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20/10/2021

KR'TNT ! 526 : WILKO JOHNSON / BOB DYLAN / CUTTHROAT BROTHERS / CARL HALL /MARLOW RIDER / CALIGULA / JOHNNY HALLYDAY / ROCKAMBOLESQUES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 526

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

21 / 10 / 2021

 

WILKO JOHSON / BOB DYLAN

CUTTHROAT BROTHERS / CARL HALL

MARLOW RIDER / CALIGULA

JOHNNY HALLYDAY / ROCKAMBOLESQUES

TEXTES + PHOTOS :  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Wilkoko bel œil

Si on cherche des infos de première main sur Dr Feelgood, on en trouvera dans Don’t You Leave Me Here, l’autobio de Wilko Johnson. Mais attention, Wilko ne parle pas que de musique. Il évoque surtout ses deux cancers, celui qui a emporté la femme de sa vie Irene et celui qui a bien failli l’emporter lui aussi. Une tumeur à l’estomac. Inopérable.

— Combien de temps il me reste à vivre ?

— Oh onze mois si vous faites une chimio, sinon neuf mois.

— Fuck, je ne veux pas de chimio !

Wilko est un rocker. Il garde sa dignité. Il est condamné, autant finir en beauté, sur scène. Mais un chirurgien va en décider autrement : le Dr Huguet pense qu’on peut opérer. Et hop, Wilko monte sur le billard. On a tous les détails. Même ceux de la convalescence, avec les séances d’aspiration du contenu de l’estomac par le nez, car pendant un temps, Wilko n’a plus d’intestin, ça doit ressortir par en haut. L’infirmière ? She does it right. Elle ne s’appelle pas Roxette, mais c’est tout comme. Tout ça pour dire que Wilko fait partie des miraculés. Il avait réussi à s’habituer à l’idée de la mort - I felt free. Free from the future and the past, free from everything but this moment I was in - Il continue à tourner avec ses deux amis, mais il sent venir la fin - Toutes ces routes, tous ces concerts, et maintenant ça se termine, là sur scène avec la main de la mort sur mon épaule - En plus, Wilko écrit bien, dans un style très dépouillé qui correspond parfaitement à l’idée qu’on se fait du musicien. Il raconte par exemple l’attente avant le concert : «On a généralement deux heures à tuer dans la loge avant de monter sur scène. Je les passe à tourner en rond, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Pourquoi dans ce sens ? Je ne sais pas. Si j’essaye de tourner dans l’autre sens et que je me mets à réfléchir, je repars en sens inverse.» Quand il décrit Canvey Island la nuit, son style s’enflamme : «At night, it was a blaze of electric lights, with huge flames pouring from the stacks. When the sky was overcast the flames would reflect on the clouds above, casting a flickering Miltonic light over the island as if it were a remote suburb of Hades.» (Une multitude de lumières électriques éclairaient la nuit et les cheminées crachaient d’immenses flammes. Quand le ciel était couvert, la lueur des flammes se réfléchissait dans les nuages, répandant sur l’île une lumière vacillante digne de Milton. On se serait cru dans la caverne des enfers).

Wilko commence par raconter son enfance à Canvey Island, qui est une sorte d’île aménagée sous le niveau de la mer, dans l’estuaire de la Tamise, tout près de Southend-on-Sea. Les digues nous dit Wilko furent construites par un ingénieur hollandais au XVIIe siècle, mais en 1953, elles cédèrent et l’île dut être évacuée. Wilko l’a vécu comme un gros cauchemar. L’autre gros cauchemar, c’est son père qu’il hait, car il est mauvais. Sa mort sera un soulagement. Il hait aussi l’école. Sa première idole, c’est bien sûr Mick Green, le guitar slinger des Pirates de Johnny Kidd. C’est l’une des meilleures filiations qui soit. Il est tellement fasciné par le son de Mick Green qu’il apprend à jouer de la guitare en écoutant ses disques, et c’est là qu’il se forge un style, ce qu’il appelle son chopping sound. Mais avant Mick Green, il y a Irene, sa fiancée de toujours à Canvey Island - Irene Knight was the most beautiful human being I ever knew - Avec Wilko, c’est à la vie à la mort - She was part of me. She was my better half. Everybody loved her - Évidemment, quand un cancer l’emporte, Wilko comprend qu’il ne peut pas vivre sans elle. Il passera le restant de sa vie à penser à elle.

Comme le firent de nombreux Anglais dans les early seventies, Wilko se paye en voyage en Afghanistan, puis aux Indes. C’est une sorte de voyage initiatique qui passe bien entendu par les drogues locales, les plus puissantes du monde. C’est à Bombay qu’il rencontre Mr Kardoom. Tous les soirs, ils s’assoient ensemble face à la mer pour contempler les étoiles. Le rituel est simple : Mr Kardoom demande deux roupies à Wilko puis il envoie un boy chercher de la ganga. Il dit que c’est bon pour la santé. Puis il mélange la ganga avec du black haschich et allume le chillum : «Il tira une bouffée qui le fit tousser et une pluie d’étincelles tomba du chillum. Soon we were all helpless.» Et plus loin, Wilko décrit son hallucination : «Ils élevèrent leurs bras pour former un mandala riche en couleurs. Au centre se tenait Mr Kardoom qui me fixait dans le blanc des yeux : ‘You walk in the sky ?’ ‘Yes’ I said et le mot résonna sans fin sous mon crâne.»

Avant de devenir le Feelgood que l’on sait, Wilko et ses copains accompagnaient Heinz, qui eut sa petite heure de gloire dans les early sixties, grâce à Joe Meek. Heinz est tout le temps bourré sur scène et les Feelgood qui font les chœurs font : «Heinz bakes the meanest beans !» au lieu des «Bop-shoo-wop» prévus. Ils se retrouvent avec Heinz en ouverture du fameux festival de Wembley, en août 1972, à la même affiche que Chickah Chuck, Jerry Lee, Little Richard, Bo Diddley, Bill Haley et le MC5. Wilko est fasciné par Wayne Kramer et sa façon de danser sur scène en imitant James Brown. C’est là qu’il comprend l’importance de ce qu’il appelle the physical action and dynamics in playing rock’n’roll. Et comme ce jour-là Wayne Kramer s’était peint le visage en or, Wilko fera de même, for a couple of gigs.

Au commencement, tout le monde il est beau tout le monde il est gentil. Lee Brilleaux could be hysterically funny. Sparko était un stoïque, un personnage imperturbable with a cynical grin and a great talent for sleeping. Quant à Figure, il pouvait rire à s’en couper le souffle et se tenir appuyé au mur des deux mains. Quand Wilko écrit ses chansons, c’est avec la voix de Lee en tête.

Dès le premier album, le fameux Down By The Jetty, Wilko engage le bras de fer avec Vic Maile qui voulait l’enregistrer par étapes, comme le font généralement les ingés son : section rythmique, puis guitare puis chant. Wilko refuse. Il veut un son live. Il refuse catégoriquement de falsifier le son de Feelgood. Wilko ne lâche rien - We recorded all the tracks in one or two takes and used no overdubbing - Cette intransigeance lui vaudra par la suite bien des ennuis. Les autres Feelgood ne pourront pas la supporter longtemps. Mais l’histoire donnera raison à Wilko : quel son ! Tout le son est là dès «She Does It Right». C’est tout simplement l’épitome de l’apanage du Feelgood Sound. Wilko fait tout le boulot à lui tout seul et Figure bat ça si sec. Tout est là, dans le sec du traitement, dans le battage de riff Tele. Les deux outstanders sont en B, à commencer par «Keep It Out Of Sight», bien taillé dans le vif, puis «Cheque Book», joué en coupe réglée, battu droit devant. On note au passage l’incroyable vitalité du droitisme. Par contre, Wilko massacre «Boom Boom» et un cut nommé «That Ain’t The Way To Behive». Il n’a pas de voix, c’est vraiment stupide de sa part, d’autant qu’il dispose d’un bon chanteur. Beaux slabs aussi que ce «Roxette» gratté à l’os et «I Don’t Mind», battu sec sur la Tele. C’est là où Feelgood prend tout son sens. «All Through The City» fait partie des cuts non valorisés et pourtant quel festival. Brilleaux brille de tous ses feux en le prenant à la bonne arrache.

On les sent lancés. La même année, United Artists fait paraître Malpractice. On dirait même qu’ils montent encore d’un cran dans la sagacité riffique, ne serait-ce que pour ces trois bombes que sont «I Can Tell», «Back In The Night» et «Because You’re Mine». Ils ouvrent avec cette belle cover de Bo Diddley : Wilko riffe «I Can Tell» au claqué des cavernes de Canvey avec le raunch épouvantable de Lee Brilleaux en tartine supérieure. Ils jouent comme les quatre doigts de la main. «Back In The Night» flotte dans l’azur immaculé comme l’étendard de Feelgood. Même si ça sonne comme un boogie global, ça reste du fantastique Feelgood System, joué avec un sens de la mesure affolant de pertinence. On pense évidemment à l’«I Hear You Knocking» de Dave Edmunds. Même sens du peaufiné de retenue. C’est en B qu’on trouve l’excellent «Because You’re Mine». Wilko le bat à l’enragée sur sa chère Tele financée par Irene. Il devient un peu le roi de la rythmique britannique, au même titre que Mick Green dont il descend en droite ligne. Fabuleux batteur de riffs, il joue avec une hardiesse et un courage dont on ne trouve d’équivalent qu’au temps des chevaliers. Ce fabuleux tailleur de taille et d’estoc claque et tire trois notes pour faire monter la viande sur l’os, il joue à la cocotte de basse-cour royale et fait le show à lui tout seul. Il n’a besoin de personne en Harley Davidson. On le voit aussi gratter sec «Another Man». Il redéfinit le sec plus ultra de la cisaille. Il joue tous ses cuts avec un sens du sharp qui écharpe le sherpa titulaire. Ils font aussi un gros clin d’œil à Mudddy avec une version de «Rolling & Tumbling». Wilko nous riffe le boogie du delta à l’âpre dextérité. Il muddyse Muddy à Canvey, charge ses riffs de limon et organise la mainmise de la Tamise. En B, ils tapent aussi dans le fameux «Watch Your Step» de Robert Parker, mais avec la touche Feelgood, ça prend un sacré relief. Et cette Tele hyper motivée de Wilko n’en finit plus de bousculer les lois de l’équilibre naturel. Oh il faut aussi saluer la reprise du «Don’t You Just Know It» de Huey Piano Smith - Ah-ah-ah hey oh ! - Ça trépide dans d’intrépides turpitudes terminologiques, avec un solo de gras double signé Koko bel œil, roi de la cisaille invétérée et de la note qui grelotte au petit matin. Ce démon profite de Huey pour multiplier les effets de tagada sur sa Tele.

Il se bat aussi pied à pied pour sauver le son de Stupidity que United Artists et les autres Feelgood voulaient bricoler. No Way ! On garde le so si son sec du set. Wilko a raison de se battre pour préserver l’intégrité du Feelgood Sound, car l’album arrive en tête des charts - So my intransigence had given Dr Feelgood their biggest ever records, but it had set me apart from the others - C’est vrai qu’il va payer cher son intransigeance, mais l’album est bon, on les voit foncer comme un train fou avec «Talking About You» et sortir une belle version de «Stupidity». Mais Wilko prend le chant pour «20 Yards Behind» et casse les reins du set. Ils relancent avec «All Through The City». On reconnaît le son de Wilko dès les premières secondes. Admettons qu’il ait un son unique au monde. Avec «She Does It Right», il sort l’un des riffs les plus urgents de l’histoire du rock anglais. Nous n’en finirons plus de le vénérer pour ce coup de maître. Ils attaquent la B avec un «Going Back Home» pas aussi déterminant que «She Does It Right», mais solide. Avec le riff d’«I Don’t Mind», il harponne le cut et toute la bande à Bonnot. Wilko, c’est Moby Dick qui entraîne le vaisseau du capitaine Achab dans les abysses. Ils font pas mal de boogie plan-plan («I’m A Hog For You Baby» et «Checking Up On My Baby» et terminent avec un autre riff historique, celui de «Roxette». Tout est dit avec ce sens aigu de l’attaque. Wilko est un sharper de l’Himalaya. Il peut jouer sec sans ciller, il amphétamine le ruckus du rock.

La fin de Dr Feelgood est dramatique. Quand CBS organise une grande tournée américaine, deux camps se forment : d’un côté les drinkers, Lee Brilleaux et les deux petits gros, et de l’autre Wilko, shooté aux amphètes dans sa chambre - A great antipathy grew between us - Lemmy affirmait que les speed-freaks et les alcooliques ne pouvaient pas s’entendre. Wilko ne dort pas, il passe ses nuits à tourner en rond dans sa chambre d’hôtel, trying to write new songs. Car c’est lui qui fournit le groupe en chansons, et jamais personne ne lui file un coup de main. La situation tourne vite au cauchemar dans un groupe, quand on ne se parle plus - J’étais complètement isolé dans ma chambre, out of my mind, alors que les autres étaient en bas au bar en train de parler de moi - Wilko raconte qu’il entendait parfois à travers les murs des chambres d’hôtels les tirades alcoolisées des autres qui passaient leur temps à lui chier dessus. Il est arrivé un moment où Lee et Wilko ne pouvaient plus rester dans la même pièce. Il donne bien tous les détails, comme ces attentes à l’aéroport, où les trois autres sont au bar en train de siffler des tequilas et Wilko tout seul assis à une table à se demander ce qu’il fout là. Puis la shoote éclate à propos de «Lucky Seven» qu’ils ont enregistré sans Wilko. Wilko dit que ce n’est pas une Feelgood song. Le lendemain matin, il est viré de Feelgood - I say I was forced out. I didn’t leave - Et pouf, le pauvre Wilko se retrouve tout seul, sans groupe ni management, et les autres gardent le nom et ses chansons - I was destroyed. Exactement le même destin que celui de Brian Jones.

Alors faut-il écouter l’album maudit, Sneaking Suspicion, paru en 1977 ? D’une certaine manière oui, car dans le morceau titre d’ouverture de bal, on retrouve le big popotin à la Wilko. Les autres apportent leur contribution, c’est sûr et Wilko cocote dans son coin, comme un vilain petit canard. Et puis, il recommence ses conneries : il chante «Paradise» alors qu’il dispose d’un bon chanteur. C’est aussi lui qui chante «Time And The Devil». Ça ne se passe pas aussi bien qu’on le voudrait. On note cependant l’excellente musicalité d’ensemble. On pourrait même les croire unis comme les quatre doigts d’une main de pirate. Il attaquent la B avec «Lucky Seven» signé Lew Lewis, c’est-à-dire le cut qui a foutu Feelgood par terre, la fameuse pomme de discorde. On sent qu’au plan composital Wilko tourne un peu en rond avec son «Walking On The Edge». D’ailleurs, il tourne en rond dans sa chambre à Rockfield. Il est un peu le Xavier de Maistre du rock anglais. Il voyage autour de sa chambre pendant que les trois autres sifflent des verres au bar. Ils terminent avec une version bien percutée du pimpant «Hey Mama Keep Your Big Mouth Shut» de Bo, mais bon, la messe est dite.

Parmi les grands amis de Wilko, il faut compter Mick Farren, Lemmy et Wayne Kramer. Farren est l’un des premiers à saluer Feelgood dans le NME et Wilko a la chance de passer des nuits avec Mick et sa femme Ingrid, à écouter Dylan et à discuter de William Burroughs - I loved Mickey, he had a good heart and all the idealism of the 1960s still lived within him - Wilko joue d’ailleurs sur deux cuts de l’album Vampires Stole My Lunch Money. Avec Lemmy et Mick Farren, ils forment le trio de choc : «Lemmy was good company, intelligent and witty, and he had a kind of twisted wisdom. As fellow speed-freaks (Mick Farren reckonned I was the only bloke who was able to keep up with Lemmy), we often spent whole nights rapping.»

Wilko démarre sa carrière solo avec les Solid Senders. Il ne s’étend pas trop sur l’épisode - Bonnes critiques mais faibles ventes - You know when things ain’t right, they all go wrong - Virgin lâche aussitôt le groupe. Vic Maile avait prévenu Wilko : tu perds ton temps avec ces trois mecs-là. En effet, ils n’ont pas l’air très avenants, comme le montre la pochette de Solid Senders. L’album fait partie de ceux dont on se dispense facilement, surtout quand on tombe sur le «Blazing Fountains» d’ouverture de bal d’A : c’est atrocement mal chanté et trépidé du popotin. Leur boogie n’a aucun avenir. Ils font même du reggae. Wilko devait aller très mal pour sonner comme ça. L’album est catastrophique. Le plus drôle est qu’il chante si mal qu’on le reconnaît immédiatement. Et quand ce n’est pas lui chante, ça perd tout le peu d’intérêt qu’on peut trouver à cette écoute. «Burning Down» est le seul cut à sauver en B, de même que «I’ve Seen The Signs», une chanson de pub mal chantée mais plutôt captivante, qui sent bon la dérive.

Wilko joue un temps dans les Blockheads de Ian Dury et finit par récupérer Norman Watt-Roy, le bassman des Blockheads - Norman Watt-Roy was an Anglo-Indian who seemed to live for playing the basss, getting stoned and laughing - Wilko brosse toujours des portraits fabuleux des gens qu’il rencontre. Voici le portrait qu’il brosse de Charlie Chan, un photographe qui est aussi un cancérologue, et qui va sauver Wilko en le mettant en contact avec le Dr Huguet : «A ubiquitous, vociferous and alarming character, he seemed to be everywhere at once.»

Ice On The Motorway sort en 1980 sur Underdog, un label qui est un peu la suite de Skydog. Les nommés Strutter & Nines accompagnent Wilko. Il impose un drôle de style avec une curieuse manière de chanter et un beat encore plus tranchant qu’au temps de Feelggod. Comme il n’a pas de voix, il chante un peu à l’exacerbée. C’est très spécial, il doit se prendre pour une rock star, ce qu’il est, d’ailleurs. Il joue son «Down By The Waterside» sur place, dans l’instant T. On le voit mener sa barque à la godille dans le morceau titre. Ses cuts étranges finissent vraiment par captiver. On arrive donc en B tout ouïe pour «When I’m Gone». Il ressort sa vieille formule d’efficacité maximaliste. Wilko ne veut pas disparaître du paysage aussi jette-t-t-il tous ses œufs dans le même panier. Il ultra-joue épaulé par un bassmatic avantageux. Pas de hit sur cet album, rien que des cuts solides joués pour de vrai, pas pour de faux. Il tape quand même dans son vieux «Keep It Out Of Sight» et le chante avec une mauvaise hargne de collégien. Il finit par émouvoir. Sa façon de prononcer sight est très belle, très anglaise. Il boucle avec le cut le plus surprenant de l’album, une reprise du fameux «The Whommy» de Screamin’ Jay Hawkins, screamée en long, en large et en travers. Stupéfiant !

En 1984, Wilko tire la couverture à lui avec Pull The Cover sur Skydog. C’est un jeu de mots qui ne fonctionne qu’en anglais, car c’est un album de covers, c’est-à-dire de reprises. Wilko tape dans Dylan avec «I Wanna Be Your Lover», mais sa voix monte trop haut dans le mix et ça pose un problème esthétique. On reste dans le bon boogie avec «My Babe». Les gens qui accompagnent Wilko maîtrisent bien leur volumétrie. Ça passe mieux quand la voix de Wilko disparaît dans le forfait. Il attaque sa B avec une reprise de Junior Wells, «Messing With The Kids», mais il s’arrange pour le massacrer au chant. Il n’a ni la voix ni le swagger. C’est un cut fait pour un white nigger, non pour un Koko bel-œil. La seule cover qui passe est celle du «Mendocino» de Doug Sahm. Il chante comme une brêle et massacre cette merveille, mais c’est ce qui donne un cachet iconoclaste à cet incroyable désastre. Quand il évoque l’épisode de cet album, Marc Zermati reste très circonspect.

Trois ans plus tard, Wilko enregistre Call It What You Want et met sa Tele noire et rouge sur la pochette. Il démarre avec «Looked Out My Window» et chante si faux que ça fait mal aux oreilles. Mais en contrepartie, il fouette ses cordes comme un cake. Il est parfait dans le rôle de fouette cocher. Et quand il part en solo, c’est toujours à l’effervescence. Norman Watt-Roy le soutient avec du gut à revendre. Chez Line, ils sont si pauvres que l’intérieur du leaflet n’est même pas imprimé. Mais au fond, a-t-on besoin de commentaires ? Pour rester en cohérence, Wilko gratte sa chique dans son coin et se fout des commentaires. On croise plus loin une version d’«Ice On The Motorway» atrocement mal chantée. Quel gâchis ! Il part en killer solo flash dans «Willy Billy» et sauve les meubles. Norman Watt-Roy amène «Muskrat» au heavy doom de bassmatic. Ce mec est une bombe sexuelle, il joue au gros beat de percute. Hélas, le pauvre Wilko chante comme une casserole. On imagine la gueule des mecs présents au concert. Il faut dire que le son de Feelgood est là. Dommage que Wilko chante. D’ailleurs ils reprennent «Back In The Night». Ils font d’autres reprises comme «Messin’ With The Kid» et «Casting My Spell». C’est avec «Think» que Wilko rive le clou du disk. Il taille dans la falaise, à la dure, avec ses petits outils. C’est très impressionnant. Il sait se lancer dans un enfer sans trop s’exposer. «Some Other Guy» est à cet égard exemplaire de déballonnage. Il joue son va-tout au sharp, comme toujours. C’est Norman Watt-Roy qui fait le show dans «I Wanna Be Your Lover». Heureusement qu’il veille au grain.

Son deuxième grand amour après Irene, c’est le Japon - I feel in love with Japan straight away - Et le hasard des tournées fait parfois bien les choses : Wilko est très populaire au Japon et lors d’une tournée, qui fait sa première partie ? Dr Feelgood ! - Croyez-moi, ils n’étaient pas très bons (they were feeble) - it was sad to see them. We didn’t talk.

Sur Barbed Wire Blues paru en 1988, Wilko se permet de sonner encore mieux que Dr Feelgood. Il fait tout le Feelgood à lui tout seul. Il n’a besoin de personne en Harley Davidson. Pareil avec le «Livin’ In The Heart Of Love» d’ouverture de bal : c’est de la pure raclure de Feelgood avec des chœurs de studio. Pendant ces deux minutes, Wilko redevient le roi du monde. Tout Feelgood, c’est lui. Il parvient chaque fois à recréer la sensation. Il tartine bien son chant, c’est un malin, un bon samaritain, le digne héritier de Mick Green. Ils tapent «Waiting For The Rain» au heavy groove et ce diable de Norman Watt-Roy ramone son bassmatic comme une brute épaisse. Il fait le show sur son manche. «I Keep It To Myself» sonne comme un sacré retour en force. Ils savent rester classiques dans la structure, mais ils avancent avec un sens aigu du cahin-caha. Chez eux, c’est la main dans la main. Il faut entendre Norman Watt-Roy cavaler au pouet pouet dans «Take Me Back». Il cavale en crabe comme Charles Laughton dans Quasimodo. Il pouette tout ce qu’il peut dans le bénitier avec une fantastique énergie divisionnaire. Retour au pur Feelgood sound avec «The Hook (Little Darling)». Wilko fait la pluie et le beau temps, il claque des accords sourds comme des pots et roulez jeunesse ! Il termine cet album passionnant avec «Out In The Traffic», un rumble très salubre. Avec un mec comme Wilko, on se sent en sécurité. Surtout si on a lu son book. Ce mec impose en plus un sacré respect. Il roule dans la fournaise de sa petite pétaudière avec un Norman Watt-Roy fidèle au poste et un certain Salvatore Ramundo au beurre. Wilko passe un solo tranchant à la Mick Green, il écharpe le chorus à coups de sharp. L’un des pires d’Angleterre.

Encore un album live avec Don’t Let Your Daddy Know paru en 1991. On retrouve la même équipe, avec un Norman Watt-Roy en forme et un Wilko qui chante toujours aussi mal. C’est Watt-Roy qui ramone la cheminée d’«Everybody’s Carrying A Gun». Le son de «Barbed Wire Blues» est tellement aigrelet qu’on craint pour sa santé. En écoutant le boogie romp du morceau titre, on se dit que tout va bien tant que Wilko ne chante pas. Watt-Roy broute la moule du cut mais hélas, Wilko revient au chant et ruine tout. Il ne s’en rend même pas compte. Dès qu’il ouvre le bec, tout s’écroule. Il n’a pas de voix. Pourquoi ne l’empêche-t-on pas de chanter ? Ça lui rendrait service. Il revient à son vieux «Keep It Out Of Sight». On attend la niaque de Lee Brilleaux et Wilko ramène sa voix aigrelette. Quelle déconvenue ! Derrière, les deux autres tentent de sauver les meubles. Wilko part en petite maraude de gratté de gratte. Mais il revient au micro et c’est la catastrophe, même si Watt-Roy bombarde au pouet de bassmatic. «Cairo Blues» est l’un des cuts les moins pires, car Wilko chante de l’intérieur du menton. Mais il faut rester honnête : c’est insupportable.

Attention, il existe deux albums portant le même titre : Going Back Home. Le premier date de 2003, et le deuxième est celui qu’il enregistre en 2014 avec Roger Daltrey. Sur celui de 2003, on retrouve la même équipe, Wilko, Norman Watt-Roy et Salvatore Ramundo. Rusé comme un renard, Wilko attaque «Beauty» au laid-back pour bien cacher son absence de voix. Norman Watt-Roy pouette ça bien. Il faut dire au Ramundo frappe sec dans «She’s Good Like That». C’est un album étrangement travaillé côté son. Dès qu’il cesse de chanter, Wilko devient intéressant. Il va chercher des accords de revoyure dans ses transits intestinaux et derrière, Norman Watt-Roy pouette comme un roi. Ils n’en finissent plus de faire du Feelgood. Ils ne s’en lassent pas. Avec «I Really Love You Rock’n’Roll», Wilko revient à son petit trépidé de Canvey. Il n’en sortira jamais. Il est très fort, car il trouve toujours des gens pour l’accompagner, même s’il n’a pas de voix. Il chante «Underneath Orion» comme il peut, c’est très galvaudé. Il garde bien ses prérogatives. Pas question de toucher aux oraisons de son so si son sec. D’un strict point de vue boogie, c’est infernal. Le seul problème reste la voix. Un vrai carnage. Avec «Slippin’ And Slidin’», il retombe dans les catacombes du pub-rock mal chanté. Petite tentative de retour à Feelgood avec «Down By The Waterside». Wilko fait son Lee Brilleaux et devient pathétique. Il termine en chantant «Some Kind Of Hero» comme un chiffonnier. C’est même assez effarant de candeur destructive.

Quand Roger Daltrey vient trouver Wilko en 2014 pour enregistrer l’album Going Back Home avec lui, c’est avant l’opération. Wilko n’a plus que quelques semaines à vivre et Daltrey lui dit :

— Je ferai tout ce que tu voudras.

— Bon, okay, lui dit Wilko, We’ll have to do it quick !

Pour un album vite fait, c’est plutôt réussi. Going Back Home est un sacré smash in the face. Cet album faramineux démarre en trombe avec le morceau titre. On est aussitôt agressé par l’énormité du son. Impossible de résister à ça. Roger et Wilko overwhelment. C’est assez dément. Belle association de dynamiques. Rog chante au sommet du lard et Wilko riffe à la raff. L’autre sommet de l’album s’appelle «Keep On Loving You», fantastique shoot de R’n’B avec un Wilko qui casse bien la cadence des accords. Ils optent pour le rentre-dedans. Wilko joue avec une rare férocité. Il tape dans son vieux «Sneaking Suspicion». Il wilkote tout sur son passage et Rog surchante son shoot. Wilko cocote comme un démon alors ça devient fascinant. On retrouve la grandeur d’un son unique. Wilko joue le rock à l’avenant et Daltrey chante avec un power mille fois plus éclatant que celui de Lee Brilleaux. La puissance riffique atteint un degré jusque-là inconnu. Daltrey ne fait qu’aggraver les choses - Midnight on the river/ In the light of the flames - Superbe envolée - Sneaking suspicion/ Creeping up inside of me - Wilko vient riffer dans le lard du contrepoint. Nouveau coup de génie avec la reprise de «Keep It Out Of Sight» - If you wait until your time is right/ Keep it out of sight - C’est noyé d’orgue, Rog se jette dans la bataille et Wilko riffe comme au bon vieux temps. Ces mecs chevauchent les walkiries des temps modernes. Encore du pur jus de Feelgood avec «All Throught The City». Rog se plie aux lois du vieux Wilko, ça riffe comme à Canvey, ils sont dans le vieux son ultra tendu, dans le vieux son de Tele noire et rouge. Wilko reprend aussi son vieux «Ice On The Motorway». Rog joue bien le jeu, c’est un brave mec. Du coup, il nous remonte dans l’estime. Rog et Wilko font bien la paire. Ils ont du métier et n’ont fait que du rock anglais toute leur vie. Le vrai truc. Ils sont effarants de tenue, de wah c’mon ! Wilko cisaille comme un dingue. Ils sortent un son fabuleusement enjoué, la meilleure cocotte du coin. Wilko ne lâchera jamais la rampe. Rog chante «I Keep It To Myself» comme un dieu. Ils tapent aussi une belle version du «Can You Please Crawl Out Your Window» de Dylan. C’est à nouveau un extraordinaire mix de son et de talent. On voit rarement des combinaisons aussi flashy en Angleterre. La chanson est belle, elle frise le Baby Blue, Rog descend la côte avec son pote Koko. Gros niveau. On comprend que Shindig ait retenu cet album pour le numéro du 50e anniversaire.

Encore un album explosif : Red Hot Rocking Blues, paru en 2005. Wilko annonce la couleur avec le morceau titre, un shoot de r’n’b doté de tout le swagger de Feelgood. Exactement le même. Troublant, n’est-ce pas ? Wilko donne une nouvelle leçon de boogie et derrière lui Norman Watt-Roy pouette comme un pétomane. On sent le trio à son apogée. Tout ce qu’ils jouent sur cet album est saturé de son. Ils sortent un son très volontaire, très carré de menton. Ils tapent dans Leadbelly avec «The Western Plains». Wilko chante ça au chat perché, avec une approche terriblement solide du heavy beat de youpee-yeah et du Feelgood Sound à la clé. Il chante ensuite l’«He Ain’t Give You None» de Van Morrison à la vie à la mort puis il tape dans Fats avec une version fantastique d’«Hello Josephine». Quelle révélation ! Wilko refabrique de la légende. Et voilà qu’ils tapent une cover d’«Help Me» au shuffle de Booker T. Assez bien vu. Ça groove à la vie à la mort de la mortadelle et ce démon de Norman Watt-Roy drive le brouet à la brouette. Wilko se jette dans la mêlée avec une certaine aura, mais il ne pourra jamais rivaliser avec la version d’Alvin Lee qui se trouve sur le premier album de Ten Years After. Il claque «Casting My Spell» à la petite claquemure de Canvey et se fend d’un nouvel hommage de choix, cette fois avec le «Talking About You» de Chikkah Chuck. Il nous gratte ça à l’accord de Tele et il revient à Van Morrison avec «Ro Ro Rosie». Il fait du Van feelgoodien, c’est assez gonflé. Il chante ça d’une petite voix fine. C’est très spécial, très dépouillé et très bienvenu. Il reste dans le Van avec l’insubmersible «Brown Eyed Girl». Il met toute sa bravado dans l’exotica du Van. Il chante à la voix scintillante et sort une version étonnante. Cet album marque bien son territoire et nos trois amis s’entendent comme larrons en foire.

En 2007, Julien Temple contacte Wilko : il souhaite raconter l’histoire de Dr Feelgood. C’est cette histoire que raconte l’excellent Oil City Confidential. Julien Temple boucle avec ce film sa fameuse trilogie de la renaissance du rock anglais : Feelgood, Sex Pistols et Joe Strummer. Direction Canvey Island, cette île située dans l’estuaire de la Tamise. Pour donner une dimension biblique à son film, Temple démarre les pieds dans l’eau, avec des images de la grande inondation de Canvey Island datant des années cinquante. L’île est en dessous du niveau de la mer, alors forcément, quand une digue cède, la mer reprend ses droits. Comme Temple sait raconter une histoire, il commence par le B-A-BA de Feelgood : le son de Wilko. Pas de médiator ? - Je n’arrivais pas à la tenir, alors j’ai appris à jouer sans - Wilko redit sa vénération pour Mick Green qui jouait à la fois la rythmique et les solos - Pas facile de reproduire ses trucs, I tried, I tried, I tried, c’est comme ça que j’ai trouvé mon style - Et tout Feelgood repose là-dessus, l’originalité d’un style directement inspiré de celui de Mick Green. Pas mal pour un mec qui voulait d’abord devenir écrivain, puis peintre, au retour de son voyage aux Indes. Il faut l’entendre parler, son accent est merveilleusement décadent : pour dire ‘in those days’, il prononce ‘in thoze dailles’. Les autres Feelgood l’embauchent et le groupe commence à aller jouer à Londres. Ils portent encore les cheveux longs, jusqu’au moment où Wilko fatigué d’avoir les cheveux collés sur la figure les coupe. C’est là que va naître le look sharp, costards, cravates et hot r’n’b. Sparks et Figure ressemblent à des petits truands. Mais Temple tue son film avec une overdose d’extraits de vieux films d’action en noir et blanc qui n’amènent que des brusques accélérations de rythme. Une sorte de violence à la mormoille, avec des coups, des chocs et des cris. On aurait préféré voir plus de footage de Feelgood. Les choses prennent une tournure infernale avec «She Does It Right», les voilà en couve du NME, juste avant de signer leur contrat. C’est Andrew Lauder qui les signe sur United Artists et c’est parti, up a storm, premier album, photo de pochette à Canvey et tournée anglaise. Pas de problème, ils ont les chansons, ils enchaînent avec «Keep It Out Of Sight» et le deuxième album, jusqu’au moment où Wilko tombe en panne. Pas de nouvelles chansons ? Pas de problème les gars, on va faire un album live. Mais sur scène, on voit les limites du système Feelgood. Wilko fait trop de comédie, alors que Lee Brilleaux joue son rôle de chanteur à la perfection. Summer 76, Feelgood est devenu le plus grand groupe anglais. Wilko sniffe son speed dans son coin et les autres boivent comme des trous au bar. Et ça tourne en eau de boudin, Lee ne plus supporte plus Wilko, il voudrait bien l’étrangler. Au bout de six ans, le Feelgood System meurt de sa belle mort. No more songs. On entend même dire vers la fin du film que Wilko a deux femmes. C’est contraire aux règles du groupe.

En 2015, Julien Temple va tourner un autre film avec Wilko, The Ecstasy Of Wilko Johnson. C’est en gros l’histoire de la maladie, telle que racontée dans My Life - Don’t You Leave Me Here et de la résurrection. Mais ça ne fait pas double emploi, car Wilko raconte cette histoire avec une simplicité désarmante - My life coming to an end - On a le son de sa voix en plus. On lui annonce qu’il lui reste dix mois à vivre. Julien Temple entrelarde ce long monologue d’extraits de films, mais des extraits de luxe, cette fois, qui vont jusqu’au Nosferatu de Murnau. Wilko raconte un voyage au Japon et nous montre un monastère au-dessus de Kyoto. Il est au Japon for a couple of farewell gigs, et, comme au Havre, il termine son set avec «Bye Bye Johnny». Puis il fait un farewell tour of England avec Norman Watt-Ray dans une ambiance énorme - This could be the last one - Évidemment, les gens pleurent, comme au Japon. Wilko raconte ses insomnies - It’s 3 o’clock at night and you think of your body - Puis il met bien les pendules à l’heure - I absolutely do not believe in God. I don’t believe in survival after death. Death is oblivion - Et il passe directement à l’astronomie, sa passion - I’ve a dome on my roof - et il cite Venus, sa planète favorite. Sur la jetée, Wilko joue aux échecs avec les mort. Il évoque aussi Johnny Kidd - I was devoted to it - Il dit aussi avoir cessé de s’informer, ni journaux ni télé, I’ve got no future, so what’s the point ? Il évoque bien sûr la disparition de sa femme - The mystery of love is greater than the mystery of death - et pendant le dixième mois de son sursis, il enregistre son fameux album avec Roger Daltrey. Et pouf, voilà qu’en 2014 il apprend qu’il est opérable, et donc sauvable. C’est reparti. Albums et tournées !

En 2018 paraît un nouvel album du trio sauvé des eaux, Blow Your Mind. Wilko ne perd pas la main car dès le «Beauty» d’ouverture de bal, on sent venir l’énormité. C’est un retour direct au Feelgood Sound. Il joue avec son sens aigu de la cisaille et de la petite entourloupe. Ce mec est très puissant. Il a su créer un univers sonore reconnaissable entre mille - Your beauty doesn’t fade/ Your beauty shall remain - Il nous sort du sharp de rêve. On reste dans le pur jus de Feelgood avec «Take It Easy», un cut qui aurait très bien se trouver sur Down By The Jetty. C’est exactement le son de «Roxette», Wilko est gonflé de revenir avec le même riff, mais comme on l’aime bien, on ferma sa gueule. «Say Goodbye» sonne comme un vieux boogie, mais c’est beaucoup plus que ça : Wilko percute le beat du boogie. C’est son truc, avec Watt-Roy derrière en franc-tireur. Wilko envoie ses merveilleux accords de Tele exploser dans le beat. C’est très impressionnant, même lorsqu’on est habitué aux prodiges. Il faut aussi l’entendre claquer des accords dans tous les coins avec «Blow Your Mind». Ce mec est parfaitement à l’aise dans la vie après la mort. S’ensuit un «Marijuana» claqué d’entrée de jeu. Il ne réinvente pas le fil à couper le beurre, mais ça reste du bon Zyva Mouloud de feel so good. Pas de surprise non plus avec «Tell Me One More Thing». Difficile de se réinventer avec des cicatrices sur toute la poitrine. Norman Watt-Roy et un shuffle d’orgue ramènent de la viande, un gros paquet de viande. Wilko propose enduite un «That’s The Way I Love You» monté sur le beat de «Let’s Work Together». Et il en profite pour s’adonner à son péché mignon : la cisaille. Et comme le montre «I Love You The Way You Do», ces trois mecs savent enfiler le cul d’un cut de boogie. Il swinguent ça comme des vétérans de toutes les guerres. On les voit ensuite driver le butt d’«I Don’t Have To Give You The Blues» à la bonne franquette de Canvey. Plus que tous les autres, Wilko est habilité à swinguer le boogie d’Angleterre. Une fois encore, on sent le trio en pleine possession de ses moyens. Sur cet album, on ne s’ennuie pas un seul instant.

