des accords de pur Tex Mex qui feraient baver Doug Sahm en personne. C’est absolument indécent de grandeur. Et il boucle ce brillant album avec «Sometime Before I Die». Ouf, il est temps que ça s’arrête. Ce genre de disk épuise la cervelle. On finit en ahanant. Ce diable de Steve Wynn nous propose là un salad bowl de power pop et de celtic sludge. Il touille ça avec sa grosse cuillère en bois et chante d’une voix exagérément graissée. C’est un diable. On soupçonnait Jason d’être un démon, mais non, quelle méprise, le démon c’est lui, Steve Wynn. Quel mystificateur ! Il ramène tout le celtic de l’hémisphère Nord dans son délire outrancier et purificateur. Son solo coule comme le miel dans la vallée des plaisirs. Il finit en beauté, à la manière d’un Victor Hugo contemplant l’océan du temps qui se fond dans l’horizon.

Il existe trois raison d’écouter Solo Electric (vol 1) paru en 2015 sur un label d’éditions numérotées : 1, «Transparency», 2, Hesitation» et 3, «Thanksgiving Day». Il fallait bien se douter que le 1 allait être bardé de son, c’est même ultra-gorgé de gorjo et chanté à la petite menace wynnique. Extraordinaire présence ! Quel débineur ! Il gratte le 2 au groove wynny. Il monte tout seul, pas besoin d’une montgolfière. Il a des ressources extraordinaires. Ses montées se veulent pures et racées. Il peut jouer le Velvet à lui tout sel. Son 3 sonne comme «Like A Rolling Stone». Il tombe dans les bras de son idole Bob. Il est en plein dedans - Thank you for the good times/ Can I stay here/ On that/ Thanks/ Giving/ Day - Pur jus de Dylanex. D’autres merveilles guettent l’amateur, comme cette reprise du «James River Incident» (tiré de Pick Of The Litter). Steve Wynn y croasse délicieusement et son heavy rock de solo-man impressionne au plus haut point. Il claque tout à l’excès guitaristique. Il garde sa spécificité d’allumeur de lampions. Il peut créer son monde tout seul. Il n’a besoin de personne en Harley Davidson. Il joue «Something To Remember Me By» à la sourde oreille et ça devient fascinant. Il a tellement de talent qu’il fascine sans forcer. Il faut voir cet incroyable claqué d’accords. Et quand il tape «You Can’t Forget», on voit qu’il a de l’attaque à revendre. Il tient bien son chant par la barbichette.

Pour bien faire, il faudrait encore écouter deux albums, Wynn Plays Dylan, paru en 2011 et Benedikt’s Blues, paru quatre plus tard. Car ce sont eux aussi des albums magnifiques et indispensable à tout fan de Steve Wynn. C’est malheureux à dire, mais avec Wynn Plays Dylan, Steve Wynn se fait plus royaliste que le roi. On trouve sur cet album deux versions stupéfiantes : «Just Like A Woman» et «Outlaw Blues». Il réussit à shooter du Like A Rolling Stone dans «Just Like A Woman», et il en fait la plus belle version de tous les temps. Même chose avec «Outlaw Blues» qu’il nasille et qu’il électrise à outrance, tout le rock&roll est déjà là chez Dylan et ce diable de Wynner nous restitue ça au mieux des possibilités. De toute façon, tout est énorme sur ce disk, comme cette fabuleuse version de «Rainy Day Woman 12&35», on est en plein phénomène de mimétisme car Steve Wynn chante exactement comme son idole Bob. Beaucoup de son, et Linda bat ça si sec, comme d’usage. Steve Wynn ramène encore du sonic trash dans «Gotta Serve Somebody», il réussit l’exploit de trasher le summum, c’est chanté à pleine voix et bourré de son. Encore plus troublante, la version de «The Groom’s Still Waiting At The Altar» qui ouvre le bal de la B : oui, on croit entendre Bob Dylan en personne. C’est-y Dieu possible ? Il nous barde ça du meilleur son qui se puisse imaginer, ultra-électrique, balancé à la diable, frelaté de frais et foisonnant comme une rivière à saumons au printemps. Avec «All Along The Watchtower», il s’élance sur les traces de Jimi Hendrix, and there’s so much confusion, mais il revient à la raison et opte pour le violon et va bon train.

Bel album que ce Benedikt’s Blues, notamment le morceau titre qui sonne comme le «Pale Blue Eyes» du Velvet. Même attaque sensible et nouveau coup de mimétisme. Avec «On The Mend», il revient à Dylan. Il tape ses couplets avec la niaque du Dylan de 66. Incroyable coup d’élégance wynnique ! Avant d’aller faire un tour en B, n’oubliez pas de savourer les délices hendrixiens de «Cinnamon Tweed», un cut expérimental joué à l’unisson du saucisson, intéressant mais pas intéressé. En B, on trouve un «Dead Roses» un peu triste, légèrement saumoné et pas vraiment éveillé et soudain, Steve Wynn remet les pendules à l’heure avec «All The Squares Go Home», c’est le jerk du Palladium, admirablement fouetté au beat nappé d’orgue à la Sam The Sham et chanté à la petite canaillerie. Ce mec a du talent, on le savait, mais on n’en finit plus d’évider les évidences avides et le contrecarrer les carences caractérielles. Il passe avec «Simpler Than The Rain» au balladif magique, dont il s’est fait une spécialité au fil du temps. Il n’en finit plus de tartiner sa ravissante pop au long d’une belle tranche de miche au blé noir.

Signé : Cazengler, Steve wine (cubi)

Steve Wynn. Kerosene Man. Dureco 1990

Steve Wynn. Dazzling Display. R.N.A. Rhino New Artist 1992

Steve Wynn. Fluorescent. Brake Out Records 1993

Steve Wynn. Take Your Flunky And Dangle. Return To Sender 1994

Steve Wynn. Melting In The Dark. Offworld 1995

Steve Wynn. Sweetness And Light. Blue Rose Records 1997

Steve Wynn. My Midnight. Blue Rose Records 1999

Steve Wynn. Pick Of The Litter. Glitterhouse Records 1999

Steve Wynn. Here Come The Miracles. Blue Rose Records 2001

Steve Wynn. Crossing Dragon Bridge. Blue Rose Records 2008

Steve Wynn. Wynn Plays Dylan. Inerbang Records 2011

Steve Wynn. Up There Home Recordings 2000 To 2008. Shirt Run 2013

Steve Wynn. Sketches In Spain. Omnivore Recordings 2014

Steve Wynn. Solo Electric (vol 1). Blue Rose Records 2015

Steve Wynn. Benedikt’s Blues. Kinkverk 2015

Stup Baker

Les Stones ont inventé au temps du swinging London un concept entièrement nouveau : the rock aristocracy. Avec leurs gueules de stars, leur dandysme inné, leurs fringues flashy, leurs comptes en banque, leurs bagnoles de sport et leurs belles gonzesses, la fréquentation de quelques princes, leur goût prononcé pour les stupéfiants et la pincée d’inclinations sexuelles qui font le charme de cette condition, ils fascinaient le petit peuple. Grosse cerise sur le gâteau : il enregistraient des tubes magiques du style «Jumping Jack Flash». Les gens du petit peuple n’essayaient même pas de devenir des Stones, de la même façon qu’en l’An Mil, personne ne songeait à devenir roi, sachant que ce n’était pas possible, puisque le trône était de droit divin. Les gens des villes et des campagnes s’inclinaient sur le passage des rois. Les mêmes gens des villes et des campagnes s’inclineront plus tard sur le passage des Stones.

