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13/10/2021

CHRONIQUES DE POURPRE 525 : KR'TNT ! 525 : DESTINATION LONELY / CHIPS MOMAN / BURN TOULOUSE + SABOTEURS / St PAUL & THE BROKEN BONES / ROCKABILLY GENERATION NEWS 19 / LASKFAR VORTOK / CRASHBIRDS / GUY MAGENTA / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 525

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

14 / 10 / 2021

 

DESTINATION LONELY / CHIPS MOMAN

BURN TOULOUSE + SABOTEURS

St PAUL & THE BROKEN BONES

ROCKABILLY GENERATION NEWS 19

LASKFAR VORTOK / CRASHBIRDS

GUY MAGENTA / ROCKAMBOLESQUES

TEXTES + PHOTOS SUR :  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

All the Lonely people

Tout est symbolique dans ce concert de Destination Lonely au Ravelin : relance de la noria gaga-punk après un an de silence étourdissant, rétablissement du contact avec un grand esprit disparu, ouverture du set avec un «Lovin’» qui ouvre aussi cet effroyable album qu’est Nervous Breakdown, resardinage dans un bar plein comme un œuf où respirer devient un exploit, il fallait bien pour synchroniser tout ça un son d’exception et boom c’est la barbarie sonique de «Lovin’» qui s’en charge. Fils spirituels des Cheater Slicks, les Destination Lonely appliquent la même recette, deux guitares une batterie, avec une raison d’être : le blast gluant envenimé d’abominables fizzelures de wah. Lo’Spider mesure trois mètres de haut et crounche son cut comme le Saturne de Goya, ses dents étincellent dans le feu des spots, il love son «Lovin’» à la folie, il y met tout le désespoir du monde, il tape ça à l’hypertension, on n’aurait jamais cru ça de lui. Puis ils vont enchaîner les brûlots, sans pitié ni remords, ces trois vétérans du gaga-punk inféodés à la pire engeance sonique des Amériques foncent dans le tas pour le plus grand bonheur d’une assistance littéralement engluée à leurs pieds. Burn Tooloose, c’est un fantasme qui prend ici son sens. Ça rôtit de plus belle avec l’«I Don’t Mind» tiré de l’album précédent puis ils enchaînent avec l’excellent ta-ta-ta de reins brisés, «Don’t Talk To Me» sorti en single, ils peuvent se payer ce luxe du tatata qui retombe sur ses pattes car le barbare Wlad joue bas et frappe à bras raccourcis, il y a du Bob Bert dans cet épouvantable démon. Lo’Spider et Marco Fatal qui joue de l’autre côté se partagent le butin des cuts et il ne faut espérer aucun répit. Ils perpétuent la vieille tradition des sets gaga-punk qui ne font pas de prisonniers, comme aiment à le dire les commentateurs anglais. Et puis voilà cette version littéralement dégueulée d’«I Want You», chantée au cancer de la gorge avec des remugles de want you, ça coule avec des grumeaux de power et des molards de wah, pas facile de rendre hommage aux Troggs, mais leur sens aigu de la heavyness redore le blason du vieux symbole caverneux. Ils passent par une série de heavy blues envenimés, «I’m Down», «Waste My Time» et «Mudd». Ils bouclent ce set qu’il faut bien qualifier de surchauffé avec un «Gonna Break» victime de surtension et un «In That Time» dédié à Gildas et visité par des vents d’apocalypse.

Autant le dire tout de suite, les deux cuts qui ouvrent le bal de No One Can Save Me paru en 2015 sont des coups de génie : «Freeze Beat» et «Gonna Break». C’est embarqué pour le Cythère des enfers aussi sec et c’est tout de suite explosif. Pas de meilleur moyen de plonger dans le bain, les deux guitares se mettent en branle pour une purée métronomique, avec des clameurs dans tous les coins. On comprend que ces trois mecs n’ont écouté que des bons albums. Ils aplatissent leur Freeze Beat dans un climat d’apocalypse. Le «Gonna Break» est du même acabit, c’est d’une violence peu commune, ça drive au plus près de la corde, ça dépote du naphta dans le gaga push, no way out, c’est leur mood, ils ne veulent pas qu’on s’en sorte, les solos flashent de plein fouet. On trouve un peu plus loin une autre monstruosité, «Black Eyed Dog», ils vont au fond du son avec de la ferraille en surface. On croyait que ce chaos génial était réservé aux princes du gunk punk américain, voilà la preuve du contraire, «Black Eyed Dog» dégueule bien. Lo’Spider le bouffe de l’intérieur avec un solo de renard du désert féroce et hargneux à la wah mortifère. C’est sur cet album que se trouve «Mud», le heavy blues que chante Marco Fatal, ils vont loin dans les méandres du mad muddy Mud, c’est screamé dans la meilleure tradition. Encore du trash maximaliste avec «Now You’re Dead», ils se payent même le luxe d’une petite escalade de trashcore. «Outta My Head» est vite embarqué au wild shuffle de gunk punk undergut, nouvel hommage aux princes du genre, ça file bon vent, ça fend la bise, ça te rentre dans la culotte et la wah revient te lécher la cervelle. Ils tartinent tant qu’ils peuvent, avec un Marco Fatal qui gueule comme un veau qu’on amène à l’abattoir. Il sent la mort dans «No One Can Save Me», alors il chante comme un dieu.

Paru en 2017, Death Of An Angel grouille aussi d’énormités à commencer par ce «Staying Underground» qui non seulement rôtit sous le soleil de Satan, mais qui perpétue bien la tradition du feu sacré, car là-dedans ça chante à la hurlette de Hurlevent. La guitare fait le sel de la terre. Retour aux enfers un peu plus loin avec «I Don’t Mind», et ça grésille dans le jus d’I don’t mind, ça hurle sur le bûcher, l’immense Lonely chante comme Jeanne d’Arc, c’est sûr, et les raids de guitare sont faramineux. On croit entendre une sorte de nec plus ultra de la folie sonique telle que définie par les Chrome Cranks, ‘68 Comeback et les Cheater Slicks. D’ailleurs, le «Dirt Preacher» d’ouverture de bal d’A est une cover des Gibson Bros. En B, on tombe nez à nez avec l’épouvantable «Only One Thing», tartiné de miel avarié, c’est un festin de barbarie primitive, ça grouille des finesses de licks, de petits phrasés indicibles, ça joue toujours dans le deepy deep du climaxing de watch me bleeding, alors on prie Dieu pour que tous nous veuille absoudre. Retour au purulent de basse fosse avec ce close to you de «Waste My Time», et toujours cette fabuleuse présence de la disto onctueuse et définitive, si bien calibrée dans l’écho de temps.

Attention, le Nervous Breakdown paru l’an passé est un gros album. A fat one. Pas seulement parce qu’il est double. Disons-le clairement : leur cover d’«I Want You» frise le génie purulent. C’est tout simplement le son dont on rêve la nuit. Même le «Lovin’» d’entrée de jeu vaut n’importe quel heavy sludge américain. Ils envoient une belle giclée de wah au plafond. Leur son lèche les bottes du diable. Tout sur cet album est joué au maximum des possibilités, surtout «Ann». Ils amènent leur morceau titre aux pires gémonies de génome, c’est inimaginable, ça riffe dans l’os de l’ox, ça blaste à gogo, ça vise l’ultra-saturation en permanence. On va de cut en cut comme si on sautait de brasier en brasier - Walking on gilded splinters - ces mecs transcendent l’idée du son en dignes héritiers de Ron Asheton et des anges déchus de l’underground. Ils flirtent en permanence avec le génie sonique pur. Même une balade incertaine comme «Day By Day» sonne comme un truc indispensable. «Je M’en Vais» est encore un baladif noyé dans l’écho du Voodoo et chanté en français. Dans sa petite pop de quand je t’ai dit que c’était pour la vie, il fait tout rimer en i, avec c’est fini, avec je n’ai plus envie, ils font du heavy Ronnie Bird de la fin du monde. Fred Rollercoaster blows «Sentier Mental» au sax et «Schizo MF» sonne comme un coup de beat in the face atrocement raw, big bad sludge hanté au ta ta ta. Ils écrasent «In That Time» au fond du fourneau avec du scream et des jus de guitare infects. Et soudain l’album décolle comme un immense vaisseau en feu, c’est extrêmement sérieux, bien investi, ça screame dans la matière du son avec des élongations de killer solo flash qui explosent toutes les attentes. Ces trois mecs ont avalé toutes les influences pour en expurger le prurit extatique, ça flirte avec la folie des Chrome Cranks, ça monte en intensité et le «Trouble» qui suit repart de plus belle, c’est du jus de déflagration, épais et noirâtre, ils sont dans l’excellence dévastatoire, ils jouent la carte du rentre dedans avec des killer solo flash qui n’en finissent plus de remettre toutes les pendules à l’heure. Ils tapent plus loin un heavy prog de six minutes, «Electric Eel», qui est aussi le nom d’un gang mythique. Ils s’amusent bien. Ils sont les rois du monde, mais ils ne le savent pas. D’ailleurs, ils s’en foutent. La wah prend le pouvoir. C’est un cut qui va longtemps te coller à la peau. Ils jouent dans un au-delà du son, ils jouent à la coulée du son, c’est quasiment organique. Certainement le meilleur hommage jamais rendu au wah-man par excellence, Ron Asheton. Ça dégouline de génie, ils jouent à l’esprit-es-tu-là. C’est la mouture ultime du son, la rédemption des oreilles, on les entend chanter dans la coulée, c’est comme s’il réinventaient le power, comme si pour eux la fournaise était un jeu. C’est la suite de Fun House avec du spirit et des voix, celles que Jeanne D’Arc entendit, même sur son bûcher.

Signé : Cazengler, sans destination

Destination Lonely. Le Ravelin. Toulouse (31). 18 septembre 2021

Destination Lonely. No One Can Save Me. Voodoo Rhythm 2015

Destination Lonely. Death Of An Angel. Voodoo Rhythm 2017

Destination Lonely. Nervous Breakdown. Voodoo Rhythm 2020

 

Le Moman clé - Part Two

Sort ENFIN un book sur Chips Moman : Chips Moman - The Record Producer Whose Genius Changed American Music. L’auteur on le connaît bien, c’est James L. Dickerson qui dans Going Back To Memphis nous racontait déjà l’épisode du redémarrage foiré de Chips à Memphis dans les années 80.

Dickerson, qu’il ne faut pas confondre avec Dickinson, pose sur Memphis le même regard que Robert Gordon, le regard d’une homme passionné par les artistes qui ont fait de cette ville le berceau d’un phénomène mondial qu’on appelle le rock’n’roll. Il utilise les mêmes méthodes que Gordon : il s’amourache des disques et s’en va rencontrer, quand ils sont encore en vie, ceux qui les ont enregistrés. Puis il rassemble tous ces portraits et nous donne à lire l’excellent Goin’ Back To Memphis, une somme qu’il faut ranger sur l’étagère à côté d’It Came From Memphis et de Memphis Rent Party (Robert Gordon), des trois tomes de Peter Guralnick (les deux Elvis et l’Uncle Sam), du Hellfire de Nick Tosches et bien sûr du I’m Just Dead I’m Not Gone de Jim Dickinson. Le héros de Dickerson n’est autre que Chips Moman et ça tombe bien, car il s’agit d’un vrai héros. La dernière image du livre nous montre Chips, sa femme Toni Wine et l’auteur assis tous les trois sur une balancelle, sous le porche de la Moman farm in Nashville, 1985. Cette image illustre bien la force du lien qui unit Chips et l’auteur. On peut aussi dire de ces pages consacrées à Chips qu’elles complémentent plutôt bien l’ouvrage que Ruben Jones a consacré au studio American et aux Memphis Boys (un ouvrage qu’on a d’ailleurs bien épluché dans l’hommage à Reggie Young mis en ligne sur KRTNT 403 le 24 en janvier 2019).

Le saviez-vous ? Chips portait une arme sur lui, un petit calibre 25 automatique fourré dans la poche arrière de son pantalon. Il l’expliquait ainsi : «Je sais me battre et prendre une raclée, mais je ne laisserai personne me buter. Si je tire, c’est pour buter celui qui voudra me buter.» Dickerson nous rappelle que Chips a collectionné les hits de 1968 à 1971 : 26 disques d’or pour des singles et 11 pour des albums. Avec American et les Memphis Boys, il a réussi à loger 83 singles et 25 albums dans les national charts. Joli palmarès pour un petit studio de Memphis. Il faut aussi savoir que Chips indiqua l’adresse d’une vieille salle de cinéma au 924 East McLemore à Jim Stewart et Estelle Axton quand il les entendit dire qu’ils cherchaient un local pour monter un studio. Il s’agit bien sûr de Stax. Ils formaient tous les trois une drôle d’équipe : Chips avec ses mauvais tatouages et ses réflexes de zonard (teenage vagabond), joueur invétéré (cartes et billard) et Jim Stewart le banquier aux manières bien lisses. C’est après leur brouille que Chips monte American et qu’il enregistre et produit une hallucinante kyrielle d’artistes, dont bien sûr Elvis. Chips dit d’Elvis qu’il n’était pas le plus grand chanteur du monde, mais il avait un son - J’ai travaillé avec des gens plus doués que lui, mais aucun d’eux n’était plus célèbre - C’est du Chips. D’aucuns disent qu’avec Chips, Elvis enregistra ce qu’il avait fait de mieux depuis le temps des Sun Sessions.

Quand Chips apprend qu’Elvis ne veut pas revenir chez lui à American et qu’il va enregistrer chez Stax avec les Memphis Boys, il décide de lâcher l’affaire, se sentant trahi, à la fois par ses musiciens et par la ville de Memphis. Cette nuit-là, il fit ses bagages. Le dernier client d’American fut Billy Lee Riley, avec «I Got A Thing About You Baby».

S’ensuit un épisode que Ruben Jones ne détaille pas trop dans sa bible : le retour de Chips à Memphis. Par contre, Dickerson peut entrer dans les détails car il en est l’artisan. L’aventure commence par une interview. Dickerson est journaliste. Il demande à Chips s’il regrette sa décision d’avoir quitté Memphis. Chips lui répond que c’était une grosse connerie. Depuis il a enregistré à Nashville, mais dit-il, my music is in Memphis. That’s where I learned it, that’s where I felt it - Puis Dickerson monte un projet fou : faire revenir Chips à Memphis en tant que héros de la scène locale, alors il mouille le maire Dick Hackett dans le projet. Hackett est intéressé et propose un bâtiment. Moman accepte de rentrer à Memphis et s’installe au Peabody, en attendant que son studio soit prêt. Il veut redémarrer avec un gros coup : la réunion des surviving stars of Sun Records. Et voilà que Jerry Lee, Cash, Roy Orbison et Carl Perkins radinent leurs fraises. Uncle Sam radine également la sienne. Memphis was ready to roll the dice. Chips met en boîte le Class Of ‘55 des Four Horsemen et à sa grande surprise, les gros labels font la moue. Ça n’intéresse personne ! Effaré, Chips voit revenir les réponses négatives. Ça sort trop de l’ordinaire. Ils ne savent pas comment commercialiser un tel projet. Le plus drôle de cette histoire est que les gros labels avaient dit la même chose à Uncle Sam en 1954. Invendable ! Alors Chips monte America Records avec des partenaires financiers et sort son Class Of ‘55 dont personne ne veut. Il décide à la suite d’enregistrer un nouvel album avec Bobby Womack pour MCA Records. Il tente aussi de proposer Reba &The Portables qu’il vient de signer à des gros labels, mais ça ne marche pas non plus. Womagic sort en 1986. C’est le troisième album que Chips produit pour Bobby qu’il considère comme l’un des géants de son temps.

Et puis un soir, Gary Belz qui fait partie des partenaires d’America appelle Chips. La conversation tourne au vinaigre et Selz traite Chips de mortherfucker. Chips raccroche calmement, monte dans sa bagnole et va trouver Selz au studio Ardent. Il entre et lui colle son poing en pleine gueule. Puis il lui dit : «Quand tu veux m’insulter, fais-le devant moi - You call me a name, you do it in my face.» La scène de Memphis allait ensuite retomber dans les ténèbres. Chips finit par refaire ses bagages et par retourner à Nashville. Son dernier round à Memphis fut un échec cuisant et Dickerson avoue en porter la responsabilité, en ayant été l’instigateur.

Dans Chips Moman - The Record Producer Whose Genius Changed American Music, Dickerson reprend bien sûr tout l’épisode du retour de Chips à Memphis et du pétard mouillé de Class Of ‘55, mais il développe un peu plus. Cette bio qu’il faut bien qualifier de solide comprend trois épisodes : les prémices, l’âge d’or et la fin des haricots.

Les prémices commencent à LaGrange, Georgie, d’où vient Chips, un surnom que lui donnent ses copains d’enfance, car il est doué au billard. Le surnom va rester (en réalité, il s’appelle Lincoln), ce qui ne lui convient pas trop - There have been a million times I wished I didn’t have it - Quand Chips s’installe en 1954 à Millington, en banlieue de Memphis, il fréquente les militaires de la base et flashe sur leurs tatouages. C’est là qu’il s’en fait faire deux sur le bras. Pour vivre, il repeint des stations services, mais quand Warren Smith lui demande de l’accompagner à la guitare, Chips saute sur l’occasion. En 1956 il devient pote avec Johnny et Dorsey Burnette. Quand Johnny décider d’aller rejoindre son frangin Dorsey à Los Angeles, il demande à Chips de l’accompagner et Chips ressaute sur l’occasion. C’est là qu’il va flasher sur un autre truc : la console de Gold Star. Pendant leur séjour, Johnny, Dorsey et Chips jouent dans des night-clubs. Nouvelle occasion faramineuse : quand Johnny Meeks quitte le backing-band de Gene Vincent, on demande à Chips de le remplacer. Chips ressaute sur l’occasion - The experiences of touring with Gene Vincent was light years away from his experiences in Memphis. There were no ‘normal’ days on the road with Gene Vincent - Mais nous n’en apprendrons pas davantage. En 1959, Chips et sa femme Lorrie rentrent à Memphis. Chips va trouver Uncle Sam chez Sun pour lui demander du boulot. Il parle de son expérience à Gold Star Studio et Uncle Sam lui demande ce qu’il y faisait, Chips répond qu’il jouait en session, alors Uncle Sam lui demande s’il a produit un disque, et Chips lui dit que non, mais il a vu comment bossaient les mecs de Gold Star. Et Uncle Sam lui répond : «Boy, producers are born, not made. Good luck.» Et c’est là que Chips embraye l’épisode Stax. On connaît l’histoire : Chips déniche la salle de cinéma au 926 East McLemore Avenue. Chips sait aussi qu’il faut cibler les black artists, comme l’avait Uncle Sam avant de cibler des blancs qui sonnaient comme les noirs. Puis c’est le décollage de Stax avec «Last Night» et les Mar-Kays, the hottest selling record in Memphis history. Avec les royalties de «Last Night», Chips se paye une baraque à Frayser, au Nord de Memphis, et une Triumph Leyland. C’est là qu’il comprend un aspect essentiel du biz : ce sont les compositeurs qui ramassent le plus de blé, pas les interprètes, ni les producteurs. Alors il va s’arranger pour avoir au moins deux compos à lui sur tous les albums qu’il va produire. Le premier compositeur/interprète que Chips engage chez Stax, c’est William Bell. Et puis un jour chez Stax, il découvre que Booker T & The MGs enregistrent dans son dos. Il est carrément exclu du projet d’enregistrement de leur premier album, alors qu’il est depuis le début le staff producer attitré. À ses yeux, ça n’a aucun sens, d’autant qu’il a fait décoller Stax, alors que Jim et Estelle bossaient encore à la banque. Chips sent qu’on cherche à le virer. Fin de l’été 62, il entre dans le bureau de Jim Stewart pour faire le point sur les finances. Jim lui dit qu’il n’a rien pour lui. Chips réclame ses 25%, alors Jim se lève et lui crache au visage : «I’m fucking you out of it !». Chips est sidéré. Wayne Jackson qui attendait dehors sur un canapé a tout entendu. Jim ajouta : «I fucked you et si tu peux le prouver, tant mieux, je suis le comptable et j’ai l’argent.» Chips est sorti du bureau en claquant la porte et n’est jamais revenu. Jim Stewart ne va pas l’emporter au paradis, comme on sait. Pendant un an, Chips se soûle la gueule. Grosse dépression. Il perd tout ce qu’il a : sa maison, sa bagnole. Il ne lui reste que sa femme et sa fille.

