Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

15/01/2020

KR'TNT ! 447 : JACK SCOTT / JERRY WEXLER / MORLOCKS / MARIE DESJARDINS / AVALANCHE / LOUIS LINGG & THE BOMBS / EFFELLO ET LES EXTRATERRESTRES / ROCK ET MAI 68

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 447

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

16 / 01 / 2020

 

JACK SCOTT / JERRY WEXLER / MORLOCKS

MARIE DESJARDINS / AVALANCHE

LOUIS LINGG & THE BOMBS

EFFELLO & LES EXTRATERRESTRES

ROCK ET MAI 68

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Scott a la cote

 

Jack Scott devait beaucoup aux Cramps qui, avec leur magistrale cover du «Way I Walk», le ramenèrent dans le rond du projecteur. Il devait aussi beaucoup au fameux rockabilly revival des années quatre-vingt, et notamment à Robert Gordon qui fit lui aussi une superbe cover du «Way I Walk». Et comme le dit si justement Craig Morrison, il le méritait (He deserved it). Le problème de Jack Scott est qu’il n’appartenait à aucune scène rockab, ni la scène de Memphis ni celle du Texas, et que sa vie ne présentait pas le moindre relief : rien, ni faits marquants, ni scandales. Et pourtant ce Canadien basé à Detroit aligna nous dit Morrison une vingtaine de hits entre 1958 et 1961, dont quatre grimpèrent dans le top ten des national charts.

Le vieux Jack se distinguait par une pente pour slow beat et une voix qui lui permettait de sonner comme Elvis. Il raffolait du son tamisé, assez dark, et se prêtait parfois au petit jeu du répétitif, comme le montre «Geraldine», qu’il répète une bonne quinzaine de fois dans l’intro. Il sera l’un des derniers à beefer son son avec une stand-up, passée de mode en 1960, et comme Elvis, il va préférer la virilité à la sensualité dans les harmonies vocales : le quatuor masculin qui l’accompagne s’appelle the Fabulous Chantones.

Et comme le vieux Jack vient de casser discrètement sa pipe en bois, l’occasion de lui rendre hommage fait partie de celles qu’on ne saurait laisser filer. Pour une fois, nous allons donner la parole aux albums.

 

L’aîné s’appelle Jack Scott, born in 1958 :

— Malgré ma belle pochette dynamique, je ne suis pas l’album du siècle...

— Pourquoi dites-vous ça, Jack Scott ?

— Je n’ai que deux hits intersidéraux, «Geraldine» et «Goodbye Baby»...

— C’est mieux que rien !

Jack Scott a tort de se plaindre, car «Geraldine» rebondit sur le beat, bien bourrelé de jus rockab et transpercé au cœur par un solo de sax. Fabuleux parti-pris, ils sont dedans jusqu’au cou. C’est le côté insistant du beat rockab qui rafle la mise. Même chose pour «Goodbye Baby», c’est du big Jack, même s’il couaque comme un volatile.

— Mais vous oubliez «Leroy» et «The Way I Walk» !

— Oui, c’est vrai, mais j’ai un petit faible pour «Save My Soul», car je le prends sous le boisseau duveteux des Chantones, il s’y passe des trucs, vous savez. Là, je suis sûr de mon coup.

— C’est vrai que «Save My Soul» est bien enlevé, c’est indiscutable. Mais vous avez aussi pas mal de cuts atroces et gluants, de type «With Your Soul», «I Can’t Help It» ou pire encore, «My True Love», le bonbon le plus sucré du magasin. Et cette romance à l’eau de rose qui s’appelle «Indian Walk» qui pue des pieds. Franchement vous exagérez. On sent votre côté rital qui remonte à la surface. Dommage que vous ruiniez tant d’efforts avec des rengaines aussi abjectes.

— L’époque voulait ça. Vous avez sûrement entendu parler d’un truc qui s’appelle la pression commerciale, non ? Ne saviez-vous pas que l’Amérique était un pays de beaufs ? Vous n’allez pas me dire que vous ne saviez pas que la beaufitude est le plus grand fléau du XXe siècle !

 

Le petit deuxième s’appelle I Remember Hank Williams, né deux ans plus tard, en 1960. Il fait d’ailleurs partie d’une portée de quatre.

— Oh je vois à votre tête que je ne vous plais pas...

— Mon cher I Remember Hank Williams, vous auriez dû vous faire avorter pour laisser la place à Jerry Lee, car vous êtes l’un des pires albums jamais enregistrés. Tous les violons du monde semblent s’être donné rendez-vous pour massacrer l’Hank. Vous n’êtes qu’une sainte horreur.

— Même ma version de «Cheatin’ Heart» ?

— C’est l’une des pires ! Il n’existe rien de plus foireux sur le marché ! Les rednecks devaient être pliés de rire en entendant ça. Wouah le Canadien ! Wouah la pauvre crêpe ! On a parfois l’impression que vous allez demander une pièce aux gens de la rame pour rester propre. À côté de vous, Roy Orbison est un enfant de chœur. Dans le Deep South, ils n’auraient jamais osé massacrer les chansons d’Hank Williams. Jamais ! Vous entendez ? JAMAIS ! Seuls les yankees sont capables de telles abjections.

— Oh, je voulais juste illustrer le ventre mou de l’Amérique. Vous savez, Perry Como et l’autre imbécile de Pat Buitoni ont vendu des millions de disques...

— Oui, mais là n’est pas le problème. Vos fans ne vous pardonneront jamais de vous être prêté à cette infâme mascarade.

— M’en fous. Je vaux entre 50 et 100 $ sur la marché, alors vos petites remarques perfides roulent sur les rails de mon indifférence et s’arrêtent à la gare de mon mépris.

 

Le deuxième de la portée 1960 s’appelle What In The Word’s Come Over You.

— Vous grattez une belle guitare sur la pochette !

— Oui, c’était la grande forme. On drivait «Baby Baby» au dixie stomp ! Et sur «I’m Satisfied With You», on avait aussi pas mal de son.

— Oui, c’est vrai, mais là où ça bigne, c’est dans «My King» ! Quel fantastique shoot de rockab ! You rock it hard ! Par contre, ça redevient pathétique avec «Cruel World», cette mauvaise resucée de «Blue Suede Shoes».

— Ce que vous pouvez être dur ! Parlez-moi plutôt de «Good Deal Lucille», on y tente le tout pour le tout, on mise tout ce qu’on a, le sax, les Chantones, le beat, tout y est ! Ça c’est du jump, mon gars ! Tu ne trouveras pas mieux ailleurs !

 

Le troisième de la portée 1960 s’appelle The Spirit Moves Me.

— Vous vous prenez pour les Staple Singers ?

— C’est quoi cette insinuation ?

— Oh ce n’est pas une insinuation, vous reprenez les mêmes classiques de gospel batch, tiens comme ce «Swing Low Sweet Charriot» qui coule comme un vieux claquos oublié au fond du placard au mois d’août. On dirait que vous tombez dans tous les travers de la Bible. Le rockab a complètement disparu.

— On voulait faire plaisir à ma mère et au curé du village.

— Oui, ça se conçoit très bien, sauf qu’on croirait entendre Gilbert Bécaud dans «Josuah Fit The Battle Of Jericho». Si on voulait faire acte de civilité, il faudrait dire à tous les fans de rockab de vous fuir comme la peste, Spirit Moves Me. Avec «Roll Jordan Roll», vous vous grillez définitivement. Et les pauvres gens qui vont oser écouter «Down By The Riverside» vont s’écrouler de rire. On ne vous a jamais expliqué que le gospel batch était un truc de noirs, pas un truc de petits culs blancs ? C’est rare de trouver un album aussi atrocement con que vous, Spirit Moves Me. C’est d’autant plus incompréhensible qu’il circule dans la nature des singles impeccables comme «Patsy» ou encore «Strange Desire».

— M’en fous ! J’irai au paradis.

 

Le quatrième de la portée 1960 s’appelle What I Am Living For.

— Au moins, vous n’êtes pas comme vos trois frères, vous ne prenez pas les gens pour des cons !

— Faut-il prendre ça pour un compliment ? J’ai pas l’impression d’appartenir à une famille de tarés.

— Ne vous méprenez pas, c’est juste l’expression du simple bonheur de vous voir renouer avec le heavy rockab. Notamment dans «Go Wild Little Sadie», là c’est du sérieux, vous inventez même le Detroit sound, sans doute à la même époque que Johnny Powers.

— Oui j’adore bopper Sadie, Detroit boob baby, tête-moi le sein ! C’mon stop this fight !

— «Baby She’s Gone» est encore plus inespéré ! Quelle perle de rockab sauvage ! C’est chanté au foulard noué et au fute de cuir, avec une science infuse du what to do ! Vous frisez le Vince Taylor, avec ce what to do subliminal !

— Mon chouchou est «Two Timin’ Woman». Là on explose la scène de Detroit pour de vrai, we rock it out !

— Mais il faut aussi avaler pas mal de couleuvres, comme par exemple «Bella» ou encore «There Comes A Time». C’est d’autant plus regrettable que des singles fantastiques circulent sous le manteau, tiens, par exemple ce «One Of These Days» qui sonne comme un hit mystérieux, scalpé dans le son, ou encore ce «Grizzly Bear» qui fait le bonheur des esprits éclairés.

— Bon, on ne va pas refaire l’histoire ! Tournez-vous donc vers l’avenir !

 

L’avenir s’appelle Burning Bridges qui vient au monde quatre ans plus tard.

— Vous vous prenez pour l’album du grand retour ?

— Je n’aurai pas cette prétention, je ne suis qu’une modeste compile et à Wall Street je ne vaux pas un clou, alors c’est pas la peine de m’asticoter avec des remarques déplacées.

— Oh si vous le prenez aussi mal, on va couper court. C’est dommage, car j’allais vous complimenter.

— Me prenez pas pour un con, je sais bien que mes rengaines sont pompeuses, surtout «Burning Bridges».

— C’est vrai que vous battez tous les records de daube avec «A Little Feeling» et «All I See I Blue», mais vous reprenez du poil de la bête avec cet étrange «Laugh & The World Laughs With You».

— Pourquoi étrange ?

— Parce que la walking stand-up se balade à la surface du mix et on entend même un solo de fuzz rococo. C’est un véritable écart de conduite, dans cet océan de daube pestilentielle. Avec «It Only Happened Yesterday» vous réveillez les pires souvenirs d’Elvis chez RCA. Ah ces roucoulades qui nous faisaient désespérer de tout !

— Si c’est ça que vous appelez un compliment, je vous souhaite le bonsoir !

— Attendez, j’y arrive. Il n’en sera que plus appréciable, au terme de tous ces préliminaires peu aimables, je l’avoue. D’ailleurs vous savez très bien où je veux en venir...

— «Patsy» ?

— Ben oui ! Évidemment , «Patsy», le hit parfait, aw Patsy, swingué à la big orchestration, we gonna rock, we gonna roll, we gonna hooo Patsy... c’est d’une sexualité spectaculaire, ça sent bon la bite qui frétille, ça frise le coït dans un univers grandiose à la Cecil B DeMille. Patsy vous sauve, mon vieux Bridges. Espèce de veinard.

 

Big Beat adore le vieux Jack comme on adorait un teddy bear autrefois. Deux albums Big Beat font bien le tour du propriétaire : The Legendary Jack Scott, paru en 1982 et un Live In Paris paru trois ans plus tard. Legendary s’ouvre sur «The Way I Walk».

— Bizarrement, on ne se lasse pas de ce gratté d’acou et de ces suaves chœurs de mâles. Ça groovait salement à Detroit en 1959 !

— Oui, les Chantones doo-bee-doo-bee-doo-whaatent comme des cakes.

— On comprend que Lux Interior ait pu baver là-dessus. On trouve aussi l’autre big hit en B : «Go Wild Little Sadie». C’est hanté et chanté au nez sale. Le slap plombe joliment l’ambiance - C’mon now and stop this fight ! -

— On swingue aussi «Leroy» à coups de sax fifty-fifty et on bat tous les records de désinvolture avec «Goodbye Baby». On va même flirter avec le gospel batch dans «Save My Soul» !

— Ah oui ! Et les Fabulous Chantones s’en vont l’allumer au coin du bois comme des bandits de grand chemin.

— Et puis vous retrouvez «Geraldine» et «Baby She’s Gone» en B. Solide rockab, joué dans la carcasse du groove. Vous retrouvez tous ces hits sur l’excellent Live In Paris, à commencer par «Geraldine», avalé au big bop.

— Oui, le son est fantastique ! Jacky Chalard joue de la basse et Vernon Pilder passe un solo frais comme un gardon. Les baby que glousse Jack dans «Baby She’s Gone» sonnent comme ceux d’Elvis. Jack met tout son poids dans la balance et Chalard dépote derrière un drive de rêve bien rond. Quelle classe de what to do ! Jack n’a rien à envier à personne.

— On tape en B «My True Love». Cette ritournelle s’aligne sur les prérogatives d’Elvis. On rocke «Leroy» à la Cochran motion : carcasse classique saxée vite fait.

— «Goodbye Baby» s’avance et porte sur le front une mâle assurance. Un vrai coup d’Cid, ce Jack !

 

Par contre, un autre live enregistré en 1983 à Toronto retombe comme un soufflé. Sur la pochette de Live At The Edge, Jack porte la barbe. Il a un petit côté Kris Kristofferson. Jack fait du Jack of all trades, du sans surprise. Pas de son, cette fois. Il tape dans un tas de classiques du style «Ubangi Stomp», «Tutti Frutti» ou encore «Love Me Tender», mais on s’ennuie comme des rats morts. Il fait aussi un «Love Me» qui n’est hélas pas celui du Phantom. Et son «Be Bop A Lula» laisse grandement à désirer. Pour toutes ces raisons, KRTNT ne va pas interviewer Live At The Edge.