Puisqu’ils ne pouvaient pas devenir des Stones, les gens du petit peuple voulurent tous devenir des Velvet. Pourquoi ? Tout simplement parce que le Velvet appartenaient à une autre forme d’aristocratie, celle de l’underground, c’est-à-dire celle qui compte pour du beurre.

Brian Jones, Keith Richards, John Lennon, Ray Davies, Ronnie Lane, Mick Farren, Phil May ou encore Syd Barrett sont restés jusqu’à ce jour inégalables à tous égards. Look, talent, impact, modernité, intelligence, ils sont restés intouchables. Oh on a vu fleurir ici et là quelques pâles imitations (tous ces garagistes américains qui se coiffaient comme Brian Jones mais qui n’avaient pas inventé les Stones, des luminaries comme Patti Smith, Joan Jett ou Dave Kusworth qui se voulaient plus royalistes que le roi, quant à Lennon, Barrett ou Ray Davies, personne n’a jamais essayé de les imiter, car ce n’était tout simplement pas imaginable).

Et puis bien sûr Ginger Baker, the wild one, the real deal. Avec ses cheveux rouges, ses yeux clairs et son insatiable soif d’excès, il honore le blason de cette fameuse rock aristocracy britannique. Mais il semble encore plus vivant que ses congénères, comme si les instincts barbares des seigneurs de l’An Mil bouillonnaient en lui. Comme si les notions de loi et de limite lui étaient intolérables. Ginger Baker joue de la batterie comme on prenait un château d’assaut, autrefois, pour se livrer à l’ivresse du pillage. Ginger Baker règle ses problèmes à coups de poings, comme on les réglait autrefois à coups de sabre. Il monte un groupe comme on montait une armée de conquête, il suit chaque fois une vision, comme le faisaient autrefois les conquérants. Il a réussi ce prodige dans l’univers étriqué de la société civile britannique : exister sans foi ni loi. Cette volonté d’exister comme on l’entend, c’est ce qu’on appelait autrefois les privilèges : les aristocrates avaient tous les droits, de vie, de mort et de cuissage, et la foi avait bon dos puisqu’elle leur servait de passe-droit. Comme il ne pouvait pas aller piller des châteaux, Ginger Baker s’est contenté de battre le beurre en Angleterre ou au Nigeria. Il a su canaliser ses instincts barbares dans le jazz qui est en réalité sa religion. Quand il cite ses dieux, il sort les noms d’Elvin Jones, de Max Roach, d’Art Blakey et de Phil Seaman, le batteur londonien qui l’initia à l’héro et à la musique africaine.

Comme Doctor John, Ginger Baker a passé sa vie sous héro. Il en parle extrêmement bien dans son autobio, l’excellent Hellraiser, paru voici quelques années. Il y décrit dans le détail la première soirée qu’il passe chez Phil Seaman. Seaman lui fait écouter les Watusi drummers et se prépare un vieux shoot devant lui - When I tell yer pull this - Seaman lui demande de défaire le garrot aussitôt après le shoot. Mais il recommande toutefois à Ginger qu’il appelle Pete de ne pas approcher cette came - Nah Pete I gotta tell you this, this fucking stuff is bad fucking news. Don’t you ever, ever try it - Trop tard ! Ginger sniffe déjà du smack et il trouve ça fantastique pour jouer - All the barriers went down and I was just playing - Quand Seaman l’apprend, il se résigne et le met en contact avec Doctor Feelgood. Ginger commence à prendre ce que beaucoup de gens prennent alors en Angleterre, les fameuses prescription drugs : on va voir un médecin qui signe une ordonnance - The consulting fee was £5 - et le pharmacien donne les doses d’héro prescrites. C’est aussi simple que ça, légal, safe et donc pas d’ennuis avec les stups. Hellraiser est littéralement truffé de souvenirs de shoots tous plus spectaculaires les uns que les autres. Ginger Baker prend un malin plaisir à expliquer qu’il frise régulièrement l’overdose et qu’il se rétablit avec des doses de morphine, là où n’importe quel autre candidat au casse-pipe aurait cassé sa pipe en bois. Alors bien sûr, il règne sur ces pages un délicieux parfum d’immoralité, mais Ginger Baker ne fait rien de plus que de raconter la vraie vie. Il vit ce que vit la grande majorité des musiciens de jazz. Et la crudité de certaines pages rend cette notion d’aristocratie encore plus plausible. La grandeur d’un musicien comme Ginger Baker pourrait tout simplement se mesurer par la grandeur de ses excès, plus que par la grandeur de ses solos de batterie qui nous ont toujours fait bâiller d’ennui. Et son plus bel exploit est certainement d’avoir su rester vivant, comme l’ont fait Keith Richards et Doctor John. Fantastique pied de nez à la morale. C’est d’ailleurs la raison d’être de la rock culture : défier l’ordre moral. Ou à défaut, se positionner au-delà de toute forme de jugement.

À ce titre, Ginger Baker est l’homme idéal. Il fait en son temps plus de ravages que n’en firent en leur temps les théoriciens de l’anarchie. Il érige son goût pour le chaos en style de vie, et pour parvenir à ce résultat, il faut une sacrée carrure. Et une certaine forme d’intelligence. Mais au fond, tout cela est tellement britannique. On n’imagine pas un seul instant un Ginger Baker français. Et encore moins un Ginger Baker américain. C’est probablement la raison pour laquelle le film de Jay Bulger, Beware Of Mr Baker, est tellement maladroit. Tout le monde sait que Ginger Baker lui a mis un coup de canne en pleine gueule, et c’est justement ça qui pose problème, car non seulement le film débute sur cette scène, mais on la revoit encore une fois à la fin. Et pourquoi Ginger Baker fout-il sa canne dans la gueule du réalisateur américain ? Parce qu’il apprend que des gens qu’il a virés vont apparaître dans son film, et il ne l’accepte pas. Bing ! Prends ça dans ta gueule ! C’est un procédé très américain : récupérer un incident. Ça fait vendre. Le danger, c’est que les gens qui verront le film ne retiendront que ça, le coup de canne. Alors que le film est censé raconter l’histoire d’un personnage hors normes.

