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30/01/2019

KR'TNT ! 404 : DURAND JONES / CANNIBALS / VARIATIONS / LUCILLE BOGAN / DEAD GROLL / MURCIA TROPIKAL

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 404

A ROCKLIT PRODUCTIOn

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

31 / 01 / 2019

 

DURAND JONES / CANNIBALS

VARIATIONS / LUCILLE BOGAN

DEAD GROLL / MURCIA TROPIKAL

 TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Le péril Jones

 

Curieusement, Durand Jones ne fait qu’une seule date en France. Étrange, car depuis la disparition de Sharon Jones et de Charles Bradley, il bénéficie d’un big buzz. Il règne dans l’air comme une immense soif de Soul, aussi s’est-on mis à compter sur Durand Jones et son collègue Lee Fields.

Oui, on compte sur lui comme on compte sur l’arrivée des renforts du septième de cavalerie, alors que les Mescaleros nous encerclent dans un canyon du Nouveau Mexique. On compte sur lui comme on compte sur l’arrivée des secours quand le paquebot vient de couler en mer du Nord et qu’on grelotte à s’en briser les dents dans l’eau glacée. On compte sur lui comme on compte sur la providence quand le petit avion qui nous emmenait à Saül vient de s’écraser et qu’on se retrouve seul au cœur de la jungle guyanaise. Et chacun sait qu’il ne faut jamais compter sur la providence. Ce serait trop facile.

On s’attend donc à un set énorme, d’autant que la Maroquiqui est pleine comme un œuf de tortue. Et pourquoi le set de Durand Jones serait-il énorme ? Parce que l’album est excellent. Si on prend le soin de l’écouter avant le concert, on s’attend forcément à un gros set de Soul, comme il en existait encore du temps de Sharon Jones, the tiny voodoo queen. Il démarre son album avec un fabuleux shout de Soul évangélique intitulé «Make A Change». Il colle bien à l’esprit des profondeurs de la deep Soul - You/ Got/ To/ Make/ A change - oui, il lui demande de changer et ça vire en vrille de solo de sax, avec toute la bravado rythmique qu’on puisse espérer. La plupart des cuts de l’album sont des balladifs énamourés, et soudain, réveil en fanfare avec un «Groovy Babe» tapé au heavy groove de guitare. Durand Jones fait Sam & Dave à lui tout seul, il renoue avec le Stax Sound, mais en pire. C’est d’une rare puissance. Il tape aussi son «Tuck N’ Roll» de fin de course au gros beat. Mais le chef-d’œuvre de l’album pourrait bien être «Giving Up». Durand Jones y conduit sa Soul comme une messe, à la manière d’Al Green. Il se fond dans le lit de la river. Il devient alors un Soul Brother liquide d’exception, il fait de la Soul nuptiale, un pur jus de déréliction rampante nappée d’orgue. Ah tu veux danser, baby ? Alors voilà «Smile» - Ask me what you want to do - Ce diable de Durand swingue sa Soul avec un tact de tacticien, dans toute l’épaisseur du coming back. C’est une abomination fabuleuse, on a là un pur chef-d’œuvre de heavy Soul. Durand Jones swingue son art avec une infinie délicatesse.

Bizarrement, le set n’est pas au niveau de l’album. Première contrariété : les musiciens qui accompagnent Durand Jones sont des blancs. Le bassiste aurait pu jouer dans Genesis ou Deep Purple, il en a le look. Durand Jones arrive dans une chemisette à grands carreaux bleus et blancs et attaque avec l’excellent «Make A Change» - Tell me baby what’s going on - Il bouge sur scène avec une belle sensualité languide, mais un petit quelque chose dans son look tranche nettement avec le fort parfum de deep Soul que dégage son album. Le son semble plus commercial, plus à la surface des choses. Sans doute est-ce sa façon de danser qui intrigue. On se croirait dans l’une de ces discothèques où régnaient au temps d’avant les rois de la sape zaïrois venus draguer des blondes. Puis Durand Jones bascule dans une sorte de calypso - What am I supposed to do - En fait, on le voit essayer de faire du Marvin, mais ça ne marche pas, car le backing est un peu trop insipide. L’absence de cuivres ne pardonne pas, now I just can’t let you go, clame-t-il dans la plus parfaite indifférence. Sa Soul scénique paraît même parfois laborieuse. Il chante des morceaux du prochain album, notamment un «Strange Circles» assez transparent. Il tente désespérément le cross-over sur Marvin, oooh baby, mais le groove refuse absolument d’obtempérer. On souffre de le voir ainsi souffrir, de la même manière qu’on devait souffrir voici deux siècles de voir le Christ cloué sur sa croix, ruinant ainsi l’avenir de la chrétienté, comme le rappelle Houellebecq dans son apologie de l’Islam. Tout ça pour dire que le pauvre Durand Jones inspire par endroits un mysticisme de carton-pâte. Puis on découvre au fil du set qu’il ne chante pas l’un des meilleurs titres de son album, «Is It Any Wonder». L’effet est assez désastreux. On entend une voix de Soul brother et Durand Jones ne chante pas ! Mais alors qui chante ? Un ange ? Non, il s’agit du batteur, un certain Aaron Frazer. On peut aller jusqu’à dire que ce jeune blanc-bec est assez doué, il dispose d’un beau petit chat perché, mais un chat perché de blanc. Par contre son jeu de batterie contrarie énormément : il frappe un peu fort. Oh il y croit, c’est évident, mais on rêve d’un drumbeat à la Al Jackson, quelque chose d’un peu plus distingué, à la fois dans l’être et dans le paraître. C’est d’ailleurs lui qui présente cette chanson politique, «Morning In America», qui décrit le politic mess des États-Unis et qui évoque les 70% d’Américains qui vivent du paycheck au paycheck, quasiment au jour le jour. Et puis à un moment et de façon assez inespérée, ça se met à chauffer avec un gros solo de wah-wah. Durand Jones se met à danser comme un soufi, il tournoie et valdingue, et il enchaîne avec un groove à la Sam & Dave, le fameux «Groovy Babe» et là la Soul reprend des couleurs, Durand Jones jerke sa Soul avec une classe carnassière, il se fait félin de service, il tombe à genoux, il jette toute la foi du pâté de foie dans la balance et ça devient enfin sérieux. Il se met à danser comme un guerrier zoulou d’un pied sur l’autre et screame comme James Brown. Excellent ! Il sauve son set. Il enchaîne avec l’excellent «Can’t Keep My Cool», un fantastique slow groove enchanté de l’intérieur, qu’il interrompt avec des moments de silence que le public est incapable de respecter - And I don’t know what I’m supposed to do - Une merveille. Il finit au sol, comme terrassé par la beauté qu’il génère. On imagine cette merveille dans un contexte musical plus adapté, comme celui de l’album, notamment. C’est sans doute avec «Don’t You Know» qu’on songe à décrocher, car cette Soul refuse d’obtempérer, trop co-chantée avec cet excellent blanc-bec d’Aaron. C’est d’une préciosité qui ne convient pas à un Durand Jones qu’on sait capable de miracles. On passe complètement à travers «Long Way Home» et «True Love». Ça groove sans groover, ça excède autant que le spectacle d’un volcan éteint. On préfère voir les volcans en éruption. En concert, les longs passages à vide ne pardonnent pas. Comme si après le Christ Durand Jones voulait rater sa conquête spirituelle du monde. Il finit cependant avec son très beau «Smile» - Try to give up/ Just for a while - chanté dans la joie et la bonne humeur contagieuse - Hang on my smile - «Smile» sonne comme un morceau fétiche, un morceau sauveur d’humanité. Il finit toujours avec. Et c’est là où commence la vie de l’âme, ce qu’on appelle la Soul.

