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20/05/2020

KR'TNT ! 465 : PHIL MAY / LITTLE RICHARD / SEYMOUR STEIN / WEST, BRUCE & LAING

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 465

A ROCKLIT PRODUCTION

FB KR'TNT KR'TNT

21 / 05 / 2020

 

PHIL MAY / LITTLE RICHARD

SEYMOUR STEIN / WEST, BRUCE & LAING

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Oh You Pretty Things

- Part Five

— Meuuuuh !

Phil ouvre un œil. Il fait jour. Tiens, la tête d’une vache !

— Meuuuuh !

Le problème, c’est qu’elle est à l’envers. Mais non, elle est à l’endroit. C’est lui qui est à l’envers. Il est encore attaché par la ceinture de sécurité au siège de sa voiture qui est retournée sur le toit.

Phil ne se souvient pas d’avoir quitté la route. La vache se rapproche encore et commence à lui lécher le visage. Berk ! Il déteste le contact de cette grosse langue râpeuse et se met à pester :

— Fuck off, you bloody cow !

La vache rigole.

Phil ne se sent pas très bien. Il se tape une jolie gueule de bois.

— Hé les filles, venez voir qui est là !

Quoi ? C’est la vache qui parle ?

Phil tourne la tête et ne voit personne, à part quelques vaches éparpillées à flanc de coteau. Ah ça y est, la mémoire lui revient petit à petit : les Alpes suisses, la route de montagne en pleine nuit, les flacons de cognac...

Les vaches se rapprochent du véhicule retourné. Elles passent leurs grosses têtes par les ouvertures. Toutes les vitres de l’Audi ont explosé, y compris le pare-brise. Les tonneaux, ça ne pardonne pas. Phil a dû faire une sacrée chute. Les vaches semblent particulièrement excitées :

— Wooow ! C’est Phil May ! Le chanteur des Pretty Things !

Phil ne sait pas quoi penser de cette situation bizarre. Depuis qu’il séjourne en Suisse, les choses ont pris une drôle de tournure. Encore une idée à Wally ! Les vaches agglutinées autour de l’Audi poussent des cris perçants :

— Woooooooow ! Phil May, notre idole, le plus sauvage de tous les rockers anglais !

Elles font encore plus de barouf que ces petites garces d’hurleuses de l’Hammersmith Odeon.

Phil se dit qu’il n’aurait jamais dû écouter Wally qui insistait pour monter ce projet absurde : emmener les Fallen Angels à Genève pour y enregistrer un album. Quel malin, ce Wally. Il sait y faire. Comme ils sont amis d’enfance, Wally n’a pas eu trop de mal à convaincre Phil de prendre part à cette aventure.

Depuis le début, Phil sent que ce projet est maudit, comme l’est d’ailleurs l’historique des Pretty Things. Poursuivi par la malchance, le groupe s’est épuisé. Ils ont fini par se séparer dans des conditions dramatiques. Rendu fou de parano par l’abus de coke, Jon Povey sortit Phil d’un pub en le traînant par les cheveux : il soupçonnait Phil de draguer sa poule.

Quelques mois plus tard, Wally refit surface avec un nouveau projet : les Fallen Angels. Un financier de la City nommé Godfrey Bilton avançait 100.000 livres aux Fallen Angels. Il pensait faire un bon investissement.

Depuis, 500.000 livres se sont évaporées et les chansons composées pour l’album ne sont pas vraiment convaincantes, excepté «13 1/2 Floor Suicide», un rock puissant et racé sur lequel Phil sort le grand jeu : on l’entend y lâcher un aouuuh ! en fin de couplet avant de céder la place à un solo de slide épais comme la boue du delta.

L’animalité de Phil May compte pour beaucoup dans ce qui fait le prestige du British Beat. Adolescent, David Bowie se faufilait jusqu’au premier rang pour assister aux concerts des Pretty Things et voir Phil shaker ses maracas.

De tous les compositeurs passés dans les rangs des Pretty Things, Wally Waller reste le plus ambitieux. Wally rejoignit les Pretty Things en 1967, pour l’enregistrement d’Emotions, leur troisième album. Laminé par une production lamentable, l’album floppa. L’année suivante, Wally participa à l’enregistrement de S.F. Sorrow, un album brillant et incroyablement novateur qui lui aussi connût un destin tragique. C’est là que Dick Taylor, guitariste incomparable et co-fondateur des Pretties, jeta l’éponge. Phil décida de déjouer le mauvais sort en préparant un nouvel album. Wally montait en grade et passait du statut de bassiste à celui d’auteur-compositeur, et même, sur quelques chansons, à celui de chanteur. Pour Parachute, il composa avec Phil May une série de chansons qui, d’un point de vue mélodique, rivalisent avec les meilleures compositions des Beatles. Cet album hissait les Pretty Things au niveau des géants du rock anglais. Parachute fut sacré meilleur album de l’année par le magazine américain Rolling Stone, mais les ventes ne suivirent pas.

 

L’alcool coule à flots au studio Aquarius de la rue Thalberg, à Genève. Wally cherche vainement à retrouver le filon de Parachute. Il n’y parvient pas. «California», «Girl Like You» et «Dogs Of War» sont d’honnêtes chansons, notamment «Dogs Of War», qu’on pourrait presque attribuer à Mott. Phil May fait la moue.

— Tu baisses, Wally. Tu bois trop...

En effet, ces chansons n’arrivent pas à la cheville de la trilogie «In The Square/Letter/Rain» ou encore de «Good Mr Square», ces effarantes merveilles nichées au cœur de Parachute.

Les vaches s’enhardissent :

— Helloooooo Phil, je m’appelle Rosalyn !

— Et moi Mona !

Une autre vache approche son museau humide de Phil :

— CoooCoooo Philou, moi c’est Marguerite !

Elles rient comme des folles. Phil aperçoit leurs grosses dents usées par la mastication.

Il n’a jamais vu des vaches d’aussi près. Dans leurs gros yeux globuleux danse l’éclat d’une capiteuse vénalité champêtre. Les battements des gros cils roux n’arrangent rien. Rosalyn approche son gros museau humide :

— Hey Phil, mon morceau préféré, c’est «Baron Saturday» ! Je connais les paroles par cœur : Oh ! Baron Saturday/ Sorrow, he’ll show you games to play...

Les vaches se mettent à secouer leurs cloches en rythme. Un vrai Diddley-beat alpin ! Rosalyn chante d’une voix rocailleuse, tentant d’imiter Dick Taylor :

— He bends his mouth up to your ear/ The words won’t disappear...

Comme si elles lançaient des imprécations sataniques, les autres vaches scandent en chœur :

— Oh ! baron Saturday ! Oh ! baron Saturday !

Phil est sidéré. Il se fend d’un grand sourire et complimente la vache :

— Merci Rosalyn, je suis très touché par ton érudition...

Les autres vaches rigolent à gorge déployée. Rosalyn s’éloigne, vexée. Mona passe la tête par le pare-brise et approche son museau à quelques centimètres du nez de Phil, comme pour le humer :

— Hey honey, j’adorais l’époque où vous vous appeliez Jerome & the Pretty Things et où tu reprenais les morceaux de Bo Diddley ! Ah ! Cette reprise de «Roadrunner» qui ouvrait le show ! Nous autres, les vaches suisses, on suivait tout ça à distance... On piquait Disco-Revue au paysan du coin et on le lisait en cachette. Nos petits cœurs battaient la chamade ! Dommage que tu n’aies pas eu l’idée de reprendre «Bring It To Jerome», car avec ce standard primitif, tu aurais pu leur niquer la gueule, aux Rolling Stones !

Phil sourit. Décidément, les vaches suisses en connaissent un rayon. Le plus difficile, ça va être de raconter cette histoire-là à Wally et aux autres. Ils ne voudront jamais croire qu’il existe un fan-club bovin des Pretty Things dans les alpages. Phil a soudain une pensée émue pour ses amis. Il y a de fortes chances pour qu’ils soient encore en train de cuver au fond du studio.

Drôle d’équipe que ces Fallen Angels. À part Wally, aucun membre des Pretty Things ne participe à cette aventure. Après la bagarre finale et une nuit au trou, Jon Povey quitta le groupe pour aller vendre des salles de bains. Skip Alan retourna travailler dans la boîte de son père et Peter Tolson partit faire équipe avec Jack Green.

Wally ne voulait pas en rester là. Il décida de former les Fallen Angels et fit appel à Greg Ridley et à Twink. Chou blanc. En désespoir de cause, Wally recruta Chico Greenwood, Brian Johnstone, Mickey Finn et Bill Lovelady, des musiciens au pedigree beaucoup moins brillant. Mais qu’on ne se méprenne pas, Mickey Finn n’est pas le collègue de Marc Bolan. Par contre, il possède un atout majeur : Keith Richards - drogué notoire - et lui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Grâce à cette ressemblance, la police helvétique fait des raids quotidiens dans le studio de la rue Thalberg. Les Suisses sont très lents. Il leur faudra encore beaucoup de temps pour comprendre que Mickey n’est pas le guitariste des Rolling Stones.

Marguerite a réussi a rentrer ses cornes dans l’habitacle. Elle fixe Phil intensément. Ses gros yeux globuleux ne cillent pas, malgré les mouches.

— Comme je suis contente de te voir, mon Philou. Tu vas être choqué, mais quand le taureau de l’inséminateur me grimpe dessus, je pense à toi. J’entends alors dans ma tête la mélodie de «She’s A Lover». Ici, dans nos alpages, un disque comme Parachute prend une résonance siiiiiiii particulière... Cette mélodie me serre le cœur, et des larmes chaudes s’écoulent de mes yeux. Tu ne peux pas savoir l’effet que ça me fait de te voir ici. Je ressens quelque chose de mythique dans mes ovaires...

Phil soupire. Chaque fois qu’on lui parle de mythologie, ça l’ennuie profondément.

Il appartient pourtant à la caste des rockers mythiques de la vieille Angleterre. Il y côtoie des gens comme Mick Farren, Jesse Hector, Larry Wallis ou encore Screaming Lord Sutch. Bien sûr, on pourrait encore en citer d’autres.

— Ça me fait une belle jambe d’être mythique...

Par contre, l’Audi plantée au fond du pré n’a plus rien de mythique. C’est le troisième véhicule que Phil prend chez Hertz et qu’il plie. Comme ça, au moins, on saura chez Hertz qui sont les Pretty Things. Une autre vache arrive au trot. Elle est noire, beaucoup plus massive et porte une sorte de banane de crin entre les cornes. Elle n’a pas l’air commode, avec son anneau passé dans les naseaux. Elle approche de Phil et lance d’une voix d’Hercule de foire :

— Hé toi, si j’te vois encore tourner autour des filles, j’t’embroche ! T’as pigé ?

Tiens, une vache caractérielle ! Il ne manquait plus que ça... Phil hausse les épaules. Il songe de nouveau à ses amis. Dans quel état va-t-il les retrouver ? Hier, Mickey Finn jouait de la guitare allongé sur le dos. Il ne tenait plus debout. Wally qui boit trop lui aussi s’était coincé le doigt dans le goulot d’une bouteille vide. Il voulait jouer du bottleneck et avait tout simplement oublié de casser le goulot. Il hurlait d’une voix suraiguë. Voulant l’aider, Chico Greenwood alla décrocher la hache d’incendie. Peu habitué à manier la hache, il rata le crâne de Wally de quelques millimètres. Il leva de nouveau la hache au dessus de sa tête pour frapper, mais elle lui échappa en pleine course et alla se planter dans le crâne de l’inspecteur suisse qui venait d’entrer dans le studio pour sa descente de routine. Comme l’inspecteur brandissait son revolver, le coup partit accidentellement. Touché à l’épaule, Chico tomba sur les genoux en faisant une affreuse grimace, comme dans un western. Les autres flics se mirent à tirer, croyant tomber dans une embuscade. Alors Phil se leva en agitant son mouchoir et demanda le cessez-le-feu, au nom de la neutralité helvétique.

Le taureau parti, les vaches reviennent voir Phil.

— Dis-moi, mon Philou, as-tu des nouvelles de Vivian Prince ?

— Il cultive des oranges au Portugal.

Soudain, la terre se met à trembler. Les vaches disparaissent comme par enchantement. Un choc terrible déplace l’Audi sur plusieurs mètres, puis un second et encore un autre, bam ! bam ! bam ! L’Audi refait plusieurs tonneaux. Phil serre les dents et s’agrippe au volant. Heureusement, la berline est solide. Le museau écumant du taureau apparaît dans le rétroviseur.

— J’t’avais prév’nu, s’pèce de branleur !

Bam ! bam ! bam ! Bon, le chaos c’est bien gentil, mais Phil sent bien qu’il commence à s’en lasser.