 

Jack enregistre son dernier album en Finlande en 2013. La raison pour laquelle il faut écouter Way To Survive s’appelle «Tennessee Saturday Night». Hallucinante qualité de la proximité ! Les Finlandais ramènent un son énorme dans le giron de Jack. On reste au paradis du big revival avec «Wiggle On Out», heavy shoot de boom boom, hey hey wiggle on out. Ce démon de Jack sait encore créer la boom boom sensation. Effet garanti, avec ces chœurs scandinaves. Les Finlandais ramènent une sauce infernale. The big rockab is back. Dans «Hillbilly Fever», le gratin du rockab finlandais vole au secours du vieux Jack, il faut les voir cavaler dans la toundra, cet effroyable guitar slinger bat tous les records de glisse, aw ces mecs savent créer du mythe cavalé. Pour un peu, on pourrait dire qu’ils inventent un genre nouveau : le virtuobilly. Attention aux albums tardifs des vieux de la vieille, ce sont souvent les plus fascinants, ceux de Mac Curtis et de Charlie Feathers en particulier. Avec «Ribbon Of Darkness», Jack propose un shout de country-rock cavalé à perdre haleine. Il fait aussi une mouture de «Trouble» assez something about me, Jack sait de quoi il parle quand il grommelle «I never look for trouble/ It seem to find me.» C’est bien gluant, bien senti, ça vient du cœur, comme on dit à Clochemerle. Jack revient sur Hank Williams avec «Honky Tonk Blues» et se montre aussi bon que Jerr, il réussit enfin à pervertir son accent, alors la version devient judicieuse et bardée de power finlandais. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises car voilà qu’arrive en trombe «Live Love And Like It», bien exacerbé de picking finlandais. Ces mecs vont vite en besogne, à cent à l’heure dans l’Alley Oop du big hillbilly drive. Follow that ! Jack se fend plus loin d’un admirable coup de fast pop avec «I’ll Be Coming Back For More». Il annonce à cette gonzesse qu’il reviendra la voir tellement il a adoré le kiss on the lips. Ah ces ritals, ils finissent toujours par nous fendre le cœur, comme on dit aussi à Clochemerle. Et puis voilà le moment fatidique : le dernier cut de Jack avant le grand départ. Il faut en profiter, car après c’est fini. C’est le morceau titre de l’album, un vieux shoot de country-music de fin de soirée. Jack tient à finir en beauté. Il a revêtu son meilleur costume et ciré ses pompes. Après c’est terminé, il ne te restera plus que tes yeux pour pleurer et l’os du genou à ronger en attendant Godot.

Signé : Cazengler, Scot Scot Kodec (la poule qu’a trouvé un couteau)

Jack Scott. Disparu le 12 décembre 2019

Jack Scott. Jack Scott. Carlton 1958

Jack Scott. I Remember Hank Williams. Top Rank International 1960

Jack Scott. What In The Word’s Come Over You. Top Rank International 1960

Jack Scott. The Spirit Moves Me. Top Rank International 1960

Jack Scott. What I Am Living For. Carlton 1960

Jack Scott. Burning Bridges. Capitol Records 1964

Jack Scott. The Legendary Jack Scott. Big Beat Records 1982

Jack Scott. Live At The Edge. Underground Records 1983

Jack Scott. Live In Paris. Big Beat Records 1985

Jack Scott. Way To Survive. Bluelight Records 2015

Craig Morrison. Go Cat Go ! Illinois 1998

 

Wexler de rien

 

Quand on voit Papy Wexler, avec sa barbe blanche, sa casquette et ses grandes oreilles apparaître dans le docu de Robert Gordon sur Stax, on rigole. Par contre, on rigole moins quand on connaît son parcours d’Atlantic man, c’est-à-dire de découvreur/producteur spécialisé dans la Soul et le rhythm & Blues. Sans Wex, pas de Solomon, pas de Ray Charles, pas d’Aretha ni de Sam & Dave. Cet homme peut se vanter d’avoir accompli une sorte de sans faute et d’avoir su écrémer la crème de la crème du gratin dauphinois. Même si on croit bien connaître l’histoire de la Soul américaine et celle d’Atlantic, il est nécessaire de se plonger dans Rhythm & The Blues, l’autobiographie qu’il écrivit au soir de sa vie avec l’aide de David Ritz.

Au même titre que Jim Dickinson, Sam Phillips, Cosimo Matassa, Phil Spector, Burt Baccharach, Jerry Ragovoy, Bert Berns ou encore Jack Nitzsche, Wex a côtoyé les géants et contribué pour une bonne part à rendre une certaine musique américaine légendaire. Son livre donne un peu le vertige, car il n’évoque que des figures de proue. L’intérêt d’Atlantic est que son histoire s’enracine dans les années cinquante, au travers d’artistes exceptionnels du calibre de LaVern Baker, Professor Longhair, Clyde McPhatters ou encore Guitar Slim et remonte jusqu’aux seventies où chacun se goinfrait de Rascals et d’Aretha.

L’histoire de Wex est celle d’un juif new-yorkais né dans un milieu pauvre : son père lave les vitrines. Né pauvre, Wex va rester toute sa vie obsédé par les fins de mois. Travailler pour un label indépendant n’arrange pas les choses, car les concurrents sont féroces et la durée de vie d’un petit label plus que limitée : «Survivre relevait de la prouesse. Il fallait compter avec les goûts capricieux des consommateurs et parvenir à faire passer les disques à la radio, phase de marketing cruciale. Il fallait rencontrer le distributeur, le DJ, et le directeurs des programmes en personnes. Il fallait surtout aller à la station de radio et payer pour que le disque passe à l’antenne.» Wex découvre vite l’âpreté du combat de survie dans l’industrie musicale, mais il est assez fier d’avoir réussi, avec Ahmet Ertegun, à imposer une éthique : «Dans l’industrie, la réputation d’Atlantic se situait - et se situe encore - nettement au-dessus de la norme. Alors que certains de nos concurrents baisaient leurs artistes de manière honteuse, en ne leur versant pas leurs royalties, nous avions la réputation d’un label correct et fair-play. Nous n’étions ni des gangsters ni des escrocs. Mais nous n’étions pas non plus des oies blanches. Quand venait l’heure de la compétition, on jouait pour gagner.» Et pourtant, Wex et Ahmet ont bien cru qu’ils allaient couler lorsque Ray Charles et Bobby Darin ont quitté Atlantic pour aller se goinfrer chez ABC et Capitol. On leur offrait tout simplement de bien meilleures conditions financières. Et puis à un moment, Atlantic se mit à grossir terriblement, et les chemins de Wex et d’Ahmet se séparèrent : Ahmet s’intéressait plus à la scène californienne et Wex se spécialisait dans cette musique noire qui l’avait toujours passionné. Ahmet passait son temps à Los Angeles ou à Londres, et Wex descendait à Memphis, à Muscle Shoals ou à Miami. C’est Wex qui à un moment poussa à la vente d’Atlantic. Quand en 1967, Warner racheta Atlantic, Wex se sentit enfin à l’abri du besoin. Il devint rentier. Laver des vitrines avec son père l’avait traumatisé - I started washing windows with Harry and I loathed every living minute of it - et il ajoute : «Le pire, c’était l’hiver. Pop me sortait du lit à 3 heures du matin. J’étais hébété de fatigue et d’horreur.»

Comme dans tous les livres de souvenirs extrêmement denses, des pages réussissent à sortir du lot. Notamment celle où Wex explique ce qu’est un producteur. Écoutez bien : «Il y a trois sortes de producteurs. La première est celle des documentalistes, comme Leonard Chess, qui enregistra le Delta blues de Muddy Waters tel que le jouait Muddy, c’est-à-dire raw, sans fioritures, real. Leonard reproduisait dans le studio ce qu’il avait entendu dans le bar. J’entre dans la deuxième catégorie, celle du producteur qui se met au service du projet. C’est typiquement le producteur qui commence en tant qu’amateur et qui organise les sessions. Son job consiste à trouver la bonne chanson, le bon arrangeur, les bons musiciens, le bon studio, en gros, faire en sorte de pouvoir tirer le meilleur parti de l’artiste. Phil Spector est l’exemple parfait de la troisième catégorie, le producteur star, l’artiste, la force motrice. Pour Phil, chaque chose - la rythmique, les cordes, les chœurs, le chant, les solos - est une pièce du puzzle. Le résultat est le sien et non celui du chanteur ou du compositeur. Son truc, c’est le wall of sound. Certains considèrent le wall of sound comme la plus belle invention depuis celle de la roue, d’autres trouvent ça artificiel. Plutôt que de pousser les carrières de chanteurs, Phil poussait la sienne. Les artistes étaient à son service.»

Avec Ray Charles, Wex aborde le chapitre des genius : «De tous les artistes avec lesquels j’ai travaillé, seulement trois sont à mes yeux des genius, et Ray Charles était le premier.» Wex est frappé par l’intelligence de cet homme qui avait une sacrée théorie : «J’ai une petite idée sur le fait qu’on m’ait laissé jouer comme je le voulais dans le Sud : une grosse partie du racisme vient du fait que les blancs ont la trouille que des noirs viennent baiser leurs femmes. Comme ils voyaient que j’étais aveugle, et donc que je ne pouvais pas reluquer leurs bonnes femmes, je n’étais plus une menace.»

Le deuxième genius, c’est Phil Spector - the most enigmatic hustler/genius of them all - Et il ajoute : «Without being either civil or subtle, Spector was terribly talented.» (Ni civilité ni subtilité chez Spector, il était tout simplement extraordinairement talentueux). Spector débarque à New York et commence à travailler pour Wex sur des arrangements de violons. Wex lui demande son avis et Phil lâche : «Fuck that man, I came from California to make hits.» (Laisse tomber ! Je viens de Californie pour sortir des tubes). Dans un chapitre enfiévré, Wex se dit admirateur de tous les hits produits par Phil, depuis les Ronettes jusqu’aux Righteous Brothers, en passant bien sûr par «River Deep Mountain High» - which wasn’t hailed as the Great American Hit (Qui aurait dû devenir le grand hit américain) - un flop qui traumatisa tellement Spector qu’il se retira.

Le troisième genius de Wex, c’est Aretha. Wex se montre intarissable sur ‘Ree’ - Genius, c’est le mot. Clairement, Aretha continuait ce qu’avait commencé à faire Ray Charles, séculariser le gospel, recycler des thèmes de gospel et des sentiments religieux pour en faire des love songs personnalisées. Comme Ray, Aretha était une interprète exceptionnelle, elle jouait du piano des deux mains, détentrice du Holy Ghost power - Il refait l’apologie de cet album de gospel extraordinaire qu’est Amazing Grace - Aretha was on fire - et se calme un peu plus loin pour donner sa conception du grand chanteur : «Trois choses font un grand chanteur : la tête, le cœur et la gorge - head, heart and throat - La tête, c’est l’intelligence, le phrasé. Le cœur, c’est l’émotion qui donne le feu sacré. La gorge, c’est la voix. Ray Charles avait les deux premiers. Sa voix est merveilleuse, mais il ne fait pas de bel canto. Par contre, Aretha, comme Sam Cooke, a les trois.»

Wex vouait aussi une admiration sans bornes à Doc Pomus - If the music industry had a heart, it would have been Doc Pomus - et il ajoute un peu plus loin : «One of the the great writers, hipsters, sweethearts of all time.» C’est l’époque des Drifters et des Coasters, deux groupes qui maintenaient Atlantic à flot. Par contre, Wex n’épargne pas ce rat de Leonard Chess. Wex rappelle que les frères Chess sont à la fois des concurrents et des amis. Un soir, lors d’une session d’enregistrement organisée pour Big Joe Turner, Leonard et Ahmet ont une étrange conversation :

— J’ai passé un accord avec Muddy Waters, lance Leonard. Muddy, je lui dis, quand tes trucs comme ‘Hootchie Coochie Man’ et ‘Mojo’ ne se vendront plus, tu pourras venir à la maison faire le jardin.

— Très drôle, lui répond Ahmet. J’ai passé un autre genre d’accord avec Turner. Si ses disques ne se vendent plus, je serai son chauffeur.

Wex adore enfoncer les clous. Ce livre est un véritable tourbillon de personnages légendaires - What Charlie Christian gave jazz guitar, T-Bone Walker gave blues guitar - Eh oui, T-Bone - Je le revois dans ses superbes fringues, avec sa dent sertie d’un diamant et des pierres précieuses sur la Gibson - Apologie de Percy Mayfield à la suite - Mayfield, comme T-Bone, avait une voix de miel et une nature de poète, toujours sur le point de divulguer quelque fantastique révélation, comme par exemple le nom de ce dieu hébreu qui ne pouvait être prononcé (...) On ne peut savoir la profondeur du puits, chantait Percy, car le puits, c’est l’âme de l’homme.- Et quand il voit jouer Fess pour la première fois - using the piano as both keyboard and bass drum, pounding a kick plate to keep time and singing in the open-throated style of the blues shout - Wex s’exlame : «My God, we’ve discovered a primitive genius !» Et il enchaîne avec le Gospel according to Fess, c’est-à-dire la brochette de gens que Fess a directement influencés : James Booker, Fats Domino, Huey Piano Smith, Allen Toussaint, Art Neville et Mac Rebennack - Longhair is the Picasso of keyboard funk - Toutes les saveurs de la Nouvelle Orleans remontent à la surface du temps grâce au chapitre endiablé que Wex consacre à Fess. Il cite d’ailleurs Norman Mailer : «The source of Hip is the Negro, for he has been living on the margins between totalitarism and democracy for two centuries.» (Le vrai Hip est le nègre, car il vit depuis deux siècles en marge de la société, le cul entre ces deux chaises que sont le totalitarisme et la démocratie). Rien de plus juste, Hip étant dans l’esprit de Mailer le fin du fin du branché, le marginal définitif. Wex rend ensuite hommage aux white niggers, Milton Mezz Mezzrow et bien sûr Johnny Otis qui fut le découvreur d’Esther Phillips, de Sugar Pie De Santo et d’Etta James. Wex eut la chance de voir Big Joe Turner manger des R&B spaghettis au petit déjeuner avec Smiley Lewis et Lloyd Price. Down in New Orleans, Wex se sentait en sécurité, I knew I was in the sure-enough House of the Blues. Et puis voilà Guitar Slim, que Wex vient de signer sur Atlantic. Guitar Slim arrive en retard au studio de Cosimo, trois Cadillacs rouges, des filles en robes rouges et tout l’entourage - La session est une véritable boucherie. Au moment de partir en solo, Slim fout ses aigus à fond et fait sauter la console. On le supplie de baisser le son, mais Slim adore ce qu’il entend et met encore plus de volume. Chaque fois, la console saute. Chaque fois, Cosimo doit envoyer un gamin chercher des ampoules de rechange sur Canal Street. Ça dure chaque fois une éternité.