Voici peu, Wilko donnait une fort belle interview à Ian Fortman dans Classic Rock. D’emblée, Fortman se dit impressionné par Wilko - a personality defined by raw charisma and sheer likability - et le voit aussi alerte qu’un amphetamine meerkat, c’est-à-dire un suricate qu’on appelle aussi la sentinelle du désert. Il ajoute que Wilko est l’un de ceux dont on reconnaît immédiatement le son, et ils ne sont pas des masses à pouvoir se prévaloir d’un tel privilège. Wilko rappelle que les voyages lui ont ouvert les yeux : son premier trip aux Indes, mais aussi les tournées avec Feelgood. Il adore l’Espagne et affirme que les Espagnols savent faire la fête. Pour lui, une fiesta de procession serait impossible en Angleterre. Il dit aussi aimer le Japon et les Japonais à la folie. L’année où un médecin le jugea condamné où il fut confronté à la mort fut dit-il la plus intense de sa vie. Il se sentait la plupart du temps en état d’éveil avancé - Most of the time I was in a state of heightened conciousness - Il regardait autour de lui et trouvait tout très beau. C’est durant cette période qu’il s’est produit au Fuji Rock Festival devant des gens qui le savaient condamné. Pendant un an, il a vécu avec l’idée qu’il allait mourir. Il se disait : «N’espère pas un miracle. Just get on with it.» Puis arrive l’épisode de Charlie Chan et du Professeur Huguet qui dit pouvoir l’opérer et le sauver. Wilko sortit du rendez-vous et se mit à rigoler dans la rue - It was so stupid - Ce genre de chose n’arrivait jamais, même dans les contes de fées. Pour conclure, il confesse qu’il éclate en pleurs chaque fois qu’il pense à Irene, disparue depuis quinze ans.

Signé : Cazengler, Wilkon

Dr Feelgood. Down By The Jetty. United Artists Records 1975

Dr Feelgood. Malpractice. United Artists Records 1975

Dr Feelgood. Stupidity. United Artists Records 1976

Dr Feelgood. Sneaking Suspicion. United Artists Records 1977

Solid Senders. Solid Senders. Virgin 1978

Wilko Johnson. Ice On The Motorway. Fresh Records 1980

Wilko Johnson. Pull The Cover. Skydog International 1984

Wilko Johnson. Call It What You Want. Line Records 1987

Wilko Johnson. Barbed Wire Blues. Jungle Records 1988

Wilko Johnson. Don’t Let Your Daddy Know. Bedrock Records 1991

Wilko Johnson. Going Back Home. Mystic Records 2003

Wilko Johnson. Red Hot Rocking Blues. Red Hot Records 2005

Wilko Johnson & Roger Daltrey. Going Back Home. Chess 2014

Wilko Johnson. Blow Your Mind. Chess 2018

Ian Fortman : The gospel according to Wilko Johnson. Classic Rock # 254 - October 2018

Wilko Johnson. My Life. Don’t You Leave Me Here. Abacus 2017

Julien Temple. Oil City Confidential. DVD 2010

Julien Temple. The Ecstasy Of Wilko Johnson. DVD 2015

 

Dylan en dit long

- Part Four

Ce n’est pas parce qu’on les connaît par cœur qu’il faut se priver du plaisir de revoir les Dylan movies. On peut même jouer au petit jeu du big shot : neuf heures de visionnage ininterrompu, quatre Dylan movies à la queue leu-leu, No Direction Home, Don’t Look Back, I’m Not There et Masked And Anonymous, histoire de bien comprendre une chose une bonne fois pour toutes : Dylan est un artiste qui met son intelligence au service de ses fans, et non au service des médias qu’il méprise profondément. On finit aussi par comprendre que le lien qui nous unit à lui n’est pas un lien ordinaire. Il serait selon toute vraisemblance d’ordre spirituel.

Dit comme ça, c’est très con, mais on se surprend parfois à écouter attentivement ses paroles, de la même façon qu’on écoutait au temps jadis les paroles d’un sage. Les gens dit-on écoutaient attentivement les paroles de ce hippie qui sillonnait la Palestine, voici deux mille ans. Dylan suscite le même genre d’intérêt, on attend qu’il nous dise les choses qu’on a besoin d’entendre, que ce soit dans les paroles d’une chanson ou dans le court monologue qu’il déclame en voix off à la fin de Masked And Anonymous, lorsqu’il est assis au fond du bus qui l’emmène vers une taule - I was always a singer and maybe no more than that. Parfois ça ne suffit pas de comprendre le sens des choses. Sometimes we have to know what things don’t mean as well, c’est-à-dire qu’on a parfois besoin de savoir que les choses n’ont pas de signification. Mais vous ne devez pas ignorer que la personne que vous connaissez est capable d’amour. Tout finit par disparaître, surtout l’ordre bien établi of rules and laws. The way we look at the world is the way we really are. Truth and beauty are in the eyes of the owner, c’est-à-dire que la vérité et la beauté sont dans tes yeux. I stopped trying to figure things out a... long... time... ago - Il dit ça d’une voix si profonde qu’elle résonne en nous.

Après Alias (Pat Garrett & Billy The Kid), Jack Fate (Masked And Aonymous) est le deuxième grand rôle de Dylan. Mais le film de Larry Charles co-écrit par Dylan, est un peu confus, on ne peut pas trop parler d’intrigue. L’histoire se déroule dans un pays latino soumis à une dictature stalino-garcia-marquezienne. Larry Charles donne l’un des rôles principaux au gros John Goodman qui fait bien l’impresario véreux et l’autre à Jeff Bridges qui fait mal le journaliste foireux, deux acteurs qui, souviens-toi, firent les beaux jours du Big Leibowski. Tous les personnages sont en fait des personnages allégoriques et on reconnaît la patte de Dylan qui dans ses chansons en fait intervenir constamment : le rainman, le ragman, Shakespeare he’s in the alley, the joker and the thief, the two riders approaching, Cinderella, Einstein déguisé en Robin Hood, the Phantom of the Opera, Mr Jones, donc il n’est pas surprenant de voir se pointer Oscar Vogel (Ed Harris avec le visage peint en noir), Animal Wrangler (Val Krimer descendu de son nuage morissonien), Bubby Cupid en veste en peau de serpent, comme Brando, et qui ramène tiens comme c’est bizarre la guitare de Blind Lemon Jefferson - That’s one of the guitars that started it all - Tout se déroule en fait comme dans une chanson de Dylan, l’histoire n’a pas d’importance, ce sont les événements qui mènent le bal, un punch up ici, un dialogue au fond d’un bus là. Dylan écoute notamment un jeune mec qui raconte des histoires de révolution et de contre-révolution sans rien dire, jusqu’au moment où le bus est arrêté par des guérilleros sur une route de campagne et le jeune mec se fait descendre, une façon pour Dylan de nous dire qu’au fond tout ça ne sert à rien, les révolutions et les contre-révolutions. Elles ont toujours existé et elles existeront encore longtemps après que les poètes aient disparu, c’est dans la nature humaine de n’être pas content de son sort. Jack Fate le sait, mais à quoi bon l’expliquer ? Il faut voir la classe du Dylan vieillissant, à peine sorti d’un cachot, en chapeau western blanc, costard clair, étui à guitare et housse de costume sur l’épaule. Il monte dans le bus du wrong way sur fond de «Like A Rolling Stone». On l’a sorti d’un cachot car le gros Joe Goodman a besoin d’une tête d’affiche pour un concert de charité. Mais où sont les superstars ? Dylan se moque un peu du showbiz.

La plus grande partie du film est tournée dans un immense studio de cinéma. On y voit des caravanes qui servent de loges, une scène et une foule de gens. Ce sont évidemment les plans musicaux qui font la force de Masked. Elles sont en plus admirablement filmées. Pour «Cold Irons Bound», Dylan est cadré penché au micro, à l’avant du groupe, comme une figure de proue, il chante à l’éreintée et gratte une Strato, soutenu par un superbe backing-band, et là il redevient l’icône que l’on sait. Pareil avec «Down In The Flood», il porte une chemise western noire et gratte sa Strato pointée vers le sol. Il fait aussi de l’Americana avec «Diamond Joe» - You better come and get me Diamond Joe - le batteur fouette un carton, ça stand-uppe et ça banjotte, youpee ! Dylan monte encore d’un cran avec une incroyable version de «Dixie» - Away from Southern Dixie - Il chante ça au chat perché magique et il casse encore la baraque un peu plus loin avec «I’ll Remember You», l’un de ces balladifs extrêmement mélodiques dont il a le secret. Mais là où tout explose, c’est dans la scène de la petite black. Une femme ramène la gamine sur scène et explique qu’elle a appris toutes les chansons de Dylan par cœur. Quand Dylan lui demande pourquoi, la femme dit qu’elle le lui a demandé. Bon, la gamine chante «The Times They Are A Changing» a capella et Dylan dit en voix off : «The sacred is in the ordinary.»

Vu d’avion, on s’aperçoit que le film de Larry Charles est un peu à part des trois autres. Oui, car Todd Haynes emprunte à Scorsese qui lui-même emprunte à Pennebaker, les trois films s’alimentent les uns des autres. Ces trois ectoplasmes hybrides et gélatineux s’auto-dévorent. Il faut saluer le génie de Scorsese, l’audace de Pennebaker et surtout le courage de Todd Haynes, car franchement son I’m Not There fut assez difficile à avaler à l’époque de sa sortie. Trop arty ? Trop fictionnel ? Trop pas assez ? Trop trop ? Courageux l’Haynes, car il a opté non pas pour un seul acteur, mais cinq acteurs chargés d’interpréter le rôle de Dylan à différentes époques de sa saga. Comme dans Masked, Dylan porte chaque fois un nom différent. Il commence par s’appeler Woody Guthrie. Un petit black nommé Marcus Carl Franklin fait Woody, c’est-à-dire le Dylan échappé du pays des mines de fer que nous montre Scorsese, et comme l’Haynes opte pour la fiction, Woody est black, mais il parle un wild slang de hobo et saute dans des freight trains pour aller de Pittsburgh à Sioux Falls, et de Kansas City à Nashville, il trimballe sa guitare dans un étui ‘Kill Fascists’ et demande aux clodos du freight s’ils connaissent Carl Perkins. Il indique aussi qu’il a onze ans. L’Haynes crée une belle dynamique avec cette scène, idéale pour illustrer la genèse du mythe, celle d’un kid qui saute du nid pour partir à l’aventure. La symbolique est très forte. Elle préside au destin de Jack Fate. Et comme l’a fait Larry Charles dans Masked, l’Haynes nous sonne les cloches avec une première scène musicale, sans doute la meilleure du film : Woody, Richie Havens et un autre black grattent on the porch une version absolument démente de «Tombstone Blues», mais quand on a dit démente, on n’a rien dit. L’Haynes voulait toute l’énergie du wild kid et il l’a. Certains objecteront que le cut ne correspond pas à l’époque, mais si, car Dylan dira plus tard dans Chronicles qu’il a beaucoup emprunté à Robert Johnson et ce que font les trois blacks on the porch, c’est du pur Robert Johnson. Richie a une grande barbe grise, mais il faut le voir fracasser Dad’s in the alley/ He’s looking for food/ Mum’s in the kitchen/ Se ain’t no shoes - Woody black passe comme une lettre à poste. Les clodos le balancent dans une rivière et il est sauvé par Mr & Mrs Peacock. Ils doivent bien exister quelque part dans l’une des chansons. Woody black chante «Blowing In The Wind» dans le salon des Peacock. Jusque là, l’Haynes a tout bon. Woody black dit aux Peacock qu’il va aller à Hollywood - I’ll make it big/ Just like Elvis Presley - ça sonne comme une parole de chanson. Et bien sûr, Woody black débarque à New York et va rendre visite au vrai Woody dans l’hosto du New Jersey. Dans son film, Scorsese nous montre le vrai Woody sur son lit d’hôpital. Tout cela se tient merveilleusement. L’Haynes entrecroise les époques et les personnages, pour respecter l’esthétique dylanesque.

Christian Bale joue Jack Rollins, c’est-à-dire l’early Dylan de Greenwich Village, the troubadour of conscience. Alice Fabian fait Joan Baez. Elle indique que Jack arrête le protest en 1963, car il comprend alors qu’on ne peut pas changer le monde avec une chanson. L’Haynes emprunte la scène du Steve Allen show à Scorsese. Puis une autre scène, à Greenwood, Mississippi, où il chante devant un public de fermiers en salopettes. L’Haynes entrecoupe Jack Collins avec Arthur Rimbaud qui déclare ne pas aimer le mot poète - Call me a trapezist - Bon ça se complique avec Charlotte Gainsbourg qui n’est absolument pas crédible avec son anglais de Française. Fait-elle Suze ? Non plutôt Sara puisqu’ils ont des enfants. L’Haynes l’appelle Claire. Fond sonore : «Visions Of Johana». Et le Dylan de Sara est un acteur de cinéma joué par Health Ledger. Plans du Village, I Want You, petits seins de Charlotte. Ils achètent une moto. C’est elle qui conduit. C’est là où on perd un peu le fil. À trop vouloir triturer l’entrecuisse de la fiction, celle-ci perd la boule. L’Haynes mord le trait avec Jude Quinn, c’est-à-dire Cate Blanchett qui fait le Dylan 65 et qui n’est pas crédible, malgré ses efforts désespérés pour paraître mythique. Elle mise tout dans la coiffure. Newport Festival 65, Dylan goes electric, «Maggie’s Farm», booooo ! La voix de Cate Quinn n’est pas juste et l’Haynes nous fait une illustration visuelle du «Ballad Of A Thin Man» - Something’s happening in there but/ You don’t know what it is/ Do you Mr Jones ? - Cate porte le costume pied de poule de l’Albert Hall, Stars & stripes en déco de fond de scène. L’Haynes nous fait le coup de la druggy scene dans un décor d’Orange Mécanique, mais adieu crédibilité, Cate se came et ça ne passe pas car Dylan n’est par un drug wreck. On le voit aussi avec Ginsberg demander au Christ de descendre de sa croix - Boy tu vas te faire mal ! - Une femme fout le feu à ses cheveux dans la rue, comme dans un film de Kusturica - I accept chaos. I’m not sure wether it accepts me - L’Haynes tape en plein le mille et il brouille encore les pistes avec un Billy The Kid qui ne sort pas de chez Pekinpah, mais d’un délire de reconstitution baroque. Cette fois, Richard Gere endosse l’affaire. Mister B n’est pas Mister Jones. Mister B descend au village d’Halloween. Une girafe passe dans la rue. Les musiciens of the British Empire jouent dans un kiosque, ça se désinterprète à l’infini, comme dans une chanson de Dylan, Going To Acapulco, the smell of fear, waiting for the end of the world. Et puis lorsque Dylan devient chrétien, Christian Bale fait son retour pour un joli numéro de gospel bleu sur scène - I keep pressing on - Il est accompagné d’un groupe et de choristes noires, et ça passe comme une lettre à la poste. Pendant ce temps, Billy the Kid s’évade de sa taule et saute dans le freight train de Woody black. C’est là que l’Haynes situe l’accident de moto dans les bois. Puis Cate radine sa fraise pour mettre les points sur les i. Everybody knows I’m not a folk singer. Elle préfère qu’on parle de traditional music.

Scorsese opte pour la chronologie pure et dure et prend un peu plus de trois heures pour nous éclairer sur le Dylan qui s’étend de l’enfance jusqu’à l’accident de moto en 1966. Le génie de Scorsese consiste à filmer Dylan en plan serré de trois-quart plongeant et de le laisser parler. Comme dans Chronicles, il raconte ses souvenirs, ses rencontres et livre ici et là quelques traits d’esprit. Pour illustrer l’interview, Scorsese intercale de fabuleux plans d’archives. Dylan évoque son premier 78 tours et hop Hank Williams apparaît en noir et blanc ! Il chantonne «Cold Cold Heart» et on prend alors un sacré shoot d’Americana. Ça change la vie quand on démarre avec Hank Williams. Puis Dylan les évoque tous un par un, Johnny Ray qui faisait du voodoo et l’incroyable Webb Pierce avec sa gueule de gros bonbon dans son costume Nudie, une sorte de préfiguration kitschy kitschy de Gram Parsons. Dylan sort ensuite Muddy Waters de ses souvenirs et indique que c’est le son et non les gens qui l’ont frappé - That’s the sound that hit me - Gene Vincent, bien sûr, extrait d’un concert au Town Hall, mais le monde d’alors nous dit Bob était terriblement conventionnel. Il pense que c’est le temps et le progrès qui ont balayé le monde où il a grandi, le monde de Duluth et des mines de fer du Minnesota dont il fallait s’échapper sous peine d’anéantissement. D’autres portraits magiques suivent, l’incroyable John Jacob Niles qui gratte une espèce de grande harpe en chantant comme une nymphette évaporée et la violente Odetta qui gratte sa gratte en portant sur ses épaules de destin du pauvre peuple noir. Tout cela est d’une incroyable cohérence. Dylan révèle ses racines et tout s’éclaire. Tu as une bonne mémoire, Bob ! Oui, j’apprenais les chansons en les écoutant une fois. Il se marre et ajoute : ou deux fois.

Tiens voilà Woody. Mais il n’est pas black. Ah bon ? - Woody, a particular sound - Puis hommage à Joan Baez - She reached some place in the back of my mind - Si ça n’est pas l’hommage d’un homme génial à une femme géniale, alors qu’est-ce que c’est ? On est donc à Greenwich Village, le même Village que celui de l’Haynes, terre de liberté absolue, Dave Van Ronk qui chantait «House Of The Rising Sun» avant Dylan, Maria Muldaur, Fred Neil, Tiny Tim et Suze Rotolo qui est restée tellement belle, Scorsese la filme et lui rend grâce. D’autres encore, toujours vivants comme Liam Clamsy des Clamsy Brothers, quatre Irlandais qui chantaient du folk highly highloo à pleine gueule et qui portaient des gros shetland torsadés blancs. Ce ne sont que des personnages de légende, Scorsese fait de son film un vrai conte de fées. Liam Clamsy dit à Bob : «No fear, no envy, no meanness», ce qui veut dire en gros, pas de peur, pas de convoitise, pas de malveillance, à quoi Bob répond : «Right !». Ah ça te plaît Bob, ces trucs-là ! Il va même s’y conformer. Comme il se conforme aux conseils de sa grand-mère (ce n’est pas le but du voyage qui compte, mais le chemin à parcourir). Puis il parle du regard, mais il en parle à sa façon, avec une sorte de mystère translucide : «Les performers ont dans le regard un truc que les autres n’ont pas. I wanted to be that kind of performer.» Il dit aussi chercher the language that I had not heard before. Et puis voilà Pete Seeger, l’homme qui voulait trancher les câbles au festival de Newport, parce que Dylan et ses amis de Chicago jouaient trop fort. Ah la légende, elle ne te fait pas de cadeau, Bob ! Bob et Suze qui marchent dans la neige du Village, Mavis qui ne dévoile pas le secret de sa liaison avec Bob, Don’t Think Twice It’s Alright, et puis voilà Ferlinghetti car pas de Village sans Ferlinpinpin, et les voilà qui déboulent à Greenwood, Mississippi, dans le film de l’Haynes, Bob et Pete Seeger the communist. On peut dire que les archives ont bien reconstitué le film de l’Haynes : ce sont exactement les mêmes paysans en salopettes. Mais Bob s’arrête là, Joan Baez continue toute seule à mener le combat des civil rights. Elle va aux manifs. On lui demande si Bob viendra. Ben non. Bob est ailleurs - He was Charlie Chaplin, Dylan Thomas, Woody Guthrie, he was constantly moving.

Trois grandes étapes : Newport Folk Festival 63, Newport Folk Festival 64 et Newport Folk Festival 65. C’est là que se joue le destin du monde qui nous intéresse. Dans le 63, il y a Cash, mais surtout the mighty Wolf devant 15 000 personnes, les Staple Singers et le duo Bob/Joan Baez qui chante à l’unisson du saucisson with God on our side. Bouleversant ! C’est là qu’on le traite de Voice of our generation. Dans le 64, il chante «Mr Tambourine Man» et dit : «Cash was a religious person to me». Joan est toujours dans les parages. Tambourine Man ne plaît pas au puristes. Dylan plus commercial ? Il donne sa version de l’équilibre : ne jamais oublier qu’on est en constante évolution. Dans le 65, il attaque avec «Maggie’s Farm», Pete Seeger attrape une hache et veut trancher les câbles, mais l’Haynes fait intervenir deux mecs qui lui sautent dessus pour le maîtriser. Dans le public, des gens gueulent. Hooo ! Traitor ! En anglais, un traitor n’est pas un traiteur. Scorsese filme Seeger qui se dit très contrarié. «Like A Rolling Stone» sonne comme une insulte aux oreilles des folkeux. Dylan et ses copains de Chicago font trois chansons et quittent la scène. Mais il accepte de revenir avec une acou pour chanter une chanson.

Le Newport 65 marque donc une rupture. Politiquement, Bob marque sa différence - I was an outsider - Il ne veut pas rentrer dans les combines des partis de gauche américains. Puis Scorsese emprunte des plans à Pennebaker pour illustrer la zone London 65. La caméra suit Bob partout et à la fin, il n’y fait plus attention. Ginsberg, Donovan, Joan est toujours là, elle trouve que Bob change - It was awful - et crack, elle sort sa gratte pour chanter devant Scorsese «Love Is Just A Four-Letter Word». Elle joue ça au picking d’Americana et diable comme cette femme est restée belle.

Scorsese entre alors dans la zone magique, studio Columbia, Tom Wilson, Bloomy, «Like A Rolling Stone», Al Kooper raconte ses souvenirs - Bob said turn the organ up - Ah il est fier le Kooper ! Il n’était pas censé jouer de l’orgue mais Bob en pinçait pour son son d’orgue. Tiens, Bob a le même petit menton que Phil Spector ! Quoi ? 50 couplets dans «Like A Rolling Stone» ? Il existe en effet une version longue. Malgré la magie du son et des chansons, le public de Forest Hill hue Bob qui se marre : «Les gens chantaient en chœur ‘Like A Rolling Stone’ et aussitôt après la fin de la chanson, ils se remettaient à huer.» Scorsese emprunte une autre conférence de presse à Pennebaker. C’est hilarant - Ce métier est surreal, alors je fais des chansons surreal - Dylan doit affronter à Londres comme à Paris l’immense bêtise des journalistes. Puis à un moment, il dit stop à l’impresario Grossman. Il a en ras le cul des tournées et des conférences de presse à répétition. Je veux rentrer chez moi ! Motorcycle crash. Il ne repartira en tournée nous dit Scorsese que huit ans plus tard.

On aurait dû commencer par Pennebaker car comme le disent si bien les Anglais, he started it all. C’est le pionnier du Dylan movie. C’est dans ce film cultissime que Mick Farren a trouvé le titre de son livre : à l’arrière d’un taxi, Dylan dit à Grossman : «Give The anarchist a cigarette!». Parole d’évangile, Farren d’Angleterre fait allégeance. Don’t Look Back raconte la tournée anglaise de 1965. Tournée d’acou et d’harmo, Dylan seul sur scène en veste de cuir noir. Greenwich Village débarque au Royaume Uni. Un Dylan mille fois plus rock’n’roll que n’importe rocker anglais. Il a tout : la gueule, le gratté de jambes écartées et le power du contenu. Dylan l’anti-baltringue, Dylan le messie, mais si, comme dirait Eve Sweet Punk Adrien. Sur cette tournée, le comité restreint d’Albert Grossman, Joan Baez, et Bob Neuwirth accompagne Dylan. Il répond comme il peut aux questions pénibles des journalistes anglais qui visiblement ne comprennent rien à rien, car ils n’ont pas la moindre notion de métaphysique. Dylan attache une importance considérable au sens des mots et il ne veut pas parler pour ne rien dire, mais bon, le monde devient pop en 1965. Le seul entretien intéressant aura lieu avec un journaliste métis de BBC Afrique : il annonce quatre questions qui semblent intéresser Dylan, du moins le voit-on sur son visage - Comment avez-vous démarré, Bob ? - Et pouf, Pennebacker balance l’extrait filmé du concert de Greenwood, Mississippi, devant les fermiers en salopettes. Ce merveilleux documentaliste qu’est Pennebaker a choisi le mode road movie pour cristalliser la fascination qu’exerce Dylan sur lui, un road movie en noir et blanc séquencé par trois catégories de plans : ceux des chambres d’hôtel, les extraits de concerts et les rencontres avec les fans. C’est extrêmement bien foutu, jamais complaisant, Dylan est toujours au centre de l’image. On le voit plusieurs fois prendre «The Times They Are A Changing» au gratté dylanex et paf, il passe ses coups d’harmo qui sont des moments extraordinaires. Dylan y sacralise l’expression d’un art purement américain et donne, mieux que ne le fera jamais une guitare, l’idée de l’espace américain, ou pour rester plus prosaïque, l’idée d’une tradition musicale purement américaine. L’homme se révèle messianique, ça crève les yeux, surtout quand il chante ce chef-d’œuvre de sensibilité mélodique qu’est «The Lonesome Death Of Hattie Carrol». On se régale aussi des plans filmés dans les chambres d’hôtels. On y voit Joan Baez chanter un «Turn Turn Turn» qui n’est pas celui des Byrds pendant que Dylan tape un texte à la machine. C’est encore un point commun avec Eve Sweet Punk Adrien, taper à la machine. Les deux messies, mais si, tapent à la machine. Dans l’un des hôtels, Dylan encontre Alan Price qui confirme qu’effectivement il n’est plus dans les Animals. C’est comme ça, dit-il laconiquement. Dylan rencontre aussi Donovan qui chante au doux du folk anglais, en s’accompagnant à l’acou. Impressionnant, bien sûr. Beau lui aussi, bien sûr. Pour rétablir sa suprématie, Dylan lui demande la guitare pour attaquer au strumming pesant «It’s All Over Now Baby Blue». On pourrait intituler cette scène ‘le choc des titans’. Dylan remonte sur scène pour chanter «Don’t Think Twice It’s Alright». Pure magie. L’autre séquence emblématique du film est le «Subterranean Homesick Blues» d’intro, lorsque Dylan jette un à un les grands formats où sont dessinés certains mots clés de son texte. Allen Ginsberg se tient en arrière plan, comme une sorte de caution intellectuelle. Il existe une autre version de ce Subterranean filmée devant un parc. Les plus fortunés d’entre nous auront certainement rapatrié la box deluxe qui propose un deuxième DVD : Dylan 65 Revisited. Ce sont les outtakes de Don’t Look Back, on n’y apprend rien de plus, on voit un peu plus les villes, Sheffield, Liverpool, Leicester, Manchester, le Royal Albert Hall et surtout Nico qui pour une raison x ne figure pas - ou à peine - dans Don’t Look Back.

Mais le meilleur film sur l’early Dylan est sans doute Inside Llewyn Davis des frères Coen, un Llewyn Davis qu’interprète le brillant Oscar Isaac. Bizarrement, il ressemble à Scorsese jeune, tel qu’on le voit à l’arrière du taxi de Travis Bickle dans Taxi Driver. Sans doute un clin d’œil. Les frères Coen on recréé l’ambiance du Gaslight de Greenwich Village et les prestations de Dave Van Ronk, l’une des grandes idoles de Dylan. On voit même sur scène les Clamsy Brothers avec leurs gros shetland torsadés blancs. Vers la fin du film, on voit Dylan sans le voir, assis sur scène face au public, en plein Freewheelin’. Ce film est un petit chef-d’œuvre d’honnêteté intellectuelle et de justesse de ton. Les frères Coen veillent surtout à reconstituer la grande précarité qui caractérisait le quotidien de ces chanteurs de folk débarqués à New York, dont Dylan faisait partie : pas de pied-à-terre, on dort à droite et à gauche, on vit d’expédients et on chante des chansons extraordinaires qui comme le dit Dylan dans Chronicles racontent toutes des histoires extraordinaires. Les frères Coen ont aussi l’intelligence de ne pas couper les chansons. Oscar Isaac chante «Hang Me, Oh Hang Me» et entier. L’autre scène clé du film est l’enregistrement en studio de «Please Mr. Kennedy», avec Oscar Isaac, Justin Timberlake et Adam Driver. Live, one take ! Oscar Isaac est un chanteur guitariste extraordinairement doué, il joue en live, comme le rappelle T-Bone Burnett dans les bonus du film. Si on s’intéresse à Dylan, il faut impérativement voir Inside Llewyn Davis.

Signé : Cazengler, Bob Divan

D.A. Pennebaker. Don’t Look Back. 1986

Martin Scorsese. No Direction Home. 2005

Todd Haynes. I’m Not There. 2007

Larry Charles. Masked And Anonymous. 2003

Joel & Ethan Coen. Inside Llewyn Davis. 2014

 

L’avenir du rock - En travers la gorge

 

Chaque jour à la même heure, l’avenir du rock promène son chien. Alors qu’il se dirige d’un pas nonchalant vers le fleuve, un homme l’interpelle :

— Excusez-moi, monsieur, ne seriez-vous pas l’avenir du rock ?

— Parfaitement. Mais à qui ai-je l’honneur ?

— Oh, je suis l’avenir de l’humanité. Enchanté de faire votre connaissance.

— Pareillement. Je dispose d’un petit quart d’heure, voulez-vous m’accompagner ?

— Avec plaisir, d’autant que je souhaiterais connaître votre sentiment...

— À quel propos ?

— Eh bien, à propos de l’humanité. J’admire votre optimisme... Pourquoi n’êtes-vous pas contagieux ?

— Posez donc la question aux épidémiologistes ! On n’entend plus qu’eux depuis un an ou deux, cette épouvantable bande de charognards sera ravie de vous apporter des réponses. Mais si j’étais à votre place, j’éviterais de perdre mon temps à m’interroger sur l’humanité...

— Soyez plus clair !

— Mais enfin, vous êtes bouché ou quoi ?

— Si vous continuez à me parler sur ce ton, je vais vous en coller une, vous allez voir !

— Chez moi, on appelle un chat un chat, que ça plaise ou non. Vous voulez vraiment que je vous dise le fond de ma pensée ? L’humanité ? Aucun espoir. Voilà c’est dit ! L’avenir de l’humanité, ah ah ah ! Regardez-vous !

Excédé, l’avenir de l’humanité frappe l’avenir du rock qui s’écroule sur le dos. Le chien se barre avec sa laisse.

— La prochaine fois, vous éviterez de m’insulter !

Et l’homme disparaît comme il était apparu. L’avenir du rock se relève et appelle son chien. Rien. Il rentre chez lui sans chien avec le pif en sang.

— Bon la journée commence bien ! C’est le moment ou jamais d’écouter les Cutthroat Brothers !

 

En gros, la chemise de l’avenir du rock est dans le même état que les blouses des deux Cutthroat Brothers, tels qu’on les voit sur la pochette de leur premier album. C’est vrai qu’avec ces deux mecs-là, l’avenir de l’humanité est mal barré. Par contre, l’avenir du rock n’a jamais été en de si bonnes mains. Ce premier album sans titre paru en 2019 est une véritable bombe atomique, une de plus. On doit la découverte de ce duo dégueulasse à Gildas qui lors des ultimes sessions du Dig It! Radio Show en distillait la substantifique moelle, ah il fallait entendre ce son couler comme un filet de bave vénéneuse. Ces atroces Brothers sonnaient comme une révélation, ils donnaient du relief à ces sessions pourtant bien fournies.

Le premier album des Cutthroat Brothers n’a pas de titre et date de 2019. Ils ont l’air de sortir un film gore, avec du sang plein leurs blouses de chirurgiens et leurs bras couverts de tatouages. Le hit de l’album s’appelle «Potions & Powders». Donny Paycheck sait swinguer un heavy beat, et son mid-tempo est hanté par le bottleneck de Jason Cutthroat. Le «Kill 4 U» d’ouverture de bal d’A est assez déstabilisant, car riffé dans le lard fumant. Assez imparable. S’ensuit un «Skeletton Rides» têtu comme une bourrique. Ils travaillent leurs cuts dans la matière du son, c’est très spécial, infernal et fin à la fois. On finit par se faire avoir et par crier au loup. Ils ont ce sens du beat rebondi extraordinaire. On les voit camper sur leurs positions en B, avec «Psychic Chemist», du tout droit gratté au bottleneck, ils savent pousser un beat dans les retranchements du far out so far out.

Leur deuxième album s’appelle Taste For Evil et date de la même année. Il est important de savoir que le batteur Donald Hales (aka Donny Paycheck) est l’ancien batteur de Zeke, un nom qui parlera aux amateur d’extrême gaga-punk, celui qui adore foncer tout droit dans le mur. Quant à son frère Jason Cutthroat, il sort tout droit d’un film de George A Romero, et ce n’est pas peu dire. Rien qu’avec le morceau titre d’ouverture de bal d’A, la messe (noire) est dite. Aw, voilà le rock de tes rêves inavouables, ces deux mecs te ravalent la façade, ça joue puissant et par en-dessous, ils se glissent dans ta culotte mon gars et tu vas danser un drôle de jerk. Power & genius, voilà leurs deux mamelles. On dira la même chose du «Shake Move Howl Kill» qui suit, car c’est gratté dans le gras du bide, pas de pitié pour les canards boiteux, ils jouent aux riffs délétères, ces mecs te pillent la ville. Donald Hales retrouve ses marques avec l’effarant «Candy Cane» embarqué au punk’s not dead. Il riffent «Get Haunted» dans l’acier du coffre. On rêve d’écouter chaque jour des albums de ce calibre. Donald Hales amène «Out Of Control» au big drumbeat, ils remontent leur courant comme des Oasis ensanglantés, ils plongent leurs mains collantes dans les entrailles du big heavy rock, c’est assez intenable et leur délire finirait presque par friser le glam. Ils claquent leur «Black Candle» au hey hey hey, ils trempent cette fois dans le heavy boogie down, ils sonnent comme une hémorragie, ces dingues du rebondi créent leur monde. Il survolent ensuite notre pauvre monde avec «Medicine», une sorte d’extase ultraïque dévastatoire qui n’en finit plus de nous rappeler qu’il faut suivre ces deux mecs à la trace, car leur sens aigu du raw est le nouveau modèle du genre.

Et pouf vient de paraître leur troisième album, The King Is Dead. Pochette signée Raymond Pettibon. Ça rappellera des bons souvenirs. Cette fois, ils ont appelé Mike Watt en renfort pour rejouer tous les cuts de l’album précédent. Mais avec Mile Watt, ça sonne différemment. Le «Killing Time» d’ouverture de bal d’A est forcément stoogy avec Mike Watt dans les parages et son heavy bassmatic. Du coup Donny Paycheck bat le beurre comme Scott Asheton. Ils ont aussi des petits élans rockab comme le montre «Medicine» ou encore le «Black Candle» qui referme la marche de la B. Solid as hell et cool as fuck, ces mecs ont du son à revendre et une fantastique présence. Jason Cutthroat chante le morceau titre à la voix de psychopathe dégoulinant de stupre, ça joue sous un sacré boisseau, avec un son spongieux, profond et mal famé. «Out Of Control» sonne comme un hit inter-galactique, ah comme c’est bien rebondi, merci Jack Endino pour ce son de bass & beurre, c’est chanté avec retenue, comme feutré. Ces trois mecs cumulent les avantages : ils sont excitants, géniaux, épais et fiers à la fois. On entend rarement un son de batterie aussi touffu. Le «Get Haunted» qui ouvre le bal de la B paraît bien bas du front, têtu comme une bourrique, buté et obtus, comme joué par des dieux barbares, c’est le son des tribus antiques avec des éclairs soniques en forme de lames tranchantes.

Signé : Cazengler, frotte-cul brother

Cutthroat Brothers. Cutthroat Brothers. Lonestar Records 2019

Cutthroat Brothers. Taste For Evil. Hound Gawd! Records 2019

Cutthroat Brothers & Mike Watt. The King Is Dead. Hound Gawd! Records 2021

 

Inside the goldmine - Hall or nothing

 

Originaire de Pau, Alvaro Pétoniac s’était promu aventurier. Et la dernière région du monde qui permettait d’exercer ce métier était bien sûr la forêt amazonienne. Il fallait se défier des apparences car il n’avait rien d’une caricature. Il alla dans les faubourgs de Saint-Laurent retrouver des piroguiers qu’il connaissait. Il fallait négocier un prix. Il nous rejoignit une heure plus tard pour annoncer que le départ aurait lieu le lendemain, au lever du soleil. À notre grande surprise, les piroguiers étaient des blacks à peine sortis de l’adolescence.

— Ce sont des Saramacas, nous dit Alvaro, des descendants d’esclaves marrons. Leur village se trouve en amont sur le fleuve. On y prendra du couac.

Nous nous installâmes à bord de la pirogue. Nous n’emmenions que le strict minimum, c’est-à-dire un change, des barres vitaminées, du tabac, un petit lecteur de CD à piles, un seul CD et des médicaments qu’on entassait dans une touque, petit tonnelet en plastique dont le couvercle se visse hermétiquement. Il était fréquent de voir les pirogues chavirer dans les rapides, aussi était-ce le seul moyen de conserver les affaires au sec. Les piroguiers étaient au nombre de trois. Théo le ‘chef’ se tenait à l’arrière à la barre du moteur, et les deux autres à l’avant pour prévenir du danger des rochers. Nous remontâmes le fleuve pendant deux jours et bivouaquâmes la première nuit sur la rive côté français. Alvaro nous expliqua que de l’autre côté, le Surinam était en guerre civile. La deuxième nuit, nous accostâmes du même côté. Les trois piroguiers partirent à la chasse et revinrent avec un toucan abattu d’un coup de fusil à air comprimé. Ils le firent cuire dans une espèce de soupe très claire mélangée à du rhum et bien sûr, nous n’y touchâmes pas. Lorsque la nuit fut d’encre, la forêt sembla se mettre à vivre. Soudain nous vîmes apparaître un étrange personnage. Black, petit, chétif, difforme, il rappelait par certains côtés l’empereur d’Éthiopie, Haïlé Sélassié. Nous n’avions pas entendu arriver sa pirogue. Derrière lui se tenait un Indien de deux mètres au torse ceinturé de cartouchières et brandissant l’un de ces fusils mitrailleurs qu’on ne voit généralement que dans les films de type Rambo. L’Indien était le sosie de Chef Bromden, tout droit sorti du Vol Au Dessus d’Un Nid de Coucous. Alvaro nous murmura qu’il s’agissait de guérillos indépendantistes et nous ordonna de fermer nos gueules. Haïlé Sélassié approcha du feu et avec un grand sourire édenté, il déclara en broken English : «Give me youl money, youl cigalettes, youl passpolts and also ze woman.» Alvaro tenta de négocier, mais il n’y avait rien à faire, Chef Bromden venait d’armer sa culasse. Nous ouvrîmes les deux touques pour en sortir l’argent et les cigarettes. Nous lui donnâmes aussi le lecteur et le CD. À la vue du CD, son visage s’illumina. Calhol ! Calhol ! Yo, my gawdah ! Il nous serra à tous main et ne repartit qu’avec l’argent et les cigarettes.

 

Le cas Carl Hall est un mystère. Comment se fait-il qu’un Soul Brother de cet acabit soit tombé dans l’oubli ? D’autant que Jerry Ragovoy l’avait pris sous son aile pour produire les merveilles rassemblées sur l’indispensable You Don’t Know Nothing About Love - The Lomax/Atlantic Recordings 1967-1972. Pourquoi indispensable ? Tout simplement parce qu’il s’y niche pas moins de dix coups de génie, et c’est vraiment le moins qu’on puisse dire. Les preuves ? Les voilà : dès le morceau titre d’ouverture de bal, on entend screamer un Soul screameur extraordinaire. C’est un fou de la glotte libérée, il hurle bien au-delà du grand doom de sexe. Voilà un screamer puissant et érotique, un rut-man exceptionnel. C’est un génie de l’intensité. Il hurle comme un goret de Camaret - You don’t know nothiiiing - Il revient par miracle à la raison pour dire don’t try. C’est un coup à faire exploser toutes les braguettes. Il s’en va hurler au sommet du slowah et ça te vibre les oreilles. Bill Dahl parle d’un stratospheric four-octave vocal range. Du jamais vu. Dahl soupçonne même que l’intensité de sa voix était a little too over the top.