Signé : Cazengler, Duranci Jaune

Durand Jones & The Indications. La Maroquinerie. Paris XXe. 23 janvier 2019

Durand Jones & The Indications. Coleman Records 2016

 

 

Le festin des Cannibals

 

L’âme des Cannibals porte un nom : Mike Spenser. Un expat, comme on dit là-bas. L’un de ces Américains de Brooklyn débarqués en Angleterre au début des années soixane-dix pour y porter la bonne parole.

Il entre gamin dans le rock par la grande porte, grâce aux Stones et Chuck Berry, Jimmy Reed et Bo Diddley, Otis et les Temptations. En 1966, le jour de ses 19 ans, il la chance de voir les Stones à Forest Hill. Et comme la guerre du Vietnam fait rage à cette époque, Mike Spenser est baisé. On l’appelle sous les drapeaux. What ? Aller se battre dans cette guerre qui ne sert à rien ? Il s’embarque à bord d’un bateau en partance pour les Indes, mais il rentre au bercail pour finir ses études. Au début des années soixante-dix, il traîne avec les Miamis, un groupe qu’on retrouve sur la compile du CBGB. Comme les Miamis sont des copains des Dolls, Mike Spenser finit par faire le roadie pour les Dolls. Il fréquente aussi les Stilettos qui vont devenir Blondie. Et comme il lit le Melody Maker, l’idée germe dans son esprit d’aller s’installer à Londres. C’est aussi bête que ça.

Le groupe qui l’intéresse dans le Melody Maker, c’est Dr Feelgood. Il va traîner au Soho Square Market, derrière the Leceister Square tube station, où Roger Armstrong tient le Rock On Stall. Quand il entend «Confessin’ The Blues» des Stones, Mike Spenser sort son harmo et jour sur le cut. Roger Armstrong lui demande s’il joue dans un groupe, et voilà, c’est parti. Mike Spenser se retrouve sur Chiswick avec les Count Bishops. C’est là que paraît Speedball. McLaren repère Spenser sur scène avec les Count Bishop sur scène, mais Roger Armstrong lui dit de dégager, vu que Spenser est signé sur Chiswick. Au fond, Mike Spenser n’aime pas le punk. Il ne supporte pas ce son privé de mélodie et de substance. Par contre, il adore les Undertones et bien sûr les Heartbreakers, deux groupes qui, on le sait, n’ont rien à voir avec le punk-rock.

Le B-side de son premier single avec les Cannibals qui s’appelle «Nothing Takes The Place Of You» figure parmi les all-time faves de John Peel, cette fameuse box de single avec lequel il est enterré. Quand avec ces copains cannibales, ils essaient de définir leur son, ils conviennent qu’ils ne sont pas plus punk que rock - So let’s call ourselves a trash band and start a trash movement (On va s’appeler un trash band et on va démarrer un mouvement) - Voilà comment naît une réputation dans l’underground.

Il rencontre Greg Shaw en 1980 et ils deviennent amis au point que Greg vient s’installer chez Mike. Six mois à Brixton ! Mike est très organisé : il gère un club où viennent jouer les groupes de tous les genres. Il dispose aussi d’un atelier d’imprimerie et de pressage de disques et c’est là qu’il commence à fabriquer avec Greg Shaw la suite des Pebbles. C’est le fameux Pebbles Box Set, suivi de trois volumes de Best Of Pebbles. En plus, Greg ramène le meilleur acide et les meilleures sulphates d’amphétamines du monde, alors, Mike s’amuse bien. Et quand il faut évoquer l’avenir du rock, Mike Spenser saute de joie : il le voit dans les Cavemen, King Salami, Daddy Longlegs, les Parkinsons et des groupes assez inconnus par ici comme Oh Gunquit. Pour lui, ce qui est important, c’est que l’étique DIY existe encore - The DIY ethos is still alive and kicking.

On trouve un paquet de bonnes choses sur Bone To Pick paru en 1982, notamment un cut très Dollsy dans l’esprit intitulé «To The Rage». Ça n’est pas surprenant, vu que Mike Spenser traînait avec la bande à Johnny Thunders, lorsqu’il vivait encore à New York - Here come Charlie Brown/ Walking down the street - Admirable, avec une ambiance digne des Coasters. Le hit du disk pourrait bien être «The Dreaded Lurgy», chef-d’œuvre de weirdness joué à la cocotte suprême. Mike Spenser y ramène toute la démesure du boogaloo new-yorkais. Avec «Superstar», il rend hommage à Bo Diddley. Globalement, on note la bonne santé du son des Cannibals. Ils jouent en mode alerte vive et font un stupéfiant déballage d’accords vitaux dans «I’m Not Stupid». Avec «Mumbo Jumbo», ils vont plus vers le garage, avec un fort parfum d’américanité. Mike Spenser ramène toute son énergie dans le son canibalistique. Nouvelle sensation en B avec un «Screaming Abdabs» emmené sabre au clair. Quelle énergie ! Et pour corser l’affaire, on entend un solo déconstruit joué au dodécaphonisme de Kentish Town. Ce n’est pas compliqué, tout est bien foutu sur cet album. Mike Spenser prend «Big Fat Mama» à l’énergie cavalante. Le solo killer flash qui traverse le cut vaut aussi pour modèle. «Kiss & Tell» va plus sur la petite pop et «Taking The Piss» renoue avec le pub-rock cher aux Count Bishops.