Puis Wex passe sans ciller à LaVern Baker - I loved her because she stood smack dab in the middle of the great tradition of Ma Rainey and Bessie Smith (Je l’adorais car elle s’inscrivait dans la droite ligne de Ma Rainey et de Bessie Smith) - Wex évoque aussi l’un des plus grands chanteurs de tous les temps, Clyde McPhatters. Quand Ahmet demande à Clyde de venir enregistrer chez Atlantic, le Drifter lui répond : «Juste une chose, Mr. Ertegun : j’espère que vous n’allez pas jouer de la batterie dans ma session.» Clyde fait bien sûr référence à Syd Nathan, czar of the King Label, qui se permettait ce genre d’intrusion. Wex a raison, il n’en finit plus d’épingler tous ces gens qui se croyaient tout permis, les Chess et les Nathan.

Les grands coups de cœur de Wex sont aussi Solomon et le duo Leiber Stoller - Physiquement énorme, le King of Rock ’n’ Soul veillait sur un immense empire. C’était une force de la nature, un homme vif, extrêmement intelligent, un vendeur capable de vendre n’importe quoi, un homme qui avait le pas ferme et qui ne reculait devant aucun obstacle - Wex n’avait à l’époque que Solomon Burke pour résister au choc commercial de la British Invasion, Beatles, Herman’s Hermits et Dave Clark Five en tête. Il situe Solomon entre Sam Cooke et Donny Hathaway, c’est-à-dire l’incarnation de la sweetness qu’il considère comme la qualité principale de la Soul. À 24 ans, Solomon avait déjà un femme et huit enfants à nourrir. Il multipliait les petits boulots, en dehors de la Soul - Part artist, part hustler, he was a wit and a wonder, always hitting on me for more money, bigger advances and anticipated royalties (Mi artiste, mi arnaqueur, il était à la fois un esprit et une merveille. Il passait son temps à demander du blé, des avances de plus en plus grosses et des avances sur les royalties) - Ce qui nous amène tout droit à Bert Berns, «An outstanding songwriter and groove doctor. Il était aussi mercurial et aussi égocentrique que je l’étais. Il fut mon premier protégé.» Et Wex ajoute que son travail avec Garnet Mimms prouve qu’il était l’un des plus importants parmi les premier producteurs de Soul music. La première fois que Solomon vit Bert, nous dit Wex, ça faillit mal se passer. Bert avait un look un peu freaky, avec des cheveux qui descendaient dans le dos et Solomon n’était pas chaud pour travailler avec ce maverick : «Come on Jerry, you gotta be kidding me with this paddy motherfucker.» (Allez, Jerry, tu plaisantes, je ne vais pas travailler avec ce clampin). Lors de cette session, le paddy motherfucker enregistra l’énorme «Cry To Me».

Portraits stupéfiants de Leiber & Stoller : «Leiber, Mr Discordely Conduct, was a charming mess.» (Il y avait à la fois quelque chose de charmant et de désastreux chez Leiber). Et plus loin : «Stoller was the taciturn virtuoso, an enigmatic keyboard wizard who looked as though he’d just arrived from Venus or Jupiter.» (Leiber était le virtuose taciturne, on aurait dit que ce sorcier du clavier débarquait de Venus ou de Jupiter). Leiber qui écrivait les paroles rappelle que s’il parvenait à faire rire Stoller avec l’un de ses textes, la partie était gagnée. Mais s’il y parvenait, c’était un miracle - To get him to crack a smile was a minor miracle - On voit d’ici le tableau. Et Leiber poursuit : We used humour to take off the edge - Ils rendaient fous les Coasters, avec leurs textes - Billy Guy lisait les paroles et gueulait : «Mec, ils vont nous pendre dans le Mississippi, si on chante ce truc-là !»

Après la Nouvelle Orleans, Wex tombe dans les bras de Memphis. Encore peu connu, il est invité avec Ahmet à l’émission de Dewey Phillips, le DJ qui fit décoller Elvis. Le disque s’arrête et Dewey reprend le micro pour présenter ses invités : «Ce soir, les gars, j’ai une paire de sales voleurs Yankees dans le studio. Ils sont là pour nous piquer tout ce qu’on a, mais je crois qu’ils arrivent trop tard. Leonard Chess est passé avant et il a tout barboté.» Explosion de rire dans le studio. Wex clôt le chapitre Dewey en rappelant que Sam Phillips a veillé sur lui jusqu’au jour de sa mort. Wex adorait Jim Stewart qu’il recevait chez lui, par contre il se méfiait d’Estelle - She was something of a Medusa, a mover and a shaker (Il y avait de la méduse en elle) - Il adorait aussi Rufus Thomas, pour son sens aigu de l’ironie, un Rufus qui savait se montrer sardonique sans être méchant, gonflé sans être amer - He was hip - C’est l’un des plus beaux hommages rendus à cet immense artiste qu’est Rufus Thomas. Wex ne tarit plus d’éloges sur les MGs - They were magic in the studio, Booker had this great low-down Ray Charles feel, Cropper was a marvel, un guitariste qui combinait la rythmique et les départs en solo, compositeur intuitif incroyablement doué, Jackson, perhaps the premier funk drummer of the decade, Duck, dead-on with hypnotic natural-feel bass lines - Wex commence par ramener Wilson Pickett chez Stax - I called him the black panther even before the phrase was political (Je l’appelais the Black Panther avant que l’expression ne devienne politique) - Il enferme Steve Cropper et Wilson Pickett dans une chambre d’hôtel, leur colle une bouteille de Jack dans les pattes et leur dit «Write !» Ils ressortent un peu plus tard avec «Midnight Hour». Wex affirme aussi que Porter & Hayes étaient aux sixties ce que Leiber & Stoller furent aux fifties : des poètes doués du bon punch. Et pouf, on embraye directement sur l’épisode Sam & Dave - Aux yeux de Wex, Sam tenait de Sam Cooke et de Solomon Burke, alors que Dave tenait plus des Four Tops et donc de Levi Stubbs, c’est-à-dire le pasteur promettant l’enfer sur la terre. Quand Jim Stewart refuse de recevoir Aretha que vient de signer Atlantic, Wex se tourne alors vers Rick Hall qui a commencé à se tailler une belle réputation grâce à Arthur Alexander et Percy Sledge, qu’il n’a pas enregistré, mais qu’il a recommandé à Wex. C’est le début d’une nouvelle idylle. Wex compare Rick Hall à Berry Gordy, a po’ boy from the bottom of the agrarian ladder - Et lui amène Aretha. L’histoire de cette journée d’enregistrement compte parmi les plus passionnantes de l’histoire de la Soul. Elle se termine par une brouille et des règlements de compte. Wex va ensuite s’établir à Miami. Il y fera travailler Dickinson et ses Dixie Flyers pendant six mois - Pendant un temps, les Dixie Flyers volaient haut. Je ne savais pas qu’ils prenaient toutes ces drogues, mais je savais qu’ils étaient des wild motherfuckers. It was wild times, and into this wild mix came the wildest man of them all - Il évoque bien sûr Dr. John, the blackest white man in the world. Et il ajoute : «His talk is black, his soul is black and God knows his music is black.» Si on veut lire une parfaite apologie de Dr John, c’est là dans ce livre : «Son histoire passe par Shirley And Lee, Roy Brown, Archibald, Lloyd Price, Shooks Eaglin, Guitar Slim, Smiley Lewis, Earl King et le grand promoteur/producteur Huey Meaux. Il a été directeur artistique pour Johnny Vincent à Ace Records et il enregistra son premier hit, «Morgus the Magnificient» sous le nom de Morgus & the Ghouls en 1959.»

Encore une rencontre de choc avec Dusty Springfield, au moment de l’épisode Dusty In Memphis - Dusty has to be the most insecure singer in the world (Dusty bat tous les records d’insécurité) - Pour Wex, Dusty chérie est une immense artiste : «Comme dans le cas d’Aretha, je ne l’ai jamais entendue chanter une seule fausse note.» Wex commence par lui proposer des chansons. Plus d’une centaine. Ça dure des jours et des jours. She approved exactly zero. Elle refuse tout. Il entre alors dans le détail - Après des mois passés à tourner en rond, on s’est mis d’accord sur onze chansons : quatre composées par Gerry Goffin et Carole King, deux par Randy Newman, le «Just A Little Lovin’» de Barry Mann & Cynthia Weil, une chanson de Bacharach & David et «Breakfast In Bed», signé par deux des meilleurs compositeurs d’Alabama, Eddie Hinton et Donnie Fritts - Wex choisit le studio American de Chips Moman à Memphis. Mais Dusty ne voulut pas chanter. Rien à faire. Bloquée. Elle enregistra son Dusty In Memphis à New York et Wex nous dit que ce fut l’enfer. Il la poussa tellement à se surpasser qu’elle lui balança un cendrier dans la gueule. Et puisqu’on est avec les grandes chanteuses, voici Bonnie Bramlett : «Bonnie was blazing hot.» Et Wex termine très fort avec l’impressionnant Donny Hathaway qui étudia le Groupe des Six (Honneger, Milhaud, Taillefer, Auric, Durey et Poulenc) et qui pouvait jouer du Satie. Wew rend aussi hommage à Roberta Flack et puis à Eddie Hinton qui reste à ses yeux l’une des grandes énigmes de la Southern music. But dear God, the boy could play some funk.

Ne manque-t-il pas un personnage important dans ce tourbillon ? Ahmet, bien sûr - Ahmet Ertegun is the stuff of myth - et il ajoute qu’au cours de six décennies d’âpre lutte commerciale, c’est-à-dire depuis les années quarante jusqu’aux années quatre-vingt dix, il a été l’homme le plus futé et le plus fair-play de l’industrie musicale américaine. Quand à l’âge de dix ans, Ahmet vit jouer Duke Ellington au London Palladium, il tomba aussi sec sous le charme de la black music - A new world opened up to me - Ahmet devint littéralement obsédé par la black music. Il disait entendre son langage secret. Il se mit à vivre la nuit pour vivre la musique. Wex : «Alors que j’étais un bûcheur, Ahmet était un artiste. Il faisait tout à l’inspiration.» Wex raconte qu’un jour ils se trouvaient tous les deux dans un avion secoué par des trous d’air. : «J’avais l’estomac dans les godasses et Ahmet ne bronchait pas, plongé dans la lecture d’un essai de Kant, Critique de la Raison Pure. Arrivé en ville, j’allais directement au lit alors que lui se préparait à sortir, debout devant l’armoire à glace à choisir une cravate. Le lendemain matin, je vis Ahmet rentrer. Il racontant des histoires de rencontres extraordinaires.»

Oh et puis il y a ces deux pages hallucinantes que Wex consacre au Swamp, vers la fin du livre : pure magie musico-littéraire que je recommande à tout collectionneur de bonnes feuilles.

Signé : Cazengler, wexler d’un con

Jerry Wexler & David Ritz. Rhythm And The Blues. Alfred A. Knopf 1993

 

À la vie à la Morlocks - Part Two

 

Très mauvaise période. Les planètes ne sont pas favorables, nous dit Miss T. Le pire est à craindre. Tellement à craindre qu’il en devient palpable. Alors que le chaos s’installe dans l’univers, les Morlocks montent sur scène dans un Taquin bourré à craquer. Avant même qu’ils n’aient commencé à jouer, l’air devient irrespirable. Le chaos tue la frivolité dans l’œuf, c’est bien connu. Plane à la surface de la conscience un sentiment de latence extrêmement pesant. Est-ce un hasard s’ils attaquent avec «Killing Floor» ? Il arrive que l’esprit se prête au petit jeu des mauvaises associations de pensées, raison pour laquelle il faut savoir rester vigilant. Mais tout de même, «Killing Floor» n’a rien d’un conte de fées. Les Morlocks s’était amusés à reprendre ce vieux hit de Wolf sur leur album hommage à Chess, Play Chess. Ce choix sonnait à l’époque comme un plaisant gadget, mais il prend une autre résonance sous des auspices mortifères. Diable, il faut pourtant s’efforcer de goûter le bonheur de voir une fois encore se dresser sur scène ce géant nommé Leighton Koizumi. Pourquoi géant ? Parce qu’il entre dans la caste des fascinants screamers. Il n’a rien à envier ni à Gerry Roslie, ni à Wilson Pickett, ni à Bunker Hill, il sait tirer un scream long comme la galerie principale des catacombes de Denfert-Rochereau. Bonheur aussi que de revoir Bernadette jouer les locomotives sur sa belle guitare blanche. Ces deux-là font la paire, ils drivent l’un des meilleurs garage-blasting outfits d’Europe. Ils rendent ensuite hommage à Roy Loney avec une fringante cover de «Teenage Head». Ils jouaient déjà ce vieux Flamin’ hit depuis longtemps (Easy Listening For The Underachiever), mais en cette sombre soirée de janvier, il s’impose comme une évidence. Ils vont ensuite taper dans l’excellent Bring On The Mesmeric Condition paru l’an dernier avec le «Bothering Me» d’ouverture de bal d’A. Well done, Mor ! Thank you Lock ! Plus loin dans le set, ils vont taper dans le tas avec «We Can Get Together», une très belle dégueulade de vieux accords déambulatoires. Leighton K screame comme une âme en pleine Sylvanie, il transperce les Perses à thèmes qui comme on sait finissent toujours par s’atteindre au pire. Tout ce rock prodigieux nous tombe sur le râble comme jadis le ciel tombait sur la tête des Gaulois, il n’y a rien que tu puisses faire pour empêcher ça. Lorsque les éléments se déchaînent, il ne te reste plus qu’à prier Dieu pour que tous nous veuille absoudre. Cette prière vient de loin, du temps où on pendait les poètes qui arsouillaient le bourgeois et les voleurs qui rimaient si richement. Le corps de François Villon flotte toujours dans l’air, suspendu à la potence de Montfaucon. Les corbeaux lui ont dévoré les yeux depuis longtemps et les Morlocks illustrent cette image d’Épinal avec «No One Rides For Free». Ils y jouent leur va-tout et optent pour un garage sauvage qui ne traîne pas en chemin. Le garage presse le pas, comme s’il devait traverser un bois la nuit et qu’il entendait hurler des loups. Mais comme Leighton K est un vrai héros des temps modernes, il rugit comme le lion de Delacroix et les loups s’éloignent. Fantastique shouter ! Tu n’en croiseras pas beaucoup de cet acabit, Akaba.