Dickerson revient longuement sur la personnalité de Chips. L’homme a un charme fou mais en même temps, il souffre de bipolarité, d’où son incapacité à maintenir des relations dans la durée. Mais quand un médecin lui dit qu’il est bipolaire, Chips l’envoie sur les roses. Il ne supporte pas l’idée qu’on puisse le traiter de fou. Il sait qu’il n’est pas fou. Il veut juste trouver un moyen de contrôler ses changements d’humeur. Il tentera de se soigner à la cocaïne - self-medication - ce qui ne fera qu’empirer les choses. Quand après l’épisode Stax il reprend du service, il produit les Gentrys, mais le son ne lui plaît pas, trop rock, alors qu’il vient du rockab. Non seulement il éprouve une réelle aversion pour le rock, mais il ne supporte pas de voir jouer un groupe en studio dont les membres sont des musiciens amateurs. Ses préférences vont vers la Soul, la pop et le blues, certainement pas le rock. Petit à petit, Chips reprend des couleurs et commence à côtoyer de grands artistes. C’est Sandy Posey qui va le surnommer the Steve McQueen of the music business - He was good looking in that rugged Southern way, charismatic, drove a sports car and had his own airplane - Puis comme il l’avait fait pour Stax, Chips monte son house-band. Il engage des compositeurs : Mark James, Johnny Christopher et Wayne Carson Thompson, le mec qui compose pour les Box Tops. Chips sait que la chanson prime sur tout - The important part of producing is the song. If you get the songs, artists will do anything to be part of what you are doing. I got Mark James out of Texas. I got Dan Penn from Alabama - Quand on fait des compliment à Chips sur sa carrière de producteur, il veille à rester modeste : «Ça m’a pris des années pour comprendre qu’il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans. C’est tout ce que je sais faire. Je me contente de réunir les meilleurs musiciens que je connaisse, les meilleurs compositeurs, les meilleurs interprètes, on entre en studio et on prend du bon temps.» Même Dickinson reconnaît que Chips est un fantastic producer, he can do business, which is why he was successful in Memphis while others were not - Mais en même temps, Chips passe son temps à éviter les journalistes. Il ne veut pas de publicité. Dans toute sa vie, il n’a donné que très peu d’interviews. Il ne voulait pas être the center of attention. Ça le fatiguait et ça ne lui correspondait pas. L’autre aspect de sa personnalité est la poisse, comme on va le voir dans l’épisode final du retour à Memphis.

Le deuxième épisode est celui de l’âge d’or d’American, qui d’ailleurs commence avec ce qui pour Chips est un cauchemar, l’album des Gentrys. Mais bon, ça lui permet de financer American et de monter son house-band avec Tommy Cogbill, Reggie Young, Gene Chrisman, Bobby Wood et Bobby Emmons. Chips qui est pourtant un bon guitariste dit que ces mecs étaient nettement supérieurs à lui - I’m not in their league - On appelle le groupe the 827 Thomas Street band qu’à Nashville on surnomme «those Memphis boys», un surnom qui va leur rester. Ils resteront d’ailleurs un groupe, jusqu’à ce que la mort les sépare : Bobby Emmons casse sa pipe en bois en 2015, Mike Leach en 2017 et Reggie Young en 2019. Chips rappelle qu’à une époque il avait de gros ennuis avec l’IRS et ses potes musiciens lui ont tout simplement proposé de l’argent pour l’aider à rembourser sa dette aux impôts - They are special people. Whatever I got is theirs if they want it. That’s the kind of relationship we got - Puis il y a l’épisode Dan Penn que Dickerson résume assez bien : ils ont la même allure, le même humour, la même façon de marcher, mais Chips ne considère pas Dan comme un chanteur qu’il pourrait enregistrer. Deux raison à ça : le caractère difficile de Dan Penn, his don’t-give-a-damn attitude, et le fait qu’il n’y a pas de demande sur le marché pour les blancs qui chantent comme des noirs.

Alors bien sûr, l’épisode American permet à Dickerson de lancer une fantastique galerie de portraits, à commencer par celui de Sandy Posey, puis voilà les Box Tops, l’occasion d’une grosse confrontation entre Chips et Dan - There was really kind of an antagonistic thing going on by this time, dit Dan à Peter Guralnick. Moman and I we’re opposites. If I said more bass, he’d put more trebble. I mean I’m overbearing myself but Moman is overbearing - C’est pour ça que «The Letter» est sorti avec ce son, parce que Chips se foutait de la gueule de Dan devant les autres, alors le son est resté cru. Fuck you kind of sound. «The Letter» fut pourtant the first No. 1 pop hit ever recorded in Memphis by Memphis artists. Dickerson rappelle aussi que Chips ne voulait pas des Box Tops en studio, seulement le chanteur Alex, et qu’il ne prenait pas non plus au sérieux les compos d’Alex, ce que le pauvre Alex vivait très mal.

L’un des épisodes capitaux de l’âge d’or d’American, c’est la venue de Wilson Pickett à Memphis. Wicked Pickett commence par composer «In The Midnight Hour» avec Steve Cropper, mais Jim Stewart appelle Wexler pour lui indiquer que Pickett n’est plus le bienvenu chez Stax - The singer was temperamental to the extreme - Pickett en voulait surtout à Cropper d’avoir rajouté son nom dans le crédit de Midnight Hour. Wexler laisse tomber Stax et envoie Pickett chez Rick Hall à Muscle Shoals. Mais Pickett qui est originaire d’Alabama n’est pas très content d’y retourner. La ville voisine de Tuscumbia est le quartier général du Ku Klux Klan. Et la population de Muscle Shoals est à 90% blanche, alors non, Wicked Pickett ne s’y fait pas. Arrive en renfort Bobby Womack, autre figure légendaire, assez mal vu pour avoir épousé la veuve de Sam Cooke aussitôt après qu’il ait été buté dans un cheap motel. Janis Joplin passa dit-on sa dernière nuit à picoler avec Bobby qui fut dans la foulée viré du backing-band de Ray Charles. L’inquiétude des mecs de Muscle Shoals à voir arriver Bobby et sa troubled history fait bien marrer Dickerson, des mecs qui ont en plus à gérer en studio deux explosive personalities. Wicked Pickett reviendra en 1967 enregistrer chez American, mais Chips n’est pas dans le studio. Il a eu du mal à produire Joe Tex et le seul black avec lequel ça s’est bien passé, c’est William Bell. Et comme Wicked Pickett a la réputation d’un mec difficile, aussi bien avec les blancs qu’avec les noirs, alors Chips n’assiste pas aux sessions. Il y a aussi de la tension avec B.J. THomas, l’un de ses artistes favoris - Artists are different. Some of them are singers, others are artists. Take B.J. Thomas. He was never a problem. he was a singer. (...) You would give him a song and he would sing his heart out - Un jour, B.J. et Chips ont une vilaine altercation. Dans une party, B.J. se goinfre de coke et revient trouver Chips dans son bureau pour lui demander où est le blé. Chips lui dit qu’il ne l’a pas, alors B.J. sort son couteau de chasse. Chips attrape un club de golf et se prépare au combat, mais B.J. est déjà sur lui et lui dit : «Si tu oses me frapper, tu es mort !». Bon bref, ça se termine bien, mais quand B.J. raconte l’histoire plus tard, il est horrifié à l’idée qu’il ait pu tuer Chips. Ce qui n’empêche pas Chips de le rappeler pour lui proposer d’enregistrer. Ce n’est pas qu’il pardonne, il oublie tout simplement l’incident. Il a des chansons pour B.J. et c’est tout ce qui compte. Dans la cabine, après l’enregistrement, Chips dit à ses amis : «You’re listening to one of the greatest singers in the world.» Pas mal, n’est-ce pas ?

L’autre épisode marquant de l’âge d’or d’American est celui de Dusty In Memphis, sur lequel on revient un peu plus loin. Dickerson rappelle juste que Dusty n’en pouvait plus d’entendre Wexler lui parler d’Aretha. Ça l’intimidait et ça lui foutait la trouille. Alors pour se venger, elle décida de contrarier Wexler - I drove Jerry crazy - Chips accepta de laisser son studio et son house-band à Wexler pour un tarif majoré et il quitta la ville. Quand Dusty entra en studio chez American, that was when the nightmare began for Wexler. Ce fut l’horreur Le jour où Wexler lui mit le volume à fond dans le casque, Dusty chérie lui balança un cendrier dans la gueule. Elle surnomma Tom Dowd «Prima-donna». Dionne la lionne est une autre méga-star venue chez Chips. Dionne est épatée par ce mec : «He’s a madman... but it was wonderful. We laughed a lot. And he knew what he was doing.» Et puis voilà Elvis. Dickerson nous ressort l’histoire des droits : le colonel Parker demande la moitié des droits des chanson de Chips et Chips dit non. C’est le premier qui ose tenir tête au colonel. La première semaine, Chips enregistre 21 chansons avec Elvis et après un break, 14 autres chansons. Chips le fait bosser, lui fait faire 20 ou 30 takes, et Elvis accepte, pas de problème, c’est un super-pro. En matière de charisme, Chips arrive aussitôt après Elvis, nous dit Dickerson. Les deux hommes s’apprécient. Chips s’aperçoit très vite que personne ne dirige Elvis. Le seul qui l’ait dirigé, c’est Sam Phillips. Depuis, rien, pas de direction artistique. D’où l’écroulement de sa carrière de chanteur. Chips est le seul qui ose parler de direction à Elvis, mais l’entourage essaye de l’en empêcher. Le colonel insiste : il exige la moitié du publishing de «Suspicious Mind». Chips se marre. Il ne cède pas. C’est la raison pour laquelle il n’a jamais pu retravailler avec Elvis. Dommage pour Elvis.

L’un des épisodes les plus sombres de la carrière de Chips fut le rejet des sessions de Jackie DeShannon pour Capitol. Bad luck. D’autant plus bad luck que les sessions sont reparues en 2018 (Stone Cold Soul - The Complete Capitol Recordings) et bien sûr, ce sont les meilleures sessions jamais enregistrées par Jackie DeShannon. Puis Chips tente de lancer la carrière de Billy Burnette, le fils de son pote Dorsey. Chips lui propose un contrat de chanteur/compositeur. Mais bon les échecs s’additionnent et Chips sent que le vent tourne. Il est temps de quitter Memphis.

Il remonte American à Atlanta en 1972 avec Bobby Emmons, Reggie Young, Mike Leach et Billy Burnette. Mais il se vautre. Il tente aussi de monter un label : Gibraltar Records. Il contacte Alex Chilton et Carla Thomas. Ça foire. Puis il s’installe à Nashville et tente de monter Triad Records avec Phil Walden, le mec qui manageait Otis et qui va monter ensuite Capricorn. Il prévoit de démarrer Triad avec Tony Orlando et surtout Robert Duvall qui enregistre en 1982 un album entier de country songs. Personne ne l’a jamais entendu. Chips n’a jamais réussi à le vendre à une major. Il bosse aussi avec The Atlanta Rhythm Section. Le succès revient enfin avec les Highway Men (Cash, Kristofferson, Waylon Jennings et Willie Nelson). C’est sur leur premier album qu’on trouve l’excellent «Desperados Waiting For A Train», repris par Jerry McGill.

Et puis voilà le troisième épisode de la bio, la fin des haricots. Chips réunit des financiers et envisage de recréer le prestige de Memphis, d’en refaire une capitale musicale. Le premier groupe qu’il signe est Reba & The Portables - This is the best group I’ve heard in years - Puis il commence à bosser sur des idées géniales : a Stax Records Reunion avec quatre des biggest talents. Puis il envisage an American Sound Studio Reunion. Troisième option : a Sun Studio Reunion et c’est celle qu’il choisit. Jerry Lee, Roy Orbison, Cash et Carl Perkins, avec en plus Uncle Sam qui assiste à la conférence de presse de lancement du projet. Pour Chips c’est du quitte ou double : il se retrouve assis sur un podium avec ses idoles, des idoles qui n’ont même plus de contrat ! Chips enregistre Class Of ‘55, mais aucune major n’en veut, ni à Nashville, ni à New York, ni à Los Angeles. La poisse ! Il le sort quand même mais la presse le flingue : one of the five worst albums of the year. Chips enregistre encore Womagic avec Bobby Womack, Womagic, et c’est à peu près tout.

La chute est horriblement triste. Il est acculé à la faillite et perd de nouveau sa maison. Toni White le quitte. Comme il saute à la gorge d’un mec pendant son procès, il est condamné à 72 heures de placard, où on l’oblige à dormir sur un matelas tâché de sang. Dans les années 50 et 60, Chips avait joué le même rôle que Sun et Stax qui ont fait de Memphis a music city with a worldwide reputation. Quand on lui a demandé de revenir pour rétablir le prestige de Memphis, all he got was a public media lynching. Dickerson pense que Chips a été victime du Memphis curse, comme Elvis et Stax.

En dehors du travail de bénédictine de Roben Jones (Memphis Boys) qui raconte aussi dans le détail l’histoire de Chips, peu d’ouvrages s’appesantissent sur Chips Moman. Parmi les quelques auteurs qui l’ont approché - ou essayé de l’approcher - citons Warren Zanes et son excellent petit essai intitulé Dusty In Memphis, paru dans la collection 33 1/3. Chaque volume propose l’analyse d’un album classique. Dans son essai, Zane évoque la saga de l’enregistrement du fameux Dusty In Memphis. Cette opération artistico-médiatique menée par Jerry Wexler en 1968 fit connaître l’American studio de Chips Moman dans le monde entier, d’où son importance capitale. Même si à l’époque l’album n’a pas marché commercialement, on aurait tendance à le considérer aujourd’hui comme l’un des greatest albums of all time.

L’auteur n’est pas un amateur. Avant de finir prof de fac, il jouait dans les Del Fuegos. Il explique très bien pourquoi cet album acheté un dollar chez un soldeur l’a touché au point de vouloir lui consacrer un livre : il parle d’a particular piece of vinyl acheté par a particular person at a particular time. Il parle d’une relation qui s’établit dans le temps entre l’objet et l’auditeur. Il parle plus de l’expérience d’un disque que du disque lui-même. Il raconte comment il est immédiatement tombé sous le charme de «Son Of A Preacher Man». Comment n’y tomberait-on pas ? Il ajoute qu’il est difficile de résister à un cast of characters qui comprend Randy Newman, Gerry Goffin & Carole King, Burt Bacharach & Hal David, plus Barry Mann & Cynthia Weil, c’est-à-dire la crème de la crème du gratin dauphinois. Mais plus que tout autre character, c’est le Sud qui fascine Zane, ce petit mec de Boston, et il place en exergue cette jolie phrase tirée d’A Boys Book Of Folklore : «In the North, young men dream about the South. The more discriminating among them slide down the darkness and go straight to Memphis.» Voilà, le décor est planté. Et qui voit-on apparaître ? Stanley Booth, Dickinson et Chips Moman, la trilogie fatale. Fascination totale pour Stanley Booth qui a écrit les notes au dos de la pochette de Dusty in Memphis. Aux yeux de Zane, Booth est à l’image de Memphis, il peut devenir le contraire de ce qu’il semble être à tout moment - He won’t hurt you, but he might get strange - Il est à l’image d’un cliché de William Eggleston : banal, figé, saturé de couleurs vives et chargé de menace latente, de violence imminente. Il rencontre Booth grâce à Jo Bergman qui bossait pour les Stones à leur âge d’or et qui se retrouva chez Warner à l’époque où les Del Fuegos étaient sur le label. Elle établit le contact et quand Zane accompagné de trois copains débarque chez Booth au cœur de la nuit, Booth les fait entrer. Il ne dort pas, il travaille. Il compte les têtes et dit qu’il lui reste exactement le bon nombre de trips d’acide dans son frigo - We should probably eat it now before it goes bad - Zane note au passage qu’à part ces doses, il n’y a rien dans le frigo. No food.

Pour écrire son livre, Zane doit traquer Jerry Wexler. Est-il vivant ou mort ? Il passe par Andy Paley qui est un homme de ressources. Bingo, Andy connaît bien Wexler car ils siègent ensemble au comité du Rock’nRoll Hall of Fame. Ils ont d’ailleurs tous les deux refusé de nominer Springsteen, arguant que les Meters étaient tout de même largement prioritaires. Donc Wexler est vivant. Andy lui file le contact d’un Anglais qui réédite les albums d’Eddie Hinton et grâce à lui, Zane récupère deux adresses, l’une à Long Island et l’autre en Floride. Il écrit. Et puis un jour le téléphone sonne. Une voix rauque, un big accent new-yorkais : «This is Jerry Wexler calling for Warren Zanes.» Contact établi. Wexler demande à Zane s’il veut d’autres contacts. Et pouf, il balance les numéros de Chips Moman, de Tom Down, d’Arif Mardin, de Donnie Fritts.

Alors Jerry raconte à Zane ce qu’il a déjà raconté dans son livre, The Rhythm And The Blues : le jeu des 80 démos qu’il fait écouter à Dusty et Dusty qui les rejette toutes - Out of my meticulously assembled treasure trove, the fair lady liked exactly none - Quand Dusty revient quelques mois plus tard écouter d’autre démos, Wexler ne se casse pas la tête : comme il n’a rien de neuf sous la main, il en sort 20 dans les 80 déjà testées et les fait écouter à Dusty chérie : banco ! Elle prend tout !

Zane sort un autre épisode fascinant, tiré d’une histoire de Dickinson. On soupçonnait les gens d’Atlantic de se faire du blé sur le dos des studios du Sud. Un soir, Wexler se retrouve dans une party avec Sam Phillips et d’autres gens, dont Stanley Booth. Après le repas, Wexler essaye de passer son disque d’Aretha, mais Sam Phillips l’arrête aussitôt pour passer son disque de Tony Joe White. Sam ne passe qu’un seul morceau, toujours le même, «Got A Thing About Ya Baby». Over and over. Alors Wexler s’énerve : «Sam ! Baby ! You know I’m really hurt that you’re not listening to my Aretha record, baby !» Il essaye de remettre son disque et Sam l’arrête encore une fois. Il remet le Tony Joe et lance : «Goddam Jerry, that’s so good it don’t sound paid for !» Et vlan, prends ça dans ta gueule. Et Dickinson ajoute qu’il a souvent souffert de n’être pas payé. Et soudain, il comprend que l’arnaque fait partie de la production.

Zane n’en finit pas de rappeler que Wexler a consacré sa vie à la musique noire. Qu’il est viscéralement passionné par les musiciens noirs. Zane repêche encore une fabuleuse histoire dans The Rhythm And The Blues : Wexler raconte comment lui et Ahmet on découvert Professor Longhair dans une bourgade mal famée à la sortie de la Nouvelle Orleans. Il arrivent dans un tripot et entendent de l’extérieur un vrai ramdam. Mais quand ils entrent, ils ne voient qu’un seul musicien, Fess : un homme qui joue ces weird chords, qui utilise le piano comme une grosse caisse, and singing in the open-throated style of the blues shouters of old. «My god» I said to Herb, «We’ve discovered a primitive genius !». Croyant lui faire une fleur, les mecs d’Atlantic proposent un contrat à Fess qui répond en rigolant qu’il vient de signer chez Mercury. Voilà les racines d’Atlantic. Une magie qu’on retrouve à Memphis. Dans le cours des pages, Zane cite David Ritz, Peter Guralnick et Robert Gordon. Toujours les mêmes. Il n’oublie personne. Par contre, il consacre très peu de place à Dusty chérie, qui comme Wexler est fascinée par le Deep South et la musique noire. Chuck Prophet dit dans une réédition de Dusty In Memphis qu’elle ne se lavait jamais le visage, puisqu’elle se remaquillait par dessus l’ancien maquillage. Wexler confirme que Dusty passait chaque matin des heures et se maquiller - That was virtually an exercice in lamination - L’image est forte, Wexler parle de laminage, c’est-à-dire d’étalage de couches.