Un certain Bal a dessiné la pochette de Please Do Not Feed The Cannibals à la main. Il semble s’être inspiré des œuvres de Rudi Protrudi. Au moins, les intentions sont claires : les Cannibals sont là pour bouffer du garage. Ils bouffent le «Psycho» des Sonics tout cru et Mike Spenser trashe la dépouille fumante d’un joli coup de killer solo. L’autre grande reprise de l’album est celle du «Barracuda» des Standells. Ah quel clin d’œil ! C’est beuglé à la Dodd et c’est le moins qu’ils puissent faire, en tous les cas - I need ya babe ! - Voilà une cover inspirée, portée par les meilleurs chœurs d’anthropophages. Les Cannibals ne tirent pas seulement leur force de leurs mâchoires. Ils la tirent surtout de leur son et d’un sens aigu de l’écho. Ils tapent un «Can’t Get Away from You» digne des Seeds. Ils y shootent une belle dose d’acid freak-out et passent au boogaloo avec «Rumble In The Jungle». Ils frisent le cliché, mais le font d’une manière infiniment crédible. Ils tapent aussi une reprise de «Too Much To Dream» des Prunes, mais pour des prunes. L’autre point fort de l’album est cette version de «Good Times» ultra-chargée de freak-out. On sent chez eux une sorte de niaque bon enfant. Quand ils chantent à l’énergie délétère, on les sent affamés de chair humaine.

Encore une pochette dessinée à la main pour Hot Stuff. On y trouve l’une des plus belles reprises du «Garbage Man» des Cramps. Les Cannibals y font démarrer une mobylette puis un gros drumbeat. Autre cover crampsy avec «Primitive». Ce vieux coucou leur va comme un gant. Cousu, mais joué avec une authentique ferveur. Jolie bassline. Ces deux hommages aux Cramps sont de pures merveilles. Ils rendent aussi hommage aux Moving Sidewalk avec «99th Floor», mais ils sonnent trop garage bon chic bon genre. Leur version d’«Action Woman» tient sacrément bien la route et Mike Spenser y claque un solo d’échappatoire sous le tapis de son. Mais c’est avec «Sour Grapes» qu’ils décrochent la timbale. Garage sixties en plein, mais avec une petite niaque de bon aloi. On note l’excellent struggling de guitare garage. Mike Spenser sait de quoi il parle. Encore une compo de Spenser : «Human Race». Ce sont ses cuts qui comptent et qui captent. Ce mec se révèle extrêmement talentueux. On le retrouve à l’œuvre dans «Going All The Way». Il continue d’y édifier les édifices. Il ne démord pas de sa proie. Il est dans l’essor fatal, dans l’énergie du timbre, dans la couleur du ton. Il est d’une incroyable justesse de bon ton. Il va encore créer l’événement avec un «You Drive Me Mental» ultra joué sur le riff de «You Really Got Me». Il sort pour l’occasion un fabuleux son de trash boom-hue-hue. Ça joue à la fuzz en sous-main, Spenser s’en donne à cœur joie.

Sur Trash For Cash, on retrouve pas mal de cuts de Hot Stuff, notamment «Garbage Man», «Skelettons In The Closet», «You Drive Me Mental» et l’excellent «Going All The Way» des Squires. À quoi s’ajoutent d’autres reprises exceptionnelles comme «Sticks & Stones», classique garage imparable. Les Cannibals font figure de modèles. Ils sont impressionnants d’aisance et de véracité carnivore. On trouve en B un excellent «Monkey See Monkey Do» joué à l’insistance bourrue. Wow, ils montent ça sur un beat haletant, un tempo altier qui permet toutes les indélicatesses. Et puis voilà qu’ils tapent dans le Chocolat avec une reprise stupéfiante de «Let’s Talk Abou Girls», l’une des plus belles versions du hit chocolaté. Ils sont dessus, parce que le chanteur est américain. Spenser ultra-chante et s’en sort avec les honneurs.

Attention, le dernier album des Cannibals est une sorte de passage obligé. And The Lord Said Let There Be Trash vaut vraiment son pesant de côtelettes. On y trouve au minimum trois hits sur chaque face, à commencer par «City Of People», fantastique slab de garage fuzz. Ces bons vieux Cannibals savent tenir un garage en laisse, yeah yeah. Ils gueulent à la revoyure, baby don’t mess with me - Et ça continue avec «Your Sister», hit garage hanté par un voile d’orgue et Mike Spenser s’amuse avec your beautiful sister. Tous les cuts sont bardés de son et ultra-joués, ça fuzze dans la meilleure des traditions. Encore de la heavyness riffique avec «Paralytic Confusion», c’est quasiment hendrixien, dans l’esprit de «Who Knows». Et ils fracassent leur fin d’A avec «We’re Pretty Sick». Hey doctor ! Ils développent ici une rare puissance, ils envoient des oh yeah qui sonnent comme des modèles du genre. Ça joue ventre à terre, c’est flamboyant, on croirait parfois entendre des Shadows of Knight amphétaminés. La B est encore pire, avec «Your Selfish Ways», tapé au mid-tempo amélioré, un brin hanté par une belle distorse. Mike Spenser occupe bien le devant de la scène. Il chante comme l’Ig de l’âge d’or dans «I Want Trash», voilà encore du très gros fretin, les Cannibals semblent incapables de fourbir un mauvais album. Encore du garage haut de gamme avec «Not Wanted Here», extrêmement alerte et vif, joué ventre à terre, ouh come there/ Not wanted here/ Not wanted here - Mike Spenser tape ensuite dans le dark bahm boom pour imposer «Animal Love». Les Cannibals ne font pas de cadeaux, ils ne prennent pas de gants. Pas de chichis chez ches mecs-là, ils trashent leur garage avec un appétit démesuré. On trouve un cut surprise en fin de B, un superbe rave-up de Bristish Beat surchauffé à l’harmo, digne des early Stones ou des Pretties, mais en plus raw, Ron.

Signé : Cazengler, Canniballetringue

Cannibals. Bone To Pick. Hit Records 1982

Cannibals. Trash For Cash. Hit Records 1985

Cannibals. Please Do Not Feed The Cannibals. Scarface 1987

Cannibals. Hot Stuff. Hit Records 1987

Cannibals. And The Lord Said Let There Be Trash. Hit Records 1991

Jon Mojo Mills : It’s Trash. Shindig #76 - February 2018

 

LA FASCINANTE HISTOIRE DES VARIATIONS

MARC TOBALY & JULIEN DELéGLISE

( Camon Blanc / Septembre 2018 )

Scène bucolico-country. Je pousse doucettement la balançoire de la petite sœur du copain allongé sur la pelouse devant la maison, le transistor à ses côtés. Le monde est presque parfait, nous sommes en 1969. L'éternité est devant nous. Et brusquement la nuisance absolue s'abat sur nous comme l'épervier plonge sur sa proie. Come Along nous traverse à la manière de la foudre sur le héros dans le chapitre de Que Ma Joie Demeure que Giono n'a pas osé rajouter à la fin de son roman. Pas le temps de reprendre nos esprits que le speaker prononce la bourde de sa vie. Les Variations, avec le copain, on rigole, l'a besoin de réviser son anglais, un élève de sixième aurait correctement ânonné The Va-rii-ac-chions, l'on a dû entendre nos cruelles moqueries sur Europe 1, car la précision qui tue déboule sur nous, '' un groupe français''. Le répète deux fois, pas d'erreur possible, ce sont des français. Ce n'est pas que nous soyons particulièrement chauvins ou nationalistes, mais une évidence s'impose : la France entre dans une nouvelle ère. L'on possède enfin un groupe qui sonne à égalité avec ce qui nous vient de l'autre côté de la Manche.