Signé : Cazengler, Pity Thing

Phil May. Disparu le 15 mai 2020

 

Richard cœur de lion

- Part Two

 

La scène se déroule dans une petite ville de province. Nous hantions mon frère et moi les rues d’un quartier inconnu et soudain, nous fîmes halte devant la vitrine d’un marchand d’électro-ménager : à côté des aspirateurs et des sèche-cheveux se trouvaient quelques 45 tours. Deux pochettes spectaculaires nous tapèrent aussitôt dans l’œil. Deux EP français de Little Richard. Sur le premier, on voyait Richard en costard, les bras en croix, sur un fond bleu vif, et sur le deuxième, on voyait sa tête en gros plan sur un fond jaune vif et bleu. Il fallut attendre qu’on nous offre un petit électrophone Teppaz à piles pour pouvoir les écouter. L’EP jaune proposait quatre titres : «Rip It Up», «Ready Teddy», «Tutti Frutti» et «Long Tall Sally». Le bleu proposait «Good Golly Miss Molly», «Baby Face», «Hey Hey Hey Hey» et «Ooh My Soul». Le bleu me fit entrer en religion. Ces deux EP parus sur London en 1964 ont survécu à quelques naufrages et sont devenus de saintes reliques diaboliques.

Il fallut encore attendre quelques années avant de pouvoir choper une copie du premier album de Little Richard. Pochette de rêve : on le voit screamer sur fond orange. Le contenant augure bien du contenu car Here’s Little Richard est un classique du scream d’Amérique. L’album est enregistré chez Cosimo Matassa à la Nouvelle Orleans et Little Richard y invente le wild scream, un genre jusque là inconnu. C’est tout de même plus intéressant d’inventer le wild scream que la poudre, ne croyez-vous pas ? Le coup de génie de l’album s’appelle «Ready Teddy». Il s’agit là de l’un des plus gros bash-booms de l’histoire du rock’n’roll. Lee Allen et Richard mettent toute leur foi dans leur niaque. Ou toute leur niaque dans leur foi, c’est comme il vous plaira. L’autre bombe du disque ouvre le bal de la B : «Long Tall Sally». On a beau l’avoir écouté ou entendu des milliers de fois, ça reste d’une brûlante actualité, oui, car toute la pétaudière de la Nouvelle Orleans est au rendez-vous et Richard envoie les ouuuuh-ouuuh qui vont servir de modèle à tous les screamers en devenir. C’est d’autant plus spectaculaire que Lee Allen entre dans le cut comme dans du beurre. Lou Reed se disait fasciné par l’énergie de Lee Allen. Troisième bombe de l’album : «Rip It Up». Little Richard y invente la pétaudière sous le boisseau. Il s’y énerve avec délicatesse. Il y profile sa colère sous le vent. C’est d’une classe absolument indécente. Il éclaire aussi le monde avec «Slippin’ And Slidin’» et «Jenny Jenny» et bien sûr, Lee Allen surgit chaque fois en vrai chevalier de l’alerte rouge.

On monte encore d’un cran dans la démesure avec Little Richard paru en 1958. On retrouve un Richard cadré serré sur la pochette et c’est sur cet album que se trouvent ses cuts les plus explosifs : «Hey Hey Hey Hey» et «Ooh My Soul». Oui, je tiens «Hey Hey Hey Hey» pour le plus grand hit de hot wild rock de tous les temps, le plus déterminé à vaincre, screamé à l’outrance de la démence - Well bye bye baby so long - et il enchaîne ça avec un «Ooh My Soul» complètement déboîté du bulbe, joué ventre à terre, on a là une cavalcade allumée de la pire espèce, et en prime, un solo dynamiteur de Lee Allen. Tout est là, oooh my soul ! L’autre coup de génie ouvre le bal de l’A : «Keep A Knockin’». C’est aussi l’un des cuts les plus incendiaires de l’histoire du rock, le modèle absolu de la pétaudière, et Lee Allen y crache des flammes comme un démon. On ne peut que parler de génie de l’humanité, quand on entend un truc pareil : Michel-Ange et Lee Allen, c’est pareil. Il y passe même deux solos pour le prix d’un. Souvent, on se dit qu’il vaut mieux réécouter des vieux chefs-d’œuvre enregistrés chez le pote Cosimo, plutôt que de perdre son temps à écouter tous ces disques inutiles qui embouteillent le périphérique. Il faut aussi écouter attentivement «I’ll Never Let You Go», car Richard y boo-hoo hoo hooute comme un beau diable. Avec Screamin’ Jay Hawkins, il est certainement le seul chanteur américain à pouvoir atteindre ce niveau de fantaisie vocale. Il ouvre la bal de sa B avec l’increvable «Good Golly Miss Molly» qu’il explose au chant carbonisé, oui, ça sent le brûlé, et même quand on l’a entendu des milliers fois, on vibre encore. Ce sera encore d’actualité dans cent ans. Quelle bande de frappadingues, so like a bow et ce fou de Lee Allen arrive comme un serpent. Richard termine cet album indémodable avec «Lucille», son hit de prédilection, sans doute celui qu’il interprète sur scène avec le plus de détermination, comme on l’a vu lors de son dernier concert à l’Olympia. Au plan vocal, c’est une performance exceptionnelle, il chante son hit à la hurlette excédentaire. C’est avec cet album que le petit Richard Penniman devint l’un des plus grands artistes d’Amérique.

Hélas, le soufflé retombe avec The Fabulous Little Richard, paru la même année. Richard cherche à y rallumer son brasier, mais ça ne marche pas. Il nous propose des cuts pépères qui désespèrent. Il sort même des balladifs ineptes du genre «The Most I Can Offer». Il est fort possible qu’on lui ait demandé de se calmer et de rester poli. C’est en tous les cas ce qu’inspire l’écoute de «Lonesome And Blue». Il est arrivé la même chose à Elvis, ne l’oublions pas. Richard tente tout de même un petit retour à la sauvagerie avec «She Knows How To Rock», mais d’une manière beaucoup trop bordélique. C’est même n’importe quoi. On sent un sursaut en B avec «Kansas City» qu’il mixe avec «Hey Hey Hey Hey». Puis on l’entend yodeller sur «Early One Morning», mais l’étincelle continue de briller par son absence. Cet album tragique est celui des balladifs chantés à l’éplorée. Dommage qu’on ait mis de l’eau dans le vin de Richard. On essaya de réécouter l’album à des époques différentes, histoire de lui redonner une chance, mais ce fut en vain.

On saute plusieurs années pour tomber sur Little Richard Is Back, un album intéressant, car Richard y propose de sacrées reprises, à commencer par celle de «Hound Dog», jouée au piano de bastringue dans une belle atmosphère de pétaudière. Il fait aussi une version très jazzy du vieux «Only You» des Platters. Il renoue enfin avec sa belle démesure en envoyant «Groovy Little Suzy» gicler au firmament. Et l’album devient littéralement fascinant en fin de B avec notamment «Memories Are Made Of This». Quand il prend ses distances avec la formule rock’n’roll, Richard devient passionnant. Cette reprise et celle d’«Only You» sont les deux bonnes surprises de l’album. Richard met toute sa verve au service d’une vison concassée, et ça donne des résultats superbes. Il termine avec une reprise de «Blueberry Hill» et il s’éloigne légèrement de Fatsy pour revenir à quelque chose de plus richardien. Il cherche à se tailler un passage à travers le génie mélodique du gros, mais il se fait avoir : le gros est bien plus fort que lui.

Si on est fan de gospel, il est recommandé d’écouter Little Richard Sings Freedom Songs, car Little Richard y chante à profusion. Il s’en va screamer son «Milky White Way» dans la voie lactée. Il faut l’entendre repousser les limites de la clameur. Avec «Coming Home», il pousse sa vieille harangue de prêcheur hystérique. Autre belle pièce : «I’ve Just Come From The Fountain». Il s’y montre joyeux et fier, toute la chorale se joint à lui. Quelle fête ! On l’entend aussi swinguer «Need Him» dans l’église en bois.

Puis il va entamer une sorte de traversée du désert avec des albums sortis sur des labels improbables comme ce The Wild And Frantic Little Richard paru en 1967. Curieusement, le son varie d’une version à l’autre. Il est beaucoup plus incendiaire sur At His Wildest. «Do The Jerk» est en fait le fameux «Get Down With It» popularisé par Slade. En fabuleux screamer des enfers, Richard relance indéfiniment - Hey clap your hands/ Stomp your feet - Il tape aussi dans «Good Golly Miss Molly», mais il vaut mieux écouter la version de l’époque Specialty. Il repend le «Baby What You Want Me To Do» de Jimmy Reed et louvoie comme une anguille dans l’épaisseur du limon. Il travaille bien le groove d’«I’m Back» au corps, oh mah mah mah, il est dans la force de l’âge et il emboutit le groove à coups de reins. Il faut aussi entendre cette belle version d’«Holy Mackarael» qu’il envoie directement dans l’enfer du paradis. Il illumine le monde, le temps d’un cut de black cat bone. Tiens, puisqu’on est dans les albums live, il existe ce qu’on appelle un Live non officiel que proposait Crypt à une époque, le fameux Live In paris 1966, qui repompe la pochette du single «I Need Love». C’est dire si ces bootleggers sont gonflés. Il passe son «Lucille» en force. C’est vraiment sur scène qu’on mesure sa puissance de shouter. Il enchaîne des versions pour le moins dévastatrices de «Rip It Up» et de «Long Tall Sally». C’est un peu comme s’il avait ramené la pétaudière de la Nouvelle Orleans à l’Olympia. En B, il passe «Jenny Jenny» et «Ready Teddy» à la casserole. Tous les veinards qui étaient à l’Olympia ce soir-là furent bien servis.

L’album du grand retour porte bien son nom : The Explosive Little Richard. Richard y renoue avec le génie, à travers deux cuts fantastiques : «Land Of Thousand Dances» et «Function At The Junction». Dans le premier, on assiste à un fantastique déballage d’énergie vitale. Richard surpasse Wilson Pickett, il développe un train d’enfer. Il s’inscrit dans l’implacabilité des choses. Il redevient le wild and frantic Little Richard de nos rêves les plus humides. Même chose avec Function, qui se niche en B. On a là un cut signé Holland/Dozier/Holland et franchement, Richard en fait un truc à se rouler par terre. Extraordinaire shout bamalama de Penniman, the rill thing of rock’n’roll. Il salue tous les géants, Marvin Gaye, Guitar Slim, Mohair Sam. C’est à cette aune-ci que se mesure son génie. Il attaque le bal d’A avec «I Don’t Want To Discuss It», un énorme standard de r’n’b qu’il plie en quatre. Il chauffe son raw comme nul autre au monde - caus’ I knew what you gonna say - il y met tout le punch de la pêche. Richard reste l’inégalable wild man d’Amérique. Johnny Guitar Watson l’accompagne. Autre petite merveille, «I Need Love», wild hot r’n’b monté sur un beat énorme et Richard y atteint les cimes de son art.

Il débarque chez Reprise en 1970 et il entame une nouvelle tranche d’albums intéressants avec The Rill Thing. Comme tout le monde, il va enregistrer à Muscle Shoals. Tous les artistes américains qui voulaient relancer leur carrière allaient enregistrer chez les surdoués blancs de Muscle Shoals. Et ça s’entend dès «Greenwood Mississippi» qui sonne comme un fabuleux groove de Soul emmené à la petite pétarade. Le son foisonne, c’est fabuleusement orchestré. «Two-Time Loser» sonne très rock seventies et on réalise très vite que Richard pose sa voix sur du rock blanc, et ça ne marche pas vraiment. Le son ne mord pas le trait. C’est admirablement bien joué, mais sans surprise. En tous les cas, pour un artiste comme Little Richard, il faut quelque chose de plus excitant. Il force son guttural sur «Spreading Natta What’s The Matter», mais le punch de la Nouvelle Orleans lui fait cruellement défaut. Le morceau titre qui ouvre le bal de la B parait jammy en diable. Chacun pique sa petite crise. Alors Richard en prend son parti et sur «Lovesick Blues», il s’amuse à falsetter sur ce rock blanc joué très serré, mais un peu trop sec. Il tape même une reprise d’«I Saw Her Standing There» des Beatles, il parvient à la swinguer, alors que derrière, ça joue des tortillettes country. Quel curieux mélange !

Avec The King Of Rock And Roll, Richard devient le Cassius Clay du rock, l’imbattable, le provocateur de rêve. On le voit trôner sur la pochette. Attention, cet album est une pure merveille. Il revient à son registre incendiaire dès le morceau titre d’ouverture du bal, il rallume ses vieux brasiers et par la même occasion nos imaginaires. Il joue la carte de la dévastation et du non-retour. Le roi du scream est enfin ressuscité. Il explose «Brown Sugar» dès l’intro. Ne lui confiez jamais un cut auquel vous tenez. Il l’aplatit, l’insulte, le métabolise, il lui arrache les tripes, le transcende - Just like a young girl should - il en fait gicler tout le jus. Il fait une aussi une version latino-wild de «Dancing In The Street», il devient du coup le cover king, l’absolu dévastateur, le redresseur de bitume, l’aplatisseur de montagnes. Monstrueuse version ! Le festival se poursuit en B avec «Midnight Special». Richard y fait le train, ouuh ouuuh, il fait la loco à deux pattes, il redevient le champion du monde toutes catégories et il tape ensuite dans Smokey avec «The Way You Do The Things You Do», il nous emmène à l’apogée de la Soul, il roule ses ouuuh dans sa farine et sort le beat le plus popotin d’Amérique. On assiste en direct à la renaissance d’un dieu du rock’n’roll. Retournez la pochette et vous verrez à quoi ça peut ressembler. On reste dans la solidité avec «Green Power» monté sur un heavy groove et voilà qu’il tape dans Hank avec «I’m So Lonesome I Could Cry». Il le prend au contre-chant, ce qui est la marque jaune du génie. Il finit cet album fantastique avec une autre reprise, «Born On The Bayou» qu’il prend au gospel de boogaloo. N’oublions pas que Richard prêche dans les églises - Hey Richard how come you do such shake things ? - Évidemment, ça tourne encore une fois en coup de Trafalgar ravageur. Richard n’a aucune pitié pour les pauvres Creedence. Il explose leur vieille chanson.