Ça continue avec «Mean It Baby», même registre, génie de l’implacabilité des choses, il monte aussitôt à l’assaut - Hey girl you’re making your mind - Pure Soul de rêve ultra chantée, ultra classique et salement bien foutue. Comme ce mec peut être bon, ça va bien au-delà de toutes les espérances du Cap de Bonne Bombance. Carl Hall est une bête de Gévaudan, il explose les viscères des annales de la Soul. Tu veux du scream à la vanille ? Alors écoute «Just Like I Told You» et tu auras ta dose - Remember what I said - Et on retombe inexorablement dans le génie avec «He’ll Never Leave You». Il part en hurlette carabinée, il fait de la Soul hurlée à bon escient et ça gicle. Ce mec ne lâche rien, il consume toutes les couches de la stratosphère une par une, il va bien plus loin que Wilson Pickett, il transcende le screaming («It Was You (That I Needed)»), il incarne l’énergie de Dieu sur la terre. Il sait aussi faire la Soul de plume dans le cul («The Dam Busted») et danser comme le dieu Pan tout en hurlant à la revoyure. Il bat même Little Richard à la course («I Don’t Wanna Be (Your Used To Be)»), eh oui, il faut se faire à l’idée que Carl claque tout pour de vrai. Il est bel et bien le stratospheric four octave phenomenon. Et quand on écoute «Dance Dance Dance», on ne comprend pas qu’un géant comme Carl soit resté dans les catacombes de l’underground de la Soul. Tiens, encore un cut complètement explosé de hurlette démentoïde : «Sometimes I Do». One two, one two three, piano, bass, Carl ramène sa fraise et c’est atrocement bon, dansant et hurlé à la sauvageonne d’entente cordiale, il se paye même un petit coup de vrille d’oh yeah de carabinette fustigée et il screame tout ça à tue-tête. Il dégage Little Richard en touche et fait de l’ombre à Wilson Pickett. Et le voilà qui tape dans «The Long And Winding Road», il part jusqu’à l’horizon du vieux monde. C’est parce qu’il tape dans la démesure du scream que ça prend tellement de sens. Derrière, les filles font chauffer la marmite. Ah comme ce démon chante bien ! A long time ago et il s’arrache la glotte au sang tellement il pulse le beat turgescent de la mélodie, ça palpite au firmament et Carl fait régner dans cette cover cousue de fil blanc un violent parfum de magie. Il fait exactement le même genre de boulot qu’Aaron Neville. Il est certainement le secret le mieux gardé d’Amérique, un buried treasure enterré vivant. Tout le monde n’est pas aussi doué que the Bride de Kill Bill, celle qui contre toute attente a réussi à ressortir d’une cercueil enterré à dix mètres sous terre. Et comme dirait Dickinson, I’m not gone ! Carl passe à la postérité avec un hit de Soul pop intitulé «It’s Been Such A Long Way Home», mais il faut bien dire qu’avec un chanteur comme lui, ça prend des proportions homériques. Il transforme une modeste chanson en abomination concomitante, c’est même concomité aux mites, dévoré de l’intérieur, cette Soul pue le ponton des esprits de Seltz, le langage rue dans les brancards, il se veut pégasien, il s’arrache de la pampa de Léo, il cherche à gagner le cercle d’Aurore, oui, elle, la boréale, l’art d’Hall impose son règne dans les cervelles et curieusement, un mec coupe les cuts en disant okay, ce qui les rend inexploitables. Carl Hall reste victime d’on ne sait quoi. Trop brillant, sans doute. Puis il profite de «Time Is On My Side» pour ridiculiser le pauvre Jagger. Voilà comment se chante ce vieux Time. Si Jagger avait entendu cette version, il est évident qu’il n’aurait jamais osé taper dedans. Carl sonne exactement comme Aretha lorsqu’elle lâche la rampe, c’est le même genre de génie à la puissance dix, ou la puissance qu’on veut, à toi de choisir l’exposant, car Carl vrille l’Aretha, c’est dire si son stratospheric four-octave vocal range va loin. Incroyable témoignage que ce disque et un mec fait okay pour bien sabrer le cut. Carl tape encore dans les classiques avec «Need Somebody To Love». Il l’explose. C’est du psych-Soul d’exaction parabolique, il hurle dans le giron des girouettes, voilà encore un cut extraordinairement orchestré et rongé par une basse dévorante. Quel démon ! Ça se termine avec un «Change With The Seasons» de pure perfection et on entre dans un nouveau planétarium d’extension universelle, le son s’ouvre comme la Mer Rouge devant Moïse, ou comme un crâne sous la hache d’un barbare viking. Carl nous vrille à la fois sa Soul et les esprits, il va plus loin que tu ne l’imagines, et il te salue bien.

Signé : Cazengler, Hall de gare

Carl Hall. You Don’t Know Nothing About Love: The Loma/Atlantic Recordings 1967-1972. Omnivore Recordings 2015

 

JIMI FREEDOM

MARLOW RIDER

( Clip YT / Octobre 2021 )

Waow ! Quelle est cette panthère noire qui s'avance royale dans la jungle urbaine montreuilloise, first french city rock, méfiez-vous, méfillez-vous, cette indolence hautaine cache quelque chose de pas très rose, cette coiffure aux mèches inflammables rouge sang, ne serait-ce pas une prêtresse vaudou, à la regarder vous en oubliez ces morsures de guitare qui rythment sa marche, elle entre dans un bar et tout le monde reconnaît La Comedia divine grotte trockglodyte chère aux amateurs de rock'n'roll, bloquez l'image quelques secondes pour admirer son profil d'impératrice romaine, réenclenchez, vous découvrez ce qu'elle regarde, Tony Marlow et sa guitare, n'essuyez pas vos lunettes, cette vapeur mauve insidieuse qui baigne l'image n'est pas de la buée sur vos verres colorés, elle est la marque purple déposée voici plus d'un demi-siècle par Jimi Hendrix, Tony interprète un des morceaux de First Ride, premier album de Marlow Rider, glisse la caméra, Fred Kolinski trône derrière la batterie tel un juge des enfers, il ne joue pas, à chacun de ses mouvements, il donne l'impression d'émettre un jugement définitif sur toutes les actions de votre vie passée, à la contrebasse Amine Leroy tape cent coups férir, il est la vie, il est l'énergie, ne vous laissez pas emporter par la voix ample de Tony, tenez à l'œil l'égérie fatale au profil d'aspic, ses doigts laissent tomber une étrange poudre blanche dans trois verres posés sur le comptoir, et maintenant elle s'approche de la scène, tentatrice, nos trois hommes n'osent refuser, elle a enlevé ses lunettes noires, et ses yeux verts de vipère maléfiques les ont ensorcelés, ils trempent leurs lèvres dans ces flûtes emplies d'un liquide, bleu, rose et jaune, et brusquement tout change, Marlow n'a plus une guitare mais trois, Kolinski possède trois têtes tout aussi inquiétantes et impassibles, même vos oreilles sont obligées de croire vos yeux, ce ne sont plus des notes qui sortent de la guitare de Tony mais des coups de poignards acérés qui vous transpercent les synapses, la sorcière effectue quelques passes maléfiques, la musique grince à la manière de ces vis qui crissent sous le tournevis qui les emprisonne dans la gangue de bois des cercueils qui vont emporter votre raison, les doigts bougent et la réalité se distend et se distord, les images deviennent chaotiques, le son s'étire en miaulement de chat de gouttière en quête de femelle consentante qui fait durer la donation du plaisir ultime, vous n'y pouvez plus rien, vous êtes vous et vous êtes un autre, vous n'habitez plus vos chaussures et vous marchez en un pays inconnu, respirez tout redevient normal, un piège évidemment, montagnes russes acidulées, les altitudes qui suivront vous paraîtront plus élevées quand vous vous envolerez une deuxième fois, tout bouge, tout tourne, la diablesse s'est multipliée par trois, elle est devenue une trinité trismégiste, maintenant Kolinski à quatre têtes, la féline noire est devenue chef d'orchestre, d'un geste ample des deux bras elle pousse le combo vers les cimes de la folie, Kolinski tape plus dur, Amine possède cinq têtes et il se démène sur son up-right-bass comme s'il les avait toutes perdues, tous trois reprennent l'invocation au dieu mauve, '' Jimmi Freedom '' hurlent-ils en chœur, pris d'une fureur démoniaque, une transe tourbillonnante emporte et triture les ondes sonores, votre conscience explose, mille de ses fragment explorent l'infini des espaces sidéraux, et lorsque tout s'arrête, ils ne sont pas tirés d'affaire, ils restent figés dans leur surmultiplication satanique, la mystery girl franchit le seuil de l'antre, non sans jeter un dernier regard aigu comme une flèche sur le tohu-bohu immobile qu'elle laisse derrière elle. Purpural psychadelic !

Damie Chad.

Je vous livre le nom du grand sorcier manipulateur des images : Olivier Forest, fondateur du festival international de films sur la musique, pas tout à fait grand-public, des programmations alléchantes puisqu'elles privilégient '' les figures singulières, les odyssées électroniques et les cultures souterraines '' Olivier Forest est en outre programmateur de Grand Voisin, une salle de cinéma non commercial située à Paris.

 

CHÂTEAU-THIERRY - 15 / 10 / 2021

PUB LE BACCHUS

MARLOW RIDER

Marx l'a dit, de la théorie critique ( exemple : l'écoute de disques ) il est nécessaire de passer à la pratique ( exemple : concert live ) afin de garder les deux pieds ancrés dans la réalité. Nous lui faisons confiance, n'est-ce pas lui qui a déclaré, je cite de mémoire, : '' Un spectre hante l'Europe : le spectre du rock'n'roll '' . Voici pourquoi la teuf-teuf mobile bis fonce sans retenue sur la route de Château-Thierry, toute fière de sa nouvelle technologie, à peine tournez-vous la clef, qu'elle vous avertit que l'ordinateur de bord N° 1 et l'ordinateur de bord N° 2 sont en bon état de fonctionnement. C'est super vous croyez piloter un avion de chasse. Longtemps j'ai cru que le département de Marne était une zone désertique, je l'ai parcouru je ne sais combien de fois sans rencontrer la moindre voiture, même pas une âme humaine désespérée tentant l'auto-stop, mais non ce soir je ne cesse de croiser des véhicules en goguette.

Sabine grand sourire aux lèvres ouvre la porte du Bacchus, tout de suite l'on se sent bien, l'on est presque chez soi. A part que chez moi il n'y a ni billard, ni les Marlow Rider qui s'apprêtent à donner un concert.

MARLOW RIDER

Ce sont eux, les mêmes que sur le clip, je le jure, Tony Marlow, sanglé dans sa veste d'officier de commando, sourire aux lèvres et tout fringuant, le charme indéniable de la tenue militaire. Amine Leroy contrebasse noire et chemise rougeoyante, Fred Kolinski statufié derrière ses fûts. Débutent par Debout, pour mettre les choses au poing, nous avertir qu'il est temps de se réveiller en notre ère de liberté étriquée, car demain il sera trop tard. Le deuxième set commencera par Shut up, fermez vos gueules en bon français, dédiés aux politiciens et aux docteurs véreux. Marlow Rider ne mâche pas ses mots. Ni sa musique.

Dans l'angle coincé entre un piano et le mur Fred ne bénéficie pas du meilleur emplacement, faut se tordre un peu le cou pour l'apercevoir, pourrait se plaindre, bouder, faire grève, peu lui chaut, il est devant, il est derrière, il l'est partout, à tel point que vous pourriez l'oublier, l'a transformé ses baguettes en truelles, et en maçon diligent et imperturbable il monte un mur, le fameux mur du son, une courtine, une enceinte de château fort, il ne pose pas les pierres, il les range avec une minutie précisionnelle extravagante, infatigable, n'empêche que l'air de rien, malgré sa tâche quasi-obsessionnelle il tient ses deux comparses à l'œil, ne les enferme pas dans la tour de guet qu'il érige, ne les tient pas prisonniers, depuis les remparts, il les laisse vagabonder à leur guise aux alentours de la place-forte, sont sous sa protection, ils ne risquent rien, tout leur est permis.

J'ai dit mur, vous pensez à rigidité. Allez vous rhabiller. Si Fred use du fil à plomb pour ses édifications, Amine le transforme en élastique. Son engagement sur Sunshine of your love - n'est-ce pas un crime que de penser qu'une malheureuse contrebasse rockabillienne serait aussi à l'aise dans la monstruosité électrique de Cream – chacun des slaps d'Amine est un coup de boutoir, la muraille se gondole, elle recule et s'avance, elle bouge, elle ondule, elle twiste, elle se dérobe, elle revient, sous les doigts d'Amine la pierre s'anime, elle se mue en piliers torsadés, en cathédrale gothique, elle respire, elle palpite, elle se colorise, elle vous ensorcelle.

Fred et Amine s'amusent comme des petits fous. Sont complices, marchent la main dans la main, jouent au chat et à la souris, Fred marque le point, Amine rajoute la virgule par dessous, la phrase n'est pas terminée, Fred en frappe trois en surplus, péremptoires et décisifs, genre c'est moi qui commande et toi qui obéis, alors Amine rajoute la suspension, échoïsation auditive, la pierre retourne à son état primitif de magma brûlant, elle n'est plus qu'un liquide qui se répand, vous enserre, se glisse, s'insinue en vous et une chaleur bienfaisante vous saisit, agite votre corps d'une fièvre chaude, vous atteignez un état second de béatitude, la beauté fougueuse du rock'n'roll vous submerge et vous emporte en un autre pays.

Pour Tony Marlow cette pâte brûlante est un véritable tapis de pourpre, magique et volant, infesté de reptiles, une ordalie de guitariste, qu'il se doit de traverser avec aisance et imagination. Fender et solitude d'un côté, compagnons siens et complicité de l'autre. Sans eux il ne serait rien, avec eux il est torero au milieu de l'arène confronté à la ménade de taureaux sauvages qu'ils lâchent sans arrêt sur lui.

Au four du chant et au moulin virevoltant de la guitare, Tony. La voix, il la prend à bras-le-corps, claire, nette, précise, s'en sert comme d'un couteau dans un duel à mort, chaque mot se doit d'être jeté, un coup de poignard donné de face mais que vous recevez dans le dos, un truc qui troue la peau, un appel bref qui résonne longtemps en vous dans les profondeurs de vos sensations. Qu'il chante en français ou en anglais. Ou alors en cette autre langue, cet espéranto du rock'n'roll qui s'appelle guitare. Car il n'est jamais trop guitard pour s'en servir.

Quel festival ! Ce qui prime c'est la joie, de jouer et de la maîtrise, cette attention soutenue, les doigts qui obéissent à l'œil qui les surveille juste pour jouir de leur facilité à se mouvoir sur les cordes. Marlow est en grande forme, de temps en temps il descend de scène et gambade parmi le public, sourire aux lèvres et dextérité en bandoulière.

Quel jeu ! Eruptif ! Pas de riffs, à la place une forêt touffue de notes, d'une précision absolue, non Tony ne joue pas de la guitare, il parle, s'exprime avec, l'a la hargne sèche, courte, brève, sans regret ni rémission, une explosion épileptique, dense et crue. L'a les mots blessants, les notes brutales qui vous cueillent au plexus et vous déstabilisent, un jeu radical, une oreille sur la batterie et l'autre sur Amine, Tony dans sa solitude exaltée de guitariste joue collectif, faut voir Tony et Amine se tirer la bourre, Amine a des coups de folie, il saute, trépigne la danse le scalp, lance les jambes en l'air en athlète de full-contact, dans ses instants la Fender gronde et s'étire, mi-tigre cruel, mi-chat langoureux, rien ne se calme mais Amine se rapproche de sa contrebasse pour la rassurer.

Avec Fred c'est différent, tout est question de cadence et de respiration des plongeurs en apnée, celui qui descendra le plus profond : Tony, et celui qui restera le plus longtemps sous l'eau : Fred. Fred est le maître de l'horloge, l'impartit le temps et Tony objectivise cette durée, la remplit jusqu'à la gueule dune sarabande multicolore infinie, le prisonnier peuple sa cellule de rêves étincelants, de tours de passe-passe éberluants, et le gardien s'avoue vaincu un quart de seconde, cet atome de temporalité dont Tony s'empare pour pousser le bouchon de ses doigts un peu plus haut sur le manche, un peu plus bas au plus près de ses entrailles, mais Fred sans pitié abat le gong du ring, un à un, égalité partout. Balle au centre.

Donc deux sets. Hendrixiens en diable et psyché infernal. Un Hey Joe, version française d'Hallyday, douceur mélodique des chœurs de Fred et Amine, un All along the watchtower - un brasier incandescent – un Red House monstrueux, une Vapeur mauve envoûtante, Marlow reprenant le timbre si particulier d'Hendrix, cette voix d'arbre creux qui sonnait si incisivement... Surtout pas de la copie. Le sang vicieux du vieux rock'n'roll et du rhytm'n'blues sont là, souvenons-nous que Jimi a accompagné Little Richard, et aussi cette ductilité péremptoire propre au rockabilly, cette alliance du chant irradiant et de l'instrument définitif, aussi les racines, témoin ce Crossroad hyper électrique de Robert Johnson, mais encore cette bluette – souvenons-nous qu'étymologiquement ce terme de vieux français est à l'origine du mot blues – Juste une autre chanson, ce slow sixties dans lequel la guitare de Tony résonne de toutes les tristesses et toutes les nostalgies mortifères du blues.

Je terminerai par ce Fire apocalyptique, Tony Marlox au zénith, comment parvient-il à jouer à cette vitesse avec une si grande précision, sans s'embrouiller les doigts, c'est en ces instants que l'on prend conscience du rapport entre la tête et la main digitale, qu'un solo est autant une chose mentale que tactile, que ça se construit comme une pensée philosophique, pas à pas, en réorganisant tout l'acquis expérimental précédent pour le métamorphoser en nouveauté souveraine... Je vous laisse méditer.

Ne croyez pas que je n'ai à dire que du bien de nos trois musicos. Sont de sacrés tricheurs. Non, ils ne jouent pas en playback, pire Tony planque un as de cœur dans son manche. Un trio de trois, subito ils sont quatre, peu de temps il est vrai, mais quand Alicia F quitte le stand de merchs pour chanter par deux fois en duo avec Tony sur Mutual appreciation et Born to be wild, et en solo I fought the law son titre fétiche, la merveille tombe sur vous, Quel naturel, quelle présence sur scène, juste poser la voix avec cette facilité déconcertante avec laquelle vous disposez les assiettes sur la table avant le repas, puis elle s'éclipse sans bruit pour ne pas se faire remarquer. Sortie totalement ratée, car les applaudissements crépitent et son nom est répétée bien fort.

Sûr qu'il y a des disques qui peuvent changer une vie. Par contre certains concerts, celui-ci en était un, sont un flirt avec l'éternité .

Damie Chad.

 

CALIGULA

French group de Montpellier formé en 2020, le nom m'a attiré, j'espère ne pas les rater lors de leur passage à Troyes le 11 décembre prochain, en leur tournée actuelle avec Bonecarver, au local des Boyans Coppers MC ( 77 Avenue Leclerc 10440 La Rivière de Corps ) Un premier titre sur Bandcamp en mai 2020, une superbe vidéo en mai 2021, et ce 23 Octobre sortie de leur premier EP Riddles.

ELEVATION OF DILUSION

CALIGULA

( Vidéo / WorldWide / Mai 2021 )

Rien de moins original et donc de plus difficile qu'un groupe de metal en train de jouer. Vous en regardez une vidéo, vous êtes conquis. Vous en visionnez mille, vous faites la moue. Tout vous semble mou. Mais là, chapeau bas. Brice Hinker c'est sous sa direction qu'a été réalisée l'artefact. L'a gardé tous les codes, la lumière bleutée, les musiciens pris un par un en train de jouer, dispatchés de tous côtés... Mais là le résultat est prodigieux. Comment a-t-il réalisé ce miracle. L'a d'abord mis beaucoup de noir dans son bleu, davantage d'opacité et moins de froideur. Les artistes porteurs de tenues noires, ne se détachent pas tant que cela du fond de l'image. Je devrais dire du fond des images. Le clip se présente en effet sous forme d'un montage très serré. Quand votre rétine a imprimé la vue qui monopolise son attention, il est déjà trop tard, l'on est passé à autre chose. Un deuxième secret, l'a été magnifiquement servi par la structure du morceau. L'on en viendrait à croire que d'abord il monté le synopsis des articulations des images et qu'ensuite le groupe a composé le titre en suivant scrupuleusement la cadence proposée. Evidemment il n'en est rien. Un deuxième atout, la voix du chanteur, ce mec ne growle pas, il possède une meute de loups sauvages disséminées en ses cordes vocales. Chaque fois qu'il émet son grondement l'on se croirait dans un roman de James Oliver Curwood en train de traverser les solitudes glacées du grand nord. Wild, very wild.

A ses débuts, Caligula se définissait comme un beatdown band. Avec raison. Ce n'est pas un hasard si dès la première image apparaît la batterie. C'est vrai que la frappe est dure, mais sèche, elle ne gronde pas, c'est-à-dire qu'elle ne s'amplifie pas pour mieux se dégonfler par la suite, un uppercut sur la mâchoire qui vous casse l'os mais c'est tout. Pas besoin de cinéma, pas besoin de s'appesantir, on vous frappe ailleurs, sur une autre partie de votre corps, aussi sèchement. Des manches de guitares percent l'obscurité, sont brandies telles des épées révélées par un éclair de lune dans un duel de nuit. Vous entrevoyez des torses, des T-shirts dont vous ne parviendrez jamais à déchiffrer le nom du groupe qu'ils affichent. Taches claires de bras et de visages, deux yeux noirs d'oiseau de proie qui vous fixent, et puis la photo de groupe, ce n'est pas souriez vous êtes filmés, mais quatre corps se tordent en même temps, quatre pattes terrifiques, avec derrière le corps velu des fûts, vous pressentez plus que vous ne voyez, l'ensemble forme une gigantesque araignée qui court vers vous, le cauchemar ne dure qu'une seconde, mais l'opérateur a pitié de vous, les images suivantes s'humanisent, on entrevoit des bustes et des visages d'êtres humains, c'était pour vous réconcilier avec la vie, profitez-en car ça ne durera pas, les images se désagrègent, le laps de temps qui les sépare est encore plus bref, chant et musique deviennent plus sauvages, non ce ne sont pas des hommes, mais une horde barbare qui fond sur vous pour vous anéantir, des cris qui sonnent comme des ordres, la musique est d'autant plus violente que les images ralentissent, guitares en haches d'abordage s'arrêtent une éternité au-dessus de votre tête, illusion votre crâne est fendu, une pomme dont un couteau sépare les deux moitiés, les images s'emballent, s'inversent, des éclats d'instruments braqués en gros plans vous tronçonnent la vue, tintamarre tonitruant de guitares, ils ne tirent pas sur les cordes, elles sont des enclumes et les bras tapent dessus tels des battoirs avec lesquels on assomme les bœufs dans les abattoirs. Vous les apercevez mieux, vous n'en êtes pas plus heureux, l'ennemi s'est rapproché, de brefs silences, des tambours de guerre, la blancheur d'une guitare, le maître hurleur plante ses yeux torves de hibou fou sur vous, sur sa gauche une rayure arc-en-cielique un peu trop rouge met en valeur la cruauté de son regard, un cri inhumain dans le lointain s'élève et s'éloigne, vous n'êtes pas digne de leur vindicte, vous ne seriez qu'un trophée indigne de leur valeur guerrière, sous le tumulte de la voix des doigts passent lentement au-dessus de cordes, à quoi bon se presser, leur victoire est certain, il faut savoir faire durer le plaisir de l'agonie, maintenant ils trempent leurs museaux féroces dans vos entrailles, ils se les disputent, se battent, la joie mauvaise du carnage, pas de véritable fin, les images s'arrêtent parce qu'il n'y a plus rien à montrer, le combat cesse quand il n'y a plus de combattants.

Prodigieux. Brûlant, une pile de centrale atomique en suspend. Une froideur monstrueuse qui vous pétrifie.

Damie Chad.

 

 

RAUNCHY BUT FRENCHY ( 3 )

STATUT & STATUES DE STAR ( 1 )

JOHNNY HALLIDAY

 

Fin septembre, je roulais vers l'Ariège. Encore deux ou trois cents kilomètres, et je pestais, j'arpentais une zone morte, l'auto-radio n'arrivait pas à capter la moindre station, revenait sans cesse se fixer automatiquement sur France-Inter, y avait un mec qui parlait, racontait que vous ne trouveriez pas plus écologique qu'une Harley-Davidson dont le moteur ne tournerait plus jamais. Sur le coup je me suis demandé, quelle sorte de guy pouvait avoir intérêt à acheter une Harley qui ne roulerait pas. Vaudrait mieux s'offrir une bicyclette pensais-je, pourtant je déteste les vélos et n'arrive qu'à réprimer à grand-peine l'envie d'écraser les vélocipédistes que je croise... je ne comprenais rien, c'était un artiste qui parlait, un certain Bertrand Lavier, décrivait sa statue, fort mal, ce n'est que le lendemain en regardant chez un ami sur le net que je me suis aperçu que la représentation que je m'étais faite de l'objet était fausse, j'imaginais un manche de guitare horizontal de six mètres de long sur lequel était posée une moto, le gars devenait lyrique, une figuration de la route, de la liberté, du rock 'n' roll, en fait j'étais comme le gamin qui a récolté un zéro à son interro de math, il a trouvé le résultat du calcul algébrique, enfer et damnation, au lieu de le faire précéder du signe ''plus'' il a disposé le signe ''moins''. L'image est sans appel le manche de guitare mesure bien six mètres de long mais il est planté tout droit à la verticale, et surmonté d'une Harley ( fat boy pour les connaisseurs ), non elle ne roule pas sur les frettes. Au détour d'une phrase j'apprends que c'est un hommage à Johnny Hallyday. Je suis en retard de quinze jours, la statue a été inaugurée le 09 septembre dernier, en présence de Laeticia et d'Anne Hidalgo en même temps que l'esplanade Johnny Hallyday, sise près de Bercy, non la moto ne s'est pas décrochée durant la cérémonie, elle n'est pas tombée sur la politicarde, c'eût été marrant. Jouissif. Cela aurait certainement plu à Eddy Mitchell qui déclara lors d'une interview que ce monument était une catastrophe.

Personne ne possède le savoir universel. Bertrand Lavier explique qu'il a dû se documenter sur Johnny Hallyday qu'il ne connaissait pas bien. Je ne lui en veux pas, pour prendre mon cas personnel j'ignorais tout de Bernard Lavier. Me suis renseigné. Dans les encyclopédies on le classe parmi les réalistes, des descendants, des répétiteurs, des copieurs de Duchamp qui s'imaginent que l'art est dans le pré de la facilité, mettent en scène, exhibent les objets de notre quotidien, dans ma nomenclature à moi j'appelle cela l'art de centre aéré. Je sais de quoi je parle. J'ai dirigé de ces structures durant des années. Les journalistes s'extasient devant l'une des dernières sculptures de Lavier, une enclume posée sur un réfrigérateur, pour rester dans la musique il a aussi peint un piano en bleu... Un ange passe, aux ailes cassées.

Ce n'est pas que je sois réfractaire à l'art moderne, mais que l'on privilégie l'idée, le symbole, ou même ces deux notions considérées en tant qu'acte efficient capable de transformer le monde et même de le changer radicalement au dépend de la création d'une forme nouvelle me laisse songeur... Ne croyez pas non plus que je sois heureux lorsque l'art vise à la reproduction de l'identique. Qui n'est qu'un autre aspect du réalisme.

Le totem laviérien n'est pas le premier hommage sculptural rendu à Johnny Hallyday. En voici un autre. Très différent. Il n'est pas situé à Paris, reine du monde, mais en Ardèche. Ce département dont Stéphane Mallarmé qui y résida disait qu'il résumait toute sa vie : l'Art et la Dèche.

Les artistes auraient-ils meilleur goût que les fans ? Suffit-il d'aimer pour mieux exprimer son amour ? Ce jour-là Pierre Regottaz âgé de soixante-seize printemps avait le cœur gros. Il rentrait de Paris où il s'était rendu pour assister aux cérémonies du 09 / 12 / 2017 initiées en l'honneur de la disparition de Johnny. Le bourg de Viviers est une terre hallydayenne, c'est-là que résidait Huguette Clerc, la mère du chanteur, Long Chris évoque cela dans son livre A la cour du roi Johnny. Comment l'idée est-elle venue à l'esprit de Pierre Regottaz, je n'en sais rien, Johnny se devait d'avoir sa statue à Viviers. Un geste de fan. Un geste de fans. Une souscription est ouverte, trois cents participations, afin de permette au sculpteur Daniel George de se mettre au travail. La statue sera réalisée en résine, elle avoisine les trois mètres, elle sera inaugurée le 24 juin 2018. Beaucoup de monde. Beaucoup de déçus. Le constat est sans appel, elle ne ressemble pas à Johnny, pas le corps, la tête, à tel point que Daniel George opine du chef - sachez apprécier ses sculptures de terre cuite, matière qui selon ses craquelures d'argile donne une patine d'outre-monde presque d'outre-tombe à ses représentations de jeunes femmes – il en recommencera une autre. Est-elle meilleure que la précédente ? L'idée de base était de reproduire un Johnny de cinquante ans. A mon humble et péremptoire avis, z'auraient dû profiler un Johnny bien plus jeune, car à rentrer dans l'immortalité autant que ce soit dans la pleine jeunesse... Le fait que la statue soit exposée devant une pizzeria n'aide pas à la contemplation extatique. Mais au moins le rapport avec Johnny s'impose beaucoup plus. Je ne pense pas que ce soit la meilleure œuvre de Daniel George, loin de là, mais elle respire une honnêteté empreinte d'une naïveté populaire bien plus authentique que l'esbroufe de la précédente. C'est mon avis et je le partage. Existe-t-il une véritable différence entre art officiel et art populaire ?

Daniel George sculpteur sur bois n'a pas oublié de munir Johnny de la croix qu'il portait régulièrement autour du cou, Jean-Pierre Coniasse, chanteur et sculpteur sur bois a revu la babiole en grand, armé d'une tronçonneuse, il a laissé le personnage Johnny de côté mais a gardé le bijou directement taillé dans un tronc d'arbre, doit avoisiner les deux mètres, quoique je ne sois nullement chrétien, ce Christ crucifié avec sa guitare me semble porter bien davantage que les œuvres de Daniel George et de Bertrand Lavier, un peu de l'esprit ( pas saint du tout ) iconoclaste et rebelle du rock... La chanson de Johnny Jésus Christ (est un hippie, il aime les filles aux seins nus) fut à sa sortie ostracisée sur les ondes officielles...

La plus ancienne statue de Johnny que je connaisse remonte à plus de vingt ans avant sa mort. Alain Dua a assisté à plus de cent cinquante concerts de Johnny. Un mordu, un fan. L'a même suivi jusqu'aux USA. Une expéditions mémorable, deux mille admirateurs français traversant l'Atlantique en avion pour assister à un concert de Johnny à Las Vegas. Mythologie elvisienne oblige ! L'évènement avait troublé les amerloques. Mais pas le concert. De même pour les fans. Johnny s'était trompé de set-list. L'on attendait un tour de chant d'Hallyday, l'on eut droit à Johnny interprétant des succès américains, de Creedence Clearwater Revival à Elvis. Les américains avaient la même chose chez eux, mais en original. Quant aux fans ils n'ont pas reconnu leur Johnny trempé et dégoulinant de sueur qu'ils attendaient. Ce n'était pas Johnny-rentre-dedans mais Johnny-y-va-mollo. Le CD Live du concert vous laisse un goût d'inachevé dans la bouche, un creux à l'estomac que plusieurs écoutes ne gomment pas. Johnny en aura conscience, il enverra un billet gratuit d'un de ses prochains spectacles à tous ceux qui avaient fait le déplacement.

C'était un coup foireux, pourtant Alain Dua rentre de Las Vegas gonflé à bloc, désireux de rendre un hommage à son idole dont il est fan depuis plus de trente ans. Premier concert en 1962. Ce sera une statue en bois. Ce n'est pas un hasard. Alain Dua est propriétaire d'une entreprise d'abattage de bois. Il fournit le bois à deux copains sculpteurs, pas n'importe quoi, du Cèdre du Liban. Pour Johnny on aurait plutôt opté pour du séquoia. Elle est achevée en 1997, et placée devant son entreprise sise à Challes-les-eaux en Savoie. Les fans viennent s'y recueillir et y déposer des fleurs. Johnny en personne et en tournée l'a vue et appréciée.

C'est la plus belle de toutes. Ce n'est pas Johnny rocker, mais Johnny country. Peut-être même Johnny HillbiIly, tient sa guitare comme un fusil. Il ne ressemble pas à Hallyday mais à Daniel Boone. A un cowboy, avec sa main à la ceinture. L'esprit de l'Amérique, la grande, la mythique, la mythifiée, oui c'est une représentation de l'Amérique, non pas parce que l'on reconnaît facilement le chanteur, mais parce que ce morceau de bois incarne à la perfection l'imagination de Johnny lorsqu'il pensait à l'Amérique. Certes elle n'est pas parfaite, il vaut mieux la voir sur un certain angle que sur d'autres surtout dans sa rusticité toute nue, débarrassée de ses grands panneaux blancs quasi-publicitaires qui soulignent au grand feutre rouge ce que la statue évoque toute seule d'elle-même.

Ne soyez pas en pleurs parce que cette chronique se termine, il existe d'autres statues de Johnny, vous en reparlerai en une prochaine livraison...

Damie Chad.

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

UNE TENEBREUSE AFFAIRE

EPISODE 03

RETOUR A PARIS

C'était l'Elysée. Notre présence immédiate s'avérait indispensable. Joël nous reconduisit à notre véhicule. Nous n'avions pas à nous inquiéter, aussitôt rentré il motiverait un groupe d'étudiants dans le but d'organiser une surveillance H24, un poste de guet relevé toutes les trois heures, avec rondes régulières sur la lisière du Bois du pendu. Le fantôme de Charlie Watts n'avait qu'à bien se tenir.

Le moteur de la Lambor lancée à fond à contre-sens sur la bande d'arrêt d'urgence fit merveille. Nous n'eûmes qu'a signaler un incident minime, une anecdote subalterne qui risque d'arracher un sourire aux lecteurs de ces lignes. Dès que nous quittâmes le périphérique, nous nous retrouvâmes bloqués sur un boulevard, à l'arrêt, dans un encombrement monstrueux. Nous n'avancions plus. Le Chef alluma un coronado :

    • Agent Chad, savez-vous comment Alexandre le Grand a forcé le passage du Granique ?

    • Bien sûr Chef, il a lancé son cheval en premier dans le fleuve et la cavalerie a suivi !

    • Bien, agent Chad, je vais donc suivre cet illustre exemple, vous jouerez le rôle de la cavalerie, tenez-vous prêt.

Tranquillement le Chef ouvrit la portière, descendit sur la chaussée, et s'en alla frapper à la vitre d'une ambulance deux ou trois voitures plus loin.

    • Ne vous dérangez pas, dit-il de son ton le plus aimable, je viens juste vous emprunter votre gyrophare aimanté, qui ne vous sert à rien, puisque vous êtes arrêté.

Mais le gars ne l'entendit pas ainsi, il descendit de son véhicule et s'interposa entre le Chef et son gyrophare.

    • Vous êtes totalement fou ! Je transporte un blessé grave et je ne vous permets pas de...

    • Veuillez me pardonner, répondit le Chef d'un sourire avenant, je comprends votre situation, je puis y remédier facilement, sans préavis il ouvrit la porte latérale, sortit son Beretta 92 et aligna trois bastos pile dans le crâne du blessé qui cessa de geindre.

    • Voilà, il est mort, transportez-le immédiatement à la morgue, vous gagnerez du temps, vous n'avez plus besoin d'attendre des heures aux urgences !

    • Oh ! merci - le gars admiratif lui tendait de lui-même le gyro – prenez-le, ma femme sera si contente de me voir rentrer de bonne heure pour une fois !

Autour de nous les voitures affolées se serraient les unes contre les autres ou se faufilaient sur les contre-allées pour s'écarter du Chef qui revenait vers moi pistolet ( packin' mama ) au poing, il reprit sa place à mes côtés non sans avoir pris le temps de poser le gyrophare sur le capot, je profitai de l'espace dégagé pour, klaxon à fond, arracher la Ghini, quelques minutes plus tard nous franchissions le portail de l'Elysée. Mais après cet intermède cocasse, passons aux choses sérieuses.

UNE ENTREVUE ERUPTIVE

Le Président du Sénat squattait déjà le bureau du Président de la République tragiquement disparu. Il n'en avait pas l'air plus heureux, le visage blême il arpentait la pièce sans rien dire, les chiens qui s'étaient sagement assis sur son bureau le suivaient du regard, étonnés. Manifestement il avait pris un rail de cocaïne aussi long que la ligne de chemin de fer qui dessert la ligne Paris-Cherbourg. Nous avait-il seulement aperçus ? Le Chef alluma un Coronado, juste pour passer le temps.

    • Ah, enfin vous voilà !

Ce n'était pas à nous qu'il s'adressait, mais à une espèce d'individu tout maigre, tout chétif, la figure ravagée de tics qui venait de prendre place dans un fauteuil en face de nous et qui de toute l'entrevue n'ouvrit pas la bouche. Le Président en personne nous fit l'honneur de procéder à notre interrogatoire :

    • Alors vous l'avez-vu ce Charlie Bats ? aboya-t-il

    • Bien sûr, généralement quand on charge les agents du SSR d'une mission, nous l'accomplissons !

    • Vous l'avez donc attrapé !

    • L'agent Chad ici présent l'a saisi par le bras.

    • Il est donc notre prisonnier !

    • Pas du tout !

    • Comment cela ?

    • Pour une simple raison, ce n'est pas un être humain, c'est un fantôme !

    • Ah ! Ah ! Parfait, parfait ! Si c'est un fantôme nous n'avons plus besoin de vous. Vous pouvez disposer. Un autre service plus adéquat que le vôtre s'en chargera. N'oubliez pas de prendre vos cabots sur mon bureau !

LE SANCTUAIRE

Nous étions un peu abasourdis, nous nous installâmes dans la Lambor, mais lorsque je demandai au Chef la direction à prendre il n'eut pas le temps de répondre, Molossito et Molossita se mirent à aboyer frénétiquement, je compris immédiatement, il suffisait de se laisser guider. Les braves bêtes avaient leur code secret, chacun de leur côté le museau collé à la ville ils aboyaient lorsqu'il fallait emprunter une nouvelle artère, deux jappements de Molossito je tournais à gauche, un seul aboiement de Molossita je virais à droite. Evidemment ils ignoraient superbement les sens interdits, ce qui mettait un peu de sel dans cette traversée de Paris qui nous mena jusque dans le dix-huitième. Brutalement ils se turent je me hâtais de stationner devant l'entrée d'un garage. A peine furent-ils sur le trottoir qu'ils s'enfuirent à fond de train, de loin nous les vîmes entrer dans une boutique.

