08/05/2014
KR'TNT ! ¤ 188 : VINCE TAYLOR / ATOMIC SUPLEX / JALLIES / ELVIS SUR SEINE
KR'TNT ! ¤ 188
KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME
A ROCK LIT PRODUCTION
08 / 05 / 2014
VINCE TAYLOR / ATOMIC SUPLEX / JALLIES / ELVIS SUR SEINE |
VIES ET MORT DE
VINCE TAYLOR
FABRICE GAIGNAULT
( Fayard / Avril 2014 )
A peine plus d'un an, c'était dans notre cent quarante-deuxième livraison du 02 Mai 2013 que nous chroniquions le livre de J-M Esperet, intitulé Le Dernier Combat de Vince Taylor, et voici en cet avant-dernier jour d'avril 2014, ce Vies Et Mort de Vince Taylor, que mon libraire à la trentaine décidée me tend fièrement : « Peut-être que ça vous intéressera, personnellement je n'ai aucune idée de qui ça peut être ! », comme quoi le renouvellement des générations n'est pas une garantie de perpétuation rock'n'rollienne.
Tout ne peut être dit murmurait J-M Esperet dans les dernières pages de son ouvrage, trop de témoins de la descente en enfer de Vince Taylor sont encore en vie et peut-être serait-il mal advenu de froisser des susceptibilités et de réveiller des animosités que l'on ferait mieux de laisser dormir, le temps que les passions s'apaisent et que les querelles ressassées - la sagesse de la vieillesse aidant - perdent de l'importance dans les esprits tuméfiés des derniers protagonistes d'une histoire par trop douloureuse.
Fabrice Gaignault n'en a pas jugé ainsi. Faut bien un jour ou l'autre qu'un des disciples de Saïs chers à Novalis trouve en lui le courage d'arracher le voile de la déesse. Point pour voir sa nudité dans toute sa vérité mais pour apercevoir la crudité de sa réalité. Et avec Vince Taylor l'on est sûr de refaire le chemin de Dante, mais à l'envers, du paradis aux derniers cercles de l'Enfer.
Je croyais ne point connaître Fabrice Gaignault dont une courte notule biographique nous apprend qu'il occupe le poste de rédacteur en chef de la rubrique Culture et Célébrités à Marie Claire – exactement le genre de magazine que je n'ouvre jamais – mais en parcourant sa biographie je m'aperçois que dans KR'TNT 42 DU 02 / 02 / 2011, nous avions déjà consacré une chronique à Aspen Terminus ( Claudine Longet + Stones, pour résumer ) dans laquelle nous nous attardions sur la beauté de son écriture. N'a pas perdu son style, ce Vies Et Mort de Vince Taylor est écrit d'une plume élégante et précise qui ne lèche ni ne lâche, qu'elle rende compte des années heureuses ou des périodes les plus sombres.
Ce n'est ni un roman, ni une enquête, mais un roman en quête de Vince Taylor, le livre est bourré d'anecdotes pour la première fois révélées au public, mais Fabrice Gaignault ne cherche pas à aguicher le lecteur en accumulant détails scabreux ou affriolants. Il note avec une précision d'entomologiste mais ne s'attarde guère. Vous donne l'information, à vos phantasmes de poser le décor et le scénario. Ce qui l'intéresse c'est de retrouver l'homme derrière le rocker, la chair sous le cuir. La méthode est d'autant plus appropriée que Brian Holden Taylor a été le premier à rechercher qui se cachait sous le sobriquet métaphysique de Vince Taylor. Certains regardent la lune et d'autres se gaussent de ceux qui ne voient que l'index. Mais le problème est ailleurs, ni au bout de vos doigts ni dans les limbes lointaines de l'astre d'Astarté. Simplement dans votre tête. Mais il est dangereux de se pencher sur l'abîme. Vince, un talisman protecteur, un prénom pour vaincre, mais le Taylor was not rich. Ce fut une défaite à plate couture.
Que ce Vies et Mort de Fabrice Gaignault ne vous dispense pas de lire Le Dernier Combat de J-M Esperet, les deux livres racontent la même histoire mais sont très complémentaires, chacun insistant davantage là où l'autre passe rapidement.
LES ANNEES FASTES
Commencent par une terrible déception. Lors de son examen Brian Holden rate son atterrissage et son brevet de pilote d'avion. Heureusement, pour nous. Nous avons failli perdre un des plus grands chanteurs de rock'n'roll de sa génération. Mais pour lui, une catastrophe. Sera rocker par défaut. Restera toute sa vie le petit garçon qui veut devenir pompier pour conduire le gros camion rouge. Offrez-lui une place de PDG, de l'argent plein les poches, des femmes à ses genoux, regrettera toujours son rutilant véhicule. Une fêlure qui ira s'agrandissant, dans l'ombre. Le vase cassé de Sully Prudhomme. Vous préfèreriez peut-être que je cite Freud et les méfaits de l'inconscient, disons alors le démon de la perversité cher à Edgar Allan Poe, l'auteur couleur noir corbeau.
En attendant c'est le Père Noël qui arrive, le beau-frère plein d'argent prêt à débourser pour que le frère de sa jeune femme devienne l'Elvis Presley d'Angleterre. Le scénario dérape, bye bye the english pelvis, deviendra le deuxième Gene Vincent de France. Itinéraire bis, loin des facilités de l'autoroute. Evacuons le problème qui gêne : notre hexagone possède son petit dilemme à lui, ce n'est pas Beatles ou Rolling Stones, mais Vince Taylor ou Gene Vincent. Question stérile, il y avait en notre doux pays de la place pour deux. Dans le désert ( du rock ) français.
Mais nous n'avons pas encore quitté les coteaux immodérés et verdoyants du succès. Fabrice Gaignault est le premier à s'attarder si longtemps sur les deux années rockambolesques de la vie de Vince Taylor. Monte si haut que l'on se dépêche de préparer la chute. Les journalistes aiment les récits oxymores, les lecteurs en sont friands. Ce qui plaît dans Icare ce n'est pas la montée vers le soleil mais quand les plumes fondent et qu'il retombe et se fracasse ( comme un aviateur qui rate son atterrissage ). C'est dommage parce que Vince s'envole vers l'astre du midi, mais c'est vers un soleil noir aussi sombre que le skaï de sa combinaison de faux cuir qu'il se dirige.
L'on connaît la musique, Barclay furieux de se faire piquer Hallyday par Philips entreprend de jeter dans les jambes du poulain qui vient de s'échapper de son écurie un crack étranger sous-employé en sa perfide Albion... Pas photo à l'arrivée. Face au noir profond de Vince nos rockers nationnaux deviennent transparents... C'est que Vince c'est en même temps la prestance d'Elvis et la dramaturgie de Gégène. En mieux, car il a davantage faim que le premier devenu matou repu et est nettement plus soyeux que le second, trop chat de gouttière. Un côté félin ensauvagé qui plaît autant aux filles qu'aux garçons. Surtout aux garçons. Pas n'importe lesquels. Les méchants. Les mauvais. Les blousons noirs comme on les appelle. Un public fidèle mais pas facile. Pas des tranquilles qui applaudissent sagement à la fin du morceau. Des qui veulent du rock, encore du rock, toujours du rock, rien que du rock. Un programme qui recoupe exactement celui de Vince. Se métamorphose dès qu'il est sur scène. Devient le berseker du rock'n'roll, en quelques secondes, en la vedette souriante s'incarne l'esprit chamanique des alligators monstrueux qui sortent la nuit des marais du Deep South en quête de chair fraîche. Bête de scène. Et en face, l'on n'a pas peur. On le provoque, on l'invective, on l'appelle, on l'invoque. Soirées de folie, spectacles pour fous que les autorités enfermeraient bien à l'asile... Mais les fauves sont lâchés et ça bastonne dur...
Surtout des garçons, mais les filles ne sont pas absentes. N'attaquent pas en meutes. Préfèrent le combat rapproché, choisissent le corps à corps. Mais avec Vince ce n'est pas le repos du guerrier. Je te baise et je te jette. Si j'ai un peu de temps, je te cogne pour que tu comprennes que je n'aime guère les situations qui s'éternisent. Le rock, le sexe, l'alcool et quelques autres excitants, des mois vécus à mille à l'heure, dans les hôtels, sur la route, à Paris, partout, côté scène avec les blousons noirs, côté vie privée et dépravée avec les blousons dorés. L'argent, la dope, les filles, le rock, la sainte trinité et la quadrature du sexe.
Barclay s'est trompé d'image. L'a misé sur la mise en scène de l'archange de la destruction, un mouvement un peu irraisonné et de colère envers le millefeuille Hallyday qui lui est passé sous le nez. Mais trois mille excités qui cassent tout, au début ça fait du bruit, mais à la longue ça effraie le bourgeois et les âmes pleutres. Faut bien bien que jeunesse se passe, mais rapidement. En plus les blousons noirs ils n'achètent pas les disques, parce qu'ils préfèrent les concerts, parce qu'ils les volent... Et puis le public français, le grand public, il ne pige pas l'anglais, préfère les versions françaises à l'original. Mieux vaut pousser un Eddy Mitchell qui parle la langue de Molière qu'un étranger qui baragouine un langage incompréhensible...
Solitude du rocher. En 1964, Vince Taylor n'est plus qu'un souvenir, mais rien n'est irrémédiablement perdu, possède encore des fans et son nom est connu. En 1965 il enregistre Vince ! Un des meilleurs trente-trois de rock français ( et de rock tout court ) du moment, lorsqu'il passe en première partie des Stones, fait jeu égal avec eux... Faudrait un bon impresario, faudrait un bon producteur, faudrait une nouvelle maison de disques, faudrait un fan-club, faudrait... beaucoup de choses. Faudrait surtout pas Vince Taylor.
L'est cassé, de l'intérieur. Beaucoup d'ennemis, beaucoup de faux-amis, mais le premier qui ne croit plus en Vince Taylor s'appelle Vince Taylor. Une crise, un moment de doute, le tunnel, mais des amis, des fans et des musiciens font bloc autour de lui. Au fond du puits mais la corde est là. Faut se hisser. A la force du poignet. Dur mais faisable. Mais le petit caillou qui fait dérailler le train est déjà posé sur les rails. Fume et boit beaucoup. Pas que des bricoles homologuées par l'Etat. Se charge aussi en produits illicites. Une party en Angleterre dans la suite de Bob Dylan tourne mal. Avale coup sur coup ce qu'on lui donne. Bad trip. Quand il redescendra il ne sera plus jamais comme avant. Un sacré coup sur la cafetière. Deux mois d'hôpital psychiatrique, avec l'électricité qui n'alimente plus les guitares mais les électro-chocs Ne saura plus qui il est. Brian Holden, Maurice ( deuxième prénom ) Holden, ce n'est pas très clair, se méfie surtout du troisième, Vince Taylor. Celui-là il va falloir faire avec. Parfois être lui. Le plus souvent et de plus en plus souvent vivre à côté de lui.
LES ANNEES NEFASTES
La longue nuit ne fait que commencer. De temps en temps il est Jésus, de temps en temps il est le Christ, de temps en temps il est Mathieu l'Evangéliste, de temps en temps il n'est personne perdu dans un silence intérieur. Quand la mer se retire... Mais aux yeux de tous il est Vince Taylor. Lui ressemble de moins en moins. Cheveux trop longs et maigreur cadavérique, sa princière beauté a fondu comme neige au soleil. Mais il attire encore les filles, vit trois ans avec Mychèle, d'abord chez ses parents puis à l'hôtel, elle le quitte pour l'avoir frappée, les galères s'enchaînent, un an à Mâcon recueilli par un fan, trois ans à faire la plonge dans un bouiboui, passe de squats de clochards en nuits à la mauvaise étoile, n'est plus qu'une ombre fantomatique...
Mais la vie n'est pas si simple. D'anciens admirateurs, des fans de base, finissent par le rencontrer par hasard le long de ses errements et par le reconnaître. Cas de conscience morale. Peut-on dignement laisser Vince Taylor à la rue, et très vite le projet fou qui germe, pourquoi Vince Taylor ne redeviendrait-il pas le grand Vince Taylor ? Les imprésarios improvisés s'empressent, doués d'intentions plus ou moins désintéressées, Jean-Charles Smaine, Jacky Chalard avec Patrick Verbeke, on lui monte des tournées chaotiques dans des boîtes minables, des bars de treizième zone... Parfois le miracle a lieu, pour l'espace d'un concert, d'un quart d'heure, d'un morceau, de quelques secondes, il redevient le Vince Taylor magnifique, mais la mayonnaise tourne très vite en eau de boudin. La prestation tourne à la catastrophe, déplorable et ridicule... Vaut mieux ne plus y penser.