Dommage, car l’équipe de Bulger débarque chez Ginger Baker, en Afrique du Sud. On entre de plain pied dans l’univers de cet homme qui vieillit bien et qui possède encore des chevaux, sa passion numéro deux après le jazz et les batteurs africains. Installé dans un transat en cuir noir, il raconte sa vie, son enfance pendant la guerre, les bombardements - Great ! J’adore les catastrophes ! - et les bancs vides à l’école le lendemain. Puis il raconte sa rencontre au Flamingo avec God, c’est-à-dire Phil Seaman et passe naturellement à l’évocation de sa muse, l’héro - It was just wonderful - Puis il attaque les gros chapitres, Blues Incorporated, avec Alexis Korner et bien sûr, le Graham Bond ORGANization - et là, Bulger nous sort un fabuleux clip de Graham Bond : on voit des punks en lunettes noires, et je vous prie de croire que ces quatre mecs jouent avec une énergie de tous les diables («Harmonica», en ligne sur Daily Motion) - Bond looked like a white version of Cannonball Adderley. Most of the jazzers didn’t like this as he ignored all the intricate changes on a 12-bar blues by just playing over the three basic chords, but he swung like a demon - On a là un merveilleux portrait d’un autre héros de la scène anglaise que Ginger eut le privilège d’accompagner. C’est Graham qui débauche Ginger et Jack Bruce des Blues Incorporated pour monter sa propre formation - Graham was stoned out of his mind and was raving insanely as he drove back down the M1 - Mais Graham est encore plus dingue que Ginger. Un jour, il va chez EMI et en ressort avec un contrat. Puis il va aussitôt chez Decca. Pareil. Puis chez Phonogram. Même chose. Trois contrats, ce qui est parfaitement illégal - Running the band however turned out to be an increasingly difficult task because Graham was crazy - Sur scène, Graham joue de l’orgue avec une main, de l’alto avec l’autre et la basse au pied - He had begun to look like a pop star and was talking acid with his grass, but nevertheless continued to play his arse off - Il passe naturellement à l’héro, et comme il a du mal à trouver ses veines, il demande à Ginger de lui faire les shoots.

Bizarrement, dans le film, Ginger ne s’étend pas trop sur son vieux compagnon Jack Bruce. Leurs altercations sont entrées dans la légende. Ginger a viré Jack du Graham Bond ORGANization, mais Clapton l’a fait revenir dans Cream. En gros, Ginger reprochait à Jack de se croire supérieur et ça lui était insupportable. Dans son livre, Ginger raconte le dernier concert de la reformation de Cream, au Madison Square Garden de New York : «Il jouait encore plus fort qu’avant et gueulait dans le micro. On jouait ‘We’re Going Wrong’, un cut basé sur mon jeu de batterie et soudain, Jack se tourna vers moi et gueula devant tout le monde : ‘Non, mec, tu joues trop fort !’ C’était comme au bon vieux temps, il me faisait déjà le coup quand on jouait avec Graham Bond, il le faisait au temps de Cream et si le concert du Royal Albert Hall nous avait ramené aux glory days de 1966, celui de New York nous ramenait aux mauvais jours de 1968. Je fus humilié devant 20 000 personnes et ce ne fut pas une expérience très agréable. Jack jouait de plus en plus fort à mesure qu’on avançait dans le concert et ça devenait insupportable. Alors qu’on sortait de scène, il me dit : ‘J’aurais bien aimé que tu tapes moins fort quand j’essaye de jouer.’»

Et puis le film aborde l’épisode Cream, un groupe né dans l’imagination de Ginger. Mais comme il le dit si justement dans la séquence, ce n’est pas lui qui va en tirer les marrons du feu, mais Jack et Pete Brown, qui composent les chansons. Ginger n’a pas un rond, alors que les deux autres sont devenus rentiers grâce aux droits. Cream c’est l’époque où Ginger se montre le plus fulgurant, cheveux rouges, voitures de sports, trois groupies à la fois - We were the cream of the cream - Il redit son attachement à Clapton, mais interviewé, Clapton tient une sorte de discours à pincettes pas très clair, disant en gros qu’il faut avoir les reins solides pour fréquenter un mec aussi incontrôlable que Ginger Baker. C’est tout Clapton. Ginger est infiniment plus charitable - Eric and I became close friends - Ils vont ensemble s’acheter des tuniques d’officiers chez I Was Lord Kitchener’s Valet et dans une autre boutique, Ginger trouve cette toque en fourrure d’officier SS du front russe - complete with skull and crossbones - qu’il porte sur la pochette du premier album, Fresh Cream. Et puis Cream s’arrête en pleine tournée parce que Jack joue trop fort. Après un concert, Clapton vient trouver Ginger pour lui dire qu’il en a marre. Ça tombe bien, Ginger en a marre lui aussi. Il vont trouver Robert Stigwood pour lui dire qu’ils arrêtent le groupe. Stigwood ne les croit pas. Et Jack n’est pas au courant ! Fin de la poule aux œufs d’or.

Ginger vénère les batteurs de jazz, mais il n’a aucune pitié pour les batteurs de rock : «Bonham swinguait comme un bag of shit !». Dans son livre, il revient d’ailleurs sur la mort de Bonham : «En septembre tomba la mauvaise nouvelle de la mort de John Bonham. On a dit qu’il avait trop bu lors d’une party, mais j’ai une autre théorie. On traînait avec la bande de Chelsea et en matière d’héro, John n’était qu’un amateur. Byron venait de trouver une héro extra-strong et quand j’en ai pris, j’étais si stoned que j’ai laissé ma bagnole à Chelsea : je suis parti à pieds jusqu’à Acton, je suis revenu à Chelsea, et comme là je me sentais capable de conduire, je repris ma bagnole. C’est cette nuit-là qu’eut lieu la party où John cassa sa pipe. J’étais assez accro pour pouvoir encaisser l’extra-strong, mais John ne l’était pas du tout.»

Dans le film, on voit Charlie Watts se moquer gentiment de Ginger : tous les groupes qu’il monte ne durent pas longtemps : Cream, Blind Faith, Airforce. Remarque d’autant plus ironique que les Stones existent encore et que Ginger remplaça Charlie dans the Blues Incorporated. Ginger indique aussi que sur scène, Brian Jones se roulait par terre avec sa guitare. Après un concert des pré-Stones, Brian vient trouver Ginger :

— What you fink ?

—Yeah Brian it’s okay, but the drummer is fucking awful. Why don’t you get Charlie Watts ?