Et ça se termine avec une interview loufoque de Stanley Booth. Quand Zane revient sur l’exploitation de Stax, de FAME puis d’American par Atlantic, Booth répond que personne ne savait lire un contrat chez Stax : «Ils durent apprendre quand le succès arriva, mais il était trop tard.» Et quand Zane lui demande quels sont ses cuts préférés sur Dusty In Memphis, Booth répond «Just A Little Loving» et «Breakfast In Bed», mais il ajoute que les versions de Carmen McRae accompagnée par les Dixies Flyers sont meilleures.

Alors bien sûr, à la lumière de cet éclairage, Dusty In Memphis sonne différemment. On retient surtout les quatre énormités que sont «I Don’t Want To Hear It Anymore», «The Windmills Of Your Mind», «In The Land Of The Make Believe» et «No Easy Way Down». Avec «I Don’t Want To Hear It Anymore», on voit que Dusty chérie fait ce qu’elle veut des compos. Elle semble moduler la splendeur du son. C’est là qu’on s’écroule dans un océan de béatitude, tellement elle chante bien. Elle fait grimper la mélodie du vieux Randy au sommet de l’art. Encore pire avec «The Windmills Of Your Mind», où elle tente de rivaliser de power avec le Vanilla Fudge. On entend Reggie Young jouer Brazil, c’est très audacieux. La voix de Duqty chérie semble voler comme une libellule dans une belle lumière rasante de printemps. On voit le niveau d’orchestration s’élever à chaque couplet, jusqu’au moment où Dusty s’en va arracher la beauté du ciel. Le génie visionnaire de Chips éclate dans le bouquet final. Elle revient à Burt avec «In The Land Of The Make Believe», ça jazze dans l’eau claire du lac enchanté. Rien d’aussi pur dans l’exercice de la délicatesse. C’est Dusty chérie dans toute sa splendeur, elle chante à la pointe de la glotte sur le fil d’argent d’une irréelle beauté mélodique. Reggie Young joue un peu de sitar. Memphis groove. Retour au slow groove avec le «No Easy Way Down» de Goffin & King. C’est la garantie d’une mélodie irréprochable. Dusty chérie y descend comme on descend dans l’eau verte d’un lagon, au paradis des tropiques. Admirable prestance. Dusty chérie pensait que l’idée de Jerry Wexler d’aller enregistrer à Memphis n’était pas bonne. Elle disait faire du big balladry, et non du hard R&B sound. C’est Reggie Young qui introduit «Son Of A Preacher Man» et Dusty chérie le chante à la suave. Quel coup de génie ! On découvre alors en elle une sorte d’immense vulnérabilité. On note aussi une fantastique émulation des Memphis Boys dans «Don’t Forget About Me». Il faut entendre Gene Chrisman lancer le beat et Tommy Cogbill le pulser au bassmatic. N’oublions pas ce chef-d’œuvre de deep Soul qu’est le «Breakfast In Bed» d’Eddie Hinton, qu’on trouve aussi sur l’album de Carmen McRae enregistré avec les Dixie Flyers.

Dans In My Wildest Dreams - Volume One, Wayne Jackson remercie quatre personnes en particulier : Estelle Axton, Jim Stewart, Chips Moman et Jerry Wexler. Il salue surtout le génie de Chips. American ? Si Chips a choisi un quartier pauvre pour s’installer, c’est uniquement parce que ça coûte moins cher. Jackson est là quand Elvis débarque avec tout son entourage chez American pour enregistrer la fameuse session. L’auteur raconte comment Chips réussit à virer ces pauvres mecs de RCA qui mettent leur grain de sel partout. Il prend le micro et s’adresse à l’assistance : «Soit vous produisez la session, soit je le produis. But somebody’s got to go ! Réfléchissez et faites-moi savoir votre décision.» Tout le monde est choqué, surtout Felton Jarvis : quoi, un producteur ose quitter une session avec Elvis ? Mais Jackson sait que Chips finit toujours par gagner. C’est Elvis qui va trancher après avoir tiré sur son cigare. Il passe son bras sur l’épaule de Felton Jarvis et lui dit : «Listen man, I really like the way this is going. Chips is doing a great job and it’s the greatest bunch of musicians I’ve ever been around. So let’s do this thing this way and keep it going. This song, In The Ghetto, it’s the best thing I’ve had my ands on in a long time and I can’t wait to sing it. Why don’t you boys just go out to the house and leave Red here with me. I’ll bring the tapes with me when I come home so we can have a listen. But right now don’t break my groove, man ! I need to be working, so let’s get in on here.» - And that was that. Fabuleux épisode.

Il faudrait aussi évoquer l’autobio de Bobby Womack, Midnight Mover - The True Story Of The World’s Greatest Soul Singer, mais ce ne pas utile de charger la barque. Elle risque de couler.

Signé : Cazengler, Chips Momie

James L. Dickerson. Chips Moman. Sartoris Literary Group 2020

James L. Dickerson. Goin’ Back To Memphis. Schirmer Books 1996

Warren Zanes. Dusty In Memphis. Continuum Books 2003

Dusty Springfield. Dusty In Memphis. Atlantic 1969

Wayne Jackson. In My Wildest Dreams. Volume One. Nashville 2007

Roben Jones. Memphis Boys. The Story Of American Studios. University Press Of Mississippi 2010

 

L’avenir du rock - Burn to lose

 

Bernard pivote vers la caméra :

— Chers amis, nous recevons cette semaine dans Apostruffes un invité de premier choix puisqu’il s’agit de l’avenir du rock. Avenir du rock, bonsoir...

La caméra pivote vers l’avenir du rock qui hoche la tête. Puis elle repivote vers Bernard.

— Contrairement à tous nos invités, vous ne publiez rien, mais vous jouez un rôle considérable dans l’extension du domaine de la lutte des cosmogénies para-culturelles. La possibilité d’une île, est-ce là une utopie, avenir du rock ?

— L’utopie n’est pas tant dans le topo...

— Vous voulez dire qu’elle s’ancre dans le sable mémoriel comme s’ancrent les piquets de tente ?

— Pas du tout. Vous m’avez interrompu. Qui plus est, vous raisonnez à Anvers. Vous n’y êtes pas. Gardez-vous des tropismes du Cancer. Je suis là pour vous parler de l’underground... Down to the underground... En deçà des fondations des fonds à Scion, en deçà des cavités professorales et des entourloupes cadastrales, vous devez faire l’effort de comprendre que la vie grouille sous cette grande pierre... C’est là que se trouve la vraie vie, la vie qui mord, la vie qui pique, la vie qui rampe, la vie qui vit, la vie qui luit, la vie qui meurt, la vie qui dort, la vie qui mange, la vit qui chasse, la vie qui boit, la vie qui chie, la vie la vie, l’avis des autres, la vie cruciforme, l’avirond qu’est pas carré, la vie Tess d’Uberville, l’avi Maria, la vie nègre, la vie tupère, la vie d’ordure, la vie au long sur les toits, la vie d’ange...

— N’oubliez pas les ratons lavoirs...

— Vous prévertissez mon propos. Vous m’êtes donc redevable. Aussi allez-vous devoir répondre à une devinette. Êtes-vous prêt, Bernard ?

— Je vous écoute, avenir du rock.

— Un fan plus un fan, ça donne quoi ?

— Fanfan la tulipe ?

— Non, un fanzine et son lecteur. La clé magique de l’underground.

 

Francky Stein fait un fanzine qui s’appelle Burn Toulouse et un groupe, Saboteurs. Les deux sont extrêmement inspirés. L’album se récupère bien sûr de la main à la main et c’est ce qui fait sa valeur. Rien n’a plus de valeur que le troc underground. Les Saboteurs ne cachent rien de leurs influences : punk anglais, rockabilly et Sonics, l’album est un vrai festival de coups de cœur, puisqu’on y trouve deux reprises des Sonics, «Have Love Will Travel» (belle dégelée) et «The Witch» en B, bien torché, chanté au dark side of the boom. Ils prennent des faux airs de punks anglais pour taper l’«Astro Zombies» des mighty Misfits. Ils ont un sens aigu de la clameur. Ils tapent aussi le «Bad Man» des Oblivians au raw & brave, toujours avec ces clameurs dans le son. Et puis il y a ce fantastique «Here Today Gone Tomorrow» des Ramones, à la fois gaga et mélodique, méchant pourvoyeur de frissons et extrêmement bien envoyé. Ils restent dans les Ramones avec l’«Havana Affair» et le dotent d’une petite pointe anarchisante. La surprise vient du «Saboteurs» en ouverture de bal de B, joli shoot de rockabilly punkoïde, bien pulsé du beat, suivi d’un «6 Feet Underground» lancé au dark de cemetary et repris au beat rockab. Ces mecs ont de vaillants réflexes, ils savent cueillir un menton. Ils chantent «Moon Over Marin» à l’anglaise et balancent pour finir une version vicelarde de «Sweet Little Sixteen». Vicelarde ? Mais oui, bien wild et bien rockab, avec tous les développements ultra expected et une fabuleuse flambée d’énergie en prime. Wow, dix fois wow !

Francky a choisi le format poche pour Burn Toulouse, la Ville morose. Format de poche, c’est-à-dire l’A6, celui qui entre dans la poche arrière du jean. Les couvertures des numéros double zéro et triple zéro se débrouillent bien toutes seules. Elle n’ont besoin de personne en Harley Davidson : Cinéma & Rock N Roll, Punk, Underground, Surf, ça annonce bien la couleur, spécial Dick Dale pour le double zéro et Tom Waits & Iggy Pop pour le triple zéro. 28 pages et deux choses : un, dès l’édito, Francky annonce que son zine est fait à la main, sans adjonction d’ordi. Deux, tous les textes sont manuscrits comme ceux de Lindsay Hutton dans son fanzine, c’est du très haut niveau calligraphique. Chaque page est dessinée, illustrée à la volée et en prime, le sommaire ressemble à un festin royal : Dick Dale, Detroit Cobras, Mouse & The Traps, Damned et des tas d’autres choses à découvrir. Alors on part à la découverte de Silly Walk, avec une belle petite double illustrée par un portrait encré du groupe. Francky raconte leur histoire d’un ton badin. Bienvenue dans le confort douillet de l’underground spirit. Silly Walk nous dit Franky vient du fameux silly walk des Monty Python et il annonce la suite de l’histoire dans le numéro suivant, triple zéro, cette fois sous forme d’interview, ce qui permet de voir apparaître le crédo des influences, Heartbreakers, Saints, Clash, Damned et d’autres choses. Raoul cite en plus les Ramones, les Buzzcocks, les Stooges, les Cramps, les Dolls et les Beatles. Les illustrations crayonnées attirent bien l’œil, notamment le portrait de Dick Dale dans le double zéro, et puis il y a aussi cet hommage aux Detroit Cobras en deux parties, bien documenté et richement crayonné, Dexter Linwood n’hésite pas à entrer dans le détail labyrinthique des reprises, ainsi valsent les noms, Nathaniel Mayer, Hank Ballard, Gino Washington et ça continue dans le triple zéro avec l’épisode de la Nouvelle Orleans et la découverte de Slim Harpo, Benny Spellman, Earl King et tous les autres. Ça grouille de vie dans ce petit format. Francky entre en polémique avec ceux qu’il appelle les barnaqueurs et qui imposent les concerts au chapeau aux musiciens. Francky défouraille à coups d’articles de loi. Puis il honore le volet septième art du Burn avec John Landis et les Blues Brothers, puis Rock’N’Roll High School et les Ramones avant de retomber dans punk-rock city avec les Damned et une interview traduite par Henri-Paul et joliment illustrée. Dans triple zéro, Francky rend hommage à Herman Brood avec un épisode à suivre suivi de la suite et fin de Mouse & The Traps, occasion pour Francky de combler sans aucune rancune une lacune de Charlie Memphis - Tout le monde peut se trumper - Puis Francky remilite de plus belle pour l’abolition du chapeau dans les bars et pour la reconnaissance des musiciens. Quelles sont les solutions ? Révolution ! Il dresse ensuite une belle apologie des Livingstones, gang gaga-surf suédois et ça se termine en triple beauté avec les Damned. Signalons que Francky anime en plus une émission de radio sur FMR, qui s’appelle, tu l’auras deviné, Burn Toulouse. Façon pour lui de rendre hommage à Gildas qui menait lui aussi de front radio show et fanzine. Avec le même souci d’intégrité.

Signé : Cazengler, burne tout court

Saboteurs. Saboteurs. Vinyl Record Makers 2020

Burn Toulouse # 00 - Double Zéro - Mars 2019

Burn Toulouse # 000 - Triple Zéro - Mai Juin 2019

 

Inside the goldmine

- Les Broken Bones

ne sont pas des bras cassés

Il ne quittait pas des yeux l’exécuteur occupé à lui arracher ses dernières dents avec une longue tenaille. Parfois, leurs regards se croisaient. Celui de l’exécuteur n’exprimait rien, ni haine ni jouissance. Il obéissait aux ordres du centurion vautré dans un siège curule. Enchaîné à la muraille, Paul de Tarse subissait comme tant d’autres le martyre des Chrétiens de Rome. On commençait par leur arracher les dents, puis on leur brisait les jambes et on finissait par les décapiter. Il fit appel à toute sa volonté pour ne pas crier, mais il faillit défaillir tant la douleur lui taraudait la cervelle. Paul de Tarse bomba le torse et insulta l’exécuteur, le traitant d’arracheur de dents. Choqué, l’exécuteur protesta de sa bonne foi en répondant qu’il n’était pas un menteur. Le centurion lui ordonna de la fermer - Fermetta il becco - et de finir le jobbo. Alors Paul de Tarse traita le centurion de fasciste. Choqué, le centurion se leva et défourra son glaive. L’exécuteur prit le parti de Paul de Tarse et traita à son tour le centurion de sporco fascista. Le centurion approcha de l’exécuteur et lui plongea lentement son glaive dans le ventre. L’exécuteur s’agenouilla en levant le poing et en criant sporco fascista, sporco fascista ! Ah c’est pas malin !, fit Paul de Tarse. Le centurion essuya son glaive sur la tunique de l’exécuteur avant de le rengainer, puis il s’empara de la barre de fer qui servait à briser les jambes des martyrs. Il se mit en position de golfeur et frappa le genou droit de toutes ses forces. Avant de tomber dans les pommes, Paul de Tarse se dit que Broken Bones ferait un joli nom pour un groupe de rock.

 

Il semble que sa suggestion ait été retenue. C’est vrai que c’est un joli nom pour un groupe de rock : St. Paul & The Broken Bones. Ils sont apparus pour la première fois à la fin d’un article de Stephen Deusner consacré à Muscle Shoals, dans l’Uncut de november 2016. Deusner commence par brosser l’habituel panorama (Rick Hall, Arthur Alexander, Clarence Carter, Aretha, Duane Allman, Wilson Pickett, Swampers), puis passe par la période de déclin des années 80 avant de revenir à la renaissance, via le témoignage de Patterson Hood. Il semblerait que ce soient les Black Keys qui aient relancé l’activité du Muscle Shoals Sound System, avec leur album Brothers. Deusner consacre la dernière page de l’article au Soul revival de St. Paul & The Broken Bones, expliquant que ces petits mecs de l’Alabama ne se contentent pas de pomper la vieille Soul, mais la perpétuent à leur façon - avant gospel anthems with quasi psych lyrics and towering horn charts - À coup de wild performances, ils ont acquis une réputation de «one of the most exciting bands in the South». Ils ont même réussi à ouvrir pour les Stones.

L’héritage du Shoals Sound System serait donc dans les pattes des Truckers (par la filiation), des Broken Bones et des Alabama Shakes. L’autre activiste du mythe s’appelle John Paul White. Son groupe s’appelle CivilWars et son label Single Lock Records. C’est lui qui veille sur la relève, à commencer par St. Paul & The Broken Bones, mais aussi Belle Adair et Dylan LeBlanc. Il semblerait que Belle Adair soit plus country-folk que r’n’b. Dans l’encadré des Four new bands you need to hear, on trouve en plus de St. Paul & The Broken Bones et de Belle Adair un groupe nommé Firekid, qui est en fait un one-man band placé sous la houlette de Dillon Hodges, puis les Secret Sisters, deux sœurs nommées Laura et Lydia Rogers qui ont pour seul défaut de fricoter avec Jack White.

Comme Deusner se montrait particulièrement dithyrambique, on s’est jeté sur les deux albums, histoire de vérifier la véracité des dithyrambes. Révélation ! Et ce dès le premier album intitulé Half The City. On y retrouve le son de Muscle Shoals, ce feeling, dès «I’m Torn Up». Le groupe ne comprend que des blancs. Le chanteur s’appelle Paul Janeway. Il ahane comme un sphinx à la glotte éraillée et s’en va screamer d’épouvantable manière. La fête se poursuit avec «Don’t Mean A Thing». C’est extravagant de classe, balayé aux nappes de cuivres et cette folle équipe plonge dans des abîmes de big atmosphrix, tout est pulsé à la meilleure gageure du Shoals, à la puissance d’un fleuve qui emporterait tout, y compris le crépuscule des dieux. Paul Janeway enfonce son clou de Soul Man dans «Call Me» avec une extraordinaire prestance et ça repart de plus belle avec «Like A Mighty River», un cut hanté par des chœurs véridiques. La lumière du hit intercontinental rôde sous la roche et génère de la magie blanche. On croirait entendre les New York Dolls à Muscle Shoals, les ouuh-ouuuh créent une sorte d’émulsion mythique, a special flavor, et ce fou de Janeway se met à hurler. Une véritable trombe de transe ! Le «That Gow» qui suit colle parfaitement à l’idée que se fait le lapin blanc d’une merveille inconnue. Ils attaquent «Broken Bones & Pocket Change» à l’Otisserie de la Reine Pédauque. Sacré Paul, il avance sur les traces du messie palestinien, l’Otis qui prêchait la paix dans le désert. Paul Janeway se spécialise dans le frisson. Il sait atteindre le bas-ventre de la Soul pour la faire juter. Il monte ses énormités en neige. On assiste à un fabuleux excès de frottements torrides. C’est de la pulsion à l’état pur. Personne n’a jamais hurlé comme lui, ni Percy Sledge, ni Little Richard, il est complètement possédé. On continue avec «Sugar Dyed», un vieux r’n’b à la Stax motion. Ils connaissent toutes les arcanes. C’est encore un cut absolument définitif. Depuis l’âge d’or, on n’avait plus entendu de r’n’b aussi musclé. C’est encore pire que Wilson Pickett. Paul Janeway compte vraiment parmi les Soul Men d’exception. Il pousse tout à l’extrême. On assiste à une incroyable défenestration de la Soul. Il ré-attaque «Grass Is Greener» à l’Otisserie. Paul Janeway sait transformer un slowah en pyramide d’Égypte, en quadrature du cercle, en clavicule de Salomon et ça groove dans la mélodie, comme chez Marvin, avec des gros coups de trompette. On a là quelque chose d’affolant, d’intense, d’éclatant, de monté au dernier étage de la Soul et le scream est repris à la mélodie. Ils ne lâchent tien, comme on le constate à l’écoute de «Dixie Rothko». Paul Janeway hurle encore plus fort que Wilson Pickett, comme si une chose pareille était possible. Dernier round avec «It’s Midnight», fabuleuse fin de non-recevoir, encore un cut magnifique, hurlé face à l’océan de la Soul.