On parviendra à lui faire enregistrer deux disques qui ne sont ni mauvais ni inintéressants, mais Fabrice Gaignault expose sa thèse. Recoupe les témoignages, et les analyse. Vince s'en fout. Pire il ne demande qu'une chose. Qu'on le laisse en paix, que l'on ne ressuscite plus le macchabée Vince Taylor. C'est une défroque vide qu'il ne veut plus endosser. Résistance passive. Le personnage lui pèse. Plane dans son seul rêve : l'aviateur qu'il est dans sa tête. Rend son artefact Vince Taylor responsable de ses déboires et de sa déchéance. Etre ou ne pas être Vince Taylor, tel est son problème car quand il n'est pas Vince Taylor, il n'est plus personne. Des deux côtés la souffrance est immense. Dans sa folie Artaud le momo est encore Artaud le poète. Dans sa nuit longue nuit Vince Taylor n'est plus rien.
L'on a parlé d'une fin heureuse. The Happy End, avec les guitares débranchées à jamais et les violons qui chantent l'amour romantique. Un jour ma princesse viendra... elle est venue, elle s'appelle Nathalie, elle est amoureuse, elle est libre, elle a une fille d'un premier mariage, elle a de l'argent... Tout pour être heureux, l'emmène chez elle, loin de la France le pays de tous les malheurs, elle l'emporte, pas au paradis mais en Suisse. Mais un Vince Taylor peut-il être heureux au pays des coffres-forts et de la romance ? Nathalie ne sait pas en quoi elle s'est engagée. L'amour n'est pas un remède universel. Tout au plus le laudanum des imaginations faibles ou naïves qui pensent qu'il est capable de faire reculer tous les démons. On peut supporter les divagations, les extra-terrestres, les raisonnements sans queue qui tête mais la vie au côté d'un alcoolique pas du tout anonyme n'est pas de tout repos. Faut se les fader les alcoolos au quotidien, déjà avec un Monsieur Tout Le Monde ce n'est pas évident, alors avec quelqu'un qui est Brian Maurice Holden aviateur sans avion et par intermittences Vince Taylor rocker sans rock'n'roll... Une espèce d'individu schizoïdalement dépressif atteint de forts troubles bipolaires dont les deux personnalités se combattent... Regard en arrière dans le miroir. Retour symbolique à la fascination presleysienne originelle. C'est l'histoire inversée du jumeau d'Elvis qui ne serait pas mort et qui aurait voulu trucider le King, sans y parvenir.
L'aurait bien désiré l'enterrer à jamais Vince Taylor. Va y réussir, au-delà de toute espérance. Un cancer généralisé des os se déclare. L'on pourrait parler d'une leucémie êtrale, d'un corps qui pousse dans un autre corps, pour mieux le supplanter. De la mauvaise herbe. Sa tombe sera recouverte d'un monument en marbre. Avec son nom, Brian Maurice Holden, mais l'on rajoutera une petite plaque Alias Vince Taylor, le titre de son autobiographie – à laquelle Fabrice Gaignault se rapporte à plusieurs reprises.
Ce n'est pas tout à fait la fin de l'histoire. Sur ce que l'on commençait tout juste à appeler les réseaux sociaux, des fans délaissent de drôles de messages. Se sont rendus au cimetière de Lutry, et ne sont pas parvenus à trouver sa tombe. Qui aurait effacé le nom ? Et pourquoi ? Fabrice Gaignault répond à la première question. Nathalie a fait enlever le monument en 2004. Elle refuse de répondre à la deuxième question. Elle parle d'acte horrible... N'en dit pas plus. Nous non plus. Par respect pour celle qui demande le silence. Mais rien que dans cette chronique vous pouvez savoir. Suffit d'un peu de perspicacité. Vince Taylor ( 1938 – 1991 ), âme déchirée, aura été jusqu'au bout un rock'n'roller. Sais-tu ce que cela veut dire ?
Toute notre fidélité. A lui dans la glèbe funèbre, sous son carré de gazon anonyme.
Un très beau livre.
Damie Chad.
ROUEN / LES TROIS PIECES
03 – 05 – 2014 / ATOMIC SUPLEX
RAYMOND SUPLEX
Longtemps Crypt fut considéré comme le label garage de référence. On ne jurait que par Crypt. Crypt machin, Crypt truc, t’as du Crypt ? Oh c’est sur Crypt ! Un Crypt sinon rien ! Voir Crypt et mourir ! Sans Crypt, pas de salut possible, Saint-Crypt priez pour nous, Crypt, c’est extra et sous le voile à peine clos, cette touffe de noir Jésus, Crypt emballé c’est pesé, du Crypt en veux-tu en voilà. Tous les chevaliers de la Table Ronde du PMU de la rue Pierre Fontaine partaient en quête du Saint Crypt. Tagada tagada. Ils carburaient au fioul (coca-pastis).
L’initiateur du mythe Crypt s’appelle Tim Warren. Ce citoyen américain est toujours actif, mais il a dû réduire son rythme de production après avoir failli faire faillite. Chaque fois qu’il signait un groupe sur son label, il organisait une tournée et il perdait de l’argent. Visionnaire, Tim Warren avait inventé un vrai ton, comme Sam Phillips avant lui avec Sun Records, et surtout un langage pour vanter les mérites de ses poulains. Yeeasssss ! The Big Daddy Catalogue fut pendant des années une bible dans laquelle on se goinfrait de ce slang garage inventé de toutes pièces par Tim Warren, une langue bardée d’onomatopées et d’expressions spectaculaires qui allait être ensuite copiée par les autres labels indépendants. Tim Warren se positionnait comme un fan de garage, exactement de la façon dont Greg Shaw le fit avant lui avec son fanzine et son label Bomp. Il faisait un label de fan pour les fans et il s’adressait exclusivement aux amateurs de garage fumant. Chez Crypt, pas de mous du genou. On pouvait acheter les albums Crypt en toute sécurité. Jamais Tim Warren n’aurait osé proposer un mauvais disque à son public. Et donc tous les groupes qui avaient un peu de style et d’originalité rêvaient de se retrouver sur Crypt. Parmi les grands groupes Crypt des années 90, on trouvait les Gories, les Oblivians, l’extraordinaire duo de Detroit Bantam Rooster, les fabuleux Beguiled, Teengenerate, Thee Headcoats et Thee Mighty Caesars de Wild Billy Childish, le Jon Spencer Blues Experience des débuts, les fringants Lazy Cowgirls, les Raunch Hands, les atroces Cheater Slicks, les faramineux Country Teasers d’Écosse et l’excellent Nine Pound Hammer de Blaine Cartwright, comme on le voit, rien que des poids lourds du garage américain - et japonais pour Teengenerate. C’est Crypt qui aurait dû sortir les brillants albums du King Khan & BBQ Show et des Black Lips, mais à ce moment-là Bomp et In The Red avaient les reins plus solides.
Après plusieurs années de silence étourdissant, Tim Warren réanima le label en 2003 pour sortir le premier album des Little Killers qui est évidemment un excellent disque de trash-garage new-yorkais. Puis en 2010, il fit paraître un single de Johnny Throttle, un groupe qui comprenait des ex-Parkinsons de Londres. Et dans la foulée, on vit arriver sur le label ressuscité l’album «Bathroom Party» d’Atomic Suplex.
Alors, on vit les Cryptheads réapparaître dans les rues, tels des zombies échappés de la Nuit des Morts Vivants, ce cauchemar fatidique signé George A. Romero.
Deux Anglais, un drummer français et une Anglaise ont décidé de redorer le blason du trash-garage exacerbé, une tradition initiée par deux groupes japonais, Guitar Wolf et Teengenerate. Rien à voir avec le hardcore ou toute autre dérive névrotique. Le trash-garage est une émanation outrancière du garage-rock qui respecte bien les codes du genre, mais qui pousse le bouchon un petit peu plus loin, au niveau du scream, du son et de la vitesse de propulsion. Plus ça va dans le rouge, meilleur c’est. Plus ça perce les tympans, meilleur c’est. Un conseil, quand vous voyez un groupe de ce type sur scène, ne restez pas à côté des enceintes, sinon vos oreilles vont siffler pendant plusieurs jours.
Belle pochette. Raymond Suplex 98 gît au sol. Il porte son casque et ses lunettes noires. Sur le carrelage autour de sa tête, on voit des flaques de pisse. «Bathroom Party» d’Atomic Suplex n’est pas un album de prog médiéval. Parce qu’il s’écoute en 45 tours.
Dès le premier morceau, on sent qu’on est sur Crypt. Gros son et parfum de folie. «Action Time» sonne et pulse comme tous les autres morceaux de trash-garage qu’on connaît, c’est le rock de la crypte saturé jusqu’à la nausée et on s’en repaît. Pas de son plus dense, plus barbare que celui-là. Le cut est hanté par une belle ligne de basse obsessive. «Rock’n’Roll Machine» qui suit fonctionne comme un modèle. Tous les groupes de rock (excepté Guitar Wolf et les Magnetix qui font déjà ça) devraient écouter ce morceau et prendre des notes. Avec Atomic Suplex, on assiste au retour en fanfare de la légende Crypt et ça nous réconforte les oreilles, car Tim Warren et ses collègues ont joué dans l’histoire du monde moderne un rôle capital. Ils ont été en quelque sorte les arbitres des élégances du garage pendant une bonne dizaine d’années. En gros, il y avait eux et le reste. Tim Warren crachait sur le crap et il avait raison. Sur Crypt, on entend bramer les australopithèques au fond des cavernes, et ça, on ne l’aura jamais sur Capitol ni sur Polydor. Sur Crypt on entend siffler les nappes de larsen pourries de distorse, et ça, on ne l’aura jamais sur Vertigo ni sur Atlantic. Raymond Suplex 98 et ses complices lâchent leur purée de trasherie en pleine cavalcade fantastique, et on voit le batteur tomber, renversé par la mêlée. C’est spectaculairement bestial. On est là au cœur du domaine de Guitar Wolf et de Teengenerate. Blanc, break et ça repart au coup de cymbale. Résultat : on a la pièce de trash la plus baveuse qui ait existé depuis l’invention de l’omelette.
Ils continuent dans le rock’n’roll avec «Rock’n’Roll Action», avec une intro plongée dans le larsen. On se sent si bien chez Crypt. On y trouve tout ce qu’on aime, le gros déblai, le gros remblai, la touille, la morve, la gicle, le blast, la basse qui sature, les vocaux qui résonnent dans la cave, ils tarpouillent leur frichti sans aucune compassion pour les lois sociales. En prime, Raymond Suplex 98 hurle comme un boucher ivre de mauvais vin. Il brandit sa Flying V comme s’il brandissait l’un de ces immenses hachoirs à carcasses. Dans «Diamond Skull», le batteur devient fou. Et Raymond continue de râler avec cette voix de pirate abandonné sur une île déserte. Il hurle pour rien dans son micro et les filles font les chœurs de la tribu des Zoulous zébrés, avec des basses insalubres. Par dessus tout ça coule une nappe de sax et Emma Leaning vient rajouter une coulure de chorus verdâtre. Ça tribalise dans la pénombre humide de la salle de bain et on se chope une belle poussée de température malsaine. «Atomic Suplexed By A Girl» est encore une trasherie poursuivie par un sax. Notons au passage que l’Atomic Suplex est une prise de catcheur. On ne verra pas souvent passer des trasheries comme celle-là dans le quartier. Ni même dans le monde civilisé. Il faut en profiter. «Bathroom Party» est un peu plus punk, plus secoué du bulbe, embarqué à cent à l’heure. C’est effarant de fuite. Ça n’en finit plus de fuir. Raymond Suplex 98 et ses co-équipiers sont des dingues de la fuite.
On s’arme de courage pour attaquer la face B. Avec «Girl Ride», on retrouve les ingrédients du trash pas de quartier. Ce n’est pas un disque destiné aux canards boiteux. Raymond Suplex 98 fait dans le marche ou crève de Biribi. «I’m On» est connu comme le loup blanc. On pense à «No One» de Johnny Moped. Ça sonne comme un classique vieux de trente-sept ans, mais ce n’est pas grave. Vélocité et emportement inconsidéré sont les deux mamelles de ce morceau. Franchement, les Atomic Suplex ne respectent rien.
Et là on entre dans une petite histoire en trois morceaux : l’histoire du rock’n’roll revue et corrigée par Atomic Suplex. Premier épisode : «Rock’n’Roll Is Never Going To Die». On retrouve les passes d’armes d’Eddie Cochran dans «Summertime Blues», retour de voix en baryton et tempo bien posé. Mais ce pauvre rock’n’roll est frappé en plein front d’un grand coup de masse de chantier. Alors il s’éloigne en titubant. On l’entend hurler dans la nuit éternelle. Il ne reverra jamais le jour, en tous les cas pas avec Atomic Suplex. On l’entend là-bas au loin gémir en heurtant des tas de gravats et des morceaux de ferraille.
Deuxième épisode avec «Rock’n’Roll Must Die». Pour les besoins du morceau, Raymond Suplex et ses lieutenants s’élancent à la poursuite du rock’n’roll. Ils le traquent dans la nuit, guidés par les lointains hurlements. Le pauvre rock’n’roll aveuglé par le coup de masse de chantier n’en finit plus de heurter des pans de murs et des branches d’arbres. Il entend les autres qui gueulent derrière. Il sait que s’il tombe, il est foutu. Alors il reprend son souffle, ravale sa bave et sa morve et de remet à courir comme un dératé. Mais Raymond Suplex doit l’achever pour les besoins du morceau, alors il le rattrape et le stompe.