À la suite de l’épisode Cream (et donc de l’accès à la gloire), la vie de Ginger Baker va devenir une suite de faillites et de tentatives de redémarrage, aussi bien au plan musical que sentimental. Épisode africain avec Fela - On partageait tout, les drogues, la musique, les femmes, tout ! - Il monte un studio à Lagos, the place to be à cette époque, on y fait la fête en permanence et c’est là qu’il découvre le polo qui va devenir une obsession. Tout va bien jusqu’au moment où Fela défie le pouvoir. Un beau matin, 1000 soldats attaquent la république de Fela. Et suite à la visite de trois militaires un peu trop louches, Ginger doit fuir le Nigéria sous les balles, au volant de son Land Rover. Il y laisse tout ce qu’il possède. Mais ça ne sera pas la dernière fois. Il rentre à Londres pour se refaire une santé économique avec les frères Gurvitz et pouf il s’achète 30 poneys argentins. Il tombe amoureux d’une gamine de 18 ans, Sarah. Elle pourrait être sa fille. Il quitte sa femme et ses trois gosses. Comme il a des ennuis avec le fisc britannique, il va se planquer en Toscane, dans une ferme coupée du monde, jusqu’au jour où Sarah rencontre un mec de son âge et se fait la cerise. Ginger part alors faire du cinéma à la mormoille en Californie et il rencontre sa troisième femme, Karen. On la voit dans le film. Mais Ginger ne veut pas qu’on parle d’elle. Il essaye de redémarrer sa carrière de rocker, mais personne ne veut jouer de musique avec lui - Too much trouble - Quelqu’un va même jusqu’à insinuer qu’avec Ginger, les choses finissent toujours par mal tourner. Ce n’est paraît-il qu’une question de temps. Ginger leur fait un bras d’honneur et il déclare à la radio que les USA peuvent venir le sucer. Alors bien sûr, il est expulsé et il reperd ses biens. Il envoie paître son fils et Karen le quitte. On voit Ginger tout seul à l’aéroport avec sa valise à roulettes. C’est là qu’il opte pour l’Afrique du Sud - it is very rich musicly - Il dévoile son nouveau concept : polo & jazz. Pour cela, il faut remonter une écurie. Quand il accepte les 5 millions de dollars pour la reformation de Cream, il rachète 24 chevaux anglais, ceux qu’on voit dans le film. Il dépense tout. On le voit avec sa quatrième femme, une petite black. Il se dit ruiné et annonce qu’il va vendre sa propriété. On le voit aussi inhaler de la morphine. Il dit souffrir d’arthrose. Jay Bulger se croit malin en lui demandant :

— Tu te prends pour un héros tragique ?

— Go on with your interview. Stop to be an intellectual dickhead.

Signé : Cazengler, Ginger barquette

Ginger Baker. Hellraiser. John Blake 2010

Jay Bulger. Beware Of Mr Baker. DVD 2012

11 /01 / 2018 / MONTREUIL

LA COMEDIA

BROKEN GLASS / RAW DOG

 

La Comedia se remplit, slowly but surely, le temps de contempler la fresque, a work in progress, qui étend ses ramifications – l'est pour le moment en train de grignoter l'étroit espace entre deux protubérances murales - Martin Peronard manie son feutre avec une habileté diabolique, j'en profite pour regarder les affiches des prochaines annonces de concert, vous en parlerai plus longuement un de ces jours, en attendant zieutez celle ci-dessus. Tiens Natasha qui tient le bar a changé de look, différente et totalement elle, l'est des filles qui ont du chien, qui ne perdent jamais leur personnalité, par-delà toutes les métamorphoses. Project Reject n'a pas pu venir ce soir, la soirée sera un peu spéciale, seulement deux groupes, deux binômes, deux formules identiques, guitare-batterie dans les deux cas, nous ne demandons qu'à écouter.

BROKEN GLASS

Premier concert. Brisent la glace dès les premières notes. Indubitable, sont salement rock. Cela transperce de tous côtés. D'abord Thomas Raineaud. Tourné vers sa batterie. Cela peut sembler évident, mais non, quelque chose d'indéfinissable dans la posture qui trahit un comportement particulier. Comme s'il avait un compte à régler avec elle, du genre je te dois une raclée et prépare-toi à la recevoir, maintenant, tout de suite, sans traîner, et d'urgence. Ne va plus la lâcher d'une seconde. Une grêle de coups s'abattent sur les malheureuses peaux, joue sec, serré, sans emphase, au plus pressé, l'on ne peut pas dire qu'il fait monter la pression, la maintiendra au plus haut niveau durant tout le set. A toute vitesse. Ne la laisse pas respirer, sans répit, sans temps mort, heureusement que de l'autre côté José César est en train de jouer, montre ainsi qu'il résout en toute simplicité le problème théorique qu'un tel drummin' suscite, mais quel espace reste-t-il à la guitare dans cette charge sans fin ! Fausse question. Tout est question d'énergie.

Et de feeling. José ne donne pas dans le piège de la surenchère sonique. Rien ne sert de pousser le volume à fond ou de s'enquérir des Delays les plus tonitruants du marché. L'on n'est pas dans un concours. L'on sent une complicité entre ces deux zigotos, même s'ils n'échangent que de rares regards. Ne s'agit pas de produire du bruit, mais du rock'n'roll, ce qui est différent. De fait la batterie pousse le temps, le décale en avant et c'est dans cette avancée que s'insinue la guitare. Ne vise pas à la submersion phonique, mais une fois investie dans cet étroit couloir, elle ne lâche plus le morceau. Naviguent tous deux de conserve. Sont deux à faire la course en tête, l'on ne sait où ils vont mais on s'accroche et l'on suit. Les titres le proclament bien fort : Come Away With Me et Don't Wait Too Much.

Mais un verre - quoique brisé – se doit d'être plein de cette écume qui selon Stéphane Mallarmé incite par-delà l'ivresse du tangage au grand désastre – alors José se hâte de verser cette pincée de sel vocal sans laquelle la mer la plus mouvementée tourne en flaque pisseuse. L'aligne les lyrics, les crache - Kill Your Love et Take It Away – juste ce qu'il faut, anneaux de feu et morsures de serpent.

Huit titres et ils s'arrêtent. Paraissent décontenancés par les applaudissements. Et embarrassés par le rappel. C'est tout ce que l'on a, s'excusent-ils, mais vous savez les enfants gâtés pourris au rock'n'roll, vous leur offrez un gâteau et ils exigent toute la boîte. Alors ils s'excusent et nous promettent d'essayer un truc de répète. Un must. J'aurais jamais cru que ça puisse sonner de cette manière. Vous connaissez le Sweet Dream, des Eurythmics, nous le servent en version ultra-pressé, une batterie affolée, une guitare paniquée, et un vocal crotale, un incendie, trois minutes de bonheur extrême.

Et puis ils quittent la scène. Une grosse impression. Un groupe à ne pas perdre de vue.

Damie Chad.

P. S. :Toutefois il n'y a pas de hasard dans la vie. Au zinc, à Nickopol Coco – qui oeuvre à la programmation de la Comedia et qui vante les mérites du son des vinyles, José évoque ses longues écoutes des album de Jerry Lee Lewis...

RAW DOG

Deuxième bige. La formule ne se révèlera pas du tout répétitive. Les deux groupes ont joué sur les mêmes fûts et utilisé le même ampli, et nous avons eu droit à deux univers différents. Deux planètes issues de deux systèmes solaires situés aux antipodes de la galaxie.