Par contre, leur deuxième album intitulé Sea Of Noise est nettement moins brillant. Pour ne pas dire foireux. Comme quoi, les choses ne sont jamais gagnées d’avance. On trouve tout de même sur cet album un «Flow With It» joliment jouissif et gorgé de son. Et un «Midnight On The Earth» puissant, car monté sur un beat tribal et animé par une bassline oblique. Paul Janeway chante ça dans les aigus, mais il se dégage du cut une sorte de vieux remugle de Saturday Night Fever. Encore un cut relativement étonnant avec «All I Ever Wonder», bien amené aux trompettes, comme chez Otis, et chanté à l’écrasée du talon. On tombe ensuite sur «Sanctify», une sorte de groove suspendu dans l’air mais un peu inutile. Ils semblent avoir perdu la foi. Paul Janeway cherche à percer les secrets et il finit par s’étrangler dans ses régurgitations, mais ça se termine en belle apothéose. Diable, comme leurs nappes sont belles ! Avec «Burning Rome», Paul Janeway retape dans le slowah Staxy noyé d’orgue et donc, voilà le travail.

Un nouvel album paraît en 2018 : Young Sick Camellia. Le grand retour de Paul Janeway s’opère dans «NASA», un cut qui sonne comme un groove de naturalia maximalia. Ce Soul Brother se fond dans l’éther de la NASA. C’est d’une puissance qui défie les lois et qui culmine, il screame au sommet de son art. Très spectaculaire. «Hurricanes» sonne comme de la romantica à la mormoille, mais Janeway fend bien l’âme. Il chante comme un dieu - I feel you’re coming like hurricanes - C’est une voix qui compte dans la compta, fascinant personnage ! Il passe directement au coup de génie avec «LivWithOutU». Il attaque sa diskö avec une hargne exceptionnelle, il chante comme un black qui ne veut pas finir sa vie dans les champs de coton, alors il swingue son shoot à la vie à la mort. Il joue avec les nerfs de l’auditoire, il frise les moustaches de Dieu, c’est une énormité cavaleuse, un hit de dance fructueux, une bible à livre ouvert et il faut le voir screamer sa Soul. Le dernier cut de l’album, «Bruised Fruit», vaut pour un froti-frotah imparable. Il shoote sa foi dans le slowah, c’est indéniable. Ce mec est vraiment très bon, il surchauffe sa Soul comme on surchauffe une poule. Il peut devenir très spectaculaire. D’autres cuts accrochent bien l’oreille du lapin blanc comme ce «Convex» chanté de main de maître à la voix perçante. C’est une Soul qu’on peut qualifier de moderne, accrocheuse et anguleuse. Le «Get It Bad» qui suit vaut pour un vieux shoot de r’n’b, singulier et terriblement convaincu d’avance. Les Broken Bones y vont de bon cœur, la rue s’ensoleille à travers une bruine d’harmonies vocales superbes. Peter Janeway pourrait bien devenir une star. Avec «Apollo», ils font un diskö funk infernal. Quelle débinade ! Janeway fait un disk de black star. Ils tapent «Mr Invisible» au beat thibétain et Janeway chante à la criarde du marché aux poissons. Quel admirable brailleur ! Il n’en finit plus de ramoner sa happiness.

Signé : Cazengler, Bras cassé

St. Paul & The Broken Bones. Half The City. Thrity Tigers 2014

St. Paul & The Broken Bones. Sea of Noise. Records label 2016

St. Paul & The Broken Bones. Young Sick Camellia. Red Music 2018

Stephen Deusner. Sweet Muscle Shoals. Uncut #234 - November 2016

 

ROCKABILLY GENERATION NEWS n° 19

OCTOBRE / NOVEMBRE / DEEMBRE 2021

Nous sommes début octobre. Le monde va mal. Partout du nord au sud et de l'est à l'ouest. Tout s'écroule. Rien ne va plus. Toutefois il y a encore un dernier train qui arrive à l'heure. Inutile de téléphoner à la SNCF pour lui adresser vos félicitations. Nous ne parlons pas des tortillards de banlieue ni des TGV, mais d'une locomotive. Pas n'importe laquelle, la dernière locomo-rockabilly, fabrication française, la 19 qui se permet de tenir ses promesses et de paraître début octobre comme prévu. L'a traversé les temps de vaches maigres et pandémiques, fraîche comme une fleur.

Avant de l'ouvrir, me suis permis un petit plaisir égoïste de collectionneur satisfait, me suis attardé sur la quatrième de couve. C'est beau comme les arcanes du tarot, les dix-huit couvertures des dix numéros précédents, plus les deux Hors-séries, le Spécial Gene Vincent, et le Spécial Crazy Cavan. Sergio Kash et son équipe peuvent être fiers de leur boulot. Sont en train de constituer une véritable somme de l'histoire du mouvement rockabilly hexagonal. Depuis ses débuts. Sans oublier les pays voisins.

Série pionniers. Greg Cattez nous rappelle les grandes heures du premier rock'n'roll anglais. Celui d'avant les Beatles. Qui a essuyé les plâtres. Nous dresse un émouvant portrait de Billy Fury. Sa vie fut une course contre la montre. Contre la mort. Son cœur se brisa après quarante-deux années de mauvais service. Vivre vite et mourir jeune, n'est-ce pas un mode de vie rock'n'roll. Cette première génération du rock britannique eut le privilège de côtoyer les pionniers américains, les photos en apportent la preuve. Par contre ils subirent de plein fouet les pressions de leurs maisons de disques, qui partaient du principe que les slows larmoyants se vendaient mieux que les rocks brutaux.

Un autre pionnier, français, Jerry Dixie – j'ai eu l'honneur d'assister à un de ces derniers concerts, un petit bout d'homme de rien du tout, presque timide et sûrement effacé, satisfait qu'on lui achète ses disques mais presque gêné de les vendre, et sur scène un grand Monsieur, suffisait qu'il ouvre la bouche pour se retrouver propulsé là-bas dans la grande Amérique mythique, le big country. Une longue interview dans lequel il se raconte, simplement, sans rien cacher de ses origines populaires, mais l'oisillon a su devenir un aigle et placer ses morceaux auprès de gars qui ont pour nom Ray Campi, pour n'en citer qu'un. Ecouter Jerry est un régal.

Il est né à Rotterdam, et sur la couve l'on voit ses cheveux blancs et son visage de gars qui a beaucoup bourlingué, mais ce qu'il nous conte recoupe les dires de Jerry dans l'interview précédente, cette difficulté pour les adolescents et les jeunes de leur époque à trouver le moindre disque, à glaner l'infinitésimal renseignement sur l'histoire du rock'n 'roll. Fallait de la persévérance, beaucoup de chance, et des rencontres hasardeuses... Kees Dekker, davantage connu sous son nom de Spider, retrace son parcours de combattant, les groupes qu'il monte et qui se désagrègent peu à peu, ses jours de réussite qui s'effilochent, la faute à la vie. L'amour l'appelle en France où il fonde une famille et travaille dur pour élever ses enfants, c'est par chez nous qu'il se fera connaître avec les Nitro Burners, rock dur et sans concession, ils finiront par arrêter. Mais Spider n'abandonne pas, il est tout près de reprendre la route. Le rock chevillé au corps. Les Nitro Burners avec un nouveau batteur préparent leur retour.

Sergio Kash se plaint. Ne faisait pas très beau au Mans cet été. Je le rassure en Ariège non plus. En contre-partie il a eu un super lot de consolation. Le Festival 72 du Mans, trois jours et trois scènes débordantes de groupes de rockabilly. Ne regardez pas les photos, tournez vite les pages, elles sont belles mais vous allez les salopéger avec votre bave envieuse.

Le pire c'est que ça recommence avec la collection de clichés ( suivis de leurs commentaires ) qui retracent les quatre jours de Béthune Rétro. Que de souffrances morales infligées aux absents ! Pensez donc, Viktor Huganet, Jake Calypso, Barny and the Rhythm All Stars, Spunnyboys, j'en passe je ne voudrais pas vous empêcher de dormir la nuit prochaine.

Entre ces deux mastodontes Steven qui opte pour une solution autre, l'organisation de concerts pas tout à fait privés et pas vraiment ouverts. Entre cent et deux cent cinquante personnes, des amis, des connaissances, des connaisseurs. White Night ne veut pas céder au gigantisme, la fête doit rester à dimension humaine...

Suivent les chroniques habituelle, une Association catalane ( non ce n'est pas pour danser la sardane ), les nouveautés disques, les photos backstage et cette bonne nouvelle finale, le retour de Dylan Kirk et ses Starlights trop longtemps au point mort pandémique, l'un en Angleterre, les deux autres en France, difficile vu les déplacements limités de ces derniers mois de se retrouver, ils ont survécu, normal, sont jeunes, sont beaux, sont rockabilly, trois raisons suffisantes !

Magazine chic ( maquette et photos couleurs ), magazine choc ( 100 % Rockabilly ), revue pour les rockers !

Damie Chad.

Editée par l'Association Rockabilly Generation News ( 1A Avenue du Canal / 91 700 Sainte Geneviève des Bois), 4,95 Euros + 3,94 de frais de port soit 8,89 E pour 1 numéro. Abonnement 4 numéros : 36, 08 Euros ( Port Compris ), chèque bancaire à l'ordre de Rockabilly Genaration News, à Rockabilly Generation / 1A Avenue du Canal / 91700 Sainte Geneviève-des-Bois / ou paiement Paypal ( cochez : Envoyer de l'argent à des proches ) maryse.lecoutre@gmail.com. FB : Rockabilly Generation News. Excusez toutes ces données administratives mais the money ( that's what I want ) étant le nerf de la guerre et de la survie de toutes les revues... Et puis la collectionnite et l'archivage étant les moindres défauts des rockers, ne faites pas l'impasse sur ce numéro. Ni sur les précédents !

CALIGULA LIVES

LASKFAR VORTOK

( Immigrant Breast Next / 2013 )

Normalement j'aurais dû être attiré par la pochette. Cela m'arrive souvent. C'eût été logique Laskfar Vortok, un drôle de lascar, se définit entre autres comme un artiste visuel. Au temps béni où l'on enfermait Antonin Artaud à l'asile, les psychiatres n'auraient pas hésité une demi-seconde, z'auraient opté immédiatement pour la camisole de force afin qu'il ne remuât point trop lors de la procédure d'ablation du cerveau. Regarder une seule de ses vidéos aurait suffi à convaincre ces doctes praticiens. Dans la série ménageons la chèvre et le chou tentons de les comprendre. Ces trucs colorés qui vous arrachent la rétine s'avèrent, pour employer un terme euphéménique, déstabilisateurs. Les temps ont changé, les avancées techniques de la modernité ont permis à de nombreux artistes de révolutionner l'art pictographique. De quoi déboussoler les amateurs de la vieille peinture à chevalet, mais ceci est une autre histoire que nous évoquerons plus tard. D'autant plus que la couve de cet opus n'a pas été réalisée par Vortok lui-même, mais par Darakalliyan et surtout parce que Caligula Lives est une œuvre musicale.

Surfant sur le net sur le nom de Caligula – un nom prédestiné pour un groupe de metal supputai-je, je ne m'étais pas trompé ils sont légion aux quatre coins de la planète, mon instinct de rocker qui aime les choses indistinctes m'a emmené sur ce Caligula Lives. Que les âmes sensibles s'éloignent, le personnage m'a toujours fasciné. D'abord parce que l'étude de l'antiquité gréco-romaine me passionne, et aussi par ce qu'une fois que Auguste eût assis la puissance impériale, ses successeurs immédiats se retrouvèrent en une étrange situation. Tout leur était permis. Liberté totale accordée. Ils n'ont eu de cesse de céder à la tentation de repousser les limites et de déployer, à leurs risques et périls, les plus profonds aspects idiosyncratiques de leur personnalités, ces turpitudes filigranifiques que nos propres vies étriquées gardent secrètement camouflées au fond d'un gouffre dont nous vérifions chaque jour les gros cadenas qui les maintiennent prisonniers... Nous ne l'ignorions pas, les monstres les plus ignominieux sont au-dedans de nous, pas au-dehors. Hypocrite lecteur ne me condamne pas, ô insensé qui crois que je ne suis pas toi ! Tout comme moi tu n'es qu'un cul de basse-fosse d'ignominie !

L'Histoire n'a pas été tendre avec Caligula. Un monstre, un pervers narcissique, un fou à lier, les épithètes peu élogieuses ne manquent pas. Mais sa figure attire. Camus, dans le meilleur de ses livres, une pièce de théâtre sobrement intitulée Caligula, a tenté de décrire les rouages intellectuels qui ont guidé sa conduite. Il ne l'excuse pas, mais il aide à le comprendre. L'hypocrisie des courtisans et la veulerie du peuple qui se laisse si facilement berné par les miettes qu'on lui lance pour l'amadouer l'auraient dégoûté de la race humaine. D'où sa manie de pousser le système étatique de domination à fond les manettes, placer les gens face leur propre contradictions, à leur profond amour de la servitude. Volontaire, aurait ajouté La Boétie. J'encourage vivement les esprits libres qui aiment à s'écarter des vérités générales de l'historiographie officielle à se plonger dans Le César aux pieds nus ( consacré à Caligula ) de Cristina Rodriguez paru en 2002. De même Moi Sporus, prêtre et putain ( 2001 ) et Thyia de Sparte ( 2004 ), se dévorent goulument, les détracteurs vous avertiront, ce ne sont que réhabilitations romantiques de Néron et de l'idéologie couramment admise de la cité spartiate... Comme par hasard un mouvement se dessine chez les historiens actuels qui jugent que le portrait habituel de Caligula par l'historiographie traditionnelle dressé à partir des écrits de Suetone ne correspond pas obligatoirement à la réalité historiale...

Non ce n'est pas un enregistrement live, l'expression Caligula Lives ( notez le ''s'' final qui démontre qu'il s'agit d'un verbe conjugué à la troisième personne du singulier ) correspond aux dernières paroles '' Je suis vivant ! '' proférées par l'Imperator lorsqu'il tombe sous les glaives et les poignards de la garde prétorienne...

L'œuvre de Laskar Vortok ne comporte que trois titres qui synthétisent le singulier parcours et les derniers instants de l'Empereur fou, elle est à entendre comme ces Tombeaux que les poëtes du dix-neuvième siècle édifiaient en l'honneur de leurs pairs décédés... ne vous étonnez pas si la musique tumultueuse semble se résorber en des tourbillons d'une folie outrancière...

Neos Helios : nouveau soleil, le morceau de l'ascendance, référence évidente au désir de Caligula – c'était un ordre mais la mort empêcha sa réalisation effective - que sa propre statue soit placée dans le Temple de Jérusalem. Caligula ne voulait sans doute pas remplacer le Dieu unique, lui qui avait déjà officialisé un culte impérial à son nom... Les esprits positifs concluront que le princeps était dérangé, ne vous étonnez donc pas si par hasard cette musique vous dérange. Ce n'est pas du rock, plutôt du noise-électro-disruptif, car comment évoquer ces froissements, ces glougloutements, ces éreintements de ressorts étirés au-delà de leurs capacités, suivis de ces envols lyriques aussitôt réprimés par des tambourinades intempestives et intraitables. Le tout ressemble à un bruit glauque de WC débouché et cette avalanche d'eau sale et grondeuse dans les canalisations caverneuses, un vortex de nuisances par lesquels Laskar Vortok nous place à l'intérieur de la tête de Caligula, dans ses crispations explosives de pensée, dans les rouages mêmes des combinaisons de ses neurones, et vous avez l'impression d'un engrenage dont les pignons s'enrayent, n'empêche que nous traversons aussi des zones de calme et de sérénité, l'effroyable succion se transforme en séquence idyllique, n'est-ce pas au milieu du kaos que nichent les Dieux, montagnes russes sonores, tout s'entrechoque, l'exaltation de l'aurore matitunale et les fracas insupportables de ces coques brisées sur les récifs nocturnes qui entourent et défendent l'île des Bienheureux. Pas de parole, juste cette musique dissonante, le haut et le bas, le beau et le laid, le bien et le mal, l'or et la boue, jumeaux inséparables, Laskar nous plonge au sein de la déraison caligulienne, pas de condamnation, à prendre ou à laisser, comme un bloc irradiant d'une énergie mortelle pour les humains qui ne supportent pas l'ambroisie divine qu'on leur offre. Lorsque le reptile de la folie se glisse et se love en votre âme, il tourne sans fin sur lui-même et vous n'arrivez jamais à l'arrêter. Incitatus : le nom du cheval préféré de Caligula, à qui il fit rendre tous les honneurs et édifier une écurie de marbre, on lui prête le projet d'avoir voulu le faire sénateur... Le morceau débute par une galopade, quoi de plus normal pour un canasson, mais très vite surgissent des brimborions de trilles pour exprimer toute la tendresse admirative que l'Imperator portait à son équidé favori. Ne nous y trompons pas, ce tintamarre jouissif décrit une histoire d'amour, l'alliance impossible entre la bête la plus fougueuse et l'homme indigne de son élégance. Entrecoupements de silences et mélanges de klaxonnades, pointillés de tumescences auditives, marques d'impatience, les sources historiques n'en parlent pas mais Laskar le suggère cette passion cavalosexuelle de ne plus faire qu'un avec sa monture, d'atteindre à la divinité en devenant centaure. Certains rêves sont plus fous que d'autres. Cryptoporticus on the Palatine Hill : nous avons eu du sexe dans le morceau précédent, très logiquement voici la mort. C'est dans un sombre couloir qui menait de son palais à l'arène dans lequel se déroulaient les jeux palatéens que Caligula a péri. Bruitisme funèbre, envolées d'orgue, belles tentures de pourpre que des bourdonnements insatiables de mouches recouvrent, des borborygmes, presque des paroles, comme si les derniers mots de l'Imperator étaient répétés à l'infini, le destin n'est pas en marche, il trotte allègrement vers sa victime, elle n'est déjà plus de ce monde – l'a-t-elle vraiment été une seule fois – les mouches s'envolent peut-être l'amplitude de la musique veut-elle nous faire accroire que dans le rêve terminal de Caïus Imperator elles se sont métamorphosées en aigles qui l'accompagnent vers l'Olympe en une suprême apothéose. Arrêt brusque de la musique, les simples mortels ne peuvent assister au festin d'accueil qui lui a été préparé.

Je doute que la majorité des lecteurs de KR'TNT ! apprécient ce genre de musique... Quoi qu'il en soit Laskar Vortok a tissé un merveilleux linceul purpural à la mémoire de Caligula, honni parmi les hommes, admis parmi les Dieux. Si l'on porte créance à ce que nous nommons sa folie.

Avant de nous quitter il est temps de regarder la pochette de Darakalliyan. Au premier coup d'œil l'on ne discerne rien de précis, si ce n'est cet éclair de foudre jaune qui tombe du ciel et ce lambeau rose de pourpre tyrienne dans lequel culmine la flèche du zigzag de feu que notre sagesse attribuera à Zeus. Au-dessus ce n'est pas la voûte céleste mais la représentation de sphère ptolémaïque de l'orbe du monde, au-dessous s'agitent les hommes qui vivent sur et sous la croûte terrestre. Un peuple informe dont on n'aperçoit que des silhouettes blanches, couleur de l'âme des morts, qui s'agitent figées en des poses stéréotypiques, déjà à moitié dévorées par la glaise qui les happe, et d'autres déjà rongées par la noirceur de l'oubli à moins que ce ne soient les Parques ou les Normes qui veillent sur notre destinée... Une image sage, qui nous rappelle que nous ne sommes que des êtres humains. Fragiles et mortels.

Damie Chad.

Note : les termes de Neos d'Hélios sont pour nous Modernes qui connaissons la suite et la fin de l'Histoire Ancienne à mettre en relation avec l'expression Sol Invictus désignant le Dieu Soleil en l'honneur de qui deux siècles plus tard l'empereur Aurélien fit édifier un temple magnifique. Voir aussi sur un plan tout autant politique mais beaucoup plus intellectuel les développements de la philosophie néo-platonicienne qui furent avec le règne de Julien le chant du cygne du monde païen...