Une consolation en ouvrant ce livre. N'avons pas été les seuls à subir cette commotion et à prétendre à cette révélation. Et à partager une identique incompréhension finale. Un demi-siècle plus tard les Variations ont disparu de la mémoire collective. Même ceux qui n'ont jamais entendu un seul des morceaux des Chaussettes Noires les situent dans l'histoire du rock des grenouilles sans hésitation, mais pour les Variations, c'est le gros blanc, l'ignorance complète. Les quoi ? Les qui ? Et pourtant les Variations ont été les premiers. Pas chronologiquement bien sûr, mais ils ne font pas non plus exactement partie de la deuxième génération. En sont les précurseurs. Et entre parenthèses sont d'une autre trempe que ces tristes clowns de Martin Circus ( qui se sont écrasés au Sénégal ) et de Triangle dont les trois angles ne sont jamais parvenus à atteindre les 180 degrés réglementaires. Les Variations eux ont le son. The sound. The true and veridic and magic sound. Anglais. Le vrai, le seul, l'inimitable. N'ont pas la guitare maigrelette comme tous les autres. Et derrière ça gronde comme un ouragan.

Longtemps que les fans attendaient ce livre. Certes l'on pouvait reconstituer l'épopée fragment par fragment en fouinant sur Internet et les sites spécialisés et en relisant les anciennes revues, mais là tout a été réuni et propose en une seule fois une vue d'ensemble sur une carrière qui n'a pas été sans brisures. En plus Julien Deléglise a bénéficié de l'apport de Marc Tobaly qui fut à l'origine du groupe et a contribué à tirer les leçons de l'échec final. N'élude aucunement la responsabilité du groupe mais n'en oblitère pas pour autant les obstacles qu'il rencontra. Pour sa part Julien Deléglise ne cache jamais son admiration pour le groupe et la plupart des lecteurs risquent d'être surpris par la place majeure qu'il accorde à ce combo aujourd'hui pratiquement oublié dans l'histoire constitutionnelle du heavy-rock. Les Variations n'ont pas démérité. Ont fait preuve d'intuitions fulgurantes, l'on rêve de ce qu'ils auraient pu faire s'ils avaient eu la chance de bénéficier d'un appui logistique et musical qui était monnaie courante en Angleterre. Si mal reçus en France qu'ils trouvèrent refuge et compréhension aux States. Un comble pour un groupe français !

Une histoire qui débute au Maroc, Marc Tobaly y naît en 1950, une dizaine d'années plus tard l'odeur des Chaussettes sales s'insinue jusquà Fès et avec deux camarades du collège les frères Costa, ils s'essaient à reproduire Dactylo Rock et Wha'd I Say de Ray Charles. Forment les P'tits Loups, tournent un peu partout à Casablanca Marc rencontre un certain Jo Philippe Leb avec lequel dans le garage du père il tape le bœuf sur les morceaux des Roling Stones. Toujours à Casablanca – décidément une mine d'or il croise le batteur des Jets qui assurent la première partie des Shadows, un certain Jacky Bitton...

En 1966, Marc et son frère Alain jouent les Rastignac du rock. A Paris, comme il se doit, ce qui ne les empêche pas de traverser le Chanel pour humer l'air anglais, en ébullition. Alain s'inscrit à la fac, et Marc découvre qu'à part Hallyday, Long Chris et Ronnie Bird, la scène française apathique offre peu de débouchés comparée pour quelqu'un qui a vu ( et entendu ) de près les merveilles du rock'n'graal britannique... Trouve tout de même un guitariste – Jacques Micheli – et un bassiste – Guy de Baer – et puis le destin s'en mêle par un pur hasard objectif il rencontre coup sur coup Jacky Bitton et Jo Leb. Doit y avoir une bonne étoile car si Jacques et Guy un peu déroutés par la fougue des trois amis quittent le navire, survient, encore un coup de dés du sort, le quatrième cavalier de l'apocalypse : le bassiste Jacques Grande passé à la notoriété sous le sobriquet de Petit Pois. Ne vous méprenez c'était un poids lourd. Y aura même un cinquième appelé, qui fera un petit tour et puis s'en ira mettre le feu chez Johnny, Rolling ! Avec qui Hallyday enregistrera ses plus belles faces. Mais ceci est une autre histoire.

Les Variations ne tardent pas à mettre le ramdam dans les boîtes où ils passent. A tel point qu'ils sont connus de tout le monde, z'ont la réputation d'un combo de tueurs mais le métier s'en fiche, et comme Paris et sa banlieue ne sont pas plus gros qu'un microcosme, le groupe a l'impression de tourner en rond. Ce sera le premier exil, décidé par Alain qui tient le rôle de manager, Allemagne, Danemark, Suisse, passent au Star Club, rencontrent les Small Faces, Hendrix, Vanilla Fudge, des grosses pointures, certes ils admirent mais ils reçoivent en contre-partie le respect. Enregistrent un simple : Spicks and Specks / Mustang Sally sur le label Triola à Copenhague.

C'est bien beau, mais la campagne de France n'est pas gagnée, tournent en province, soulèvent l'enthousiasme partout où ils passent, les fans sont là, mais le showbiz les ignore. Ce coup-ci ce n'est pas le hasard qui s'en mêle, mais le destin. La date elle-même est fatidique. La télé prépare une soirée spéciale, Fleetwood Mac, Small Faces, Jeff Beck Group, et les Who sont au programme. Pas les Variations, s'y rendent tout de même au cas où, et les voici sommés de remplacer Traffic qui a des ennuis avec la douane, avec un tel nom on provoque un peu les soupçons... Lorsque l'émission est diffusée les Who et les Small Faces ont droit à un titre, les Variations à sept.