Troisième épisode avec «I’m Rock’n’Roll». Le rock’n’roll se réincarne immédiatement dans le corps de Raymond Suplex 98 qui peut alors beugler I’m Rock’n’Roll. Il est encore plus débile qu’avant. À côté de lui, Frankenstein est un boy-scout. Raymond Suplex 98 part en vrille comme un poulet décapité. Il braille dans le micro qu’il est le rock’n’roll. Voilà ce qu’on appelle une saynète trash en trois actes.
Ils terminent cet album épuisant avec «Little Boy Blues». C’est un blues grillé vif dans la friteuse de la déveine. Il n’est pas de blues plus cradingue sur cette planète.
Alors évidemment, quand on apprend qu’Atomic Suplex vient jouer dans la cave d’un petit bar de Rouen, on se prépare psychologiquement. Le mieux est encore de boire une bonne rasade à la mémoire du capitaine Drake et de ses trente-deux bouches à feu et de mettre son destin en lieu sûr dans les mains du diable. Comme tous les bars, celui-ci accueille l’assoiffé à bras ouvert et après avoir fait honneur à Dionysos, on se risque à descendre un escalier à l’ancienne, très abrupt et pas du tout recommandé lorsqu’on qu’on danse le twist en marchant. Dans ces cas-là, on compte sur la chance. On finit par déboucher dans l’étuve de la petite crypte qui sent la sueur et le brûlage de calories. Un groupe punk nommé Jackhammer termine son set. Puis Raymond Suplex et ses amis s’installent. L’indicible Raymond Suplex a troqué sa Flying V contre une autre guitare. JD Kickdrum, le batteur français, nous expliquait qu’il avait trop de problèmes avec la Flying. Raymond revêt son casque de motard et son cuir frangé, et wham-bam, le groupe nous embarque dans son ouragan de trash-rock déjanté et jouissif. Ils sont dans l’énergie et dans l’ultime véracité du rock’n’roll. Ils le réduisent à sa plus simple expression, la plus directe, celle qui monte droit au cerveau. Raymond Suplex braille dix mille fois le mot rock’n’roll dans son micro de biker fixé au casque. Emma plaque ses accords sur une SG bordeaux et saute dans tous les coins. Dan May patate ses grosses lignes de basse. Il faut les voir s’agiter dans cet espace minuscule, tailler leur route dans une tornade sonique d’ultra-saturation et derrière eux bat JD, un monstrueux punkster, l’un des batteurs les plus secs, les plus puissants et les plus excitants qu’on ait vu depuis Rat Scabies. Il lance quasiment tous les cuts au tac-tac de baguettes et ça fonce. Raymond Suplex joue dans le chaos des mômes qui se télescopent devant lui, il tombe à genoux, il se redresse, il hurle, il prend des chorus déviants, pour une heure, il incarne tout ce qu’on adore dans le rock’n’roll, la folie, la sauvagerie, le funambulisme, les franges qui volent, la tourmente sonique, la perte des équilibres et l’ivresse d’une liberté absolue. Des verres de bière se lèvent à la santé du chaos et des corps qui dansent les bousculent, envoyant des mousses valser dans la tempête. Raymond Suplex nous ramène aux racines du rock de cave. Un coup de Crypt dans la crypte, ça te remet d’équerre. Ça réveille l’animal qui dort à l’intérieur. Pour tous ceux qui voient dans le chaos la vraie source de vie, Atomic Suplex est un groupe de rêve.
Signé : Cazengler, Atomic complexe
Atomic Suplex. Le Trois Pièces. Rouen. 3 mai 2014
Atomic Suplex. Bathroom Party. Crypt Records 2011
Sur l’illustration, de gauche à droite : Suplex 98, Emma Leaning et Dan May. Derrière, JD Kickdrum, mais on ne le voit pas.
VILLENEUVE-SUR-CHER ( 18 ) / 03 - 05 – 2014
11° RASSEMBLEMENT MOTO COSTER ROLLER
THE JALLIES
Ce n'est pas la teuf-teuf mobile qui urge sur l'autoroute mais la toto-ride du grand Phil qui pachydermise sur le goudron. Quand une fille vous donne rencart, ce n'est jamais la bonne heure, en plus là, elles sont trois et elles ont négligé d'indiquer l'horaire de passage... Voyez un peu l'approximation, bons princes l'on a escompté le premier set en soirée à vingt heures avec arrivée à Villeneuve-sur-Cher à 19 heures. Nous sommes des gars prévoyants. Pas assez, au milieu de l'après-midi le portable indique enfin un horaire fiable, 18 Heures, l'on ronchonne mais pas trop, les Jallies sont trop mignonnes, elles peuvent nous faire tout ce qu'elles veulent.
C'est Phil qui n'avait vraisemblablement rien à retordre qui a déclenché l'opération commando, tiens les Jallies passent à Villeneuve, on pourrait s'y rendre. Des Villeneuve, en France il y en a une toutes les trente kilomètres, bien sûr ai-je répondu ravi de l'aubaine. C'est là qu'il a rajouté, c'est dans le Cher, à trois cents cinquante kilomètres. De toutes les façons Cher ou pas cher, il fallait y aller : c'est la nouvelle formation des Jallies, et leur premier concert, dans vingt ans on le racontera, tout fiers à nos petits-enfants, bouche bée.
Dans le cockpit je subodore : Roller Coster, Phil(ibert) je parie un camembert que ce sont des bikers. Tiercé gagnant. Mais pour le l'automobile on n'a pas la grille complète, on arrive à 18 heures trente et lorsque l'on se rapproche de la concentration le vent nous balance dans les oreilles les échos de The Train Kept A Rollin', les Jallies sont sur scène, les swingin' garces ne nous pas attendus.
FIN DU PREMIER SET
L'on n'aura droit qu'aux trois derniers morceaux. Ne me demandez pas si c'était bien, j'ai surtout ouvert les mirettes. Je ne suis pas le genre de gars à m'assoir à la table de mon restaurant préféré, sans au préalable étudier la nouvelle formule sur la carte. A première vue devant rien de changé, trois filles qui batifolent, le bataillon de choc et de charme des voltigeurs fidèle aux avant-postes. C'est derrière que l'on aperçoit le renfort. Incroyable mais vrai. Julio n'est plus le seul, un deuxième garçon s'est introduit dans cet orchestre à dominante féminine. S'appelle Thomas, a priori le gars qui n'est pas bête - plein de jolies filles, je vais essayer de squatter - n'a pas tort, s'est fait tout beau, a enfilé sa chemise blanche pour faire bonne impression et en plus il a emmené sa copine, une gratte électrique et croyez-moi ça s'entend. Julio semble content, ne sera plus l'unique souffre-douleurs de nos trois tarentules. Pardons je voulais dire libellules.
Papillonnent tout sourire, Vaness un rayon de soleil empli de pétulance qui tape sur sa caisse claire, Céline gracieuse ballerine qui jase et rime dans le micro, et Leslie. Ady est partie. Vers d'autres aventures. Emportant sa note bleue vers d'autres arcs-en-ciel. Le groupe aurait pu se dissoudre, mais il a fait front. Thomas pour la guitare, Leslie pour le vocal. Jolie Leslie. Pour l'instant elle wap do wapise à profusion. A l'aise, peut-être encore un peu intimidée tout de même, mais à la voir bouger et à l'entendre pépier si vivement, l'on comprend que l'oiselle dépliera ses ailes très vite.
Je ne suis pas du tout le genre de mec qui passe son temps à mater les grognasses. Question oreille, l'ensemble sonne typiquement Jallies, avec tout de même un grain de guitare qui pousse son groin électrique d'une manière un peu plus insistante. Prometteur. Feraient bien quelques morceaux supplémentaires, mais non, elles reviendront dans une heure. L'orga a prévu un défilé de mode et un magicien...
INTERSET
Comme nous ne sommes pas méchants nous qualifierons le défilé, d'amateur, quant au magicien, je ne sais pas de quel chapeau ils l'avaient sorti mais il aurait dû commencer par se faire disparaître ! L'on a préféré faire le tour des stands, nombreux, principalement des fringues et très bikers. Pas vraiment rock, même pas un disquaire ! Organisation nickel chrome. Grands stands de toile noire pour les boutiques, accueil sur trois jours avec possibilité de camping. Lieu agreste accolé sur la rive du Cher qui pousse paresseusement un limon à teinte verdâtre. Petit vent frais particulièrement sensible sous l'immense marabout dressé pour les animations. Une vaste scène avec avancée dans le public à la Rolling Stones, mais en plein courant d'air. Pourvu que nos petites jalinettes ne se soient pas attrapé un rhume ! Pour le moment elles sont en train de signer leurs disques... et la file n'en finit pas de se renouveler.
DEUXIEME SET
Moins de monde. Dix-neuf heures, le public familial est rentré à la maison, et nombre de bikers se remplissent la panse dans les baraques à frites. L'espace se remplira tout de même peu à peu. Magnétisme des Jallies. Un set normal, serais-je tenté de dire. N'ont eu le temps que de trois répétitions pour se caler. Elles – chez les Jallies le féminin l'emporte toujours sur le masculin - reprennent donc le répertoire habituel, tout en étant conscientes que tout l'été nos cigales gazouillantes devront se livrer à un dur labeur de fourmi rouge. Recomposer une set-list qui tienne compte des désidératas et des nouvelles possibilités apportées par le savoir-faire et la sensibilité des nouveaux membres.
Une chose est sûre, Thomas n'est pas à la traîne, s'immisce partout, trouve toujours l'espace pour ponctuer de trois notes cristallines la fin d'un round de caisse claire, instille un mini solo lors des cessations vocales, souligne d'un riff la coda d'un solo de Julio sur sa contrebasse, l'oeil aux aguets et la corde qui se détend comme l'arc qui décoche une flèche. Pas du tout un son rockab – me dira qu'il bosse actuellement sur Gene Vincent – marqué très années soixante-dix, ce qui modifie, en la fluidifiant, la structure de la plupart des morceaux. Moins de syncope, pas de ruptures sauvages ni de reprises bondissantes, mais de l'énergie inépuisable. Sûr que le son des Jallies va évoluer. Redéfinition du son. Des équilibres seront à trouver. Sur le jump, entre le swing et le rock. La meilleure méthode pour ne pas se répéter, s'encroûter dans une formule toute faite. Le groupe possède un atout, Julio peut coller sans hiatus à tout changement.
L'instant crucial. Vaness passe le micro à Leslie. Je ne voudrais pas vexer nos deux messieurs mais les Jallies c'est avant tout les trois précieuses pépites pétillantes qui chantent devant. Sont chargés de la logistique musicale, mais la gloire du chant d'honneur est réservée à nos trois amazones. Leslie n'a pas l'air le moins du monde embarrassée, à peine si elle jette un regard sur le classeur à paroles, grand sourire, ne prend même pas le temps de respirer, et tel Empédocle abandonnant ses chaussures sur le bord de l'Etna, elle se lance dans un Fujiyama Mama brûlant comme les flammes de l'enfer. Plus tard elle nous fera un Queen Rock'n'roll qui mettra tout le monde d'accord. Ce n'est pas qu'elle chante bien, c'est qu'en plus elle a cette aisance, presque cette désinvolture, naturelle qui vous ravit le coeur. Et puis ce sourire délicieux, on la sent heureuse d'être là et de donner, et de partager cette joie de vivre qui l'habite. C'est une Jallies, une vraie, une perle qui ne dépare en rien dans le collier. Vaness et Céline ont retrouvé une âme soeur. La magie trinitaire des Jallies est intacte. Le sortilège n'est pas près de cesser de fonctionner.
Ai beaucoup insisté sur les nouvelles têtes. Faut les accueillir dans le nid douillet des mots. Leur faire une place qu'elles méritent déjà à la première prestation. Les Jallies sont de nouveau sur la route du rock'n'roll et cela nous enchante. Je n'oublie pas d'envoyer une bise amicale à Ady.
DIDIER LAVERA
J'en parle, mais je ne devrais pas. Parce que je n'ai pas écouté avec toute l'attention requise et que nous sommes partis au beau milieu du set. Parce que je papotais avec les Jallies, je n'ai pas compté les bikers qui voulaient à tout prix une photo avec nos trois sylphides – normal un motard est aussi un homme de chair et de sang – mais ce qui m'a étonné c'est le nombre de filles qui désiraient se faire tirer le portrait en leur compagnie, comme si elles devenaient les figures symboliques d'un nouveau féminisme.