Les Morlocks montrent aussi des moment de faiblesse, comme tous les grands groupes, avec des titres moins consistants, tiens par exemple ce «Down Underground» qu’ils rapatrient en fin de set et qui clôt le bal d’A de Mesmeric Condition. Du son, du son, oui mais des Panzanis. Ce n’est pas si grave au fond, comparé au chaos de l’univers qu’on entend rouler par dessus l’orage sonique des Morlocks. Le tatouage que vous voyez au coin de l’œil gauche de Leighton K est une larme. Une belle larme bleue. Ce tatouage si difficile à porter signifie l’inconsolabilité des choses. Leighton K l’illustre avec «I Don’t Do Funerals Anymore». Inutile d’insister, il refuse de continuer à verser de vraies larmes. Il préfère rugir dans la nuit pour chasser les loups et accessoirement mettre le public du Taquin en transe. Fantastique ambiance ! Les gens sont là pour en croquer, ça se sent. Avec «Time To Move», Bernadette se livre à son jeu favori : faire croire qu’il va taper un shoot de Heartbreakers, comme il le fait souvent sur scène avec les Gee Strings. Il amène son «Time To Move» aux big dégoulining chords. Ça stroumphe dans le born Too Loose, c’mon time to move. Bernadette il est très chouette, il crache sa foudre à la Thunders en mâchant son chewing-gum comme un crack de cour d’école. Aboule tes billes ! Fais moi pas chier ! Bernadette règne au royaume du guitar-power, mais gentiment, car il n’est pas de mec plus soft que lui sur cette terre. Cet incroyable mélange de power et de gentillesse devrait servir de modèle à tout le monde. C’est pourtant pas difficile à comprendre, sauf bien sûr quand on est amputé du cerveau. En prime, Bernadette ne frime pas. Le spectacle de ce mec nous repose et nous console de bien d’autres spectacles. Ah la liste est longue.

Tiens puisqu’on parlait de tatouages : tu as vu ce qui est écrit sur les bras de Leighton K ? Sur l’avant-bras droit figure en gros caractères bien baveux et alignés sur la hauteur le mot GIMME et sur l’avant-bras gauche le mot DANGER. Ça fait quoi ? Les Stooges ! Nous y voilà. Boom ! «One Foot In The Grave», comme par hasard. Encore un cut tiré du lit de Mesmeric Condition en pleine nuit par la Gestapo. Humm, pas bon signe. Ça va mal finir, mais Leighton K s’en bat l’œil du typhon, il a été dirt but il don’t care, il lance une attaque en règle à l’Iggy-motion, il vise la pertinence de l’excellence du woooahh et les flashs in the flesh de Bernadette couronnent ce festin funéraire. Pas de cut plus macabrement terreux que ce Foot In The Grave, les Morlocks l’asticotent jusqu’à ce qu’on sente battre le pouls du cimetière, cette espèce de battement sourd qui remonte des tombes lorsque la lune est pleine et que les feux follets filent dans les allées. Ces mecs sont tout de même extraordinaires, car ils parviennent à créer de l’événement à partir d’un matériau éculé par tant d’abus. Il faut attribuer ce petit prodige à cette foi de pâté de foie qu’on retrouve chez tous les obsédés de l’obsession, celle qui par exemple conduit l’amateur de mécanique à monter un groupe de rock, ou l’amateur de rock à monter un garage Renault, oh nault nault nault ! La foi de pâté de foie est celle qui se tartine le mieux. Rien que de l’évoquer, elle donne faim.

Parmi les grands moments du set, il faut aussi citer «My Friend The Bird», un balladif poignant qui remonte aux origines des Morlocks, puisqu’on le trouve sur le fameux Easy Listening For The Underachiever enregistré en 1986. Aujourd’hui, «My Friend The Bird» intrigue autant qu’à l’époque et restera probablement le cut le plus attachant des Morlocks, comme peuvent l’être «Ruby Tuesday» pour les Stones et «Can’t Seem To Make You Mine» pour les Seeds.

Les Morlocks rendent un autre hommage de taille, cette fois à Roky Erickson, avec la reprise d’un cut tiré du premier album des 13th Floor, «You Don’t Know (How Young You Are)». Ce vieux coucou que Leighton K prend le temps de présenter n’est pas le plus connu des hits du 13th Floor et pas non plus le plus énervé. Pour finir, ils vont tirer «Easy Action» du lit de Mesmeric Condition et lui faire subir tous les outrages, mais qu’on se rassure, c’est fait pour. «Easy Action» n’ira pas porter plainte au commissariat. D’autant que l’excellent Rob Louwers le tatapoume à l’excès morlocké. C’est tellement morlocké que le Taquin chavire comme un vaisseau démâté par la tourmente. Et comme si ça ne suffisait pas, ce démon de Leighton K screame comme l’Iguane de la grande époque et c’est tant mieux. Son scream s’en va se perdre dans le chaos de l’univers, dans ce tumulte anarchique des âmes errantes qu’on ira grossir un jour. As would say my friend Jack, «le pire est toujours certain».

 

Signé : Cazengler, la loque

Morlocks. Le Taquin. Toulouse (31). 7 janvier 2020

Morlocks. Bring On The Mesmeric Condition. Hound Gawd Records 2018

 

 

ELLESMERE

MARIE DESJARDINS

( Editions du Cram / 2014 )

 

INTRODUCTION GENERIQUE

Du Canada. Quelques arpents de neige. Ne soyons pas si dédaigneux. Ronnie ’’ Oh ! Suzie Q, I love you !’’ Hawkins, pionnier émérite du rock ’ n’ roll a terminé sa vie en cette contrée. Marie Desjardins y est née. L’on a vivement apprécié deux de ses livres dans Kr’tnt, Ambassador Hotel, La mort d’un Kennedy, la naissance d’un rocker, une biographie imaginaire, une réflexion sur la malédiction du rock quand on y réfléchit un peu, reportez-vous à notre livraison 440 du 28 / 11 / 2019 pour en savoir plus.

Et illico ( livraison 442 du 12 / 12 / 2019 ) un deuxième - parce que chez Kr’tnt quand on aime on essaie de creuser le filon - les amours d’ Hallyday et Vartan. Dit comme cela, cela fait un peu fleur bleue, un peu people. Mais une fois que vous y aviez mis le nez dedans, vous êtes obligé de vous dire, diable c’est une véritable écrivaine qui se dévoile en ces pages, du rock bien sûr, mais aussi une analyse psychologique de toute beauté, de toute finesse.

Cette fois le titre m’était totalement énigmatique. Ne connaissais aucun rocker de ce nom-là. L’ignorance est mauvaise conseillère. Puisque le deuxième roman s’écrivait sur la couverture SYLVIEJOHNNY - notez les lettres majuscules et la suppression de l’espace entre les deux prénoms - j’en déduisis qu’ELLESMERE devait s’écrire ’’ elles mère ‘’ et qu’il s’agissait d’une étude théorique sur les relations ( freudiennes et compliquées ) entre le personnage matriarcal et sa progéniture féminine. Sympathique mais pas vraiment ma tasse de thé.

Erreur sur toutes les lignes. Ellesmere est le nom d’une île canadienne située tout au nord. Jamais je n’avais entendu parler d’elle. J’aurais dû. C’est sur cet ilot de glace et de neige qu’en 1953, le gouvernement canadien, exila quelques dizaines de familles inuits en leur promettant un merveilleux territoire de chasse. Les malheureux n’y trouvèrent... que de la glace et de la neige. Certains eurent la mauvaise idée de ne pas survivre à ce dépaysement de choc. A tel point qu’en 1956 une deuxième fournée d’inuits fut nécessaire… Ne croyez pas que nos gouvernants soient volontairement méchants, bien sûr ils avaient une bonne raison, le sous-sol de l’arctique attire de multiples convoitises. En implantant un misérable village en ce lieu désolé, aucun état étranger ne pouvait revendiquer cette île, elle appartenait de fait au Canada, puisqu’elle était peuplée de canadiens…

Voilà, c’est tout. C’est terminé. Non pas le livre. Juste l’introduction. Parce que le book, il cause d’autre chose. Je pense que vous n’avez pas compris. Alors je vous redonne une introduction, un peu plus rock, ce coup-ci.

INTRODUCTION ROCK

Attention le rock n’est pas le sujet de ce roman. D’ailleurs est-ce un roman, le titre n’ est-il pas suivi de la mention Conte Noir ? Mais le lecteur ne manquera pas de relever que le Narrateur s’empresse de déclarer que Jim Morrison a donné un concert dans un des bars qu‘il préfère.

Par contre, question conte noir, un morceau comme The end, il est difficile de trouver pire. Déjà ça commence très mal : The killer awoke before dawn, le tueur s’éveilla avant l’aube, vous connaissez la suite : father ? / Yes, son ? / I want to kill you. / Mofher ? I want to... fuck you en un hurlement à vous glacer le sang le temps que le garnement liquide son complexe d’Œdipe.

Il y a une ligne qui m’a toujours fasciné dans ce poème, et dans tous les livres que j’ai lus sur Jim ou sur les Doors aucun auteur ne s’arrête sur ce détail qu’ils tiennent apparemment pour insignifiant, c’est au moment crucial, après que le tueur a pris un masque dans l’ancient gallery, ce vers énigmatique : ''He went to the room where his sister lived'' un garçon poli et bien élevé, il dit coucou à sa sœurette juste avant d’aller trucider leur parentèle. On n’en saura pas plus, l’on peut comprendre qu’il était pressé, qu’il avait mieux à faire qu’à taper la causette avec la frangine, n’empêche que je me suis toujours demandé ce qui s'était exactement passé. Pour la petite histoire le suivant est tout autant mystérieux : '' And then he paid a visit to his brother'' : à propos de celui-ci, je me contenterai d'une explication de mathématique élémentaire : killer + sister + brother = 3. Voilà, c’est tout. C’est terminé. Non pas le livre, juste la deuxième introduction.

SI…

Si vous étiez Marie Desjardins je vous imagine sauter sur votre ordinateur, style je ne reconnais plus personne sur ma Remington, vlan ! d’un seul jet trois cents pages sur ces pauvres inuits abandonnés sur l’inhospitalière glace ellesmérienne, dans le genre aux esquimaux tous les maux, vous nous feriez verser des larmes de compassion à faire fondre la calotte glaciaire. Avec quelle dextérité vous tendrez à vos lecteurs le bâton à snif-snif afin qu’ils battent à satiété leur coulpe pour un crime qu’ils n’ont pas commis ! Heureusement Marie Desjardins s’y connaît davantage que vous sur la menée d’un récit et la cruauté humaine. Pas une once de repentance mortifère christianologique chez Marie Desjardins, Je vous sens prêts à suivre ‘’ l’honorable John Duncan ministre des Affaires Indiennes et du Nord canadien ( … ) afin de présenter des excuses au nom du gouvernement canadien à la communauté inuit.’’ Ce qui hélas vous épargnerait la lecture de ce livre, cette phrase étant une des toutes dernières qui terminent l’Epilogue. Les grecs nous l’apprennent, l’épilogue n’est en rien le corps du récit, aussi est-il nécessaire de se pencher sur la chair pantelante de celui-ci.

UN TRIPTYQUE FAMILIAL

Trois beaux enfants, la mère est aimante et le père vétérinaire. L’histoire commence comme un conte de fée. C’est peut-être pour cela qu’il y a un ogre qui arrive très vite. Pas un méchant qui surgit de nulle part. L’est tapi - lui et sa progéniture dans la douceur du foyer - c’est le père. Il aime sa femme, pose un regard distrait sur les deux petits, mais il a décidé de faire un homme de Jess son fils aîné. Qui ne se plaint pas. Qui serre les dents, qui à treize ans se lève à quatre heures du matin pour partir au loin aider une vache à vêler.