  • C'est donc vous les maîtres de ces deux adorables toutous - les deux secrétaires de l'agence de location d'appartements, elles avaient coiffé la Sainte-Catherine depuis au moins quarante ans, étaient à genoux en train de les caresser - Molissito leur léchait la figure avec fougue, ils sont venus ce matin, nous avons eu du mal à comprendre ce qu'ils voulaient, à la fin nous les avons suivis, se sont dirigés tout droit vers la vieille ruine, c'est ainsi que nous l'appelons, en si mauvais état que nous ne la proposons plus depuis longtemps à la clientèle, nous pensons que c'est le jardin qui leur a plu, des chiens très intelligents, ils ont fait le rapport avec le logo sur le panneau délavé ''A Louer''' posé sur la grille et celui qui est peint sur notre devanture. Depuis des années personne n'en veut, le propriétaire est mort depuis une dizaine d'années, un vieux toqué, aucun héritier ne s'est manifesté, nous vous la cédons pour un euro symbolique, voici la clef, c'est juste entre le numéro 17 et 19 de la rue.

    L'adresse était étrange, mais nous trouvâmes facilement. Une grille rouillée fermait un étroit passage qui débouchait sur un jardin envahi d'une folle végétation, contre un mur était adossé une masure de planches au toit goudronné crevé mais les chiens la dédaignèrent et se faufilèrent parmi les hautes herbes folles et les arbustes touffus, ils s'arrêtèrent devant ce qui dégagé d'un amoncellement de branches d'arbres qui le dissimulait se révéla être un trou dans lequel ils sautèrent sans hésitation. Nous les imitâmes, ce n'était pas bien profond et fûmes tout étonnés de nous trouver devant une porte blindée muni d'un volant que je me dépêchai de tourner. Nous entrâmes. Le vieux n'était pas si fou que cela, un gars prévoyant, l'avait aménagé un abri anti-atomique dans son carré de choux, assez spacieux, l'on se serait cru dans un sous-marin !

    - Une cache idéale, s'extasia les Chefs, félicitations les cabotos, retournons vite à la boutique signer le contrat !

    - Nous savions que vous aimeriez, s'exclamèrent les secrétaires, la baraque est un peu vétuste certes mais si romantique, Colette donne un biscuit aux toutous !

    Ils le croquèrent sur la banquette arrière de la Ghini, le Chef venait de recevoir un SMS : Charlie Watts fait des siennes, venez vite, RDV Bois du Pendu. Joël.

    A suivre...

     

31/03/2021

KR'TNT ! 504: FRANCOISE CACTUS / BOB DYLAN / CHESTERFIELD KINGS / ROCKABILLY GENERATION NEWS 17 / ERIC BURDON AND THE ANIMALS / ROCKAMBOLESQUES XXVI

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 504

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

01 / 04 / 2021

 

FRANCOISE CACTUS + STEREO TOTAL

BOB DYLAN / CHESTERFIELD KINGS

ROCKABILLY GENERATION NEWS 17

ERIC BURDON AND THE ANIMALS

ROCKAMBOLESQUES 26

TEXTE + PHOTOS SUR :  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

À crédit et en Stereo Total - Part Two

 

En découvrant d’un œil oblique le piano mécanique, la batterie rachitique et la guitare parallélépipédique posée au sol, on redoutait le pire. Puis rappliqua un grand échalas squelettique qui s’appliquait à imiter la saucisse de Strasbourg apoplectique, suivi à deux pas d’une silhouette féminine énigmatique au visage orné de lunettes académiques. Ils allaient ensemble orchestrer la musique automatique. Elle allait fredonner des couplets drolatiques pendant que lui allait produire le trash épileptique en plaquant sur sa guitare géométrique des accords d’une puissance biblique. Selon un principe purement mécanique, Françoise Cactus et Brezel Göring interprétèrent d’une manière pragmatique le plus bel échantillon d’electro-trash dadaïstique qui se pût imaginer ici bas, foi d’amateur boulimique. Passèrent à la moulinette christopho-avertyque une «Nationale 7» et un «Comme d’Habitude» vitriolés à grands jets spasmodiques de distorsion météorique et pulsés sur un tempo frénétique jamais démenti. Lors de cette soirée de mars mythique (2002), la Mutualité cajola son public avec cette bonté de paume pharaonique qui rend les souvenirs tellement poétiques.

Comme Françoise Cactus vient de casser sa pipe en céramique, nous ressortons de Pictures Of Lili, petit book symbolique tiré en 2002 à deux exemplaires, ce court texte symptomatique pour lui rendre un ultime hommage emblématique.

Signé : Cazengler, Zéro Total

Françoise Cactus. Disparue le 17 février 2021

 

Dylan en dit long - Part Three

 

Avec seulement une poignée d’albums, Bob Dylan fit en six ans autant de dégâts en Occident qu’en fit la révolution d’Octobre quarante ans auparavant. Il est encore difficile de mesurer la portée réelle de la révolution dylanesque. Avec du recul, les historiens sauront le faire. La principale caractéristique de cette révolution est qu’elle fut pacifique. Ni Armée Rouge ni armée blanche, seulement une acou et un harmo. Mais ça n’est pas tout. Dylan fut l’un des premiers à amener du contenu dans un univers considéré à juste titre comme superficiel. Alors que le rock américain divertissait, Dylan dénonçait. Il aurait pu se contenter de dénoncer comme le faisait déjà Woody Guthrie, mais il comprit que pour atteindre un public plus large, il devait aussi poétiser et créer de la magie. Nous fumes des millions à tomber sous son charme. Les sept albums qu’il enregistra entre 1965 et 1970 sont les grands albums magiques américains, au même titre que les sept albums de Jim Morrison.

Il faut le voir, le jeune Bob, sur la pochette de Highway 61 Revisited, premier album de la trilogie qui va asseoir son aura dans l’inconscient collectif : il semble déjà rockstarisé sans l’être, il dégage un truc, mais il ne s’agit là que de grâce naturelle. Comme chez Elvis et Jimbo, sa grâce est ailleurs, dans l’expression de son art qui tout au long de l’album n’en finit plus de jouer avec le feu du génie, et ce dès l’overwhelming «Like A Rolling Stone», un cut qu’on adorait jadis à la folie. Diable comme ces paroles ont pu nous hanter, au moins autant que le suicide de Jacques Rigaut, like a complete unknown, ça marque à vie, un truc pareil, you say you’ll never compromise/ With the mystery trend et c’est exactement ce qu’on a fait, we’ve never compromised. En 1966, chaque matin au réveil on chantait «Tombstone Blues» - Mom is the the factory/ She ain’t no shoes/ Dad is in the alley/ he’s looking for food/ I’m in the kitchen with the Tombstone blues awite - Bob est un punk et il a fait de nous des punks avant l’heure. En même temps, il invente le dandysme de l’Americana, Dylan c’est Rimbaud avec une guitare électrique. «It Takes A Lot To Laugh It Takes A Train To Cry» donne une vision du heavy blues dylanesque. Il tire sur ses syllabes à outrance. Là on comprend qu’on est baisé, qu’on ne pourra plus jamais se détacher de lui. Dylan folk ? Tu rigoles ? Il est le plus magnifique rocker d’Amérique. Cinglant sans être cinglé. Pour les ceusses qui ne l’auraient pas compris, l’élégance est la principale vertu de ce vice qu’on appelle le rock. «From A Buick Six» sonne comme un violent shoot de toxic brass. Dylan le respire dans ses rimes, il taille sa dentelle de Calais - She don’t/ Talk too much - Il casse son rock pour le plaisir et gueule comme s’il vendait des harengs. Et il finit ce bal d’A historique avec la fameuse chanson offerte à Sloan, «Ballad Of A Thin Man», encore une fois fabuleusement contrebalancée - Something’s happening here/ But you don’t know what it is/ Do you/ Mr Jones ? - On voudrait que ces chansons ne s’arrêtent jamais. Avec Jimbo, Dylan est le seul artiste auquel on accorde un pouvoir divin. Tout ici est fabuleusement prophétique. Bien sûr, les thèmes politiques dont il traite en 1965 ne sont plus d’actualité, mais la beauté des chansons le reste. «Queen Jane Approximately» est un classic Dylan swagger nappé d’orgue - Won’t you come see me Queen Jane - et dans le morceau titre, Bloomy est en plein bloom, jouant ventre à terre. Back to the big heavy blues avec «Just Like Tom Thumb’s Blues», Dylan s’y montre fascinant d’aisance et de too soooon et cet album mirifique s’achève avec Cinderella sleeping on/ Desolation row. Ce chef-d’œuvre crépusculaire décrit bien la chute de la maison Usher, and the good Samaritan/ he’s getting dressed, car il s’en va ce soir sur Desolation Row. C’est un conte moral sur-dimentionné, un poème fleuve du même calibre qu’«Il n’Y A Plus Rien», Dylan et Léo même combat - And nobody has to think much about Desolation Row - Dylan stigmatise l’indifférence qui tue plus sûrement que le serpent mamba de Tarentino.

Sur la pochette de Bringing It All Back Home, Dylan tient un chat gris dans ses bras. Il porte un costard sombre et une chemise blanche rayée de bleu avec de gros boutons de manchettes. L’image déclencha en son temps pas mal de vocations de dandys. Paru dans la foulée de Highway, Bringing grouille de coups de génie, notamment l’enchaînement de trois cuts, «Outlaw Blues», «On The Road Again» et «Bob Dylan’s 115th Dream». Le premier est monté sur une structure de boogie blues râpée à vif dans le son - She’s a brown skin woman/ But I just love her the same - Et les deux autres demandent beaucoup plus d’attention car Dylan évoque des tas de personnages. Dans les 11 couplets du 115th Dream, il croise le capitaine Achab. Pur genius. Mais si on ne chope pas l’anglais, on est baisé. Bringing rocke moins qu’Highway, mais un cut comme «Subterranean Homesick Blues» casse bien la baraque car quel fantastique talking blues ! Dylan y va à coups d’harmo et d’énergie. Tout Antoine vient de là. Il est aussi capable comme on l’a dit de coups de magie et «She Belongs To Me» va rester pour beaucoup l’une des chansons parfaites des Silver Sixties. «Maggie’s Farm» ne prend pas une ride, I ain’t gonna work on Maggie’s farm no more, nous non plus, c’est du punk rural, Dylan claque sa revoyure de la gadouille. Puis il nous chope avec l’infinie mélancolie de «Love Minus Zero/No Limit» - My love she’s like some raven/ At my window with a broken wing - Il termine cet album si dense avec «It’s All Over Now Baby Blue» qu’il s’en va chanter au sommet de son art - The carpet too/ Is moving under you/ And it’s all over now/ Baby blue.

Pour beaucoup de fans, Blonde On Blonde illustre le sommet le l’âge d’or dylanesque. C’est un double album qu’on réécoutait à longueur de journée, souvent pour continuer de déchiffrer les passages qu’on ne comprenait pas. Cet album démarrait avec l’hymne préféré des druggies, «Rainy Day Woman». Chaque fois que l’oppression/répression se manifestait, on chantait «Everyboy must get stoned !». L’un des grands heartbreaking blues d’Amérique restera «Pledging My Time» - I’m peldging my time/ To youuuu - «Visions Of Johanna» fout des frissons dès les premières nappes d’orgue. C’est aussi mélodiquement pur que «Like A Rolling Stone» - And these visions of Johanna/ they kept me up/ Past the dawn - En fait on se demandait comment Dylan pouvait mémoriser des textes aussi densément longs. On s’était posé la même question le soir où on vit Leo Ferré chanter seul les yeux au ciel «Il n’Y A Plus Rien», un poème fleuve qui occupe une face entière sur l’album du même nom, comme d’ailleurs «Sad Eyed Lady Of The Lowlands» en D. Il n’y a qu’une seule réponse : seules les intelligences supérieures peuvent fournir cet effort de mémoire. L’autre exemple est celui de Philippe Caubère qui dans sa série de one-man shows au Théâtre des Champs Élysées parlait trois heures d’affilée sans guide. Dylan, Ferré et Caubère évoluent dans une autre dimension, celle du texte pur. On vit aussi Jean-Louis Trintignant se livrer à cet exercice funambulaire avec une lecture d’environ deux heures des Lettres À Lou d’Apollinaire. «Visions Of Johanna» échappe définitivement au rock pour aller vers un univers de vision pure, car de toute évidence Dylan décrit ce qu’il voit - The harmonicas play the skeleton keys/ And the rain/ And these visions of Johanna/ Are now all that remain - Mais ce n’est pas fini car voici l’un des all time favorites, «One Of Us Must Know». Porté par le souffle des nappes, Dylan monte au sommet du sooner or later, c’est l’une des plus grandes odes à la beauté de tous les temps, ou plutôt une ode à l’incommunicabilité des choses telle qu’elle se manifeste parfois entre un homme et une femme - Sooner or later/ One of us must know/ That I really did try to/ Get close to you - Dylan en fait tout simplement une mystique hugolienne et devient l’un des plus grands artistes de l’histoire du genre humain. Nous n’en pouvions mesurer la portée à l’époque. En C, on tombe encore sur des choses spectaculaires comme «Absolutely Sweet Marie», un soft-rock flamboyant, fabuleusement chargé d’or fin et couronné par une élocution magique, joliment cavalé et illuminé aux licks de Tele. Dylan nous faisait plus rêver que les Rolling Stones, il faut bien l’avouer. Son sentimalisme était celui dans lequel on se retrouvait le mieux. Cheveux bouclés, écharpe à carreaux et copine d’enfance qui dans le bois de Boulogne te jure un amour éternel. Early in the morning ! Voilà comment il attaque «Obviously 5 Believers», à la punkitude céleste de Nashville. Aw comme ces mecs jouent sec et net, et Dylan pousse bien à la roue son I’m callin’ you to/ I’m callin’ you to/ Please, come home.

Album surprenant que ce John Wesley Harding. Paru en 1967, l’album brouille bien les pistes. La pochette nous fait croire que c’est un délire de folkeux mais dès le morceau titre, on ravale sa bave, car voilà un fabuleux shoot d’Americana. Charles McCoy swingue son gros bassmatic rural et Bob souffle dans son harmo en fer blanc, alors c’est du pur jus, bien battu par Kenny Buttrey. On tombe plus loin sur le stupéfiant «All Along The Watchtower» - There must be some kind of way out of there/ Said the joker to the thief/ There’s too much confusion/ I can’t get no relief - Version stripped down, mais quelle belle attaque, Dylan nous décrit un vrai horizon, et ça tourne à la magie, avec cet élan surréaliste que reprendra un peu plus tard Jimi Hendrix - Outside in the distance/ Two riders were approaching - Ça se corse merveilleusement et Bob lâche l’extrême onction - And the wind began to howl - «All Along The Watchtower» reste l’un des plus beaux hits de tous les temps. On s’émerveille aussi d’«I Dreamed I Saw Saint-Augustine» qui est un fait la même chose que la chanson de Joe Hill que chante Joan Baez à Woodstock - I dreamed I saw/ Joe Hill last night/ Alive as you and me - C’est encore de la pure magie dylanesque - So go on your way accordingly/ But know you’re not alone - D’ailleurs, à la fin du cut, il pleure. Il termine son bal d’A avec le fantastique shuffle de «Difter’s Escape». La fête se poursuit en B avec «I’m A Lonesome Hobo», pur jus de groove rampant. Il règne sur cet album une fantastique ambiance de sous-bois. Des Indiens accompagnent Bob et ça sent bon la wild Americana. Oh et ce groove de basse rurale ! Oh et ce Bob qui chante à l’excellence de la lancinance ! Que peut-on espérer de mieux ? Restons dans le groove d’Americana sauvage avec «Tke Wicked Messenger». Il n’y a plus aucune trace d’électricité, tu es paumé dans l’empire des bois.

On croyait Dylan éteint avec Nashville Skyline paru en 1969. Sans doute à cause de l’acou qu’on voit sur la pochette. Mais c’est au contraire un big album. C’est là-dessus qu’on trouve «Girl From The North Country», l’un des balladifs qui font l’histoire du rock. Cash prend le deuxième couplet. C’est en gros le même plan mélodique que celui de «Lay Lady Lay» qui figure en ouverture du bal de B. Avec le morceau titre, Dylan revient à la country. C’est donc la fin de l’electric ride. On le voit faire un numéro de haute voltige vocale dans «To Be Alone With You» et «I Throw It All Away» signe le retour des grandes nappes d’orgue. Le génie dylanesque s’exprime alors à nouveau, et à l’état le plus pur. Cut après cut, Dylan se livre à une sorte de reconquête. En fait, il fallait surtout éviter de lire les critiques à l’époque et faire confiance à l’artiste. On se régale encore de quelques bricoles en B, notamment de «One More Night» car c’est bourré de son et de shuffle. On a là un sacrément bel album. Nouveau coup de semonce avec «Country Pie», tapé au wild guitar slinging de Nashville. Dylan veille bien au grain de l’excellence. Il termine avec l’imparable «Tonight I’ll Be Staying Home With You». Ce big Dylan d’all your love chante par dessus la skyline. Il est encore à cette époque le Dylan de rêve, le Dylan limpide, il donne au rock américain ses lettres de noblesse, il sait ouvrir un horizon, no more out of the window, tout est imprégné d’inspiration.

Les deux albums parus en 1970, New Morning et Self Portrait, sont très différents. Sur la pochette de New Morning, Dylan apparaît comme un mec normal, mais bon, c’est Dylan. Il attaque cet album du renouveau avec «If Not For You» et retrouve la voix du jeune Dylan. George Harrison en fera une cover sur All Things Must Pass. Charlie Daniels et Harvey Brooks l’accompagnent, c’est du soft swing, avec une batterie légère. Un sorte de retour en grâce. Dylan fait le choix du soft rock bien rythmé, mais il n’exclut pas la nonchalance. Il pianote pour aller voir la diseuse de bonne aventure de «Went To See The Gypsy» et renoue avec le power de la harangue. On est content de retrouver le Dylan de la harangue. Dans le morceau titre qui ouvre le bal de la B, on assiste à un beau festival de guitares. Certainement David Bromberg, avec Brooks derrière. La photo qui est au dos date de 1962 : debout à côté de Victoria Spivey, Dylan tient la beat up guitar de Big Joe Williams montée avec 9 cordes. Cette photo n’est pas là par hasard.

En réalité, le double album Self Portrait est paru quelques mois avant New Morning et fut mal accueilli. Chaque fois que Dylan a opté pour de brusques changements d’orientation, ça a provoqué des remous. Dans le gatefold, on voit quelques photos de Dylan à la campagne mais aussi deux shoots en studio avec une ribambelle de lascars. Ce double album est bien sûr nettement moins dense que Blonde On Blonde, mais il ne faut pas regretter ni de l’avoir acheté ni de l’avoir écouté, car même si Dylan change, il reste captivant. Il reprend l’«Early Morning Rain» de Gordon Lightfoot et en fait un cut charmant, une véritable merveille de good time music. Il retrouve ses aises de Jo le hareng de la harangue avec «Days Of 49» et nous place un joli slow blues avec «Alberta #1», monté sur une bassline bien grasse - Alberta don’t you treat me unkind - En B, il repend le «Let It Be Me» de Gilbert Bécaud et sort le grand jeu pour «Belle Isle» : nappes de violons, espagnolades, un enchantement. Plus loin en C, Dylan tâte de l’Americana avec «Gotta Travel On». Bob Johnson signe une prod très âpre. Si on aime la basse rustique, alors on se régale. Nouvelle cover avec «The Boxer» de Paul Simon, suivie d’un retour aux sources avec «The Mighty Queen (Quinn The Eskimo)». C’est en D que se planque la perle : «It Hurts Me Too», un blues classique que Dylan prend en mode round midnite avec une stand-up derrière et c’est superbe. On trouve aussi une version live de «She Belongs To Me» tiré de Bringing et tout ce bazar s’achève avec «Alberta #2», vieux boogie de deep Americana joué dans une superbe ambiance et cette belle basse n’en finit plus de rôder comme le furet.

Signé : Cazengler, Bob Divan

Bob Dylan. Highway 61 Revisited. Columbia 1965

Bob Dylan. Bringing It All Back Home. Columbia 1965

Bob Dylan. Blonde On Blonde. Columbia 1966

Bob Dylan. John Wesley Harding. Columbia 1967

Bob Dylan. Nashville Skyline. Columbia 1969

Bob Dylan. New Morning. Columbia 1970

Bob Dylan. Self Portrait. Columbia 1970

 

Chesterfield Kings road

Difficile de croire que Greg Prevost approche des 65 ans. C’est pourtant ce qu’affirme Jon Mojo Mills dans le chapô d’interview au long cours que Prevost accorda au mois de juin à Shindig. Pour la double d’ouverture, Mills ne s’est pas trop cassé la tête, il a repris le visuel de Mississippi Murderer, le premier album solo de Prevost : on le voit assis sous un casque de mèches dressées à la Keef et rehaussé de coulées multicolores de type Wizard A True Star, vêtu d’un haut de fille jaune qui dénude entièrement l’épaule, d’un skinny legs troué aux genoux et grattant un antique dobro du Mississippi. Bien sûr, il est assis dans un cimetière.

Tous les amateurs de garage connaissent les Chesterfield Kings, une institution que Greg Prevost a fondée en 1982. Mais ce n’était pas son premier groupe. Dix ans auparavant, il avait monté Mr Electro & The Psychedelic Burnouts - Inspiration was the Stones, Stooges, Yardbirds, 13th Floor Elevators, Amon Düül II, John Cage, Sun Ra, MC5 - et voilà, c’est parti pour la valse des influences. Comme tous les mecs un peu dégourdis de cette époque, Prevost s’arrange pour échapper au draft (le mortel équivalent américain du service militaire en France), pour travailler dans un magasin de guitares et pour bricoler un fanzine. Il est en contact avec Greg Shaw et quand paraît Nuggets, il connaît déjà tous les groupes qui y figurent, car il écoute la radio, comme le font tous les mecs dégourdis de cette époque. Il est encore plus dégourdi qu’on ne pense car il va au CBGB en 1976, mais pour lui, ce qu’on appelle le punk en 76 n’a rien à voir avec le punk sixties, celui des Shadows Of Knight, des Blues Magoos et de Music Machine. Bon, Prevost travaille at the House Of Guitars dont le boss n’est autre qu’Armand Schaubroek. C’est une relation qui va durer 35 ans. Quand Mills le branche sur son rapprochement avec le Chocolate Watchband en 1978, Prevost répond sèchement que c’est une longue histoire qu’on pourra lire dans son autobio à paraître. La température chute brutalement. Mills n’ose plus trop poser de questions indiscrètes.

Alors, il branche Prevost sur le premier album. Cassant, Prevost répond qu’il n’a rien de spécial à en dire, sinon qu’il a fait ce qu’il avait en tête à cette époque - which is what I had in mind in the first place - En 1982, les Chesterfield Kings voulaient encore ressembler aux Stones de 1965, mais ils le firent à l’Américaine : sur la pochette d’Here Are The Chesterfield Kings, il y a trois Brian Jones au lieu d’un. Les Américains ont souvent la main lourde. Andy Babiuk, Doug Meech et Orest Guran ont tous les trois les franges de cheveux blonds comme les blés. Du coup, Greg Prevost assis au premier rang passe inaperçu et Rick Cona a l’air de sortir d’un ranch du Montana, avec son gilet en peau de vache et son gros pantalon à rayures bleues. Ils n’ont pas vraiment de son distinctif, mais ils parviennent tout de même à faire de la Stonesy avec un «Our Side Chance» monté un beau beat rebondi et «I’m Going Home» qui sonne comme le «Flight 505», yeah yeah. On les sent investis d’une mission extrêmement divine. Ils sont même en plein «Goin’ Home». On trouve encore une petite giclée de Stonesy en A avec «Little White Lies». Ils ont tous les réflexes du bon son. En B, il rendent hommage aux Chocolate avec l’excellent «No Way Out» d’Ed Cobb. Ils jouent ça bien psyché avec la belle basse dévorante d’Andy Babiuk. Côté garage, ils se montrent à la hauteur avec «Come With Me», joli cut convaincu d’avance, sautillé à l’orgue, monté sur une rythmique impeccable, doté d’un bel allant et du petit panache de Rochester. L’autre pièce de choix de ce premier album est une reprise du «99th Floor» des Moving Sidewalk. Ils la jouent à la cocote gaga très épurée avec un son clairvoyant - We won’t stop till we get to the nine nine floor - Pour faire bonne mesure, Rick Cona passe un petit solo à la Billy Gibbons.

Mills fait remarquer à Prevost que trois ans séparent Stop du premier album. Prévost répond qu’il a ramé pour trouver un label. Il ajoute qu’il n’est pas très content de cet album. Il dit que c’est l’ANTI-80 album - I fucking hate the 80s as most people know - and everything after it. I fucking hate EVERYTHING after 1974 with few exceptions - Au moins comme ça les choses sont claires.

Les trois Brian Jones sont encore plus stoniens sur la pochette de Stop. Andy Babiuk porte même un pantalon rouge. Cette fois, ils se diversifient au plan musical. Les deux fins de faces sont des merveilles de gaga cra-cra, dans l’esprit des Pretties, mais en mode snarl américain. Prevost chante «Say You’re Mine» à la morve verte, il fait sa petite gouape des bas-fonds. Il finit la B de la même manière avec «Bad Woman» : belle démonstration de force, joli shoot de gaga punk sixties américain, sans la moindre trace de sale petite concession. Avec son joli solo d’orgue, «It’s Alright» pourrait figurer sur n’importe quelle compile de revival gaga. Rick Cona se paye un joli départ en solo dans les règle du lard fumé. On les voit aussi aller sur des trucs plus byrdsiens comme «I Cannot Find Her» et sortir des harmonies vocales typiques de l’âge d’or des anciennes civilisations. Mais c’est aussi le défaut de l’album : ils font trop d’exercices de style, comme s’ils voulaient exhiber leur pedigree. Leur gaga finit par devenir gentil, comme s’ils l’avaient peint en rose. Ils sont aussi capables de sortir une belle pop saturée de guitares flamboyantes, comme le montre «I Don’t Know Why». Ils excellent dans ce monde intermédiaire où excellaient jadis les Byrds et les Hollies. «She’s Got No Time» finit aussi par séduire, avec ses fins de refrains bien rebondies et ses coups d’harmo.

Prevost aime à répéter qu’il vit dans le passé - My whole image is a combinaison of 10 years : 1964 to 74 - Quand Mills l’amène sur le terrain du troisième album, Don’t Open Til Doomsday, Prevost fait une grimace épouvantable. Le groupe allait mal et allait se séparer, sauvé in extremis par Dee Dee Ramone qui leur file même un cut, «Baby Doll». Prevost évoque ensuite la tournée européenne de 63 dates sur 3 mois - Nearly physically killed me. I fucking hated everybody in the band and quit when I got home - Doomsday porte bien son nom. C’est avec cet album que Prevost commence à se coiffer avec un pétard. Une grosse mèche jaillit sur le côté gauche de son crâne. Le seul à respecter les vieilles règles de la Stonesy, c’est Andy Babiuk, qu’on appelle aussi le fidèle, en Palestine. Disons-le franchement, l’album peine tragiquement à convaincre. On s’ennuie comme un rat mort pendant toute l’A, jusqu’à «Someday Girl». Voilà enfin du gaga un peu wild orné de clameurs d’Oh. C’est en B que se joue le destin du Doomsday, avec ce fantastique «Social End Product» en forme de grand saut dans le vide. Rick Cona passe un killer solo flash dans «No Mind No Soul». C’est lui qui vole le show, ici, toutes ses interventions nous gavent comme des oies. Voilà «Look Around» dévoré par un bassmatic d’Andy Babiuk. Ça joue sous un sacré boisseau. Ils terminent l’album en beauté avec «Doin’ Me Wrong». Ils savent rendre la pop nerveuse et hausser le ton quand il le faut et Rick Cona illumine le cut d’un autre killer solo flash.

Le mec qui remplace Rick Cona dans le groupe parvient à convaincre Prevost de revenir. Alors il revient en bougonnant. Comme le son du groupe change, Prevost songe à changer le nom du groupe, mais ils restent les Chester - Too stupid to do that - On leur reproche un son trop hard dans The Berlin Wall Of Sound. Prevost rétorque : «It was the band at the time, a state of mind. We lost fans, gained others.» Mais bon, quand on tombe sur «Richard Speck», on est bien content, car quelle beigne ! Prevost chante son ultra gaga punk au summum de la voyoucratie avec derrière lui un Rocco en alerte rouge. On ne peut que crier au génie sous un tel déluge d’animalité. Dommage que tout l’album ne soit pas du même niveau. Il faut attendre la fin du bal d’A pour renouer avec la dégelée. Ils roulent ma poule avec «(I’m So) Sick And Tired Of You», ça file droit chez les Chester et Rocco multiplie les prodiges télescopés. Le son berlinois lui va à ravir : énorme écho sur la batterie et voix bien en avant. Joli solo de Rocco et ses frères dans «Branded On My Heart» et les lignes de basse du Babiuk sont toujours aussi dévorantes, comme le montre «Teenage Thunder». Ils repiquent une belle crise de Stonesy en fin de B avec «Who’s To Blame», une crise disons d’era Exile, c’est noyé de slide donc ça ne pardonne pas. Et toujours cette belle basse bourdonnante.

Par contre, ils se vautrent un peu avec Drunk On Muddy Water. Ils démarrent avec un gag nommé «Pick A Bale Of Cotton» : on croit entendre des Indiens qui cueillent du coton. Et le gag continue avec une mouture de «Bright Lights Big City» pas piquée des vers. Prevost chante comme un vieux nègre alcoolique qui va dégueuler. On assiste à une faillite totale de sa crédibilité. En forçant son guttural, Prevost se ridiculise. Il fait du guttural de train fantôme. L’album se transforme assez vite en farce atroce. Prevost chante au dégueulis de cabane en carton-pâte. C’est l’un des meilleurs gags de l’histoire du rock. Il invente le dégueu du delta. Ah quelle rigolade ! Il bat tous les records de kitscherie avec «Little Red Rooster». Encore jamais entendu un clown pareil. Comme s’il se raclait la glotte à la toile émeri. L’album finit par devenir insalubre. Il se prend pour un fils d’esclave dans «Walkin’ Blues». C’est incompréhensible qu’il puisse chanter si connement. Pour sa version de «Rollin’ Stone», il chante comme Popeye. Le pire c’est qu’il en fait une version bien allumée. Avec «I’m In The Mood», Il plonge dans l’écume des jours et restitue l’imparabilité du heavy blues. C’est excellent. Dommage qu’il ait flingué tout le début de l’album avec son exacerbation glottale. Il termine avec un «I’m Your Hoochie Coochie Man» qu’il massacre à coups de cris d’orfraie. Dommage car il y a une belle énergie derrière.

Prevost adore son album live avec le Paisley Zipper Band, Long Ago Far Away, paru en 1990. C’est un album de reprises solides dont trois de Bo, «Pretty Girl», «Roadrunner» et l’excellent «Diddy Wah Diddy» joué à la patate chaude. Prevost met tout le chien de sa chienne dans Bo et bat tous les records de punkerie à la big bad Bo. Mine de rien, sa version vaudrait presque celle de Captain Beefheart. Hommage aux Stones aussi avec un «Jumpin’ Jack Flash» just perfect, awite ! On sent que Prevost adore ça. Quel carnassier ! Ils font aussi un «Midnight Rambler» qui n’a rien à voir avec «Midnight Rambler» puisque c’est «Love In Vain», avec le fameux suitcase in my hand. Bel hommage à Wolf aussi avec «Smokestack Lightning». Ce sacré Prevost ne lâche jamais sa rampe, c’est un tenace, un féroce contender. Par contre ils se vautrent avec un «Great Balls Of Fire» bien bourrin joué comme une charge, mais ce n’est pas la Charge de la Brigade Légère. Encore un clin d’œil aux Stones avec le morceau titre bâti sur le riff magique de Keef dans «Monkey Man». Ces éclairs de lumière remontent au temps béni de Let It Bleed. Prevost y pique sa crise, comme Jag à l’époque.

Mills prend des risques en évoquant le projet d’album avec Johnny Thunders. Prevost ne prend pas de gants pour répondre : «Ça ne pouvait pas déboucher. He was too fucked up on drugs. Nice guy, mais impossible de finir une seule chanson.» Alors, pour éviter que ça ne dégénère, Mills embraye sur Let’s Go Get Stoned. Prevost révèle qu’à l’époque il était enragé. Il parle de raw energy - The raw energy was a state of mind - On connaissait de grands exemples de mimétisme réussi : Union Carbide Productions pour les Stooges et les Subsonics pour le Velvet. Avec Let’s Go Get Stoned, les Chesterfield Kings sont encore plus stoniens que les Stones. C’est même l’un des plus grands hommages jamais rendus aux Stones. Et pourtant, ils brouillent un peu les pistes avec «Johnny Volume» qui fut le premier pseudo choisi par Johnny Thunders. Mais avec la cover de «Street Fighting Man», tout devient évident. Ils optent pour un énorme son de basse, mais ils ne vont pas jusqu’à imiter le minikit de Charlie Watts. C’est un nommé Paul Rocco qui se tape le beau solo vipérin et la basse d’Andy Babiuk gronde délicieusement dans l’épaisseur du son. Tous les morceaux de l’album sont prétexte à exercices de Stonesy style : «Drunkhouse» vaut pour un honky tonk blues de cabane, «Sing Me Back Home» de Merle Haggard se transforme en une sorte de «Dead Flowers», «One Foot In The Graveyard» vaut pour un bon swagger digne d’Exile, très typé, avec de la slide. Kim Simmons de Savoy Brown vient faire son Mick Taylor sur «It’s Getting Harder All The Time», mais son toucher de note est beaucoup trop délicat pour la Stonesy. Encore une belle leçon de swagger avec «I’d Rather Be Dead». Ils font une cover d’un cut des Stones pas très connu, «Can’t Believe It» et en profitent pour défoncer la rondelle des annales. En B, on trouve un «Rock’n’Roll Murder» co-écrit avec Kim Fowley. On parlait de Mick Taylor, ah bah tiens le voilà dans «I’m Not Talking», un cut bien énervé signé Mose Allison et que Prevost chante comme une petite gouape. On finit par tomber sur un vrai coup de génie : «Long Ago Far Away» qu’ils démarrent avec les ah-ouh de «Sympathy For The Devil» et qui roule ensuite sur les accords magiques de Keef dans «I’m A Monkey». Avec leur incroyable perspicacité, les Chesterfield Kings s’installent au panthéon de la Stonesy.

Prevost attaque la période suivante en s’acoquinant avec Sundazed, puis Wicked Cool, le label de Little Steven. Mais ce n’est pas une période facile pour lui, car il y a du turn over dans le groupe. Il se retrouve avec des mecs beaucoup plus jeune que lui, 15 ou 16 ans d’écart, et donc, il s’oriente sur ce qu’il appelle des «projets» de type Surfin’ Rampage et Where The Action Is - Which are novelty records, more or less - mais boy, quels novelty records !

Joli novelty record que ce Surfin’ Rampage paru en 1997 : existe-t-il plus bel hommage rendu à Brian Wilson et à Gary Usher ? Non. Prévost et Babiuk se sont même arrangé les cheveux pour ressembler à des surfeurs. Comme son titre l’indique, tout sur cet album est on the beach, à commencer par sa longueur : 32 cuts, dont certains très connus comme «Little Honda», vrai shoot de BiBi craze. It’s alright ! Ou encore «Our Car Club», ils y ramonent la BiBi craze férocement, ils jouent à la heavyness méphistophélique. Ils tapent aussi dans le «Summer Means Fun» de PF Sloan. Cet album effare par la qualité du son et par son énergie. Ils le font pour de vrai. C’est un hommage aux Beach Boys mais avec un son plus gaga. Ils font du pastiche énergétique et ça sonne juste. Autant leur Drunk On Muddy Water sonne comme un gag, autant leur Surfin’ Rampage sonne comme un petit chef-d’œuvre pastichier. Leur ferveur impressionne. Dans «Farmer’s Daughter», Prevost chante comme Brian Wilson, il pulse son chat perché, tout est juste, le punch, les harmonies vocales et le soleil. En plus c’est signé Gary Usher. Ils vont vite en besogne, les voilà déjà partis à fond de train avec «Draggin’ Deuce». Ils reproduisent tous les éclairs du génie BiBi et se régalent du délire des machines («Shelby GT 356»). En fait, ils réinventent l’énergie perpétuelle du never ending summer. Encore une jolie BiBi craze avec «Black Denim», Prevost claque sa chique du coin de la bouche, ce mec est un démon. Encore du big bouzin de moulin avec ce «RPM» dédié à Gary Usher et Brian Wilson. «Double Red High» sonne comme un classic BiBi craze avec les harmonies à nœud-nœud et des chœurs de rêve. En fait, les solos de Ted Okolowicz sont du pur gaga. Gary Usher est partout sur la plage, le voici encore avec «My Little Bike» et ça donne un killer surf craze. Check my custom machine, miaule Prevost dans «Custom Machine». Fantastique obsession ! Prevost est un géant qui explore les mystères de la plage. S’il est un groupe qui peut se vanter de savoir jouer le surf gaga, c’est bien les Chester ! Tout est hyper joué dans les règles du lard. Ils visent l’impeccabilité des choses. Encore du Sloan avec «Tell ‘Em I’m Surfin». On frise l’overdose, mais c’est le but du jeu. Ils n’en finissent plus de revenir sautiller sur la plage.

Nouvel exercice de style avec Where The Action Is, l’album de reprises. Bienvenue au club des spécialistes ! Prevost ne tape pas dans les Gypsy Kings, mais dans les Gypsy Trips avec «Ain’t It Hard», un vieux retour de titille sixties joué dans l’écho du temps, mais avec un certain génie. Prevost lui allume bien la gueule, the beat goes on, pas de meilleure restitution possible. Avec cet album ils ressuscitent l’esprit du gaga sixties et Prevost en rajoute, il en fait même un peu trop dans «Wrong From Right» avec ses uh. Avec le «Five Years Ahead Of My Time» du Third Rail, ils tapent dans l’un des fleurons du gaga sixties. On entend de belles guitares psyché. Quel régal ! Et c’est là que Mark Lindsay duette avec Prevost sur «Where Do You Go From Here». Avec «I Walk In Darkness», Prevost bat Van the Man à la course. C’est une OPA sur «Gloria» chanté à la sale petite délinquance. Tout y est, l’I walk/ in/ darkness, le wouaahh de dommages collatéraux, les rebondissements d’harmo et les screams dans la cave. Bel hommage aux Standells avec «Sometimes Good Guys Don’t Wear White». À ce petit jeu, les Chester sont aussi bons que les Nomads. Prevost fait bien son Dick Dodd, il racle bien son tell your moma and your popa, il connaît toutes les ficelles du caleçon et revient inlassablement à son moma et son popa. Ils reprennent aussi le «Don’t Blow Your Mind» des Spiders, juste avant Alice Cooper. Prevost le chante à la colère noire. Il n’est pas homme à se calmer, au contraire. Ted Okolowicz passe un killer solo flash dans le «1-2-5» des Haunted. Prevost revient faire sa petite gouape des bas fonds et souffle dans l’harmo des Problèmes. Belle cover du «Little Girl» des Syndicate Of Sound, puis Babiuk bassmatique le «You Rub Me The Wrong Way» des Beatles et la farandole s’achève avec le «Happenings Ten Years Ago» des Yardbirds. Ted Okolowicz se prend pour Jeff Beck. C’est pas mal, mais il a encore du boulot.