Fille / Garçon. Le gars à la guitare et la fillette à la batterie. Manière de parler, pleinement femme, Yädre Drum dégage une impression de puissance sereine qui ne va pas tarder à se manifester. Mike Rawdog se place en face d'elle, la symphonie peut commencer. Le son de la guitare déferle sur vous, Yädre tient ses deux bras suspendus en l'air, à la manière des pétrels qui s'apprêtent à prendre leur envol dans la tempête. Attitude shakespearienne. My kingdom for a raw dog ! Un sacré molosse. Un aboyeur de l'enfer. Des muscles et une mâchoire de mastodonte. Un teigneux. Qui ne lâche jamais la barbaque. Et qui revient toujours vous redonner un petit coup de canine sanguinolente pour s'assurer que le travail a été bien fait. Mike the dog, vous jappe les morceaux de toute sa rage. La moitié d'entre eux sont éjaculés en français – L'Occasion Manquée, Les Brutes, File-moi ton Flingue - afin que le message soit plus clair. Critique sociétale et dénonciation de tous les comportements qui ne respectent pas les autres et qui traduisent des égos stupidement démesurés. Parfois en prime Mike les agrémente d'un très bref commentaire des plus explicites.

Yädre drume dur et fort. Y a de la musicienne en elle, et de l'actrice militante, z'avez l'impression que chaque fois qu'elle assène un coup elle vous signifie quelque chose, qu'elle vous transmet une espèce de message subliminal, une exigence de générosité. Une frappe beethovinienne qui ne recule pas devant l'éloquence et qui brusquement se transforme en une sauvage aversz de grésil, et puis le rythme s'accélère et vous entendez le long halètement spasmodique du chien cru qui court sous la pluie diluvienne afin de parfaire une vengeance qui lui brûle les entrailles, et au piétinement répété de ses pattes sur l'asphalte, vous comprenez qu'il se rapproche de vous, et qu'il est porteur d'une immense colère à l'encontre du monde entier.

Mike a la guitare vacarmeuse et speedée. N'a pas le temps de contempler les petits oiseaux, un convaincu qui a besoin de dénoncer, d'expliciter, et de montrer la voie de la non-compromission active – Fake Genius, Mental Distress, Nord-Sud – pousse le son, et propulse l'onde de choc. Mike est à l'attaque et Yädre le soutient et le pousse de sa puissance. Se tourne souvent vers elle comme pour se raturer, Antée ne reprenait-il pas des forces lorsqu'il était projeté à terre ? Raw Dog se veut phare et tempête. Cherche à exprimer la chose et sa négativité. Il y réussit parfaitement.

Un véritable duo. Une prestation sans faille. Nous ont convaincus que le chien cru est le meilleur ami de l'homme.

Damie Chad.

12 / 01 2018 / LAGNY-SUR-MARNE

LOCAL DES LONERS

BLACK PRINTS

L'ampleur de la tâche, Blake et Mortimer étaient deux pour traquer La Marque Jaune, et moi, ce soir, tout seul pour marcher sur les traces de l'Empreinte Noire. Sous la lumière glauque du lampadaire la teuf-teuf m'attend. Route glissante et pare-brise noyé de crachin, mon instinct infaillible de rocker me guide plein nord au travers du labyrinthe improbable de la zone industrielle de Lagny-sur-Marne vers l'antre maudit des Loners. Ce soir la mort sera ma seule compagne.

J'arrête mon cinéma. Les Loners portent mal leur nom, ce n'est ni le lieu de la désespérance baudelairienne ni l'endroit des solitudes meurtrières. Un club de bikers qui respire l'amitié et la fraternité, et la terrible Empreinte Noire n'est qu'un des meilleurs groupes de rockabilly français actuels, The Black Prints. Je ne dois pas être le seul à le penser, car la salle est pleine pour ce premier concert de l'année, bikers de tous les environs, teds et rockers se croisent, tout heureux de se retrouver dans le local agrandi et refait à neuf.

INTRO

Un groupe improbable. Sur le papier, les Black Prints, un assemblage hétéroclite qui ne devrait jamais marcher. A peine ont-ils touché leurs instruments que vous êtes convaincu que vous êtes en face de la plus redoutable des machines de guerre. Une tuerie. Jean-François est à la basse, Olivier au chant et à la guitare. Jusque-là tout va bien. Thierry avec son wash-board en main, vous paraît être la caution d'authenticité incontestable. Vous vous dites que dès qu'il va commencer à tapoter son engin les alligators sortiront de leur mangrove. Patatras, vous n'auriez jamais dû regarder derrière. Yann est à la batterie. Le pire est à prévoir. Certes ces épaisses mèches bouclées qui retombent en grappe sur son visage ne sont pas sans évoquer certaines photographies de Jerry Lee Lewis jeune. Mais ce collier de barbe foisonnante et cette lèpre de poils qui enserrent sa gorge ressemble à s'y méprendre à cette mousse insidieuse qui envahissait le banc de bois sur lequel le héros de L'Amoureuse Initiation d'Oscar Vladimir de Lubicsz- Milosz rencontra le Diable... Mauvais présage. A la seconde concrétisé. Une cataracte déchire le ciel. Une frappe lourde, d'une violence monstrueuse, une avalanche à vous détruire ad vitam aeternam les saintes lois de la rythmique rockabilly. Tout est perdu. Le monde est foutu.

Et le miracle d'équilibre se produit. En six secondes vous êtes sur le petit nuage du parfait bonheur, accrochez-vous tout de même, car le vent le pousse méchamment. D'abord Jean-François. Jamais vous n'avez entendu une basse Fender si moelleuse, un tel swing d'une onctuosité sourde et profonde. Peut abattre tous les chênes qu'il veut pour le bûcher d'Hercule sur sa batterie Yann, Jean-Francois vous amortit ces coups fatidiques dans l'ouate de son toucher, vous crée une épaisseur phonique ondulatoire qui englobe la puissance de la frappe yannique sans l'amoindrir, l'un produit la pierre de foudre et l'autre la propulse en la faisant tournoyer, comme avec une fronde.

Olivier, longue silhouette de noir vêtue, Gretsch orange et pierre turquoise talismanique au ras du cou. Le grand ordonnateur. Si Jean-François et Yann sont la machinerie de l'horloge du rock'n'roll, Olivier indique l'heure. Manie les deux aiguilles du cadran, celle du chant et celle du son. Un orfèvre, d'une précision absolue. Un phrasé d'une justesse étonnante, d'une flexibilité déroutante, l'on peut dire de lui qu'il ne chante pas pour passer le temps mais pour égrener la signifiance du rockabilly. Les syllabes sont agencées selon une économie vertigineuse. Déploie la richesse intonative du rockab, à tout instant rien de trop, rien de moins que la morsure du mamba, une diction parfaite digne des agencements les plus subtils des prosodies poétiques. Idem pour le jeu de guitare, fait retentir la vibration particulière de chaque corde, donne tout son sens à l'adage de Paul Valéry selon lequel ce qui est précis est précieux, avant d'enfanter le son qui tue, l'archer bande l'arc, et la flèche vole vers votre cœur.