Encore une belle pochette pour The Second Coming : on y dessine Richard en dieu du rock et des larmes de cristal roulent sur la peau douce de ses joues. Mais l’album est moins dense que le précédent. Richard chauffe pourtant «Mockingbird Sally» à blanc. Chuck Rainey amène du bassmatic volubile et Lee Allen fait son grand retour. Richard passe au funk avec «Second Line», un bel hommage au Mardi Gras de la Nouvelle Orleans. Ouf, il revient enfin à ses racines - Do what you can/ Stay in the second line - Nous voici de retour au Mardi Gras, avec the Zulu Queen - Everybody everywhere/ Hey do the second line - Il faut attendre la B pour retrouver un peu de viande et il charge bien la barque de «Rockin’ Rockin’ Boogie» qu’il prend au guttural enflammé. Il enchaîne avec le heavy boogie de «Prophet Of Peace» et cède enfin à la violence avec «Sanctified Statisfied Toe-Tapper». On sent derrière lui les experts de la puissance, ils lancent la machine et ça joue avec une pugnacité qui remonte bien le moral.

Devait sortir en 1972 un album intitulé Southern Child, mais il ne vit le jour que bien plus tard, sur Rhino, et c’est aujourd’hui devenu une sorte de collector intouchable.

Mr Big paraît sur Joy en 1971. On y trouve une version énorme de «Dancin’ All Around The World», une surprise de taille, oui car voilà un cut orchestré à l’insidieuse. Richard finit toujours par attirer les serpents dans la maison de Dieu. Il nous sort là un cut d’une profondeur abyssale. On trouve deux classiques de r’n’b en A : «My Wheels Been Slipping All The Way» et «It Ain’t Watcha Do». Ça joue épais et Richard raunche ses cuts jusqu’à l’os. Son Watcha do sonne comme du pur jus de r’n’b, monté sur un gros beat popotin, on se croirait chez Stax. Et la fête continue avec «Everytime I Think About It», que Richard swingue au meilleur punch. Back to the Penniman Soul System avec «Talking ‘Bout Soul». Il manie la pétaudière comme nobody else. Il détient ce pouvoir surnaturel lui permettant de s’élever dans l’atmosphère. Tiens, encore un joli hit de juke avec ce «Dance What You Wanna» bardé de chœurs de blackettes dévergondées. C’est excellent car swingué à l’outrance de la partance. Joli cut de pop aussi que ce «Cross Over» accrocheur - You know you better cross over/ back to where you belong.

Il faut aussi écouter ce Little Richard Live paru en 1976 et enregistré à Nashville, ne serait-ce que pour voir «Lucille» glisser sur une peau de banane et se casser la gueule dans une mare de kitsch. On y entend aussi une version de «Bama Lama Bama Loo» bien sauvage, mais on lui préfère celle qu’en fit Tom Jones, sur cet EP magique où il porte une chemise rouge. Richard fait aussi des version solide de «Rip It Up» et en B de «Tutti Frutti». La terre entière a twisté là-dessus. On se régalera aussi de la version de «The Girl Can’t Help It» montée sur un puissant drive de basse. C’est même certainement sa meilleure version. Il finit avec un vieux coup de pétaudière : l’imparable «Keep A Knockin’».

Paru en 1979, God’s Beautiful City est un album de gospel pur. L’incroyable de la chose, c’est que Richard peut jouer du gospel seul au piano, et ça marche. Il propose sur cet album des cuts très beaux, très spirituels comme «It’s No Secret». Il finit par fasciner le profane. Mais c’est en B, que les choses prennent une vraie tournure, avec le fabuleux «Little Richard’s Testimony». Il raconte sa vie de rock star - Goin’ from city to city/ From country to country - Il narre ses errances et il raconte qu’il revient un jour à God - You need to give up drugs/ You need to have Jesus in your life - Quel prêche fantastique ! Puis il passe en mode gospel blues d’acou au coin du feu et tout ça se termine en gospel batch de haut vol. Franchement cet album est chaudement recommandable, car son Testimony révèle un immense artiste.

Richard a 54 ans lorsqu’il enregistre Lifetime Friend. En lisant les titres des cuts au dos de la pochette, on croit tomber sur un nouvel album de gospel, mais c’est encore autre chose. Avec «Great Gosh A’Mighty», il propose du gospel rock. Il rend hommage au Seigneur des annales et derrière lui, les filles swinguent comme un seul homme. En fait, Richard nous sort là un énorme boogie dévastateur. Il va faire avec cet album un fantastique numéro de cirque. «Operator» prouve bien qu’il règne encore sur le monde, tout comme Chucky Chuckah et Fatsy. La viande se trouve en B, avec «I Found My Way». Il n’a rien perdu de sa super-puissance, il shoute le scream du gospel batch échappé des églises. Même chose avec «The World Can’t Do Me». Il reste l’immense chanteur de rock’n’roll que l’on sait, et comme le veut la loi, il s’adapte à son époque. Il sait aussi se montrer spirituel, c’est toute sa force. Richard est visité par la grâce, comme le montre «One Ray Of Sunshine». Il propose du gospel pop avec «Someone Cares». Il fait un peu la même chose que Candi Staton qui mit le gospel à toutes les sauces - Somebody really cares/ I know somebody really cares for me - Et il termine cet album surprenant avec «Big House Reunion», un cut puissant et bien emmené. C’est du pur jus de clap your hands, superbement énergétique, bardé de cuivres et de solos de trombone, jazzé à l’os, persuasif et pertinent. À force de complimenter Richard, on finira bien par le faire rougir.

Curieux album que ce Little Richard Meets Massayoshi Takanaka paru en 1992. Richard n’en finit plus de surprendre. Cette fois, il mise tout sur l’énergie et ça démarre avec une version dévastatrice de «Good Golly Miss Molly». Quelle remontée de sève ! Il passe au son jap fumace. En réalité, il revisite tous ses vieux hits, accompagné par Takanaka. Richard babalamate comme un échappé d’asile, c’est très spécial, on a un son sourd et massif et avec «Miss Ann», on passe à la heavyness suprême. Une grosse basse dévore tout. Il retape dans sa vieille «Lucille» en gourmand, mais quelle audace dans le développé et Takanaka épouse les courbes au coulé de chorus du soleil levant. Richard ramène toutes les foudres du ciel pour «Long Tall Sally» et la basse revient au charbon dans «Jenny Jenny». Mais c’est de l’abattage, ils le jouent trop bas du front. Le son couvre la braise et Takanaka en profite pour vriller la couenne du cut. Ce disk présente une santé de fer, mais certaines versions déroutent les cargos, comme par exemple ce «Rip It Up» amené au petit shake de coiffeur. Richard charbonne comme un mineur frappé d’immunité. Il tape ensuite dans l’un de ses plus grands classiques, «Kansas City Hey Hey Hey Hey». Richard règne de plus belle sur la terre comme au ciel, I’m gonna stand on the corner, il redevient le king of rock’n’roll, la pêche miracle, il ressort le cut qui kill et il repart, Kansas City here I come. On n’en finira jamais d’adorer ce mec. Il termine avec un pur coup de Jarnac, «Ready Teddy», wild as ever. Il restera le roi des rois jusqu’à la fin des temps.

Un petit conseil : mettez le grappin sur The Implosive Little Richard paru sur un label espagnol en 2009 et qui propose l’early Little Richard, tout ce qu’il enregistra entre 1951 et 1953, juste avant Specialty, c’est-à-dire juste avant l’émergence du rock’n’roll. On y entend des versions intéressantes de «Get Rich Quick», d’un «I Brought It All By Myself» sacrément bien swingué et de «Thinkin’ Bout My Mother», un slow-blues mélancolique en diable - Well I said to my mother/ All I do is to cry - En B, on tombe sur du blues avec «Ain’t That Good News». Richard épousait déjà les formes de sa muse. Puis voilà l’excellent «Fool At The Wheel», un jumpy absolument enthousiasmant. S’ensuit un slow blues parfait, «Maybe I’m Right». Au fil des cuts, on réalise que cet album dégage un charme fou. On assiste à la naissance d’un immense artiste. Et voilà qu’il tape dans l’excellent «I Love My Baby» de Fatsy - Bah bah bah bah baby/ Bah bah babe I’m gone - Fantastique numéro de cirque - So long babah - Et il termine avec un «Little Richard’s Boogie» swingué au xylo. Cet album se révèle plein de charme et de mystère, de kitsch et de génie. Richard swinguait déjà comme un démon en 1953 !

Si on veut faire court et se contenter d’une compile solide, celle qu’il faut alpaguer s’appelle The Little Richard Story, un double album qui propose non pas le son Specialty, mais le son Vee Jay : tous les hits qui ont rendu Richard légendaire sont là, à commencer par un «Rip It Up» de l’âge d’or, «Lawdy Miss Clawdy» (emprunté à Lloyd Price, Richard y ramène tout le big banditisme de Kansas City), «Whole Lotta Shakin’ Goin’ On» (si on cherche de l’incendiaire, c’est là, très précisément, même si ça reste le pré carré de Jerry Lee), et puis on trouve un «Lucille» ultra-orchestré, un «Groovy Little Suzy» chauffé à blanc et ultra-remué par ce laboureur digne de Millet qu’est Richard, un «Ooh My Soul» beaucoup plus heavy que la version Specialty, plus rien à voir avec l’original, car c’est joué au tambourin et swingué aux cuivres de bastringue, un «The Girl Can’t Help It» bien heavy, graissé aux chœurs de mâles. On y sent la dépenaille de Chicago qui n’a plus rien à voir avec la pétaudière de la Nouvelle Orleans. Sur le deuxième disque se trouvent «Slippin’ And Slidin’» (joué hot mais pas autant qu’à l’origine des temps), «Tutti Frutti» (sans Lee Allen, ça perd tout son sens), «Keep A Knockin’» (beaucoup moins explosif que la version Specialty), «Money Honey» (solid rocker à la Penniman, bien emmené au combat), un «Good Golly» beaucoup trop orchestré, même si Richard le chauffe au guttural maximaliste. Il est vraiment capable d’aplatir les montagnes. Cette compile serait vraiment la compile idéale si «Hey Hey Hey Hey» ne brillait pas par son absence. L’eusse-tu cru, Lustucru ?

Signé : Cazengler, Little Ricard

Little Richard. Disparu le 9 mai 2020

Little Richard. Here’s Little Richard. Specialty 1957

Little Richard. Little Richard. Specialty 1958

Little Richard. The Fabulous Little Richard. Specialty 1958

Little Richard. Little Richard Is Back. Vee Jay Records 1964

Little Richard. Sings Freedom Songs. Crown Records 1964

Little Richard. The Wild And Frantic Little Richard. Modern 1967

Little Richard. The Explosive Little Richard. Okeh 1967

Little Richard. The Rill Thing. Reprise 1970

Little Richard. Mr Big. Joy 1971

Little Richard. The King Of Rock And Roll. Reprise 1971

Little Richard. The Second Coming. Reprise 1972

Little Richard. Talkin’ Bout Soul. The Little Richard Story. Dynasty 1973

Little Richard. Little Richard Live. K-Tel 1976

Little Richard. God’s Beautiful City. Word 1979

Little Richard. Lifetime Friend. WEA Records 1986

Little Richard. Meets Massayoshi Takanaka. Eastworld 1992

Little Richard. The Implosive Little Richard. Jerome Records 2009

Little Richard. Paris 1966. Odio

Little Richard. At His Wildest. Les Disques Motors 1974 (= The Wild And Frantic Little Richard)

Little Richard. The Little Richard Story. Ariola Eurodisc 1973

 

Rolling Stein

S’il en est un qui souffre d’une mauvaise réputation, c’est bien Seymour Stein. À part sa réputation et les Ramones, les conversations n’ont généralement rien d’autre à se mettre sous la dent. Seymour est un mot qui meurt dans le désert.