Tout de suite c'est l'engrenage. Signent chez Pathé-Marconi. Deux singles sortent la même année et début 1970 le premier album : Nador. Il faut comprendre que les Variations ne sont pas des suiveurs qui arrivent après la bataille. Durant leur virée hors-hexagone, ils ont côtoyé les groupes anglais et vécu dans le creuset de braise où le british-blues est en train de magnifier le vieux blues américain en monstre incandescent. Nador en quelque sorte improvisé, le groupe se débrouille seul en studio et les boys qui se contentaient de jouer des reprises sue scène se mettent à composer, se révèle être le fils parfait et l'enfant sauvage de son époque gorgée de fureur et d'énergie. Me suis amusé à me rafraîchir la mémoire en parcourant les 123 Albums essentiels du rock français ( présenté par Philippe Manœuvre paru en 2010 ), oui il y a de la bonne came, de la super bonne variété, mais d'aussi rock'n'roll que Nador, pas plus de cinq...

L'histoire des Variations jusqu'à maintenant s'est déroulée comme un rêve de môme, ils sont jeunes, ils sont beaux, en osmose parfaite avec leur époque, arborent des tenues à faire pâlir   Eudeline, vivent en communauté ( rien à voir avec les sinistres co-locs sous-économiques d'aujourd'hui ), jouent comme des Dieux, ont du flouze, et ramassent les plus belles filles. De quoi exciter les envieux de tout bords. Ce n'est pas le cauchemar qui déboule, plutôt des insomnies qui empêchent le songe d'étendre ses ailes cristallines.

La presse se déchaîne, on leur reproche tout et n'importe quoi, le set raté devant Steppenwolf, de ne pas chanter en français et puis ces années 70 sont marquées par l'apparition d'un public petit-bourgeois qui se pique de rock'n'roll, à condition qu'il ne soit pas trop violent et sale. Trop populaire, pour prononcer le mot non honteux qui hante le cerveau des snobinards, pas assez culturel – lisez progressif. C'est l'époque où il est de bon ton de se gausser de tout ce qui est français, il ne faut jamais oublier qu'entre 1970 et 1975, l'on achète par chez nous surtout des disques du Pink Floyd, de Yes, d'Emerson Lake & Palmer, de Genesis...

Mais si l'on est souvent trahi par les autres, les plus grandes trahisons viennent de vous-même. En septembre 1971, Jo Leb annonce par voie de presse qu'il quitte les Variations. Parfois le fromage vous monte à la tête plus sûrement que la fièvre à El Paso. N'est-il pas un merveilleux showman, une bête de scène extravagante, ne mérite-t-il pas les ponts d'or qui ne manqueront pas... L'est déjà de retour en février 1972. David Chevalier qui le remplaçait depuis octobre 71 lui laisse la place sans problème, les Variations étaient trop rock'n'roll pour lui... Mais le groupe est en roue libre.

Appliquera la solution qui avait si bien marché en 1967, l'exil. Attention pas le Danemark, les States, rien de moins, le pays où naquit le rock'n'roll. Le pire, c'est que ça marche. Le groupe tourne et s'attire les bonnes critiques. Rend raison à l'adage selon lequel nul n'est prophète en son pays. L'est qualifié de High Energy Group. De retour en France, les flagorneries de circonstances ne font point défaut. Ils sont une nouvelle fois les rois de la fête. Ils en profitent pour sortir le simple Je Suis Juste Un Rock'n'Roller - Enregistré aux Etats-Unis, marqué en gros sur la pochette.

Retour aux Etats-Unis pour enregistrer sous la houlette de Don Nix – notamment chez Stax – en avril 1973, leur deuxième album, Take It, Or Leave It. Nador embaumait le rock anglais, Take It sonne résolument américain. Quelle différence demanderont les esprits curieux. Les amerloques prennent le rock beaucoup plus naturellement que les Rosbeef. C'est un truc qui sort de chez eux. Un peu comme le bal musette de par chez nous. Ou le camembert si vous préférez. Les englishes dès qu'ils y touchent ( je parle du rock pas du claquos ), ils en rajoutent, un bidule qui se remarque tout de suite, du genre hé ! les bouseux, les soit-disant spécialistes vous n'y avez pas pensé... certes vous avez les mines de glaise les plus qualiteuses, mais les plus beaux vases c'est nous qui les façonnons de nos petites mains fragiles et expertes, tout juste s'ils ne rajoutent pas, de génies surdoués. Moins agressif que Nador, l'on trouve dans Take it, une assurance et une maturité que le premier album ne connaissait pas. Paru sur Buddah l'album auréolé de louangeuses chroniques ne se vendra que très mollement. Les Variations sont repartis aux USA, ils rencontrent notamment les New York Dolls in the Big Apple, mais auraient mieux fait de tourner en France pour pousser les ventes...

Les Variations repartent aux States dés le début 74, ils tournent avec Aerosmith, Kiss, Peter Frampton, quelques sessions à Atlanta mais le gros du troisième album sera enregistré à Paris. La perfide Albion avait inspiré le premier, et le pays de Tom Saywers le deuxième, pour le numéro trois, le groupe se replie sur ses racines. Not the french touch, le Maroc. Morocan Roll surprend les fans français. Du rock'n'roll certes mais mâtiné d'arabesques venues d'ailleurs. Led Zeppelin lui aussi ira chercher de nouvelles sonorités, mais si l'on pardonne tout au Dirigeable, l'on fait la moue devant ces petits français qui collent trop bien à leur époque. D'ailleurs, le disque précipitera le départ de Jo Leb qui ne se reconnaît pas dans ces labyrinthes orientalisants... Les Variations étaient un peu trop en avance.

Jo Leb sera remplacé par Robert Fitoussi ( qui deviendra célèbre sous le nom de FR David ). Le groupe enchaîne sur son quatrième album. Café de Paris, ce n'est plus du rock pur et dur, l'on frôle le fusion-funk , encore une fois Variations regarde plus loin que ceux qui ont le nez dans le guidon du boogie. Voit aussi plus loin que lui-même. Le départ de Jo Leb tourne la page et termine le livre. Ça doit tanguer salement à l'intérieur du combo, le 25 mai 1975, alors qu'il passe en première partie d'Aerosmith, c'est le split final...

Ce qui suivra offre peu d'intérêt. Reportez-vous au bouquin. Marc Tobaly nous offre la consolation du pauvre. Tout compte fait, ce n'est pas si mal que cela, l'a pu se retrouver, fonder et s'occuper de sa famille, se recueillir sur sa foi... redevenir un homme simple, le succès, la réussite, une vie de rock star pourrie de dope et de fric l'auraient écarté des vrais valeurs...