Au début du XXIe siècle, les Chester sont passés de mode et n’ont plus d’audience aux États-Unis. Le groupe bat de l’aile puis redémarre en 2002 avec l’arrivée de Paul Morabito. Les Chester renaissent de leurs cendres avec trois fantastiques albums, The Mindbinding Sounds Of…, Psychedelic Sunrise et Live Onstage If You Want It.

Autant appeler un chat un chat : The Mindbinding Sounds Of… est une bombe. Tous les titres de l’album sont bons, sans exception, tiens comme cet «Endless Circles» que redore le blason du gaga psyché. Ou encore ce «No Entity» où ils se prennent pour les Yardbirds. Et ça marche. Ils sont encore plus royalistes que le roi. Ils rendent un bel hommage aux Stones avec «Flashback», watch out ! Ça pue le Jack Flash à plein nez. Ils jouent le cut qu’ont toujours rêvé de jouer les Stones. C’est à ce moment précis qu’ont réalise que les Chester ont du génie, car il en faut pour savoir rendre des hommages aussi superbes. Autrement, ils font beaucoup de gaga punk, à commencer par «I Don’t Understand». Ils se situent dans le mood des meilleurs exemples, avec le son des guitares, les chœurs d’artichauts et ce mec qui chante à l’avenant. Heavy power psychédélique. Un hit de rêve. Celui dont rêvent tous les jukes. Ils restent dans heavy gaga psyché avec «Runing Through My Nightmares». Ils ont le pouvoir et sortent un son violemment pur. Prevost chante à la force du nez, ils vont même trop loin car le cut leur échappe. Ils font aussi du gaga de Stonesy avec «Somewhere Nowhere». Tout ce qui les intéresse dans la vie, c’est de charger leur chaudière. Tout ici n’est que heavy psychedelia. «Transparent Life» sonne comme un shoot de psyché cavalé ventre à terre. Prevost fonce à la folie Méricourt. C’est pour ça qu’on l’admire. Il n’est pas du genre à ralentir ou à baisser les bras. Ils rendent un bel hommage à Bo Diddley avec «Death Is The Only Real Thing». Merci Bo, car ce riff est le plus distinctif de tous. N’allez surtout pas prendre les Chester pour des brêles, ce serait leur manquer de respect en manquant de clairvoyance. On l’a déjà dit, mais on le redit : tout est bon sur cet album qu’il faut considérer comme un album classique.

Avec le temps, les Chesterfield Kings gagnent en crédibilité sonique et graphique. Il suffit de voir la pochette de Psychedelic Sunrise et d’écouter ces énormités que sont «Streaks & Flashes» et cet «Elevator Ride» bardé du meilleur son qu’on puisse espérer. Ça sonne comme des hits de pop anglaise. On se croirait sur Between The Satanic Buttons Request. Le son éclate. C’est un album qui grouille de surprises, dès «Sunrise», shoot de heavy punk psychédélique. Ils cherchent l’au-delà du commun des mortels avec un son arrosé de giclées mirobolantes. À ce petit jeu, ils sont imbattables. Avec «Rise And Fall», ils basculent dans la heavy psychedelia de la pire espèce et Prevost chante comme un crevard, avec toute la hargne du monde. Il chante à la victoire certaine. Il ne sait faire que ça, peaufiner sa chique. Voilà encore un cut chargé de son, bien languide et culminé. Un beau killer solo illumine «Up & Down». «Inside Looking Out» nous ramène dans les sixties, back in the past, comme dirait Prevost. Il chante à la force de sa voix de nez, avec un petit côté Johnny Thunders, et c’est entrecoupé par un fier solo d’incartade. Bienvenue dans le big business. Trois merveilles se disputent le trône en B : «Spanish Sun» (monté sur le thème de «Paint It Black»), «Outtasite» (pur garage hell avec le gros riff de fuzz à la «I Could Only Give You Everything», écrasant de power, avec une fuzz qui s’étrangle en plein course, c’est du golden casquette de gaga, les Kings sont bien des Kings) et «Stayed Too Long» (on se croirait une fois de plus sur Exile, c’est exactement le même son, mais là les élèves dépassent les maîtres, Prevost est encore pire que Jag). Et il n’existe pas de meilleurs «Yesterdays Sorrows» que ceux des Chester. Ils sont sur une niche, ni trop gaga, ni trop Stonesy, ni trop psyché, disons un astucieux mix des trois. Les fans du groupe ont bien sûr écouté le CD qui va avec l’album, car on y trouve des bonus diaboliques. À commencer par «The Wrong Place To Hide», stupéfiant d’allant, radical, on se croirait dans un Back From The Grave, beautiful sixties gaga punk flavour, l’art suprême de la gelée royale. Ils sont magnifiques de mimétisme tentaculaire. Et ça continue avec «Stop! Hey! Take A Look Around», plus pop et entraînant, fantastique de look around, ils arquent aux guitares des Byrds et brament non pas à la lune mais au miraculeux matin d’été 65 quand tu es jeune et que tu as encore tes 32 dents bien blanches, hey look around ! Ils finissent en removant «Thre’s A Time» à la heavy fuzz. Ils ne reculent devant aucun sacrifice et il faut les saluer pour ça. Ils descendent très profondément dans le son, c’est leur mantra.

Live Onstage If You Want It permet de confirmer tout le bien qu’on pense des Chester. Sur scène, leurs hommages aux Stones prennent une ampleur considérable. Ils annoncent la couleur dès «Up & Down» et jettent toute leur ferveur dans la balance. C’est un vrai sludge, l’apanage de la heavy Stonesy. Ils la fracassent, le pauvre Jag peut aller se rhabiller. Prevost démolit tout, backed par la pire équipe de killers outta here. Ils sonnent comme les Stones en 63, mais à la puissance 1000. S’ensuit le cash out de «Sunrise», ils sont les rois de la maintenance du feu sacré, ça sent le garage brûlé et ça repart en mode Stonesy avec «Transparent Life», le fameux clin d’œil à «Paint It Black». Ils dégoulinent d’une classe beaucoup trop pure. «Non Entity» les porte au sommet du rave up. Ces sales voyous sodomisent le gaga punk à coups d’I can’t come back, wow comme ça claque ! Prevost fait le job et marche dans la colique d’un solo liquide. Wouah ! On note qu’Andy Babiuk joue sur une basse Vox Teardrop. Fantastique version du «Flashback» monté sur l’intro de Jack Flash, Prevost sort toute l’arrogance de Rochester pour réactiver le mythe de Jack Flash. On voit le fantôme de Brian Jones danser dans le doom. Prevost chante aussi son «Dawn» à la racine des dents, à chaque fois, il semble mener un assaut. Nouvelle crise aiguë de Stonesy avec «Stayed Too Long» et Prevost s’assoit sur ses lauriers. Un «Stayed Too Long» qu’on croirait sorti d’Exile, véritable boogie down de Nellcôte, exactement le même, cos’ I try so hard. Ils font un détour par les flammes de Raw Power pour «Johnny Volume» et replongent dans leur gaga chéri avec «Outasite». Prevost y place des awites fermes et définitifs. Le festival se poursuit avec un hommage aux Them, «I Walk In The Darkness», I look at my windoye, ah quel sale punk, il a du son derrière lui, alors il en profite. Pur jus de Them frenzy, right down on the floor, fantastique giclée d’I walk in the graveyard. Oui ça pue le graveyard et le jus de chaussette et cette façon qu’il a de relancer le darkness ! Call my name ! Wow ! Ils tapent aussi dans le «Rock’n’Roll Murder» co-écrit avec Kim Fowley et optent une fois encore pour la stoogerie. Prevost se prend pour un Iggy de Rochester. Ils n’en finissent plus de jouer au sommet de leur art. Peu de gens sont capables de passer de la Stonesy à la stoogerie sans coup férir. On se prosterne donc jusqu’à terre.

Avec le CD, Wicked Cool nous offre le DVD du set. Doc extrêmement intéressant. On voit tout de suite que Prevost a pompé toute la gestuelle de Rod the Mod. Exactement la même allure, mais avec le power américain. Les autres passent très bien eux aussi : Mark Boise énorme au beurre, Babiuk sur Teardrop et Paul Morabito pépère sur Tele. Ce qui frappe le plus, c’est de voir Prevost revenir en 1972 : il joue beaucoup avec son pied de micro et s’approche souvent de la caméra. Il a une grosse mèche dressée sur le sommet du crâne et deux ou trois autres colorées. Il joue énormément son personnage et tombe à genoux facilement. Il peut même ramper au sol avec son micro. Physiquement il est très complet. Même trop complet. Il est même si léger que dans «Dawn», il tombe à genoux et se relève d’un petit bond, sans s’aider des mains. Ils font toute une série de cuts en acou («I Don’t Understand», «Gone», «Sing Me Back Home» et «Drunkhouse»). Cadré serré, Prevost n’a pas l’air aimable. Babiuk se prend encore plus pour Brian Jones avec son acou. Et pour jouer les deux cuts dollsy («Stayed Too Long» et «Johnny Volume»), Morabito change de guitare et joue sur une Les Paul Junior, comme Johnny Thunders, et forcément le son est là tout de suite. Quand Prevost se roule par terre, il réussit l’exploit de rester coiffé. Tout cela impressionne au plus haut point.

Et voilà, Mills aborde le sujet qui fâche : la fin des Chester. Prevost : «It was like a firecracker that fizzled out. We ran our course basically and people lost interest in us.» (Ça s’est terminé comme ça devait se terminer. On avait fait le tour et le public était passé à autre chose). Il ajoute que c’est le destin de tous les groupes qui durent 30 ans, unless you are the Stones or Aerosmith. Prevost indique qu’il a quitté le groupe qu’il avait fondé et dont il était à la fin le seul membre original - I was tired. Totally burnt out - Il se sentait devenu un has-been cult band singer - I became a parody of myself. As simple as that - Et pour lui remonter le moral, Mills lui demande quels sont ses meilleurs souvenirs collaboratifs. Il dit avoir adoré travailler avec Mark Lindsay des Raiders et Sal Valentino des Beau Brummels. Par contre, la collaboration avec Johnny Thunders fut la plus problématique.

En 2012, Greg Prevost décide d’enregistrer un album solo, Mississippi Murderer. On le voit dans le bac de Born Bad et on se dit oh la la, quelle merde ça doit être. Mais on le ramasse quand même. C’est vrai que la pochette n’inspire pas confiance : assis au bord d’un chemin, Prevost gratte un dobro. On s’attend donc à des mauvaises reprises de Robert Johnson. Eh bien pas du tout. Prevost en bouche même un coin avec son heavy boogie inspiré. «Death Rides With The Morning Sun» annonce bien la couleur. Big bass & drums, et hop c’est parti pour un voyage au pays du dark & muddy boogie. Au fil des cuts, Prevost maintient le cap sur un boogie dévastateur et sournois. Il fait du blues de punk avec une sacrée emphase. Bel hommage à Skip James avec «Hard Times Killing Floor Blues» et retour au heavy blues-punk de junk avec «Stoned To Death». Il dépasse toutes les espérances du Cap de Bonne Espérance. Il termine son bal d’A avec une version hargneuse de «Hey Gyp», aussi hargneuse que celle d’Eric Burdon, c’est dire si. Il y va franco de port avec le bah you a Cadillac. Du coup on est conquis lorsqu’on entre en B. Avec «Ain’t Nothing Here To Change My Mind», il retrouve les accents de Jag dans «Midnight Rambler». Et dans «Downstate New Yawk Booze», il gouleye bien son goh too Niew Awk, c’est du mâché de papier mâché punkoïde. Tiens on parlait de Robert Johnson, justement le voilà avec «Ramblin’ On My Mind». Bien vu, Prevost, coups d’harmo à la clé. Ce mec connaît toutes les ficelles de caleçon, ça le rend précieux. Dans «Never Trust The Devil», il dit : «I should have left there a long time ago.» Eh oui, mon vieux, il faut toujours partir avant qu’il ne soit trop tard. Il termine cet album surprenant avec le «John The Revelator» de Blind Willie Johnson, qui est un classique du gospel blues monté sur les questions réponses Who said that/John the Revelator said. Prevost le tape au big heavy boogie down chanté de l’intérieur du menton, John the Revelator said ! Il fait les questions et les réponses tout seul. Fantastique artiste !

Du coup, on s’est jeté sur son deuxième album solo, Universal Vagrant. Même principe : Prevost pose sur la pochette avec sa coiffure de mèches multicolores à la Todd et une Telecaster. Il ramène aussi la fine équipe du premier album solo, Alex Patrick on bass et Zachary Koch on drums. Il ressort son swagger à la Jag dès «Moanin’ The Blues». On se croirait une fois encore sur Exile. Cet incroyable putschiste prend le pouvoir avec «Gin-Soaked Time Warp» et se montre encore plus royaliste que le roi de la Stonesy. De toute évidence, il a appris son métier de shouter en écoutant l’early Jag. Il montre les même tendances à la voyoucratie. Il passe ensuite à un autre roi, le roi Arthur, avec une stupéfiante reprise de «Signed DC». Dès le premier accord, on sait qu’on entre chez Arthur Lee. Ce démon de Prevost en fait une mouture bien lugubre. Il se tape même le solo d’harmo. Il revient au heavy gospel blues avec «Evil On My Mind» et rend hommage à Muddy avec «Mean Red Spider». Il restitue le power de Muddy de toutes ses forces. La B est hélas un peu plus faible. Prevost la sauve avec «Hayseed Riot», un boogie-rock de type seventies bardé de hargne et de below the belt. Il termine avec le vieux classique de Buffy, «Codine» que prisait aussi Jim Dickinson.

La bonne nouvelle c’est qu’il annonce à Mills avoir enregistré un troisième album solo avec Mick Patrick. Ça sortira quand ça sortira, une fois dit-il que la poussière sera retombée sur la terre.

Signé : Cazengler, Greg Pré-Veau

Chesterfield Kings. Here Are The Chesterfield Kings. Mirror Records Inc. 1982

Chesterfield Kings. Stop! Mirror Records Inc. 1985

Chesterfield Kings. Don’t Open Til Doomsday. Mirror Records Inc. 1987

Chesterfield Kings. The Berlin Wall Of Sound. Mirror Records Inc. 1990

Chesterfield Kings. Drunk On Muddy Water. Mirror Records Inc. 1990

Paisley Zipper Band. Long Ago Far Away. Trident 1990

Chesterfield Kings. Let’s Go Get Stoned. Mirror Records Inc. 1994

Chesterfield Kings. Surfin’ Rampage. Mirror Records Inc. 1997

Chesterfield Kings. Where The Action Is. Sundazed Records 1999

Chesterfield Kings. The Mindbinding Sounds Of… Sundazed Records 2003

Chesterfield Kings. Psychedelic Sunrise. Wicked Cool Records 2007

Chesterfield Kings. Live Onstage If You Want It. Wicked Cool Records 2009

Greg Prevost. Mississippi Murderer. Mean Disposition 2012

Greg Prevost. Universal Vagrant. Mean Disposition 2016

Jon Mojo Mills : In the past. Shindig # 104 - June 2020

 

ROCKABILLY GENERATION n° 17

AVRIL / MAI / JUIN 2021

 

Imperturbable ! Plus de concert depuis un an, trois confinements coup sur coup, et Rockabilly Generation News tient le coup ! Rien de plus opiniâtre que des rockers qui ont le rockab chevillé au corps. Le lectorat se développe, non Nicolas le rockab n'est pas mort. D'ailleurs on plonge illicrock page 8, ils sont beaux et ils sont jeunes, ils s'appellent The Evil Teds, ils n'ont pas pas dépassé la vingtaine et sont en train de concrockter un album. Les photos de Sergio Kash sont superbes ( comme toujours ) ce qui ne l'empêche pas de poser la question qui inquiète. Quel futur pour le rockabilly. N'ont-ils pas l'impression d'être différents de leur génération, si bien sûr, disent-ils mais ils assument, revendiquent ce qu'ils sont, des Teds porteurs d'une culture dont les racines ont pris naissance voici près de quatre-vingts ans dans le tuf fertile des USA, même si le britannique Crazy Cavan est pour beaucoup dans le déclenchement de leur passion rockabillyenne.

Deux figures historiques du rockabilly au sommaire du numéro, la première Carl Mann liée à sa disparition à la toute fin de l'année 2020, la deuxième était prévue, cette dix-septième parution devait être un hommage à l'un des tous derniers survivants des Pionniers, Gene Summers, dans la rédaction de Rockabilly News l'on était heureux de savoir que Gene en personne pourrait tenir entre ses mains ce magazine en grande partie consacré à son parcours, la camarde ne l'a pas voulu, voici à peine plus d'un mois Gene est passé de l'autre côté... Parfois comme disait Milosz, il se fait tard dans le jour du monde.

Gene Summers fit partie de ces pionniers que la vague européenne rockabilly a sorti de l'oubli, poussons notre crockcorico, les fan-clubs français regroupés autour de confidentielles revues et le label Big Beat Records cornaqué par Jacky Records ne sont pas étrangers à cette renaissance. Jacky l'accompagna sur scène et nous livre ici une interview inédite datant de 2020, de même que dans les propos recueillis par son fils Shawn, Gene se montre tel qu'il était, un homme simple qui a consacré une grande partie de sa vie à cette musique qu'il a aidée à naître et à conserver vivante. Un homme jette un regard sur sa vie et l'on sent qu'il en éprouve sans aucune ostentation une grande et tranquille fierté. Lui qui était un lointain cousin d'Elvis a beaucoup côtoyé Carl Perkins. Difficile de trouver mieux parmi une liste de connaissances. Il a fait le job, comme aiment à dire les ricains.

Le dernier fils du soleil nous a quittés. L'expression ne désigne pas un ultime guerrier apache, mais Carl Mann, le dernier des pionniers enregistré par Sam Phillips sur le mythique label Sun. Greg Cattez nous présente le personnage avec brio, m'a même donné envie d'aller le réécouter, moi qui n'ai jamais supporté ( je dois être le seul dans ce cas ) le timbre de sa voix ! Lire en parallèle les carrières de Carl Mann et de Gene Summers est instructif, deux hommes de la même génération qui découvrent la musique de la même manière, grâce à la radio et la célèbre émission Le Grand Ole Opry, cela donne l'impression que tous les adolescents de l'époque qui restaient accrochés aux retransmissions en direct sont par la suite devenus chanteurs... Et puis l'influence d'Elvis alors qu'il n'est encore qu'une vedette régionale... enfin j'ai retrouvé un point commun avec ma modeste personne, tous deux sont des fans de Lefty Frizzel ! Carl Mann qui a raccroché la guitare sera redécouvert lui aussi grâce à l'Europe...

Déjà vous êtes heureux, les yeux remplis de documents photographiques rares, cette belle légende racontée à plusieurs voix, vous êtes repus, vous ne demandez plus rien, il vous reste encore le meilleur à lire, Gilles Vignal, cet homme a un CV rock long comme quatre cous de girafes, un activiste rock, il a accompagné Gene Vincent lors de sa tournée française en 1967 – notons que l'on ne se battait guère à l'époque pour cet honneur - c'est donc son groupe le Rock'n'roll Gang qui se chargera de cette mission insigne. Le Rock 'n' Roll Gang reprendra du service au début des années 80, la renaissance rockabilly obligeant... les amateurs de rock 'n' roll doivent une fière chandelle à Gilles Vignal, un chercheur infatigable, un passeur de mémoire vive, toujours présent, Gilles n'a jamais arrêté de jouer, de chanter, d'écrire, de rédiger des revues, de tenir des blogues, toujours prêt à prêter main-forte... Total respect pour cet homme serein et modeste qui pense avoir été seulement le jouet de chanceuses circonstances hasardeuses alors que la foudre méritoire du rock'n'roll ne tombe pas sur n'importe qui.

Damie Chad.

 

Editée par l'Association Rockabilly Generation News ( 1A Avenue du Canal / 91 700 Sainte Geneviève des Bois), 4,70 Euros + 3,88 de frais de port soit 9,20 E pour 1 numéro. Abonnement 4 numéros : 36, 08 Euros ( Port Compris ), chèque bancaire à l'ordre de Rockabilly Genaration News, à Rockabilly Generation / 1A Avenue du Canal / 91700 Sainte Geneviève-des-Bois / ou paiement Paypal ( cochez : Envoyer de l'argent à des proches ) maryse.lecoutre@gmail.com. FB : Rockabilly Generation News. Excusez toutes ces données administratives mais the money ( that's what I want ) étant le nerf de la guerre et de la survie de toutes les revues... Et puis la collectionnite et l'archivage étant les moindres défauts des rockers, ne faites pas l'impasse sur ce numéro. Ni sur les précédents.

 

ERIC BURDON AND THE ANIMALS / 1968 ( II )

 

Les temps ont changé. Pas de beaucoup, juste quelques mois. Pas dans le sens souhaité. Le rêve hippie s'est volatilisé. L'ère de la désillusion commence. Eric Burdon n'abandonne pas la lutte, il effectue un repli stratégique sur sa terre d'élection, le blues. Et l'autre, celle de son origine sociale. Ne prêche pas la nécessité de la révolution armée mais n'oublie pas d'où il sort, simple question de conscience de classe. Il vient d'Angleterre, il n'a jamais été dupe, mais maintenant il est en Amérique, son amour du blues de petit gars de Newcastle Upon-Tyne a pris une grande baffe dans la gueule, de l'idéal, du virtuel, de la sympathie sentimentale qu'il a éprouvés envers le peuple du blues, instinctivement subjugué par l'énergie vitale de ses disques d'adolescent, il est confronté à la réalité de ce qui se cache derrière des mots si simples, Every day I have the blues, rien à voir avec le spleen poétique de Baudelaire, ni avec les fumeuses rêveries des enfants gâtés de la petite-bourgeoisie blanche... Chanter le blues pour eux reviendrait à donner de la confiture aux petits cochons roses. Every one of us, chacun de nous, n'est pas un titre à portée universaliste, nous ne sommes pas tous frères, il y a les uns, et il y a les autres. La pochette est sans appel, nos Animals avec leurs casquettes de prolo sur la tête ou leurs gueules d'intellectuels anarcho-marxistes revendiquent leur camp.

EVERY ONE OF US

ERIC BURDON AND THE ANIMALS

Eric Burdon : vocal / John Weider : guitar, violin, celesta / Vic Briggs : guitar / Danny McCulloch : bass, vocal, 12 string-guitar / Barry Jenkins : drums / Zoot Money : org hammond, vocal, piano .

White houses : musique douce, paroles amères, rythme de menuet – Steppenwolf adoptera une même stratégie sur Monster – ici on ne tue pas les indiens, on laisse crever les déshérités dans les bouges - l'on croit lire l'enquête de Jack London sur les slums londoniens, de temps en temps Burdon agite le scalp d'un vocal viscéral, les guitares perforent plus fort un solo de colère rentrée puis tout se calme dans l'engluement de la misère... Un des titres les plus forts des Animals qui passera par chez nous à peu près inaperçu, le disque étant réservé au marché américain. Une espèce de ballade country blues psyché, avec des paroles que l'on ne rencontre jamais aussi crûment, aussi politiques dans le blues des origines. Uppers and downers : vingt-quatre secondes, difficile de faire plus court, l'on frôle l'insignifiance, surtout si l'on écoute les paroles, l'on est en plein nursery rhyme, les anglais raffolent de ces comptines enfantines qui flirtent avec le non-sens, de parfaits exemples de cet esprit britannique cher à Lewis Carroll, ne soyez pas sévères avec ces enfantillages, Stéphane Mallarmé les adorait, il a été retrouvé dans les papiers du poëte un manuscrit de ses propres traductions prêt à être imprimé... Les paroles sont d'une évidence qui flirte avec l'idiotie, l'idée de base est très simple : si vous êtes en haut de la colline vous êtes en haut, si vous êtes en bas vous êtes en bas, si vous êtes au milieu de la pente, vous n'êtes ni en bas ni en haut. Pour énoncer de telles lapalissades pourquoi Burdon prend-il sa grosse voix de baryton d'opéra et pourquoi derrière lui les musiciens font-ils monter la soupe crescendo à la vitesse du lait sur le feu qui déborde. Facile de trouver le sens symbolique si vous l'écoutez à la lumière de ce qui précède ( c'est suffisant ) et de ce qui suit ( confirmation absolue ), vous occupez une place dans la société vous êtes condamnés à y rester, que vous soyez tout en haut ou tout en bas. Dans ce dernier cas, n'espérez aucune amélioration, les pauvres restent pauvres et les puissants sont toujours installés au sommet... Déterminisme social... Serenade to a sweet lady : que voulez-vous dire de plus après les deux bilans précédents, le premier poignant, le deuxième empruntant au grotesque ? Rien à rajouter. Ce troisième morceau sera donc strictement instrumental. L'on ne s'y attend pas mais nous changeons de continent musical, nous voici au Brésil en pleine bossa nova, Weider a composé le morceau, Danny McCulloch vous tire de ces lignes de basse à faire agoniser de désespoir un cachalot, nous sommes loin de l'exubérance du carnaval de Rio Janeiro, plus près de la tristesse des favelas, l'on ne sait pas où cet album va nous mener, l'on comprend que le chemin que nous empruntons s'infléchit étrangement et pas une seconde nous vient à l'idée de rebrousser chemin. Quant à la sweet lady, z'aurez besoin d'une imagination débordante pour l'apercevoir, les rêves ne meurent jamais mais ne se laissent pas attraper. The immigrant lad : l'on était à l'autre bout du monde, retour à la case départ, Newcastle upon-Tyne, une ballade dans le style de celles qui ont traversé l'Atlantique et ont servi de moule pour les premiers blues au siècle précédent, douze cordes dans la série qu'elle était verte ma vallée, comment quitter ce pays noir qui grouille de houille, rivière infranchissable, la vraie vie de l'autre côté, la jolie fille aussi, cris de mouettes, silence, plus de musique, bruits de tasses et de verres, le jeune immigrant n'a pas traversé l'Océan, son rêve n'était pas si éloigné, du boulot pour un peu d'argent sur les quais de Londres, conversation dans une taverne, ce n'est pas pour s'embarquer pour l'île au trésor, un jeune cockney ne lui cache pas qu'il est difficile de vivre pour un déraciné dans la capitale... surprise, davantage que du spoken words, quasi un documentaire pris sur le vif dont aurait coupé l'image, la véritable musique du prolétariat n'est-ce pas dans la voix des déshérités qu'elle se fait entendre... on est en Angleterre mais aussi un peu dans un livre de Steinbeck ou de Dos Passos, ou un film d'Elia Kazan... la voix de Burdon sourde et chargée de nostalgie est fabuleuse. Year of the guru : carrément électrique, Burdon débite ses couplets à la manière d'un rappeur, c'est ce qui s'appelle avoir de l'avance sur l'évolution, un rythme implacable, un pauvre gars, un gros naïf malmené par son chef, l'adjudant se joue de lui, finira dans un asile de fous – n'est pas le seul à le devenir, le piano de Zoot Money ricane comme un onagre pris dans une nuit d'orage, les guitares enflent et débordent en rivières en rut, dans son délire le fou est devenu le maître du monde, il a tout compris, tout lu, tout vécu, le rythme se précipite, la voix de Burdon se transforme, s'emplit de résonances africaines, devient habitée par une transe, une possession shamanique de quelque chose de primordial, de primal, qui vient du plus profond des âges premiers, une communication avec la terre noire mère des hommes. L'on ne peut s'empêcher de penser au rappeur Keith Elam qui changera son nom en Guru acronyme de Gifted Unlimited Rhymes Universal... La négritude travaille ce chanteur blanc de blues qu'est Eric Burdon. Morceau diabolique, morceau vaudou, morceau totémique... St James Infirmary : retour au blues en ouverture de la face B, et pas n'importe lequel, en quelque sorte le frère jumeau quant à son historiographie et sa célébrité à The House of the Rising Sun. Mais ici Alan Price ne bouche pas le paysage avec la grandiloquence de son orgue, Eric Burdon et ses Animaux n'ont pas choisi le pachyderme qui encombre l'écran, ont préféré la silhouette spartiate de la panthère noire qui se déplace sans se faire remarquer. Sombre, très sombre, lourd très lourd, nudité assumée, simplement rehaussée de courts appels à Dieu dans la pure tradition des chœurs interjectifs et funèbres du gospel, n'a pas choisi les paroles les plus directes le plus souvent employées, ce n'est pas le conteur qui raconte le terrible récit mais son ami le vieux Joe, ce qui introduit un effet de distanciation des plus glaçants, et permet en un deuxième temps l'explosion d'un paroxysme passionnel, ces hurlements de douleurs tellement insupportables, qu'ils sont suivis d'un court balancement jazzy du genre vaut mieux passer l'éponge sur le drame... version sublimissime. New-York 1963 – America 1968 : le grand-œuvre, l'aboutissement de l'album, mille chemins ouverts, tous les thèmes abordés précédemment sont repris en un long opéra de près de vingt minutes. Un rythme lent et lourd en accord avec la tonalité de l'album, les flots majestueux du Mississippi, je sais il ne coule pas à New York mais la big Aple est colonisée par son delta, l'immigrant y rencontre l'âme et la chair du peuple noir, il tombe en admiration de cette manière d'accaparer l'aisance d'être et de se poser dans la beauté du monde, des chœurs tout de suite en entrée, pas les fanfares ironiquement éclatantes de Sky Pilot, mais des bribes de ferveur contenues qui s'harmonisent avec le lent déroulement du serpent vocal burdonien qui déroule ses anneaux et rampe sans se presser sur le sol, Burdon chante – l'on aurait envie d'écrire parle mais la ligne mélodique nous l'interdit – il y a de tout dans ces paroles, l'émerveillement enthousiaste qu'exhalent Les feuillets d'herbes de Walt Whitman et des bouts de réalités américaines inquiétantes sur lesquelles on ferme les yeux. Mais pas les oreilles. Scènes de la vie quotidienne des noirs. L'on a changé de registre, la musique a disparu, conversations enregistrées, la vie des noirs sans cesse rejetés, qui ne peuvent vivre et s'entraider en paix, que l'on laisse crever au bord de la route, et personne qui ne veut voir, il faudra bien un jour que ça change, deuxième mouvement de l'opéra de quat' cents, on a enlevé la musique pour que vous compreniez mieux, plus de trois minutes, les noirs prennent la parole pour la garder, nous sommes en plein mouvements civiques, le chant reprend, une supplique basse murmurée à la terre, toute simple, vouloir être libre et le tambour de Jenkins prend de l'ampleur, des voix se confondent, ceux qui ont l'espoir et ceux qui n'y croient pas, la rage prend le dessus, peu à peu, elle devient incoercible, l'on verse dans une espèce de spoken gospel, et la rythmique commence à charrier les eaux boueuses de la colère, le funk s'insinue et presse le mouvement, ondées et vrilles d'orgue de Zoot Money, cris dans le lointain qui se confondent avec des sirènes de voitures de polices, salmigondis sonores, surnage le mot de revendication primaire hurlé maintenant à pleine voix, freedom, la belle chose, la bonne chose, la chose droite, si tu ne te bats pas tu ne seras jamais libre.

C'est en mai 1968 que The Last Poets font leur première apparition publique pour commémorer la mort de Malcolm X, Every one of us est enregistré en juin, Eric Burdon est emporté par un mouvement de révolte collective beaucoup plus grande que sa petite personne, parfois l'Histoire se saisit de vous, et vous incorpore en son tourbillon, Every one of us paraît en août, Briggs et McCulloch ont déserté la mâture en juillet, c'est le chant du cygne noir des Animals, il reste encore un disque à paraître en décembre, voir ci-dessous, mais Every One of Us est à écouter comme une étape importante du blues, il clôt un cycle commencé dans le Delta, un enregistrement prodigieux qui interroge et surprend. Ce que les Doors n'ont jamais réussi à concrétiser avec l'enregistrement non retenu de The Rock is dead, parce que le sujet à cette époque ce n'était pas le rock mais le blues, ce que Steppenwolf n'a pas su magnifier car déjà engagé dans un des nouveaux avatars du blues : le hard rock.

 

LOVE IS...

ERIC BURDON AND THE ANIMALS

Eric Burdon : vocal / Zoot Money : bass, backing vocals, spoken words, organ, piano / Andy Summers : guitar, backing vocals / John Weider : guitar, violin, backing vocals / Barry Jenkins : drums, percussion, backing vocals / Robert Wyatt : backing vocals.

Quel titre ! Après Every One of Us l'on s'attendait à tous sauf à une titulature turlututu si cucul la praline ! Quelle régression conceptuelle ! Mais surtout quelle horrible pochette, la couve la plus kitch de toutes les sixties. Devait être sous je ne sais quel produit le Burdon pour avoir laissé passer cette ignominie, ou alors devait s'en foutre ! Pour les Animals les haricots rose bonbon étaient cuits depuis longtemps. Un double album de reprise qui sent le remplissage à plein nez, rien qu'à ouvrir le gatefold vous sentez que ça se gâte, quel mauvais goût surtout ne transmettez pas mes félicitations à l'auteur de cette horreur un certain Mitchel Brisker, à notre connaissance il n'a réalisé que quatre couvertures de disques, sans une once d'originalité, mais le sort s'acharne sur nous, celle-ci est de très loin la pire...

River deep, mountain high : Burdon n'a peur de rien, n'a-t-il pas osé voici à peine deux ans porter la main dans le saint des saint du rock'n'roll, touché à l'intouchable, et produire une cover au Paint It Black ( horreur et sacrilège ! ) des Rolling Stones, offrant une relecture du morceau qui équivalait à une re-création. Pour ouvrir Love is... il tape encore plus haut, ni plus ni moins que le wall of sound, le fameux mur du son de Phil Spector, et pire que tout rivaliser avec Tina Turner – les Stones apprirent d'elle tout ce qu'ils avaient cru comprendre du rhythm 'n' blues - c'est-là le genre de défi que le petit blanc de Newcastle aimait à se donner... impossible de rivaliser avec le torrent de Tina Turner qui déboule sur vous avec la force sauvage des flots de Poseidon emportant comme des fétus de paille les épais remparts de la mythique cité d'Atlantis, donc le Burdon et ses Animals font exactement le contraire, n'abattent pas les murailles, les construisent brique par brique, évidemment ça prend plus de temps, doublent le timing, et ils s'y mettent tous, décomposent les mouvements, chacun aura droit à son petit quart d'heure de gloire, même qu'au beau milieu le solo de Zoot à l'orgue un tantinet trop trop long nous fait dire zut, oui mais ça reprend du genre le sprinter aux JO qui s'arrête pour fumer sa clope, et qui repart pour passer en premier la ligne d'arrivée, mettent du cœur à l'ouvrage et le Burdon il vous écrase et crisse sa voix encore pire que Tina, du coup l'on a droit à des chœurs féminins qui surgissent là-dedans comme les commissaires de police venaient vérifier les adultères au début du siècle précédent, et tout le monde se met à miauler car il faut bien faire quelque chose et ils le font bien, bilan, loin d'être ridicules ont même rendu hommage à Tina au milieu du capharnaüm, certes ils n'ont pas le mur, mais ils ont le son, total z'ont élevé une tour phonique qui bouche l'horizon. I'm an animal : si le titre précédent était en quelque sorte un pari incontournable pour Eric Burdon le choix de celui-ci est lourd de signifiance quant à la suite de la carrière du très bientôt futur ancien chanteur des Animals, le titre est de Sylvester Stewart beaucoup plus connu par le diminutif de son prénom Sly auquel il faut ajouter le reste de la famille and The Stone Family... Sly and the Stone Family premier groupe d'envergure nationale muti-racial, précisons ( blancs et noirs ) genre de mélange qui n'était pas très apprécié aux States de l'époque... I'm an Animal est un extrait de Life le troisième album du groupe sorti en juillet 1968, sans doute vaut-il mieux s'attarder sur le titre du premier sorti en 1967 The whole new thing, cette totale nouvelle chose désigne certes une exigence de révolution ( a minima des mentalités ) à venir mais est aussi à comprendre en tant que volonté musicale de s'ancrer dans la musique noire – la New Thing est aussi l'autre nom du Free Jazz – dans l'idée d'un renouvellement, d'une fusion qui engloberait blues, jazz, rhythm 'n' blues et rock 'n'roll, le blanc et le noir, non pour tout égaliser en un gris uniformisateur mais de déboucher dans un éclatement de couleurs funkadéliques... Bon la petite Rosie de la famille Stone, une véritable petite chatte qui joue avec ses chatons sur le canapé, c'est mignon tout plein, vous auriez envie de la cajoler, mais le Burdon, question animal il en connaît un animax, faut pas le lui refaire, garde la bande son à l'identique, mais c'est vraiment le matou sauvage et vicieux qui compte aider à la multiplication de l'espèce féline, saute sur la chatoune et vous l'enfourne sans ménagement. Lui enfile au moins douze bâtards dans le pertuis. Dommage que question musique ils se soient contentés de recopier l'arrangement initial. I'm dying ( Or am I !?) : de Burdon, nous fait part de ses états d'âme, ce n'est pas le To be or not to be de Shakespeare, monologue un peu encombré par des chœurs – une fois féminin, une fois masculin – l'on ne sait pas trop où en est, une espèce de ballade country psyché ( ou psychosée ? ), grands effets de manches vocaux, un orgue qui vous marche sur les pieds, pas vraiment le pied. Qui trop étreint mal embrasse. Vous passez vite à la suivante. Ce qu'il y a de meilleur dans ce morceau c'est le titre. ( Fin de la face A ). Ring of fire : choking l'on quitte le blues pour le country le plus pur, le morceau fut créé  en 1962 par Anita Carter la fille de Mother Maybelle Carter, sans surprise puisqu'il était co-signé par sa sœur June Carter destinée à devenir l'épouse de Johnny Cash qui lui-même l'enregistra peu après la même année. Le deuxième co-auteur de Ring of fire n'est autre qu'un cousin éloigné de June – les dynasties country sont un tout-petit monde – Merle Kilgore, une sommité officielle de la country music, qui à quatorze ans côtoyait déjà Hank Williams. L'on peut s'amuser à traduire Ring of fire par les feux de l'amour, mais pour Merle Kilgore, l'expression ring of fire désignait très précisément la sensation que lui procurait la pénétration d'un sexe féminin. Faites un tour autour de la petite Anita, sa version n'est pas mauvaise, même si l'interprétation de Johnny Cash l'a éclipsée, le Burdon c'est un malin, il vous accentue le ralenti que Cash avait imposé, l'a jeté les trompettes et les mariachis, vise sur l'authenticité, vous prend une voix d'agonisant, et les chœurs imitent les grandes orgues de votre messe d'enterrement, la guitare s'étire lentement comme si on lui tirait les tripes centimètre par centimètre hors de sa caisse. Le Burdon, il vous fait la totale grand spectacle, l'anneau, le feu et les cendres. Que voulez-vous de plus ? Rien, alors vous le remettez, dans l'urne vous votez pour Burdon. Coloured rain : Burdon l'a trouvé sur l'album de Mister Fantasy de Traffic paru en décembre 1967, l'on comprend ce qui l'a attiré dans cette gentillette déclaration d'amourette, la prédominance de l'orgue, la dérive psyché qui ressemble ( en moins beaucoup moins fort ) à certains titres de Winds of change, le Burdon vous bouffe le morceau et tous les autres ne se privent pas pour l'imiter, à plein gosier, à pleines cordes, à pleines touches, la version Traffic ne fait pas le poids, une estafette de hippies qui n'osent pas conduire trop vite parce qu'ils se sont partagés un pétard à douze, le Burdon conduit un trucker chargé de quatre-vingt vaches destinées à l'abattoir, l'a avalé à lui tout seul douze boites d'amphétamines et il fonce sur la highway en dessinant des courbes sur la chaussée. ( Fin de la face B ).To love somebody : le Cat Zengler va lever les yeux au ciel de commisération, tiens je ne me souvenais pas que les Animals avaient repris Somebody to love du Jefferson Airplane, comme ce n'était pas l'air j'ai relu avec mes lunettes, ah non, c'est le To love somebody des Bee Gees, ce n'est peut-être pas mieux, sur la vidéo, ils ont vraiment l'air nunuche les frères Gibbs, des épouvantails déguisés en hippie, le Burdon il vous prend le vocal à la pince à épiler, heureusement qu'il fronce les cordes vocales sur les refrains, mais dès qu'une voix féminine vient le soutenir, il se fait tout doux comme un agneau qui vient d'apercevoir la Sainte Vierge ( l'autre nom de l'enceinte vierge ), certes c'est bien enlevé vous avez envie de faire le joli chœur à ses côtés, rien d'essentiel. As the years go passing by : incroyable mais vrai, retour au blues, un standard créé par Fenton Robinson, voix feutrée et guitare un peu à la J. J. Cale, Zoot Money au piano, même tempo, Burdon commence en spoken words, dès qu'il chante Weider poinçonne sa guitare, et c'est parti pour dix minutes de dérive, le piano qui insiste en sourdine, la guitare qui crie, Burdon qui hausse le ton et puis qui laisse la bride aux instruments, Burdon prend le mors au dent, et tout se calme comme s'il était en train de mourir... ( Fin de la face C ). Gemini + The Madman : l'on est à mi-chemin entre Animals et Dantalian's Chariot l'ancien groupe dissous de Zoot Money et Andy Summers, groupe psychédélic qui sonne très british, et la réunion des deux ressemble à un délayage des Beatles, Burdon prenant soin de ne pas écraser la voix de Zoot Money, un long passage d'effets psychédéliques dû à l'orgue de Zoot Money, un peu daté aujourd'hui, sur lequel vient se brancher un peu de spoken words qui se transforme en duo Money / Burdon qui met du temps à démarrer retardé par l'orgue qui imite le décollage d'une fusée interplanétaire, gémini parce que le yin et le yang ne forment qu'un... et l'on bascule sans préavis sur The Madman qui est en train de courir dans les champs, on suppose tout nu et sous acide... la musique sautille allègrement, nous un peu moins. Sonorité diverses finales. Pas très convaincant.