Changement de décor. Hard trio rock. La formation minimale et la puissance sonore maximale. Du lourd, très lourd. Suis un déçu par les premiers morceaux. Mais avec le vent glacial qui souffle, ce ne doit pas être facile de chauffer les doigts et la voix. Comme pour me donner raison les morceaux suivants seront de mieux en mieux balancés. De mieux en mieux équilibrés, et de plus en plus vivants. N'ont pas la tâche facile. Le public s'est désagrégé durant l'installation du matos et des annonces diverses. Thomas me souffle qu'ils doivent aimer Lynird Skinird et se redresse tout fier lorsqu'ils interprètent un de leurs titres. Didier Lavera n'est pas un nouveau venu dans le monde du métal. Trente ans qu'il hurle et riffe sur les planches. A même assuré la première partie de Metallica. Mais la route nous attend. Lorsque nous repassons le pont du Cher, la bise aigre nous amène des volutes sonores des mieux moulées. Du coup je regrette de ne pas avoir pris le CD sur le stand des Roller Coster. Mais je note sur mon calepin. Je ne connaissais pas, mais la prochaine fois que je croiserai son chemin, j'irai voir de près.
RETOUR
Mission accomplie. Phil ( de fer ) s'est gelé comme un iceberg chez les Roller Coster, mais on a vu les Jallies, et il n'en fallait pas davantage pour nous rendre heureux.
Damie Chad.
( Une seule photo, alors on a pris des photos de l'anniversaire de Billy, Thomas à droite en chemise blanche. )
ELVIS SUR SEINE
UNE ENQUÊTE DE MONA CABRIOLE
STEPHANE MICHAKA
Mona Cabriole est une parisienne branchée, du genre exécrablement séduisante et sûre d'elle, journaliste pour Parisnews, à la rubrique musique. Pas exactement le genre de personnage dont on raffole: elle habite sur une péniche, conduit un scooter rouge, fréquente des bars infâmes, bref, le Paris que franchement, on n'aime pas. Ah oui, j'oubliais son ami livreur-de-pizzas-sans-papiers-noir-à-l-accent-prononcé parce qu'évidemment, Mona est gentiment de gauche. Voilà qui explique l'approbation des Inrockuptibles sur la quatrième de couverture. Comme tout héros digne de ce nom, Mona a une faille, un démon qui la hante, une cicatrice mal refermée et comme chez toute jeune femme digne de ce nom, cette faille vient du père. Mona aurait aimé aimer son papa mais, grand reporter magnifique mort en Afghanistan, il a préféré l'enquête à la famille, les lumières affolantes de toute cette vérité que le grand public ignore aux lourdes responsabilités d'un père. Sans se l'avouer, Mona veut quand même être à la hauteur. Elle ne veut pas jouer dans la cour des méchants, elle sera une journaliste honnête. Je vois que vous relisez la phrase précédente avec circonspection. Allons, allons, je vous avais prévenu, c'est gentiment de gauche. Autant vous rassurer tout de suite, Mona et moi avons quand même un point commun, un seul (excepté le charme ravageur). Son papa et le mien vouent au King la même vénération. Elle s'en est moins bien tirée mais mine de rien, ça vous rapproche. Vous donne de l'intérêt pour ce petit polar léger, pratique pour tuer une heure ou deux. Ça n'a d'ailleurs pas plus d'ambition. Question style, c'est vivant, ça se veut acerbe et drôle (réussit à l'être assez souvent) mais manque un peu de méchanceté et de tenue.
Je vous disais, le King. Il est au cœur de cette enquête rocambolesque qui, si je vous en racontais l'histoire, perdrait immédiatement tout attrait. Ne comptez pas en apprendre plus sur Elvis qu'en consultant sa page Wikipédia, ne comptez pas non plus trembler d'excitation sous l'effet du suspense, vous aurez le plaisir de lire une version pour adulte de Fantômette, c'est déjà bon à prendre.
MO
21:52 | Lien permanent | Commentaires (0)
01/05/2014
KR'TNT ! ¤ 187 : IKE TURNER / EDDIE COCHRAN / ROCK STORY / JAKE CALYPSO
KR'TNT ! ¤ 187
KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME
A ROCK LIT PRODUCTION
01 / 05 / 2014
IKE TURNER / EDDIE COCHRAN ROCK'N'ROLL STORY JAKE CALYPSO AND HIS RED HOT |
TURNER DE BREST !
LES BLAZES DU BLUES – 2e épisode (Part One)
«Il n’y a pas beaucoup de gens qui ont autant contribué que Ike Turner à façonner la musique moderne américaine. Il était guitariste, pianiste, découvreur de talents, leader de groupe, producteur de disques, compositeur, spécialiste de l’envers du décor. Turner savait tout faire et il le faisait bien.» C’est ainsi que Jon Hartley Fox présente Ike Turner dans l’imparable «Story of King Records».
Ike le géant a tiré sa révérence en 2007, mais il existe encore des moyens de le voir en chair et en os. Il apparaît notamment dans «La Route De Memphis», un film de Richard Pearce & Robert Kenner (volume 2 de la série des sept films retraçant l’histoire du blues, produite par Matin Scorsese et sortie sur les écrans en 2004).
Pas facile de raconter l’histoire du blues à Memphis en quatre-vingt dix minutes. Les légendes se bousculent au portillon. Pearce et Kenner en ont choisi deux comme ça, vite fait - B.B. King et Rosco Gordon - et ils ont demandé à Bobby Rush de jouer le rôle du fil rouge. B.B. King et Rosco Gordon sont en fin de parcours : B.B. et Rosco ont quatre-vingt balais - et d’ailleurs, Rosco va casser sa pipe juste après le film. Par contre Bobby Rush qui est une force de la nature conduit toujours son autocar sur le fameux Chitlin’ Circuit. Il évoque ses quarante-et-un ans de métier et fait le con sur scène avec des danseuses pour le moins fessues.
B.B. King rappelle que pendant toute sa jeunesse, il a parcouru huit kilomètres par heure, douze heures par jour pendant seize ans derrière une mule de labour. Faites le calcul, ça fait un sacré paquet de kilomètres. Rosco Gordon rappelle qu’il était une star en 1957 et qu’il a acheté une Cadillac à l’âge de quinze ans. On peut le voir dans le fabuleux «Rock Baby Rock It» de Murray Douglas Sporup, tourné en 1957, avec - entre autres - Johnny Carroll. Mais ça n’a pas duré, car le pauvre Rosco est allé ensuite travailler pendant vingt ans dans une blanchisserie du Queens à New-York pour gagner de quoi vivre. Quand il entre chez un disquaire de Memphis, il constate qu’il n’y a pas de disques de Rosco Gordon à la lettre G. Qui se souvient de Rosco Gordon ?
Dans ce film mal fagoté, on voit - hélas très peu de temps - deux des principales figures légendaires de la scène de Memphis : Rufus Thomas et Jim Dickinson. Rufus évoque WDIA, la première radio animée par des DJ noirs - qui passe de «coooold» à «hotttt, I mean hot, man !» - et qui touche quinze millions de noirs. Et Jim Dickinson rappelle qu’il a tout appris d’Alex, «l’ouvrier de ses parents» qui, justement, écoutait WDIA sur son poste de radio.
Par miracle, nos deux compères réalisateurs ont pensé à filmer Sam Phillips... Ouf !
Petit rappel : quatre ans avant d’enregistrer le premier disque d’Elvis, Sam accueillait dans son studio les bluesmen noirs de Beale Street. Il a eu un sacré flair parce qu’il a enregistré Howlin’ Wolf, B.B. King, Rosco Gordon, Junior Parker et Ike Turner. Que des stars. D’ailleurs, quand on posait la question à Sam Phillips, longtemps après qu’il se fût retiré du business : «Quel est le plus grand artiste que vous ayez enregistré ?», il répondait sans l’ombre d’une hésitation : «Wolf !»
On tombe donc sur une courte scène d’anthologie tournée chez Sun et que doivent ab-so-lu-ment voir tous ceux qui considèrent Sam Phillips comme leur père spirituel. Ike entre dans le cadre de la caméra et vient serrer la pince d’un vieux Sam tout barbu. Deux héros à l’écran. On ne peut pas rêver plus belle rencontre. De sa voix traînante, Sam salue Ike : «Tu restes en bon état, Dieu est bon.» En effet, Ike est en forme olympique. Il porte un pantalon jaune et balance des grosses vannes en hurlant de rire. Il retourne le compliment à Sam : «La théière vaut bien la cafetière !» Puis il raconte que c’est B.B. King qui lui a refilé en mars 1951 le tuyau du blanc qui avait un studio d’enregistrement à Memphis. Il précise qu’à l’époque on appelait les disques des artistes noirs des «race records». Sam confirme que c’était une époque extrêmement compliquée : «Les gens de Memphis ne comprenaient pas ce que je fabriquais avec une bande de nègres !» Ike balance alors le compliment qui tue : «Quand je suis venu chez toi, je n’ai jamais senti de préjugé !» Évidemment ! Tout le monde sait que Sam est un mec bien, mais quand un tel compliment vient d’Ike Turner, ça vaut tout l’or du monde. Il règne quand même une certaine tension entre nos deux héros. Ils finissent par se chamailler. Alors Ike coupe court à la chamaillerie en annonçant qu’il doit aller pisser un coup. «Où sont les toilettes ?»
Comme dans tous les autres films de ce type («Only The Strong Survive», «Standing In The Shadow Of Motown»), on nous sert au dessert un grand gala à l’américaine, où les vieux de la vieille se produisent sur scène dans des costumes rutilants. Par miracle, on assiste à la balance du gala de Memphis. À peine deux minutes, mais ça suffit. On voit Ike faire hurler des notes sur sa Strato avec une terrible brutalité. Et là, on comprend enfin ce que signifie le mot punk.
C’est en 2004 que j’ai eu la chance de voir Ike Turner sur scène au Méridien de la porte Maillot. Les Kings of Rhythm nouvelle formule montèrent sur scène très tard dans la soirée. Côté cuivres, le gang était plutôt musclé : deux joueurs de saxophone, un ténor et un soprano, plus un trompettiste affublé d’un chapeau de cuir noir et de lunettes rouges et qui allait jouer dans un style très fluide, un peu à la manière de Miles Davis. Avec en plus un blanc-bec à la guitare, deux vieux nègres aux claviers et un groover d’enfer sur une basse funky rouge, on avait là le meilleur orchestre d’Amérique. Après un petit instro de mise en bouche, Ike ramena sa fraise. On vit surgir un géant, comme dans les contes populaires ! C’était un mastodonte de la taille de Chuck Berry. On comprenait mieux comment ces gens-là avaient réussi à survivre à plusieurs décennies d’excès en tous genres et au poison de la haine raciale : grâce à leur constitution. Ike portait un costume de scène incroyablement funky, presque immaculé, orné sur la poitrine de pierreries étincelantes. Ses cheveux noirs et drus étaient taillés au carré. Son visage, comme ceux d’Arthur Lee et de Screamin’ Jay, ne portait aucune trace de vieillissement. Il avait une peau incroyablement lisse, pas une seule ride. Un vrai vampire. «Fink you !» Il accompagnait ça d’un sourire de fauve surligné d’une moustache en croc. Il s’installa derrière un piano électrique. On aurait dit un taureau assis derrière une table de camping. Il commença par taper dans les vieux classiques comme «Caldonia» et «Charlie Brown». «Fink you !» Ike attrapa ensuite une Strato en or pour jouer le blues. Il mit «Sweet Black Angel» au carré et prit un solo stupéfiant d’agressivité. Il tirait des notes lancinantes de véracité en bas du manche. Il jouait fort, le bougre ! Il passait en force, il martelait ses stridences. Il tordait le manche de la Strato. Il n’existe pas de guitariste plus physique, plus brutal qu’Ike Turner. Et guise d’apothéose, il nous balança dans les gencives une version carabinée de «Bo Diddley». Ce fut la fin de la première partie du set. Pour la seconde partie, il fit monter sur scène une clonette de Tina Turner : même voix, même couleur de peau, même coiffure, mêmes cuisses fermes, même poitrine apparente à travers la même mini-robe maillée. Mais avec vingt ans de moins. On s’est fait la cerise après deux morceaux. Nous étions venus voir jouer le bluesman de Clarksdale, Mississipi. La clonette n’avait aucun intérêt.
Jerome Records est un petit label espagnol qui vient de rééditer deux séries d’enregistrements de la période 1951-1959. Le premier album s’appelle «Down And Out» et le second «Real Gone Rocket». Sur «Down And Out», on a du pur Ike. Tout est bien, c’est swingué jusqu’à la moelle des notes. On entend le punk jouer de la guitare sur «Cubano Jump» et l’une de ses nombreuses poules, Bonnie, chanter sur «Looking For My baby». On entend sur ce disque du jump blues exceptionnel. Ike place un fantastique solo de guitare dans «I Wanna Make Love To You». Sur la face B se trouve une monstruosité nommée «Boxtop» qui est le premier essai de Tina Turner au chant. Ike balance sa purée. On entend ensuite chanter l’un des interprètes engagés par Ike, un type extraordinaire du nom de Tommy Hodge. C’est un screamer fou digne de Little Richard. «(I Know) You Don’t Love Me» réveillerait les trente-cinq mille morts du premier assaut au Chemin des Dames. C’est pas très compliqué : tous les morceaux de ce disque sont bons, à condition bien sûr d’en pincer pour le raw r’n’b et le jump blues d’antan.