Les Variations sont venus trop tôt. Ou plutôt à la bonne heure, mais dans un monde de froggies qui n'était pas préparé pour les recevoir. Rien n'était prêt, ni le circuit de tournage, ni la presse, ni le public. Sont passés comme des météorites. Une traînée de feu étincelante, suivie d'une désintégration finale. Quant à leur évolution musicale, elle me semble éclairer et préfigurer les diverses mutations des groupes metal. Mais celles-ci se sont déroulées sur quatre décennies. L'on se prend à rêver à ce qu'ils auraient pu devenir s'ils avaient bénéficié d'un véritable management. Mais avec des Si l'on mettrait Café de Paris en bouteille...

Les Variations sont nos Rolling Stones à nous. A la française, certes. Mais du toupet et du panache. Julien Deléglise nous dit que sans eux il n'y aurait jamais eu de Trust et de Téléphone. Perso, je préfère les mettre à côté de Magma. En tout cas le livre s'ouvre sur le plus bel hommage jamais adressé à un groupe de rock. De Nono de Trust. S'il est un groupe qui pourrait prétendre au titre du deuxième album des New York Dolls, In Too Much Too Soon, ce sont les Variations. Et nul autre.

Un livre à lire et à méditer. Très rock'n'roll !

Damie Chad.

BLUES, FEMINISME ET SOCIETE

LE CAS LUCILLE BOGAN

CHRISTIAN BETHUNE

( Camion Blanc / Septembre 2018 )

Nous ne savons rien de Lucille Bogan. Née en 1897, ayant vécu à Birmigham. Morte à Los Angeles où elle résidait depuis deux mois à l'âge de cinquante et un ans. Son fils interviewé à la fin des années soixante n'est guère disert. C'est le moins que l'on puisse dire. Se contente de nous révéler qu'elle fut chanteuse de blues, et qu'elle travaillait l'écriture de ses morceaux à la maison. Circulez, vous n'en saurez pas une once de plus. Cherche-t-il à cacher quelque secret de famille ou simplement exprime-t-il le mépris d'un musicien de jazz pour cette forme musicale rudimentaire qu'est le blues ? Nous ne connaissons d'elle qu'une soixantaine d'enregistrements – une quarantaine semblent être définitivement perdus. Christian Béthune parvient tout de même à rédiger un volume de trois cents cinquante pages sur cette mystérieuse figure.

L'on a l'habitude de diviser l'histoire du blues américain en trois grandes étapes. Le blues féminin, le blues rural du Delta, le blues électrifié de Chicago. Laissons de côté ce dernier, amplement documenté. Intéressons-nous aux deux précédents. L'on a longtemps admis que le vrai blues, the real blues, le blues authentique fut celui du Sud profond. Le blues féminin serait une forme édulcorée et bâtarde du blues, un produit hybride, un infect mélange de chansons issues des minstrels et du vaudeville, lancé par les compagnies de disques du Nord. Un blues de seconde zone qui durant longtemps aurait occulté le véritable blues qui par miracle se serait perpétué durant des décennies dans l'enclave territoriale mississippienne. Et ce depuis un temps mythique indéterminé. Lorsque Alan Lomax dans les années trente s'enquiert de ce blues perdu et oublié, il n'enregistrera que des hommes.

Objection votre honneur ! L'idée que le blues fut le patrimoine sacré des anciens esclaves miraculeusement préservé par un confinement géographique va en prendre un sacré coup dans ce paragraphe. Première remarque, le mot blues pour désigner un style musical n'apparaît qu'après 1910, faut se faire une raison, avant cette date le blues n'existe pas. Deuxième démarque : le Sud et le Nord des Etats-Unis sont reliés par un dense réseau de chemins de fer. Certes les noirs n'ont pas l'argent qui leur permettrait de faire du tourisme. Mais les casquettes rouges ne s'en privent pas, y sont même obligés. Ces couvre-chefs rutilants sont ceux des employés noirs qui travaillent sur les trains. Se livrent à d'innocents trafics pour augmenter leur misérable salaire : achètent pour pratiquement rien des disques dans le Nord pour les revendre dans le Sud. La musique circule plus qu'il n'y paraît. Dans le Delta comme ailleurs. Les vieux bluesmen de nos images d'Epinal qui gratouillent leurs guitares sur la terrasse de leurs baraquements en connaissent beaucoup plus qu'ils n'y paraissent. Très étrangement lorsque les Compagnies viendront les enregistrer in-situ, ils alignent tous des morceaux ( de blues ) qui n'excèdent pas les trois minutes réglementaires que pouvait contenir la face d'un 78 tours.

Si les Compagnies se déplacent ce n'est pas qu'elles aient subitement reçu une révélation ethnographique et qu'elles aient décidé de sauver un genre musical en perdition. Juste des considérations économiques : le prix de revient d'un enregistrement effectué dans une chambre d'hôtel est des plus bas. Pas besoin de monopoliser un studio et des musiciens. Et encore mieux, pas de droit de suite. Les péquins sont heureux comme des papes d'avoir pu enregistrer quelques morceaux, ne négocient pas des contrats juteux, ignorent jusqu'à l'existence des royalties. Rien à voir avec ces poulettes du nord qui font monter ( très relativement ) les enchères...

Ne suffit pas d'avoir un enregistrement, faut le vendre et pour cela le transformer en produit. Certes la demande fait le marché mais l'offre peut aussi l'orienter. Pour ces chanteurs l'on crée un nouveau style, sera étiqueté blues. Qu'on se le dise, on recherche des chanteurs de blues, pas d'autres choses. Les témoignages concordent, nos chanteurs de blues patentés et révérés, comme Charley Patton par exemple, ne chantaient pas que du blues, connaissaient des tas d'autres styles, chansons, airs de vaudeville, et notamment se défendaient très bien en hillbilly. Vous leur ouvriez un micro, ils vous auraient chanté tous les styles, écoute coco, l'on veut du blues, que du blues, rien que de blues, si tu veux tes dix dollars t'a intérêt à sortir tes meilleurs lapis-lazuli... Système à double détente. Le blues était réservé aux noirs, et l'on spécialisait le hillbilly pour les blancs. Deux étiquettes, deux publics, deux marchés. En plus la musique se pliait aux patterns ségrégatifs de la société américaine.