 

THE GOOD OLD TIMES

CRASHBIRDS

( vidéo / You Tube )

Tiens une nouvelle vidéo des Crashbirds, mais pourquoi en sortent-ils si régulièrement ces derniers temps ? Les réponses sont variées, faut bien que les grands enfants s'amusent, parce qu'ils en ont envie, parce qu'ils espèrent être repérés par un studio d'Hollywood et tourner une super-production aux States juste pour montrer aux petits frenchies ébahis qu'ils sont les meilleurs, tout simplement parce que ce sont des êtres libres et qu'ils font ce qu'ils veulent quand ils le veulent... je vous laisse cocher la case qui vous agrée, mais la dernière proposition se rapproche le plus de la bonne réponse. Ce qui coince avec les Crashbirds, c'est justement la liberté, non, rassurons-nous, ils ne sont pas encore en prison, mais c'est tout comme.

Rappel historial : la pandémie, le premier confinement, tout le monde enfermé chez soi, une heure de sortie pour que le chien puisse arroser les trottoirs. Les groupes de rock – les autres aussi mais ce n'est pas ici le sujet – claquemurés à la maison, concerts interdits... sale temps, essaient de survivre comme ils peuvent, certains tournent des vidéos, beaucoup tournent en rond... Après des mois et des mois de ce régime sec, l'étau se desserre un peu. Ouf ! Non plouf ! L'Etat qui a acheté des millions de doses de vaccins inaugure une nouvelle stratégie, si vous désirez, sortir, boire un pot, ou participer à un concert, faites-vous inoculer le produit miracle et présentez votre pass sanitaire. Etrange comme cet adjectif fleure bon la cuvette WC dont on a omis de tirer la chasse. C'était juste une remarque philologique.

Les râleurs professionnels que sont les français se précipitent en masse pour obtenir leur sésame, mais certains, des minoritaires refusent. Organisent des manifestations. Sans succès. Nous n'allons pas rouvrir le débat. Chacun se détermine selon son âme en perdition et son inconscience. Philosophiquement nous touchons-là aux limites du consensus démocratique majoritaire. Relisons Aristote et Platon.

Les Crashbirds refusent de se plier à la passivité acceptatrice du pass, donc ils ne peuvent plus donner de concerts, dur pour un groupe, n'ont qu'à suivre le troupeau comme toute personne sensée. Z'oui, mais ils ont une éthique. Et même une éthique rock. Ne considèrent pas leur genre de musique comme une distraction. Le rock porte en lui-même des ferments de révolte, de rébellion, d'insoumission, de rupture, pensent-ils. Une attitude souvent revendiquée dans les paroles. Ainsi pour eux, il est inenvisageable de donner des concerts. Les milieux rock ne se sont pas, souvent pour des questions de pure survie économique, dans leur grande majorité pliés à une telle décision. Certes il y a de nombreux ( ? ) endroits où l'on ne vous demande pas de présenter le pass et où les organisateurs ne remarquent pas que vous n'êtes pas masqués, certains cafés-rock refusent d'organiser des concerts pour ne pas avoir à trier leurs clients... Pour ne pas se couper de leurs fans les Crasfbirds diffusent des clips ( ils en ont toujours proposé ) une visite de leur chaîne YT s'impose.

Vous pouvez ne pas être d'accord avec les Crashbirds, pour notre part nous dirons que les gens qui mettent leurs actes en accord avec leurs idées sont une denrée rare et précieuse en ce monde de girouettes tourbillonnantes. Pas de notre faute si la phrase que je vous laisse méditer de de T. S. Eliot reste d'actualité '' Celui qui dans un monde de fugitifs prend la direction opposée aura l'air d'un déserteur ''…

THE GOOD OLD TIME

Méprise totale de ma part, sur la première image, j'ai confondu, de loin j'ai pensé que cette espèce de guérite en planches, j'ai cru que c'était un de ces cabinets qu'au siècle dernier dans la série ''cachez ces culs que nous ne saurions voir'' l'on reléguait honteusement au fond du jardin, lamentable erreur, un crime de lèse-majesté, l'on aurait dû me rouer vif sur la place publique, car contrairement à toute attente, aux images suivantes il apparaît que c'est un trône royal. Z'auraient pu raboter et cirer le bois, mais Delphine ouvre un vieux grimoire et tourne les pages, pas de méprise possible, foi de licorne emblématique, nous sommes aux temps bénis du Moyen-âge, pour nous en convaincre le roi Pierre à la barbichette blanche et fleurie s'est adjugée le siège suprême. Je rassure tout de suite nos lectrices, ce n'est pas un mufle convaincu, souvent il laissera à la la Reine Delphine 1ère, le droit de s'asseoir sur le siège sacré. Quelle est belle notre reine adorée tour à tour dans son long manteau de brocard azuréen ou sa tunique de soie rouge ( que voulez-vous pour être reine elle n'en est pas moins femme et coquette ). Mais avec quelle grâce de baladin elle tient sa guitare ou se lance dans une mirifique pavane, ses saints pieds qui sautillent nous donnent l'impression de ne pas toucher terre...

Ne nous égarons pas. Oui, il était beau le bon vieux temps. Attention il ne s'agit pas du temps d'avant la pandémie. Nous sommes en ces temps radieux et médiévaux. Pour une fois la musique des Crashbirds a gagné en légèreté, moins entée dans la terre boueuse du blues triste, même légère, pas stupidement guillerette non plus, car les cui-cui n'oublient pas les vertus pédagogiques du rock 'n' roll, les images nous rappellent que le moyen-âge fut aussi une époque violente, châteaux-forts, tournois, combats de chevalier, le bon roi Carolus Magnus Petrus Lehoulier a laissé place à son fils, un jeune soudard ivre de sang et de batailles, vindicatif et inconscient qui n'a d'autres rêves que d'agrandir son fief et de partir aux croisades, son glaive ébréché témoigne de ses qualités guerrières. De quoi refroidir notre amour immodéré pour ces siècles lointains.

D'ailleurs on les quitte ! Delphine ouvre un second livre, le drapeau français sur l'Elysée prouve que nous sommes en France, douce et sereine France, hélas l'embellie ne se prolonge pas, nous vivons l'époque des dictateurs, les estampes ( pas du tout japonaises ) qui se suivent décrivent une sombre époque, des bombes tombent sur des enfants, des lanceurs de missiles exécutent leurs tristes envois, des villes flambent, la musique s'alourdit, long passage musical, au cours duquel Pierre debout appuie sur l'accélérateur de sa guitare et Delphine s'adonne à une tarentelle désordonnée, bouquet final, feu d'artifice terminal.

Triste constat : depuis le moyen-âge le monde ne s'est guère amélioré, nous ne nous servons plus d'épées mais d'armes de haute destruction... Le bon vieux temps ne dure-t-il pas encore ? Une nouvelle fois les cui-cui ont frappé fort, Un joyaux de plus à rajouter à la couronne des Crashbirds.

Réalisé avec la complicité active d'Eric Cervera et de Rattila Pictures

Damie Chad.

RAUNCHY BUT FRENCHY ( 2 )

COULEUR MAGENTA

La nouvelle était tombée brutalement dans le flash d'information '' Mort de Guy Magenta '' sans plus. Un coin de la planète devait être en feu quelque part car le speaker ne s'était pas attardé, il l'avait juste ajouté qu'il avait quarante ans. C'était il y a longtemps, c'était en 1967. Depuis de l'eau a coulé sous le Pont Mirabeau ( sous tous les autres aussi ) et qui pense encore à Guy Magenta ! Sur le moment j'avais ressenti un petit creux à l'estomac, Guy Magenta je connaissais, l'était crédité pour la musique de Si tu n'étais pas mon frère d'Eddy Mitchell, un des meilleurs titres du rock français. Un truc percutant. Je me souviens encore qu'une après-midi alors que je le repassais pour la vingtième fois d'affilée ma mère excédée a surgi dans la pièce et a exigé que j'arrête immédiatement cette ordure, puis elle m'a traité d'assassin ! Sur ce elle a claqué la porte et j'ai remis le disque... Car j'étais un serial killer.

Depuis 1965, j'étais fan d'Eddy Mitchell, parfois pour me rappeler le bon vieux temps, je file sur You Tube, et dans la série mes tendres années qu'elle était verte ma vallée je m'écoute une dizaine de hits de Schmoll... je me suis adonné à cet enfantillage pas plus tard que quinze jours d'ailleurs, mais cette fois j'ai tiqué, évidemment j'ai commencé par Si tu n'étais mon frère, j'ai enchaîné sur Société anonyme et là plouf sur les renseignements fournis sous la vidéo, je remarque que Guy Magenta est crédité, ah, oui Magenta, je ne m'attarde pas, j'ai un autre chat à fouetter l'envie subite d'écouter un autre de mes morceaux préférés ( que presque personne ne connaît ) de Mitchell : Fortissimo et là bingo les gogos, le nom de Guy Magenta s'affiche une nouvelle fois, je veux en savoir plus, je cherche, je trouve.

C'est qu'une question subsidiaire angoissante me titille, je m'aperçois que la montagne possède une troisième face dont j'ignorais l'existence. O. K. ces titres je les ai aimés pour l'implication vocale du chanteur, et pour leurs textes, que voulez-vous je suis un littéraire. N'avais jamais pensé que les ai peut-être appréciés parce que c'était même le gars qui en avait composé la musique.

Comme Marcel Proust j'avais du temps à perdre, aussi me suis-je enquis de la totalité des titres écrits par Guy Magenta pour Eddy Mitchell. Pas un max, seulement dix, leur collaboration ayant débuté en 1965 et terminé, par la force des choses, en 1967.

Mais qui est Guy Magenta ? Se nomme en vérité Guy Freidline, millésime 1927, un compositeur né dans une famille de musiciens qui recevra quelques leçons de guitare de George Ulmer, doué et prolixe, l'est un admirateur de Vincent Scotto, attention il ne fournit que la musique, laisse à d'autres le soin des paroles. Le genre de caméléon qui s'adapte à son environnement, dans les années cinquante l'on remarque sa signature sur les pochettes des vedettes d'alors, Lucienne Delyle, Annie Cordy, Rina Ketty, Dario Moreno, Gloria Lasso, auxquels on joindra Edith Piaf, Dalida, Sacha Distel... contrairement à beaucoup il a l'intelligence de ne pas cracher sur la nouvelle vague des années soixante, John William, Hughes Aufray, Olivier Despax, Les Champions, Claude François, France Gall, Frank Alamo, Petula Clark, Lucky Blondo, Noël Deschamps, Dick Rivers, Eddy Mitchel seront parmi ses clients, rien ne lui fait peur, saute les générations, capable de vous pondre une opérette, une musique de film, de la roucoulade, du yé-yé et du rock. Ça marche pour lui. Par contre ça roule moins bien. Se tue à Salbris au volant de la Jaguar qu'il vient d'acheter... Toujours mieux que de se faire envoyer ad patres par la bicyclette d'un écologiste qui vous percute sur un passage clouté. Une mort princière donc... Difficile de glaner quelques renseignements sur le net...

Formulons notre question autrement : reconnaît-on la pâte Magenta dans ces dix titres mitchelliens, y a-t-il sans discuter dans ces dix cuts des gimmiks musicaux, une structuration singulière qui fassent que l'on reconnaisse le coup de patte magentique.

Si tu n'étais pas mon frère : ( 1965 ) : parolier Ralph Bernet : à la base c'est quoi ce morceau, des écorchures de guitares sur une tambourinade infinie, une espèce de ressassement rythmique répétitif, une cavalcade nocturne. Une orchestration sans une once de graisse, une esthétique spartiate, difficile d'en tirer une conclusion définitive. Elle détruit les garçons : ( 1965 ) : parolier Ralph Bernet : niveau parole ce n'est pas Victor Hugo, ca tombe bien l'on n'écoute que la musique : très différent du précédent, pourtant si l'on y prête attention, il y a ce rebondissement rythmique, ce piétinement de la batterie qui n'est pas sans rappeler celle du précédent, lorsque ce phénomène se manifeste, comme par hasard ce sont les meilleurs passages du morceau. Serrer les dents : ( 1965 ) : parolier Ralph Bernet : nous avions deux indices, nous voici face à une évidence d'autant plus prégnante que l'on retrouve la même fragmentation saccadée comme si la musique se marchait sur les pieds ou avançait à tout petits pas pressés, le phénomène est d'autant plus marqué que ce n'est pas la batterie qui se charge du boulot, mais toute l'orchestration introductive des couplets, à chaque fois différente – de ce temps-là il y avait des arrangeurs qui cherchaient pour chacun des titres d'un album une couleur distincte - étrangement ce sont surtout les violons qui accentuent le schmiblick à l'instar de l'oiseau pépiant à tue-tête à ras de terre pour détourner le serpent qui s'avance vers le nid. Les filles des magazines : ( 1965 ) : parolier Ralph Bernet : sorti sous forme de disque pirate, pochette blanche, agrémentée d'un tampon portant la mention Eddy Mitchell / Jimmy Page, couplé avec une version en anglais de What d'I said : je n'aime point trop ce morceau qui sur le sujet n'atteint pas la force érotique des Craquantes de Nougaro, mais là n'est pas le problème, pas besoin de coller son oreille sur les baffles, le truc c'est de ne pas suivre la guitare mais la batterie qui semble taper sur les tom par demi-tons, ce qui produit ce sautillement froissé caractéristique qui nous intéresse. Fortissimo : ( 1966 ) : parolier Ralph Bernet : changement d'époque, du rock l'on passe au rhythm 'n' blues, l'année suivante Mitchell s'envolera pour Muscle Shoals, la venue de James Brown à Paris n'y est pas pour rien... la guitare n'est plus qu'un faire valoir, les cuivres se taillent la part du lion, ils agitent leur crinière imposantes qui les rend redoutables, n'empêche que par-dessous la batterie ricoche sur elle-même, faut y faire attention car le morceau se déploie sous la forme d'une incessante gradation ascendante. Au temps des romains : ( 1966 ) : parolier Ralph Bernet : en ce temps-là Astérix occupait la première place des ventes en librairie, à rebours de la mode Mitchell le cria haut et fort il aurait vraiment été très bien au temps des ennemis implacables des irréductibles gaulois, le morceau est ponctué d'éclats de fanfares, les buccins triomphaux de l'empereur Trajan, lorsqu'ils se taisent vous saisissez venu du fond de l'antiquité le lourd claudiquement répétitif des légions en route vers la victoire. Société anonyme : ( 1966 ) : parolier Ralph Bernet : hymne anarchiste ou critique impitoyable de la société capitaliste, je vous laisse juger par vous-même, rythmique envolée soutenue par des éclats intempestifs de cuivres, le morceau filoche dur, pas le temps de sauter d'un pied sur l'autre, mais la basse est légèrement décalée, ce qui introduit une espèce de tremblement qui accentue encore la galopade du chant et de l'accompagnement, avec en plus ces moments où la basse prend le devant de la scène et semble presser le temps comme si elle voulait recoller au gros de la troupe. Bye bye prêcheur : ( 1967 ) : parolier Frank Thomas, l'a écrit de nombreux succès pour Joe Dassin : un titre rentre-dedans et anti-curé, une spécialité de la première partie de la carrière du grand Schmoll, là c'est davantage fugace, il y a cet orgue d'église qui monopolise l'espace, mais ce rythme à deux temps précipités lors des refrains porte bien la marque de l'écriture de Magenta que nous recherchons. Je n'avais pas signé de contrat : ( 1967 ) : Frank Thomas et Jean-Michel Rivat écrivirent souvent ensemble, Rivat a laissé un souvenir périssable dans la mémoire du siècle en enregistrant muni d'une impressionnante perruque sous le nom d' Edouard : l'on n'entend pas grand-chose, la batterie trop mécanique écrase tout, trop mixée devant voilant les chœurs et surtout ces clinquances dégringolantes de guitare pas assez exhibées en avant pour savoir si leur répétition est vraiment un signe magentique. Le bandit à un bras : ( 1967 ) : parolier Frank Thomas : petite précision pour ceux qui entrevoient un western avec un pistolero manchot qui ne rate jamais sa cible, erreur sur toute la ligne, c'est ainsi que dans la perfide Albion l'on surnommait les machines à sous : enregistré à Londres, une utilisation très pertinente des cuivres, je ne m'en étais pas aperçu lors de sa sortie, sinon chou blanc et échec noir, sur toute la ligne, à aucun moment je n'ai découvert dans cette ultime piste une trace quelconque qui viendrait conforter mes hypothétiques déductions. Est-ce que cela a une réelle importance ? C'était juste un prétexte pour évoquer l'ombre perdue de Guy Magenta.

Damie Chad.

 

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 02

LIMOGES

Dés l'entrée de Limoges nous fûmes pris en charge par une dizaine de motards de la gendarmerie nationale, sirènes hurlantes à une vitesse excédentaire ils nous emmenèrent devant l'entrée de la préfecture. Molossito et Mlossa auraient bien aimé que nous prissions un selfie devant le majestueux bâtiment, mais nous fûmes rondement menés au pas de course jusqu'au QG de crise opérationnel dans lequel s'agitaient une dizaine de pingouins fonctionarisés manifestement en proie à une grand affolement. Le préfet en uniforme s'avança vers nous, le visage défiguré par un tic nerveux d'impatience. A peine avait-il ouvert la bouche que le Chef l'interrompit '' juste le temps d'allumer un Coronado'', j'en profitais pour insinuer que tout serait parfait en ce bas-monde si pouvait être mis à disposition de notre brigade canine un grand bol d'eau pure et deux assiettes de steak haché au poivre vert. Mes souhaits furent exécutés avec célérité, c'était fou comment en quelques heures la cote du SSR avait augmenté auprès des autorités !

Ne restait plus qu' à écouter le préfet. Il explosa littéralement, jeta sa casquette sur le parquet ciré et en un accès de colère folle il la piétina sauvagement. '' Un volcan ! Un volcan ! Nous sommes sur un volcan !'' Sur le moment je crus que le Puy du Dôme s'était réveillé et était prêt à recouvrir le département d'un tapis de cendres et de lave brûlantes. Peut-être nous avaient-ils confondus avec une équipe de vulcanologues appelés de toute urgence, mais non c'était bien l'affaire Charlie Watts qui motivait cette nervosité.

    • L'a fallu que ça tombe sur moi hoqueta-t-il, les agents de défense du Territoire ont recensé en moins de vingt-quatre heures dix-sept apparitions aux quatre coins de la France du batteur de ces saltimbanques inconnus, les Trolling Fones, une histoire de fantômes tout juste bonne pour les vieilles femmes et à l'Elysée non seulement ils prennent l'affaire au sérieux, mais ils ont décidé que c'est ici dans la Haute-Vienne qu'ils envoyaient le SSR pour traiter l'affaire sous prétexte qu'un journaliste de France-Inter a signalé cette insignifiante anecdote dans un flash d'information. Une histoire abracadabrante, l'on veut couvrir la préfecture de la Haute-Vienne de ridicule, je suis sûr que le Président du Sénat qui assure l'intérim a un copain à placer, il profitera de cette stupide affaire pour me limoger. Limoges, ô ma ville sacrée, je ne me laisserai pas faire, je suis là pour veiller sur ta sécurité ! Quant à vous, vous vous débrouillez pour me coffrer ce pâle toqué qui joue au revenant dans notre si paisible campagne. Voici l'adresse du péquin, un incertain Joël Moreau, vraisemblablement un assoiffé notoire, qui a vu le spectre du dénommé Charlie Waters !

UN TEMOIN CAPITAL

Joël Moreau nous reçut dans son bureau de l'Université de Limoges, un homme affable, un intellectuel de haut-niveau, les étudiants qui nous avaient accompagnés jusqu'à sa porte nous apprirent avec fierté et respect que c'était l'un des mycologues européens les plus réputés.

    • ah ! Vous venez pour l'affaire Charlie Watts, je comprends le souci des autorités. Je suis le premier à reconnaître que c'est incroyable. Mais je l'ai reconnu sans problème, je suis un vieux fan des Rolling Stones, l'est passé devant moi, dans son costume noir à liserets blancs, la grande classe, et ce sourire mi-malicieux mi-énigmatique, je ne crois pas qu'il m'ait vu, du moins il n'en a pas donné le moindre signe, j'aurais bien aimé lui demander un autographe, mais je n'ai pas osé le déranger, j'ai aussi dépassé l'âge naïf de mes étudiants...