Ne criez pas au scandale, n’appelez pas la police pour maltraitance, la vie est dure, est-ce vraiment rendre un service aux gamins de les surprotéger, de les élever comme des lavettes, dans du coton à l’eau de rose ? Jess ne sera-t-il pas présent pour prendre dans ses bras le bébé, sa petite sœur, que lui tend le docteur puisque le père est au loin auprès d’un animal malade. Pas une mauviette le Jess, s’affranchira vite de la famille, un gars qui n’en fait qu’à sa forte tête, une personnalité extrême, une espèce de chef de bande, qui organisera un trafic de drogue, qui tuera celui qui l’aura trahi, et qui s’en ira vivre à Ellesmere, devenant un des leaders de la communauté.

Louise est plus calme, une jolie petite fille sage, qui passe son temps à dessiner et à peindre. Qui obéit à sa maman chérie et qui adore que le soir avant de dormir son grand-frère Jess se glisse dans son lit pour lui raconter des histoires. Quand elle sera plus grande il arrêtera les contes pour les remplacer par Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre. Un conte noir et virginal en quelque sorte.

Nestor, on l’appelle Nes - sonorité si proche de Jess quand on y pense - c’est lui qui raconte l’histoire, pas celle de Paul et Virginie, celle de Jess et Louise. Un peu comme un palimpseste. Beaucoup comme un inceste. Sa mère dit que c’est le génie de la famille. Elle a raison. Un gros fainéant aussi. Mais il suffit qu’il saisisse un crayon pour qu’il vous abandonne un chef d’œuvre griffonné à la va-vite sur un morceau de papier. Rien à voir avec Louise qui passe ses journées courbée sur ses dessins, sympathiques sans plus. C’est tout de même Louise qui par sa critique impitoyablement persévérante l’aidera à accoucher d’un chef d’œuvre : le fameux triptyque Ellesmere ( huit mètres de haut ) qui le classe d’emblée parmi les grands peintres du siècle. C’est Jess qui avait révélé à son frère l’existence et l’histoire de l’île. Du jour au lendemain le voici célèbre, les filles sont folles de lui, vie facile, l’est devenu une célébrité, une espèce de rock-star, l’argent, la gloire, le sexe et l’alcool, le charisme, que voulez-vous de plus. Plus besoin de travailler !

CONTE NOIR

Et brebis sanglante. Chacun des deux garçons a réussi en son genre. Louise est à la peine. Survit en plaçant quelques dessins par-ci, par-là, s’enferme dans une écurie pour travailler à son œuvre… Elle ne sait pas se vendre. Son problème n’est pas là. Elle aime Jess et Jess est ailleurs. Il vient - rarement - la prendre et la pénétrer pour mieux l’abandonner par la suite. Le désir de la chair de l’autre ne correspond pas obligatoirement au désir d’absolu de l’une. De fait l’on ne désire que son propre désir. Louise attend celui qui ne viendra pas. Certes de temps en temps elle prend un amant, et Marie Desjardins sait peindre cette jouissive donation de la chair femelle en même temps que cette froide abstinence de l’âme captive en elle-même.

L’histoire a une fin que je ne vous révèle pas. Car il en est encore une autre plus ténue. Imperceptible. Racontée à mots couverts, à mots tus. Le traitement inhumain de la population d’Ellesmere n’est que le haut de l’entonnoir. L’écume bouillonnante secrétée bien en-dessous par quelque chose qui n’a rien à voir avec l’accidentalité de la surface. Le goulot d’étranglement terminal qui s’ouvre sur le siphon captateur qui permet le passage en une dimension souterraine et plus intime. Jess et Nes comme deux miroirs identiques se faisant face reflétant la trouble image de Louise. Victime consentante et agissante. Le papier et le calque. La prêtresse qui se sacrifie pour des Dieux qui n’existent pas. Peut-être pour qu’ils reconnaissent qu’elle était la divinité. Mais ils n’y croient pas. Notre monde intérieur est bien plus dur que les glaces d’Ellesmere. Il a toutefois besoin d’images – on s'amuse avec elles comme on joue au docteur quand on est petits - pour en signifier la cruauté. La transparence des vols qui n’ont pas fui. Selon Mallarmé.

THE HAWK

Le symbole de l’épervier plane au-dessus du roman, à chaque fois abattu d’un coup de carabine… est-ce l’œil implacable du faucon d’Horus, ou celui de l’Artiste schopenhauerien, regard limpide de l’univers, ou celui unique que se partagent les trois mères goethéennes du triptyque des Grées, au fond de l’Erèbe, que Marie Desjardins leur a subtilisé afin d’écrire ce livre de glaces sous lesquelles brûle et flamboie le feu charnel originel. Hiérogamique. Que personne ne veut voir. Ne veut saisir. Car contraire au simple devenir humain. S'aventurer si loin... Marie Desjardins a osé. Qu'elle en soit remerciée.

Damie Chad.

 

PARIS / 07 – 01 – 2020

SUPERSONIC

AVALANCHE / LOUIS LINGG & THE BOMBS

EFFELLO & LES EXTRATERRESTRES

 

Il y a remède à tout. Même à vingt-quatre jours sans concerts de rock. Une calamité sans égale, quand je pense que certains pleurent sur le changement climatique, l'Australie qui brûle, la disparition des insectes et je ne sais quels autres détails insignifiants comparés à ma terrible disette de rock'n'roll, nos contemporains ne savent pas classer les priorités dans le bon ordre ! Bref ce mardi soir je décide de passer à l'action. Pas facile avec cette valetaille de gouvernement aux ordres du CAC 40 qui empêche les métros de rouler ! Pas grand-chose à se mettre sous la dent, en dernière extrémité je me décide pour le Supersonic, un peu trop bobo à mon goût. Qu'importe, le flocon pourvu qu'on ait l'ivresse !

AVALANCHE

Pour une avalanche ne sont pas trop nombreux. Trois grands garçons bien propres sur eux sur scène. Un batteur qui bourrine à mort, ne laisse pas un espace de libre, avec un tel engrenage derrière vous, vous êtes tranquille, pas de blancs troublants, pas d'erreur possible, l'avalanche de coups durs et bas, c'est lui. Le gars vous le repérez d'office à l'oreille, vous enfonce les tympans à la manière de ces béliers médiévaux qui s'acharnaient des heures durant sur les les vantaux de chêne centenaire de la cité ennemie. Bien sûr par dessous la piétaille recevait pour tout remerciement coulées d'huiles brûlantes et moellons de cinquante kilos sur la tête. S'entêtaient toutefois car ils savaient que l'ouverture forcée leur revenaient de plein droit la rapine, le viol, le meurtre, l'or et l'argent. Avec un tel batteur l'on pouvait espérer de telles horreurs, d'autant plus qu'à l'autre bout de l'estrade Jean-Denis vous maniait sa basse tel un reître vous coupant en deux de sa hallebarde sanglante. Vous aviez de ces lignes de basse capables de vous enserrer le plus large des donjons dans un rets de lianes carnivores insinuantes capables de vous desceller les pierres les plus grosses en moins de temps qu'il n'en faut pour les entendre.

L'on se disait, nous voici partis pour une nuit d'horreurs, une série Z métallique comme on les aime. Hélas, il y avait un guitariste. S'appelle Thierry. Ce n'est pas qu'il était mauvais. C'est qu'il était trop gentil. Caressait bien son instrument. Mais pas à rebrousse-poil. L'aurait pu le saigner bonnement, lui faire pousser de cris de goret asthmatique que l'on égorge sans plus tarder. Mais non, c'est un ami des bêtes. Pas question de les faire souffrir. Faut que la guitare ronronne en chat de salon rondouillet qui ne quitte pas le canapé. Ronron à volonté pour fine gourmette. Idem pour la voix, mélodique. S'écoute un peu jouer et chanter. Nous le fait au flegme britannique détaché qui n'y croit pas. Y aura bien de beaux passages sur No longer, I will, et Coffin, qui raviront le public, ce qui ne m'empêche pas de m'ennuyer, un peu, beaucoup mais pas du tout à la folie. Que voulez-vous le rock élimé ne convient pas aux rockers, nos gaillards sont bien dans leur style mais je suis de ceux qui crient dans la rue que tout le monde déteste la pop lisse. Sans doute ai-je tort puisque l'assistance les remercie par une avalanche d'applaudissements.

LOUIS LINGG & THE BOMBS

Ce coup-ci, pléthore sur le ring. Ce n'est plus un groupe, c'est une manifestation, ne sont que six mais ils sont si serrés qu'ils ressemblent à une botte de radis. Noirs. Personne parmi les lecteurs de Kr'tnt ! - du moins nous l'espérons - n'est sans ignorer que Louis Lingg fut un anarchiste américain qui à l'instar des compagnons de par chez nous – en notre douce France des années 1880 – pratiquait la propagande par le fait. Pour son maniement de la dynamite l'on aurait dû décerner le prix Nobel à Louis Lingg, mais non on préféra le condamner à mort. Comme quoi parfois les efforts sont mal récompensés. Un groupe mixte, deux filles, quatre garçons. Nous commencerons par distribuer une image à Clémence, ses parents ont bien choisi son prénom, alors qu'autour d'elle ça s'agite un max pour s'installer, elle vous sort précautionneusement d'un sac pas plus gros qu'un cartable d'écolière un petit keyboard pas plus long qu'un triple décimètre, et le pose soigneusement sur son pliant avec l'application du Petit Chaperon Rouge déposant sa galette son pot de beurre sur la table de nuit de sa mère-grand. Ne soyez pas émue par cette vision idyllique, car elle sera la première à vous catapulter sur le museau une ondée sonore de pluviosité tempétueuse. Elle mérite amplement le titre de déclencheuse de tornade numéro un.

Car aussitôt ça zébulone à en péter les boulons. Sont tous pris d'une vague de tressautements parkinsoniens de très mauvais aloi, s'égosillent tous en chœur Oi ! Oi ! Oi ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! c'est parti pour trois quarts d'heure de folie douce. Z'ont le punk festif et alternatif. D'abord Josh – le plus âgé et le moins sérieux – vous balance une giclée de guitare – tout de suite échoïfiée par celle d'Arno – et la suite n'est plus qu'une sarabande échevelée. Quand à force de gigoter ils perdent un peu de peps, dans son coin Zgaygoire vous revigore les les ardeurs de trois ra-ta-plan grandignolesques sur sa batterie. Josh est le GO du groupe, il invective de son accent inimitable le public, descend de scène pour faire la bise à une fille, se lance dans un discours pour nous préciser qu'ils sont tous contents de jouer à Paris en cette période révolutionnaire – du coup ils nous interprèteront Freedom Fighter – et assure les vocals. N'est pas seul pour cette auguste tâche. L'est secondé par Julie qui micro en main répète en plus aigu les dires du boute-en-train de la maison où tout se déglinggue magnifiquement. Foutraque et charivarique.

Ne foutent pas le feu, mais sèment la joie. Joyeux remue-méninge anarchisant, pétards d'artifice mais ambiance chaleureuse. L'assistance remue, crie, applaudit, rit. Certes l'on sourit de ce chahut de grands enfants très sympathiques, mais c'est un peu le punk à la peinture à l'eau. Perso je le préfère à la nitroglycérine.

EFFELLO ET LES EXTRATERRESTRES

Pas de panique. Les extraterrestres ne sont pas aussi nombreux qu'on pouvait le subodorer. Ne sont que trois. Et peut-être seulement deux, car question métaphysique Effello est-il lui aussi un extraterrestre ? Peut-être oui, peut-être non. Nous nous contenterons de dire qu'il est sûrement un terrestre extra. En tout cas, sont tout beaux, tout jeunes. Z'ont tout pour plaire. Portent des lunettes à montures de plastique fortement colorées. De même chacun arbore sur sa chemise noire une mince cravate, jaune beurré, verte bibliothèque, rose épineuse, ce n'est rien qu'un morceau de tissu à peine plus large que le ruban des anciennes machines à écrire, mais cela leur donne un style inimitable. Souvenez-vous de combien était content votre instituteur quand vous aviez souligné les titres de votre leçon.

Laissez-moi ne pas être d'accord avec le refrain de leur premier morceau. Pas mieux qu'avant. Sûr de sûr que le rock était mieux avant que maintenant. Mais ils vous assènent cette contre-vérité avec l'arrogance de la jeunesse qui excuse tout. Ne sont pas là pour énoncer des vérités définitives. Sont ici pour prendre du bon temps. To have some fun. S'amuser sans se pendre la tête, pas même la notre. Ils ont le rock léger. Ne pas comprendre guitare claire. Rapide, bien emballé, à peine pesé, déjà consommé. Mais vous le servent avec un tel aplomb et un tel sourire que vous demandez une autre tranche de jambon sans gras, ou un autre vin sans alcool, ou une cigarette sans tabac, sans même réfléchir que nos prestidigitateurs ne vous vendent que du vent. Mais peut-être est-ce dû à l'absence d'un deuxième guitariste qui devrait normalement épaissir la mayonnaise à la grenadine.

Rien ne les arrête. L'on n'entend plus que la basse d'Arnold et la tambourinade de Grégoire, Effello est tout fier, vient de casser son ampli, rien de plus rock'n'roll, après quelques essais infructueux il s'avère que c'est la guitare qui refuse de faire son boulot, Josh ( de Louis Lingg & the Bombs ) se précipite pour lui passer son instru. Tout de suite Elleffo se lance dans un solo dont il assure illico la promo.

Le punk, Etudiant, Jeune et beau, défilent au galop. Quelque part entre Ramones et Wampas. Le rock est-il un infusoire aussi dérisoire qu'une passoire, ou une histoire d'urinoir bouché, néanmoins libératoire. Le public bouge de plus en plus. On s'amuse, sans se poser de question. Mais ne danse-t-on pas au-dessus d'un volcan éteint !

*

Suis reparti à la maison, songeur et scron-gneu-gneu. Le rock deviendrait-il ersatz de consommation légère ? Peu d'ivresse et gueule de bois.

Damie Chad.