Lucille Bogan est une des premières chanteuses de blues. Elle n'atteindra jamais à la célébrité de Bessie Smith, ou de Ma Rainey, ou même d'Ida Cox, mais il semblerait que c'était-là le moindre de ses soucis. Aucun document n'atteste qu'elle ait chanté en public. Certes elle a enregistré pour Okeh ( 1923 ), pour Paramount ( 1927 ), pour Brunswick ( 1928 – 1930 ), pour ARC ( 1933 – 1935 ), s'étant déplacée pour cela à Chcago et New York, mais tout laisse supposer qu'elle travaillait chez elle, demandant à quelque pianiste de blues de Birmingham de venir l'aider à répéter ses morceaux. Christian Béthune les analyse un par un. Un peu musicalement – faisant notamment appel à un musicologue qui lui refile des analyses difficilement compréhensibles pour quelqu'un qui ne sait pas lire la musique – s'intéresse avant tout aux lyrics. Lucille Bogan les écrivait elle-même, son fils témoigne qu'elle en fignolait l'écriture longuement. Aujourd'hui les compositeurs-interprètes sont monnaie courante, au début du vingtième siècle qu'une femme noire issue du peuple écrivît ses propres textes et les interprétât est une denrée rare. Bessie Smith et plus tard Billie Holiday subirent d'énormes pressions de leurs maisons de disques quant aux choix de leurs morceaux...

Mais ce n'est pas tout. Lucille Bogan soignait ses textes, certes mais elle ne les expurgeait pas. Très symboliquement elle est la première à enregistrer un morceau comportant le mot '' fuck''. Pensez aux critiques qui assaillirent Michel Polnareff en 1966 lorsque en notre pays, pourtant réputé pour sa gauloiserie légendaire, parut son titre Je veux Faire l'Amour Avec Toi... Alors imaginez une femme dans les années vingt qui proclame d'une manière des plus explicites qu'elle veut se faire baiser par-devant et enculer par derrière, vous jugerez de la catastrophe. La tartufferie de la société aussi. Pour juguler la crise de 29, l'on pouvait trouver les mêmes morceaux sur des disques vendus à 20 cents et sur d'autres à 1 dollar. Sans doute existait-il encore un circuit parallèle à très bas prix pour les œuvres salaces et grivoises... Deux de ces morceaux survécurent miraculeusement et furent accessibles dans les années 70. Christian Béthune nous présente Lucille Bogan comme une précurseuse des rappers modernes qui usent d'un vocabulaire fleuri et bourgeonnant, une modernité dans la droite ligne de la tradition des dirty dozens que l'on se lançait à la figure entre voisins dans les quartiers noirs.

Réjouissons-nous, à l'époque ces morceaux ne furent pas édités, la morale est sauve, ce qui ne règle en rien le problème Bogan, car sur l'ensemble de ses textes, la petite Lucille ne mâche pas ses mots. L'appelle un chat un chat et une chatte une chatte. Mais ce n'est pas le pire. Ce sont les histoires qu'elle raconte qui vous hérissent les poils du pubis. Rien de bien extraordinaire, un mec quitte sa nana ou la nana quitte le mec. Jusqu'ici, vous connaissez. Mais elle a des façons de décrire ces situations communes avec des mots qui n'emberlifigotent point la réalité. C'est du cul crû. Pas du tout cucul la fleurette. La réalité à ras les draps sales. Lucille fait preuve d'une sereine impudeur. Dévoile tout, ne cache rien. Christian Béthune se sent obligé de se munir du bouclier de la pensée d'Aristote pour faire passer le message. Non seulement Lucille Bogan aime le sexe et l'alcool, mais elle aime la dépendance au sexe et à l'alcool. Comme si ça ne suffisait pas elle ramène un troisième larron. Non ce n'est pas le rock'n'roll, n'existait pas encore à l'époque, même pas le blues, le blues c'est ce qu'elle fuit, et pour cela elle ne connaît dans cette vie de merde du prolétariat noir que l'alcool, le sexe et le fric. Et oui, the money, cette crotte de Dieu disent les hindous. Et le fric et le sexe s'interpénètrent tellement dans les textes de Lucille Bogan, que l'amour, le désir et la prostitution copulent joyeusement entre eux.

Lucille Bogan n'a ni lu Marx ni poursuivi des études poussées dans une prestigieuse université américaine, mais elle avait tout compris du fonctionnement capitalisme et de l'entregent libertarien, les rapports humains sont dominés par les rapports économiques, dans notre société vous ne pouvez vivre que de l'échange de ce que vous avez – votre corps – contre ce que vous n'avez pas – le fric. C'est ainsi, vous pouvez dire que c'est bien ou que c'est mal, ce genre de problématique ne devait probablement pas effleurer l'esprit de Lucille Bogan. Pour elle c'était un bon deal, la transaction était agréable, en prime elle procurait le plaisir. Que voulez-vous le sexe rend l'âme juteuse.

Et en plus, cet agréable commerce, produisait à la femme noire un avantage collatéral des plus jouissifs. Ne dépendait plus des hommes, devenait indépendante, n'était plus obligée de s'embaucher comme domestique, menait sa vie – avec ses hauts et ses bas – comme elle voulait. Elle assumait. N'était plus l'inférieure de l'homme, adieu le patriarcat, devenait son égale. Tout cela Lucille Bogan ne le théorise pas, elle l'irradie. Un message qui n'est pas tombé dans l'oreille des sourdes. Si Lucille Bogan devient à la mode, c'est que le féminisme s'est emparé de son personnage. Elle s'y prête, chants lesbiens et revendication de son corps chocolat noir à grosses fesses et ventre bouffi. Angela Davis l'évoque dans son livre Blues et Féminisme ( paru en 2017 aux Editions Libertalia, kro-niqué dans notre recension 346 du 02 / 11 / 2017 ), dans son introduction Christian Béthune précise que son livre était déjà terminé à la parution de l'opus d'Angela Davis. De surcroît son ouvrage possède un immense avantage, il ne se sent pas obligé de répéter à toutes les pages que la femme noire pauvre est asservie en tant que femme, en tant que noire, et en tant que pauvre. Et que de toute manière, quelle que soit sa classe sociale la femme est asservie en tant que femme. Ce genre de sempiternelle antienne ( mêlée au catéchisme revendicatif de la théorie du genre) alourdit la lecture du book d'Angela Davis. Dépourvu de cette gangue de discours idéologique, les textes de Lucille Bogan n'en paraissent que plus percutants.

Entre ce vous écrivez et ce que vous êtes, parfois la différence est énorme. Certains biographes n'ont pas hésité à conclure que Lucille Bogan exerça la noble profession de péripatéticienne. Une pute alcoolique c'est beaucoup plus vendeur qu'une épouse ménagère. Rien ne le prouve, et le peu que nous savons d'elle nous la présente doté d'un caractère casanier. Ses blues participent-ils d'une expression lyrique d'expériences personnelles ? Christian Béthune se contente de rappeler que dans le blues, l'emploi du pronom personnel '' je'' n'implique pas obligatoirement le vécu de l'auteur. Sert plutôt à rendre plus accessible, à faire partager beaucoup plus émotionnellement, le thème que l'on a choisi de traiter. Un '' je'' impersonnel à vocation universelle.