Il semblerait qu'avec son tambourin, sa wash-board et ses maracas Thierry en soit réduit à jouer les utilités. Broderies country, chapeau de cowboy et grand sourire, s'insinue dans votre oreille et ne la quitte plus. L'est la trotteuse de la montre, celle que l'on regarde en premier, la fascinante qui attire votre regard, qui tourne sans fin, et qui grignote une par une le décompte de votre vie qui vous est impartie depuis votre naissance. Le tapotement du temps qui passe, la fosse qui se creuse, et le tourbillon de la vie, le rock'n'roll qui emporte tout.

PREMIER SET

Avant d'ouvrir le coffre aux merveilles, de plonger dans le répertoire rockab les Black Prints nous avertissent d'une sage décision, d'abord une bonne dizaine de leurs propres compositions qui n'ont pas à rougir de celles de leur aînés. De véritables classiques, There's Rock'n'roll on the Radio, Two Tones Shoes, percutants à souhait, qui tout de suite mettent le public en joie et engendre sur scène une complicité stimulante. Quatuor avec cordes et percussions. Jean-François danse une étrange danse du scalp comme s'il était lui-même attaché au poteau de torture. Ce sont les contorsions de son corps qui bougent ses doigts, de l'autre côté de la scène Thierry pratiquement immobile donne la réplique aux tambours de guerre de Yann. Tient le rythme à l'identique, comme en sourdine insistante, chasse une mouche tandis que Yann écrase un éléphant. Basse et guitare se liguent contre cette tonitruance explosive, s'amusent comme des fous, les rochers de Yann déboulent comme une charge de cavalerie lourde et hop, guitare et basse, prennent la tête de cette charge héroïque et en prolongent les effets dévastateurs, la mènent encore plus loin qu'elle ne serait allée toute seule. Impassible, Thierry régule le tout de son trot régulier mais inextinguible. Ce soir le rock'n'roll est de sortie et rien ne l'arrêtera.

PHILOU

L'est sûr que cette soirée roule trop bien et que l'on va s'amuser. Olivier demande à Philou de monter sur scène. Tout de suite plébiscité par le public. Et Phil, l'ancien – toujours actuel dans nos cœurs - batteur de Ghost Highway, hisse sa haute carcasse sur le podium, l'a cette allure du gars embarrassé qui n'ose pas opposer un refus à cette douce violence collective. S'assoit d'un air ennuyé sur le tabouret de Yann qui lui a laissé la place. Tant pis pour lui, tout juste le temps de se saisir des baguettes qu'Olivier lance sans préavis une intro fracassante, métamorphose subite, le géant débonnaire prend le relai comme si de rien n'était, une machine à rythme, instantanément adaptable, à croire qu'ils ont répété toute la semaine, mais non c'est de l'impro impromptue telle que peuvent se le permettre des musiciens qui ont le rockab chevillé à l'âme depuis la prime adolescence. L'a le break rythmique Phil, là où Yann explose, lui il glisse et fuit, une course en avant qui évite tous les obstacles, le voleur futé qui se faufile entre les gendarmes dans les cours de récréation. Et les Black Prints s'agglutinent comme le moule autour de la statue à cette frappe si différente, une escadrille d'avions de combats qui au cours de l'attaque adaptent instinctivement leur formation à toutes les situations. Trois titres défilent à une vitesse prodigieuse, c'est déjà fini, Phil se lève, tout content, mais avec cette mine du type modeste qui a peur de vous avoir ennuyé, et rejoint le public sous les acclamations.

FIN DU SET

N'ayez crainte, c'est loin d'être fini, les Black Prints tapent maintenant dans le répertoire illimité du rockab. C'est loin d'être le plus facile, le public connaît, et l'on vous attend au tournant. A part que les avis divergent sur la dangerosité du virage maléfique, personne ne le situe au même endroit, et pire que cela chacun, possède sa propre référence interprétative qu'il juge historiale et indépassable. Chasse-trappe généralisée et terrain miné. Autant dire que le combo a intérêt à enlever d'assaut le morceau à la baïonnette, sans coup férir. Par contre si vous avez le brio et le style l'on vous pardonnera tous vos choix esthétiques, vous emmènerez tout le monde avec vous, tel Bonaparte sous la mitraille du Pont d'Arcole.

A ce jeu-là les Black Prints sont d'une maestria impériale et impérieuse, vous emportent jusqu'au bout de la Voie Lactée, avec aisance et élégance, la répartie facile vis-à-vis du public égayé de se retrouver en pays de cocagne rockab conquis, et cette générosité animalement humaine sans laquelle le plus grand des virtuoses ne produit que bâillements et ennui. Les Black Prints, c'est d'abord cette rythmique infernale du beat ted, intraitable et insatiable, le dragon de feu qui avance imperturbablement, une espèce d'ossature mouvante qui se colle à vous, tel le lierre qui s'enroule autour de l'arbre. Et Yann réussit de sa frappe baroque, de sa frappe barocke, le prodige de produire cette étincelle de vie primordiale, le pouls irréversible du rock qui s'en vient cogner aux portes des corps en transe. Se permet en sus des fantaisies irrémédiables, comme de temps en temps au milieu de la tourmente ce coup solitaire et incongru sur sa cloche de vache, et aussitôt se déploie dans votre imaginaire l'image mentale de la Noiraude ramenant son troupeau à l'étable à l'heure de la traite, racine country du rock'n'roll qui pousse sa corne agreste dans la démence rock. De la quinzaine de titres qui se succèderont à vitesse grand V, j'élirai ce Baby Let's Play House, une incandescence absolue, un trait de feu qui vous marque l'âme au fer rouge, et le morceau final, le Sweetie Pie d'Eddie Cochran, Olivier au vocal transcendantal, tous les sous-entendus de la coquinerie du rockak, vous avez la mousse du gâteau érotique, l'ambroisie charnelle qui se colle à votre palais...

SECOND SET

Non ce ne sont plus les Black Prints. Sont toujours là, je vous rassure, mais au second plan. Totalement éclipsés par Audrey.

AU DREY

Au micro. Toute simple. Toute seule dans sa marinière. Venue d'une autre planète. Même pas le temps de l'admirer que les Black Prints déploient les premières notes de ce chant de guerre qu'est Great Balls of Fire. Et c'est-là qu'Au Drey subjugue. Elle frappe en plein cœur. Et pourtant l'on est si loin d'une interprétation dynamite. Se contente de poser les mots, tout doux, tout simplement, mais à l'endroit adéquat, les enchâsse comme les pierres précieuses dans une parure de diamant. Le coup de foudre tranquille. La foule calcinée en un instant. Et celui-ci, qui n'y tient plus, qui par trois fois dans le silence approbatif et bourdonnant qui s'est installé par magie, s'écrie, traduisant l'impression générale, '' Je suis amoureux'', l'est sûr qu'elle est superbement mignonne avec ses yeux clairs, ses pieds de princesse, et sa coupe de cheveux moderne, mais irrésistible et révolutionnaire par ce vocal péremptoirement doucereux qui vous transperce à chaque mot d'un trait mortel. Suit un Fever renversant. A vous faire exploser le thermomètre. L'a une manière tellement à elle de murmurer le mot Fever à votre oreille que vous frissonnez, ne vous promet pas l'extase, elle vous la donne, vous l'offre de toute sa gracilité envoûtante. Un dernier morceau, un Bang Bang mirifiquement interprété à la sauce rockabilly par les Black Prints, et toujours cet art de ciseler les syllabes, de les faire resplendir comme jamais, Bang Bang, Au Drey vous susurre, du bout de ses lèvres roses, des coups de revolver à bout portant, et vous aimez cela. Elle s'enfuit pratiquement de scène, émotionnée par l'ovation du public. Un instant de grâce. Et de rêve.