LA CHIENLIT

LE ROCK FRANCAIS ET MAI 68

HISTOIRE D'UN RENDEZ6VOUS MANQUE

MARC ALVARADO

( Editions du Layeur )

Un max de blancs et une myriade d'images, certes un grand format mais vu la minceur des colonnes des textes, j'en déduisis en le feuilletant que ce serait vite avalé. Ben non, un mince lettrage qui fourmille de mille mots, en prime le sieur Alvarado ne prend pas les lecteurs pour des cerveaux sous-neuronés. L'a médité et planché sur le sujet, pas le gars à se contenter d'à peu près, l'a rendu visite aux protagonistes les a interrogés et surtout il a réfléchi un max. Vous rencarde sur leur pratique mais il zieute aussi du côté de la théorie. Bref c'est passionnant. Des bouquins sur le rock des seventies on en a déjà présenté sur le blogue, en fait il n'y en a qu'un avec lequel on pourrait le comparer, il s'agit de Pop Music Rock de Phillipe Daufouy et Jean-Pierre Sarton ( voir KR'TNT 305 du 01 / 12 / 2016 ), publié à chaud en 1972, écrit par des intellos, des gauchistes qui ont lu Marx, qui ont été fortement boostés par Mai 68, mais qui parlent beaucoup des ricains, alors que La Chienlit est sacrément axée sur la France.

Ce qui ne l'empêche pas de partir de l'Amérique, puisque c'est là que tout a commencé. Le livre couvre la période 1968 - 1976, mais dans l'introduction qui est la partie la plus passionnante du bouquin Alvarado s'attarde sur le segment 1955-1965, période qu'il assimile à l'éclosion du rock'n'roll aux USA mais aussi aux mouvements des Teddy Boys en Angleterre et aux Blousons Noirs en France. L'on ne peut toutefois employer les termes de culture underground pour qualifier cette première période. Il préfère de beaucoup la notion de sous-culture. Le rock naît dans les milieux prolétariens. Il ne propose rien de neuf, il s'oppose. Le rock est le refus d'une vie normalisée. Travaille et tais-toi. Une attitude intransigeante qui se traduit par le recours à la violence. Du cassage, du saccage, sans ambition. Formations de bandes, naissance des groupements de rebelles tous azimuts tels les groupes de bikers. Mais le rock ne déborde pas, son idéologie ne se propage pas, il essaime en multiples points de fixation, il est en guerre larvée contre le monde entier, et se referme sur lui-même.

C'est entre 1966 et 1968 que la situation va se métamorphoser. Une nouvelle génération arrive sur le marché. La société américaine bouge de partout. Les intellectuels comme Marcuse produisent une virulente critique de la société de consommation qui se met en place. Les consciences flamboient : toute une partie de la petite-bourgeoisie estudiantine rejoint le combat des Droits Civiques entrepris depuis longtemps par les populations noires, la guerre du Vietnam et la conscription qui s'ensuit radicalise les positions des jeunes appelés, pourquoi aller mourir dans une rizière alors que l'on s'attendait à profiter de la consommation à outrance promise, la société capitaliste du profit se prend les pieds dans ses propres contradictions, elle vous claque sur le nez la porte d'abondance du paradis alors même qu'elle les a tenues grand-ouvertes pour vous faire miroiter une vie délicieuse... Mais l'esprit qui s'éveille a besoin d'un corps pour véhiculer ses désirs. Hélas, une fois que vous avez goûté aux fruits du péché, vous êtes perdu pour toujours, voici que la modération puritaniste vole en éclats, et que les drogues vous permettent d'aborder à de nouveaux rivages... Il ne s'agit plus de s'enfermer dans un dégoût ulcératif de l'ancien monde, mais d'offrir un programme de vie particulièrement alléchant : paix, amour libre, accession à de nouvelles réalités spirituelles, la jeunesse s'enflamme pour ce nouvel idéal. Le rejet prolétarien dû à des frustrations classistes est remplacé par l'acquisition jouissive d'un futur proche à portée de main. Are you experienced interroge le premier disque de Jimi Hendrix. Ce n'est pas une demande, plutôt un mot d'ordre, une invitation baudelairienne qui ne se refuse pas...

Mais retournons en France. Mai 68 fut une commotion. Rien ne pouvait plus être comme avant. Tout devait changer. Surtout en musique. N'était-elle pas le fer de lance des changements survenus en Amérique et en Angleterre ? Nombreuses furent les tentatives de réponse apportés par des groupes engagés en des cheminements différents.

LA TENTATION POLITIQUE

Avant tout Mai 68 relève de la grande politique. Son principal moteur ne fut-il pas une grève générale dont l'ampleur ne fut jamais égalée par la suite. Mais si toute une jeunesse rêvait à fonder un nouveau monde, dans les têtes circulait plus ou moins en catimini que cette éclosion espérée se devait d'être précédé de la destruction de l'ancien monde. Il est à craindre que ces pensées aient été suscitées par la Révolution Culturelle qui se déroulait en Chine depuis déjà deux années. Un superbe nœud de contradictions. Si vous voulez une programmatique révolutionnaire vos paroles risquent de se réduire à des slogans. Répétitions de vieilles ritournelles connues de tous. Si vous désirez casser la vieille musique, il suffit de prendre son instrument, en oubliant tout ce que l'on a appris, ou encore mieux tout ce que l'on ne sait pas, et de se lancer dans une espèce de galimatias phonique. Dix années plus tard les punks reprendront cette idée que n'importe qui peut être musicien s'il le veut. Mais cette destruction des formes de l'ancienne musique n'avait-elle pas déjà été opérée par la New Thing au début des années soixante. Mais bizarrement ces musiciens de jazz américains qui se lancèrent dans cette entreprise étaient les héritiers d'une longue tradition musicale qu'ils essayèrent de dynamiter de l'intérieur à leur manière.

Red Noise, le bruit rouge, et Komintern issu d'une scission du précédent, rappelons que le nom est une référence directe à l'Internationale Communiste russe chargée de répandre la révolution au monde entier, furent des groupes activistes, dignes représentants de cette ultra-politisation des consciences musicales françaises, Red Noise participa de près aux événements de Mai 68, et Komintern fut très engagé pour détourner les premiers festivals pop de leur mission première : donner simplement à voir et à entendre contre contribution financière de la ''bonne musique'' aux amateurs, la philosophie de cette avant-garde rock était toute autre, que le spectacle se transforme en libératoire fête sauvage avec en première revendication l'entrée libre, comprendre en force et non-payante.

MAINTENANCE DE LA TRADITION

N'entendez pas ce titre comme un retour à une vision politicienne des plus droitières. Nous évoquons la continuité musicale, celles du blues et du rock. Alan Jack Civilization, pour illustrer le premier courant. Le blues entrevu en tant que longue dérive instrumentale, le groupe vit en collectivité dans une ferme, l'on fume et l'on joue des heures durant... Peu d'enregistrements subsistent, l'expérience ne déboucha sur rien de bien valide même s'il reste l'une des plus authentiques incarnations du mythique esprit de Mai...

Les Variations illustrèrent magnifiquement le versant rock'n'roll de l'époque. Sans chichis et sans fioriture. Des pionniers en leur genre. Le premier groupe français à pouvoir rivaliser avec les anglais. Ils trouvèrent leur public en province car l'intelligentsia parisienne les ignora. Entre 1964 et 1968, il y eut une coupure en France dans la transmission rock. Ce n'est qu'en 1969 que le rock revint en force, mais les ''élites'' journalistiques et le public firent en grande partie l'impasse totale sur tout ce qui s'était passé avant leur advenue dans le monde nouveau du rock dans lequel ils s'engageaient. L'on ne se défait pas de ses atavismes petits-bourgeois facilement, les Variations furent jugés trop primaires, trop efficaces, pas assez subtils... Faudra que les Stooges remettent les pendules des consciences à l'heure mais cela est une autre histoire.

MAGMA

Le groupe à part. Qui met aujourd'hui tout le monde d'accord. Mais à l'époque seule une infime partie du public les reconnut. La majorité s'accorda pour juger leur musique trop complexe ou trop brutale. C'est que Magma fut selon moi le seul groupe fusionnel qui existe dans le rock. Qui réussit à réunir en un même creuset la virtuosité jazzistique, le savant héritage de la musique classique européenne et la violence innée du rock'n'roll. Haut niveau d'incandescence. L'instinct primal et l'intellectualité exacerbée. Si vous prenez Magma comme mètre étalon pour juger de la pop française des années 68-76, tout le reste risque de vous apparaître fade...

LES VOIES DE GARAGE

Le mal français dans toute sa splendeur. Qui vient de loin. De la tradition de la chanson rive gauche qui privilégie le texte au détriment de la musique. Attention l'intelligence des lyrics est nécessaire, combien monotones sont les babies qui ouvrent leurs jambes sur les banquettes arrière des Cadillac dans le rockabilly par exemple, mais porter aux nues de la haute poésie insurpassable des textes de simple bonne tenue brouille quelque peu la vision des choses. Autre problème : celui des maisons de disques, qui eurent tendance à se rattacher aux vieilles branches des continuités incapacitantes mais surtout celles des producteurs qui dans leur grande majorité ne possédaient aucune culture rock dans leurs gênes. Troisième facteur, peut-être le plus déterminant, en mai 68 il n'y avait que très peu de musiciens de rock en France, ce sont des musiciens de jazz qui se sont collés à la tâche. Avec toujours ce petit côté condescendant vis-à-vis du rock. Le problème c'est que quand l'on touche au rock'n'roll avec des pincettes, soit l'on part au mieux dans une dérive progressiste, soit l'on retombe dans les patterns de la variétoche légèrement améliorée. Triangle et Martin Circus sont les groupes phares de cette perte de dynamisme entraîné par ces facteurs conjugués.

FOLK'N'PROG

Marc Alvarado ne tarit pas d'éloges sur Allan Stivell qu'il met à égalité avec Magma. Ce qui est fortement exagéré. Certes Stivell sut creuser son sillon et son originalité. Mais même électrifiée sa harpe celtique s'inscrit davantage dans le mouvement folk que dans le rock. Ce qui n'est pas un mal en soi, mais alors pourquoi des groupes comme Malicorne pour n'en citer qu'un sont quasiment absents du book...

Pink Floyd vendit en ses débuts plus d'albums en France qu'en Angleterre... en 1973 le public français se pâmait en écoutant Tales from topographic oceans de Yes... Gong, Alice, Ame son, Atoll et Ange furent les dignes représentants de cette tendance en nos contrées...

Le serpent finit toujours par se mordre la queue. Ce sont les chanteurs de variété qui raflèrent la mise. Michel Polnareff, Bernard Lavilliers, Nino Ferrer, Jacques Higelin, et jusqu'à Léo Ferré, qui surent profiter chacun à leur manière de la vague pop-rock, difficile de jauger au plus près la hauteur d'opportunisme et d'authenticité de leurs engagement...

BILAN

Le livre est beaucoup plus fouillé que ma rapide et partiale analyse. Outre l'intérêt musical – non il n'offre pas l'espéré CD qui aurait été bienvenu pour les groupes les moins connus – le lecteur se penchera avec une curieuse volupté pour ceux qui n'ont pas connu cette période et avec nostalgie pour les vieux baroudeurs, sur tous les chapitres sur les aspects sociologiques de la période. Notamment l'évocation de cette presse rock qui éclate en feu d'artifice – Pop Music ( hebdomadaire ), Best, Extra, Pop 2000 – mais surtout celle qui se réclama d'une vision existentielle comme Tout, Actuel, Parapluie, Atem qui agitèrent le rêve prométhéen alternatif d'une culture underground... Les grandes retombées de Mai 68 ne furent pas vraiment musicales. Par contre les mœurs en furent bouleversées et le rapport à la hiérarchie fut fortement désacralisé. Nous vivons encore sur ces deux acquis...

Le livre s'arrête en 1976. En 1977, tombe tel le couperet de la guillotine le No Future punk. Le rêve est terminé. Les temps se tendent...

Damie Chad.