    • Vous l'avez aperçu sur le campus ?

    • Pas du tout, en pleine campagne, sur la lisière du Bois du Pendu, à une quinzaine de kilomètres d'ici, il devait être cinq heures de l'après-midi. J'ai signalé le fait à quelques collègues, l'un d'eux a dû parler et l'information a fini par tomber dans l'oreille du correspondant de France-Inter.

    • A titre tout à fait indicatif, Monsieur le Professeur que faisiez-vous dans ce con perdu, je suppose que vous aviez emmené avec vous une jolie étudiante...

    • Hélas non, j'étais seul, quant à ma présence en cet endroit elle est évidente, je suis professeur de mycologie, je cherchais des champignons !

    • Une dernière question, Monsieur le Professeur, croyez-vous aux fantômes ?

    • Pas du tout, mais je crois en Charlie Watts, j'ai assisté au premier rang à dix-sept concerts des Rolling Stones. Vous savez je suis un esprit positif, un scientifique, mais avec les Stones il faut s'attendre à tout !

LE BOIS DU PENDU

L'entente avec Joël – fini le protocolaire Monsieur le Professeur - avait été quasi-immédiate, nous aurions besoin de bottes de caoutchouc avait-il décrété, l'on passe d'abord chez moi pur récupérer deux vielles paires, il en profita pour nous montrer son impressionnante collection de bootlegs des Stones, et maintenant tassés dans sa Kangoo, nous montions vers le Bois du pendu.

Joël stationna la voiture au haut d'une vaste colline herbue couronnée par un imposant bosquet de chênes. A la première portière ouverte Molosa et Molossito sautèrent hors du véhicule galopèrent en jappant vers les arbres.

    • Ils ont besoin de se dégourdir les pattes, qu'ils fouinent à leur aise, avec un peu de chance ils poseront le museau sur une piste ! Quant à nous, explorons l'endroit méthodiquement, serions-nous plus perspicaces que nos chiens interrogea le Chef en allumant un Coronado.

Il n'en fut rien. Nôtre tâche se révéla aisée. Aucune broussaille n'encombrait le sous-bois, des sentiers zigzaguaient sans encombre parmi les fayards relativement espacés. Pendant notre exploration, Joël nous raconta qu'il avait vérifié la veille, la dénomination '' Bois du Pendu '' remontait au début du dix-huitième siècle, et qu'aucun évènement sinistre ne s'était jamais déroulé depuis ce temps lointain dans ce lieu que nous parcourions les sens en éveil. Nous eûmes beau scruter le sol nous ne relevâmes même pas la présence d'un mégot de cigarette ou d'un déchet de plastique.

    • Remarquons que ce n'est pas dans le bois que Charlie Watts m'est apparu mais lorsque j'étais en train de longer la lisière. Suivez-moi je vous montre l'endroit exact.

Rien de particulier n'éveilla notre attention. Pourquoi exactement ici et pas ailleurs me demandais-je. Le Chef devait partager mon interrogation, il s'arrêta pensivement pour allumer un coronado, Joël en profita pour me désigner cachés dans l'herbe deux magnifiques cèpes, ils étaient déjà-là hier précisa-t-il.

    • Agent Chad, je ne pense pas que le fantôme de Charlie Watts se promenait ici pour cueillir des champignons, ne nous égarons pas, restons rationnels.

C'est à ce moment-là que les chiens aboyèrent. Ils étaient loin, instinctivement je tournais la tête vers le lieu d'où nous parvenaient le son, à une centaine de mètres, au-dessus de nous, je n'en crus pas mes yeux, une silhouette noire venait vers nous, d'un pas nonchalant, sans se presser, le long de la lisière, les cabots le suivaient en hurlant à la mort mais cela n'avait pas l'air de gêner Charlie, car c'était lui, plus il se rapprochait de nous, plus nous étions sûrs que c'était bien lui !

    • Agent Chad, dès qu'il arrive à notre hauteur vous l'attrapez par le bras et vous le retenez, sans brutalité, n'oubliez pas que c'est Charlie Watts tout de même !

Je m'exécutai, quand il fut à ma portée je tendis la main, mais elle ne rencontra que du vide, pas un gramme de chair et d'os, un fantôme, un vrai, il ne tourna même pas la tête vers nous, et passa son chemin tranquillement, trente mètres plus loin, il se volatilisa en une seconde. Nous étions abasourdis.

Nous n'eûmes pas le temps de reprendre de nos esprits. Le portable du Chef, venait de sonner.

A suivre....

21/09/2016

KR'TNT ! ¤ 295 : CHPIS MOMAN / FRANTIC ROCKERS / THE DISTANCE / NAPALM DEATH / JIM TULLY / JAMES BALDWIN / JOHN LENNON

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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LIVRAISON 295

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

22 / 09 / 2016

 

CHIPS MOMAN / FRANTIC ROCKERS /

THE DISTANCE / NAPALM DEATH /

JIM TULLY / JAMES BALDWIN / JOHN LENNON

UN MOMENT CLE

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— Chip quoi ?
— Chips Moman !
— Non ça ne me dit rien...
Le Professor Von Bee et moi avions cette conversation l’autre nuit sur l’autoroute, en rentrant du concert des Rezillos. Il n’avait jamais entendu parler de Chips Moman et pourtant, un peu plus tôt dans l’après-midi, il me faisait écouter une compile Kent consacrée à Dan Penn qui venait tout juste de paraître.
C’est vrai que Chips Moman est passé un peu à la trappe, en France. Aux États-Unis, Chips est une légende, au même titre que ses vieux copains Dan Penn et Spooner Oldham. Enfin, était, car Chips vient de casser sa pipe et on lui doit bien un coup de chapeau, pas vrai ? Au moins pour deux raisons : les deux hits co-écrits avec Dan Penn, justement, «The Dark Side Of The Street» qui fut un hit pour James Carr, autre légende à roulettes, et «Do Right Woman Do Right Man» qui fut un hit pour Aretha.
C’est l’histoire de ce hit écrit pour Aretha qui est marrante.
Il faut remonter un peu dans le temps, jusqu’en 1966, l’année où Aretha songeait à quitter Columbia. Cinq ans auparavant, son père le Révérend Franklin avait choisi Columbia plutôt que Tamla car il voulait que sa fille entamât sa carrière sur un label prestigieux. Ce serviteur de Dieu ne rêvait que d’une seule chose : voir sa fille devenir une star. De 1961 à 1966, Aretha enregistra des albums produits en partie par John Hammond. Mais elle ne parvenait pas à entrer dans le hit-parade, alors que toutes ses copines originaires comme elle de Detroit y caracolaient déjà, grâce à Tamla. Les disques d’Aretha très orchestrés et trop arrangés de la période Columbia semblaient ringards, alors que Berry Gordy réinventait la poudre et sortait quasiment un hit planétaire chaque semaine. The sound of young America ! Ça ne vous rappelle rien ?

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Aretha était alors mariée à Ted White qu’on surnommait le gentleman pimp. Ted White était en fait un mac black très distingué qui faisait bosser plusieurs filles. Il n’eut aucun mal à séduire Aretha qui était aussi une croqueuse d’hommes, en dépit d’une apparente timidité. Johnnie Taylor et bien d’autres se souviennent d’elle comme d’une chaudasse de première main - She was more a party girl, a shy one, but a fox nonetheless - Bettye LaVette connaissait aussi Ted White, en tant que protecteur, et homme de goût qui connaissait ses vins et ses parfums. Bettye explique que dans le monde de la musique noire, les producteurs/managers étaient aussi généralement des proxos : ils trouvaient des femmes qui travaillaient pour eux et qui rapportaient du blé, et en échange, ils les protégeaient. Aretha n’était pas la seule dans ce cas. Sarah Vaughan et Billie Holliday étaient elles aussi macquées. Bettye ajoute que si elles ne rapportaient pas assez d’argent, elles prenaient des coups. Et ça allait même beaucoup loin, car elles prenaient ça pour une preuve d’amour - Lots of chicks felt like if their man didn’t beat her, he didn’t love her (Elles pensaient que si leur mec ne les battait pas, c’est qu’il ne les aimait pas) - Etta James dit qu’Aretha et Ted, c’est la même chose qu’Ike and Tina. Ike a fabriqué Tina et Ted, dit-elle, a façonné Aretha en lui apprenant les bonnes manières et à se conduire dans le monde. Alors Etta se pose la question : aurions-nous connu le succès, Aretha, Sarah, Billie et moi, sans les macs qui nous vendaient ? - A career without pimps selling us ? - Sa réponse est claire - Who the fuck knows !
À l’époque où Aretha est encore chez Columbia, le public commence à l’admirer. Mais Ted White trouve qu’elle ne rapporte pas assez de blé. Justement, le contrat avec Columbia arrive à terme et Ted se frotte les mains. Il sait que les autres gros labels louchent sur Aretha et qu’ils sont prêts à allonger l’oseille.
On est en 1966 et Jerry Wexler a déjà 49 ans. Il se passionne depuis l’enfance pour la musique noire et il fait une carrière de producteur chez Atlantic, un label indépendant qui a décollé grâce à Ray Charles. Le boss d’Atlantic s’appelle Ahmet Ertegun, fils de l’ambassadeur de Turquie aux États-Unis. Ahmet est lui aussi un homme de goût, un mec plus fasciné par les musiciens que par le profit, le contraire exact des businessmen qui gèrent les gros labels corporate et qui ne pensent qu’à se goinfrer. Tout ça pour dire qu’Atlantic et Columbia constituent les deux extrêmes de l’industrie musicale.
Wexler a déjà lancé Solomon Burke et Wilson Pickett, et bien sûr, il rêve de récupérer Aretha. Il a flairé son talent. Il voit son potentiel. Columbia n’a rien compris. Il sait que le contrat d’Aretha avec Columbia va expirer. Il lance un hameçon a Detroit dans l’entourage d’Aretha et il attend.

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Et puis, il a découvert le studio de ses rêves, un endroit où les musiciens jouent avec une incroyable spontanéité. Ce sont des blancs et le studio se trouve à Muscle Shoals, en Alabama. Un jour, il s’y trouve pour superviser une séance d’enregistrement de Wilson Pickett. Percy Sledge entre dans le studio et se fout de la gueule de Wilson qu’il accuse de singer Otis et James Brown. Une shoote éclate, et Wexler doit s’interposer car Percy et Wilson sont d’anciens boxeurs et les coups commencent à partir. Soudain une secrétaire appelle Wexler et lui dit qu’une certaine Louise Bishop le demande au téléphone. Louise est son hameçon à Detroit. Elle lui indique qu’Aretha est prête à le rencontrer. Wexler attendait cet instant depuis des semaines.
Il prend le téléphone que lui tend la secrétaire. Mais il ne tombe pas sur Aretha, il tombe sur Ted, évidemment.
— Mister Wexler ?
— Appelle-moi Jerry !
— Okay, appelle-moi Ted.
— J’ai entendu dire que ta pouliche est à vendre, Ted...
— J’ai entendu dire que tu serais très intéressé, Jerry...
— Plus que très intéressé, gravement intéressé...
— Dans ce cas, il faudrait qu’on se rencontre...
— C’est quand tu veux !
— Donne-moi une date !
— Lundi à New York. Dans mon bureau à midi.
— On sera là.
Si vous entrez dans ce bureau, alors vous entrez dans le monde des géants de l’histoire du rock. Il s’agit de la première entrevue entre Aretha et Jerry Wexler, l’homme qui va faire d’elle une reine, the Queen of Soul.
Aretha et Ted arrivent pile à l’heure, souriants. Jerry est un vieux renard, il les met à l’aise et demande pourquoi ils cherchent un nouveau label. Aretha prend la parole d’une voix de petite fille :
— Je voudrais bien des tubes.
— Et de l’argent, ajoute Ted.
Wexler abat aussitôt ses cartes :
— Je peux vous avancer 25.000 dollars pour le premier album. À la seconde où vous signez ce contrat, je vous donne le chèque.
Wexler s’attend à une partie de bras de fer. Il est sûr que Ted va demander le double. Mais non. Wexler est même choqué quand Ted lui annonce :
— Okay, on y va pour 25.000.
La première idée de Jerry Wexler est d’envoyer Aretha chez Jim Stewart à Memphis. Wexler travaille avec Stax et ça se passe bien. Stax pond hit sur hit. Mais à sa grande surprise, Stewart décline l’offre. Il dit qu’il ne voit pas Aretha enregistrer chez lui dans le studio Stax. Il pense que l’environnement ne lui conviendrait pas. Après coup, Wexler se dit qu’il a frôlé la catastrophe, car Stewart a raison. Wexler sait que la magie se trouve à Muscle Shoals. Il arrive à convaincre Aretha et Ted de descendre faire une première session dans ce petit studio d’Alabama. Nous sommes en janvier 1967. «Respect» (Otis) et «A Change Is Gonna Come» (Sam Cooke) font partie du choix de morceaux. Wexler est sûr de son coup.

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Dans le studio se trouvent les musiciens blancs qui vont faire la légende de Muscle Shoals, Jimmy Johnson, guitare, Roger Hawkins, drums, Tommy Cobgill, bass et Spooner Oldham, claviers. Ah mais il y a aussi un autre guitariste, un mec qui a déjà accompagné des gens du calibre de Gene Vincent et de Johnny Burnette. Oui, c’est Chips Moman.
Au commencement de la session, Aretha ne sort pas de sa coquille. Elle appelle les musiciens Mister et tout le monde l’appelle Miss Franklin. Dan Penn assiste à la session et dit qu’Aretha chante comme une sainte. Petit à petit, l’atmosphère se détend car Aretha apprécie vraiment la spontanéité et l’énergie du groupe. Le courant passe bien, alors elle met le paquet.
Pendant une pause, Dan montre un enchaînement d’accords à Chips :
— Écoute ça !
Ils gratouillent un refrain vite fait sur le pouce et ça devient une chanson intitulée «Do Right Man Do Right Woman». Ils la propose à Aretha qui l’adore et qui décide de l’enregistrer aussi sec. Dans ce climat d’ébullition créative, Wexler jubile. Il sait aussi qu’il assiste à la naissance d’une superstar.
Le studio appartient alors à Rick Hall, boss moustachu du label Fame. Wexler et lui ont un petit contentieux, car Rick a piqué Clarence Carter à Atlantic, mais Wexler a passé l’éponge. Le soir, à la fin de la première session, Wexler fatigué rentre à son hôtel et laisse tout le monde faire la fête, comme c’est la coutume chez Fame. L’alcool coule à flots et soudain une shoote éclate entre Ted White et un joueur de trompette. Racial stuff ! Ted empoigne le bras d’Aretha et ils quittent le studio en claquant la porte.
Rick Hall file à l’hôtel pour essayer de rattraper le coup, mais Ted White n’a pas dessaoulé. Il ne veut rien entendre. Il est même devenu complètement hystérique :
— J’aurais jamais dû emmener ma femme en Alabamaaaaaa pour jouer avec ces puuuutains de rednecks !
— Oh ! Tu me traites de redneck ?
— Tu m’as bien traité de nègre, tout à l’heure !
— Je n’utilise jamais ce mot !
— Mais tu le penses, hein ?
— Je pense surtout que tu devrais aller te faire enculer !
Et pouf, Ted balance un droite et paf ! Rick lui en retourne une en pleine gueule.
Quand Jerry Wexler apprend ça, il accourt pour essayer de réparer les dégâts. Il est six heures du matin. Mais c’est cuit. Ted White est hors de lui.
— Ouais, tu disais que Muscle Shoals était un paradis de la soul ? Mon cul ! Muscle Shoals is soul shit ! Ces mecs sont des nasty motherfuckers ! On se casse ! We’re outta here !
— Mais que fait-on des morceaux, Ted ? Le seul qu’on a enregistré, c’est «I Never Loved» et le début de «Do Right Man».
— T’es dans la merde Wexler. Je ne crois pas que ma femme continuera d’enregistrer pour Atlantic. Tu vois la porte ? Dégage !
Jerry Wexler est anéanti. Le pauvre. Il venait de vivre la plus belle séance d’enregistrement de sa vie et ça se termine en désastre : Ted dit qu’il va quitter Atlantic, il vient de se battre avec le propriétaire du studio et il met fin à la session après seulement une journée d’enregistrement.

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Wexler n’a aucune idée de ce que va décider Aretha. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’Aretha est loyale envers les gens qui lui plaisent. En outre, elle ne supporte plus son mari Ted qui lui fout des trempes en public. Elle va donc profiter de cet incident pour s’en débarrasser. D’autant qu’elle l’a vu picoler toute la journée et gâcher une session d’enregistrement qui lui plaisait beaucoup. Elle s’entendait si bien avec monsieur Moman et monsieur Penn, avec monsieur Hawkins et monsieur Johnson, avec monsieur Wexler et monsieur Hill. Quand Ted a agressé le joueur de trompette, ce fut pour Aretha la fameuse goutte d’eau, celle qui fait déborder le vase. Hop, Ted le manager proxo est viré.
Dix jours plus tard, elle rappelle le pauvre Jerry Wexler qui n’y croyait plus.
— Monsieur Wexler, c’est Miss Franklin à l’appareil. Je suis prête à enregistrer. Mais je ne souhaite pas retourner à Muscle Shoals. J’enregistrerai à New York. Je sais que vous y avez des studios.
— C’est entendu. Que fait-on pour les musiciens ?
— Faites venir les boys de Muscle Shoals, s’il vous plaît. Ils me comprennent bien. Et pour les chœurs, je ferai venir mes sœurs.
Voilà de quelle façon Chips et ses copains sont revenus jouer avec Aretha et finir d’enregistrer I Never Loved A Man The Way I Love You, son premier smash sur Atlantic.

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Oh encore une chose avant de dire adieu à Chips. Dan et lui ont aussi composé un autre hit intemporel : «Cheater Man». Ça ne vous dit rien ? Esther Phillips ! Le cut se trouve sur le volume 3 de la série Formidable Rhythm & Blues. C’est un disque que j’emmenais dans toutes les boums à l’époque. Juste pour pouvoir entendre et faire entendre Esther. Quand elle attaquait «Cheater Man», un éclair de jouissance bulbique nous traversait le corps de la tête aux pieds et on se désarticulait comme on pouvait pour danser la Saint-Guy. La petite voix sucrée d’Esther nous rentrait sous la peau et nous hérissait le poil. Chaque fois que je pense au mot frisson, je l’associe au nom d’Esther Phillips. Elle est restée la déesse de la soul libidinale, la reine de la Nubie schwobienne des songes éthérés, la pourvoyeuse d’élans symptomatiques et la garante d’une certaine pureté sentimentale.



Signé : Cazengler, Moman bobo

Chips Moman. Disparu le 13 juin 2016
Aretha Franklin. I Never Loved A Man The Way I Love You. Atlantic 1967
Thom Gilbert. Soul Memphis Original Sound. Officina Libraria 2014. (Un très beau portrait de Chips Moman s’y trouve)

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BETHUNE RETRO / 27 août 2016


FRANTIC ROCKERS

Le franc tir des Frantic

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Et pourtant, c’était mal parti. Les Frantic Rockers venaient de tester le son avec une mauvaise version du «Rolling Stone» de Muddy et on s’est dit : Oh la la, ça y est, on va encore se taper une resucée du Chicago Blues des années quatre-vingt !

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Eh oui, deux blacks devant avec des guitares, un jeune chicano à la stand-up et un batteur lui aussi chicano à lunettes, on avait là le prototype du petit groupe de club sans avenir ni prétention. Le jeune black au chant semblait assez timide, mais on voyait poindre le rigolard sous le timide. Il avait la physionomie mobile d’un J.B. Lenoir ainsi que son petit côté rondouillard. Son collègue guitariste très métissé portait une casquette et jouait sur une Telecaster, ce qui n’était fait pour nous rassurer. Par contre, la section rythmique affichait une belle tendance rockab à l’Américaine.