Toutefois si l'on veut pressurer les textes pour en tirer quelques éléments en relation avec l'existence de son auteur, rien ne l'interdit. Attention, les blues sont remplis de trains qui partent. La country music aussi. Au début du vingtième siècle, le train était pour les humbles le seul moyen de locomotion accessible quand on avait de longues distances à parcourir. Que l'on paye son billet ou que l'on joue le passager clandestin... Or il se trouve que le mari de Lucille Bogan occupait un emploi dans une société de chemin de fer de Birmingham. Peut-être est-ce la principale raison qui attacha Lucille à cette ville. C'est avec son second mari – plus jeune qu'elle de vingt ans – ne vous privez pas de méditer sur ce détail - qu'elle partit pour la Californie. Profitons-en pour noter que Birmimgham, surnommée par les autorités municipale, The Magic City – était un nœud ferroviaire et un centre industriel qui attira de nombreux jeunes hommes noirs à la recherche d'un travail. Ce qui provoqua la venue de milliers de prostituées chassées des zones portuaires où les ligues vertu obtenaient la fermeture des quartiers chauds. Pourtant située en Alabama, Birmimgham n'était pas très attirante, elle était la ville la plus ségrégée des States et la moyenne des salaires -ouvriers étaient de vingt pour cent moins élevé que partout ailleurs... Très logiquement Christian Béthune analyse donc les six blues de Lucille Bogan qui évoquent le train ainsi que quelques notations adjacentes dans d'autres textes. Son étude – il y consacre un chapitre entier – n'apporte rien de plus au sens général des paroles, par contre il démontre que Lucille Bogan s'y connaissait un maximum question railroad. Ne fait pas d'erreurs, ni sur les lignes, ni sur les types de locomotives. A partir de quelques mots à signification peu ferroviaire, mais replacés dans leur époque, il se livre à des déductions qui raviront les abonnés de La Vie du Rail ( créée en 1938 ). Cela n'a l'air de rien, mais l'on connaît si peu de la vie de Lucille Bogan, que nous souhaitons qu'un jour des chercheurs obstinés parviennent à partir d'un détail anodin à nous révéler des pans entiers de son existence.

Ce livre est indispensable à tous les amateurs de blues. Les points d'attaque de Christian Béthune sont très personnels ( jazz, rap, philosophie ) donc très précieux car il est de ceux qui ne passent pas leur temps à répéter ses devanciers. Un véritable chercheur.

Damie Chad.

N. B. : une deuxième cronik sera consacrée aux enregistrements parus sous son nom et le pseudonyme de Bessie Jackson.

 

DEAD GROLL # 8

( Février 2018 )

Fanzine. Papier. A prix libre. L'ai trouvé cet été dans la boutique toulousaine Croc Vinyl. Attention 60 pages, du texte et des photos en noir et blanc. Mise en page tout ce qu'il y a de plus classique à part le dernier topo de Franky Stein sur la saga des Outcasts qui utilise une police ( tout le monde la déteste ) un peu plus torturée. Des sudistes, l'ère d'action de cette ultra-sympathique revue s'étend de Périgueux à Toulouse. Beaucoup d'interviews de groupes : The Curse, The Devil Bishop, Not Right, Crumble Factory, Neue Kinder Von Damas – dans celle-ci nous retrouvons un dessin de Sylvain Cnude – vous l'avez compris chez Dead Groll l'on aime le rock qui remue, mais l'on n'est pas dépourvu d'oreilles puisque la dernière est consacré à un groupe de jazz érotico expérimental In Love With. Mais il n'y a pas que des groupes de rock dans la vie, sont aussi passés à la moulinette à questions : le Blog qui organise concerts et évènements à Toulouse et Iggy Stoner Booking parce que voyez-vous les groupes qui n'ont pas de concerts... En tout cas, ces interviews sont passionnantes, connaissent leur sujet et ne posent pas des questions bateaux touchés-coulés. Des chroniques de disques évidemment, notamment Johnny Thunders et Sex Pistols, et puis surprise cette petite kro sur Heartbreaker des Badass Mother Fuzzers, une petite musique qui teinte à mes oreilles, non pas celle des BAMF, celle d'une écriture, que dis-je d'un style, qui ne m'est pas inconnu, en plus c'est signé Loser, notre Cat Zengler à nous ! Quand je vous disais que c'était une bonne revue...

Damie Chad.

PS : la revue posède son FB : Dead Groll

MURCIA TROPIKAL # 3

( Juin 2018 )

Non, il ne s'agit pas d'un disque de Nino de Murcia mais d'un fanzine ramassé sur la table de La Comedia. Une revue qui donne la parole aux adeptes du DIY dans la bonne ville de Murcia, la huerta des Espana, le jardin de l'Espagne. Evidemment c'est écrit en espagnol mais Kr'tnt ! ne recule devant rien pour satisfaire l'insatiable curiosité de ses lecteurs. Une interview d'Irena créatrice du fanzine Vulva Estelar ( Vulve Etoilée ) revue féministe, participante à un club de lecture féministe, et réalisatrice de podcasts féministes sur la radio Ruda FM. Semble y avoir un lot d'activistes multi-cartes en Murcia, voici Victor qui lui aussi produit son émission de radio Timpanos y Luciérnagas ( Tympans et Lucioles ) qui présente des groupes aux noms évocateurs : Sudores de Muerte ( Sueurs de Mort ), Crudo Pimento ( Piment cru ), Alien Tango ou Galleta Piluda, je laisse votre imagination effectuer ces deux dernières traductions, l'est aussi à l'origine du label Grabaciones a Montones, qui produit des EP pour des groupes peu connus. Enfin Santini qui sur son blog Piso 28, rend gonzoaïquement compte de la vie musicale de la région, il est aussi l'auteur du livre Sabado De Despirorre En La Ciudad ( Samedi à la gueule de bois ), passe de la musique dans son émission El Plan sur la radio murciane Rom et joue de la guitare dans le duo Llueve, Capullo !... Enfin Mati, qui a fondé Casa Chiribiri un atelier de création artistique, la foire aux fanzines Fritanca y Fosquitos, célèbre pour sa carte de la ville, ne s'agit pas d'un simple plan de la ciudad, les rues sont rehaussées d'illustrations de toutes sortes ( édifices, voitures, passages cloutées... ). Pour avoir paru voici une vingtaine d'années huit jours dans cette cité qui m'avait semblé passablement endormie et hors du temps, je ne peux que me réjouir de cette cocotte minute culturelle underground !

Damie Chad .

PS : la revue possède son FB : Murcia Tropikal