Stein a écrit un livre pour voler au secours de Seymour et remédier à ce fâcheux malentendu. Il y raconte l’histoire de sa vie. L’autobio s’appelle Siren Song/ My Life In Music. Il aurait très bien pu l’intituler Rolling Stein, car il a roulé sa bosse. Et pas dans le désert. Ni comme Sisyphe sur la pente d’une montagne. Enfin, ne soyons pas trop catégorique : dans cet Ulysse qui passe sa vie à céder au chant des sirènes, il y a aussi du Sisyphe, car Rolling Stein va passer sa vie à courir après les talents - talent hunting, comme il le dit lui-même - Il ne voit pas le côté absurde de sa vie, puisque c’est son moteur. Qui irait critiquer son moteur ? Critique-t-on l’absurdité d’une passion ? Bien sûr que non. Puisque c’est elle qui nous fait vivre.

Comme son nom l’indique, Stein est un juif new-yorkais, l’un de ceux qui ont contribué à la naissance et au développement mondial de cette industrie du divertissement qu’on appelle aujourd’hui le rock. Les gens que Stein fréquente à ses débuts sont essentiellement des juifs new-yorkais comptant parmi les principaux acteurs du showbiz des early sixties : Syd Nathan, George Goldner, Richard Gottehrer, Jerry Wexler et Morris Levy, autant dire la crème de la crème du gratin dauphinois. Et là ça devient foutrement intéressant, pour reprendre un adverbe cher à Sade. Sans Syd Nathan (qui c’est vrai n’est pas new-yorkais), pas de James Brown, pas de Hank Ballard ni de Freddie King. Pas de Little Willie John ni de Bill Doggett. Pas de King Records. L’ado Stein a la chance de démarrer sa vie de talent hunter comme stagiaire chez King, un label indépendant basé à Cincinnati, dans l’Ohio. Il a 15 ans quand son père l’amène à Cincinnati. Fasciné par Syd Nathan, Stein commence par nous décrire sa paire de lunettes : des verres en cul de bouteille tenus par des montures renforcées à cause du poids - so heavy and bulbous - pas besoin de faire un dessin - des verres si épais que ses yeux semblaient zoomer devant comme derrière dans des tailles différentes. Mais ce n’est pas tout : «Quand Syd Nathan parlait, ce qu’il aimait bien faire, il fallait regarder sa bouche. Comme il était asthmatique, il émettait une sorte de sifflement continu, le boniment le plus fabuleux qu’il m’ait été donné d’entendre. Il devait forcer sa voix jusqu’à son registre le plus haut pour pouvoir parler.» Mais tout ceci n’est que roupie de sansonnet en comparaison de ce qui suit : «Il avait vendu des millions de disques en des temps difficiles à des gens qui étaient principalement des paysans et des noirs. Le crazy genius de ce record man me coupait la chique.» Et pour couper la chique à Stein, il faut se lever de bonne heure.

Cincinnati ? C’est un choix stratégique. Syd Nathan n’est qu’à quelques heures de route de Nashville, Detroit et Chicago. Car bien sûr il conduit. Il y voit que dalle, mais il bombarde. En 1947, il décide créer un marché et c’est ce qu’il va faire. «Autour de l’usine, il a ajouté des bureaux, des entrepôts et un studio d’enregistrement. Tout était fait sur place : l’enregistrement, le mastering, le design des pochettes, l’impression des pochettes, le pressage des disques. Des camions livraient les produits chimiques et le papier et repartaient chargés de caisses de disques. Puis il a recruté des gens pour monter un réseau de distribution, ville par ville.» Vous trouverez tout le détail de cette vision entrepreneuriale dans l’excellente hagiographie de Jon Hartley Fox, King Of The Queen City - The Story of King Records et dont on a déjà épluché le détail sur KRTNT (décembre 2013, au moment de la disparition de Mac Curtis qui, comme Charlie Feathers, enregistra quelques cuts sur King - seize titres, pour être précis, entre 1956 et 1957).

Le génie de Syd Nathan fut aussi de veiller à soigner la fonction d’A&R - Artist & Repertoire - le fameux job de talent hunter dont Stein va faire sa vocation. Chez King, les A&R men s’appellent Ralph Bass (découvreur de James Brown), Sonny Thompson et Henry Stone qui ira par la suite monter TK Records à Miami. Lorsqu’à la fin de sa vie d’A&R, Stein découvre, er..., Madonna, il déclare : «Que vous soyez Edith Piaf, Elvis, Frank Sinatra, Michael Jackson ou Madonna, c’est toujours la même chose. Virez l’emballage et tout le bullshit et observez à la loupe. Il n’y a que deux choses qui comptent : artists and repertoire. Right people, right songs.»

Syd Nathan avait su créer une communauté de talented music fanatics. Stein : «King était de loin le plus gros label indépendant des États-Unis, avec quatre cents personnes salariées, et plusieurs centaines de sous-traitants. King couvrait tous les genres : country-music, bluegrass, hot jazz, western swing, Delta blues, bebop, boogie, jive, polka, spirituals, chansons pour enfants et même du mambo et de la calypso qui avaient été repérés à Trinitad et à Cuba. Mais pas trop de pop.» Syd Nathan passait une bonne partie de sa vie au téléphone à régler des problèmes et à motiver ses troupes, usant et abusant de son bullshit-intolerent humor. «Là où il semblait être le plus heureux, c’était en studio. Il adorait prendre les baguettes pour montrer sa vision d’un rythme. Il pouvait composer des paroles de chanson, car il avait de l’imagination et un don pour trouver des slogans, du genre ‘Signé, scellé et livré’ qu’il avait conçu pour un single de Cowboy Copas.»

Et quand Stein aborde l’aspect économique des choses, ça devient extrêmement passionnant : «Nathan faisait tout sur place pour limiter les coûts, sachant qu’il allait perdre de l’argent avec la plupart de ses disques. S’il ne versait pas de grosses avances, c’est parce qu’il prenait chaque fois un risque, et c’était pour sa pomme.» Tout Stein est là : dans cet équilibre permanent entre la passion pour la chasse aux talents et le risque financier. Dans son livre sur les Undertones, Michael Bradley perçoit Stein comme un arnaqueur. Il ne voit qu’un seul aspect des choses. Stein prend l’exemple de James Brown pour illustrer l’extraordinaire complexité du métier de boss : «Syd prit James Brown sous son aile, le fit tourner et fit travailler des compositeurs pour lui. Syd fit tout pour lancer la carrière de James Brown qui n’était rien d’autre qu’un petit black sans éducation issu de la campagne, mais qui sut apprendre à gérer correctement son business. Quelques années plus tard, il voyageait à bord de son propre jet et se produisait dans des réceptions de dictateurs pour d’énormes cachets. Et quand James Brown devint son propre king, croyez moi, il n’était pas tendre avec ses musiciens, ses compositeurs et ses employés. C’est un job très dur, il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot.» Et pour parfaire l’éducation de Stein, Syd Nathan l’envoie dix jours en tournée avec James Brown - C’est là que j’ai compris ce que voulait dire ‘bâtir une world-class legend’.

Le sale boulot. La formule situe bien Stein. Avant d’en arriver là en devenant le boss de Sire et signer les Ramones, les Talking Heads, Madonna, Lou Reed, les Pretenders et des tas d’autres, il a encore du chemin à faire. Quand Syd Nathan le lâche dans la nature, Stein rentre à New York et réussit à trouver un job d’assistant. Il bosse pour George Goldner, l’associé de Jerry Leiber et Mike Stoller. Goldner dirige leur label Red Bird et son bureau se trouve au huitième étage de Brill Building. En 1964, Red Bird décroche un hit avec le «Chapel Of Love» des Dixie Cups, puis avec le «Leader Of The Pack» des Shangri-Las. Red Brid devient a hit factory. Stein a de la veine. Goldner a du flair. En plus, c’est un séducteur. Aucune femme ne lui résiste. Mais il a un talon d’Achille : les courses de chevaux. Il joue il perd. Goldner doit du blé. Beaucoup de blé. Un jour deux gorilles chopent Stein dans la rue, alors qu’il allait entrer au 1650 Broadway :

— Morris Levy veut te parler.

— Vous devez vous tromper de personne ! Je m’appelle Seymour Stein !

— Yeah, c’est toi qu’il veut voir. C’mon !

Et hop direction Roulette Records. Stein fait la connaissance de Morris Levy et le trouve à la hauteur de sa réputation - He had a Mussolini jaw and piercing eyes - Stein précise qu’officiellement Levy dirigeait des labels et Strawberries, une chaîne de magasins de disques, mais son vrai business était de prêter de l’argent. Levy pousse son téléphone vers Stein et lui dit :

— Tu vas appeler George et lui dire que tu es avec moi et qu’il doit venir immédiatement.

Dans le bureau de Levy, il y a un certain Dominic, un gorille plus vrai que nature qui sort tout droit d’un film de Scorsese. Évidemment, Goldner rapplique aussitôt.

En voyant la tournure que prenaient les choses, Leiber et Stoller revendirent leurs parts de Red Bird à Goldner pour un franc symbolique et Goldner refila tous les contrats Red Bird à Levy qui du coup annula les dettes - Au total, Morris Levy engloutit les sept labels juteux que Goldner avait développés : Tico, Rama, Gee, Roulette, Gone, End et Red Bird, 15 ans de hit records, de contrats d’artistes et de droits d’auteurs (...) Des centaines de milliers de dollars passèrent de la poche de Goldner à celle de Morris Levy - Et Stein conclut ainsi : «À l’âge de 49 ans, George était un homme brisé.»

Stein rencontre Richard Gottehrer au Brill et ils décident de monter Sire. Ils mixent les deux premières lettres de leurs prénoms respectifs pour faire Sire. Comme dit si bien Stein, c’est une British-variation de King. Ils réalisent leur premier gros coup avec l’«Hocus Pocus» de Focus. On l’a oublié, mais ce fut un hit à l’époque. Quand Gottehrer prend ses distances, Stein décide de continuer seul. Il passe le plus clair de son temps en Angleterre à chasser les talents. Il repère les Deviants à Londres. Ptooff est le premier album Sire. Il s’intéresse à Fleetwood Mac et bosse avec Mike Vernon. Il repère Jethro Tull qui lui échappe, puis signe le Climax Blues Band. Il découvre au passage que tous les British managers tirant les ficelles de la British Invasion sont gay : Brian Epstein, Kit Lambert, Simon Napier-Bell, Robert Stigwood, tous sauf Andrew Loog Oldham - Known as being very flamboyant even if he wasn’t gay - Stein aborde bien sûr la question, il ne cache rien de sa pente naturelle pour les garçons, mais il revient longuement sur son mariage avec Linda, suite à un coup de foudre. Ils ont deux filles ensemble, Mandy et Samantha. Après la fin du mariage, il retournera à sa pente naturelle.

Bon, Londres c’est bien gentil, mais en 1976, c’est à New York que se passent les choses. Stein va faire ses courses au CBGB : Ramones, Dead Boys, Talking Heads et Richard Hell. Il est surtout bluffé par les Ramones. Linda Stein se jette avec son époux dans un tourbillon de rock et de coke. Elle adore faire la fête et prendre des paumés sous son aile - généralement des homos, car elle était très jalouse des belles femmes. Son favori était Danny Fields, un rocher gay qu’on voyait toujours venir fouiner dans les parages. Je le connaissais en tant que journaliste ou attaché de presse pour des labels, mais avant toute chose, il était Danny Fields - Linda et Danny vont d’ailleurs co-manager les Ramones, la nouvelle signature de Stein sur Sire - Danny était l’Oscar Wilde de l’underground new-yorkais. Il aurait dû figurer dans le Walk On The Wild Side de Lou Reed. Durant les sixties, il traînait à la Factory d’Andy Warhol - Effectivement, on trouve difficilement plus légendaire que Danny Fields. Stein ajoute les nom d’Elektra, des Doors, du MC5 et des Stooges à son palmarès.

L’un des points forts de ce livre, ce sont les pages fantastiques que Stein consacre aux Ramones. Il voit Tommy Ramone comme le cerveau du gang : «Le cœur battant des Ramones était un métronome lumineux que Tommy plaçait au dessus de son kit pour tenir le beat, car il n’était pas batteur. Avec les thumping bass lines de Dee Dee, la pulsation lumineuse du métronome créait une sorte de climat hypnotique. C’était subliminal mais ça jouait un rôle considérable dans la modernité des Ramones. L’autre truc qu’ils ont utilisé sur leur premier album est la technique panoramique des Beatles, guitare d’un côté, basse de l’autre et chant au centre, une sorte de restitution sonique du groupe sur scène. Ça devenait du vrai pop art. Tommy gérait ça directement avec Craig Leon qui venait de la musique contemporaine et qui comprenait parfaitement ce que voulait Tommy. Ces 39 minutes d’electrifying rock’n’roll ne m’ont coûté que 6 000 $. On n’avait encore jamais entendu ça avant. Le plus difficile restait à trouver un public. Et vous pouvez me croire, début 76, longtemps avant que n’apparaisse le mot punk, les radios ne voulaient pas toucher aux Ramones, même avec un balai à chiottes.»