Cet album est une impasse, ce n'est pas qu'il soit mauvais, trop disparate, tire sur la corde des morceaux, mais Burdon fait du Burdon, il tourne en rond, trois disques en une année vous empêchent de vous renouveler. Le groupe se sépare. Ne pleurons pas, il n'avait plus grand chose à dire. Et puis Burdon a encore pas mal de colère à sortir de son gosier.

Damie Chad.

 

XXVII

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

L'AFFAIRE DU CORONADO-VIRUS

Cette nouvelle est dédiée à Vince Rogers.

Lecteurs, ne posez pas de questions,

Voici quelques précisions

109

Après les émotions de l'après-midi, Vince nous avait invités chez lui pour nous restaurer. Molossa et Molossito avaient chacun eu droit à un énorme os à moelle auxquels ils s'attaquèrent sans rémission. Trois heures plus tard il n'en restait plus trace et les chiens repus dormaient sous la table. De notre côté nous avions fait honneur au repas concocté par un traiteur, le meilleur de Nice avait déclaré Vince en décrochant son téléphone, nous avions été particulièrement bien soignés mais à peine la dernière bouchée les filles débarrassèrent avec une promptitude inaccoutumées assiettes sales et couverts, pressées par la déclaration du Chef devant le hangar aiguillonné.

    • Servons-nous le café ? interrogea Brunette

    • Bien sûr, mais nous le boirons sans sucre !

Ce qui aurait pu passer pour un observateur entré par hasard dans la pièce pour la déclaration d'un simple préférence gustative électrisa l'ambiance. Tout le monde avait compris, ce coup-ci nous nous apprêtions à porter l'assaut au cœur même de la citadelle du mystère, nous nous apprêtions à résoudre l'énigme la plus noire.

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    • Vous m'excuserez damoiselles, le Chef examina longuement du regard Charlotte, Charlène et Brunette, si j'allume un Coronado c'est uniquement pour marquer la solennité de cet instant et vous permettre durant les trente secondes que durera cette opération de monopoliser toutes vos facultés intellectuelles, nous avons en effet besoin de toute la sagacité féminine qui nous manque à nous pauvres hommes de main davantage rompus au maniement des armes qu'aux subtilités mathématiques. ( Il est indéniable que le Chef savait parler à la gent femelle ). Vince auriez-vous par hasard dans un buffet une de ces boîtes à sucre en fer blanc dont s'honore la meilleure part des familles de France.

Lorsque Vince la déposa brutalement sur la table, la tension était si forte que tout le monde sursauta. Molossa eut la réaction la plus vive, elle aboya vivement, sauta sur mes genoux et renifla vivement l'objet, mais apercevant le dessin des deux jolis chatons tout mignons qui décoraient le couvercle, elle poussa un hautain soupir de commisération et retourna se coucher près de Molossito.

    • Agent Chad, nous feriez-vous le plaisir de recommencer votre démonstration.

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Je m'exécutai aussitôt, j'ouvris la boîte que je repoussai sur le côté et commençai mon boniment dès que j'eus extrait le paquet de sucre et déchiré le haut de l'emballage qui lui servait de couvercle :

    • Comme vous pouvez le constater, voici quatre rangées supérieures, chacune est constituée de

    • Quatorze sucres, me coupa Charlène

    • Ce qui fait pour ces quatre rangées cinquante-six sucres, ajouta Charlotte

    • Or il y a trois étages, nous avons donc

    • cent soixante-huit sucres, annonça fièrement Brunette

    • Justement c'est-là où le mystère se corse comme l'on dit à Ajaccio, voici le cent-soixante neuvième sucre, je le sortis de ma poche, nous l'avons trouvé dans la fameuse villa des Réplicants, ils ne l'avaient certainement pas laissé là au hasard, pourquoi ce cent-soixante neuvième élément quand la boîte ne peut en contenir que cent soixante huit !

A notre grande surprise les filles pouffèrent de rire :

    • Quoi c'est tout ce qui vous pose problème !

    • C'est enfantin !

    • C'est évident !

    • Je vais vous expliquer !

    • Non, pas toi, moi !

Elles se chamaillèrent un moment, comme elle ne pouvaient se départager elles décidèrent de plouffer. Le Chef profita des tricheries et des récrimination qui s'ensuivirent pour venir à bout de deux Coronado. Après d'intenses pourparlers le sort désigna Brunette.

    • Très simple, le cent soixante neuvième sucre n'est pas un sucre – nous devions faire des mines ahuries, notre surprise déclencha un fou-rire général – je vous rassure c'est un sucre mais il désigne tous les autres sucres, en fait il est-là pour symboliser l'emballage !

    • Nous sommes allés chez la mère d'Eddie Crescendo, nous avons passé en revue sa collection de plusieurs centaines de boites à sucres et je peux affirmer que nous n'avons rien vu d'étonnant, ces boîtes à sucre sont parfaitement innocentes s'écria Vince !

    • Comme les hommes sont idiots - s'exclamèrent-elles toutes les trois à l'unisson – nous ne parlons pas des boîtes en fer mais des emballages en carton ! C'est-là qu'il faut chercher !

Nous étions stupéfaits, le Chef fut le premier à réagir :

    • Agent Chad, réveillez les cabots et sortez la voiture du garage, nous partons chez la mère d'Eddie Crescendo !

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Nous nous garâmes dans une rue adjacente. La nuit était tombée. Aux alentours toutes les contrevents étaient fermés. Vince menait la marche. Il s'apprêtait à tourner à droite pour emprunter une mince ruelle mais Molossa se campa devant lui et grogna. Je la caressai mais à ses mimiques je compris qu'elle ne voulait pas que nous empruntions ce chemin.

    • Pas grave, murmura Vince, on revient sur nos pas, et on prend la prochaine à droite, c'est à peu près du pareil au même !

    • Pas d'accord lui répondit le Chef, il est pratiquement deux heures du matin, mettons-nous à la place de la mère d'Eddie Cresendo, six individus qui débarquent chez elle, c'est beaucoup, les filles elle vous ouvrira plus facilement, la première à droite, ensuite c'est au numéro 67. Quant à nous nous allons emprunter cette sente que Molossa nous interdit, les filles emmenez Molossa avec nous, j'ai récupéré quelques pétoires dans le vide-poche de la voiture, Vince est toujours prudent ! Exécution immédiate !

    • Ouah ! Ouah !

C'était un minuscule jappement, Molossito ne tenait pas à compter pour du beurre, d'un signe de main je lui fis signe de nous précéder. Il entra dans la ruelle tout guilleret la queue dressée toute droite comme un paratonnerre. Il fila tout droit sans nous attendre. Apparemment il n'était pas du même avis que Molossa. Je le rappelais à voix basse, mais il ne revint pas, il se contenta de s'arrêter brusquement, le nez à terre. Nous le rejoignîmes, il ne bougea pas, je me penchais, sa truffe était collée sur un minuscule objet blanc. Je le ramassais. Un morceau de sucre !

Déjà Molossito repartait en courant, une quinzaine de mètres plus loin il posa son museau sur un deuxième morceau de sucre, nous suivîmes la piste sucrière à toute allure, Molossito dénicha à intervalles irréguliers une trentaine de sucres, nous atteignîmes la maison de la mère de Crescendo en même temps que les filles. La porte d'entrée était grand-ouverte, nous n'eûmes pas besoin de pousser nos investigations bien loin, dans l'entrée la mère de Crescendo gisait à même le sol dans une mare de sang.

( A suivre... )

15/02/2021

KR'TNT ! 498 : BOB DYLAN / SUPREMES / CÖRRUPT / ANASAZI / ANIMALS / ROCKAMBOLESQUES XXI

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 498

A ROCKLIT PRODUCTION

SINCE 2009

FB : KR'TNT KR'TNT

18 / 02 / 2021

 

BOB DYLAN / SUPREMES

CÖRRUPT / ANASAZI / ANIMALS

ROCKAMBOLESQUES

 

Ce numéro 498 arrive avec deux jours d'avance.

Le numéro 499 aura deux jours de retard.

Si ce retard devait se prolonger pas d'inquiétude

nous ne tarderions pas à revenir

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME !

TEXTES + PHOTOS SUR :  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Dylan en dit long - Part Two

 

Avec Chronicles, Bob Dylan est entré au panthéon des grands auteurs américains. Chronicles tient plus de la littérature que de ce qu’on appelle vulgairement le book rock. Dans le regard que porte Dylan sur son pays et sur les gens qu’il croise passent des éclairs de Steinbeck, de Kerouac et d’Henry Miller. Les pages qu’il consacre à ses voyages en auto-stop ou à ses virées en Harley pourraient très bien se trouver dans On The Road, celles qu’il consacre à la faune des clubs de folk new-yorkais semblent sortir tout droit de Plexus, et certaines pages sont tellement profondément américaines par la musicalité du style qu’elles semblent sortir de The Grapes Of Wrath. Les pages qu’il consacre à la Nouvelle Orleans rivalisent d’intelligence sensorielle avec celles d’Erskine Caldwell et bien sûr, le comparatif le plus direct est celui que Dylan établit avec Richard Hell en arrivant en stop à New York en 1960, pauvre et prêt à tout, surtout à survivre. Hell et Dylan n’ont pas que ça en commun : au goût pour la pauvreté s’ajoute celui de l’indépendance, ce qu’on appelle aussi la liberté à tout crin, le refus total de toute forme de concession, et une passion immodérée pour la littérature et le sexe, un sujet sur lequel Dylan ne s’étend pas, mais qu’Hell explore, comme le fit avant lui Henry Miller. Si Hell baptise son cocktail ‘sex & drugs & rock’n’roll & Maldoror’, Dylan pourrait baptiser le sien ‘folk & blues & Rimbaud’.

Un autre parallèle s’impose, cette fois avec Dickinson, qui lui aussi fonctionne en chroniques dans cette merveille intemporelle qu’est I’m Just Dead I’m Not Gone. Comme Dylan, Dickinson moissonne les métaphores et creuse ses sillons dans ces mystères que sont la vie et l’art en général. D’ailleurs Dylan ne s’y trompe pas, lorsqu’il se retrouve seul à la Nouvelle Orleans en 1989 pour enregistrer Oh Mercy : «Plus tard, je pensais à Jim Dickinson. J’aurais bien voulu qu’il soit ici, avec moi. Il était à Memphis. Il a commencé à jouer en même temps que moi, en 57 ou 58, on écoutait les mêmes trucs et il jouait et chantait plutôt bien. Chacun de nous était originaire d’une des deux extrémités du fleuve Mississippi.»

Alors bienvenue au paradis. Même s’il se dégage parfois de Chronicles une certaine forme d’austérité, la fierté d’être allé jusqu’au bout fait une excellente consolation. On aura même en prime cette curieuse impression d’être un tout petit peu moins con. Ça va même encore plus loin : on sort de là complètement tétanisé, comme si on sortait d’une première lecture du Gai Savoir. Chronicles fouette le sang. Chronicles met du rouge aux joues. Chronicles fait bander comme un âne. Chronicles se prête à toutes les métaphores, comme une chatte en chaleur. Miaou miaou, c’est moi, Chronicles tu viens mon amour ?

J’allais découvrir un monde étrange, un monde strié d’éclairs. Beaucoup de gens ont tenté d’y entrer et n’ont jamais su y rester. J’y suis allé tout droit. C’était grand ouvert. Une chose est sûre, ni Dieu ni le diable n’y faisaient la loi - Voilà comment Dylan finit Chronicles, avec quatre lignes dignes de «Desolation Row». Certaines phrases sont comme chantées. On entend sa voix, comme on entend celle de Lanegan à la lecture de Sing Backwards and Weep, cet autre chef-d’œuvre confessionnal d’une insondable profondeur. Les gens comme Dylan et Lanegan bénéficient d’un gros avantage sur les écrivains : l’avantage d’avoir enregistré des albums devenus aussi classiques que des classiques littéraires. Quand Dylan évoque sa grand-mère, il la chante : «Elle n’était que noblesse et bonté. Elle m’expliqua une fois que le bonheur ne se trouvait pas au bout d’un chemin. Le bonheur, c’était le chemin. Elle me conseilla aussi d’être gentil, car tous les gens que j’allais rencontrer livraient dans leur vie des combats difficiles.» De page en page, il se produit comme un phénomène d’élévation du texte. Dylan intrigue et passionne, tout ce qu’il peut dire de lui se boit comme l’eau claire au sortir du désert. C’est là dans ce principe d’élévation qu’éclot l’idée du rôle capital que joue le rock dans le monde moderne : Dylan donne à ceux qui n’ont rien reçu en héritage de leurs parents des éléments de réflexion, des éléments de valeur. Tiens, cadeau, c’est gratuit. Oh merci Bob ! Alors Dylan, vie spirituelle mode d’emploi ? N’exagérons pas. Il donne juste quelques indications mais en même temps il laisse entendre que chacun doit se débrouiller pour avancer. On part tous quasiment de zéro. Lui a l’avantage de la grand-mère. Il a un peu d’avance. Éclairé par sa grand-mère, il peut affronter la vie plus facilement et comme Hell, se pencher sur les mystères de l’art, car c’est tout ce qui l’intéresse. La vie normale du métro/boulot/dodo ne le concerne pas, il se sent destiné à autre chose, à une vie de chansons et de liberté : «Picasso avait fracturé le monde de l’art et l’avait ouvert en grand. Il était révolutionnaire. Je voulais être comme lui.» C’est déjà en lui. Chronicles ne parle que de ça, du processus de révélation et de ses conséquences.

Il articule donc Chronicles autour de deux thèmes principaux : ses débuts dans la scène folk new-yorkaise (influences, rencontres, genèse d’un style), puis les épouvantables conséquences de son succès avec le harcèlement qu’il doit ensuite subir de la part des fans et des médias. À ce niveau de popularité, ça devient un fléau. Les gens veulent le voir à la tête des forces contestataires, mais ça ne l’intéresse pas - On pouvait lire à la une d’un journal : ‘Le porte-parole nie être un porte-parole.’ J’avais l’impression d’être devenu un morceau de viande qu’on jetait aux chiens - Dylan dut quitter sa maison de Woodstock pour mettre sa famille à l’abri des fans qui arrivaient de tous les coins d’Amérique. Il les entendait marcher la nuit sur le toit de sa baraque. Il ne lui restait rien d’autre à faire que de disparaître pour échapper à tous ces pauvres gens. C’est bien que ce soit lui qui le dise. Venant de quelqu’un d’autre, on peinerait à prendre ça pour argent comptant. «J’avais une femme et des enfants que j’aimais plus que tout au monde. Je m’efforçais de prendre soin d’eux et de les protéger, mais les médias voulaient absolument faire de moi le porte-parole et même la conscience d’une génération. C’était tordant. Je m’étais juste contenté de chanter des chansons bien carrées et d’exprimer avec force de nouvelles réalités.» Si Dylan est tellement excédé, c’est surtout parce que les gens n’ont rien compris : «J’en avais assez de la contre-culture. Ça me rendait malade de voir la façon dont on extrapolait les paroles de mes chansons et dont on en détournait le sens pour faire de moi le Big Buddah of Rebellion, le Grand prêtre de la Protestation, le Tsar de la Dissidence, le Duc de la Désobéissance, le Grand Chef des Parasites, le Kaiser de l’Apostasie, l’Archevêque de l’Anarchie, the Big Cheese.» Peut-être voulait-il faire comprendre aux gens que la vraie révolution commence par soi-même et que les vrais changements ne sont pas collectifs mais individuels. Généralement, on appelle ça la prise de conscience. Pas besoin de leader charismatique. Il suffit de capter les messages que diffusent des gens comme Dylan, Gandhi ou Coluche.

Avec une sincérité qui nous laisse comme deux ronds de flan, Dylan livre tous les secrets de sa genèse. Il commence par fixer son choix sur le folk : «J’ai choisi le folk pour explorer l’univers. Les chansons de folk contenaient des images et les images avaient plus de valeur que tout le reste. J’avais découvert l’essence du folk. Je pouvais aisément assembler les morceaux.» En même temps, il affiche une méfiance terrible pour le monde réel - Je n’éprouvais aucun intérêt pour ce monde moderne si compliqué. Il n’avait ni poids ni sens à mes yeux. Il n’offrait aucune séduction - Vers la fin du livre, il va même beaucoup plus loin : «Je n’étais pas à l’aise avec tout le psycho polemic babble. Ce n’était pas ma came. Même les actualités me rendaient nerveux. Je préférais les histoires anciennes. Toutes les actualités n’étaient que des mauvaises nouvelles. Je m’arrangeais pour les éviter. Une journée entière d’actualités télévisées était pour moi une image de l’enfer.»

Puis il commence à faire travailler sa mémoire, nous expliquant qu’il lit des poèmes de plus en plus longs, s’entraînant à les mémoriser et voir jusqu’où il peut les mémoriser. C’est une gymnastique. Quand il lit le Don Juan de Byron, il se concentre du début à la fin. Il se remplit le cerveau de poèmes intensément longs comme le ferait un comédien. Il dit se sentir transformé en wagon qu’il remplit de plus en plus et donc il doit tirer de plus en plus fort. Ceci explique en partie cette facilité qu’il va montrer un peu tard à interpréter des chansons aux allures de poèmes fleuves. Il dit aussi vouloir comprendre les choses pour pouvoir s’en débarrasser. Il apprend à télescoper les idées, il pousse le jeu de la gymnastique mentale toujours plus loin - Les choses étaient trop grosses pour le regard, comme le serait une bibliothèque, voir tous ces livres d’un seul coup, c’est impossible. Il fallait pourvoir en faire des chapitres ou des couplets de chansons pour en sortir quelque chose de correct - Dylan est obsédé par le contenu, car avant d’être une musique, le folk est un contenu. Il sent parfois qu’il réfléchit trop, alors qu’il n’a pas 20 ans - Dans Par Delà Le Bien et le Mal, Nietzsche dit qu’il se sentait vieux au commencement de sa vie. J’éprouvais la même chose - Serait-ce le prix à payer ? On appelle ça la maturité. Mais il revient inlassablement à l’objet de sa quête : composer des chansons - Une chose est sûre, si je voulais composer des folk songs, je devrais inventer un nouveau modèle, une espèce d’identité philosophique à l’épreuve du temps. Elle devait venir d’elle-même from the outside, de l’extérieur - S’il en parle aussi bien, c’est qu’il sait qu’il va réussir. Le plus miraculeux dans cette histoire, c’est qu’à aucun moment Dylan ne cède à la prétention. Ce qu’il décrit de sa réflexion est à l’image de ses chansons : il y règne une sorte de pureté d’intention, une modestie immanente dont la seule grandiloquence serait le génie mélodique. C’est un phénomène unique dans l’histoire culturelle du monde moderne. Dylan met en gage sa probité intellectuelle, et ce geste n’a pas de prix. Mais il doit continuer de travailler son projet : «Je faisais tout très vite, je pensais, je mangeais, je parlais et je marchais vite. Je chantais même vite. Il fallait que je ralentisse mes chansons si je voulais devenir un auteur-compositeur avec des choses à dire.» Pendant quelques mois, il va vivre à droite et à gauche chez des gens qui l’hébergent. Sa seule richesse est cette foi qu’il a en son avenir : «Elle me versa une tasse de café bouillant et j’allai à la fenêtre. La ville entière se balançait sous mon nez. Je savais précisément où se trouvaient les choses. Je ne craignais pas l’avenir. Il était terriblement proche.»

Il dit aussi qu’une chanson, c’est comme un rêve qu’on essaye de rendre vrai. Le soir il chante et joue au Gaslight qui est à l’époque le club le plus réputé de la scène folk new-yorkaise. Un jour, une certaine Terri propose à Dylan de prendre rendez-vous avec Jac Holzman, le boss d’Elektra, un label folk new-yorkais, mais Dylan décline la proposition : «I don’t want to sit down with anybody, no.» Il est très bien comme il est, il joue aux cartes, boit des coups, fume ses clopes et le soir, il monte sur scène au Gaslight. Quand il rencontre John Hammond Sr, l’homme qui va le signer sur CBS, c’est complètement par hasard : il accompagne un mec à la guitare et à l’harmo. John Hammond le trouve intéressant et lui propose un contrat. Dylan lui fait confiance. Où je signe ?

Lorsqu’il se retrouve à la Nouvelle Orleans en 1989 pour enregistrer Oh Mercy et que Daniel Lanois lui demande s’il a des chansons du calibre de ses grands hits des années 60, Dylan lui dit non. Pourquoi ? Parce que c’est impossible : «Je ne pourrais plus composer ce genre de chansons aujourd’hui, ni pour lui, ni pour personne d’autre. Pour les composer, il faut du pouvoir et le contrôle des spirits. Je l’ai fait une fois, et une fois, c’est assez. Mais il se peut très bien que quelqu’un réussisse à le faire, quelqu’un qui serait capable de voir le cœur des choses, la vérité des choses, pas de façon métaphorique, bien sûr, je parle du vrai regard, celui qui permet fixer le métal et le faire fondre, le regard qui permet de voir les choses et de les révéler pour ce qu’elles sont avec des mots crus et une vicieuse perspicacité.» Il pousse d’ailleurs le bouchon assez loin en expliquant qu’il fait une musique archaïque, sur ce nouvel album. Il n’ose pas le dire à Daniel Lanois, mais c’est ce qu’il ressent. Dylan pense que l’avenir est chez les rappers comme Ice-T et Public Enemy - Une nouvelle star allait apparaître, mais pas une star comme Presley. Il n’irait pas remuer les hanches en fixant les minettes. Il allait chanter avec des mots crus et bosser 18 heures par jour - Dylan sait qu’il doit évoluer parce que le mode évolue. C’est la métaphore du mouvement, qu’il illustre en disant qu’on compose mieux lorsqu’on est en mouvement, dans un train par exemple. Composer en mouvement dans un monde en mouvement. C’est l’un des grands secrets de Dylan, le secret de sa modernité. Il l’a d’ailleurs illustrée de façon spectaculaire avec le never ending tour, cette tournée devenue mythique qu’il voulait imprévisible, aussi bien au niveau des dates que de la composition du groupe qui l’accompagnait sur scène. À l’image de la vie. Qu’est la vie sinon un mouvement perpétuel ?

Quand il parle des femmes, il sait se montrer délicieusement mystérieux. Voici ce qu’il dit de Suze Rotolo, sa première poule officielle : «La chose que j’aimais en elle, c’est qu’elle ne laissait croire à aucune personne qu’elle lui devait son bonheur. Pas plus à moi qu’aux autres.» Il est encore plus délicieusement mystérieux quand il parle du paradis : «J’aimais la nuit. Les choses grandissent la nuit. C’est là où mon imagination se débride. Je perds toutes mes idées pré-conçues. Parfois vous cherchez le paradis au mauvais endroit. Il est parfois sous vos pieds. Ou dans votre lit.»

Et puis voilà les portraits. Le film de Scorsese, No Direction Home fait d’ailleurs écho à Chronicles, car Dylan y salue tous les géants de la scène folk new-yorkaise des early sixties, Odetta, Dave Van Ronk, Woody Guthrie et tous les autres. Il s’est aussi construit avec ces rencontres. Le nombre d’hommages qu’il rend dans ce petit livre est considérable. À la différence de Cash ou de Ronnie Wood, Dylan ne se met jamais en valeur, il met les autres en valeur, c’est sa façon de les remercier. Les gens intelligents ne disent jamais qu’ils sont intelligents, par contre ceux qui ne le sont pas abuseront facilement de cette prétention.

Fred Neil apparaît très vite dans le récit. Dylan le rencontre au Café Wha?. Fred Neil y chante et y officie en plus en tant que Maître de Cérémonie : il engage les artistes - Il était l’empereur de l’endroit, il avait son harem et ses dévots. On ne pouvait l’approcher. Tout s’organisait autour de lui (...) Je n’ai jamais chanté mes chansons au Café Wha?. J’accompagnais Neil et c’est ainsi que j’ai commencé à jouer régulièrement à New York - Mais ça ne s’arrête pas là, Dylan se trouve de sacrés points communs avec cet extraordinaire artiste qu’est Fred Neil : «Il semblait n’avoir aucune aspiration. On était très compatibles, on ne parlait jamais de nous. Il était comme moi, poli mais pas plus, not overly friendly, il me donnait un peu de blé en fin de journée et me disait : ‘Tiens, ça t’évitera d’avoir des problèmes’.» Dylan l’observe, ce vieux Fred - J’ai demandé un jour à Neil s’il avait enregistré des disques et il m’a répondu : ‘Ce n’est pas mon truc.’ Il cultivait sa zone d’ombre, mais aussi puissant fut-il, il lui manquait quelque chose en tant qu’interprète. Je ne savais pas quoi, exactement. C’est en voyant Dave Van Ronk que j’ai compris - L’éclairage arrive avec le grand portrait de Van Ronk, vers la fin du récit. Dylan nous ramène sur un plateau d’argent un gigantesque Van Ronk avec sa moustache de cachalot et ses longs cheveux raides - Il tournait chaque folk song en surreal melodrama, en pièce de théâtre, avec du suspense jusqu’à la dernière minute. Il allait au fond des choses. On aurait dit qu’il disposait d’une réserve infinie de poison et j’en voulais encore. Van Ronk semblait venir d’une époque très ancienne. Chaque soir, j’avais l’impression d’être assis au pied d’un monument battu par les vents. Il chantait des folk songs, des standards de jazz, du Dixieland et des blues ballads, ses chansons étaient à la fois délicates, expansives, personnelles, historiques et volatiles - C’est ainsi que Dylan fait la différence entre Van Ronk et Fred Neil : d’un côté le chanteur et de l’autre le bateleur. Et il repart de plus belle sur Van Ronk : «Il était bâti comme un bûcheron, il buvait sec, parlait peu et avançait machines avant toutes.» Et Dylan achève ce portrait avec la chute des chutes, un exercice dans lequel il est passé maître : «Il dominait la rue comme une montagne et ne voulait pas entendre parler de célébrité. Il ne donnait que ce qu’il voulait bien donner. Personne n’aurait pu le manipuler. Il était immense et je devais lever les yeux pour le voir. Il venait du pays des géants.» Sans doute a-t-on là la chute la plus spectaculaire d’un ouvrage plutôt riche en chutes spectaculaires. Son autre grand héros est bien sûr Woody Guthrie, dont il va faire son modèle. Dylan parvient à le dénicher lorsqu’il arrive à New York : Woody Guthrie se trouve au Greystone Hospital de Morristown, dans le New Jersey. Alors Dylan s’y rend en bus, une heure et demie de trajet suivie d’une balade à pieds jusqu’à l’hosto perché sur une colline. Pour Dylan, Woody Guthrie is the true voice of the American spirit. Quand il découvre les chansons de Woody Guthrie, Dylan est fasciné : «Je n’en revenais pas. Guthrie avait une prise incroyable sur les choses. Il était si poétique, si dur et si rythmique. Il y avait tellement d’intensité.» C’est la diction et les textes de Guthrie qui le fascinent, certains de ses mots ont du punch, ses chansons échappent à toutes les catégories - Il y avait de l’humanité dans ses chansons, aucune d’elles n’était médiocre. Rien ne pouvait résister à Woody Guthrie. Pour moi, il était l’épiphanie, une sorte de grosse ancre marine plongée dans l’eau du port - Forcément le jeune Bob apprend ses chansons, puis il met le grappin sur son autobio, Bound For Glory, et c’est un choc équivalent à celui qu’il éprouva à la découverte de Rimbaud : «Je l’ai avalé d’un trait, concentré sur chaque mot, et ce livre chantait en moi comme une radio. Guthrie écrit comme le vent et sa musique vous embarque. Ouvrez le livre à n’importe quelle page, et vous décollez.» Et il applique à Woody Guthrie le même traitement qu’à Van Ronk, celui de la chute spectaculaire : «Il est le singing cowboy, mais il est encore plus que ça. Woody est une âme poétique, le poète de la croûte de crasse et de la purée de bouillasse, il divise le monde en deux, d’un côté ceux qui travaillent et de l’autre ceux qui ne travaillent pas. Ce qui l’intéresse, c’est de libérer la race humaine de ses chaînes. Il veut créer un monde qui soit digne du genre humain. Bound For Glory is a hell of a book. Un livre énorme. Presque trop énorme.»

Au Café Wha?, Dylan rencontre aussi Karen Dalton qu’il admire car dit-il elle chante comme Billie Holiday et joue de la guitare comme Jimmy Reed. Il croise aussi le chemin de Moondog qui chante principalement sur la 42e rue. Plus loin il salue Roy Orbison, qu’il entend à la radio, qui chante sur quatre octaves et qui peut réveiller des morts. Il découvre que ses chansons contiennent des chansons et qu’il passe des accords majeurs aux accords mineurs sans aucune logique. L’une de ses rencontres les plus spectaculaires est sans doute celle de la bibliothèque de Ray, le mec qui l’héberge. C’est un vertige, d’autant qu’il cite les noms de mémoire et pas seulement les noms, il feuillette et se souvient de Thucydide, de Périclès, de Gogol et de Balzac, un Balzac qu’il trouve poilant - Sa philosophie est simple, il dit que le matérialisme engendre la folie. Balzac ne croit qu’en la superstition. Il analyse tout. Gérer son énergie, c’est le secret de la vie. On apprend des tas de choses avec lui. C’est une compagnie très amusante. Il porte une robe de moine et boit du café toute la journée. Trop de sommeil ralentit son esprit. Si une de ses dents tombe, il se demande ce que ça signifie. Il interroge tout. Si sa manche prend feu à cause de la chandelle, il se demande si c’est bon signe. Balzac est hilarant - Croiser Balzac dans un Dylan book, c’est un peu la même chose que de croiser Baudelaire dans un Hell book. Dylan revient à cette bibliothèque extraordinaire et se souvient aussi de Machiavel et de Dickens, de Dante et de Rousseau, des Métamorphoses d’Ovide et de Sophocle, de Faulkner et des poètes, ceux qu’il préfère, comme Byron, Shelley, Longfellow et Poe, il s’amuse à mémoriser The Bells de Poe pour le chanter en s’accompagnant à la guitare. Puis Leopardi et Freud, et les Russes, Pouchkine et Dosto, puis Tolstoï qui l’impressionne car il est allé mourir dans les bois à 82 ans. Comme Debord, Dylan flashe aussi sur Clausewitz, le «premier philosophe de la guerre». Dylan trouve dans son portrait une ressemblance avec Montgomery Clift - D’une certaine façon, Clausewitz est un prophète. Sans que vous vous en rendiez compte, certaines de ses pages peuvent façonner vos idées. Si vous pensez être un rêveur, vous comprendrez que vous êtes incapable de rêver après l’avoir lu. Le rêve est dangereux. Lire Clausewitz, c’est une façon de vous prendre un tout petit moins au sérieux - Comme dirait Dickinson, méditez là-dessus.

Dylan croise aussi Bobby Neuwirth qu’il compare à Neal Cassidy, personnage principal d’On The Road de Jack Kerouac. Dylan trouve dommage que personne n’ai immortalisé Neuwirth - He was that kind of character. Il pouvait parler aux gens et leur siphonner toute leur intelligence - Et il ajoute que Neuwirth avait du talent, mais absolument aucune ambition - On aimait les mêmes choses, on choisissait les mêmes chansons sur le juke-box - Il admire aussi Bobby Vee - Je n’ai pas revu Bobby Vee pendant trente ans, et bien que les choses aient changé, je l’ai toujours considéré comme un frère. Chaque fois que je lis son nom quelque part, c’est comme s’il se trouvait dans la pièce - Dylan aime bien Crosby aussi, parce qu’il le trouve coloré et imprévisible, avec sa cape de Mandrake le Magicien - Il ne s’entendait qu’avec très peu de gens et avait une voix magnifique, un architecte des harmonies. Il jouait alors avec la mort et pouvait semer la panique dans un quartier entier, mais je l’aimais beaucoup. Il n’avait rien à faire dans les Byrds - Il rend un hommage très particulier à Al Kooper. Ce petit chef-d’œuvre elliptique est du pur Dylan, elliptique et précis en même temps : «Kooper était un découvreur de talents, l’Ike Turner des blancs. Il avait besoin d’une chanteuse dynamique, et Janis Joplin aurait été parfaite pour lui. Je l’ai dit à Albert Grossman, l’homme qui fut mon manager et qui est ensuite devenu celui de Janis. Grossman m’a répondu que c’était le truc le plus stupide qu’il ait entendu. Mais je ne trouvais pas ça stupide. Au contraire, je voyais juste. Hélas, Janis allait disparaître et Kooper allait sombrer pour l’éternité dans le grand limbo musical. J’aurais dû être manager.» Quand il est à la Nouvelle Orleans, Dylan va au Lion’s Den Club écouter Irma Thomas, one of my favorite singers. Il a pensé à lui demander de duetter avec lui sur une chanson ou deux, comme, dit-il, Mickey and Sylvia, mais ça ne s’est pas fait - That would have been interesting - Du pur Dylan.

On l’a dit plus haut, les quelques pages qu’il consacre à la Nouvelle Orleans sont spectaculaires. Il vient y séjourner seul pour rencontrer Daniel Lanois et enregistrer l’album Oh Mercy. Tout le détail est dans le book. Ils fondent la qualité de leur relation sur une première discussion. Comme il faut constituer un orchestre, Lanois demande à Dylan s’il pense à des musiciens en particulier, et Dylan lui dit non. Puis Lanois indique que les hit records ne l’intéressent pas, arguant que Miles Davis n’en a jamais eu. Alors Dylan qui se régale d’entendre ça écrit que l’argument lui plaît beaucoup. Ces gens-là parlent peu mais ils parlent bien. Dylan précise que Lanois est un mec du Nord, qu’il vient de Toronto - chaussures de neige, mode de pensée abstrait - et il ajoute que les gens du Nord ne s’inquiètent pas quand ça caille car ils savent qu’il refera chaud. Et inversement, il refera froid - Le truc que j’appréciais chez Lanois c’est qu’il n’aimait pas flotter à la surface. Ni même nager. Il voulait sauter et plonger au plus profond. Il voulait épouser une sirène. Ça me plaisait - Si Dylan descend à la Nouvelle Orleans sans musiciens ni équipement c’est dit-il pour tester Lanois - J’espérais qu’il allait me surprendre. Et il m’a surpris - Le pauvre Lanois devait être ému de lire ça. On ne peut décemment espérer plus bel éloge. Du coup on prend Lanois un peu plus au sérieux, même si on voit son nom associé à des artistes qu’on n’aime pas trop. Après Oh Mercy, il fera d’ailleurs un autre album avec Dylan, Time Out Of Mind.

Dylan profite des sessions d’enregistrement d’Oh Mercy pour nous pondre un conte magique : «Pendant le final de ‘Where Teadrops Fall’, le joueur de sax John Hart joua un solo qui me coupa le souffle. Je me suis penché en avant pour voir son visage. Il était resté assis dans l’ombre toute la soirée et je ne l’avais pas remarqué. Cet homme ressemblait à s’y méprendre à Blind Gary Davis, le révérend que j’avais bien connu et suivi pendant toute une époque. Qu’est-ce qu’il foutait là ? C’était exactement le même type, même menton, mêmes joues, mêmes lunettes noires, même corpulence, même taille, même long manteau noir. C’était incroyable ! Le Révérend Gary Davis, l’un des sorciers de la musique moderne, il semblait superviser l’ensemble. Il me regarda d’une façon bizarre, comme s’il pouvait voir au-delà du moment présent. Soudain, je sus que j’étais exactement au bon endroit, au bon moment pour faire le bon truc et que Lanois était the right cat. J’eus l’impression d’avoir tourné au coin de la rue et d’être tombé face à face avec Dieu.» Il écrit comme il chante, bien sûr, avec des élans lyriques qui font de lui l’artiste que l’on sait, the one and only Bob Dylan. On sent battre le cœur de certaines pages. Cette prose est d’une grande pureté et Dylan déroule son fil de pensée comme un fil magique.