25/05/2016

KR'TNT ! ¤ 283 : MORLOCKS / CHAOS E. T. SEXUAL / COWARDS / CULT OF OCCULT / LONG CHRIS & JOHNNY HALLYDAY

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

A20000LETTRINE.gif

LIVRAISON 283

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

26 / 05 / 2016

 

MORLOCKS / CHAOS E.T. SEXUAL

COWARDS / CULT OF OCCULT

LONG CHRIS & JOHNNY HALLYDAY


BOURGES / 06 – 05 - 2016
WILD AND CRAZY COSMIC TRIP FESTIVAL
MORLOCKS

a9847affiche cosmic.jpg



MORLOCKS NESS

a9900dessin.gif

Pour son vingtième anniversaire, le Cosmic de Bourges s’est fendu d’une belle affiche : King Kahn & BBQ, Thee Legendary Shack Shakers, les Morlocks pour le premier soir, les Jackets, les Monsters, Heavy Trash et les Kaisers se deuxième soir. Une affiche de rêve. Même si on a déjà vu tous ces géants plusieurs fois, on apprécie de les revoir dans les meilleures des conditions. L’ambiance du Cosmic est bonne. On s’y rend pour faire la fête.

a9901photo1.jpg


En plein milieu de soirée voilà qu’arrive sur scène l’immense Leighton Koizumi, pur produit des sixties à l’Américaine, une vraie dégaine de sex god à la Jim Morrisson, très haut, massif, crinière noir de jais sur les épaules, gilet de cuir, chemise à motifs, jean moulant et boots en bananes. Eh oui, ça nous change des groupes de MJC.

a9902photo2bis.jpg

Ils sont cinq sur scène dont deux mecs des Gee-Strings, le batteur et le guitariste. Sur scène, Leighton Koizumi bouffe tout, comme dans ses meilleurs disques, il chante au gras et screame au gras, c’est l’un des grands barbares du garage, l’un de ceux qu’on n’aimerait pas rencontrer au coin du bois, au moyen-âge. Il ne sourit jamais et ne semble même pas connecté au public. Il a des absences. Il aligne une belle série de classiques, «My Friend The Bird», «Body Not Your Soul», «Easy Action», une reprise excitante de «Teenage Head». Il chante d’ailleurs «My Friend The Bird» avec de faux airs de Lizard King. Leighton Koizumi est certainement le dernier bastion de revival garage californien des années 80.

a9903terphoto3.jpg

Ses disques indiquent assez clairement le niveau de son purisme. Il complète ce bel aspect avec une dégaine de monstre sacré. Comme Iggy, Lux et quelques autres, il suffit de le voir sur scène pour comprendre qu’il est né pour ça. Il dégage un vrai parfum de légende. Et dans la grande salle du Cosmic, ça danse et ça ovationne. Tous les garagistes de France et de Navarre sont venus célébrer le culte des Morlocks. Son groupe a trente ans d’âge, mais on ne sent aucun signe de ralentissement. Leighton nous rabâche ses vieux hits de juke avec une foi inébranlable et met hors d’état de nuire tous ceux qui prédisent la fin du rock. Comme Lemmy, il ira sans doute jusqu’au bout et il remplira des salles pour donner de nouvelles fêtes païennes. C’est vraiment tout ce qu’on lui souhaiter.

a9904photo4.jpg


Les Morlocks sortent de la scène de San Diego, au Sud de Los Angeles. Au commencement, il y avait les Gravedigger V, hébergés par un certain Greg Shaw sur son label Voxx. Sans la présence d’esprit de Greg Shaw, les Gravedigger V seraient passés à la trappe du Père Ubu, comme des milliers et des milliers d’autres groupuscules garage qui en ces temps reculés pullulaient aux États-Unis.

a9908allblack.jpg


Leur seul album paru en 1984, «All Black And Hairy» mérite de figurer en bonne place dans toute collection de disques digne de ce nom. Car en matière de garage cra-cra, c’est un chef-d’œuvre.
La face A réserve quelques bonnes petites surprises, comme par exemple «No Good Woman» que chante Leighton - Yeah I’m tolkin’ tu yuuu !! - Il chante vraiment comme la pire des sales petites frappes, une vraie saloperie gluante et mauvaise, ah, quelle horreur ! On entend des guitares fantômes au fond du studio, et pour être tout à fait franc, ça sonne bien les cloches. L’autre abomination de cette face A, c’est «She’s A Cur». Encore un cut absolument dégoûtant de saleté garage ! Ce mec est si repoussant qu’il donne envie de gerber. Mais tout cela n’est rien à côté de la face B. C’est un coup à tomber dans les pommes, tellement le garage y est repoussant, puant, collant, enfin, comme il doit être quand il est bien frais. Si on considère qu’un cut garage repoussant peut atteindre au génie, alors il faut écouter «Searching». C’est du son maudit, malveillant, l’un des plus violents de l’histoire de l’humanité. Ça stompe avec mauvaiseté et ce vil coquin de Japonais dépasse les bornes de la délinquance. Mais ça ne s’arrête pas là, car avec «She’s Gone», il revient déverser tout son fiel et sa hargne de psychopathe. On pense aux Seeds, mais en mille fois plus dégradé mentalement. Encore une horreur avec «Don’t Tread On Me», tartiné à la pire fuzz et au tambourin rouillé, un vrai dégueulis de yeahhh et de chœurs à la vieille ramasse. Ah quel spectacle, les amis ! Il faut avoir le cœur bien accroché ! Il reste encore un truc à écouter si on a le courage : «She Got», une immonde saleté qui part dans tous les sens à cause de ses échappées de guitares et on retrouve cette manie qu’ils ont de vouloir pulser l’organique, comme les Seeds. Franchement, beeerk !

a9909miror.jpg


Les méfaits du groupe ne devaient pas s’arrêter là. Un deuxième album parut un peu plus tard, une sorte de compilation intitulée «The Mirror Cracked». En face A se trouvaient les chutes de studio du premier album et de l’autre côté, on tombait sur un enregistrement live. Les chutes de studio se trouvaient bien entendu dans la lignée de ce qu’on avait entendu sur le premier album, dont un «Be A Caveman» qui donnait le frisson. Leighton se prenait pour Jim Sohns des Shadows Of Knight, c’est dire si ! Avec «It’s Spooky», ils passaient au heavy groove déviant et traîné par les cheveux dans une cave humide et sans lumière. Quelle ambiance ! Ces gens battaient tous les records de mauvaise conduite. Côté live, on retrouvait le fameux «Searching» du premier album joué quasiment sur les trois accords de Gloria. Ils terminaient avec un «Tomorrow Is Yesterday» joué sec et serré, bien puant comme on l’imagine et typique une fois encore des Seeds.

a9910emerge.jpg


On passe aux Morlocks avec «Emerge» qui reste considéré par les Pairs de France comme un classique du garage-rock intemporel. C’est vrai que ce brave disque regorge d’insanités, à commencer par «Project Blue» qui se planque comme une sale bestiole dans l’ombre humide de la face B. Leighton nous l’arrose de dégueulis de scream. Voilà encore un cut incroyablement malsain, distordu, atroce, mauvais, décharné. Si on craint les maladies, il vaut mieux éviter de s’en approcher. Le cut qui ouvre le bal de la face A relève du même problème bactériologique. Avec «By My Side», on soupçonne les Morlocks d’avoir atteint le stade ultime du garage, le stade du non-retour. Comme l’ont fait les Chrome Cranks. Les Morlocks bravent tous les interdits. Scream Dracula scream ! Ils attaquent pourtant avec un beat à la Gloria, mais ils jettent toute leur fuzz pourrie dans la balance et ça tourne à l’orgie inflammatoire. Leighton se prend pour l’héritier de Van Morrison dans «In The Cellar». Il a raison, car sa gouaille l’emporte. Il se dégage encore de ce cut une bonne odeur de bas-fonds, un mélange capiteux d’odeurs de bière, de tabac froid et de pisse. Encore du rampant granuleux avec «24 Hours Every Day», tartiné de fuzz et de tortillades de solos bancales, presque velvetien tellement le mauvais esprit rôde. Notons au passage qu’ils sont sur le fameux label Midnight qui est aussi le label des Fuzztones, des Zantees et des Outta Place. En B, ils se prendraient bien pour les Stones avec «It Don’t Talk Much». Leighton s’y révèle le grand spécialiste mondial du wouaaaahhhh ! Mais pour une fois, le groupe joue un beat souple et racé, ce qui ne leur ressemble pas. Quant à l’«One Way Ticket» qui referme la marche, on penserait plutôt aux Stooges, tant le poids du pounding prévaut. En purs prévaricateurs, les Morlocks s’attaquent à la civilisation.

a9911submerged.jpg


Qu’on se rassure, malgré sa pochette immonde, le «Submerged Alive» paru en 1987 n’est pas très bon. On n’y risque pas grand chose. Leighton semblait vouloir faire des efforts pour paraître civilisé, si bien qu’un cut comme «She’s My Fix» sonne comme le «Green Onions» de Booker T & the MG’s. C’est exactement le même riff. Alors là bravo ! Avec «Black Box», ils nous font une grosse mélasse de garage à la saucisse, alors on en bouffe, ça dégouline de fuzz. On les sent préoccupés de grooves lysergiques, sans idée de cap précis. Ils reviennent en terre de connaissance avec une version bien sonnée du «Leavin’ Home». De l’autre côté, Leighton recoiffe sa couronne de roi du wouahhhhh dans «Body Not Your Soul» et avec «Two Wheels Go», ils développent un son assez gluant, d’autant que le guitariste joue au long. Alors ça dégénère en un horrible psyché verdâtre d’inspiration maladive, tout ce qu’on aime. Ils finissent avec un «Empty» tendu au pur binaire. Non, les Morlocks ne sont pas des loques. Ils tiennent bien la rampe. Ils sont gras comme des frites de fête foraine et nous gavent de solos de lousdé lardé de dégueulis d’Angola.

a9912ugler.jpg


«Uglier Than You’ll Ever Be» est un live enregistré à San Francisco en 1985. Cette horrible petite fiotte japonaise de Leighton nous met tout de suite le museau dans le garage le plus gras avec «I Need You». Il fait bien ses wouahhhh et le solo s’envenime comme il faut. Même chose avec l’atroce «You Mistreat Me» des Outsiders. Ils continuent de bombarder les cervelles avec une version explosive de «Leavin’ Here». Ils ne reconnaissent aucune loi. Il faut ensuite attendre «Ourside Looking In» pour retrouver ce qui nous intéresse, c’est-à-dire le gros rave sixties à la Seeds, entêté et revendicateur, fantastique et hurlé à la hurlette. On frise l’apothéose de l’épitome de tome de chèvre. Quelle classe intrinsèque et quelle force dans le sec du causse ! Ils attaquent «The K» au violent garage de crocodile vengeur. C’est dur et vénéneux, bien rampant sous le tapis, une vraie horreur de garage joué à la vie à la mort. On est au cœur du problème et ça pleut de partout, ça solote dans la fournaise de la maison Fournaise sur l’île de Chatou. On a plus loin un «Cry In The Night» noyé de guitares. Ah le travail ! Ces mecs-là ne respectent rien. Ils déversent une sorte de purée épouvantablement scintillante, le chant est couvert. Avec «By My Side», ils reviennent au pur jus de garage, ils visent une sorte d’intemporalité des choses. Admirable car l’échappée est belle.
En 1997, Leighton disparut des écrans radar pendant dix ans. On le disait mort. En fait, il s’était trouvé mêlé à une sale histoire de dope et il se prit dix grosses années de placard dans la barbe. Il sortit enragé, remonta une nouvelle équipe de Morlocks et se remit en route pour de nouvelles aventures.
Il serait certainement arrivé la même chose à Jim Morrison s’il avait été jugé à Miami : les grosses années de placard lui pendaient au nez. L’injustice et le rock délinquant ont toujours fait bon ménage.

a9913easy.jpg


C’est sur «Easy Listening For The Underachiever» paru en 2006 qu’on trouve l’incroyable reprise de «Teenage Head». Avec celle de Sean Tyla et des Ducks DeLuxe, c’est la version la plus digne du grand Roy. Ils l’explosent et la feutrent dans le couloir de la menace. Ils régénèrent l’un des mythes les plus sales de l’histoire du rock. L’autre grande surprise de cet album est une chanson intitulée «My Friend The Bird». On sort du cadre garage et on va sur quelque chose de plus ambitieux, de beaucoup plus entreprenant - My friend the bird never to return - On y renifle des relents de Sister Morphine et la chanson envoûte, indiciblement. Dans «Sex Panther», on trouve le riffage des Troggs et le parfum des caves humides avec des chœurs à la Dolls. Alors ça réchauffe le cœur. Il y coule aussi une admirable dégueulade de solo. Voilà ce qu’il faut bien appeler un chef-d’œuvre de binarisme bien tempéré. On reste dans l’extrême violence garage avec «You Burn Me Out», pulsé par une bassline redoutable, et farci d’incursions de gimmicks mortels. Leighton se met à screamer pour de vrai, histoire d’introduire un solo à l’orientale malaisé. Wow, ça hurle dans la fumée de la bouillabaisse ! Sixties Sound à l’état pur pour «Cat (On A Hot Thin Groove)», car oui, ça scie à l’Anglaise et les Kray Twins viennent trucider le long break à coups de rafales de solo. On croirait entendre les Animals avec les Stooges, ça trogglodyte dans la dynamite, ça coupe quand il ne faut pas, ça patauge dans la purée de fuzz, maillots rayés, maracas, la sauce habituelle, l’étincelle dans la sainte-barbe et on attend une nouvelle preuve de l’existence de l’Apocryphe, Saint-Joseph, protégez-nous ! Garagiquement parlant, il ne manque rien. Comme d’ailleurs dans tous les disques des Morlocks. N’oublions pas que dans Morlocks, il y a mort, loque, morve et more, tout l’attirail de la mythologie garage.

a9914chess.jpg


«Play Chess» est un disque touchant. En tous les cas, ça partait d’une bonne intention : rendre hommage au label Chess. Leighton s’en tire plutôt bien lorsqu’il tape dans «I’m A Man», mais ça reste tout de même en dessous de la version des Pretty Things avec Eddie Phillips. On l’attend au virage pour «Help Me». Saura-t-il rivaliser de démesure avec Alvin Lee et le Colonel J.D. Wilkes ? Non ! Il ne hurle même pas. La bonne surprise, c’est «Smokestack Lightning» de Wolf, car il s’en va hurler à la lune et ça lui réussit plutôt bien. Mais tout le monde n’est pas Cézanne/ Nous nous conterons de peu/ L’on pleure et l’on rit comme on peut/ Dans cet univers de tisane. Ils font une version de «Who Do You Love» à la Quicksilver tellement chargée de reverb que ça ne fonctionne pas. Le seul gros cut de ce disque raté se trouve de l’autre côté : une belle reprise de «Sitting On Top Of The World» traitée au garage sale. C’est l’un des faits les plus marquants de l’ère des Morlocks. Notons pour conclure qu’à chaque fois qu’ils tapent dans Chuck - trois fois - ils se vautrent comme des andouilles.