Comment va faire Stein pour vendre les Ramones ? C’est à Londres qu’il va trouver un retour sur investissement. Il y envoie les Ramones jouer avec les Groovies : «J’y étais et tous les autres punk wannabes du royaume aussi : Johnny Rotten, the Clash, the Damned, the Stranglers, Billy Idol, Pete Shelley, Keith Levene. Toute cette génération de futures punk stars furent hypnotisées par ce high-energy art rock from New York. Talk about a bolt of lightning hitting the primordial soup (je parle ici du big bang et de l’apparition de la vie sur terre). Les Anglais ne se sont toujours pas remis de ce week-end.» Et il a raison d’insister là-dessus, le concept des Ramones est d’une telle modernité qu’il dépasse tout ce qu’on a pu en dire ici et là, en bien et en mal, depuis quarante ans. Plus loin dans l’ouvrage, Stein revient à la charge : «L’alchimie d’un groupe est un phénomène étrange. Danny Fields dit exactement la même chose. Pour lui comme pour tous ceux qui ont approché les Ramones, le line-up original était le plus explosif. Quand Tommy a quitté le groupe en 1978, les Ramones n’étaient plus aussi excitants, même si Marky Ramone était techniquement un bien meilleur batteur. Tommy apportait quelque chose de très spécial, l’électricité du groupe reposait en grande partie sur son unorthodox whacking.»

Stein continue de chasser en Angleterre. Il entend «Teenage Kicks» sur l’auto-radio et il envoie aussi sec son assistant Paul McNally en repérage en Irlande du Nord pour voir jouer les Undertones. Signés. Puis il repère les Rezillos. Signés. Puis les Pretenders - Sure enough, when the Pretenders stepped up, I was completely knocked off my feet, ce qui veut dire qu’il est tombé de sa chaise au moment où les Pretenders sont arrivés sur scène - Qui ne serait pas tombé de sa chaise, hein ? Signés. Puis il signe the Cult - De tous les groupes anglais signés sur Sire, le plus américain est the Cult. Leur chanteur Ian Astbury n’a pas que des stars dans les yeux, il a aussi les stripes - Avec Sonic Temple vendu à un million d’exemplaires aux États-Unis, the Cult et Depeche Mode devinrent Sire’s biggest indie bands, nous dit Stein - mostly down to big touring, big investment and playing by local rules, much like U2 did in the same time (grâce à des tournées intensives, d’énormes investissements et le respect total des règles locales, comme ce fut le cas pour U2 à la même époque). Ah, le respect des règles locales ! Pour Stein, c’est un point capital de l’aspect business. Il cite l’exemple de Phil Oakley, le chanteur de Human League, qui n’acceptait pas de se plier aux règles qu’impose le showbiz américain : «Il ne supportait pas d’avoir à sourire, à danser et faire tout ce qu’impose le circuit de promo en Amérique. Il avait l’impression de se prostituer. C’est ce qu’on apprécie, chez les Anglais, leur sincérité, leur intégrité artistique, mais my God, quand vous investissez des milliers de dollars pour que des chansons entrent au top 40 dans l’espoir que les gens achètent les disques, vous n’avez qu’une seule envie : leur coller une tarte dans la gueule.» Le sale boulot. Stein n’en sort pas forcément grandi.

Par contre, pas un mot sur les Flamin’ Groovies. Les fans des Groovies peuvent se passer de cette emplette et continuer d’investir dans Ugly Things.

L’un des grands espoirs de Stein est Andy Paley. Mais ça ne marche pas, en dépit de moyens considérables : «L’une de mes plus grosses déceptions fut de ne pas voir percer les Paley Brothers pour lesquels j’avais engagé Phil Spector.» Quand il rencontre Andy Paley pour causer production, Andy propose le nom de Jimmy Iovine, un protégé d’Ellie Greenwich qui avait travaillé avec Phil Spector sur l’album Rock’n’Roll de John Lennon. Et voilà. C’est à peu près tout ce que Stein dit d’Andy.

Il a aussi des principes : il ne signe pas les stars reconnues (established stars), mais il fait une exception pour Lou Reed. D’autant plus que Lou Reed est demandeur, dit-il. Stein le connaît, grâce à Danny Fields. Stein commence par évacuer la mauvaise réputation de Lou - Comme dans le cas de Bob Dylan, la mauvaise réputation de Lou était due aux questions de journalistes débiles qui finissaient par le rendre fou. Lou était un mec très calme qui aimait bien observer. Comme le montrent les paroles de ses chansons, il n’aime rien tant que la simplicité et le franc parler. On adorait tous les deux la old-school Brill Building pop. Avec les vieux hits pop des fifties, Lou était vraiment dans son élément - Stein sait aussi que Lou est allergique au showbiz, ce qu’il appelle the corporate bullshit. Il ne voulait pas avoir à les rencontrer - Il insistait pour traiter avec moi en direct, ce qui me flattait, mais sa présence me rendait nerveux. Quand on avait rendez-vous dans l’après-midi, j’étais un peu tendu dans la matinée - Lou enregistre l’album New York sur Sire, puis Songs For Drella, en hommage à Andy Warhol tout juste disparu, puis Magic And Loss - Ses fans les plus loyaux sont unanimes : the New York trilogy est le sommet de sa carrière solo.

Autre exception à la règle de Stein : Brian Wilson. Il se retrouve avec lui dans les coulisses du Hall Of Fame en 1987 et pour tromper l’attente, Stein lui parle de l’un de ses artistes, Andy Paley dont le rêve est de collaborer avec son héros Brian Wilson, lequel héros saute de joie comme un gosse et s’exclame :

— Appelez-le tout se suite ! Je veux parler à Andy. Oui, faisons cela tout de suite !

Ils trouvent une cabine de téléphone au Waldorf Astoria et pendant une heure Brian Wilson parle avec Andy - J’étais là à côté, comme un voyeur, attendant de pouvoir récupérer ma credit card qu’utilisait Brian Wilson pour téléphoner - Le coup de fil déboucha sur le retour de Brian Wilson en tant qu’artiste solo avec un budget de 200 000 $, budget extravagant pour l’époque, mais comme le précise Stein, Brian Wilson voulait les meilleurs musiciens et il aimait bien prendre son temps en studio. Au point que le budget allait enfler pour atteindre les 500 000 $. Simplement titré Brian Wilson, l’album fut pour beaucoup une déception, mais il permit à Brian Wilson de hisser les voiles.

Après Stein, le personnage principal de ce récit n’est autre que Mo Ostin, qui devint le boss de Stein après que Warner Bros. Records ait racheté Sire. Leur première rencontre a lieu dans un restau indien de New York, en 1977. Stein voit Mo comme l’incarnation du soft power. Il connaît toute son histoire par cœur. Encore un mec parti de rien et qui monte un label pour Sinatra, Reprise Records. Une fois que Sinatra est passé de mode, Ostin signe Jimi Hendrix, puis avec l’aide d’un ancien A&R d’Andrew Loog Oldham, il signe Jethro Tull, Van Morrison et Joni Mitchell. Puis un génie financier nommé Steve Ross rachète tous les labels indépendants, Warner Bros., Elektra et Atlantic pour former WEA. Voilà que s’ouvre l’ère de ce que Stein appelle the entertainment superpower, une sorte de Moloch des temps modernes. Stein voit Ross comme un génie : «Ross avait vu le potentiel du record business d’après-guerre et l’avait développé de façon mathématique. Les artistes allaient et venaient aussi fallait-il miser sur des gens comme Ahmet Ertegun, David Geffen et Mo.» Ross comprend que les labels en vogue sont d’énormes machines à fric, nous dit Stein, comparés aux clubs, aux chaînes de télé, aux studio de cinéma et aux magazines qui demandent plus de temps pour générer du profit.

Ross met Mo aux commandes. Mo règne depuis Burbank sur une armée d’employés hip et intelligents, nous dit Stein, et développe la fameuse scène californienne des singers-songwriters, the whole Laurel Canyon scene - Adios the old school of jukebox jobbers and Brill Building cheescake, tout le monde disait ‘hey man’ et Mo développait ses creative services en direction de cibles précises : underground magazines & college radio - À la différence d’Ahmet Ertegun qui sortait pour prendre son pied, Mo Ostin était, nous dit Stein, toujours prêt à lécher le cul des corporate et ne pensait qu’à apprendre les combines de Wall Street pour transformer le rock’n’roll en big business. Mais derrière son masque de mec sympa, Mo Ostin était un dictateur, un businessman dans toute son horreur. Comme tous les autres labels indépendants, Sire finit par être englouti par Moloch Warner et Stein devient l’un des employés du conglomérat. Il doit continuer de chasser les talents et se voit obligé de demander de l’argent à Mo et à ses associés pour financer ses nouveaux contrats.

Stein repère, er... Madonna mais elle n’intéresse pas Mo. Elle sort quand même un premier single qui se vend à six millions d’exemplaires et c’est là qu’entre en scène cet extraordinaire personnage qu’est Allen Grubman, une sorte d’Allen Klein à la puissance dix. Grubman est l’avocat de Madonna. Comme Moloch tente de plumer sa cliente et Nile Rogers, le compositeur du hit, Grubman déboule en réunion pour remettre les choses au carré. Dans l’une des plus belles pages de ce book, Stein se transforme en Léon Bloy pour nous décrire la scène : «Dieu merci, j’avais ordre de me taire pendant la réunion. Quand Allen Grubman est entré dans la salle de réunion, on aurait dit un catcheur montant sur le ring. C’était un gros juif de Brooklyn. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, il lâchait un torrent d’immondices et d’insultes personnelles. Il allait par la suite s’affiner pour devenir l’avocat de toute une ribambelle de superstars, Bruce Stringsteen, Elton John, U2, Sting et Lionel Richie. Mais là, il était encore brut de décoffrage. En seulement trente minutes, le discours de Grubman devint tellement abject que Larry Waronker, pris de nausée, se leva brusquement de sa chaise pour quitter la réunion. On ne l’a jamais revu. Il ne restait plus que Mo et David Berman face à Grubman qui les bombardait de coups et d’insultes, et pour lui c’était du tout cuit, car Mo et Berman n’avaient absolument rien pour se défendre, ni légalement, ni moralement, ni stratégiquement. Mo testait en vain sa vieille tactique de nice guy sur Grubman : ‘Allen, nous sommes là pour construire une bonne relation de travail’ et Grubman vociférait de plus belle : ‘Bullshit ! Vous avez cru pouvoir enculer Nile Rogers ! Si le single s’était vendu à moins de deux millions et qu’il était revenu pleurnicher comme vous le faites maintenant, vous lui auriez dit d’aller baiser sa mère. Les artistes ont fait leur boulot. Vous, vous avez merdé. Et maintenant vous voulez baiser Madonna ! Hein, c’est ça, vous voulez baiser Madonna !’ Grubman était un avocat astucieux qui pouvait avoir recours à des pirouettes si les circonstances l’exigeaient, mais la méthode qu’il utilisait alors n’était pas légale. Elle était animale. On lui tendait des branches d’olivier et il les arrosait à coups de lance-flamme. Il farcissait ses phrases de fuck autant qu’il pouvait. Il utilisait le marteau-pilon face à des joueurs de tennis californiens. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, il leur emboutissait le crâne. Il balayait les bonnes manières en ouvrant les vannes d’un véritable pipe-line de raw shit. Il y en avait plein la salle. Quand Mo ne put plus en supporter davantage, Grubman se leva et quitta le champ de bataille. On connaissait le score.»

Stein ne s’attend pas à voir Mo arriver à la fête que Linda organise pour son soixantième anniversaire :

— Mo, je ne pensais pas vous voir ici...

— Vous m’avez fait gagner énormément d’argent, répondit-il en souriant. Il savait que ces mots allaient me blesser et pourtant c’était un compliment. Typical Mo.

Pendant des décennies, Mo Ostin va pomper Stein et Sire jusqu’à l’os et récupérer tout ce qui rapporte du blé, notamment le publishing de Sire, business oblige. Mais comme le disait si bien Stein au commencement de sa carrière, il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot.

En fin de livre, Stein explique qu’il doit sa longévité à sa bougeotte. S’il était resté à New York, il n’aurait pas découvert tous les talents qu’il a découverts. Il termine sur une note d’espoir : «Soyez rassurés, il y a encore de la bonne musique et il y en aura toujours. Le seul moyen d’avancer dans la vie est de toujours garder le moral. Et de faire du mieux qu’on peut. Faites-le tant que vous le pouvez.»

Signé : Cazengler, 'steint la lumière !