Il rend aussi hommage à Sam Phillips pour «avoir créé les disques les plus vitaux et les plus puissants de l’histoire du rock». À côté des disques Sun, les autres disques paraissent sucrés, dit-il - Sur Sun Records, les artistes semblaient mettre leur vie en jeu et venir des régions les plus mystérieuses de la planète - C’est exactement ça. Il rend hommage à Cash et en particulier à «Walk The Line», et encore plus précisément à la façon qu’a Cash de dire les choses - I keep a close watch on this heart of mine - avec sa grosse voix, Cash, dark and booming, the rippling rhythm and cadence of click-clack, oui il y a un truc qui ne lui a pas échappé - Quand j’entendis «I Walk The Line» il y a longtemps, j’eus l’impression qu’une voix me disait : ‘Que fais-tu là, boy ?’ et j’essayais moi aussi de garder les yeux grand ouverts - Hommage aussi à Leiber & Stoller - They were the masters of the Western World, ils ont écrit toutes les chansons populaires, avec des mélodies soignées et des paroles simples qui devenaient si puissantes à la radio - Dylan encense le Brill et Neil Sedaka en particulier parce qu’il composait et interprétait ses propres chansons. Dylan ajoute pour conclure ce chapitre enflammé qu’il ne connaissait pas tous ces gens-là car le Brill et la scène folk ne se mélangeaient pas.

Puis arrivent tous les gens qu’on voit dans le film de Scorsese, à commencer par John Jacob Niles, «a Mephistolean character out of Caroline, il s’accompagnait d’une sorte de harpe et chantait d’une voix de soprano qui donnait des frissons. Niles était surréaliste et illogique, terriblement intense et vous donnait la chair de poule. On aurait pu le prendre pour un sorcier.» Puis Joan Baez bien sûr - Tout ce qu’elle faisait fonctionnait, mais il le dit à l’envers, Nothing she did didn’t work, le simple fait de savoir qu’elle avait le même âge que moi me faisait me sentir inutile - Et plus loin il opère un curieux rapprochement : «Comme John Jacob Niles, elle était assez étrange. J’avais la trouille d’elle.» Mais il en revient toujours à l’essentiel : «Peu de gens savent convaincre avec des chansons. Vous devez croire ce que dit le chanteur ou la chanteuse. Joan savait vous convaincre.» La meilleure preuve de ce qu’avance Dylan se trouve dans le Woodstock movie : Joan Baez chante «I Dreamed I Saw Joe Hill Last Night» (Alive as you and me) a capella et c’est sans doute le moment le plus émouvant d’un film pourtant riche en grands moments. D’autres portraits extrêmement bien foutus guettent le lecteur imprudent, des portraits de gens comme Lord Buckey, Luke Askew qui nous dit Dylan chantait comme Bobby Blue Bland ou encore Len Chandler qui chantait du quasi-folk avec énergie «et qui avait un truc que les gens appellent le charisme». Et puis voilà le portait d’un dandy à l’américaine, Paul Clayon, et sous la plume de Dylan, on imagine une sorte de Christopher Walken - Clayton était unique, en partie Yankee gentleman et en partie Southern rakish dandy. Il ne portait que du noir et citait Shakespeare. Il passait son temps entre New York et la Virginie. On est devenus amis. Ses compagnons étaient des gens qui fuyaient la ville comme lui, a cast apart - ils avaient de l’attitude, mais ça restait entre eux - D’authentiques anti-conformistes, des bagarreurs, mais pas dans le genre des personnages de Kerouac, pas ceux qui courent les rues et qu’on reconnaît. J’appréciais beaucoup Clayton et ses amis. Grâce à Paul, j’ai rencontré des gens qui me proposaient de m’héberger en cas de besoin et de ne pas me faire de souci pour ça.

Comme toujours, on garde le meilleur pour la fin : Robert Johnson. La découverte de Robert Johnson a chez Dylan le même retentissement que celle de Woody Guthrie. C’est John Hammond Sr qui lui offre l’acétate d’un album de Robert Johnson alors complètement inconnu. L’album va paraître sur CBS. Dylan en tombe dingue - Ses coups de guitares auraient pu casser les carreaux. Quand Johnson commençait à chanter, il semblait sortir tout droit de la tête casquée de Zeus. J’ai tout de suite compris qu’il était différent de tous les autres. Ses chansons n’étaient pas que des simples blues. Il s’agissait de chansons extrêmement perfectionnées, chacune d’elles comprenait quatre ou cinq couplets et chaque couplet interférait avec le suivant, mais pas d’une façon directe. Tout chez lui n’était que fluidité - C’est donc de là que vient le rocking Bob Dylan, de cette perfection arrachée à l’oubli par John Hammond Sr. Dylan fait écouter l’acétate à Dave Van Ronk qui se montre sceptique. Van Ronk est un érudit du blues. Il dit que Robert Johnson vient de Leroy Carr, de Skip James et d’Henry Thomas - Dave pensait que Johnson était okay, qu’il était puissant mais qu’il n’avait rien inventé - Et Dylan ajoute un peu plus loin : «En 1964 et 65, j’ai probablement utilisé 5 ou 6 blues song forms de Robert Johnson, de façon inconsciente, mais plus sur l’aspect imagerie poétique des choses (the lyrical imagery side of things).» Et en guise de conclusion paranormale, Dylan raconte une belle anecdote : «Johnny Winter, le flamboyant guitariste texan né deux ans après moi, a ré-écrit la chanson de Johnson à propos du phonographe, pour en faire une chanson à propos d’un poste de télévision. Dans la chanson, la télé de Johnny est morte et il n’y a pas d’images. Robert Johnson aurait adoré ça. Johnny a aussi enregistré l’une de mes chansons, ‘Highway 61 Revisited’, qui fut aussi influencée par Johnson. C’est drôle comme les boucles se referment. Le code de langage de Robert Johnson est différent de tout ce que j’ai entendu avant ou après lui.» C’est là qu’il embraye sur Rimbaud, un Rimbaud que lui fait découvrir la sexy Suze, et là Dylan met les gaz, comme s’il pilotait sa Harley : «J’aurais bien aimé qu’on me fasse découvrir Rimbaud avant. Il allait bien avec la nuit noire de Robert Johnson et les sermons survoltés de Woody. Tout était en mouvement et j’attendais de pouvoir entrer. J’allais entrer bien chargé, bien vivant et bien excité. Mais le moment n’était pas encore tout à fait venu, tough.» Il dit souvent «tough», à la fin de ses phrases, tough.

Signé : Cazengler, Bob Divan

Bob Dylan. Chronicles. Volume One. Simon & Schuster UK Ltd, 2004

La suprématie des Supremes

La petite black qu’on voit à gauche sur l’illusse, c’est Mary Wilson. Florence Ballard se trouve au centre et Diana la rosse à droite. Comme Mary Wilson vient de casser sa pipe en bois, nous allons tenter de saluer les Supremes.

Les Supremes ont pendant dix ans incarné la magie Tamla Motown. L’Amérique entière jerkait sur le beat Tamla. Diana Ross, Florence Ballard et Mary Wilson enfilaient les hits planétaires comme des perles. Berry Gordy avait mis toutes ses ressources à leur disposition : l’orchestre maison, les fameux Funk Brothers et surtout ses compositeurs maison, des équipes qu’il payait à l’année pour composer des hits, notamment le trio Holland/Dozier/Holland. Berry Gordy avait construit un Brill Building à l’intérieur du Hitsville, USA. Il produisait ses hits à la chaîne. Motown devint l’un des plus gros labels indépendants d’Amérique. Un label de musique noire monté par un noir, c’était sans précédent dans un pays où la ségrégation régissait encore les codes sociaux, même après le vote des lois en faveur des civil rights. Les autres labels de musique noire étaient dirigés par des blancs (Chess, King, Fortune, Excello, Stax, etc.). Ces gens-là empochaient les pesetas et éprouvaient d’insurmontables difficultés à les redistribuer. Et on ne parle même pas des petits labels qui payaient les bluesmen noirs avec des bouteilles de whisky.

Pour protéger ses artistes, Berry Gordy a dû bâtir en empire. Tous les géants de la Soul étaient sur Motown : les Tempations, Smokey Robinson, Marvin Gaye, mais aussi les géantes : Martha Reeves, Mary Wells, les Supremes et des tas d’autres. Il existe une ribambelle de singles magiques. Puis quand le marché s’est transformé et que le public se mit à préférer les albums, Gordy a augmenté la cadence pour produire des albums à la chaîne.

L’âge d’or des Supremes va en gros de 1962 à 1969. En 1970, Motown semblait avoir perdu son âme. Le son avait évolué, mais de façon bizarre. Obsédé par sa stratégie de pénétration du marché blanc, Gordy avait fini par blanchir le Motown Sound. La diskö acheva de détruire l’une des plus belles aventures de la musique moderne.

Diana la rosse et Berry Gordy ont comme tout le monde publié leurs mémoires. Mary Wilson et Florence Ballard aussi, et il vaut peut-être mieux commencer par elles. Les témoignages des personnages de second plan sont toujours plus riches. D’autant plus qu’on découvre, à la lecture des souvenirs de Florence et de Mary que Diana Ross portait bien son nom : une vraie rosse, capable de tout pour réussir.

C’est Florence Ballard qui est à l’origine du groupe. Le nom du trio, c’est elle qui le propose. Elle aurait dû devenir riche comme Diana et vivre heureuse. Mais la machine Ross/Gordy l’a broyée. Son histoire racontée dans le petit livre de Peter Benjaminson, The Lost Supreme, est une véritable tragédie. À 21 ans, Flo était une superstar. À 32 ans, elle mourait dans la pauvreté. En dix ans, elle est passée du statut de superstar à celui de RMIste, avec trois fillettes à charge et un mari absent. Elle est morte d’un accident coronarien. Devenue dépressive, elle buvait de la bière et se croyait alcoolique. Atroce. La seule qui l’aidait un peu, c’était Mary Wilson.

Dans son admirable introduction, Benjaminson affirme que des trois Supremes, Flo avait la plus belle voix et qu’elle pouvait rivaliser de Soul power avec Aretha. Il dit plus loin qu’elle était grande, sensuelle et dotée d’un caractère indépendant, comme Martha Reeves et Mary Wells qui quittèrent Motown assez rapidement, lassées de se faire plumer vivantes. Flo savait aussi composer, mais pour une raison qui lui échappait, Berry Gordy ne voulait pas de ses chansons, alors que les autres Supremes les trouvaient bonnes - For some reason, me and Berry didn’t click.

Des trois amies d’enfance, Diana était la plus déterminée. Elle impressionnait Berry Gordy par sa pugnacité, son ambition et son talent. Qui se ressemble s’assemble, dit-on. Et Ross admirait Gordy pour les mêmes raisons. Non seulement elle le vénérait, mais elle flirtait avec lui et fit tout pour se le farcir. Leur relation débuta en 1965 et malheur à celles qui allaient essayer d’entraver l’ascension de Diana Ross. Les anecdotes concernant son comportement odieux vis-à-vis de Mary et de Flo pullulent. Ross arrachait des micros des mains des autres et manipulait Berry pour que les Supremes deviennent le backing band de Diana Ross, ce qui finit par se produire. Et au passage, Flo fut éjectée sans ménagement, car sa classe faisait de l’ombre à Diana Ross.

L’autre aspect terrible de cette époque est le rapport à l’argent. Au terme d’une première tournée de trois mois à travers les USA et avec un numéro un au hit-parade, elles n’avaient pas un rond. On avait défalqué tous leurs frais des recettes de la tournées : publicité, chambres d’hôtels et sandwiches. C’était inscrit dans leur contrat. Elles devaient rembourser tous les frais occasionnés. Bien sûr, on ne leur montrait pas les comptes. Flo : « We were just working and Berry Gordy was the pimp. » Flo traite Berry de mac et elle a raison. Il était le seul à s’enrichir et les artistes ne gagnaient pas un rond. Elle signèrent un nouveau contrat : leur salaire de 50 $ par semaine passa à 225 $. Gordy leur expliquait que l’argent des royalties qui coulait à flots était investi sur un compte, dans leur intérêt, bien sûr. Flo ne vit jamais cet argent. Benjaminson estime qu’on lui devait plusieurs millions de dollars, car les Supremes vendaient des millions de disques et se trouvaient au sommet des charts du monde entier. Les filles ne savaient pas à l’époque qu’il fallait demander à voir les comptes et payer un avocat.

Flo fut virée des Supremes à l’été 1967 par Gordy.

— You’re fired !

— I’m what ?

— You’re fired !

— I’m not !

Flo eut beau lutter, elle était foutue. Elle n’avait que 24 ans et Gordy l’avait brisée net. L’épisode vida Flo de toute son énergie et de toute sa joie de vivre. Cet été-là, les Supremes devinrent Diana Ross and The Supremes. Gordy voulait faire de Diana une superstar, il fallait que Flo dégage. Un nommé Michael Roshkind lui fit signer un document certifiant qu’elle n’était plus rien et qu’elle renonçait à tout. Choquée, elle refusa de signer ce torchon, puis brisée par le chagrin et par un tel affront, elle finit par le signer et éclata en sanglots. Elle se ressaisit un peu plus tard en engageant Leonard Baun qui réussit à obtenir des sommes importantes en guise de dédommagement (environ 500 000 $) mais la pauvre Flo ne palpa pas un seul billet, car évidemment l’avocat Baun empocha tout. Elle entra dans le tourbillon judiciaire pour essayer d’obtenir justice et de récupérer son bien, mais c’était trop tard. Elle n’avait plus un rond, plus de maison, plus de bagnole, plus de mari et donc plus les moyens de se battre. Les deux ou trois tentatives de redémarrage de sa carrière se soldèrent par des flops inexplicables. Elle comprit alors qu’il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire : disparaître. Ce qu’elle fit. L’horreur, c’est que Diana Ross ramena sa fraise aux obsèques alors qu’elle n’était pas invitée et qu’elle se fit photographier avec Lisa, la plus petite des trois filles de Flo. Bien entendu, la photo fit le tour du monde. Une fois la foule partie, il ne restait plus autour de la tombe que Mary Wilson, les Four Tops et les proches de Flo. Zola aurait pu écrire cette histoire terrible.

Dans ses deux livres de souvenirs, Mary Wilson règle aussi ses comptes avec cette rosse de Diane - She has done many things to hurt, humiliate and upset me, but strangely I still love her - Mary Wilson est une nature étrange, elle a su écraser sa banane au moment où on virait sa copine Flo comme une chienne. Mary est la Supreme qui a tenu le plus longtemps. Elle dut même affronter Berry Gordy qui ne voulait plus entendre parler des Supremes, puisqu’il finançait la carrière de Diana Ross. Mary raconte aussi que cette rosse de Diane s’est frittée avec toutes les stars de Motown : Mary Wells, Dee Dee Sharp, Brenda Holloway et surtout Martha Reeves. Elle raconte aussi comment cette rosse monopolisait les interviews en répondant aux questions posées à Flo et à Mary. Bien sûr, ce livre n’a d’intérêt que pour l’hommage rendu à Flo. Aux yeux de Mary, Flo était la meilleure. Elle sonnait comme Aretha. Mary vit aussi Flo commencer à sombrer. Elle picolait et prenait du poids, ce que lui reprocha Gordy un soir dans un club :

— Tu dois perdre du poids ! You are much too fat !

— J’en ai rien à foutre de ce que tu penses ! Et elle lui balança son verre à la figure et sortit du club en trombe. Elle venait de se faire un ennemi qui allait avoir sa peau. Pour corser l’affaire, Flo ne venait plus aux concerts et les Supremes devaient chanter à deux. Alors Gordy décida de chercher une remplaçante. Il lui redonna une chance, mais dès qu’elle prenait un verre, Diana appelait Berry. Ça ne pouvait plus durer. Elle fut convoquée dans le bureau de Berry Gordy. Comme Peter Benjaminson, Mary Wilson revient sur ce sinistre épisode. Flo arriva accompagnée par sa mère. Mary et Diane assistaient aussi à la sombre. Flo réussit à garder son sang-froid, mais sa mère éclata en sanglots quand Berry lui expliqua que sa fille ne voulait plus faire partie des Supremes. Une fois Flo et sa mère parties, Berry et Diane semblèrent soulagés. Cette sale rosse de Diane lança :

— Free at last, great God Almighty !

Mary se demandait comment ces deux-là pouvaient être aussi heureux après une exécution. On trouve aussi des pages fascinantes sur la première tournée des Supremes en 1962, les fameux packages Motor City en autobus avec les Miracles, les Marvelettes, les Contours, les Temptations, les Velvelettes, Stevie Wonder, Marvin Gaye et Mary Wells. Et bien sûr, elle évoque le racisme ordinaire en Alabama, illustré par des coups de feu dans la carlingue du bus et la panique à bord. Mais les pages les plus fascinante sont les passages plus féminins dans lesquels Mary décrit à longueur de page des séances de maquillage, les cours de style et les sommes vertigineuses investies dans la garde-robe des trois stars. Elle revient longuement sur Gordy dans son deuxième livre, Supreme Faith. Elle l’affronte pour essayer de sauver les Supremes mais elle ne fait pas le poids. Elle raconte que Gordy a tout appris à Diane et que la différence qui existait entre eux était que Gordy pouvait charmer un serpent, ce que Diane ne savait pas faire. Un peu amère, Mary concède que Motown, comme tous les autres labels de l’époque, n’avait absolument aucune considération pour les artistes. Le conseil qu’elle donne aux débutants est de comprendre le fonctionnement du show-business pour essayer ne pas se faire avoir. Et lorsqu’elle visite le musée Motown à Detroit, elle est complètement écœurée : sur les photos des Supremes, Flo a disparu. Comme si elle n’avait jamais existé. Berry Gordy pourrait bien être le Staline de la Soul music.

Le premier album des Supremes sortit en 1962. Il n’y avait pas de quoi se rouler par terre avec Meet The Supremes. C’était encore l’époque de la petite pop de salon de thé, une époque où on dégustait des macarons avec la voisine du rez-de-chaussée de l’avenue Montaigne. Cette musique dansait mollement dans les rideaux de taffetas rose. Gordy composait des slows ineptes et Diana et ses copines se livraient à des petites tentatives de mambo. Le seul cut dansant sur cet album était « You Bring Back Memory », l’un des premiers standards de r’n’b. On les sentait déterminées à danser le jerk de l’oie au bord de la piscine municipale. « Time Changes Things » semblait préfigurer les futurs grands hits classieux des Supremes. Un petit brin d’enchantement se dégageait de ce mid-tempo mambique, morceau plutôt agréable et visité par un solo de guitare féérique. Diana chasseresse se montrait déjà délicieusement persuasive.

Avec Where Did Our Love Go, on passait aux choses sérieuses. Le morceau titre de l’album était un hit sixties de la meilleure catégorie, secoué de clap-hands et de doublettes de basse. On voyait en rêve éveillé la tête de James Jamerson dodeliner au fil du beat. C’était magnifique d’élégance soul, on avait là le miel de la Detroit Soul, la pierre philosophale de l’Oncle Paul. À partir de là, elles n’allaient plus arrêter de pondre des œufs d’or : « Run Run Run » (chanté à la pince à linge, avec tout le chien des villes du Nord, pas de gras, comme chez Stax), « Baby Love » (l’effarant voile de beauté vert et brune s’abattit sur la planète, à l’image de cette pochette qui faisait rêver les ados romantiques) et surtout « Ask Any Girl » (beat suprême et enjôleur, la Soul de rêve, prodigieusement mélodique et fendeuse de cœurs, chargée de toute l’insolence de la gloire de Diana chasseresse, qui ne lâchait plus le manche du charme. Sa voix planait dans toutes les dimensions, elle filait comme une traînée d’étoiles dans le dessin animé de nos pauvres vies esquintées par la brutalité du monde adulte).

Sur A Bit Of Liverpool, on trouve quelques cuts des Beatles, mais aussi d’autres choses comme « House Of The Rising Sun » où elles essaient de grimper toutes les trois, mais il manque la viande d’Eric. C’est la B qui nous intéresse, car les covers des Beatles y sont brillantes, à commencer par « You Can’t Do That », chanté à la rosserie, véritable hit de jerk, suivi d’une version ballocharde de « Do You Love Me ». Mais les deux pures merveilles sont les covers de « Can’t Buy Me Love » (solidement swinguée, bien dans l’énergie des Beatles), et « I Want To Hold Your Hand » qu’elles cherchent à magnifier en démultipliant les harmoniques de la féminisation outrancière. Elles vont même jusqu’à détroitiser les Beatles.

Autre coup de Jarnac : We Remember Sam Cooke paru en 1965. Elles sertissent « Cupid » sur la couronne de leur féminité et chantent « Chain Gang » en cadence, comme des forçats en pyjama de soie. Elles tapent ensuite dans le gros hit de Sam, « Bring It On Home To Me ». On entend Mary et Flo faire yeah derrière la Ross. C’est aussi en B que ça se corse, avec « Havin’ A Party », un vrai hit de r’n’b, pour jus de Supremes. Mary et Flo font yeah yeah yeah derrière la Ross. Elles tapent ensuite une belle version de « Shake » et le swinguent à la bonne rosserie. La perle de l’album est sans aucun doute la version d’« A Change Is Gonna Come », chanté au chat perché de rêve et admirablement violonné - It’s a long long long time comin’ but I know a change is gonna come - Il semble que Marvin ait pris la suite de ce classique immensément beau. Elles terminent avec une énorme version d’« (Ain’t That) Good News ». On y admire principalement leur port altier.

L’album live At The Copa qui sort en 1965 fonctionne comme un bon documentaire. Oh, ce n’est pas Jerry Lee au Star Club de Hambourg. On est même aux antipodes et si on espère entendre du r’n’n endiablé, c’est raté. Diana, Mary et Flo se livraient plutôt à un numéro de music-hall et elles tapaient dans le registre des grandes chanteuses de jazz qui les avaient précédées. On ne trouvait que deux classiques de r’n’b sur ce disque : « Stop In The Name of Love », cuivré et emmené sur un beat palpitant, avec un petit vent magique, et « Back In My Arms Again », où on entend les accompagnateurs taper comme des sauvages derrière. Une vraie pétaudière.

La même année parut More Hits By The Supremes, un album beaucoup plus consistant. On y retrouvait l’excellent « Ask Any Girl », une vraie bénédiction, puis « Nothing But Heartaches », une monstruosité, bassmatic, tambourins, tout y est et Diana drive tout ça avec une aisance confondante. Elle incarne le pur heartbeat des sixties, l’alliance supérieure du beat masculin et du charme féminin. Le beau rouge turgescent coulisse à merveille dans le swing de voix féminine. Avec « Mother Dear », on savoure l’élégance supérieure d’une attaque de doux beat doux wah. Diana chasseresse se glisse dans le bleu de la nuit de Detroit. La véritable élégance de la Soul Motown, c’est elle qui l’incarne. Et paf ! « Stop In The Name Of Love » arrive comme un don du ciel. Certainement l’un des plus gros hits de tous les temps. Un phare dans la nuit des sixties. Les chœurs de Flo et Mary donnent le vertige. Et la production ? À tomber. Somptueuse et inégalable. Berry Grody avait réussi à créer une usine à rêves. Mais on ne pouvait pas tomber amoureux de Diana Ross parce qu’elle était trop flamboyante. Avec « Back In My Arms Again », c’est la suite - et jamais fin -  de la magie suprême. Elles enchaînaient les hits comme des perles, alors forcément, elles distançaient les concurrentes. Et avec quelle aisance ! Tambourins et big bassmatic sur « Whisper You Love Me Boy ». Elles sont littéralement portées par le son. James Jamerson rôde toujours dans les parages, sous la surface des choses.

En 1966, on est au cœur de l’âge d’or Motown. Les Supremes sortent deux albums : A Go-Go et I Hear A Symphony. A Go-Go contient son petit lot d’énormités, comme par exemple « Love Is Like An Itching In My Heart », Soul magique de sucre d’orge chantée d’une voix de pinsonne éberluée, archétype des années légères et lumineuses. Et le festival continue avec « This Old Heart of Mine », nouvelle conjugaison coulissante du gros beat et du softy softah moelleux. « You Can’t Hurry Love » est un autre hit déterminant des sixties, chanté avec charme mais sans puissance, juste une ampleur bien définie, un petit côté féérique. Diana monte dans son registre en sucre d’orge et chante à merveille le tranché du beau. Et ça continue comme ça jusqu’à la fin de cet album mirobolant. Il semblait à l’époque que Diana Ross incarnait une certaine forme d’aristocratie de la Soul. On la sentait un peu princesse. James Jamerson fait un numéro de haute voltige dans la reprise de « These Boots Are Made For Walking ». Sur la B se nichait un autre hit exceptionnel, « I Can’t Help Myself », gorgé de l’excellence du groove jerky. Jamerson nous pulsait ça au prorata de l’élégance suprême. Diana chasseresse modulait à l’infini le doux sucré du miel de voix et nous embobinait pour de bon. Elles finissaient l’album avec deux curiosité kitschy-bitchy, « Come And Get These Memories » (un hit composé pour Martha & the Vandellas qu’elles traitent au mid-tempo joliment swingué) et « Hang On Sloopy » (bien mambique, dans l’esprit de ce que faisait Bert Berns, grand amateur de rythmes cubains).

On se régale tout autant d’I Hear A Symphony. Le morceau titre relève une fois de plus de la magie. Les Supremes étaient probablement les seules à savoir proposer ce mélange de puissance rythmique et de délicatesse vocale. Diana Ross était une petite personne raffinée au grain de voix sucré et pointu. C’est ce mélange qui a fait la force des Supremes. Les trésors se trouvent sur la B. « My World Is Empty Without You » illustre la grandeur du Motown Sound. On le sucré et la beauté. On sent bien que ces hits de Soul étaient destinés à traverser les siècles, car ils étaient parfaits. Grande classe encore avec « Any Girl In Love », chœurs à la clé et toute l’innocence des petites blackettes de Detroit. Lamont Dozier et les deux Holland fourbissaient des compos de rêve. Ces trois mecs savaient swinguer la beauté formelle. Dans ce morceau, on retrouve l’éclat magique de « Jimmy Mack », lorsque les voix croisent les notes de basse dans les octaves. Ultime énormité avec « He’s All I Got », swingué à la manière forte.

The Supremes Sing Holland Dozier Holland et The Supremes Sing Motown proposent exactement les mêmes morceaux. Ils font partie des très grands albums des Supremes. La fiesta commence avec « You Keep Me Hangin’ On », encore un hit absolu des sixties. L’an prochain il aura cinquante ans d’âge et il n’a pas pris une seule ride. On a un groove suprême avec « Love Is Love And Now You’re Gone ». Comme Esther Phillips, les Supremes définissent les conditions des jours heureux. Elles flottent au sommet de la légende Motown. Dans « Mother You Smother You », Diana se tortille au sommet du beat gracile. Cut après cut, on patauge dans l’excellence. « It’s The Same Old Song » fut composé par le trio pour les Four Tops et elles en font une version fraîche et juteuse. Encore un merveilleux jerk de cave avec « Going Down For The Third Time » et retour à la good time music avec « Love Is In Our Hearts », excellence de la belle ambiance, groove princier et harmonies vocales sucrées. Que te faut-il de plus ? C’est à ce genre de morceau enchanté qu’on mesure le talent des compositeurs. À ce niveau d’excellence, on pense à Burt Bacharach et à Gainsbarre. Beau jerk des familles avec « There’s No Stopping Us Now ». Ça repart au tambourin et aux doublettes de basse jumpy. C’est hallucinant de grandeur productiviste. Diana et ses amies restent perchées au sommet de l’excitation. Elles ont su rendre leur époque délicate.

Avec The Supremes Sing Rogers & Hart, on se retrouve à Broadway. Little Willie John rêvait de devenir Frank Sinatra. Les Supremes devaient rêver de devenir Liza Minnelli. Sur cet album, elle étaient accompagnées par un big band. La seule trace du Motown sound, c’était la voix sucrée de Diana. En B, elles revenaient enfin au son de base avec « My Heart Stand Still » et retrouvaient tous les tenants et les aboutissants du beat Moyown, veiné de frais, vibrant d’allure, palpitant et arrogant. La perle de cet album s’intitulait « Falling In Love With You », une jolie pièce de good time music qui rappelait à quel point les Supremes se situaient dans l’excellence.

C’est à là que Flo est virée. Pendant que Diana Ross et les Supremes se produisent dans les clubs prestigieux, Flo sort chaque nuit après que ses filles se soient endormies et roule dans les rues de Detroit jusqu’à l’aube en écoutant les cassettes de son ancien groupe. Et quand elle n’aura plus de bagnole, elle marchera des nuits entières, errant dans les quartiers au hasard - It was like I was in a daze. It was like I didn’t care anymore. I had given up - Flo avait renoncé définitivement.

Attention : Diana Ross & The Supremes Join The Temptations est une bombe atomique. En matière de Soul suprême, il n’existe rien au dessus de cet album. C’est le super-groove de Detroit, embarque par Eddie Kendricks d’un côté, et de l’autre, Diana, Mary et Cindy Birdsong, la remplaçante de Flo. « Ain’t No Mountain High Enough », c’est tout simplement la Soul du diable. Le mélange des genres donne le vertige. Eddie et Diana, c’est une expérience extrême. « I’m Gonna Make You Love Me » atteint les sommets. Diana essaie de monter comme Eddie, mais elle peine à suivre ce démon. Ils tapent dans Burt avec « This Guy’s In Love With You ». C’est mélodiquement pur, une vraie plage de bonté pour l’esprit. Mielleux à souhait, la Soul à son sommet, dotée de contrechants à l’unisson du saucisson. Mais là où ils dépassent les bornes, c’est avec la version de « Funky Broadway ». C’est d’une violence indescriptible. Diana arrive là-dedans comme un ange de la mort noire. En B gigotent d’autres puissantes merveilles, comme « I’ll Try Something New » et son mélange capiteux des deux tons de Soul. Mais les Temptations swinguent dix mille fois plus que les Supremes. James Jamerson démarre « A Place In The Sun » à la basse. « Sweet Inspiration » est un fantastique jerk de grosse caisse secoué aux clap-hands et emmené à l’énergie du gospel batch. Imbattable. Et ils osent taper dans l’inaccessible étoile de Jacques Brel. Ils essaient de monter, mais c’est impossible. Personne ne peut aller rejoindre Brel là-haut.

Reflections assoit encore un peu plus la suprématie des Supremes. Que de hits Motown sur cet album Motown ! Diana emmène tout le monde, y compris les auditeurs, dans son chariot de feu dès le premier cut qui est le morceau titre de l’album. Grimpage direct. Avec « I’m Gonna Make It », elle marie le suave et la Soul. Délicieuse union. Diana sucre les fraises de la Soul avec une fascinante ardeur. On passe à la pulsasivité inconditionnelle avec « Forever Came Today » que Diana drive à bride abattue. La Chasseresse file à travers les bois qui bordent le lac Michigan. Pour une fois, la déesse mythologique est noire. Ça nous change. En B, elle tape dans le vieux coucou de Burt déjà repris par Cilla, Jackie et Dusty chérie : « What The World Needs Now Is Love ». Diana ne peut pas résister à l’appel des stratosphères. Mais dans l’esprit, elle est beaucoup plus soft que ses collègues. Elle ne recherche pas la performance physique, ce n’est pas son style. Diana est une suave, une féline. Elle boucle l’affaire avec une reprise d’« Ode To Billy Joe ». Elle prend ça d’une voix blanche, mais désolé, Diana, on préfère Bobbie Gentry.

Nouvel album collaboratif avec les Temptations la même année : The Original Soundtrack Of TCB (Taking Care of Business). Ça explose dès « Stop In The Name Of Love ». On retrouve ce qui fait la magie des sixties - My name is Diana Ross, this is Mary Wilson and that’s Cindy Birdsong. Our business is singing - Elles font une fantastique reprise du hit des Four Tops, « You Keep Me Hanging On » et on passe au génie pur avec le « Get Ready » des Temptations - Here come the Tempts ! - C’est embarqué à train d’enfer. Plus loin, les Supremes balancent un medley « Mrs Robinson/Eleanor Rigby » et les Tempts se cognent le « Respect » d’Aretha. En B, on retrouve le hit des enfers définitif, « (I Know) I’m Losing You » et ils terminent avec un version un peu pauvre de « The Impossible Dream ». Tout le monde n’est pas Cézanne, nous nous contenterons de peu, disait Aragon. Même chose pour Brel. Le seul qui puisse l’approcher, c’est Scott Walker.

On crut bien que les Supremes étaient foutues en 1968, avec la sortie de Love Child. Le morceau titre sonnait comme de la diskö violonnée, et ça illustrait toute la dérive du Motown sound. Pour les fans de la première heure, ce fut un sale moment à passer. Berk ! Motown ressemblait à une vieille tante. Mais Diana n’avait pas dit son dernier mot. « How Long Has That Evening Train Been Gone » renouait avec le beat SNCF et on entendait Jamerson faire un festival. Du coup, ça redonnait espoir car ça jouait à la haute voltige. Diana et James Jamerson, c’était un peu l’âme de Motown. Jamerson remontait au front avec « Honey Bee ». Il ressortait le dynamic bassmatic des Four Tops. Fucking enormity ! On avait là une véritable horreur de raw r’n’b avec des chœurs à la traîne, et comme chez les Four Tops, ça roulait sur des grosses notes de basse. Jamerson était le roi du big bass romp. S’ensuivait une autre pièce d’allure supérieure, « Some Things You Never Get Used To ». On sentait que Diana retrouvait son éclat dès qu’elle avait un gros cut à se mettre sous la dent. Elle savait dégager le passage. Elle nous sortait ensuite un joli groove des jours heureux, « He’s My Sunny Boy », et elle poursuivait sa fantastique croisade avec « You’ve Been So Wonderful To Me », pur chef-d’œuvre de good time music. Elle étendait son empire à l’infini, elle chantait son groove avec une sensualité de lèvres humides, elle en devenait hallucinante, elle se lovait dans le creux de l’oreille et on tombait définitivement sous le charme de cette rosse infernale. Elle s’introduisait aussi dans le groove de « You Ain’t Livin’ Till You’re Lovin’ » comme une petite souris. Elle chantait au sucre d’orge magique. Et elle finissait avec deux énormités cavalantes, « I’ll Set You Free », digne de Hangin’ On, et là, elle explosait la Soul, elle grimpait si haut qu’elle donnait le vertige, et « Can’t Shake It Loose », une énormité à tomber de sa chaise.

Petit album live vite fait la même année avec Live At London’s Talk Of The Town. Diana et ses copines sont accompagnées par un grand orchestre et donc elles peuvent se permettre de taper dans le music-hall. Elles font ce que tous les artistes de r’n’b faisaient à l’époque, des medleys. C’est assurément du grand cru. Parmi les bonnes surprises, on trouve une version fantastique de « Love Is Here And Now You’re Gone ». Diana embarque le public londonien dans sa pop fraîche et parfaite. Une pop parfaite, comme peut l’être une femme dans le regard d’un homme. On ne voit plus les défauts et on s’émerveille. Elles font une version ultra-rapide de « You Keep Me Hanging On » et un medley beatlemaniaque avec « Michelle » et « Yesterday ». Diana chante le début de Michelle en Français - sont des motes qui vont tlès bien ensemble - Elles avaient toutes les trois une classe terrible.

Paru en 1969, Let The Sunshine In sentait un peu la fin des haricots. Avec « No Matter What Sign You Are », elles revenaient à une sorte de pop soul funky de bon niveau. Diana conservait ses réflexes de reine des rosses et chantait sa belle pièce de sunshine pop violonnée avec la grâce habituelle. Il fallait attendre la fin de la B pour retrouver un hit digne des Supremes de la grande époque. Avec « I’m So Glad I Got Somebody », elle reprenait le beat en main et refabulait la Soul, comme au bon vieux temps.

La même année, sortait un nouvel album de collaboration avec les Temptations, Together. Il faut voir comment les Temptations relèvent le niveau de la Soul. C’est flagrant dès « Stubborn Kind Of Fellow ». Diana essaie de rivaliser de génie avec eux. Ils continuent d’exploser la Soul avec « I’ll Be Doggone ». Diana entre au second couplet. Elle a un sacré toupet. Elle ose se faufiler entre les pattes des géants pour tenter de s’imposer. Hey hey hey, les gars envoient ces chœurs de background dont ils ont le secret. Et puis on tombe de sa chaise avec « Uptight (Everything’s Alright) », l’un des plus grands hits Motown, l’absolue puissance du beat Tamla. C’est eux, les Temptations, qui l’incarnent. Diana rentre bien dans le lard du cut. Elle peut être fantastique quand elle veut. D’autres monstruosités guettent l’imprudent visiteur en B, comme par exemple ce « Sing A Simple Song » qui conduit droit à l’enfer un peu funky des Temptations. Ah, ils savent dégommer un hit, ces mecs-là ! Et Diana entre dans le cirque en vraie shouteuse de la victoire. Puis ils tapent dans le grand hit de Smokey Robinson, « My Guy My Girl ». C’est ultra-joué à la basse. À la reprise du thème, David Ruffin nous enfume comme des lapins dans un terrier. Ce mec joue avec le miel du génie. Rien n’est aussi doux à l’âme que le son des Temptations. Diana revient et David lui donne la réplique, alors tout le boisseau monte tranquillement au ciel. Vous ne trouverez pas beaucoup d’albums qui frisent autant la perfection que celui-ci.

Cream Of The Crop parut aussi en 1969, année érotique. On s’attendait à une sorte de déclin, à cause la pochette où Diana paraît en gros plan coiffé d’une atroce perruque. Mais l’album est encore très solide. Avec « Can’t You See It’s Me », Diana et ses collègues reviennent au pur jus r’n’b des Supremes, langueur et classe. Elles restent dans ces haut de gamme auquel elles nous ont habitués. « You Gave Me Love » est aussi une vraie chanson, dans la tradition Tamla, montée sur un beat imparable. Et on entend la basse de Jamerson cavaler derrière. Elles font une reprise de « Hey Jude » puissante car entièrement jouée à la basse. Il faut entendre cette bassline voyager dans le fond du studio B. Jamerson joue les effrontés avec un son rond et terriblement présent. Pour le final, Diana a tente d’égaler McCartney, mais elle se contente de pousser des petits cris de hyène lubrique. On retrouve ce fantastique travail de bassmatic dans « Shadows Of Society ». Encore une fois, c’est Jamerson qui porte le poids du monde Motown. Il place de violents décrochages de gammes et des chevauchements de cordes intempestifs. Belle B avec « Loving You Is Better Than Ever », une vraie classe longiligne. Les Supremes naviguent à un tel niveau que rien ne saurait plus nous surprendre. Elles restent dans la grande veine des hits d’antan avec « When It’s To The Top » et on retourne faire une promenade de trois minutes dans le jardin magique de la Soul de rêve. On y retrouve Diana et les violonnades des jours heureux. Elles tapent aussi dans « Blowing In The Wind », mais franchement, elles auraient mieux fait de s’abstenir.