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Après deux morceaux cousus de fil blanc qui faillirent sceller son destin, le groupe se mit vraiment en route, comme un moteur qui trouve enfin son régime. Les deux guitaristes commencèrent à claquer des riffs ensemble et soudain, ils transformèrent un set d’apparence bringuebalante en véritable pétaudière. Oui, il s’agissait du vieux Graal que cherchent tous les lapins blancs, le rockab du blues, ou le blues du rockab, si vous préférez, enfin, l’endroit exact où se croisent les deux cultures, cette énergie primitive qu’on trouve chez des gens comme Lazy Lester ou Frankie Lee Sims, Ike Turner ou Jerry Boogie McCain. Et surtout chez Charlie Feathers qui prenait des cours de guitare chez un vieux black de plantation nommé Obie Patterson. Tous ces gens-là ont inventé la pétaudière de cabane branlante.

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En seulement deux cuts, les Frantic Rockers se mirent le public dans la poche. On ne peut pas rester insensible à un son pareil. Ce sont les racines de la musique moderne, de tout ce qui constitue notre univers. Et ils relancèrent leur set de façon spectaculaire. Ils firent tout simplement ce qu’on attend de tous les groupes de rockab, ils se mirent à casser méthodiquement la baraque. Cut après cut, ils shootaient dans la nuit tiède de Béthune tout le ramshakle du Chicago blues des origines, avec la quincaillerie habituelle d’ailes de Cadillac, de pompadour de Muddy, de portières arrachées de Little Walter, de poules noires aux cheveux décolorés, de seringues usagées, de vieux amplis à lampes et à roulettes, de costumes vert pistache et de mocassins en peau de vache, d’épouses trompées mais fidèles, de murs ruisselants de condensation, de faune interlope, de gibier de ghetto, de blues joué trop fort, d’alcool frelaté, de blessures au visage mal soignées, d’harmos sortis des poches des pantalons, de chaussures sans chaussettes, de négritude mal adaptée aux lois urbaines, de jungle dans la jungle, de hantise du gros porc de flic blanc, de bosse de holster sous le veston, de cliquetis des glaçons dans les verres, de bouche pâteuse du petit matin, de poule ramenée à la maison qui se couche toute habillée, de deep blue sea et de toutes ces femmes fishing after me, de cousins eux aussi montés du Deep South par le train, de petits boulots à l’usine, d’odeur de sang pour ceux qui comme Pops travaillent aux abattoirs pour nourrir les gosses, de patrons blancs qui ne payent pas les musiciens, et de Juifs polonais qui ont un studio sur Michigan Avenue et qui font du business sur le dos des nègres.
Le petit gros s’appelle Jessie De Lucas. On se souviendra de lui comme du héros d’un soir. Il chantait et dansait en frottant ses semelles, claquait des riffs et prenait des solos classiques, mais avec une belle rage. On aurait dit un Muddy dévergondé, un Muddy décidé à faire twister les colonnes du temple. Il laissait parfois le micro à son copain David Salvaje qui hélas n’avait pas de voix, mais bon, ça passait, car Jessie dansait à côté et cherchait tous les moyens de faire encore monter la température. Et elle montait, au point que le public réclama encore des cuts, alors ce fut l’enfilade des rappels, et par chance, ils avaient quelques jolis classiques en réserve.

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Pas de miracle, tout ça repose sur une section rythmique infernale. Les deux chicanos jouent les locos, ils n’accordent aucun répit ni au beat, ni au public, et encore moins au qu’en-dira-t-on. Jamais de slow blues, non, ils tapent dans le haut du hot, et c’est un régal libidinal que de voir jouer un batteur pareil. Véritable powerhouse, ce mec est tombé dans une bassine de beat quand il était petit. Il peut jouer d’une baguette de la main gauche et secouer des maracas de la main droite. On sent la pulsion frantique en continu. All nite long, comme disait Muddy.

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Les Frantic Rockers ont déjà enregistré deux albums. Le premier, paru en 2014, s’appelle Savage Beat, tout un programme, et c’est peut-être l’expression qui pourrait les caractériser. Dès le «Wanna Boogie» qui ouvre le bal, ils mettent la pulsion sous pression, ils tapent dans la légende de Magic Sam, mais au guttural de bête de club. Ils rendent ensuite un hommage endiablé à Junior Wells avec une reprise d’«Hoodooman Blues». On sent la mort qui rampe au cœur du blues, le serpent des origines, le satan du blues, Papa Lego et le Baron Samedi. Ils redonnent du nerf à cette vieille mythologie issue des forêts tropicales. Inutile de dire qu’avec ces deux morceaux, ils font un véritable carnage sur scène. On retrouve aussi sur disque le fameux «Rolling Stone» de la balance. Curieusement, la version studio est nettement meilleure que la version live, car extrêmement bien pulsée au beat. Ils tapent ensuite dans Billy Boy Arnold avec un version bien slappée de «Crying And Pleading». Ils attaquent parfois des cuts au slap pur, comme ce fantastique «All Through The Night», ou alors «I’m Gone», qui sonne comme un classique rockab des enfers. C’est là qu’on retrouve le fameux croisement des genres, celui auquel s’intéressent aussi Jake Calypso et les Excellos. Pour réussir un coup pareil, il faut disposer d’une section ryhtmique exceptionnelle, ce qui est le cas des Frantic Rockers. Leur «Drive Me Insane» plaira à tout le monde, car voilà un cut saturé d’énergie et de bonne volonté - Shake for me/ Shake it babe ! - «Rumors» pourrait passer pour un cut plus conformiste, car joué à la note claire, mais derrière ça pulse. Les deux chicanos jouent comme des démons. Voilà l’arme secrète du groupe. Ils savent transformer un boogie ordinaire en pétaudière et ça devient même l’une des meilleures pétaudières du monde. Quand ils attaquent «Howling», c’est au slap d’entrée de jeu. L’album est bon, incroyablement bon.
L’avantage de traîner deux jours à Béthune, c’est de pouvoir croiser les musiciens qu’on a apprécié sur scène et de pouvoir échanger quelques mots. Voilà qu’on tombe sur le bassman chicano des Frantic. L’occasion est trop belle de lui demander d’où vient le groupe. Ah ! Los Angeles ! Dommage. À les entendre, on aurait pu croire qu’ils venaient des quartiers Sud de Chicago.

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Leur deuxième album s’appelle «Low Down Dog». On y trouve un véritable coup de génie intitulé «No More». Voilà un blues rock monté au slap. Si vous aimez entendre du slap dans le blues, c’est là que ça se passe. «Shake Like This» sonne comme un hit de Muddy, c’est joué aux maracas et monté sur la belle pulsation d’un gimmick de blues, comme si l’esprit du blues-rock montait tout droit des plantations. C’est la transe du peuple africain brutalement urbanisée par la psychose de l’Amérique blanche. Quel mélange, quand on y pense. Ils tapent «Darling Please» au meilleur swing. Ces mecs-là sont tout de même incroyables, ils peuvent se réveiller subitement et jouer le meilleur boogie blues de Californie. Ils chantent «Negro Gato Song» en spanish et cette jolie pièce d’exotica pourrait bien être l’un de leurs hits. «Satisfy My Soul» va droit sur le rockab, mené par le bout de nez par un petit gimmick de guitare intriguant. Ces mecs ne sortent pas les Gretsch, mais la majesté hargneuse de Muddy. Ils savent embarquer des cuts en enfer, comme on le constate à l’écoute de «Tell Me Baby». Ce cut sonne comme du Muddy rockab. Avec «Rock All Night», ils passent au boogie amphétaminé et envoient le père Chess rouler dans les betteraves. Ils jouent ça à la folie hypno, au croisement de John Lee Hooker et d’Etta James, ils dégoulinent d’énergie définitive et le riff magique vient en droite ligne de Muddy.

 

Signé : Cazengler, frantoc rocker

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Frantic Rockers. Béthune Rétro. 27 août 2016
Frantic Rockers. Savage Beat. Rhythm Bomb Records 2014
Frantic Rockers. Low Down Dog. Rhythm Bomb Records 2016

 

SAVIGNY-LE-TEMPLE
L'EMPREINTE / 19 - 09 – 2016


THE DISTANCE / NAPALM DEATH

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Parfois l'on souffre d'insuffisance rock and roll. C'est très grave disent les docteurs. Dans ces cas-là je me soigne. Je n'attends pas la fin de la semaine. Dès le lundi je me précipite dans la première pharmacie qui délivre cette sorte de médicament assez rare, mais sans effets indésirables, et d'une efficacité certaine. Soixante-dix kilomètres en teuf-teuf, normal c'est pour The Distance, trois mois que je ne les ai vus et depuis je les guette. En supplément, Napalm Death, je ne connais que de nom, jamais entendu, mais quelque chose, un je ne sais quoi, me dit qu'ils ne doivent pas râper le fromage avec une clarinette.
L'Empreinte ouvre ses portes. Chic ! l'entrée de la petite salle est fermée, nous avons droit à la grande. Le public arrive. La station du RER est tout à côté. Paris à portée de rail. Les amateurs connaissent le bon plan. Majorité de garçons jeunes et revêtus d'un sombre T-shirt à l'effigie d'un de leurs groupes préférés. La salle est pleine. Les festivité peuvent commencer.

THE DISTANCE

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Au nombre d'effigies de Napalm Death fièrement arborées sur les torses, il est clair que le public avide de hardcore ne s'est pas déplacé pour écouter The Distance. Les lumières s'éteignent, le silence se fait. Brutalement rompu par Dagular, dents blanches et sourire éclatant, qui bondit sur scène en poussant un hurlement de joie. Rien de tel qu'un électrochoc pour éveiller l'attention. Prend d'assaut son kit de batterie entassée à l'extrême-droite de l'estrade tandis que ses camarades se préoccupent de ceindre leur instruments, puis se rangent face à nous, Mike au centre face au micro, entre Sylvain à la guitare et Duff à la basse. Tout juste le temps d'un dernier regard Dagulard tape déjà sur son tambour. Frappe, sèche, sourde et sonore. Jamais de temps mort. L'entraîne la cavalcade et les guitares entrent en action. N'ont pas beaucoup de temps, l'on ne rassasie pas les fans de métal avec de la béchamel en tube. Faut les saisir au premier instant. Au bout de trente secondes c'est gagné ou c'est perdu. Radio Bad Receiver en intro propage les bonnes ondes, les négatives chargées de feu et de violence. Assistance agréablement surprise. Du rock si méchant, ils ne savaient que cela existait. Ils ont la pulsation, et la voix râpeuse et rageuse de Mike emportent le morceau. Mesmerise juste pour montrer qu'ils savent manier le son avec ces stridulences larséniques qui vous scalpent les oreilles, la meilleure manière de marquer les points. Insomnia et No Regrets, sûr qu'ils ont réveillé les esprits et que personne n'a de regrets devant ce rock and roll pilonné au plomb fondu et à la braise incandescente. Dagulard doit penser qu'il ne tape pas assez fort, alors il se lève et du haut de sa stature il assène des coups à traverser le plancher. Les deux guitaristes donnent l'apparence de jouer pour eux-mêmes, totalement indifférents au boulot de leur acolyte. Simplement une question de confiance, parpaingent, chacun de son côté mais sûrs que l'autre amène le mortier au bon endroit. Vous édifient de ces murailles à défier les canons. Dans son coin Duff lâche les hautes eaux de sa basse. Une crue sonore qui s'en vient battre et résonner dans vos tympans comme un trépan décidé à s'emparer de la citadelle de votre cerveau. Unconscious Smile et Don't Try This At Home, deux titre qui font l'unanimité. Succès d'estime remporté haut la main, applaudissements chaleureux fusent à chaque morceau. Pourraient s'arrêter-là et continuer sur ce même chemin. In the pocket comme disent les britains. Heureusement le pire est à venir, The Calling et More Than Serious ouvrent le bal des ardents. Pour être plus que sérieux, cela devient critique, le paquebot lancé à toute vitesse fonce sur les récifs et les passagers aiment çà. Une bonne catastrophe avec le souper garanti à la table de Lucifer, voilà de quoi rassasier les métalleux les plus inconditionnels. Jusque-là La Distance est resté dans le domaine du possible, ne leur reste qu'un dernier morceau, vous allez en avoir pour vos lingots d'or. Trouble End, un final apocalyptique, Dagulard devenu totalement fou, un duel de guitares qui se finit à terre, les appareils jetés sur le sol, et les héros couchés tels des guerriers qui ne veulent pas mourir et qui tournent les boutons tandis que s'envolent des hululements d'agonie. Explosion de joie dans le public, Sylvain reprend sa guitare et s'en va fracasser les fûts de Dagular, qui n'a rien contre, a même tout pour, puisqu'il se dépêche de l'aider en éparpillant ses tambours autour de lui. Sylvain en profite pour piétiner sa guitare, Dagular insatiable se saisit de sa caisse claire et la présente au public massé tout devant. Tout fan du premier rang aura le droit de taper à son tour, ce dont chacun de nous s'acquitte en proie à une fièvre émulatrice. Sont partis, non sans que Dagular ne nous ait donné rendez-vous dans la salle durant le set de Napalm Death.

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L'émotion retombe, certains partent à la recherche des débris de baguettes que tout au long du set Dagular a rompues et expédiées dans la salle. Le rock est peuplé de fétichistes. C'est très bon signe pour un groupe. The Distance a tenu son pari. Un groupe de rock'n'roll à la croisée de toutes les pistes les plus endiablées, un énorme potentiel, à ne pas quitter de l'oeil.

NAPALM DEATH

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Peu d'attente, le temps que The Distance récupère son matériel. Trois membres de Napalm en profitent pour jeter un dernier coup d'oeil sur leurs instrus. Fair play la salle les laisse tranquilles, ça papote dans tous les coins. La roquette tétanise la salle. Trois secondes de pétrification générale. L'on reprend conscience, ouf ! Pas d'inquiétude, pas d'affolement, ce n'est que Mitch Harris qui vient d'essayer un riff pour voir si tout allait bien... Waouh ! L'on change de dimension, bienvenue au pays du grindcore... Quittent la scène. Les festivités mortuaires peuvent commencer. Entrent sans bruit, clandestinement presque, et s'en vont occuper leur place tandis qu'un trailer sonore diffuse une musique d'ambiance. Pas du tout d'ascenseur de grand magasin. Danny Herrera disparaît derrière sa batterie, l'on n'apercevra plus que ses yeux noirs brillants et sa barbiche grisonnante. Shane Embury s'empare de sa basse. Un colosse au torse de granit. Impressionnant, ressemble à un viking malfaisant qui attend placidement de descendre de son drakkar, sans émotion particulière, avant de fondre sur un village endormi et d'exterminer la population. Mitch Harris nous tourne dos. Regarde son ampli. Sa main gauche, s'agite nerveusement, l'on sent qu'il se concentre un maximum. Et brutalement c'est parti. Le trio de base du rock and roll. Quelques riffs, uppercuts au bulldozer, manière de poser les limites dans l'illimité. Mark Greenway survient en trombe, s'empare du micro et glapit dedans comme l'on éjacule à quinze ans, que l'on en met partout jusque sur les murs. La salle en ondule de plaisir. Se forme illico un maelström informe de corps qui vibrionnent, tanguent, poussent, remuent, se cognent, s'entremêlent, rebondissent, s'enroulent, tombent, se relèvent, et repartent à l'assaut. Certains brisent la spirale infernale pour venir s'accouder sur le rebord de la scène, viennent rechercher de l'énergie tels des vampires qui s'abreuveraient à la banque du sang. Puis ils repartent, regonflés à bloc, se fondre à nouveau dans ce pandémonium hélicoïdal.

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Des morceaux courts. Très courts. Abrupts. Des décharges d'adrénaline. Des saccades de brutalités. Un riff, et un hachoir de batterie. De grosses secousses sonores. Des espèces de répliques de tremblement de terre, qui jettent bas les murs branlants des certitudes. Vocaux égosillés. Mark vomit ses cordes vocales à chacune de ses interventions. Soulève à chaque fois l'enthousiasme du public. Il enchaîne plusieurs titres à la suite, mais parfois un étrange silence s'installe pendant qu'il se rafraîchit le gosier d'une lampée d'eau. Les tympans n'en croient pas leurs oreilles qu'il puisse encore exister sur cette planète des havres de paix et de sérénité. Fugaces oasis qui disparaissent dès que le death shouter reprend son microphone. Faut le voir tourner en rond sur la scène, comme ces vols de corbeaux qui s'élèvent des derniers tableaux de Van Gogh.
La chienlit généralisée profite aux forcenés de la vie. Dragula, le retour. Hisse sa grande carcasse sur scène, Mark l'aide et lui passe le micro, mais il n'est pas venu pour cela, déploie son envergure et se jette dans la foule qui se précipite pour lui éviter la chute de l'ange déchu, est promené à bout de bras au travers de la salle, enfin remis sur ses pieds, une fois, dix fois, vingt fois, trente fois il remontera sur le perchoir scénique pour rejouer le vol de l'albatros baudelairien qui se rit des nuées. Si vous croyez qu'il affecte le set de Napalm Death, vous commettez une grossière erreur. La musique déchargée est trop tonitruante pour en être dérangée. Vous saisit, vous assèche, s'installe en vous, vous phagocyte, vous transmue en êtres d'airain. Vous épuise. Dans le dernier tiers de l'ouragan phonique, les corps en mouvement sont épuisés. Mark s'adresse à nous. De rapides discours, l'a un accent à couper au couteau, parle en anglais, avec une gutturale sonorité toute germanique à laquelle je ne comprends rien, hormis les fuck qui entrecoupent ses dires. A ma grande honte et à la lueur intelligente, qui luit dans les yeux de la jeune asiate à mes côtés, je devine qu'elle pige tout, à croire qu'il lui susurre du mandarin dans les oreilles. Ce qui est sûr c'est qu'il n'aime guère notre société et encore moins les fascistes.

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Les séquences sonores sont de plus en plus brèves. Napalm Death touche à la quintessence du grind. Des émissions sporadiques d'ondes paralysantes à l'image de la réalité déglinguée du charnier monstrueux de notre monde... Finissent en apothéose en une orgie de bruit durant laquelle ils finissent par sortir de scène. Visages tirés et fatigués. Ne sont plus tout jeunes, des vétérans sur le ring du grind depuis trente ans. Ont tout donné. Pas une partie de plaisir. Un engagement total. Quand ils reviendront chercher leurs instruments, sont appelés et remerciés, serrent les mains qui se tendent.


RETOUR


Minuit pile, suis à la maison. Et je suis resté un peu pour discuter le coup. Après deux sets d'une telle intensité, suis interloqué de me retrouver vivant dans le silence de l'appartement. Ai-je rêvé le plus beau des cauchemars ?


Damie Chad.


VAGABONDS DE LA VIE

AUTOBIOGRAPHIE D'UN HOBO


JIM TULLY

( Les Editions du Sonneur / Mai 2016 )

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On the road again. Dans la grande Amérique. Jim Tully a pris la route à l'âge de quatorze ans. Plus tard l'est devenu journaliste et écrivain. Reconnu en son temps. Son étoile a décliné lentement mais sûrement. Certains auteurs sont plus embarrassants que d'autres. Leurs messages brouillent les pistes des certitudes et des étiquettes. L'est pourtant un américain jusqu'au bout des ongles. N'est-il pas le trait d'union qui relie Jack London à Jack Kerouac ? Difficile de faire mieux. Sans doute n'est-il pas facile de trouver une place dans la mémoire des lecteurs entre ces deux frères Jack de la littérature américaine qui ont sonné si fort les mâtines de l'insoumission. L'est un autre versant de l'Amérique qui n'a pas échappé à Jim Tully, celui de l'auto-représentation fascinatoire du cinéma, premier objet d'importation culturelle des USA. Toute une partie de son oeuvre est tournée vers les feux de la rampe Hollywoodienne, a même été conseiller de Charlie Chaplin, pour La Ruée vers l'Or.
Est donc un tout jeune adolescent lorsqu'il embarque sur son premier train. Tully ne part pas chercher du travail. Au contraire, s'échappe de son train-train, routinier, pénible et sous-payé. Nous sommes en 1901, l'Amérique entre à marche forcée dans la modernité. Le romantisme de la frontière n'existe plus. La grande aventure des pionniers est définitivement révolue. Le train est la seule manière à portée de main qui permette d'échapper à son destin de prolétaire exploité et corvéable à merci. Une des raisons du succès de ce premier roman de Tully encensé par tous les grands critiques de son époque réside sans aucun doute sur l'aspect picaresque du livre. Aucune dénonciation du capitalisme dans ces pages. Le Système n'est jamais remis en cause. Pas d'analyse théorique sur les méfaits de l'idéologie libérale. Jim parcourt les Etats-Unis de long en large et en travers, habité du seul désir de liberté. La misère est présentée comme une conséquence et non comme une cause de l'établissement du hobo en son statut de vagabond éminent.