Seymour Stein. Siren Song. My Life In Music. St. Martin’s Press 2018

WEST, BRUCE & LAING ( I )

LIVE ' N' KICKIN'

 

Mountain est en tournée en Angleterre lorsque le groupe se débande. Pappalardi tient à reprendre son métier de producteur aux States, version officielle, Steve Knight le suit. Il sort de notre histoire. C'était Pappalardi qui l'avait recruté pour l'enregistrement du premier Mountain ayant eu l'occasion de produire l'album Hard Rock From the Middle East du groupe The Devil's Anvil dans lequel Knight jouait. Si vous ne possédez pas cette œuvre dans votre discothèque il est inutile de vous taillader les veines, voire de vous trancher la gorge, ce n'est pas vraiment fabuleux, s'intéressent aux sonorités arabes – nous sommes en 1967, bien avant que Led Zeppelin ne se lance dans Kashmir – mais ils sont à mille pieds en dessous du Moroccan Roll des Variations... Il semble que Steve Knight se soit complu à essayer tout genre de musique émergeant, s'est intéressé un peu à tout en diverses formations, de l'acid-rock au folk, dans une optique ''musique du monde'' vingt ans avant la création du genre... Steve présente un peu le même profil que Norman Landsberg, un musicien qui butine de-ci de là, plus intéressé par la musique au sens large du terme que par le rock'n'roll pur et dur. Fait partie de ces individus qui adoptent une position oblique par rapport à leur engagement. Gardent une espèce de distanciation protectrice vis-à-vis de leurs diverses entreprises. Attitude un peu intello-white-jazz qui n'est pas sans créer de hiatus lorsque l'on entre dans une aventure collective. Il a dû vivre sa participation à Mountain en témoin privilégié, et considéré sa place au sein du groupe en tant que poste d'observation analytique idéal. Il n'est pas donné à tout le monde d'être à l'endroit exact où l'Histoire se déploie. Sans doute est-il parti sans regret, il en avait assez vu, ce voyage au pays du rock'n'roll ne lui a certainement pas déplu, mais il a jugé qu'il était temps d'exercer son ironie critique en un autre lieu.

Deux qui partent, deux qui restent, qui reçoivent un renfort de choc, Jack Bruce, le bassiste de Cream. Le cadeau d'adieu de Pappalardi. J'invite le kr'tnt-reader à relire l'article hommagial que le Cat Zengler lui a consacré ( Livraison 221 du 05 /02 / 2015 ). Un beau moyen de se faire une idée de l'énergumène. Les pessimistes seront affirmatifs, Bruce avec Laing et West, autant introduire le carcocapse dans une demi-pomme pourrie. Vision défendable, mais c'est oublier que ce fruit était présent au paradis et que ce sont les pulpes en décomposition avancée qui sécrètent le plus d'alcool au fond des alambics. Nos trois compères ne savent pas vraiment ce qu'ils veulent – en théorie un truc more lourd and loud que Cream - mais ils en veulent. Filent vers droit vers l'Amérique pour une tournée question de se dérouiller les doigts qui étaient d'ailleurs des plus agiles. Très vite Winfall ( en fait Columbia ) propose un contrat d'enregistrement. Si vous supputez des œufs d'or, il faut déjà s'assurer de la poule.

WHY DONTCHA

( Novembre 1972 )

Le disque n'est peut-être pas attendu comme le messie, mais au tournant sûrement. Pour trop de gens, personne ne peut faire mieux que God, et beaucoup ne sont pas prêts à changer de crèmerie. L'être humain est ainsi constitué qu'il s'accroche à son rêve qui très souvent n'est que de la réalité phantasmée. Les amateurs qui ne se fient qu'à leur feeling savent que cet opus est de l'or le plus lourd.

Cream et Mountain ont réalisé quelques belles pochettes, notre trio a retenu la leçon, celle de ce premier disque attire l'œil, un montage de photographies de Rolland Sherman, sur un arrière-fond bleu parsemé de traînées roses. Ont abandonné la montagne pour la mer, sont dressés dans l'élément liquide, telles des statues de dieux émergeant des profondeurs abyssales. Au-dessus d'eux un ciel crépusculaire. Rien qui ne défie l'imagination, toutefois ce bleu de safre correspond exactement à ce blues de soufre électrique qui irradie le son du groupe. Regarder la pochette c'est déjà entendre la musique. Rares sont les albums qui expriment une telle osmose synesthésique entre l'objet et son contenu.

Why dontcha : c'est très simple, une basse, une guitare, une batterie, une voix – celle de West qui ravage le garage - rien de plus, le minimum vital, le kit de survie, la paire de sandalettes de rechange que vous emportez pour traverser l'antarctique à pieds, une fois que vous avez l'essentiel, rien ne saurait vous résister, un seul mot d'ordre chacun au maximum, et les riffs mastodontes seront bien gardés, un premier morceau genre bulldozer lâché sur votre maison, ne font pas dans la dentelle, un petit côté chasse au renard et c'est vous qui êtes le goupil. Vous n'y survivrez pas, ce n'est pas de la chasse à courre, plutôt la chevauchée fantastique. Out into the fields : ne cédez pas à vos mauvais instincts, il n'y a pas que la violence dans la vie, recueillez-vous, tendres sœurettes et très chers amis, frère Jack est à l'harmonium, vous avez aussi affaire à des êtres emplis de douceur, c'est sûr qu'ils ont l'art d'asséner une ballade comme s'ils vous défonçaient la tête à coups de triques, des envolées lyriques aussi grandioses qu'une symphonie titanesques de Malher, Bruce vous prend sa voix de castrat pour appuyer des chœurs féminins et transpercer les refrains. Vous êtes bien à la messe, noire. L'enfer est pavé de bonnes intentions, cette berceuse ressemble à un requiem. A un requin. Narvalien. The doctor : l'est sûr qu'après le morceau précédent une visite au docteur s'impose pour se remettre les idées en place. Vous avez choisi le bon praticien, un adepte des thérapies de choc, vous découpe les quatre membres et termine par une séance d'électro-chocs. Plus une trépanation pour chasser vos crises angoisses. Rien à dire ils ont le blues lourd, Bruce s'attaque à votre dentition avec sa basse, Corky vous bastonne méchamment pour tester vos réflexes, et West vous additionne les triple-croches pour vous présenter la note finale astronomique. Miracle, vous ressortez de la séance en pleine forme. Se sont donnés à fond, vous ne pouvez que les remercier. Turn me over : Jack s'est saisi de son harmonica, et c'est parti pour un blues de derrière le fagot. Pourquoi prennent-ils le train-express et pourquoi vous ont-ils réservé une place sur le boogie avant. Fermez la bouche pour ne pas avaler les grovillons du ballast. Pas le temps de répondre à la cette question, ça va tellement vite que vous oubliez d'avoir peur. Griserie. Laing s'est adjugé le vocal, dégoise sec. Third degree : vous croyez qu'ils ont triché avec ce blues de fou précédent passé à la moulinette, ils vous en jouent un à la bonne vitesse, un vrai d'époque crédité à Willie Dixon et à Eddie Boyd, dépouillé, comme il se doit, la guitare de West qui pleure à la manière d'un enfant privé de dessert qui s'aperçoit que le monde est injuste, même que Bruce se met au piano pour rendre la cruauté du moment encore plus intense, jusque là les apparences faussement respectées sont trompeuses mais le Corky il en fait trop, abat un arbre à chaque coup qu'il porte, et Jack vous l'ébranche aussitôt avec sa tronçonneuse, c'était trop beau, West s'emballe et c'est la tuerie finale, celle dont vous désespérez d'être sorti vivant. Shake ma thing ( Rollin' Jack ) : ne nous attardons pas sur la chose à remuer, contentons-nous de remarquer que ça leur file le pêchon. Le truc bien balancé sans problème avec ces simili voix de filles qui font les chœurs et tout de suite c'est la pétaudière, le riff qui tombe comme le couperet de la guillotine et la guitare de Leslie roule comme la tête du supplicié dans la sciure sans pouvoir s'empêcher de crier son agonie. While you sleep : vite changeons d'atmosphère, un balladif au dobro rien de tel pour reprendre ses esprits. Leslie quand il chante il vous ferait pleurer un réverbère avec sa guitare qui lève la patte pour pisser un coup d'acide. Pleasure : ce n'est pas du pur rockabilly mais ça s'y rapproche, un piano fou, Bruce qui tortille sa voix, West qui vous éclate un petit solo, Corky le lui coupe avant qu'il ne devienne trop long, et ce maudit piano maboul qui vous touche de toutes ses touches, ce n'est ni tendre, ni touchant, very uppercutant. Love is worth the blues : rien qu'au titre l'on sent que c'est mal parti, durant une première minute West clame son mal de vivre et tout de suite l'on prend de la vitesse, rien de pire ne pouvait vous arriver, il conduit sa guitare à la foldingue à la manière d'une guimbarde aux pneus usés sur une route verglacée qui longe un précipice, mais ses copains reprennent le contrôle, ils ralentissent et imposent la rythmique chaloupée et bienfaisante du douze-mesures, Leslie qui se sent incompris hurle son désespoir de sa voix de stentor qui éclabousse les étoiles. Pollution woman : le dernier numéro de la kermesse du spectacle de centre aéré, nos trois gamins s'amusent comme des fous, font un peu n'importe quoi au synthétiseur et sur les acoustiques, Corky fait semblant de jouer au tambourin, la voix de Bruce est si aigüe qu'elle oblige les mouches qui marchent au plafond à s'envoler. Folie douce, pardonnez-leur car ils savent ce qu'ils font.

Pari gagné. Ça ne ressemble ni à du Cream ni à du Mountain. Juste un trio de brontosaures qui s'amusent et folâtrent en toute innocence. Cet album est une petite merveille. Un de mes disques préférés. Mais je n'engage que moi.

WHATEVER TURNS YOU ON

( 1973 )

L'on attendait beaucoup du deuxième album. Rien de pire que les joueurs qui jettent leurs cartes alors que la partie n'est pas terminée. Trop de dope. Nos héros succombent à l'héroïne. Dans les groupes l'on règle souvent ses comptes au mixage. Ces séances tournent souvent au combat de coqs, confrontations stériles ou explosives d'égos. West et Laing prennent l'avion pour New York, Bruce terminera le travail à sa guise. La drogue a bon dos, sans doute y avait-il une divergence musicale, West et Laing rock'n'roll-à-fond-les-manettes-laisse-venir-le-venin et Bruce qui a vraisemblablement envie d'évoluer vers des structures plus complexes...

Pochette de Joe Petagno. Pas n'importe qui, certaines de ses créations sont iconiques, l'ange cygnique, d'après un tableau de William Rimmer, sculpteur et peintre américain mort en 1879, qui sert de logo à Swan Song Records le label de Led Zeppelin, l'hideuse figure du Snaggletooth des disques de Motörhead. Au point de vue dessin, nous n'avons rien à reprocher à la pochette de Whatever turns you on. Nous aurions même un faible pour sa composition disruptive, entre l'espèce de fresque murale grisée du haut et les couleurs acides qui dessinent nos trois héros. Pour le sujet, un truc de mecs. Bouffe, booze et baise. Les 3 B dans toute leur ventralité. N'ont pas donné dans le finesse ni dans la recherche du concept aérien !

Backfire : son moins lourd que l'opus précédent, guitare en guirlandes, la voix un peu trop en arrière, un toucher de corde plus argentique, plus clinquant, on devine comment Page aurait pu monter le morceau en overdubant les grattes à foison, mais non, ici le son reste brut, l'on entend très bien la basse de Bruce qui ne s'est pas oublié, l'a tout pris le fromage et le dessert, mais West a accumulé les remorques qui chez les gens bien élevés suivent le café. Token : attouchements malhonnêtes de guitares, dommage que le mixage ne les ait pas projetés plein feu sous les projecteurs. Idem pour le chant qui se perd dans les champs du lointain, c'est au tour de la basse de prendre la place de devant, brusque coupure avec efflorescence de voix que West double de sa guitare, avant de s'adjuger le rôle de leader, l'on entend Laing qui tripote et tapote gentiment dans son coin genre coucou, ne m'oubliez pas, I'm on the band, yo tambien, mais West ne reconnaît plus personne sur sa Davidson en croisière. On eût aimé qu'il rajoutât quelques accélérations foudroyantes. Sifting sand : changement de climat, ce morceau est à entendre comme la préparation du suivant. Puissant, lyrique, émotionnant, l'on quitte le rock pour quelque chose de plus vaste. C'est un tournant dans le disque, une oreille distraite sera surprise en déboulant dans le triste mois de novembre. November song : attention, pures jeunes filles c'est l'instant poétique, pas n'importe qui aux paroles, Pete Brown le grand vociférateur, un ami de Jack le haricot magique, il a signé les plus beaux lyrics de Cream, son premier groupe se nommait The First Real Poetry Band... Bruce martèle son piano, et les deux autres ne mouftent rien, tout juste si West se permet d'allumer la bougie de sa guitare pour rendre l'ambiance encore plus belle. Bruce se souvient de tout ce que Pappalardi a apporté aux Cream... mais lui n'était pas venu les mains vides. Et encore moins les mains dans les poches. Rock'n'roll machine : West mène la charge en tête, la machine est en marche et elle n'est pas molle, beau d'entendre la frappe de Corky, manifestement le mec joue pour lui, mais c'est lui qui mène le troupeau, pas question qu'il aille paître plus loin que l'espace qu'il délimite, la chèvre Bruce tente de passer la tête sous les barrières mais elle y renonce, la guitare de Leslie fait des galipettes dans le paddock et tout s'apaise, le lait qui s'apprêtait à déborder redescend sagement dans la casserole, hop ! l'on repart comme en quatorze sur la tranchée ennemie. Scotch crotch : le piano de Bruce secoue la salade, rudement. Bis repetita placent : ce deuxième morceau de la face B, introduit une nouvelle direction dans l'album comme Sifting sand L'avait fait pour la A, un boogie serré qui ne laisse pas le deuxième temps du woogie s'imposer. Page s'est-il souvenu de ce titre pour Carouselambra, le scotch crotche et accroche salement. Le meilleur morceau ? Je vous laisse juge. Slow blues : d'habitude c'est le piano qui accompagne, mais là c'est West qui se contente de jouer les utilités, imite le bruit des boules qui s'éparpillent sur le billard, le son part en quadriphonie, Jack vous hurle le blues à la Little Richard, dégueule toute la tristesse du monde, et martyrise son clavier comme s'il jouait sur l'orgue de Notre-Dame. Dirty shoes : piano bastringue, l'on se croirait à la New-Orleans, voix trop lointaines, en échange vous avez des bruits de cuivres qui fanfaronnent, West parvient à se faire entendre, c'est un peu la foire d'empoigne, le pianiste montera le premier à l'étage pour s'adjuger la poitrine la plus plantureuse, inutile de vous essuyer les pieds sur le paillasson le morceau est trop court. Like a plate : un truc qui vous laisse comme deux ronds de frites. Ça part dans tous les sens, l'on a même une montée graduée à la A day in a life, West est aux abonnés absents. Corky mouline à mort, Bruce est aux commandes, nous refile son petit opéra-soap personnel, un truc qui a plus à voir avec Kurt Weill qu'avec le heavy rock.