Sur «Real Gone Rocket», Ike fait le session man. Il accompagne des gens comme l’immense Sly Fox - Eugene Fox de son vrai nom - («I’m Tired Of Begging» avec un solo de brute) et sur la face B, on tombe sur les singles de la période King. «Just One More Time» frise la folie pure, tellement ça swingue. Voilà un son jamais égalé, monté sur une basse folle et grillé par un solo de sax d’un autre temps. «The Big Question» est un heavy jump haut de gamme, mais quand on a dit ça, on n’a rien dit. On ne peut qu’imaginer ce hit sortir d’un juke-box de Clarksdale, Mississipi, en 1955. Un peu plus loin, on tombe sur «Calling My Name», bardé de chœurs et inspiré comme ce n’est pas permis. Les notes de pochette indiquent qu’il s’agit probablement de la première apparition des Ikettes mythiques. Cerise sur le gâteau avec «Ho Ho», un instro d’Ike le fou qui claque ses notes en pleine cavalcade. Un son qu’on ne retrouvera, étrangement, que sur le premier album de Moby Grape.
Autre cochonnerie : «Jack Rabbit Blues» qui rassemble les singles enregistrés entre 1958 et 1960. Ike le punk tournait à plein régime. Il portait une pompadour de quinze centimètres de haut et une fine moustache à la Little Richard. On trouve sur ce ramassis extravagant quelques abominations baveuses comme «Call Your Name» ou «Double Trouble», blues puissant grâce auquel Otis Rush vient nous rusher la ruche. Otis Rush toujours avec «Keep On Loving Me Baby», du boogie avant la lettre au parfum de nicotine et chargé des relents d’arrière-salle, énorme et exaltant. La valse des génies inconnus au bataillon se poursuit avec «I’ll Weep No More» où l’on entend un batteur dément fouetter ses peaux et Betty Everett chanter un gospel de tous les diables. Fabuleux jumping-blues des arcanes du sax et du sex de la baronne des cimetières avec «Tell Me Darling» et Ike attaque «My Baby Is Good ‘Un» à la guitare punk, un vrai truc de fou, comme on dit quand on perd les pédales. On tombe facilement dans les vieilles harangues des pêcheurs de harengs avec des morceaux comme celui-là. Dans «Walking Down The Aisle», Ike fait le con avec son baryton et dans «Box Top», Ike le géant croasse comme la grenouille crapautée. Magie pure et solo de rêve. Buddy Guy surgit dans «You Sure Can’t Do», un heavy blues bardé de cuivres. Buddy troue le cul du blues, et sa voix accroche comme un grappin planté dans la gorge de l’amiral d’escadre. À l’abordage ! On retrouve cette monstruosité qui s’appelle «Ho Ho». Ike joue comme le pire des punks. Il devient méchant et violent, il se conduit comme le voyou du quartier qui attache les chats à sa mobylette et qui les traîne dans les rues. Les guerriers apaches faisaient la même chose avec les tuniques bleues capturées vivantes. Yaoouuh Rintintin ! L’immonde Ike torture ses gimmicks, il les fait hurler. Ah le sale nègre ! Attention, ce n’est pas terminé car sur les quatre derniers morceaux, cette chienne lubrique de Tina vient nous hurler dans les oreilles. Une vraie cinglée. On aurait dû l’enfermer. Elle fout le feu dans la prairie. Avant elle, aucune Américaine n’avait osé hurler comme ça dans un micro. Mais ceci est une autre histoire, comme dirait l’oncle Paul.
Ace Records s’est aussi fendu d’une compilation des instros d’Ike sortis entre 1956 et 1964. On y retrouve le fameux «Ho Ho» et quantité d’autres perles de jukebox comme le diabolique «Steel Guitar Rag» dans lequel Ike sonne country. Au cas où personne ne l’aurait encore remarqué, Ike Turner est un vrai crack. Il sait tout faire. Sa country, c’est de la haute voltige. Par l’esprit, il bat tous les autres. «The Groove» est un instro absolument dévastateur. Ike claque le son, il pince des notes de fou, il affole ses gammes comme il affole les sens des femmes. Son instro est de la pure dynamite. Il balance ses coups de tremolo mortels et le sax le reprend. Dans «The Rooster», on l’entend écraser ses accords avec une violence digne de guerriers vikings ivres d’hydromel et de carnage. Cet instro est une véritable abomination. Le voilà parti en solo. On entend le son clair du petit freluquet noir perdu au pays des blancs, tout seul avec sa guitare. Mais on sent bien qu’il a des choses à prouver. Sur «Prancin’», on l’entend tirer une corde et la lâcher - tzzzzing ! Quelle brute ! Il embarque «Go To It/Stringin’ Along» à la guitare punk. Il joue le thème militairement, tout seul avec son médiator. Il ne dépend de personne en Harley Davidson. Tous les autres soldats sont morts. Il joue l’intégralité du morceau en solo. Sacré Ike. Il se savait invincible. C’est un petit nègre protégé par les dieux du rock, comme Chuck Berry.
Dans les années 70, Ike va sortir deux albums solo, «Blues Roots» et «Bad Dreams», deux véritables bêtes bourrées de reprises triées sur le volet. C’est pour lui une façon de rappeler qu’il est en route depuis un bon moment et qu’il a connu et joué avec tout ce que le Deep South comprenait de légendes du blues et du r’n’b. Il fait par exemple une reprise de «The Things I Used To Do» de Guitar Slim, un blues de cabane de forêt et on entend Ike tordre le cou du cut avec une force de conviction à peine croyable. Il torche un solo au son clair d’une grande inspiration. Le hit de ce disque pourrait bien être «Goin’ Home», heavy blues traversé par un solo de trompette bouchée. Ike y joue son vieux va-tout de king of rhythm. Groove de génie avec «Right On» qu’il amène avec une classe épouvantable. On sent la patte du maître. Ike sait claquer un climat. Il fait monter la température et tape dans son baryton - hey baby right on. Pur génie. Ce mec est beaucoup trop doué. Même quand il sonne plus funky, comme dans «Think», on le suit à la trace. Il fait pleurer les notes de son solo de guitare. Il ne rigole pas. «That’s Alright» est monstrueux dès l’intro. Riff mortel, l’un des plus mortels de l’histoire du rock, instrumentation de punkster, c’est Ike qui joue dans le jus du juke, il pelote ce riff sourd qui vient du fleuve, puis il balance un solo dégueulasse sur deux notes et fait son voyou. Ike est une phénoménale ordure délinquante à la peau noire, un miracle qu’il n’ait pas été lynché par les blancs dégénérés. Et cette façon qu’il a de chanter ! Franchement, ça tétanise. Il reprend aussi le fameux «My Babe» de Willie Dixon, pompé sur «This Train» de Sister Rosetta Tharpe.
Sur «Bad Dreams», il tape une reprise de «Dust My Blues», le vieux classique d’Elmore James. Sa version est beaucoup plus étoffée que celles du Spencer Davis Group ou de Fleetwood Mac (transformée en «Dust My Broom»). Ike a fait venir les Ikettes et tout le tremblement de sa Revue. Il ramène toute l’énergie du gospel dans ce vieux classique et c’est là son trait de génie, c’est là que s’exprime sa grandeur d’âme. C’est ainsi que se chante le blues à Clarksdale, dans le Mississipi. Il finit en baryton, baby ride on, et monte dans le baryton, baby ride on. Effarant. Dans «Don’t Hold Your Breath», il part en baryton, c’est le punk qui conjure la poule - no no baby. Comme dans ses autres morceaux, il fait démarrer les percus au second ou au troisième couplet. Ike est un géant du son et du suspense. Son «Flockin’ With You» est complètement pourri de swing. On sent l’humidité du bayou, les syllabes mouillées et les vieux réflexes mississipiens. Il chante «Later For You Baby» les dents serrées. Il s’y tient. Il ne lâche pas le morceau. Il en veut. Il balance une cochonnerie de solo punk, une indicible horreur. Plus besoin de Wayne Kramer. Avec Ike Turner, on a tout ce qu’il nous faut. Groove faramineux : «Rats» : «There’s a whole lotta rats around/ Real rats, black rats, even white rats and you know what ?/ They all eat cheese !» (Il y a tout un tas de rats dans le coin/ Des vrais, des noirs, même des blancs, et vous savez quoi ? Ils mangent tous du fromage !) C’est une leçon de diction signée Ike Turner - Ride on mum ! - Ike règle ses comptes. Il fait ce qu’il veut - check it out ! Il finit cet album stupéfiant avec un gospel swing dément qui s’appelle «I Love The Way You Love».
Mais s’il fallait faire un choix et ne retenir qu’un seul disque, ce serait «That Kat Sure Could Play». Il s’agit d’un petit coffret magique de quatre disques. C’est le même principe que dans les coffrets Bear Family : on suit chronologiquement TOUTES les sessions d’enregistrement auxquelles Ike a participé, entre 1951 et 1957. On va de studio en studio et bien sûr on se retrouve parfois au Memphis Recording Service de Sam Phillips ou chez Syd Nathan à Cincinnati. Ce coffret est brillant, car on y entend une quantité impressionnante d’artistes complètement tombés dans l’oubli et qui furent à cette époque de fantastiques shout-bam-ballamers. La plupart du temps, Ike fait partie du backing-band et il joue du piano ou de la guitare. Il est en studio avec des stars comme B.B. King, Wolf ou Elmore James, et beaucoup d’autres bluesmen aussi talentueux mais hélas inconnus au bataillon. Ike s’est frotté à tellement de grosses pointures qu’il n’est pas surprenant qu’il ait fini par devenir lui-même une grosse pointure.
Quand on entre dans cette caverne d’Ali-Baba, on tombe aussitôt sur Jackie Brenston & The Delta Cats (qui deviennent ensuite les fameux Kings Of Rhythm). «Rocket 88» est sympa, c’est vrai, mais «My Real Gone Rocket» est une vraie pétaudière. Épouvantable ! Dévastatrice ! Ça se passe chez Sam Phillips. Comme par hasard. En mars 1951. On n’était même pas nés. Toute la folie du rock était déjà là et ça gigotait pour de bon. Même chose pour «Independant Woman», monté sur un riff dément. Produit par Sam Phillips et sorti sur Chess.
Nous avions déjà deux sales punksters à cette époque : Ike et Wolf. En 1951, Wolf beuglait «How Many More Years» dans le micro de monsieur Phillips, Ike l’accompagnait au piano et Sam produisait. Et voilà le travail ! Existe-t-il un trio plus mythique ? Non.
Sur «Dry Up Baby» de Robert Bobby Bland, on entend Matt Murphy jouer un solo furibard. On l’entend aussi dans «Good Lovin’» et dans «Drifting From Town To Town». Ike accompagne au piano un certain Boyd Gilmore. Son «Ramblin’ On My Mind» est une sorte de «Dust My Blues» primitif. Ça va vous nettoyer les oreilles, je vous le garantis. Ike pianote comme un dingue, c’est plus fort que lui, il ne peut pas s’en empêcher. Pendant deux minutes, Boyd Gilmore devient un héros, avec son registre gras et puissant, puis il replonge dans l’abîme du temps. Avec «Whole Heap Of Mama», Brother Bell avait de quoi faire sauter la planète. Il nous balance un jump blues bourré d’énergie nucléaire, fendu par un solo de sax aux notes fondues. On retrouve l’admirable Rosco Gordon avec «No More Diggin’», un swing mémorable. On ne sait pas ce que fout Ike dans le studio, puisque Rosco joue déjà du piano. Drifting Slim ? Encore un fabuleux inconnu au bataillon.
On retrouve l’immense Boyd Gilmore dans le disk 2. Chant hurlé dans «All In My Dreams» et fantastique travail de shouter dans «Take A Little Walk With Me». À cette époque, Ike accompagnait pas mal de stars inconnues. On le retrouve avec Bonnie Turner pour «My Heart Belongs To You». Bonnie était excellente, elle y allait au culot du feeling. Si Ike est un héros, alors Bonnie est une reine. On retrouve ensuite le fameux «Looking For My Baby» magnifique de prestance. Bonnie et Ike s’échangent les couplets avec une classe insolente. Ces gens-là avaient un talent qu’on peine à mesurer. On ne peut que s’éberluer. On croise d’autres géants, comme Johnny Ace et Earl Forrest qui balancent «Trouble And Me», un blues cuivré qui s’écroule dans des flaques de bar-room brash. Ike pianote comme un dingue. Encore un cran au dessus avec Mary Sue et son «Everybody’s Talkin’», un swing dément, hallucinant de vérité pure. Baby Face Turner ? À tomber. Sorti sur Modern - l’un des labels des frères Bihari - «Blue Serenade» est une perle de blues de bastringue qui peut hanter les mémoires. Ike pianote. Encore pire : «Gonna Let You Go», soupe brutale, mal foutue, pur trash des origines. En 1952, Elmore James enregistrait «Please Find My Baby» et on sentait sa force. Comme si on pouvait la toucher. Il hurlait son blues et derrière, Ike swinguait, fier comme Artaban. On tombe ensuite sur les heavy blues rampants de Little Milton. Les géants pullulaient, dans les campagnes du Deep South.