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Nous sommes loin des Raisins de la Colère, Jim ne cherche pas du travail, il le fuit. L'évite tant qu'il peut. Si la nécessité l'y pousse, il s'en dépêtre au plus vite. N'hésite pas à décrire ses compagnons à son image, comme des fainéants. Aucune considération morale dans ce jugement, la liberté est préférable à toute soumission sociétale. Le hobo est un cow boy sans cheval qui prend le train sans payer. Toute proportion gardée, aujourd'hui à Paris des milliers de passagers empruntent le métro sans ticket. Nécessité fait loi. Le romantisme est mort. La liberté est un mode opératoire de survie. Tully remet les pendules à l'heure. Il est moins fatiguant de mendier que de bosser. L'on n'a rien sans rien, diront les esprits civiquement pondérés. Justement le hobo n'a rien. Ne reculera jamais devant le mensonge, la ruse et le vol pour se procurer ce qu'il n'a pas. Le hobo est en-deçà et au-delà de la morale. Une espèce de sous-homme nietzschéen.
Le système n'aime guère ces parasites pouilleux. Ils ne sont pas dangereux, mais ils donnent le mauvais exemple. Comme par hasard c'est la queue de la comète du système social qui leur donne la chasse. Chefs de trains, serre-freins et policiers ont enfin une raison de vivre. Ces ouvriers et fonctionnaires sous-payés éprouvent un profond ressentiment envers cette engeance maudite. Leur donne mauvaise conscience et les conforte dans leur rôle de chiens de garde. Ceux qui gardent la maison que l'on ne laisse jamais entrer dans les salons aux larges canapés réservés aux maîtres. Mais ils possèdent leur fierté, savent qu'en rentrant chez eux, l'écuelle sera pleine. Et le lendemain matin de l'énergie à revendre pour courser les vagabonds.

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Tully le répète. L'environnement du hobo est hostile. Certains patelins sont à éviter. Les policiers sont des brutes, les juges sans état d'âme. Attrapent, cognent et condamnent à tour de bras. Parfois la population se charge du nettoyage, le jeune Jim assistera à la crémation – vivante bien sûr car c'est plus marrant – d'un pauvre noir... L'est des villes plus clémentes, ne faut pas rêver non plus. Les hobos ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils échangent leurs expériences. Dans les situations extrêmes l'on apprend vite. Connaissent les combines, les bars à bas prix, les cantines à volonté et à dix cens. Et puis, il y a les gens, qui refilent une pièce, vous laissent entrer, vous offrent un repas, vous refilent un manteau chaud, une veste propre, une remise où dormir. Plus nombreux qu'il n'y paraît. Beaucoup agissent parce qu'un frère ou un fils est lui aussi parti brûler le dur... Evitez les généralités, les pauvres ne donnent pas plus que les riches. Âmes compatissantes et coeurs de pierre sont présents dans toutes les couches de la société. Tout dépend de vos rencontres, du hasard et de la chance.
Tully est beau gosse. Trouve souvent refuge chez les prostituées. Lui offrent le gîte et le couvert gratuitement. Ne souffle pas un mot sur leurs rapports. Sublimation d'instinct maternels refoulés ? Amitiés ? Intimités ? Silence absolu. N'a pas tort de soulever le voile. Sa cote d'écrivain baissera à la parution de son roman Ladies in the Parlour dont l'héroïne est une péripapéticienne. Choquant dans les années trente, l'on va aux putes, mais les messieurs bien élevés n'en parlent pas. S'il vous plaît, évitez les sujets scabreux qui fâchent.
Les hobos évoluent en un monde nuisible. Il est dangereux de se pencher par la fenêtre d'un train. S'accrocher à une échelle rouillée, marcher sur un toit détrempé de pluie, se glisser sous un wagon, encore plus. Un conseil ne tombez pas. Et si cela vous arrive, ne mourrez pas. Dans le cas contraire, il y aura peu de monde à votre enterrement. Pensez d'abord à vous. Cela n'empêche pas les amitiés. A deux l'on est plus fort. Et les solidarités. Le long des voies, dans les bois, les hobos se regroupent, soupe commune, partage évident. C'est la jungle. Le mot est ressorti bizarrement ces derniers temps de par chez nous, du côté de Calais. Pas un monde de bisounours. Les querelles peuvent dégénérer en bastons, se terminer par un mort. Mais il est sûr que l'ennemi commun est le policier. L'est armé, mais l'a intérêt à ne pas quitter sa proie des yeux, la moindre inattention peut lui coûter cher.

HOBOS & PUNKS

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Sont des misérables. La pauvreté est leur bien commun. Fait office de lien social. La crasse et la faim est le lot de tous. Mais la société des hobos n'est pas égalitaire. En haut de la pyramide sont les Yeggs. L'hobboïsme est une couverture. Sont des voleurs patentés, des perceurs de coffres-forts, n'ont pas intérêt à s'attarder sur le lieu de leurs exploits, se fondent dans les miséreux, mais leurs poches ne sont pas trouées. Après les rois de la pègre, la plèbe qui se partage en deux catégories : les vieux et les jeunes. Les premiers sont l'avenir des seconds. Vingt ans à courir après les trains, ça vous fatigue un homme. Ont perdu leurs illusions, finissent par crever d'un coup de froid. Ne sont pas aussi en forme que les jeunes. Têtes folles que les flics redoutent. Ont pour la plupart connu l'orphelinat, la maison de correction, voire le placement dans une ferme – une espèce de variante des travaux forcés – sont prêts à tout pour ne pas y retourner et connaître les échelons supérieurs, la prison et le pénitencier. Savent à peine lire et écrire mais ils ont tout compris de l'exploitation humaine. Les plus durs possèdent leur joker. Parfois deux ou trois. Un tout jeune qui vient d'arriver, sont chargés de mendier pour leur protecteur, ramènent l'argent et la nourriture pour le maître qui s'octroie la part du lion. L'exemple vient d'en haut. Les jokers ne se révoltent pas contre leur chef mais ils ont compris la combine. Finissent par trouver plus faibles et plus jeunes qu'eux, ce seront les punks taillables et corvéables à merci. Tully ne pipe pas un pet de mot, motus et anus cousus, sur les services divers et variés engendrés par cette soumission en milieu de promiscuité virile. Toutefois en argot de prison, le punk est le compagnon de cellule qui se plie aux désirs et aux assauts de son protecteur.

JIM TULLY

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Pour passer le temps, dans leur campements de fortune, durant leurs interminables voyages confinés en des wagons peu confortables, beaucoup de hobos lisent ou déchiffrent les journaux qu'ils ramassent de-ci de-là, ne serait-ce que pour se protéger du froid. Tully les dévore, et chaque fois que l'occasion se présente, il fréquente les bibliothèques publiques. A l'école de la vie il n'omet point d'ajouter une formation intellectuelle. Nous laisse deviner les raisons pour lesquelles, au bout de six années il arrête la route. L'impression de tourner en rond, d'avoir fait le tour de la question, et vraisemblablement le besoin intérieur de s'impliquer dans une autre modalité de vie. Le hobo est un loup solitaire, l'écrivain court après la meute de ses lecteurs... Mais il ne regrette rien. Ne nous fait pas le coup de j'ai beaucoup souffert dans ma vie, ou celui du destin qui s'acharne sur une innocente victime, n'éprouve aucun regret, assume son choix. N'a pas perdu son temps, en sait davantage sur les hommes que bien des philosophes. L'idéalisme le fait rire. N'est pas dupe des belles idées ou des proclamations politiciennes. Ne faut pas le lui faire. Se méfie de toutes les généralités. Ne porte aucun jugement d'ensemble, ne condamne ni ne couvre d'éloges en bloc. Les hommes ne sont ni bons ni méchants. Les circonstances décident s'il vaut mieux être bon ou méchant, lâche ou courageux. Pragmatisme de la survie. N'en fait pas une vérité universelle. Se détourne des religions. L'enseignement du Christ a engendré les horreurs répressives du christianisme... N'en donne pas pour autant dans un relativisme nihiliste. L'a choisi son camp. Celui des laissés-pour-compte. Ne sont pas meilleurs que les autres. Mais une enfance plus clémente leur aurait procuré beaucoup moins de tourments. N'accuse personne, mais tout le monde en prend pour son grade. Pulvérise le mythes du bon hobo. Celui de votre bonne ou mauvaise conscience aussi.


Damie Chad.

SI BEALE STREET
POUVAIT PARLER

JAMES BALDWIN

( Traduction : MAGALI BERGER )
( Stock / 1975 )

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Certains chantent le blues. D'autres l'écrivent. C'est plus rare. Je ne parle point des lyrics qui ne font qu'un avec la musique. Ni de poésie qui retrouve par son don orphique le balancement originel. Mais de prose, ces longs fleuves tour à tour tranquilles ou tumultueux que sont les romans. Beale Street, la rue du blues. Là où le jeune ado Elvis Presley traînait parmi les nègres. Memphis, Tennessee. Nous en sommes loin. Le livre se passe à Bank Street, à New York. Ni erreur, ni hasard si James Baldwin a titré Beale Street, l'a simplement hissé l'étendard du blues. Un peu comme les pirates arboraient le pavillon rouge à leur mât de misaine en prévision d'abordage. Bleu ou rouge, attendez-vous à broyer du noir. Pour être davantage exact, ce sont les noirs qui vont être broyés. Ne s'agit pas d'un événement exceptionnel, d'une révolte à feu et à sang dans Harlem. Non, une histoire tristement banale. Indigne de figurer dans la rubrique des dogs écrasés. Dans les tribunaux, l'on appelle cela le tout-venant. Les affaires courantes, pas de quoi fouetter un chat. Un noir qui a violé une porto-ricaine. Une porto-ricaine ce n'est pas bien grave même si elle a des cheveux blonds. Par contre, voilà une excellente occasion de coffrer un noir. L'est bêtement innocent, l'était à l'autre bout de la ville lorsque le crime a été perpétré, mais un nègre en prison, c'est bon pour la sécurité dans les rues. On est allé le chercher lui. Pas au hasard. Pétait plus haut que son cul. A vingt-deux ans s'octroyait le droit de ne pas prendre de l'héroïne comme tous ses frères de couleur douteuse. S'il n'y avait pas d'héro, les quartiers exploseraient, un calmant à la morsure caïman bien plus efficace que ces saloperies de tranquillisants que l'on vous délivre sur ordonnance et avec le sourire dans tous les rayons pharmaceutiques. La blanche occupe les noirs, du matin au soir, elle encourage le vol, la prostitution, le crime, tout ce qui permet de les inculper à moindre frais. L'avait d'autres centres d'intérêt, cette tête folle. Se prenait pour un artiste. Voulait devenir sculpteur. Et puis quoi encore ?

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Réglé comme du papier à musique. N'y avait plus qu'à attendre le jugement. Sauf le petit caillou qui a tout fait dérailler. Sa petite copine. Pas très jolie, sa voisine, se connaissaient depuis tout petits. S'aimaient comme des tourtereaux. Romantisme et clair de lune. Mais que la colombe soit blanche ou noire, cela ne change rien à l'affaire. D'autant que notre vierge, pure mais pas très effarouchée, attend un bébé. Ni fausse couche, ni avortement à l'horizon. Attention à la future dégringolade. Normalement cela devrait se finir sur le trottoir. Mais il y a la mère, le père et la grande soeur qui ont décidé de se battre. A tout prix. Car l'avocat a besoin d'argent. Un petit blanc. Un dossier de plus. Une affaire qui le dépasse un peu et qui va lui attirer quelques ennuis avec ses collègues. Si les blancs commencent à défendre les noirs, où va-t-on ? En plus le procureur ne lâche pas. Se permet tous les coups bas. Jusqu'à l'incarcération du témoin à décharge...

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La sempiternelle histoire du pot de terre comme le pot de fer. Le blues commence là. Pénétration à l'intérieur d'une famille noire. Savent que les dés sont pipés. Inutile de perdre son temps à se lamenter, les règles du jeu sont ainsi. Notre prévenu possède aussi une famille. Le père de son côté et la gent femelle – mère et deux soeurs – contre. Ne maudissez pas la maman. Une sainte femme. Se pomponne pour aller à l'Eglise. L'on se doit de respecter le Seigneur. L'est plein de prévenance envers sa personne de pécheresse. N'est pas entrée dans l'église pour que Jésus la sanctifie de sa présence. Elle l'exsude par toutes les pores de sa peau. Preuve queue... N'évoquez point la sublimation hystérique, ce serait une fausse piste. Un cas typique d'hypocrisie sociale. Certains conçoivent Dieu comme une promotion. Un point d'ancrage et de supériorité psychologique. Ne lui jetez pas la première pierre. Elle est la propre victime de son mode opératoire de survie. L'est sûr que l'addiction divine en prend un sacré coup, Baldwin ne transige pas avec les fausses solutions de la communauté noire à s'extirper de son marasme. La séparation radicale entre le blues et le gospel.

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Le roman décrit la partie d'échecs. Les blancs ont beaucoup plus de pièces en leur possession. Va falloir la jouer fine. Mais l'intérêt stratégique du combat est secondaire. Baldwin ne survole pas la partie. Ne commente pas, n'analyse pas la tactique. Nous implante dans les cerveau des pièces, la Reine-Mère qui prend tous les risques, le père-roi qui empile les heures supplémentaires et les vols, la soeur-cavalière qui développe les plans d'attaque, forment une garde rapprochée de défense autour de l'enceinte de la tour. Faut délivrer le prisonnier coûte que coûte. Et attention aux défaillances, certains coups sont mortels.
Ne vous dis pas la fin. Ne vous prendra pas de temps. Les cinq dernières lignes du roman. Ce n'est pas le plus important. Baldwin nous donne une grande leçon. Ni la défaite, ni la victoire. L'essentiel reste la lutte. C'est ainsi que l'on gagne sa dignité. L'ennemi principal s'appelle faiblesse, lâcheté, et compromission, réside au-dedans de nous. Ne l'oubliez pas. Sachez-le. Chassez-le. Le blues est une arme blanche. Pour l'amour et pour la haine. A utiliser de préférence dans les corps à corps.


Damie Chad.

JOHN LENNON


FLAGRANT-DELIRE
PAR-ECLATS DE OUÏ-DIRE

MARIE-HELENE DUMAS

( Le Castor Astral / Novembre 1995 )

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Collection Tombeau. Tout un programme. Mais ce n'est pas tout-à-fait John Lennon que l'on enterre. Ce qui vaut peut-être mieux. Des livres sur Lennon, l'en existe à la pelle, et celui-ci ne vous apprendra rien. A part peut-être, dans sa deuxième partie, une des origines du nom Beatles qui proviendrait de Beetles ( scarabées ) le nom de la bande de motards menée par Lee Marvin dans l'Equipée Sauvage. Ce que Marie-Hélène Dumas porte en terre, c'est elle-même. Pas en entier. Pas folle. Aucune tendance suicidaire. Prend garde à rester au bord du trou létal. Le premier segment de sa vie. En plus comme elle n'est pas rongée par l'avarice et qu'elle doit avoir un peu peur de s'ennuyer sous la croûte terrestre elle emmène du monde. Toute sa génération. Juste une métaphore grandiloquente. L'ensemble des baby-boomers n'a pas admiré les Beatles, elle préfère employer le mot tribu. De chevelus. Dispersée aux quatre coins du monde, dans les deux hémisphères, sous toutes les latitudes.
Lennon ne fait pas l'unanimité. Musicalement on le considère comme le leader des Beatles. L'on aime son énergie, son humour railleur, son sens du non-sense, sa gouaille insolente de prolo qui l'ouvre bien grand. Mais l'on reste davantage réservé quant à son engagement politique avec sa tendre moitié. Les bed-in avec Yoko et armada de journalistes qui tendent complaisamment le micro ressemblent trop à du cinéma. L'exploitation publicitaire du filon de la célébrité qui flirterait avec l'art conceptuel. Mais qu'importe les moyens pourvu que la cause soit juste. Ce qui reste à définir.
Marie-Hélène Dumas fait un détour. Cause d'une personne qu'elle connaît très bien, elle-même. Démarche très rock and roll. L'important ce n'est pas l'idole, mais le bouleversement que son apparition induit dans votre vie. Pas question d'être en admiration béatle. L'apparition des Beatles marque le réveil de toute une génération qui cherche un nouvel art de vivre. Cette déviance collective Marie-Hélène l'assume totalement. Comme beaucoup elle lâche tout, voyage et se libère des carcans moralisateurs et paternalistes de l'ancien monde. Fumette, rencontres, amour libre. Le fameux précepte sex, drugs and rock'n'roll décliné selon la formule hippie. Une certaine insouciance, la recherche du bonheur...
N'est pas revenue à la maison plus idiote. L'a vu, l'a réfléchi. Et c'est à cet instant où elle se pose que le monde qu'elle vient de parcourir lui saute à la figure. L'on en parle dans les radios, l'on en montre les images à la télévision, c'est raconté dans les journaux, Partout la guerre, la violence, la démence humaine. Et cela dure depuis longtemps et n'a pas l'air de vouloir finir. Nul besoin d'aller à l'autre bout de la planète, suffit d'écouter les voisins parler. De braves gens remplis à leur insu de peurs et de haines latentes. Les hommes sont les secondes victimes de ces déchaînements, les femmes les premières. Je passe sur le laïus des femmes soumises aux diktats des religions, de la virilité conquérante, et de cette spécialité du viol inhérente à leur nature... Cette prise de conscience féminisante orientera toute sa carrière d'écrivain et d'éditrice.

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Serait temps de revenir à Lennon. A ses pitreries avec Yoko. A replacer dans le contexte. Faire l'amour pour la paix. Un peu concon la praline, n'est-ce pas ? Faut replacer dans le contexte. Ne s'agit pas de bouquiner à l'aise sous l'oeil des caméras in the bedroom. Une manière de dire non, de s'opposer à la guerre. Dans l'absolu certes, mais très précisément à l'engagement militaire des Etats-Unis – idéologiquement soutenus par l'Angleterre – au Viet-Nam. Pouvez trouver cela grotesque ou burlesque. Un peu naïf ou démagogiquement publicitaire. Un militantisme de milliardaire de tout repos qui n'a pas besoin de se lever très tôt le matin pour gagner sa croûte. Peut-on le lui reprocher du fait que ses royalties qui tombaient régulièrement sur son compte-en-banque le mettaient à l'abri de bien des vicissitudes, de bien des dangers qu'encourrait un simple militant anonyme participant à une manifestation pro-Viet-nam.
Fût-il resté à la maison que vous le lui en auriez voulu tout aussi bien ! Ses excentricités auront réveillé toute une partie de son public. Marie-Hélène Dumas lui sait gré de ses prises de positions intempestives. C'est le Lennon qu'elle aime. Pas le créateur de Love Me Do ou le concepteur du Sgt Pepper Lonely Hearts Club Band. Mais l'artiste engagé. N'en fait pas une thèse. Use de la bombe à fragmentations pacifique de l'écriture. De multiples petits paragraphes dont le désordre apparent et les confrontations faussement hasardeuses révèlent l'absurdité et la cruauté du monde. Un style qui est aussi un hommage à la manière d'écrire de Lennon.
Un livre sur John Lennon. Différents de tous les autres.


Damie Chad.