Chaque morceau pris à part n'est pas mauvais en soi. L'est même plus que bon. Mais l'ensemble ne forme pas un véritable album. Trop disparate, il aurait été plus honnête de le présenter comme un disque de Jack Bruce featuring West & Laing. On ne m'enlèvera pas de l'idée qu'à l'époque Jack Bruce songeait à l'espace aventureux ouvert par les Beatles, mais ne possédait sûrement pas les mêmes moyens. De studio et de temps. Le groupe tournait beaucoup...

LIVE 'N' KICKIN'

( Avril 1974 )

Le groupe ne se reformera pas. Ne fera même pas l'effort d'annoncer le split. A tout hasard Windfall sortira un Live pour assurer l'avenir. Réitère la ruse cousue au fil bleu du Best of Mountain. Après la sortie de ce dernier disque le label se résoudra à annoncer la dissolution. Regardez bien la pochette, nous aurons l'occasion d'y revenir.

West, Bruce & Laing ont beaucoup tourné, comment se fait-il que le contenu de l'album soit si maigre. Ces quatre titres semblent un assemblage hétéroclite de bandes récupérées à la va-vite...

Play with fire : si vous avez la cynique ballade des Rolling Stones aussi douce qu'un cachou au cyanure en mémoire, vous risquez d'être surpris... West, Bruce & Corky vous l'adaptent pour auto-tamponneuses, arrivent à la pervertir, la rendent vicieuse, c'est que le désir est pire que le rock ( à moins que ce ne soit le contraire ), une longue dérive de treize minutes sur les crêtes interdites, le Bruce rend sa basse plus moelleuse et attirante que la pernicieuse apparition du Devil dans les vers d'Eloa d'Alfred de Vigny, West en souligne l'incandescente beauté par des rafales de soufre, Bruce vous donne une idée de ce à quoi ressemble le baiser de la mort du vampire, le temps de vous laisser vous remettre de vos effusion sentimentale Corky se lance dans un solo, tape d'abord sur chaque tom un par un, le prestidigitateur qui vous tend son chapeau avant d'en extirper un cachalot, pour l'apparition de celui-ci comptez sur West qui vous produit un barrissement digne d'une éruption du Stromboli, ce qui est parfait car il est dangereux de jouer avec le feu. C'est fini, ils ont dû compresser le temps. The doctor : un petit tour chez le docteur ne vous fera pas de mal. De bien non plus. Je vous le rappelle, pas un chirurgien, un boucher, et nos trois compères vous désossent en un tour de main, après l'auscultation vous ressemblez à un hachis parmentier. Votre plat préféré. La guitare de Leslie vous adresse de ces sourires que vous l'embrasseriez rien que pour la remercier. Tout compte fait la séance se passe mieux qu'elle n'a débuté, ce n'était qu'un faux répit, finissent par une tornade riffique pas du tout riquiqui. Ouf ! Les dernières recommandations du Doctor Leslie vous pourrissent la fin de votre existence. Toutefois vous prenez un autre rendez-vous. Mieux vaut prévoir que guérir de cette étrange maladie qu'est le rock'n'roll. Politician : un des morceaux-roi des Cream. Entre parenthèses dessus Jack Bruce y éclipsait pratiquement la guitare de Clapton, à tel point qu'il était facile de savoir qui marquait le point et qui renvoyait le contre. Aussi Bruce se dépêche-t-il d'envoyer la moutarde, cette fois l'a fait attention à prendre de l'extra-forte, West ne se mêle pas à son jeu, ne joue pas au serpent qui s'enroule sur la branche, joue un peu à part, à côté du vocal de Bruce, là il a l'espace pour cultiver son cactus aux aiguilles translucides et empoisonnées, bref c'est Bruce qui est obligé de lui courir après, Corky en profite pour rappeler que sans lui, ils seraient perdus. Finissent en apothéose. Powerhouse sod : enchaînent sur un morceau de Bruce, l'est comme chez lui le Jack, l'a la basse qui jerke, et ça remue des castagnettes de tous les côtés à la fois, trois chiens qui se disputent un os de diplodocus et aucun ne veut lâcher le morceau, Bruce montre qu'il peut pédaler aussi serré et rapide qu'une machine à coudre électrique, un peu trop de virtuosité gratuite tout de même, il achève de tuer la bête à l'espagnole, il prend son temps pour la faire souffrir, amis vegans signez une pétition, Corky tape la fin de la récréation et Leslie fait gronder sa guitare, un troupeau de bisons en colère déferle sur nous. Mais le Bruce insatiable en veut encore. Le rideau orchestral tombe. On n'est pas mécontents.

La page semble définitivement tournée. Pas tout à fait. Presque quarante après, en 2009, les revoici. Ce n'est plus West, Bruce & Laing, mais West, Bruce Jr and Laing. Malcolm Bruce prend la relève de son papa. L'est sûr qu'il y a des statures de pères qui projettent de l'ombre sur leur progéniture. Faut être juste, Malcolm saura se faire une place au soleil. La réunion ne durera guère. A ma connaissance aucun enregistrement officiel ne fut effectué.

Z'avez toutefois une vidéo sur you tube, West, Bruce Jr & Laing January 2010, Leslie vous déverse un torrent de notes avec cette facilité déconcertante avec laquelle chaque matin vous tournez votre cuillère à café... On ne le voit pratiquement pas, mais Corky, vous étrille sa batterie de bien belle façon. Quant au fils, faudrait qu'il se souvienne que son père tournait les potards jusqu'à la zone de non-retour.

Cette reformation que l'on pourrait qualifier d'épisodique n'en est pas moins très révélatrice du fonctionnement avatarique de Mountain. Les tronçons d'un serpent coupé en deux ne frétillent-ils pas pendant longtemps dans le seul but de se réunir une nouvelle fois ?

BONUS CONCERTS

WBL in GERMANY

 

Le Live 'n' Kickin' est un peu décevant, trop maigre, cheval étique n'est pas éthique. Toutefois vous trouverez quelques concerts, sur CD's plus ou moins officiels, par exemple le Radio City Mucic Hall à New York du 06 novembre 1972. Je vous promets qu'un jour je vous chroniquerai tout ce qui me tombe sous la main. Mais je ne voudrais pas que les kr'tnt-readers soient atteints d'une mountainite aigüe. Pour ceux qui frisent la surdose, protégez-vous, la saga de Mountain n'est pas encore terminée. Il paraît que ce virus se transmet plus rapidement que le Corona. Beaucoup plus dangereux par contre, quand vous êtes touché c'est pour la vie. Ma bonté naturelle m'oblige à chroniquer le concert de Munich, pioché sur You Tube.

WEST, BRUCE, LAING

( Circus Krone, Munich, Germany )

( 13 / 04 / 1973 )

Don't look around : pas d'image, juste la bande-son. L'on n'est pas au tout début du concert, mais apparemment en plein milieu d'un solo de Corky, le son n'est pas fameux mais suffisant pour exciter l'imagination, lâchent la cavalerie lourde, la guitare de West devant comme si elle portait l'oriflamme du Conquérant. Directement dans l'entremêlement du combat. Une monstruosité. Pleasure : un petit rock'n'roll pour changer la donne, un truc ramassé avec des pointes de feu qui lasèrent de partout. La châtaigne plus la bogue empoisonnée avec la vipère dedans. On ne vous avait pas dit de ne pas toucher, tant pis, cela vous immunisera pour ce qui suit. Un minuscule break de basse et l'on prolonge le plaisir jusqu'à la petite mort. On a dépassé la limite de péremption pour un vieux rock, mais c'est encore meilleur. Why dontcha : le public tape dans ses mains sur les premières mesures, Corky accentue le binaire, West arrache le vocal, la langue le tube digestif et les tripes, vous secoue tout cela tel un trophée. Intermède, Bruce est au camp de basse, Leslie rajoute quelques échardes meurtrières just for fun, Corky augmente la pression, West assaisonne un solo attaque peau-rouge sur la diligence, faites-vous du souci pour la prisonnière du désert, la guitare amplifie ses cris de jouissance. Deux ou trois riffs pour offrir bonne mesure, hurlement de terreur, je préfère ne pas vous raconter la suite, vous ne dormiriez pas cette nuit. Third degree : calmons-nous, on n'est pas des sauvages, trois degrés, ce n'est pas des celsius, une échelle de valeur importée par des extraterrestres, vous appliquent le blues comme si le dentiste vous placardait au chalumeau un fer à cheval en guise de dentier, c'est du lourd de chez lourd, vous ne saviez pas que le blues pouvait vous tomber dessus avec tout le poids d'une armoire normande. Il n'y aura pas besoin de vous en sortir, elle vous servira de cercueil, non ce ne sont pas des utilitaristes au cœur sec comme la corne de rhinocéros, vous n'avez qu'à écouter la guitare de Leslie qui ne gémit pas à demi, une véritable pleureuse corse. Et le vocal brame à la manière des cerfs en rut au fond des sous-bois. Mississippi queen : temps de sortir le classique maison. A peine est-elle annoncée que le public exulte. Une version particulièrement lourde, la demoiselle a pris un peu de poids depuis la dernière fois. Roll over Beethoven : vous avez eu le rock à croupe poisseuse, voici la flammèche incendiaire, Leslie se la donne à fond, vous explose la dynamite chuckberrienne, avec toujours ce ralentissement qui est un peu sa marque de fabrique, le coureur qui sort de sa Ford Mustang pour admirer la rutilance des chromes qu'il caresse voluptueusement, ce coup-ci il s'attarde, puis il prend tout son temps pour faire ronfler son moteur comme une tuyère de fusée nucléaire et c'est parti pour s'arrêter avant même que l'on ait vu tourner une roue. Powerhouse sod : je plains le Corky pour arriver à poser un rythme sur ce tourbillon qui parfois se traîne comme un tortillard, et à d'autres moments ressemble au vortex de la mort. Morceau fétiche de Bruce, vous le fait brinqueballer à la manière d'un tombereau de ferraille. L'on dirait qu'il racle les fonds du tiroir de son imagination et du possible pour vous offrir de l'inédit, voire de l'inaudible, se sauve grâce à sa voix, ce qui ne l'empêche pas d'avancer à grosses chaussures de plomb, Leslie égrène quelques notes, Corky marque la cadence celle de l'ogre qui s'avance sur la pointe des pieds pour zigouiller les frères du petit Poucet, Leslie se souvient qu'il peut les réveiller en klaxonnant avec sa guitare, franchement n'y a que Bruce qui prend son pied d'acier suédois. Polititian : l'enchaîne tout de suite sur un rayon de miel, une crème délicieuse qu'il sort de l'armoire aux souvenir. Un véritable pousse-au-cream. Prend la plus grosse part du gâteau, tout juste si West parvient à placer son solo, quant au Corky il bat le beurre mais pas à cent kilomètres à l'heure. Y en a deux qui travaillent pour le roi de Bruce. Corky pose un dernier solo que West se dépêche de magnifier. Sunshine of your love : les assassins reviennent toujours sur le lieu de leur creem. Ce soleil c'est de l'or en barre, vont vous le ciseler d'une façon beaucoup plus précise que le précédent. Basse et lead à égalité, ne reste plus qu'à se laisser porter par le rythme de la vague. West nous régale d'un solo pointu comme un stylet florentin. Par derrière Bruce doit souffler dans sa basse, l'on entend presque un cor de chasse. Corky effectue une galopade dans la forêt, un de ces passages underdog que Leslie adore juste pour permettre à Corky le temps d'achever la bête. Exultation frénétique du public. S'ils continuent il faudra les abattre. Ces allemands qui sont célèbres pour leur retenue toute goethéenne donnent une triste image de leur peuple ! D'ailleurs tout ce déploiement constitue à lui tout seul le titre : Audience. : ouf, ils reviennent pour le rappel ! Sont sympathiques ont emmené The doctor : vous administre les premiers et derniers secours d'urgence. Respiration artificielle pour le public, le groupe aura intérêt à prendre quelques réconfortants après le concert, on les sent un peu fatigués, ce n'est pas qu'ils bâclent c'est qu'ils laissent jouer les instruments tout seuls, le Corky doit se prendre pour Zeus lançant la foudre, West mandoline dans les grandiloquences de fin de générique de film. Tonitruance finale. Avant de sortir vérifiez si vous ne vous êtes pas oublié.