SUITE ET FIN

Reprenons nos esprits. Nous avons eu la vision du paradis, il est temps pour les pécheurs endurcis que nous sommes de retourner dans l'enfer du rock'n'roll. Les Black Prints sortent le grand jeu. Débutent par un Restless de toute beauté. Je ne l'ai jamais entendu si magnifiquement et si finement interprété. La guitare d'Olivier réussit le prodige de donner l'illusion qu'elle pleure tout en se livrant à une cavalcade infinie. Continuent sur cette lancée. Z'ont le feu sacré, déferlent coup sur coup Runaway Boys – lyrique et exacerbé en diable, immédiatement suivi de Dance To The Bop – la voix d'Olivier se fait caresse et ressuscite le fantôme de Gene Vincent, les doigts de Jean-François ne touchent pas les cordes, s'enfoncent dans une motte de beurre, Thierry balbutie la douceur du monde et, à l'instant idoine que toute la salle guette, Yann vous lance l'exocet du bop sous la ligne de flottaison, et c'est parti pour le grand tangage... Shakin'All Over, la guitare d'Olivier flambe, la flamme du désir embrase la salle, les Prints nous envoûtent. Un My Babe, torturé et kaotique, ponctue cette séquence fabuleuse.

Ne vais pas tout vous raconter. Vous en crèveriez de dépit. La liste est longue. Tout de même ce Ready Teddy et ce Brand New Cadillac, sortis tout droit de la grande fabuloserie. Uns séquence special Ted, plébiscitée par le public de fans, un Old Black Joe chanté en chœur, un Dixie hymnique suivie d'une dernière séquence blues, l'autre face, l'empreinte noire, du vieux Sud, Jean-François à l'harmonica vous déchire les tympans et Audrey s'en vient poser la rosée apaisante de quelques mots bleus, et c'est fini. Enfin presque, trois rappels supplémentaires pour avoir le droit de terminer le concert.

Un concert comme on en voit peu. Comme on n'en voit plus.

Damie Chad.

P.S. : L'on se bouscule dans les coulisses, pour s'arracher les rares exemplaires restants de leur dernier album. Le prochain est prévu pour bientôt. Avec Emilie Crédaro à la guitare. Absente ce soir. Une bonne excuse pour les revoir au plus vite. Et Au Drey aussi.

 

DOUCHE FROIDE

FRED CALONE

L'envie d'en voir plus. Vous avez vu ces photos dans la livraison de KR'TNT ! 400, m'en étais servi pour rehausser la kronic sur le concert de System-syS et de Punish Yourself, au Chaudron le 21 / 12 / 2018 au Mée-sur-Seine. Suis allé sur son Flick ( tapez Douche Froide ), me balader un peu. J'ai tout zieuté. Plus de 300 photos. N'ai pas perdu mon temps. Des photographes dans les concerts de rock, il y a en plein. Quelques uns ont un truc : un regard qui n'appartient qu'à eux. Fred Calone est de ceux-là.

Un premier étonnement : la série consacrée à Punish Yourself est la seule qui soit en couleurs. Sinon Fred Calone ne nous présente que du noir et blanc, ce qui correspond à merveille à son blaze Douche Froide. Je précise, Fred Calone photographie surtout en noir. Comme d'autres écrivent des romans noirs. Pas parce qu'ils aiment les flics, mais parce l'être humain possède l'âme la plus noire de tout le règne animal. Fred Calone, c'est toutefois un peu différent, il cherche le détail, qui fasse miroiter la beauté insoupçonnée et perdue du monde dans les endroits de grande noirceur.

Commence souvent par les pieds. Même pas nus. Gainés de cuir. Des chaussures. Rodin présentait des statues sans tête, Calone montre des pieds sans corps. Ça n'a l'air de rien un pied posé sur la scène d'un concert. C'est pourtant l'assise de l'être humain. C'est ici qu'il repose. En attendant le cimetière. Gros-plan sur le lieu exact de son implantation. Même pas l'espace volumique. Juste l'endroit du décor où quelque chose se passe. C'est trivial un pied, c'est bête, mais peut-être veut-il nous signifier qu'il y a des coups de pied dans les yeux qui se perdent.

Photos de concerts. Si vous voulez des renseignements sur le spectacle, cherchez ailleurs. Fred Calone n'édite pas des dépliants touristiques. Ne donne pas dans le reportage universel. Il capte l'universel. N'ayez pas peur des grands mots. L'universel n'a rien à voir avec des photos de groupes. Fussent-ils de rock ! L'universel c'est aussi bien un pied de micro qu'un câble électrique enroulé sur le plancher. Le détail. Qui ne signifie rien que lui-même. Ces objets qui traînent autour de nous, dont nous ne faisons pas cas. Fred Calone nous rassure, il est inutile de regretter notre manque d'attention, ces pauvres artefacts ne s'intéressent pas à nous. Se contentent d'être seuls dans leur solitude. Nous aussi. Mais nous, nous essayons de le cacher.

Alors Fred Calone nous montre ce que nous ne voudrions pas voir. C'est fort le rock, ça bouge dans tous les sens, ça tohu-bohute; ça tumulte à fond. C'est la vie, la joie et la rage de vivre. Pas tout à fait. C'est maintenant que Calone tire la chasse de sa douche froide. Bye-bye les artistes. Bonjour les monuments funéraires. Des statues grises. Des vivants morts. Des fantômes détachés de leur existence. Son objectif saisit des corps. Comme au temps des grandes glaciations ces mammouths figés en un seul instant, la gueule encore emplie de fourrage. Transforme les humains en statue de sel. Des gangues de cadavres qui ressemblent à ces gisants de Pompéi surpris en leut quotidienneté.

Mais Fred Calone ne mitraille pas à tout-vat et à bout portant. Son œil n'est pas le rayon de la mort qui balaie la scène du monde au hasard. Il ne ratisse pas large. Tout au contraire. Il cherche le geste significatif, l'acte symbolique. C'est sa manière à lui d'abolir le hasard. Il ne met pas en scène. Il cherche le hors-scène, cette seconde fatidique où le guitariste n'est plus guitariste, où le chanteur n'est plus chanteur. L'impression qu'il pousse ses sujets hors d'eux-mêmes et de la scène. Il les entoure d'une camisole de solitude excédentaire qui fait froid dans le dos. Il les détache de leur statut de star, les plante au milieu de monde, à eux de se débrouiller comme ils peuvent. Et ils ne peuvent rien. Sont tétanisés, titanisés de pierre grise et d'immobilité – incapables d'esquisser le moindre geste qui serait preuve de leur liberté. Fred Calone nous le crie violemment à l'oreille, nous sommes prisonniers de nous-mêmes, murés dans la banquise de l'être pour toujours. Le monde est une glu dont on ne s'échappe point.