À une époque, on trouvait en DVD les vieux rogatons d’Ed Sullivan et c’était l’occasion de revoir les Supremes de l’âge d’or. On peut même parler de magie avec « Come See About Me ». On ne voit que Flo, la plus petite des trois, la plus racée et dotée d’une poitrine avantageuse. Mary est la plus grande des trois et les gros yeux globuleux de Diane la Ross choquent un peu. Tout aussi magique, « Love Is Like An Itching In My Heart », mais Flo et Mary sont cette fois très en retrait. Elles portent des robes jaunes et dansent le jerk. Il faut avoir vu ça au moins une fois dans sa vie, car c’est exceptionnel. On peut aussi voir « I’m Living In Shame » mais Flo vient d’être virée. Le groupe s’appelle désormais Diana Ross & the Supremes. Puisqu’on est dans les DVD, l’idéal est aussi de pouvoir jeter un œil sur Dreamgirls, l’adaptation cinématograhique ultra-romancée de l’histoire des Supremes. La grosse Jennifer Hudson joue le rôle de Flo et chante comme Aretha. Elle est la révélation de ce film. De la même façon que les Supremes s’appelaient les Primettes, les filles s’appellent les Dreamettes. Lors d’un concours à Detroit, elles sont repérées par Jamie Foxx qui joue bien sûr le rôle de Berry Gordy. Mary et Diana sont un peu effacées. Comme dans la vraie histoire, Berry passe Dina/Diane au premier plan. Effie/Flo le prend mal et Berry lui donne l’ordre de se calmer, sinon... Sinon quoi, trésor ? Il finit par virer Effie/Flo le soir du Motor City’s Burning, baby. Le groupe devient Dina Jones & the Dreams. L’autre personnage clé du film est joué par Eddie Murphy qui campe un sulfureux mélange de Wilson Pickett et de Marvin Gaye, puisqu’on le voit chanter vers la fin un groove coiffé d’un bonnet de laine. La fin du film est beaucoup plus morale que la réalité, puisque Effie/Flo retrouve un job de chanteuse dans un club et le soir du concert d’adieu des Supremes, elle est même invitée à chanter sur scène avec les trois autres. Berry Gordy ne sort pas grandi de ce film. On y voit un dictateur qui gère la vie de ses artistes jusque dans le moindre détail. Un soir, il dit à Dina/Diana : « Tu sais pourquoi tu chantes en lead ? Parce que ta voix n’a aucune profondeur, sauf la mienne. » Ce qui explique pourquoi il s’est débarrassé de Flo.

Signé : Cazengler, Sousprême

Supremes. Meet The Supremes. Motown 1962

Supremes. Where Did Our Love Go. Motown 1964

Supremes. A Bit Of Liverpool. Motown 1964

Supremes. We Remember Sam Cooke. Motown 1965

Supremes. At The Copa. Motown 1965

Supremes. More Hits By The Supremes. Motown 1965

Supremes. A Go-Go. Motown 1966

Supremes. I Hear A Symphony. Motown 1966

Supremes. The Supremes Sing Hollan Dozier Holland. Motown 1966

Supremes. The Supremes Sing Motown. Motown 1967

Supremes. The Supremes Sing Rogers & Hart. Motown 1967

Diana Ross & The Supremes Join The Temptations. Motown 1968

Diana Ross & The Supremes. Reflections. Motown 1968

Diana Ross & The Supremes With The Temptations. The original Soundtrack From TCB. Motown 1968

Diana Ross & The Supremes. Love Child. Motown 1968

Diana Ross & The Supremes. Live At London’s Talk Of The Town. Motown 1968

Diana Ross & The Supremes. Let The Sunshine In. Motown 1969

Diana Ross & The Supremes. Together. Motown 1969

Diana Ross & The Supremes. Cream Of The Crop. Motown 1969

Peter Benjaminson. The Lost Supreme. The Life Of Dreamgirl Florence Ballard. Lawrence Hill Books 2008

Mary Wilson. Dreamgirl - My Life as A Supreme. Cooper Square Press 1999

Mary Wilson. Faithfull. Harpercollins 1990

Bill Comdon. Dreamgirls. DVD 2007

Ed Sullivan Show. The Temptations & The Supremes. DVD Eagle Vision

 

BACKSTAB

CÖRRUPT

 

Je n'ai jamais aimé les maths – ceci n'est pas l'expression d'un racisme primaire, ce sont les maths qui ont été incapables de s'infiltrer dans les complexes réseaux de neurones qui forment ma vaste intelligence - par contre je n'ai jamais eu de difficulté particulière pour entrer en communion avec le mathcore. Qu'est-ce que cette abomination encore demanderont les lecteurs excédés de ces rencontres chadiennes envers des groupes radicalement bruiteux. C'est vrai que hier encore je ne connaissais par Cörrupt mais l'appellation incontrôlée aperçue sur le net ( I'm the midnight rambler ) m'a attiré. Des gens qui cherchent à vous corrompre parce qu'eux-mêmes s'estiment corrompus ne sauraient nous effrayer, ils ressemblent tellement à notre société qu'ils sont inscrits dans notre quotidienne normalité. Ou alors ils se contentent de nous tendre un miroir dans lequel nous sommes obligés de reconnaître que notre tête est particulièrement gorgonesque. Avant d'écouter nos Corrüpt, une leçon de math de rattrapage pour les cancrelats auprès du radiateur. En ses débuts, en ses prémices, le noise-rock cherchait avant tout à faire du bruit. Cela vous avait un petit côté anti-bourgeois léniniste, cependant avec le temps il fut urgent et nécessaire d'argumenter et de revendiquer intellectuellement ce parti-pris de tonitruance, je vous dérange, c'est bien fait contre vous, j'exprime ma différence, du coup le noise est devenu un rameau arty qui mêlait esthétisme, futurisme et décadentisme. Reproches et critiques n'ont pas tardé à fuser : c'est du n'importe quoi, du vulgaire boucan, des trucs simplistes que voulez faire passer pour du grand art, c'est alors que le mathcore se mit en place, le noise est devenu plus difficile qu'une équation du dix-septième degré, certains affirment que le germe fatal du mathcore se niche dans les compositions de King Crimson, pourquoi pas remonter jusqu'au Manifeste intitulé L'art des bruits paru en 1913 de l'expérimentateur Luigi Russolo...

De toutes les manières toutes ces subdivisions métallifères possèdent des frontières poreuses, et Cörrupt peut aussi cocher les cases death, black et hardcore. Le groupe existe depuis une dizaine d'années, sont obligatoirement quatre à l'image des sergents de la Rochelle dont ils proviennent, Greg War est au chant, Renaud Galliot à la guitare, Florian Piet à la basse, Pablo Fathi occupe le poste de batteur, nous l'avons déjà rencontré puisqu'il officie aussi à cette pelleteuse dans UnCut ( voir notre livraison 494 du 21 / 01 / 2021 ).

Backstab est leur premier EP, l'est sorti en 2017, sont en train de bosser le suivant. Backstab signifie coup de poignard dans le dos. Le dos du CD est d'ailleurs orné d'une illustration qui n'est pas sans rappeler le logo de Pogo Car Crash Control, comme quoi les mauvaises herbes se rencontrent toujours.

You are about to crack : grincement machiavélique suivi d'une parmentière de batterie particulièrement brutale, Greg a déclaré la guerre au vocal, il grogne tel un ours en cage qui brise les barreaux de ses dents et les écarte de ses griffes, âmes sensibles abstenez-vous, une fois sorti il se rue sur les visiteurs de la ménagerie et les écrabouille en purée sanguinolente, le pire c'est qu'ils se contrôlent, vous pensez que Cörrupt fonce à l'aveuglette pas du tout, ils sont du côté noir de l'intelligence de la force, une fureur calculée au millimètre près. Le morceau dépasse à peine les deux minutes, et c'est si bien calculé que vous ne vous en apercevez pas. Finally free : un bruit de ferraille rémoulante qui vient de loin et qui s'affirme, moteur qui prend son temps pour démarrer mais après rien ne l'arrêtera, implacable comme la lame des guillotines, des guitares qui pulsent, une batterie qui s'énerve grave, Greg qui hurle tandis que les autres emboutissent le son à coups de bulldozer. Eloignement progressif. Lorsque vous n'entendez plus rien, vous soupirez, vous croyiez qu'ils avaient tué le silence. Politicians on television : on n'a pas les paroles mais on les comprend, des guitares qui résonnent comme si Renaud et Florian s'en servaient comme des élastiques XXL pour expédier des harpons géants sur nos dirigeants mal-aimés, Greg récate les malotrus de son lance-flammes vocal, s'enfonce dans un hurlement infini suivi d'un long grésillement, le fuzzible des guitares a lâché. Your reality : une intro comme un jeu de quilles humaines dans lequel Greg lâche le boulet d'acier de son vocal qui décanille tout ce qui est debout, l'a son mot d'ordre, rien ne doit subsister, articulation guitare-batterie pour compter les cadavres, doit encore y avoir des survivants, les blindés font un demi-tour pour écraser tout ce qui ose bouger, la batterie s'active et mitraille sans rémission, notre réalité ne doit pas être jolie car la voix de Greg s'acharne sur elle, elle déverse dessus une benne à ordures géante qui vous ensevelit sous des immondices peu ragoûtants, des avions de chasse survolent longuement le champ de bataille, la voix sépulcrale de Greg plane sur les décombres, elle profère la victoire de la mort triomphatrice, et maintenant elle en appelle aux légions maudites des spectres qui envahissent la planète, les guitares se taisent lorsque l'étiage supérieur est atteint. L'on entend une mouche voler.

L'ensemble ne dure même pas treize minutes, mais l'EP est une démonstration parfaite d'un savoir-faire supérieur, ces quatre gars sont habités par l'esprit du Metal, de véritables illuminés. L'on attend le futur artwork. Devrait paraître sous le titre de You are all fakers, doit-on en conclure qu'ils ne sont pas décidés à nous passer la brosse à reluire, ils préfèrent user du fouet à pointes d'acier. Sont pour les thérapies de choc. N'ont pas tort, car des EP de cette facture vous requinquent le moral jusqu'à la fin de l'année.

Damie Chad.

 

ASK THE DUST

ANASAZI

( Avril 2018 )

Lorsque dans notre livraison 496 nous nous étions intéressés à Croak nous avions appris que toute une partie de Croak était formé par des membres d'Anasazi, une excuse idéale toute trouvée pour jeter un œil perçant sur ce groupe que nous ne connaissions pas. J'ai bien dit œil et pas esgourde car la pochette de leur dernier album entrevu au hasard de mes pérégrinations nettiques avait déjà attiré mon attention... Ask the Dust est leur cinquième album paru en 2018, ils travaillent actuellement sur le prochain Cause et Conséquences - un titre très aristotélicien - ils ont aussi deux EP à leur actif... Anasazi originaire de Grenoble est né en 2004.

Mathieu Madani : vocal, guitare rythmique, keyboards / Christophe Blanc-Tailleur : basse, mixage / Bruno Saget : lead guitar / Anthony Barruel : drums.

Un CD qui se regarde et qui se médite. Pas le genre de truc dont vous vous hâtez d'attraper la rondelle pour la glisser dans votre lecteur. La pochette exige une attention prolongée. Parce qu'elle est belle. Mais cela ne suffit pas. Grégory Pigeon est doué, aucun doute sur son habileté technique. C'est face à de telles réussites que l'on regrette les anciens formats des 33 tours... Mais il est des images qui disent davantage qu'elles ne montrent. Certaines mêmes vont plus loin, elles interrogent.

A priori un manège qui flotte sur la mer. L'on imagine l'anecdote, un raz-de-marée subit, un tsunami vindicatif qui aurait emporté une attraction foraine... Toutefois rappelons-nous que le propre d'un symbole est de désigner une réalité autre que celle que dévoile son aspect ( ici ) graphique. Serait-on en présence de l'ultime arche de Noé, non pas celle fondatrice de la race humaine, mais la dernière la conduisant à son extinction. Le manège tourne-t-il à vide comme ces moulins à prières tibétains que le vent affole. Et ses chevaux de bois ( ou de résine ) pourquoi ne galopent-ils pas sur les flots déchaînés, pourquoi menés par Poseidon ne se ruent-ils pas en vagues tumultueuses, tels les étalons écumeux de Walter Crane, sur les rivages... Ô Neptune, les Dieux sont-ils morts, et le monde est-il réduit à n'être plus que le réceptacle des vides épaves de nos rêves échouées sur d'infertiles îlots... Le dos de la pochette répond à cette question.

Ask the dust, titre d'un roman de John Fante, nous rappelle que tous nous sommes mortels, que nous retournerons tôt ou tard à la poussière, amis rockers, je sais ce n'est pas gai, mais Anasazi n'est pas groupe de rockabilly qui relate d'enjouées éjaculations sur la banquette arrière d'une Cadillac rose. Bonbon. Ce qui entre nous n'est pas désagréable et assure la propagation de l'espèce. Anasazy est un groupe de metal-prog dont les racines plongent jusqu'à Dream Theater qui lui n'hésite pas à citer Yes. Perso, là je dis No.

Staring at the sun : cela commence tout doux, une espèce de mélodie folk qui s'assombrit peu à peu, l'innocence trompée qui redresse la tête tandis que la musique s'alourdit comme si toutes des quinze secondes l'on rajoutait quelques pistes de guitare supplémentaires, elle sonnait étrangement jusques à lors en tintements de cloche, et l'on débouche dans un long passage qui là aussi s'alourdit de séquence en séquence, guitare de plus en plus pesante et batterie claquante, le vocal se fait chant, le désespoir exacerbe la lucidité. Longtemps le soleil glapira sur votre pierre tombale. Miles away : guitare dénudée, la voix blanche et creuse, une ballade dépourvue de toute sentimentalité, un poule vidée de ses entrailles dont le sang goutte sur l'évier, une chanson sereine, celle de l'éloignement de soi et de l'arrachement des autres qui nous furent chers, une guitare rampante comme un feu qui s'avive sur le flanc d'une montagne, traversée des souffrances, subtiles orchestrations, la voix en ses propres échos comme perdue en son puits de liberté. Et de solitude. Les grands espaces, les miles away en surfaces corrigées, juste un coup de ciseaux sur les liens affectifs qui vous rattachent aux autres. Ce morceau git comme un poison d'autant plus définitif qu'il est facile à avaler. Feeling nothing : beaucoup plus sombre, guitare froissées, batterie qui décompte l'inéluctabilité du temps qui vous reste à vivre, Madani menace et sardonise, la voix de l'assassin qui prend son temps, certain que sa proie ne peut lui échapper, fait durer le plaisir, la musique se fêle comme du cristal, et tout se précipite, l'orchestration est le poignard avec lequel le killer se fera hara-kiri, le sang bat dans ses tempes tandis que des guitares moqueuses lui tirent des langues de vipère, vient de s'apercevoir qu'il est sa propre victime, baisse le ton, se parle à lui-même, le son lui parvient comme s'il provenait d'une radio qui traduirait ses propres sentiments, tout s'emmêle. Drift away : berceuse, celle de l'échec, celle du trop tard, la chanson amère des défaites consenties, dans le premier tiers l'orchestration est presque insupportable comme des reproches qui ne servent en rien, elle prend sa revanche dans la séquence médiane, occupe toute la place, se torsade et s'emmêle sur elle-même, un serpent désespéré qui ne se supporte plus et se transforme en une tresse de détresse mutilatoire, la voix revient, s'en mêle et domine, la musique se calme et se tait. Falling : l'on ne peut pas dire que les titres inclinent vers l'optimisme ! Pourtant pour une fois la voix se fond dans le background instrumental, du trompe-l'œil parce que bientôt elle s'exhausse du brouhaha et dresse l'inventaire d'un faux sursaut velléitaire de vouloir-vivre schopenhaurien, la guitare miaule sur les toits comme pour lui signifier qu'elle est son amie, qu'ils tomberont tous ensemble devant l'implacabilité du constat. Ce qui ne manque pas d'arriver. The second before : tic-tac tambouriné, notes égrenées qui ne sèment pas à tous vents, même si les guitares tournent les pages d'un livre déjà écrits, des voix qui viennent de partout, qui redisent la même chose, toute seule ou à plusieurs, qu'une seconde avant on aurait pu accéder à la lumière, mais que c'est raté, que c'est tant pis pour nous, les guitares se font consolantes, puis cette déconnexion soudaine à soi-même. Fausse porte de sortie. Still I can't hide : basse résonnante, une voix qui vient de loin, comme d'une brume qui l'isolerait d'elle-même, une ligne mélodique qui ramène le malheur au bout de son hameçon, pouvez le chanter avec toute l' intensité désirée, des cordes de plus en plus grinçantes, le rêve poursuivi se laisse prendre, s'insinue en vous, prend les commandes de votre cerveau, un cauchemar dont vous ne sortirez jamais. Déploiement lyrique de l'orchestration. Chut ! L'ombre grandit autour de vous. And the grudge ( still here ) : plus de huit minutes, l'on ne se méfie pas, semble la suite du précédent, mais les guitares bruissent et la batterie gronde en sourdine, tandis qu'une mélodie bat de l'aile telle un oiseau blessé, c'est le retour sur moi-même le déroulé d'un vécu qui quelque part a foiré, une valse qui déraille, ce fut beau et vivifiant, les guitares crépitent à la manière des feux de joie, le son devient plus fort, des arabesques orientales luisent de tous leurs festons, le vocal se fait accusateur, maintenant tout s'envole, est-ce moi, est-ce l'autre, mais tout a été ressenti si fort que la tête vous tourne telle un manège qui ne pourrait plus s'arrêter et se brise. Into the flood : quelques notes sépulcrales coulent comme des larmes, le temps de l'acceptation est venu, rien ne sert de vouloir survivre, tout est déjà consommé, des mots tous doux qui aspirent au néant, qui sont prononcés après la lutte et les débats, une triste histoire, si belle que l'on en ferait une chanson pour les enfants, les claviers prennent ici leur revanche, ils ont été tout le temps là en tant qu'accompagnateurs, mais ici et maintenant ils noient le morceau d'une musicalité irréelle. Once dead : que voulez-vous dire de plus un fois que vous avez atteint l'autre rive, quand on est mort on se tait, ce morceau est strictement musical. Le finale d'un opéra. Mort d'Isolde. Marche funèbre, comme si le héros refaisait une fois encore, du fond de sa tombe, le parcours non pas de sa vie, mais d'une existence. Grandiloquence mesurée. Sans doute ne valons-nous pas davantage. Silence. Ce n'est pas fini. Ask the dust : une dernière mélopée sur une guitare, une voix affadie comme si elle nous parlait d'outre-tombe, qui s'affirme qui ne nous révèlera rien, sinon que nous ne sommes que poussière. La musique coule et grince comme du sable qui s'écoule dans le sablier de l'éternité. Un dernier chœur à la tonalité semi-éteinte comme un adieu définitif.

Une œuvre ambitieuse. Elle ne se livre pas de prime abord. Fortement déconseillée aux amateurs de bruits metallifères prononcés. L'exhibitionnisme sonique en est totalement absent. La trame du drame est tissée dans les nuances vocales. Tout effet de gosier est banni. La musique est comme réduite au minimum. Elle ne mène pas le bal. L'or peut enchâsser une pierre, mais la pierre est plus précieuse. C'est elle qui étincelle. Mais Anasazi a choisi un rayonnement pâle. Ce qui n'empêche en rien sa radio-activité de vous ronger insidieusement les synapses.

Damie Chad.

 

THE ANIMALS / 1964 ( II )

 

Deux 33 tours paraissent dans le dernier trimestre de l'année. L'un aux Etats-Unis, l'autre en Angleterre, tous deux s'intitulent The Animals mais ne présentent pas exactement les mêmes titres. Certains d'entre eux étaient présents sur des singles précédemment chroniqués. Nous nous contentons de signaler leur présence sur tout disque ultérieur en utilisant la couleur rose. Ces parutions spécifiquement multi-nationales continueront sur les cinq autres 33 tours des Animals, ce qui entraînera la parution de divers 45 tours pour que sur les deux continents les fans puissent se procurer sur leur marché national les titres qui leur manquent. Dans de nombreux pays comme la France paraîtront des super 45 tours proposant leurs propres assortiments...

SEPTEMBRE 64

THE ANIMALS ( US )

The house of the rising sun / Blue feeling : ( ne pas confondre avec l'instrumental de Chuck Berry qui porte le même titre ) étrange morceau avec ce refrain qui résonne à nos oreilles tellement french-slow-early-sixty-style et qui contraste avec la voix blanche qu'emprunte Burdon, l'ensemble présente un petit côté pop ( pour ne pas dire variétoche ) l'on est beaucoup plus proche de la chanson sentimentale cucul la praline que du blues. A la toute fin Burdon reprend un peu d'énergie, hélas c'est trop tard. The girl can't help it : les choses sérieuses reprennent, s'attaquent à un monument, la grosse cuivrerie de Little Richard, surmontent l'obstacle, pas de filles dans les chœurs mais les boys se débrouillent pour le contre-chant et le Burdon vous débite le vocal à deux cents à l'heure, Hilton vous place un petit solo d'antho au trapézo qui fera votre régalo, profitez-en parce que c'est déjà fini sur une dernière pirouette de la baguette de Still. N'ont pas à rougir, s'en sont sortis comme des chefs. Babt let me take home / The right time : ce coup-ci, la prod a fait tous les sacrifices, ils ont offert des filles – pas beaucoup il ne faut pas non plus délirer - pour le chœur, du coup le morceau vous a un petit côté Ray Charles très releattes à roulettes, et les boys font les jolis cœurs, Burdon leur donne la réplique comme s'il leur offrait son âme, le Price vous sort un solo d'orgue qui ressemble à un gros câlin sucré, la virile basse de Chas sonne comme une corne de brume. Notons la bienséance du titre qui ne nous dit pas que le right time is the night time. Talkin' 'bout you : version courte : même pas deux minutes alors que la longue dépasse les sept, s'écoute bien, le morceau y gagne force et concision. Around and around : la même année le standard de Chuck Berry est repris par les Rolling Stones, il faut l'avouer Burdon enfonce le Jag qui chante comme un petit blanc, en plus les Cailloux qui Roulent ne se démarquent pas del maestro Chucko, le clavier de Price oblige à une recomposition formelle, les Animals vous repeignent et vous repoussent les murs, encore une fois il faut admirer le solo d'Hilton vous piaffe quelques notes aussi belles et graciles qu'une bande de girafes galopantes, les parties pianistiques de Price sont à bénir. I'm in love again : du beau monde sur l'écriture de celui-ci, Fats Domino et Dave Bartholemew, bye-bye le petit côté primesautier et fringuant du vieux Fats, pas de saxophone non plus, c'est Hilton qui le remplacera, l'orgue de Price apporte une lourdeur bienvenue à l'interprétation sans en dénaturer l'esprit. Quant à Burdon, il chante selon une ligne médiane, sur la crête, tantôt un pied intonatif sur le versant white rock, tantôt une foulée incantatoire vers le black and blues. Une merveille d'équilibre. Gonna send you back to Walker / Memphis tennessee : de petites ridelettes d'orgue c'est tout ce que les Animals se permettent d'ajouter, quand on met ses pas dans les traces de Maître Chuck on ne fait pas les malins, le Burdon retient la puissance motrice des chevaux-vapeurs de sa voix, ne va pas pousser l'affront à chanter plus noir que Chuck, bref ils sont sages comme des images, l'on eût aimé qu'ils se comportassent en gamins mal élevés. I'm mad again : c'est un peu le Boudu sauvé des eaux de John Lee Hooker, le gars qui héberge chez lui un gus dans la mouise qui pour le remercier lui fauche sa copine, mais alors que le Hooker vous raconte l'histoire sans fioriture sur une de ces rythmiques secrètement lentes qui portent l'eau de votre âme à ébullition les Animals vous la transforment en tragédie racinienne, commencent tout doux, mais très vite le drame prend de l'ampleur, la voix de Burdon donne de 'l'intensité au sujet, la guitare d'Hilton déraille ferme, l'orgue de Price vous a des trémolos funèbres d'enterrement, et Burdon vous pousse des cris d'assassin. I've been arond : un joyeux petit Fats pour terminer, dans le genre faut se quitter sur un sourire obligatoire, celui-ci appuyé légèrement plus que le Fats qui joue les mijaurées avec ses petits oh ! oh ! oh ! un peu ridicules et son orchestration de jouet de noël... mais enfin il faut le dire ce titre n'apporte rien à la gloire impérissable des Animals.

OCTOBRE 64

THE ANIMALS ( UK )

Story of Bo Diddley : une glissade d'orgue et l'orage du jungle sound survient on ne sait comment, Burdon vous fait le boniment, aussi bon et même meilleur qu'un camelot de la 52 Th rue, Steel tambourine à croire qu'il est dans une cérémonie vaudou, Price vous pond des tortillons d'orgue à la queue-leu-leu mais nos Animals s'amusent, abandonnent vite la trame didldleyenne pour filer à l'anglaise, tour à tour nous aurons droit aux Beatles, aux Stones, à Newcastle, sont-ils en train de commettre un crime lèse-pionniers du rock, non ils respectent l'esprit du talkin' dozens blues, le cuisent à leur sauce, s'émancipent de la copie hommagiale, un jour les Animals deviendront Eric Burdon and the Animals... Bury my body : un vieux traditionnel qu'Alan Price ne manquera pas de porter à son crédit, il est difficile de perdre ses mauvaises habitudes... L'on s'attendrait à un blues dévastateur, ce n'est pas l'optique envisagée, la voix enjouée de Burdon, les notes joyeuses de Price, la basse de Chas qui n'a rien de funèbre, tout indique qu'ils ont délibérément choisi l'option chrétien heureux de mourir et de monter tout droit au ciel sans encombre, rien de plus fun que d'être rappelé par Dieu, y a même des moments qui frisent l'hystérie désopilante, pour un peu vous l'incluriez dans un recueil de chansons pour colonies de vacances. Ont-ils voulu renouer avec la foi intransigeante des negro-spirituals ou alors méritent-ils d'être accusé d'impiété moqueuse... Dimples : un des classiques de John Lee Hooker ( Dale Hawkins s'en est fortement inspiré pour les paroles et le reste de Suzie Q ), les Animals n'en font pas trop, vous le tournent à leur manière, la voix de Burdon fait monter la pression dans la chaudière, le tutti instrumental continue à pulser la vapeur et puis l'on renvoie en arrière, Burdon trottine avec le ballon, insensiblement il accélère et soudainement il fonce droit devant évite trois adversaires qui mordent la poussière à vouloir le plaquer, et finit sa course en beauté en marquant l'essai. Du cousu main, rugby sur l'ongle. I've been around / I'm in love again / The girl can't help it / I'm mad again / She said yeah : une vieille piste pas des plus connues de Larry Williams, au moins Burdon trouve un sérieux rival à qui se mesurer, soyons juste, Burdon n'est pas la hauteur, peut-être parce qu'il n'ose pas emprunter ses cordes vocales les plus noires, Price se débrouille mieux pour remplacer le solo de sax, l'absence de cet instrument dans la formation a-t-il obligé à blanchir quelque peu l'interprétation. Les Stones la chiperont aux Animals et il faut admettre que leur version avec cet arrière-fond de guitares caverneuses qui font trembler les murs annonce l'ossature sonique de Have you seen your mother, baby, standing in the Shadow... Nettement supérieure. The right time / Memphis Tennessee / Boom boom : le morceau qui fait boum ! Burdon chante comme un tigre qui arrache à pleine voix des morceaux de viande saignante à une proie encore vivante, ensuite c'est le grand charivari, l'ultime capharnaüm, la fin des haricots verts, les Animals se sont évadés du zoo des convenances modélisées et sont devenus libres et sauvages. Around and around .

Deux inédits que l'on retrouve su la compilation Double CD, The Complete Animals :

F. E. E. L : du pur Animals, mais cela ressemble à ce qu'en équitation l'on appelle un canter, un galop d'entraînement, l'inanité des paroles arque-boutée sur le mot -feel – mot magique et miracle des sixties, l'est sûr que si à l'époque vous n'aviez pas le feeling, vous étiez un tocard de la pire espèce, tout juste bon pour l'abattoir municipal, alors Burdon ( lui, ne craignez rien, il l'a chevillé au corps ) s'amuse, il filoche le feel all rigth à cent quatre-vingt kilomètres heure, module, accélère, exulte, ralentit, et les autres derrière le suivent de près, agréable à écouter, bien fait, tout propre, mais si vous ne l'avez jamais entendu, inutile d'aller creuser votre tombe au fond du jardin, par contre si à l'écoute vous ne ressentez rien... Don't want much : méritait au moins un simple à lui tout seul, attention les rockers, Rosco Gordon est l'auteur du morceau sous le titre Just a little bit, ce gazier enregistra aussi chez Sun, c'est rare mais il faut le dire Burdon pulvérise le modèle, l'a une fougue et un aisance incomparable, Gordon nous la faisait un peu en dilettante hyperdoué, Burdon vous entortille les scoubidous sur le bout de sa langue avec une facilité déconcertant. Il ne chante pas, il éblouit. Les autres suivent et vous expulsent l'orchestration avec une dextérité consommée.

L'existe un maximum de vidéos d'époque qui proviennent de leurs passages sur différentes chaînes de télévision, ouvrez les mirettes aux alouettes, en voici deux, ne craignez rien, vous irez du pire au meilleur :

BLUE FEELING

Du fond de votre kitchenette si vous aimez le kitch vous adorerez ce clip extrait du film Get yourself your College Girl, une ânerie un peu dans le style du clip tourné à leur début par Mountain... Celui-ci a été réalisé aux USA dans l'Idaho, ce que l'on appelle une mauvaise hidée, l'on acceptera même l'adjectif hideux pour le qualifier... Mon Dieu ( oui mon fils Damie que veux-tu – oh, un double djack pour me remettre – tout de suite mon fils ! ) quelle horreur, même Burdon sur son rideau rouge est le plus beau de toutes, si l'on doit en croire ces images, les filles sont plus belles et moins nunuches aujourd'hui qu'en 1964, quel troupeau insipide de dindes farcies, les acteurs surjouent de toutes leurs bajoues, quant aux Animals ils croient si peu en leur playback que seul John Steel qui n'a pas oublié son chewing gum donne l'apparence d'une fausse réalité. Le petit Eric n'arrête pas de se bidonner ce qui le rend sympathique. C'est ce que l'on appelle un émouvant témoignage d'une époque révolue. L'on comprend pourquoi les Grecs ne nous ont légué que des fragments d'amphores, ils avaient peur que l'on se moque de leurs artefacts qui nous seraient parvenus en entier.

BOOM BOOM

( Live at Wembley 1965 )

Images en noir et blanc, public sagement assis, la scène grouille d'une multitudes de roadies qui installent le matériel, Burdon s'approche du micro et nous souhaite un retentissant '' good morning''. Chas lui fauche le micro, Steel s'installe, on attend encore un peu, et c'est parti, Burdon lance la machine, comment de ce petit bonhomme peut-il sortir une telle voix, bouge beaucoup, une espèce de danse du scalp qui se termine à genoux, imaginez un cormoran qui amerrit les ailes éployées et qui glisse sur l'eau de tout son corps dressé, Chas et Alan sont au chœur avec la conviction des pirates du rail qui trafiquent les aiguillages pour envoyer le train au fond du précipice, Hilton – lui qui a l'air si sage d'habitude - armé de sa guitare pique une crise de delirium tremens, lorsque Buron revient au micro il lève le bras comme s'il lançait l'assaut d'un régiment de cavalerie et c'est reparti pour une cacophonie rock'n'roll comme on les aime, l'on se demande pourquoi le public n'est pas en train d'incendier les tribunes sur lesquelles ils ont posé et collé leur cul...

Damie Chad. ( A suivre, 1964 / 1965... )

 

XXI

ROCKAMBOLESQUES

LES DOSSIERS SECRETS DU SSR

( Services secrets du rock 'n' rOll )

L'AFFAIRE DU CORONADO-VIRUS

Cette nouvelle est dédiée à Vince Rogers.

Lecteurs, ne posez pas de questions,

Voici quelques précisions

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A peine les deux battants furent-ils ouverts que la meute des journalistes se précipita en une folle cavalcade, Vince releva avant qu'elle ne se fasse piétiner par ses collègues la petite brunette qui dans leur précipitation l'avaient renversée sans s'en apercevoir. A la décharge de nos impatients envoyés médiatiques, ceci dût-il étonner nos kr'tntreaders, on n'y voyait rien. Une espèce de brouillard opaque noyait toute la pièce. A moins de cinquante centimètres il était impossible de reconnaître l'ombre qui se mouvait devant vous. Un brouhaha indescriptible s'éleva de la meute journalistique. Tout se tut, lorsque le Chef prit la parole :

    • Mesdames, messieurs, je ne doute pas de votre déception, mais notre Président bien-aimé vous autorisera à mon signal à vous servir exceptionnellement de vos plus gros projecteurs, branchez-les, et vous verrez ce pour quoi vous avez été appelés, le Président a une importante communication à vous faire, vous pourrez la retransmettre en direct sur les chaînes de télévision, et les radios. Je vous demanderai simplement d'attendre quelques minutes que Monsieur l'Adjudant emmène avec lui son groupe de fusiliers-marins, si je ne trompe pas, c'est l'heure de leur footing matinal au Bois de Vincennes, nous sommes en démocratie et il n'est pas normal que l'on aperçoive des hommes armés tout près de notre Président.

Dans la pénombre l'on s'agita, la porte s'ouvrit pour laisser passer les soldats, les journalistes cherchèrent en tâtonnant que les prises pour leur appareil, l'on entendit un petit rire discret je pense que c'était la main de Vince qui s'était égarée sans le faire exprès sur la petite brunette...

    • C'est bon vous pouvez allumer !

Il y eut un oh ! de stupéfaction, les journalistes, même les plus chevronnés, n'avaient jamais vu une telle scène de toute leur carrière. En demi-cercle assis en de confortables fauteuils de velours cramoisis était rassemblé le Haut-Conseil Scientifique de Surveillance de la Pandémie, tous les plus grands épidémiologistes du pays, le fauteuil central était occupé par le Président. Juste derrière lui, le Chef était debout. Je crois que c'est la seule fois fois de ma vie où en une circonstance extraordinaire le Chef ne profitait pas de l'occasion pour allumer un Coronado. Le fait était d'autant plus exceptionnel que chaque membre du Haut-Conseil Scientifique de Surveillance de la Pandémie était en train de déguster à pleine haleine un Coronado, un 45, un des plus fumiteux, le Président lui-même extirpa son bâton de chaise de sa bouche pour prendre la parole :

    • Françaises, français, je tiens à vous révéler en direct les conclusions de la dernière réunion tenue très tôt ce matin par le Haut-Conseil Scientifique de Surveillance de la Pandémie. Premièrement une bonne nouvelle qui ravira tous les patriotes et les fumeurs de cigares, les analyses des laboratoires sont formelles. La piste du Virus répandu sous la Tour Eiffel par le Service Secret du Rock'n'roll était fausse. Pour réhabiliter ce malheureux service le Haut-Conseil Scientifique de Surveillance de la Pandémie et moi-même avons tenu à fumer en direct notre Coronado, notre pays et notre peuple ne supportent pas l'injustice, lorsque la France commet une erreur, elle avoue ses torts. Mesdames, messieurs les journalistes, nous vous remercions de communiquer cette nouvelle au monde entier. Pour vous remercier nos charmantes hôtesses remettront à chacun de vous en guise de souvenir de cette journée historique un Coronado 45. Enfin pour terminer, une deuxième nouvelle, la France n'est en rien responsable de la propagation du Coronado-virus. Toutes les analyses médicales coïncident, ce sont des touristes chinois arrivés tout droit de Pékin, pour visiter Paris, la plus belle capitale du monde, qui l'ont emmené et répandu dans les meilleurs endroits touristiques de la France. Françaises, français, je vous remercie. Vive la France !

Le Chef a aussitôt repris la parole :

    • Mesdames et Messieurs les journalistes, le Haut Conseil Scientifique de Surveillance de la Pandémie a encore beaucoup de travail. Je vous demanderai de vous retirer au plus vite, l'agent Vince vous raccompagnera à vos voitures, nos deux hôtesses distribueront les derniers Coranados en notre possession aux amateurs. Avec l'agent Chad nous sortirons en dernier pour nous assurer qu'aucun cachotier n'essaie d'écouter les décisions secrètes qui seront prises dans la suite de l'entrevue.

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Aussitôt dans la cour d'honneur s'engouffrèrent dans leur voitures les journalistes comme volée de moineaux du parc du Luxembourg rassasiés de la becquée providentielle prodiguée par une vieille dame qui se charge de les nourrir, les fusiliers-marins n'avaient manifestement pas encore enfilé leur tenue de sport pour leur jogging matinal, ils formaient une haie d'honneur devant notre appareil volant :

    • Présentez armes ! La voix de l'Adjudant ne plaisantait pas... Repos ! Soldats je suis fier de vous, vous avez obéi à votre Adjudant alors que ses ordres étaient, semble-t-il, en contradiction avec la mission qui vous a été confiée. Vous avez fait confiance à votre Adjudant qui vous laisse quartier libre pour le reste de la journée, sauf pour soldat Pierre, et soldat Marc qui ont ignominieusement profité de leur tour de garde pour draguer d'honnêtes demoiselles alors qu'il est totalement interdit d'adresser la parole aux passants, consigne de sécurité N°1, je tiens à le leur rappeler ! - se tournant vers nous - quant à nos héros miraculeux tombés du ciel, je les invite à prendre place dans leur taxi de la Marne volant, et à disparaître au plus vite, ce sera mieux pour vous, demoiselles, messieurs, et cesbraves canidés sans qui rien n'aurait été possible, nous adopteront leurs photographies comme mascottes de notre régiment. Putedesaintevierge !

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Notre aéronef eut un peu de mal à s'élever, la faute à Vince qui tenait sur ses genoux la petite brunette énamourée qui avait refusé de retourner à son journal. Dès que nous fûmes à une quinzaine de mètres au-dessus de la cour d'honneur, les fusiliers-marins se regroupèrent et déclenchèrent un tir meurtrier à notre encontre.

    • Enfin ! - le Chef extirpait de sa poche un Coronado – ne craignez rien, ce sont des tireurs d'élite, ils font attention à surtout ne pas nous toucher. Agent Chad, vitesse maximum, aucune crainte à avoir les images de la réunion sont déjà reprises par toutes les télévisions du monde, le SSR a de nouveau pignon sur rue !

    • En tout cas, moi j'aimerais savoir ce que c'étaient ces points rouges qui nous ont permis de nous diriger tout droit vers le palais de l'Elysée, demanda Charlotte

    • Des amis répondis-je, à droite c'était les Crashbirds, nous leur avons demandé par SMS de se poster sur le toit de leur maison du côté de Bondy, et de tirer furieusement sur leur Coronado dès qu'ils nous apercevraient, Delphine Viane et Pierre Lehoulier ont parfaitement rempli leur mission, tout comme Tony Marlow et Alicia F sur le toit de leur immeuble de Montreuil, le SSR possède des alliés dans le monde entier, qui se battent depuis des années pour le rock'n'roll, grâce à ces deux points fixes, déterminez la direction de l'Elysée n'était plus qu'un minime problème de triangulisation...

    • Moi, ce que je n'ai pas compris c'est à peu près tout, affirma Victorine, ainsi se dénommait la jolie petite brunette, et surtout pourquoi le Président a tenu de son plein gré cet étrange discours et cette mise en scène du HCSSP !

    • Ah ! charmante enfant, je suppose que vous n'êtes pas la seule et que nombre de kr'tntreaders doivent être dans votre cas ! Essayons de répondre à vos interrogations !

A suivre...