Ça c'était le 13 avril, le 14 ils ont recommencé.

WEST, BRUCE, LAING

( Landwirtshaftshalle , Kaiserlauten, Germany )

( 14 / 04 / 1973 )

Don't look around : l'on entend bien le début, ne chôment pas prennent le public à froid et le servent brûlant, la guitare de Leslie sonne du clairon, la basse bruisse comme les sycomores de la mort et c'est parti, quant au vocal l'on dirait qu'il sort de la gorge étranglée d'un pendu mécontent de son triste sort, Corky impulse des moulinets aussi dangereux que les chars à faux de Darius à la bataille de Gaugamèles, Bruce en profite pour imiter les râles des mourants qui ont vu leur deux jambes coupées rasibus courir à côté d'eux, mais ce n'était que le début de la fin, voici maintenant la fin du début, le band vous tombe dessus à bras raccourcis. Pleasure : plaisir d'entendre Bruce qui mène le solo à la basse et qui casse le vocal comme les forçats réduisent des rochers de trente tonnes en poussière. Leslie vous fend en trois d'un long solo qui vous découpe en tranches. Corky exaspère ses deux camarades en intensifiant le rythme, et Bruce en profite pour glavioter les lyrics tel un punk au concert des Sex-Pistols. Le fait si bien que vous avez envie de lui passer la bruce à reluire. Why dontcha : nos trois pirates envoient le riff, sur ce West prend le vocal à l'abordage et au porte-voix, Bruce tire au canon, et Corky fout le feu à la sainte-barbe qui explose, un peu de calme pour compter les survivants et tout le monde se retrouve sur un radeau de fortune où Bruce souque ferme avec minimum de bruit pour s'approcher du navire amiral ennemi, et comme le monde est bien fait, une fois que West s'est servi de sa guitare comme d'une perceuse géante pour provoquer une voie d'eau, le Royal Navy descend direct au fond de l'eau tandis que Corky prend du plaisir à assommer de ses plus lourdes baguettes les têtes des rares marins ennemis qui surnagent. Final cacophonique. 3 rd degree : l'heure du blues a sonné. La basse de Bruce rampe au sous-sol infernal, la guitare de Leslie nous promène dans les régions éthérées, Corky fait la navette entre les deux, une fois sur deux il tape sur la pal qui traverse votre corps pour aussitôt vous étirer l'ossature jusqu'à ce que votre tête aperçoive la porte de l'empyrée, bref se servent de vous à la manière d'un yoyo, quant au vocal mieux vaudrait ne pas en parler, si menaçant que vous préférez ne pas l'entendre. Mississippi queen : une croisière sur le Mississippi s'impose, le fleuve est houleux, c'est le moins que l'on puisse dire, ce doit être le jour où les digues ont cédé, vous êtes emporté sur l'arche du déluge. Un seul amusement possible durant cette croisière inusitée, compter les cadavres gonflées comme des outres qui flottent les yeux ouverts. Le Mississippi est vraiment la reine des rivières. Cataracte finale. En plus ils sont sympas, pour une fois ils nous offrent une version longue. Roll over Beethoven : bien sûr qu'elle arrive l'expédition punitive sur Mister Beethoven, le rock destroy qui remet les pendules à l'heure universelle. Z'oui mais se moquer des maîtres c'est bien, les mettre au milieu du mobilier et foutre le feu c'est mieux, mais le pire c'est de les battre sur leur propre terrain, alors le West avant d'en venir à ses dernières extrémités, il prend sa guitare et se plante devant le tableau noir, et il improvise une démonstration de haute voltige, une équivalence de la symphonie numéro 6, dite La Pastorale, frôle ses cordes et votre âme se promène dans un paysage radieux, un souffle zéphyrien vous enlace et vous vous croyez au Paradis, hélas le temps se gâte et l'aquilon fond sur vous et vous transperce de terribles tornades, Leslie vous lie et vous délie tour à tour ces deux thèmes, le bonheur et le malheur, l'été et l'hiver, la vie et la mort, et quand il a fini tous les trois filent une bastonnade cul-nu à ce Beethoven qui a commis le crime de lèse-majesté d'ennuyer Chuck Berry dans sa jeunesse. Love is worth the blues : après Leslie, Bruce se dépêche de ramener sa tagada. Plaie inhérente aux super-groupes, ne pas se laisser distancer par le copain qui est aussi le rival. Bref Bruce à la basse abrasive et abrupte à bâbord, Leslie à la guitare aussi pointue que le trident de Neptune à tribord, l'auditeur choisit son camp, attribue le love ou le pire selon sa préférence, le problème c'est que le blues reste l'invité de marque absent. Entre les deux mon cœur balance Corky fait un travail de fou, l'a compris la leçon de Keith Moon, faudrait enlever la claque des battements du public qui un peu trop simpliste empêche de bien saisir les prolégomènes de son solo. Corky emporte le morceau. Les deux autres ouistitis ont compris, ils lui font une haie d'honneur. Politician : la démarche pateline du politicien la basse de Bruce l'évoque magnifiquement, n'est pas à son meilleur sur le vocal, Corky est au four et au moulin, West est bien discret, se réveille un peu tard pour dérouler le barbelé autour du manche de pioche, se rattrape toutefois. La basse de Bruce fait un peu descente de lit et la guit de West le tapis volant, échange de rôle sur la fin du titre. Sunshine of your love : quatre petites minutes d'amour et de soleil c'est un peu court, mais là ils jouent vraiment ensemble. Un régal.

Morale de l'histoire : d'après moi, ils ont mieux joué le 14 que le 13. Que le temps passe vite, nous voici au 16 !

WEST, BRUCE, LAING

( Jahrhunderthalle, Frankfurt, Germany )

( 16 / 04 / 1973 )

Don't look around : non de Zeus, c'est de la folie, ce coup-ci prennent leur temps. Sortent le grand jeu. Grandiose. Prise de son un peu juste parfois, mais groupe dans son acmé. Ne reprennent pas un titre de Mountain, ils le réinterprètent, ils l'enrichissent, en densifient la trame, le West une véritable machine à foudre, Le Bruce qui vous surfile les coups de tonnerre à la perfection, et le Corky tellement fondu dans la masse sonore que vous ne l'entendez pas alors qu'il actionne le pédalier avec une constance indépassable. Une manière insurpassable de déployer le riff, le zeppe a réussi plus clinquant mais n'est jamais parvenu à cette puissance tutélaire. Idem pour Pleasure moins rock'n'roll mais plus rock. Pourquoi ? parce qu'ils jouent ensemble, qu'ils n'essaient pas de se marcher continuellement sur les pieds. Le morceau y gagne en autarcie et en puissance. Moins à l'arrache, mais un équilibre minéral qui le booste. Why dontcha : un démarrage plus blues, une scansion plus lente, Corky se croit à Perchman, apporte la preuve qu'il aurait eu l'étoffe d'un bon bagnard. Enregistrement un peu trop lointain, le témoignage permet toutefois de restituer l'atmosphère, le rôle de chacun est beaucoup mieux dessiné, et l'agencement tripartite du morceau saute aux oreilles, se trahit à la manière de ces vues aériennes des villas romaines dont les fondations sont cachées par la végétation lorsque vous êtes sur le site même. J'invite tous les trios qui se montent à étudier, comment ils parviennent à ce que leurs trois jeux parallèles se complètent à la manière des pointillés qui finissent par donner l'illusion du dessin d'une droite ou d'une courbe. Pour faciliter l'apprentissage, ils ne le jouent pas à la sauvage. 3 rd degree : Pham Cong Thien maître philosophe s'amusait à dire que la vitesse des Dieux était la lenteur, WBL illustrent à merveille cet aphorisme paradoxal, un blues doit être joué avec cette application des égyptologues qui s'obstinent à dés-enrouler les momies de leur linceul qui les isole du monde depuis des milliers d'années, adresse et précaution. Travail d'équipe qui exige doigté et dextérité. Pesanteur de la basse, piqûres d'abeille de la guitare, et à-coups drumiques pratiquement à contre-temps pour donner l'illusion d'être en avance sur le coup suivant. Prodigieux. Mississippi queen : Corky envoie la cloche à vaches et le troupeau d'aurochs déboule sur vous. Pas pressé. Mais une puissance dévastatrice. Ne trottent même pas mais l'écume de leur toison moutonnante sur leur bosse donne l'impression d'une mer immense et infinie. Leslie en profite pour son solo, tableau idyllique de bêtes placides broutant l'herbe bleue du Kentucky, le chant des oiseaux, soudain les mâles suspicieux qui grondent et précipitent la cavalcade. Qui s'arrête. Puis reprend. Le delta du solo s'achève dans l'océan du rock'n'roll chuckberryen, Roll over Beethoven : plus fidèle au modèle initial que toutes les précédentes, avec toutefois de temps en temps cette particularité de West de ralentir les accords pour mieux les pressuriser par la suite et les noyer dans un torrent de lave. Bruce vient l'épauler afin que ses dernières notes atteignent les constellations du zodiaque. Powerhouse sod : le morceau de bravoure de Bruce qui nous le joue tribal, une friture d'africanade tel que Bo Diddley n'en a jamais rêvé. Ce soir Bruce ose tout, le morceau quitte les membranes éclatées du rock pour entrer dans quelque chose de plus free, de plus aventureux, sa basse sonne râga, l'Inde se mêle à l'Afrique, n'a plus besoin d'un rideau de fumée pour toucher au jazz, a totalement disparu ce côté capharnaüm dans lequel les chattes dissimulent leurs petits, Bruce donne libre cours à ses ambitions, montre ce vers quoi il se dirige. L'on comprend que WBL n'est qu'une étape pour lui, autant Cream aura été une structure fermée, autant West par sa virtuosité d'étalagiste rock de haut niveau lui aura permis d'entrevoir des ouvertures musicales que la structure monolithique et performative de Cream interdisait. Et ce soir West accepte de chevaucher à ses côtés non pour faire mieux mais pour lui servir de soutien effectif. L'on est déjà dans Love is worth the blues : rien à dire ni à redire, encore moins à écrire, écouter est nécessaire, une dérive sans fin, qui se termine par le rituel du troisième homme, l'offrande du tambour, est-ce un solo, ne serait-ce pas plutôt une espèce de marche ou de résolution sonore mathématique, Corky enchaîne les équations rythmiques, de plus en plus élaborées et réussit à les résoudre avec une élégance rare. Ne cherche pas la puissance, joue sur l'écoulement, essaie de saisir le temps en quelques fractions de secondes virevoltantes, qu'il emprisonne dans le déroulé d'une boucle d'éternel retour. Politician : les deux gâteries habituelles pour terminer, la crème chantilly sur les éclairs au chocolat. Prennent leur temps, un peu comme des photographes qui savent que la prise de vue est moins importante que le nombre de minutes dans la marinade des bains révélatifs plus ou moins prolongée. Le pas traînant de Bruce encore plus ralenti, c'est sur le noir le plus sombre que in Sunshine of your love resplendira le soleil de la guitare de Leslie. Mais entre ces deux titres ils auront instillé une défonce rock'n'roll frappée d'une longue et étonnante subtilité : The Doctor. Toutefois les quatre derniers morceaux participent d'un même élan. Le groupe soudé comme il ne l'a jamais été, même sur ses disques studios. Avaient atteint en ce mois d'avril 73 une cohésion, voire une complicité qu'ils ne sauront pas maintenir.

Le 14 était meilleur que le 13, après ce 16 qui surpasse les deux précédents je me demande ce qu'a été le 17 !

Ces trois concerts allemands s'inscrivent dans la tournée de 23 dates qui débuta le 26 mars 1973 à Oslo et se termina le 26 avril à Leeds. Le kr'tnt-reader consciencieux poussera le vice jusqu'à écouter sur You Tube celui du 4 avril 1973 donné à Stadthalle, Vienna, Austria, Hélas, ce doit être l'enregistrement d'un fan qui avait caché sous une doudoune d'hiver son mini-cassette au fond d'un sac... Nous ne quitterons pas West, Bruce & Laing sur cette déconvenue auditive, bientôt nous vous offrirons une session de rattrapage intitulée : More Live 'n' kickin' ( WB&L, II ).

Damie Chad.

 

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