Beaucoup de photos de scènes. Mais elles cherchent l'obscène. Ces moments où ne sommes pas nous, où ne sommes que notre nudité dévoilée. Pas celle du corps, celle intérieure, quand nous ne sommes que poses et fanfaronnades, quand nous ne sommes que la trahison de nos travers, de nos fuites, quand nous exprimons cette sensation du néant qui nous traverse et nous sert d'ossature. Nous sommes des châteaux de cartes, en équilibre précaire, un souffle nous détruirait, un clic d'appareil photographique y parvient facilement. Encore est-il nécessaire que l'œil du photographe agisse tel un scalpel. Qu'il déchire la belle image de surface derrière laquelle nous nous réfugions, qu'il la traverse tel un rayon X, afin de révéler cette pourriture néantifère dont nous sommes constitués.

Fred Calonne n'affiche pas que les mannequins que nous sommes. Il descend dans les Catacombes. Aux anciens morts du cimetière des Innocents, les mains vides. Os et têtes de morts. Mais aucune piraterie romantique. Des entassements d'ossements. L'anonymat parfait. Ses grandes orbites creuses et vides qui nous regardent sans nous voir. Un constat glacial de l'inanité du rien. Alors Fred Calone s'amuse. Il change la donne. Au blanc du néant et au noir de la nuit, il substitue la douce couleur mordorée des rayons de couleurs automnaux. Ici vous auriez envie de psalmodier à l'instar des poëtes qu'en ce lieu tout est calme, luxe et volupté, mais non ce ne sont que bout d'os et occiputs troués, ni plus ni moins. La couleur n'ouvre pas l'horizon, elle le ferme tout autant que le blanc et le noir.

Trop de noir, alors regardez la série Expo Jérôme Zonder. C'est la page blanche de Fred Calone. Ni plus ni moins qu'un livre. Un Lieu à Soi de Virginia Woolf, mais étalé en grand sur les murs d'une galerie, un texte que Zonder a agrémenté de dessins de femmes. Des nudités sauvages et militantes. Des désespérées, prêtes à se déchirer sur les barbelés du vaste camp de concentration d'une société machiste et objectale. Encore faut-il savoir lire, débusquer la cruauté du vide pour y ajouter la carcéralité du vivant phantasmatique. Calone ne feuillette pas le bouquin, il en arrache les pages, nous montre combien le papier est glacé, et que ce froid absolu n'est que la pointe de l'iceberg qui émerge et affleure nos représentations. Nos volontés impuissantes, aussi.

Regardez aussi les deux séries sur Les Tétines Noires. Ni tétons ni tétins. Hormis le groupe en pleine action, seul un homme nu. Sexe au repos de toute présence humaine. Déchaînement autour. L'homme transformé en poupée gonflable des désirs morts. La dernière photo est machiavélique, Fred Calone vous donne envie de tirer sur la sonnette d'alarme d'un train immobile qui ne s'arrêtera jamais.

J'arrêterai sur la série Machinalis Tarantulae, setlist posée à terre sur fond noir, et à côté, sur la gauche, cette croix rouge de sparadrap pour désigner le lieu, le point exact, où il ne se passe rien. Et votre regard qui reste aussi immobile que le Corbeau d'Edgar Poe, à fixer le rien. Nul essor.

Certes Fred Calone offre une vision du rock peu chatoyante. Un étiqueteur parlerait d'indus et de post-noise apocalyptique. Mais Fred Calone n'aime pas les mots ronflants et définitifs. Il dépasse les oripeaux. Son rock, et surtout ses photos, atteignent à une tragédie métaphysique inégalée jusqu'à ce jour.

Damie Chad.

P.S. : les photos sont prises sur son FB : Douche Froide Photographe ce qui explique le prude logo censured sur certaines parties anatomiques, voyez plutôt sur Flick.

 

ROCK CRITIC N° 11

Décembre / Janvier / Février 2018

Tout beau mais pas tout neuf. C'est un peu la danseuse de Ben Hito et de Géant Vert. Le fanzine de la zone libre. Sur papier glacé, en couleur et distribué gratuitement dans une vingtaine de villes en France. Si vous n'aimez pas lire, ce n'est pas grave. Rock Critic, d'abord ça se regarde. Question graphisme vos yeux oscilleront entre hyper-réalisme et soviétik propaganda. Esthétique de l'impact visuel. Un peu daté, mais très beau. C'est comme la profession de rock-critique, fut un temps où ils étaient aussi célèbres que les rock-stars, z'apportaient la bonne parole à un peuple d'affamés, mais c'est fini. Aujourd'hui sur internet tout le monde y va de sa petite bafouille. Certains le regrettent. D'autres citent Platon qui fustigeait la démocratie qui permet à n'importe qui de prétendre à des postes de responsabilité, politique, économique et morale. Un discours un peu rétrograde.

Rock Critic, eux se réclamerait plutôt du Do It Yourself. Sont connotés punk. D'ailleurs le numéro débute par une interview de Glen Matlock. Ne dit pas que des stupidités. A part quelques méchancetés ( méritées ? ) sur Johnny Rotten, ne tient que des propos estampillés au marbre de la sagesse. Les chiens fous ne devraient jamais vieillir. James Dean avait raison, mieux vaut vivre vite et faire un beau cadavre. Remarquez que je suis le premier à ne pas avoir suivi le deuxième commandement... A la page suivante ce n'est guère mieux, Dead Can Dance a eu du mal a finir son disque, l'est des moments où la santé vacille, la vieillesse est un naufrage... L'Ombre Verte raconte son voyage au Vietnam. Pas la joie. Apparemment ailleurs l'herbe asiatique n'est pas plus verte que par chez nous. Un truc à démoraliser les trotskystes engrangés dans les Comités Vietnam en 1968... Z'ensuite les chroniques disques ( une consacrée à Odetta, chose rare ) et Bande Dessinée...

J'ai récupéré ce numéro à la Comédia. Croyais que c'était le tout nouveau. Mais non il date de l'année précédente. Le dernier en date. Peut-être pas l'ultime. Z'ont tenté une cagnotte en 2017, pour augmenter le tirage, voulaient frôler les 20 000, et équilibrer le budget avec des placards ( filtrés ) publicitaires. Une stratégie qui se défend. Perso, je ne condamne pas, je préfère la gratuité sans appel à la participation financière du peuple ami. C'est pour cela que KR'TNT qui était sur papier en ses débuts historiques est très vite passé sur le net. Suffira un jour que des esprits mal-intentionnés appuient sur un clic pour que subissions l'extinction des dinosaures. Nous bâtissons des châteaux de sable.

Damie Chad.