C’est sur le disk 3 qu’on retrouve Eugene Fox, l’un des chanteurs les plus extraordinaires de tous les temps. Il fait du guttural et pousse le bouchon bien plus loin que Louis Armstrong ou Wolf. «Stay At Home» est du pur Fox, raunchy en diable. Ike y pond un solo de guitare dément. Eugene Fox est un méchant braillard. Quand il ne chante pas, il joue du sax. Un autre hurleur de gros calibre : Jesse Knight. C’est le neveu d’Ike, bassman dans les Kings Of Rhythm. Là, il balance un jump blues nommé «Nothing But Money» avec une rage digne de l’oncle.
Pour d’autres singles, Eugene Fox change de nom. Il devient The Fox ou The Sly Fox. «Hoo Doo Say» est une nouvelle énormité. Puis on retrouve «I’m Tired Of Beggin’» qui tient du pur génie. Ike s’amuse lui aussi à changer de nom et devient Lover Boy. Sur «Love Is Scarce», il pianote comme un fou à la surface d’un son épais et ça sonne comme un hit de Fats Domino. Vous tomberez aussi sur le fabuleux Lonnie The Cat. «The Road I Travel» est un jump blues magnifique et Lonnie The Cat fait déraper ses syllabes. Tous ces shouters étaient des artistes complets. En voilà encore un autre : Clayton Love. Il sonne comme Esquerita. Et Billy Gayles sonne comme Fats Domino. On a en prime la magie du son des années cinquante. Avec «Sho Nuff I Do», Elmore James est écœurant de classe. La voix + le son : tout est là. C’est l’équation magique. Swing fabuleux avec «Baby Wants», un single enregistré par The Flairs, dont le chanteur n’est autre que Richard Berry, le daddy de Louie. On sort épuisé de ce disk.
Eugene Fox attaque le disk 4 avec du pur jus de raw, «My Four Women». Il nous envoie directement au tapis. On y reste pour le morceau suivant : Sam Phillips accueille Little Milton dans son studio pour enregistrer «Looking For My Baby». Gros son bien sale et doucement cuivré par derrière. Ike claque ses notes dans «Go To It» et si on veut l’entendre jouer un gros solo de blues, alors c’est dans «The World Is Yours» de Johnny Wright. On l’entend aussi jouer des phrasés périlleux dans «I Wanna Make Love To You» des Trojans, groupe de doo-wop du Missouri. Parfaitement à l’aise, Ike part en solo et multiplie les figures de style aventureuses. Jamais on ne reverra un truc pareil. «I’m Tore Up» est un autre brûlot d’Ike chanté par Billy Gayles : jump blues cuivré avec un son sur-puissant. Là, on est chez King. Le son qu’ils sortent vaut celui de Nashville Pussy. On retrouve ce sacré shouter de Billy Gayles dans «I Had Never Known You». Ike joue de la guitare sur «What I Am To Do» des Rockers, un autre groupe de doo-wop signé sur Federal. Ike y coule des gimmicks infernaux à tous les coins de rue. Dans «No Coming Back» de Billy Gayles, qui est encore un heavy blues à la Fats Domino, Ike sort un solo des enfers. C’est à l’immense Jackie Brenston que revient l’honneur de boucler cet impitoyable panorama. Il peut chanter comme Little Richard et dans «Ain’t Got No There» des Stairs, Jackie descend dans le baryton des catacombes. Une fille chante avec lui. On a là l’un des singles les plus extraordinaires de cette époque. Jackie refait le screamer dans «Cryin’ Over You». Un bon conseil : allez fouiner du côté de Jackie Brenston. Il transforme tout ce qu’il touche en or. Et sans Ike, pas de Jackie Brenston. Sans Ike, pas de Billy Gayles. Sans Ike, pas d’Eugene Fox. Sans Ike, pas de Tina. Et sans Ike, pas d’Ikettes. Et sans Jackie Brenston, sans Billy Gayles, sans Eugene Fox, pas d’Ike.
C’est une façon comme une autre de rappeler l’incontournabilité d’Ike Turner. On parle aussi d’incontournabilité, quand on évoque le souvenir de Sam Phillips. Ce sont eux qui ont tout inventé, enfin dans la forme que nous connaissons et qui est parvenue jusqu’à nous. Ike et Sam ont connu les vrais trucs, ceux que nous ne connaissons pas.
Le dernier album qu’Ike Turner enregistra avant de s’éclipser s’appelle «Risin’ With The Blues», comme par hasard. Quand sonne l’heure de la mort, on revient aux sources, inévitablement. C’est un album de blues au sens large, au sens où Ike l’entendait. Sa vision du blues englobait le funk et le jump blues. Il ne se limitait pas au blues électrique, comme le font par exemple Muddy Waters ou Buddy Guy. «Gimme Back My Wig» qui ouvre le bal est très funky en diabolo et la voix d’Ike, avec l’âge, s’est colorée. Il tape dans le heavy blues de desperado avec «Tease Me». Il nous renvoie tous au limon du Delta. C’est absolument fabuleux de boogie-mania. Pas de doute, Ike se souvient du vieil Eugene Fox. La puissance vient de là. Et de Wolf. Quasiment tous les morceaux de l’album sont bons. «I Don’t Want Nobody» est un joli jerk des catacombes. «Jesus Loves Me», un gospel bourré de heavy blues. Ike chante «Eighteen Long Years» avec une ferveur ravageuse et il revient au heavy blues avec «Rockin’ Blues», qu’il solotise à sec. Sur ce disque, tout est classique, chanté avec rage et inspiré. Il tire sa révérence avec «Bi Polar» (on l’accusait d’être un malade bi-polaire) - funky-blues des enfers de Dante, bien vu et étonnant, du pur Ike, cut d’une rare puissance, ultime spasme d’une vie entière consacrée à la musique de nègres.
Avec lui, c’est un son qui disparaît. Pffffuiiiittt ! Envolé ! Que reste-t-il aujourd’hui ? Tina Turner ? Vous rigolez ?
Signé : Cazengler, qui préfère Ike à Ikea
Richard Pearce & Robert Kenner. La Route de Memphis. The Blues, A Musical Journey Vol 2. DVD 2004
Ike Turner. Down And Out. Ike Turner Recordings 1951-1959. Jerome Records 2011
Ike Turner. Real Gone Rocket. Selected Singles 1951-1959. Jerome Records 2011
Ike Turner. Jack Rabbit Blues. Secret Recordings Limited 2011
Ike Turner. Blues Roots. United Artists Records 1972
Ike Turner. Bad Dreams. United Artists Records 1973
Ike Turner & His Kings Of Rhythm. Ike’s Instrumentals. Ace Records 2000
Ike Turner. Risin’ With The Blues. Zoho Roots 2006
Ike Turner. The Legendary Ike Turner. That Kat Sure Could Play. The Singles 1951-1957. Secret records 2010
EDDIE COCHRAN / STRING FEVER
String Fever / Nice 'n'Easy / Pushin' / Fast Jivin' / Guitar Blues / Jungle Jingle / Guybo ( 1 ) / Meet Mister Twendy / Scratchin' / Guybo ( 2 ) / Drum City / Strolin' Guitar / Fourth Man Theme / Song Of New Orleans / Hammy Blues / Jim Sand Witch / Have An Apple, Deary / Country Jam / Shotgun Wedding Theme / Chiken Shot Blues / Eddie's Blues / Lonesome Blues / Bread Fred / My Way / Jolly Bean / Don't Bye, Bye Baby Me / Rain / Gettin' Funky / Funk City / Undecided / Annie Had A Party / So Fine, Be Mine
Livret : Darrel Higham ( mai 2008 )
Rockstar : 2009.
Longtemps que j'en rêvais, une collection de tous les instrumentaux d'Edie Cochran. Rien de plus pénible que de godiller entre les plages éparpillées au hasard des rééditions sur les différents trente-trois tours. C'est sorti depuis cinq ans chez Rockstar... Le son d'un CD n'est pas toujours parfait mais la technologie vous facilite la navigation. En plus ils ont demandé à Darell Higham de présenter. Comment ne pas craquer quand l'objet désiré vient de lui-même se nicher dans vos doigts alors que vous égreniez sans trop y croire les casiers du disquaire !
Eddie Cochran, chanteur et guitariste, artiste de scène et musicien de studio. Un garçon pressé à la poursuite du succès. Parti trop vite, à vingt et un ans, comme l'on quitte la table alors que l'on n'a pas encore terminé les hors d'oeuvre. L'on tilte toujours lorsque l'on regarde les autographes qu'il griffonnait à toute vitesse à ses fans, la plupart du temps il se contentait d'une formule toute faite, un peu à l'emporte-pièce qui le dispensait des développements fastidieux et incertains, mais qui depuis résonne étrangement, Don't Forget Me, comme s'il avait eu la prescience que le temps lui était compté. L'est parti sans avoir eu le loisir de jeter un regard sur le travail accompli, l'oeuvre qu'il laisse est à l'image de ces chambres d'ados sens dessous dessus dans lesquelles l'on ne peut plus marcher tellement le plancher est recouvert d'objets divers et hétéroclites dont on ne sait s'ils étaient destinés à finir à la poubelle ou à être conservés telles de précieuses reliques toute une existence.
C'est un peu le lot de tout le monde, lorsque vous êtes mort, ce sont les autres qui se chargent de vider les tiroirs et d'opérer le tri, et même vos amis les plus chers ne sont pas dans votre tête. Vous avez toujours des pensées secrètes, des projets dont vous n'avez encore parlé à personne. Pour Cochran, c'est un peu plus compliqué. L'était un jeune homme pressé non pas parce qu'il avait les dents qui rayaient le plancher et qu'il était prêt à passer sur votre cadavre si nécessaire. Son activité de musicien de studio montre qu'il ne s'économisait pas, certains de ses plus beaux solos sont sur les disques des copains, concorde aussi le témoignage des musiciens anglais, ne gardait pas ses secrets de fabrication pour lui, transmettait ce qu'il savait sans se faire prier.
Cochran avait un énorme problème de plan de carrière. Né trois ans après Elvis, l'est arrivé un peu tard pour être tout à fait aux avant-postes. Il y avait ses désirs d'un côté, et tout le staff de la maison de disques derrière. En 1958 Elvis a déjà deux vies derrière lui. Une pour les garçons, un autre pour les filles et sa gloire participe des deux. Commence par être le prince créateur du rockabilly et continue par devenir la star des plateaux de cinéma. Et le gamin Cochran a été autant fasciné par la première que par la seconde. L'on sait aujourd'hui combien les films d'Elvis ont dévoyé le musicien, mais sans recul le jeune Eddie envisageait la problématique dans l'autre sens : le succès récolté au cinéma lancerait sa carrière de chanteur. Avait-il tort ou raison ? Une chose est sûre : le démarrage de Cochran piétinait. Côté Hollywood, les offres sérieuses de tournage tardaient à venir, côté rock'n'roll l'establishment avait réussi à glisser l'éteignoir sur l'incendie. Si Cochran et Vincent s'envolent pour l'Europe c'est bien parce que le rock qu'ils représentaient n'était pas des mieux vus.
Lorsque la camarde le fauche, Eddie ne sait pas encore dans quelle direction il se dirigera : cinéma ou rock'n'roll ? Un destin à la Presley ou à la Vincent. Récupération ou jusqu'au boutisme ? Les fans ont tendance à indiquer une troisième voie : une authenticité et un savoir-faire musical qui lui auraient permis de s'inscrire sans trop de mal dans le devenir du rock anglais en pleine gestation. L'aurait évité le reniement à la Elvis et la sortie d'autoroute à la Craddock. Difficile de leur donner raison, même si je partage cette hypothèse haute. De toutes les façons toute une partie de la théorisation de la réponse se trouve dans son oeuvre instrumentale, c'est pour cela qu'elle nous intéresse au premier chef.
Eddie Cochran est un des plus grands chanteurs blancs de rock de sa génération. Darell Higham rappelle que c'est un peu par inadvertance. S'est mis à chanter ses propres morceaux parce qu'il n'avait pas dans son entourage d'artistes capables de les interpréter de façon adéquate. En composant s'était taillé un costume à sa mesure et personne n'arrivait à l'endosser sans paraître fagoté... Sa préférence allait à la guitare, devient dès quinze ans un petit prodige de l'appareil, pas du tout un virtuose à la petite semaine et encore moins un chien savant avec lequel les maîtres essaient de soutirer de l'argent au public. L'est le musicos de base, le collègue de studio qui assure mieux que tous les autres, qui propose une solution à vos problèmes, bref le gars sur qui l'on peut compter à coup sûr. Pas la bonne poire, mais le mecton irremplaçable qui a toujours quatre longueurs d'avance sur vous.
Sur son jeu de guitare, et sur les techniques d'enregistrement. Un peu la partie immergée de l'iceberg, celle que l'on ne voit pas, cachée par l'autre qui du coup n'en paraît que plus volumineuse. Et pourtant au début des années soixante la guitare électrique est reine. Mais l'on prête plus facilement l'oreille à Duane Eddy et à Link Wray qui ne chantent guère. En Europe l'on est obnubilé par le son clair des Shadows, là encore cent pour cent instrumental. Le travail qu'ils effectuent derrière Cliff Richard on le porte au crédit du chanteur. De même l'on admire la Cadillac de Vince Taylor et l'on ne prête guère d'attention à Joe Moretie qui conduit la berline.
Mais tous ces guitaristes jouent un peu à rebours du style d'Eddie, ils ne recherchent pas vraiment le son mais une sonorité. Toute la machiste différence qui existe entre une jolie fille et une très belle femme. La deuxième génération, celle qui atteindra la gloire ( dont nous parlions dans notre article sur les Yardbirds ) Clapton, Beck, Page, ajouteront au premier rock anglais cette recherche du particularisme individuel qu'ils exprimeront dans les soli. C'est sans doute Big Jim Sullivan qui est resté dans l'ombre des studios, alors qu'il était aussi doué que les trois autres, qui s'inscrirait le mieux dans la lignée de Cochran. Ce n'est certainement pas un hasard s'il n'a pas voulu surfer sur la vague engendrée par les Stones. Guitariste de premier ordre, Cochran ne se met pas en avant, dans les concerts donnés en Angleterre il laissera souvent Joe Brown se charger du solo, lui-même n'assurant que la rythmique.
Darell Higham explicite cette attitude. C'est bien la guitare d'Eddie qui fait la beauté, l'originalité, et la force de morceaux comme C'Mon Everybody, Summertime Blues, Nervous Breakdown, mais c'est simplement un motif rythmique des plus vigoureux sans aucune démonstration de virtuosité individuelle. La guitare est jouée au service du morceau pas dans l'intention de mettre en valeur l'habileté du guitariste. Ce n'est pas un manque de savoir-faire. Eddie sait swinguer. A beaucoup écouté le jazz, ce qui lui donne cette aisance d'acclimatation à tout style de chanteurs dans les studios. Fait preuve d'une plasticité et d'une adaptabilité confondante, laissez lui cinq minutes et il tombe en phase avec vous, de la plus navrante variété à la plus haute voltige chromatique... BB King a déclaré que le seul blanc - avec qui il avait joué - qui était capable de sentir le blues comme un noir, s'appelait Eddie Cochran. Quand on réfléchit quelque peu à la naissance du hard rock, comment ses protagonistes ont pillé le répertoire blues pour asseoir l'architecture de leurs morceaux, l'on ne s'étonne plus de voir les Blue Cheer reprendre Summertime Blues, les premiers concerts de Led Zeppelin s'achever sur des reprises identiques, les Who choisissant pour leur Live At Leeds un titre de Cochran alors qu'il leur restait des tas de leurs propres morceaux.
C'est en cela que cet assemblage de pistes instrumentales est un peu frustrant. Eddie n'y va jamais plus loin que Cochran. L'ensemble part un peu de tous les côtés. C'est un peu la loi du genre, l'on ramasse tout, l'auditeur fera le tri. Des déchets bien sûr, mais l'on devine que Cochran les aurait de lui-même rejetés. Du meilleur, mais qui ne va jamais plus loin que ce qui existe sur la discographie chantée. L'on a l'impression que Cochran joue pour se chauffer les doigts ou l'oreille rivée sur la cohésion de l'orchestre. Parfois pour s'amuser. En fait si Cochran avait vécu, s'il avait eu l'opportunité de réaliser un disque instrumental, qu'y aurait-il mis de novateur ? L'énigme demeure et l'écoute obligatoire et irremplaçable de ces faces oubliées ne nous apporte rien de plus que nous ne sachions déjà.
L'on tire des plans sur la comète Cochran, mais elle passe si loin de nous, totalement insensible à notre présence...
Damie Chad.
ROCK'N'ROLL IS HERE TO STAY
UNE AUTRE HISTOIRE DU ROCK
BRUNO LESPRIT
( Robert Laffont / Avril 2014 )
Ce que c'est que d'être célèbre chez son libraire préféré ! Je venais, en toute innocence, commander un roman policier sur Elvis, lorsque Mis Panthera à la longue chevelure bouclée, moulée dans son inimitable démarche féline m'a interpellé : « J'ai pensé à vous M Damie Chad, on l'a mis de côté pour vous, ça vient de sortir ! » et elle m'a glissé un gros bouquin entre les doigts. Couverture rouge un peu cracra ( et pas du tout mimi ), ne devait pas y avoir d'illustrateur sous la main quand ils ont maquetté la couve, z'ont dû demander sans réfléchir au gars qui passait par hasard juste à ce moment pour relever le compteur d'électricité, l'on ne peut pas dire que ce soit une réussite. Oui mais Bo Diddley nous a prévenus : You Can't Judge A Book Just Looking The Cover. Alors même si ce n'est pas beau, puisque c'est Bo qui le dit, on achète. En plus, le titre est alléchant Rock'n'Roll Is Here To Stay, un petit parfum teddy à ne pas dédaigner, et le sous-titre prometteur Une Autre Histoire Du Rock, enfin, l'on va déserter les grandes avenues pour se perdre dans de tortueuses venelles ignorées du grand public. De toutes les manières il est facile de me faire craquer, suffit de prononcer le mot rock'n'roll, c'est ma principale zone érogène, en plus servi very hot avec le si mystérieux sourire carnassier de Miss Panthera, j'ai dit oui avant même de regarder le laïus de présentation...
J'ai commencé à tiquer à la lecture des quatre lignes de la bio de l'auteur. Bruno Lesprit, pour moi inconnu au bataillon des rockers. L'a déjà commis un livre sur Bashung, en 2010. Un petit air de détrousseur de cadavre. En plus s'y sont mis à deux – en duo avec Olivier Nuc - avant que le corps ne soit trop froid. Nuc bosse au Figaro, pas vraiment le canard que j'achète pour me tenir au courant de l'actualité rock, et Lesprit au Monde. Je sais bien que par les temps de disette qui courent l'on s'attable au râtelier qui vous accueille sans trop faire le difficile, mais je me méfie. Le Monde avec sa pseudo-objectivité démocratique me débecte un tantinet, encore un paillasson que je ne prends même pas la peine d'ouvrir lorsque j'en trouve un exemplaire abandonné sur une banquette du métro. Mais assez de procès d'intention, passons aux actes et aux paroles, comme disait le grand Victor Hugo.
ROCK'N'ROLL !
C'est un mot magique. Qui recouvre de multiples acceptions. Pour Bruno Lesprit faut attendre les quatre dernières lignes pour qu'il nous livre enfin la clef d'or de sa petite cassette favorite. Peu de monde à l'intérieur, les Scènes d'Enfant de Shumann – le genre de révélation qui ne rime pas à grand-chose, c'est un peu comme si vous écriviez une monographie sur les dinosaures et que vous terminiez en disant que vous préférez les fourmis, par contre ça vous classe l'intello bobo aux idées larges, qui chérit le classique, mais avec l'esprit ouvert puisqu'il se pique de connaître aussi un bout de gras sur le rock'n'roll. Pour la disco rock, il y a tout de même un titre, attention messieurs Mesdames je tire le lapin rose de mon chapeau, c'est, mais oui, impensable, incroyable, inouï : les Beatles ! A la limite pourquoi pas. Pour une autre histoire du rock, c'est un peu râpé et point trop original, mais dans la série je continue de creuser ma tombe au bulldozer, je révèle le titre de mon album préféré : Abbey Road ! L'est sûr que lorsque l'on traverse sur les passages cloutés, l'on minimise les chances de se faire renverser par le hot rod du rock'n'roll lancé à toute vitesse.
Mais il aggrave son cas. Il précise, Shumann et Abbey Road, ça c'est de la vraie bonne musique, et au cas où vous soyez totalement idiots, il ajoute que ce n'est pas comme le rock'n'roll. Faut être juste : il a de bonnes raisons de ne pas aimer le rock'n'roll : l'a attrapé des acouphènes au dernier concert de Metallica. A l'en croire c'est pire que des morpions avec la petite Suzie. Depuis il ne supporte plus le rock'n'roll et pour s'en défaire et s'en convaincre il a barbouillé sur plus de quatre cents pages ( grand format, petits caractères ) une contre-histoire du rock'n'roll dans laquelle il professe moultes critiques envers cette musique qu'il n'a même pas le courage de qualifier - en vieux réactionnaire décrépi des oreilles qu'il est devenu – de diabolique.
TETES DE PIPES
N'aime pas le rock'n'roll. Mais il y a trois figures mythiques qui le dérangent plus que toutes les autres. Sans doute, parce qu'elles le renvoient à un niveau symbolique, et à la puissance mille, à sa propre incomplétude. A tout seigneur, tout honneur. Le Roi Elvis d'abord. C'est facile et guère surprenant. Au contraire d'Eddy Mitchell qui assure qu'il a mis de l'eau dans son rock, mais qu'il salue son époque, Lesprit ne s'incline ni devant sa majesté ni devant les premiers temps d'innocence. Dites tout le mal que vous voulez de Presley, il le mérite, et je vous suivrai, mais Bruno Lesprit procède d'une autre manière : en abattant le chêne vénérable c'est toute la forêt du rock'n'roll qu'il espère mettre en coupe réglée. Il n'hésite pas à hurler avec les loups mais profite qu'ils aient le dos tourné pour infester les sentiers qu'ils ont l'habitude de fréquenter de pièges aux dents acérées. Leur casserait les pattes avec délectation.
Suite logique : deuxième cible : Johnny Hallyday. Pluie d'exocets sur l'ambulance pour détruire l'hôpital qui est derrière. L'on comprend la démarche : Presley, c'est loin et il y a des tas de lecteurs qui n'écoutent que la production nationale. Donc il dénigre Johnny pour les dissuader d'écouter du rock français. De toutes les manières il limite the french rock à Téléphone à qui il reproche de s'être séparé, et à Indochine qui s'obstine à continuer. Dans les deux cas, ils ont tort.
Le troisième punching ball n'est pas un chanteur. L'a droit à son chapitre personnel. L'on sent la jalousie d'auteur. La vie est profondément injuste : Bruno Lesprit qui n'aime pas le rock'n'roll tape sur un collègue qui l'adore et qui est devenu la référence dans le milieu médiatique. La simple existence de Philippe Manoeuvre l'ulcère. L'a réussi là où lui il a échoué. L'on n'est pas obligé de souscrire à toutes les mues du directeur de Rock'n'Folk, mais même si on le déteste, au sortir du livre l'on est obligé d'admettre qu'il a mille fois fois plus de légitimité rock que son détracteur déclaré. Bruno Lesprit qui n'aime pas le rock'n'roll devrait d'abord balayer devant sa porte.
Je rectifie, il y a tout de même un rocker français qu'il porte aux nues. Ni Ronnie Bird, ni Noël Deschamps, ni les Variations, ni les Dogs, ni un autre du même acabit - n'en cite aucun de ceux-là – mais ne tarit pas de louanges sur Bashung. Sur lequel il a écrit un bouquin de circonstances, éditoriales et funèbres. Voir plus haut. Le serpent se mord la queue, reste ainsi fidèle à lui-même.
PLAY BLESSURE
Mais pourquoi tant de haine ? Blessure secrète. Passe son temps à la lécher. En 1966, le grand Scmall chantait dans L'épopée du Rock : « Il y a quinze ans que cela dure, le rock'n'roll a la vie dure ! » Oui mais depuis il en est passé de l'eau sous le Pont Mirabeau, et le rock'n'roll est toujours là. Faudrait un psychanalyste pour clarifier. Il existe des tas de choses qui vous hérissent, mais vous faites avec. Vous essayez de ne pas y penser. Vous portez votre attention sur ce qui vous plaît le mieux : votre collection de timbres, la confection de confitures ou de cocottes en papier. Pas Bruno Lesprit. Fait une fixette. Sur le rock'n'roll. L'en est obnubilé.
Le rock est mort. En 1958. Ne chipotons-pas sur la date. Et depuis le scandale de sa survie chiffonne le cerveau meurtri de notre auteur. Incroyable mais vrai. Une génération rock est à peine sortie du radar du public que celui-ci se branche sur la suivante qui apparaît. Vous n'avez pas rangé les disques d'Elvis sur l'étagère que déjà vous écoutez les groupes anglais. N'allez pas croire que Bruno se plaigne parce que plus personne n'écouterait ses groupes ou son style préféré. British blues, pop music, punk et tous les autres, aucun genre ne trouve grâce à ses yeux. Les abomine tous. Peut leur reconnaître une ou deux maigres qualités mais la liste des défauts qu'il dresse est infinie.
Le rock ne veut pas mourir. Il crève tous les deux ou trois ans mais il renaît scandaleusement de ses cendres. Phénix immortel. Bruno tord avec délectation le cou du nouveau-né mais déjà un petit-frère sort de l'oeuf pour le remplacer. Les années passent, le rock cède peu à peu du terrain devant de nouvelles musiques, les ventes s'effondrent, c'est un piège, la house, la disco, le hip-hop, le rap ne seraient-ils pas des formes dévoyées du rock ? A ce stade-là nous pouvons diagnostiquer une parano-rock. Le ventre de la bête est encore fécond. Des clones plus ou moins réussis sont engendrés. Le rock est mort, vive le rock. Les fantômes du rock hantent l'esprit de Bruno. L'en a peur. Faudrait l'enfermer, mais le rock est devenu une idée fixe, le masque de la mort rouge d'Edgar Poe qui pénètre malgré tout dans l'abbaye fortifiée et auquel nul n'échappera. Je suis hanté. Le rock ! Le rock ! Le rock ! Le rock !
LA MÊME HISTOIRE
Admettons que Bruno Lesprit fasse partie de cette large majorité de la population que le rock importune. Nous ne saurions le lui reprocher. Mais ce qui ne nous plaît guère c'est la malhonnêteté intellectuelle du sous-titre de son ouvrage. Une autre histoire du rock. Que non ! Surtout pas ! Nous met en scène une drôle d'histoire. Nous supprime le début. Le blues, le delta, en recollant les maigres allusions éparpillées dans le corps du texte, l'on n'arrive pas à une page in extenso. Comptez quinze lignes pour la country et une ignorance crade des pionniers. Eddie Cochran n'a jamais dû exister, Gene Vincent est cité quand il ne peut faire autrement. Ce sale bonhomme a tout de même influencé quelques individus qui poussent l'outrecuidance jusqu'à se réclamer de lui.
Bruno Lesprit se la joue connaisseur. Mais il ne s'écarte pas des grosses pointures. De la vulgate autorisée et médiatique. Passe même très rapidement sur les aspects les plus rock'n'roll des groupes dont il cause. Cherche la petite bête, le minuscule reproche à adresser à tout ce qui tout touche de près ou de loin à l'aspect rock des artistes mais il ferme délicatement les yeux lorsqu'il croise les mastodontes du rock'n'roll. Donne les noms et les expédie en deux lignes trop rapides pour être signifiantes.
Joue sans arrêt sur deux niveaux. La musique elle-même et la réception de cette musique par le public. Suit à la trace la politique des majors. La critique, en explique les dévoiements mais oublie de préciser que le rock subsiste - et a pratiquement toujours évolué et subsisté – à l'écart des récupérations médiatiques. Certes il existe un rock édulcoré, châtré, dans lequel beaucoup ont laissé plus que la peau de leur intégrité. L'appât du gain lorsque le succès devient énorme est une réalité avilissante. De nombreuses stars du rock se sont révélées aussi voraces que les actionnaires des fonds de pension qui régissent les lois du libéralisme actuels. Merchandising à outrance, et recyclage des vieux pots sous emballages préférentiels, le rock a participé sans vergogne du capitalisme consumériste. Les fans ne sont guère plus vigilants que leurs idoles. L'offre est toujours motivée par la demande.
Le rock est aussi victime de son succès. Se radiner chez soi en 1956 avec un disque de Little Richard sous le bras pour un adolescent blanc américain était un signe de rébellion sociétale et familiale. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Le rock est entré dans les moeurs. Souvent les ados écoutent les disques de leurs parents. Question révolte évidemment ça pèche un peu ! Mais ne peut-on pas aussi parler de transmission ? C'est bien sa mère qui a initié Bruno Lesprit à Schumann...
Le rock n'est que l'expression d'un malaise existentiel. Plus ou moins fort, plus ou moins violent. Les causes en sont multiples. Que les institutions aient tenté d'y faire barrage dans un premier temps n'est pas une surprise. Intimidation et interdiction sont les deux premières mamelles de la soumission au pouvoir. Ne marchent que pour les esprits faibles. Quand le mal est trop profond, l'on use de remèdes plus subtils. L'on vous offre des produits de substitution. Quand ils ne suffisent plus l'on officialise ce qui était jusqu'à lors interdit. Cela permet d'en atténuer la charge et de la stériliser.
Tout cela le pouvoir l'a essayé. Rien de pire qu'une dose de respectabilité pour vous anesthésier. Le rock entre à l'école. Il est enseigné dans les universités. L'on publie thèses et mémoires sur ses successifs avatars. Les générations s'installent peu à peu aux postes de maîtrise et de contrôle. Passent aux responsabilités avec armes et bagages. Ne laissent pas leur propre culture à la porte. Le rock perd son mordant. Devient le chaînon culturel des générations montantes. L'on n'y peut rien. Se lamenter ne sert à rien.
FRANC-TIREURS
C'est comme les syndicats. De lutte à leurs débuts et qui aujourd'hui se sont transformés en courroie de transmission du pouvoir dit démocratique. Ne servent même plus à mettre de l'huile dans les rouages. Font partie des roues dentées qui font marcher et avancer le système. Ce qui n'empêche pas qu'un peu partout des luttes d'un genre nouveau se mettent en place. Ne sont pas encore victorieuses. Se heurtent à un ennemi qui a beaucoup appris des combats précédents. L'establishment en est même devenu plus aguerri, plus prudent, plus vicieux, plus efficace. Vous ne surprendrez pas un vieux singe avec des grimaces de l'ancien temps. C'est à vous d'en élaborer d'autres.
Le rock se trouve dans une situation similaire. Vous pouvez racheter le disque que vous avez dans votre collection depuis vingt ans en version collector, avec remastérisation et inédits. Quarante euros pour une major qui a le ventre bien plus gros que vos yeux. Le plaisir n'a pas de prix. Vous pouvez aussi le récupérer par d'autres moyens. Mais il suffit de porter ses regards autour de soi. Dans les bars, dans les cafés, dans des lieux interlopes il est facile d'entendre et d'écouter de nouveaux groupes qui jouent du rock'n'roll selon des optiques qui ne sont pas au premier chef commerciales. A vous de choisir et d'agir. Des réseaux sont en effervescence. Le rock est un combat dans lequel vous choisissez votre place. Arrêtez de vous plaindre. Cela vous permettra de rester jeune.
Bruno Lesprit est né en 1954, mais il donne l'impression de porter sur son dos toute la misère du rock'n'roll. Se complaît dans son impuissance. Le rock a vieilli, bien sûr. Des pans entiers de fans sont atteints de tristes suffisances pontifiantes. D'autres sont victimes de grandes sénescences. Inutile de gémir et de se plaindre. Coupez les branches mortes, brûlez-les pour vous réchauffer. Servez-vous des cendres comme engrais pour fertiliser les jeunes pousses. Soyez comme les harangueurs des medecine shows qui vendaient des flacons d'élixir de jouvence éternelle. C'est votre hargne, vos colères, vos révoltes qui remplaceront le venin de crotale.
Damie Chad.
CROCKCROKDISKS
FATHERS & SONS
JAKE CALYPSO
AND HIS RED HOT
CALL ME BABY / TORRID LOVE / TO MY SON & MY DAUGHTER / CASSIE MAGIKAL / I'M FED UP / CAUSE YOU'RE MY BABY / PASSION & FASHION / BORN & DIE / TELL ME WHY / THE RED HOT BOOGIE / BABY THAT YOU FALL / + POOR LITTLE FOOL / I'M FED UP / BORN & DIE / PLEASE BABY DON'T CRY / INDIAN BOPPIN'
Jake Calypso : vocal & guitar / Christophe Gillet : lead guitar / Tierry Sellier : drums / Guillaume Durieux : upright bass /
Décembre 2013 / Chickens Records
Quarante deux centimètres ( demoiselles ne rêvez pas ) c'est la hauteur de la pile de CD's que je n'ai pas encore écoutés et dans laquelle de temps en temps je viens farfouiller. Un coup de blues, en voyant sur le net les photos des Cent Ans de Rock'n'Roll organisés par Hervé Loison à Tournai le 19 avril, me suis aperçu que j'avais raté une mega fiesta rockabilly. Impardonnable ! C'est alors que je me suis souvenu que je possédais un CD de Jake Calypso tout neuf dans son emballage. Faute de grives, l'on mange des merles me dis-je en glissant la galette dans la machine. C'est ainsi que j'ai retrouvé mon sourire. Ce n'était pas un CD de plus, ou un CD de moins, pour tuer le temps, mais un chef d'oeuvre époustouflant, un trésor atomique que j'avais sans vergogne négligé. Pourquoi chercher le bonheur si loin alors qu'il vous attend sans bruit, tout à côté de vous !
Sans bruit. Ce n'est pas tout à fait l'expression adéquate. Call Me baby donne le ton, ambiance jumpin'-cowboy déjanté dans un saloon en délire, voix nasillarde empruntée au sud le plus profond, des yodels à la pelle manière de vous faire passer Jimmy Rogers pour un amateur qui n'arrive pas à faire démarrer son train... qui entre en gare dès le morceau suivant, Torrid Love, avec gloussement de poulette poursuivie par le chien de la ferme, la guitare de Christophe Gillet tinte comme des bielles en furie, on se calme sur To My Son To My Daugther, ambiance country de rigueur, la famille comme valeur refuge, enfin pas trop longtemps parce que sur Cassie Magikal le dad Loison se jette dans une espèce de rural rockab de derrière le tas de fumier qui dépiaute sec. Se passe des choses pas très catholiques dans les herbes hautes, l'est plus que magique cette Cassie à voir comme elle rocke et roule, l'on comprend les éclats de rire à la fin, I'm Fed appuie là où ça fait du bien, entre-toi bien ça là où je pense et le band par derrière qui ne s'ennuie pas alors que Loison hoquète comme un ara kiri ivre. Cause You Are My Baby s'énerve carrément, un piano bastringue pour soutenir les exercices de rigueur kamasutrique, c'est envoyé comme un hit de Little Richard de chez Specialty, ça slide de tous les côtés pour notre plus grand plaisir. Humour country sur Passion & Fashion, le trot du cheval, les cheveux dans le vent, le garçon vacher philosophe en dodelinant, Born & Die, hommage aux plus grands songsters des anciens temps, la steel ne pédale pas dans la choucroute, une compagnie de joyeux lurons qui ne boivent pas de l'eau fraîche sortie du puits, Hervé certifie qu'il s'inscrit dans cette lignée de chats de gouttières toutes griffes dehors, Tell me Why le grand classique de l'incompréhension mutuelle, pas désespéré pour un sou, chagrin de façade, rien ne vaut de folâtrer en toute liberté, The Red Hot Boogie, plus rien à chanter, chacun enfourche son instrumentale monture et galope à son gré, chacun son tour devant, seuls quelques youpies de joie pour indiquer que l'on ne s'arrêtera qu'à la prochaine taverne, Baby that You Fall, ça barde, et ça remue, Calypso ne mâche pas ses mots et l'orchestre turbine pour vous faire comprendre que vous avez intérêt à en prendre de la graine dans le corn belt de votre cerveau.
Bonus tracks en prime pour les chasseurs : une pseudo ballade qui chavire un peu trop, parfait pour le grand frisson, le Poor Little Fool est un peu toqué de la cafetière, une version différente de I'm Fed Up, impossible de choisir la meilleure, la guitare un peu plus métallique mais la voix qui ricoche sur des tôles ondulées comme des balles de Smith & Wesson, appellez le shériff car à la fin ça s'énerve un peu. Et l'on revient sur la parade des grands anciens, Born and Die, comparée à l'autre l'on dirait de l'acoustique avec la voix grave qui domine tout bien en avant. Please Baby Don't Cry ton vacher roucoule comme une tourterelle, les mauvaises langues diront qu'il ricane par-dessous comme une hyène, choisis la version qui t'agrée le plus, nous on a l'oreille sur les musicos qui ouvrent la piste. Les flèches volent, nous ont mené droit dans le territoire commanche et ces satanées indian boppin' nous ont attaché au poteau de torture et nous n'en menons pas large. Les riffs de guitare ont beau sonner comme le clairon du septième de cavalerie, l'on sait bien que c'est la fin. Pas d'inquiétude, l'on ne regrette rien.
D'ailleurs on remet le disque illico les coquelicots. Il y a tout de même un truc un peu embêtant. C'est que les ricains du côté du MississipI, ils risquent de nous faire un peu la gueule. A Memphis, à Nashville ils vous débitent des disques comme cela à la tronçonneuse, oui mais 99 neuf fois sur cent, ils n'arrivent pas à la hauteur de cette satanée galette. Ca sonne comme un Hank Williams qui aurait eu le whisky drôlatique. Lui qui l'avait si désespéré. L'on peut parler de gai savoir nietzschéen pour Jake Calypso. Joli foutoir, sacré bordel. Exceptionnelle réussite.
Father & Sons porte bien son nom et répond à son programme. Jake Calypso transmet ce qu'il a reçu, ce trésor de la musique populaire américaine il l'offre à sa descendance qu'elle soit de chair, d'esprit ou de passion. Nous sommes les héritiers d'un legs qui nous dépasse et nous écraserait s'il n'y avait pas parmi nous des porteurs de torches capables de rallumer les feux de la vie rebelle.
Je laisse les demoiselles faire une bise aux musiciens. Ils l'ont méritée.
Damie Chad.
23:23 | Lien permanent | Commentaires (0)