Signé : Cazengler, loque tout court


Morlocks. Wild And Crazy Cosmic Trip Festival. Bourges. 6 mai 2016

a9905photo5.jpg


Gravedigger V. All Black And Hairy. Voxx Records 1984
Gravedigger V. The Mirror Cracked. Voxx Records 1987
Morlocks. Emerge. Midnight Records 1985
Morlocks. Submerged Alive. Epitaph 1987
Morlocks. Uglier Than You’ll Ever Be. Voxx Records 1997
Morlocks. Easy Listening For The Underachiever. Olde Hat Records 2006
Morlocks. Play Chess. Fargo Records 2010

*

Me faisais une joie de mon week-end. De superbes concerts un peu partout dans un rayon de cent kilomètres. Que de bons groupes ! Pour vendredi soir, c'était réglé comme du papier à musique. La petite Yuki m'avait donné rendez-vous. Je déteste faire attendre les demoiselles. Petit bémol, je n'étais pas le seul à recevoir l'invitation, l'était adressée à tous les fans de Klaustrophobia. Et ils sont nombreux. Aux dix-huit Marches à Moissy-Cramayel, avec trois autres combos et une surprise en plus. Grosse note de tristesse, c'était le dernier concert des Klaustro, une des meilleures formation métal-rock de la région. L'arrive souvent que les chemins divergent à l'intérieur d'un jeune groupe, c'est la vie, c'est le rock, mais ils jurent de continuer leur combat rock, je promets que nous garderons un œil sur la suite de leurs aventures.
C'est vendredi après-midi à seize heures douze minutes précises que l'alligator s'est jeté sur moi, sans prévenir. Je tousse, je mouche, je m'étouffe, je morve, je pleure des yeux, je monte en fièvre, mes forces m'abandonnent, mes jambes flageolent, la mort dans l'âme, la vie éteinte dans mon corps, je me couche à huit heures... les dieux du rock and roll m'ont abandonné. Le problème c'est que le samedi soir, l'amélioration n'est guère prometteuse. Moi qui avais projeté de voir les Cactus Candies à Gometz – Le - Châtel. Je déclare forfait. Trop loin, trop faible.
Maintenant ne faut pas me lancer des défis idiots. Tiens, il y a une soirée trois groupes à Roissy-en-Brie, pas très loin de la maison, en ligne droite, des inconnus certes, mais quelle est cette mention attentatoire à l'orgueil de tout rocker qui se respecte : notre attention est attirée sur le fait que ce soir les groupes joueront particulièrement fort ? Et puis quoi encore, confondrait-on les passionnés de métal électrique avec les amateurs distingués de la musique de chambre ?
La teuf-teuf se montrera compatissante, quand ma vue décroche de la réalité objective du monde, au lieu de se perdre dans les images oniriques qui me traversent le cerveau sans préavis, elle reste stoïque les quatre pneus plantés dans le bitume. Je peux la remercier.
Un jeune couple prend ses billets devant moi. Sont gentiment prévenus, on leur propose et refile un sachet de protection auditive, des bouchons plastiques à s'enfiler dans les oreilles. On aura tout vu, des préservatifs pour les esgourdes, je ricane dans mon coin. Ce fachisme rampant à visage humain m'ulcère. D'un côté l'on se préoccupe de prévenir le moindre de vos bobos et de l'autre l'on vous envoie les gardes-mobiles pour vous faire accepter à coups de tonfa dans la gueule des lois iniques qui vous enjoignent d'accepter une régression sociale digne du dix-neuvième siècle. De toutes les manières avec ma trogne de grand malade, l'on doit penser que mes heures sont comptées, et l'on me laisse affronter le Godzilla sonore promis, les tympans à découvert.

ROISSY-EN-BRIE / 21 – 05 - 2016
PUB ADK


COWARDS / CULT OF OCCULT
CHAOS E.T. SEXUAL

a9919véritableaffiche.jpg

Pas grand monde ce soir. Faut dire que question métal, a débuté à dix-huit heures à l'Empreinte de Savigny-Le-Temple, dans la série 22 h 22 / Concert Inter Lycées, une de ces mémorables soirées qui attirent toute la jeunesse du département avec Clouds On Fire et Fallen Eight... Et puis ici, c'est un peu particulier, c'est du sludge. Le genre de musique bourdonnante qui vous prend la tête et vous la fracasse méthodiquement à longs coups de marteaux pesants assénés avec force et lenteur.

CHAOS E. T. SEXUAL

a9916chaos3.jpg


Petite déception, ne sont que trois sur scène. Pour l'apocalypse bruitique annoncée c'est un peu maigre. Et en effet le son restera dans des limites tout à fait supportables. Enfin presque. C'est du lourd, de l'entêtant, ça vous entoure le corps comme un boa constrictor et ça vous serre méthodiquement par à-coups, à peine si vous vous apercevez que la cadence du rythme s'accélère. Chaos : et vous pensez désordre, c'est une erreur, imaginez plutôt l'eidos platonicienne de l'obsession. Vous ont pris à la première seconde, ne vous lâcheront plus qu'à la fin. Au moment où vous ne l'espérez plus. Mais cela ne vous intéressera plus. Vous ont enlevé, vous êtes entraîné dans une sorte de vertige extra-terrestre horizontal d'un vaisseau spatial qui vous amène aux confins de l'univers. Attention pas d'extase sexuelle qui vous permettrait d'atteindre à une autre dimension. Une musique qui bande mais qui n'éjacule pas – comme l'on vous apprend dans les initiations tantriques. Ce qui explose se délite et perd de sa puissance. La puissance en acte est une retenue. Massue masturbatoire. Einstein nous l'a explicité, c'est le carré lumineux de la masse qui détient l'énergie.
A part que chez Chaos E. T. Sexual, la lumière n'existe pas. L'avenir est aussi sombre que le passé. Le set débute par la voix de Salvador Allende s'adressant au monde depuis la tribune de L'Organisation des Nations Unies. Une façon d'exposer le no future punk d'une manière un peu plus politique. Nous connaissons la fin sanglante de l'histoire. Le putsch de Pinochet. The dream is over. Ne reste que la noirceur du monde et de notre présent. Le sludge n'est pas une musique guillerette.

a9917affiche.jpg


Yves et Humbert sont à la guitare. Tirent des riffs épais comme les eaux boueuses du delta charriant des milliers de cadavres d'hommes et d'animaux emmêlés lors de la grande crue de 1927. Le Sludge est un bras mortuaire du blues. Le balancement régulier de la misère qui passe et repasse sans cesse. Tarik est au centre, debout, officie derrière sa console, boite à rythmes et croque morsure du rock. Lui aussi se laisse peu à peu entraîner dans le rythme assourdissant qu'il produit. Mais attention, au-delà du vacarme, il faut comprendre que notre oreille peut s'entrouvrir à d'autres rivages sonores inouïs. Se plient tous trois en avant, éperdus en une espèce de danse de sioux au Soleil inversée, il ne s'agit pas de ployer en arrière pour recevoir la lumière divine en pleine face mais de se courber vers le sol, comme pour indiquer que la profondeur de la terre est le dernier réceptacle humain. Le cul de basse force dans lequel tout périclite.
Chaos E. T. Sexual produit une musique qui vous guide vers la transe. Ni joyeuse, ni libératrice, vous tient dans l'éternel retour de son cercle infini. Pas répétitive car la cadence de la marche est toujours présente, toujours un pas en avant, toujours un rythme en avant, cette lourdeur installée sur les épaules qui vous oblige à avancer coûte que coûte, à continuer votre chemin intérieur tout droit, même si dans l'espace mental toute ligne droite finit par épouser la forme de la courbe fatidique.

a9916disque chaos.jpg


Devant les guitares s'allonge une ribambelle de fuzz et de pédales. Le son se doit d'être torturé si vous voulez qu'il corresponde à vos états d'âme. Et à l'état du monde extérieur qui ne va pas mieux que vous. Plus que de la musique, Chaos T. E. Sexual produit une vision. Noire, peuplée de cauchemars informes mais que vous identifiez sans problème car ils vous ressemblent tellement qu'ils sont vos portraits crachés. Miroirs suis-je si laid ? Oui mon fils de pute, le plus laid de tous les derniers des hommes. Est-il vraiment besoin d'ajouter quelque chose ? La guitare est abandonnée, elle gît comme un objet inutile, telle l'arme rouillée au pied du chevalier mort. Le guitariste est à terre, couché de tout son long, trifouille les fuzz comme si plus rien n'avait d'importance. Tarik a quitté sa table de commandement, bye-bye les témoins lumineux qui clignotent sans fin, le vaisseau amiral agonise dans les stériles paysages d'une planète perdue.
Plus personne sur scène, ne reste que le battement du coeur mort qui bat encore l'on ne sait pourquoi puisque toutes les fonctions vitales ont cessé d'émettre... Chaos E. T. Sexual, le groupe qui n'admet aucun survivant. Aucune survivance.
Silence triomphal. Grosse impression. Grande pression.



COWARDS


Pour des Cowards, je préfère vous prévenir ils n'ont peur de rien. Vous les retrouverez d'ailleurs sur la scène du Hellfest. Mais en attendant ils sont là, et bien là. Sludge certes, mais avec une bonne dose de rock and roll hardcore. Question lenteur, c'est mal barré. Pas de temps à perdre à vous serrer le cou pendant une heure pour que vous ayez le temps de vous sentir mourir tout doucement à petit feu. Ne sont pas cruels, du genre expéditif, trois gnons bien placés, c'est bon au suivant, vous pouvez visser le couvercle du cercueil. Pas de temps mort pour les morts. T. A. et A.L. sont à la guitare. G. T. à la basse, et C.L. à la batterie. Leurs noms et prénoms sont réduits à leurs initiales, jeunes gens pressés. Peut-être aussi le signe d'une éthique anti-rock and roll stars.

a9920dessincowards.jpg


C.L. est tout au fond coincé entre deux murs de baffles. Difficile de l'apercevoir. Est-ce pour cela qu'avec son micro J. H. se tourne si souvent vers lui lorsqu'il chante ? Ou peut-être pour nous signifier que ce qui leur importe c'est leur musique et que nous, spectateurs, ne sommes que des épi-phénomènes adjacents. Un peu comme ces écrivains qui déclarent qu'ils n'écrivent que pour eux-mêmes. Très vite les deux guitaristes adapteront le même cérémonial. L'union fait la force des rituels. Plus vous libérez d'énergie, davantage le point focal et initial d'expulsion doit être resserré.
En tout cas, l'on en profite et le public jubile. Vous envoient les morceaux à la volée, un peu comme les Empereurs Romains qui faisaient balancer les cadeaux les plus précieux au bas-peuple relégué dans les gradins du haut. Ne s'arrêtent même pas quand les scuds se finissent. Ça se bouscule au portillon. Une véritable trombe de titres plus énergisants les uns que les autres. Fork You, Never to Shine, Frustation, Hoarse, Anything, Beyond, Bend the Knee, Birth, and Wish. Quand c'est fini, sans préavis ils éteignent les amplis et descendent sans plus de cérémonie de la scène.

a9922disc++.jpg


On se croyait au milieu du set, mais non, faut se contenter de ce qu'on a reçu. On ne peut pas dire que c'est peu, car ils nous ont envoyé quarante minutes d'uppercuts rock comme on a l'habitude de ne pas en réceptionner souvent sur le coin du museau. Une puissance apocalyptique. Un chanteur qui feule comme un tigre en rut que vous venez imprudemment déranger alors qu'il est en train d'honorer sa femelle. Des guitares aux griffes lacérantes, une basse panthère noire à la robe souillée de sang et un batteur fou qui bétonne de l'énergie solide.
Question son, c'est du costaud, mais rien de médicalement répréhensible. Certes ce n'est pas la flûte aigrelette de Bonne nuit le petits, c'est juste du rock and roll qui traverse tous les genres et tous les sous-genres. De l'énergie authentique et on aime cela. Quittent le plateau comme des voleurs qui ont emporté notre joie de vivre. Notre haine aussi. Le rock ne saurait être une oasis de béatitude pour imbéciles heureux. Cowards débite en tranches saignantes un rock sans concession face à la laideur du monde. Le refus d'une certaine médiocrité existentielle, l'exaspération devant des temps qui semblent marcher à reculons, tous ces ferments de venin vipérin, Cowards les véhicule dans son attitude.

a9923disfemme.jpg


Cowards c'est la boue qui coule des cratères en feu lors des éruptions volcaniques. Ces fleuves de tourbes impavides qui vous enserrent dans leur gangue de glaise avant que la cendre brûlante ne pleuve sur votre carcasse et vous ne pétrifie à jamais dans votre statue d'argile cuite. Ne fuyez pas devant ce désastre annoncé, le sludge est né au pays des zombies et l'énergie irradiée par le groupe vous permettra d'attendre à l'ultime transmutation que vous désirez au-delà de vos peurs les plus obscures. Un grand moment de rock.

 

INTERSET


Etrange, autour de moi, tout le monde parle mais l'on n'entend plus rien. L'on croirait assister à la projection d'un film muet. Ce n'est pas mon système auditif qui est tombé en panne, c'est le guitariste de Cult Of Occult qui vérifie si son engin est bien accordé. Mon voisin était en train de nous révéler la légende maudite du groupe, là où ils passent, ils ne repassent pas, ce sont des Attila sonores, des monstres surgis des forges de Vulcain, n'exagérons rien, oui ils jouent fort, mais aucun acouphène n'est venu squatté le trou de mon oreille gauche. L'orifice de la droite non plus.

 

CULT OF OCCULT

a9924cultadk.jpg


Cult Of Occult. Tout un programme. Le nom s'affiche sur le fond de la scène. Dès que le groupe commencera à jouer une image s'imposera, celle de leur album Five Degrees of Insanity, cinq visages interpénétrés, figés l'un dans l'autre qui dardent sur vous le bleu froid de leurs regards cruels. Etrangement, mais pas du tout bizarrement, l'esthétique du dessin rappelle la pochette de In The Court of King Crimson, l'homme fragmenté du Roi Cramoisi n'est peut être pas si éloigné de l'état morbide des âmes contemporaines. Ces drôles de cyclopes à deux yeux communicants ne vous veulent que du mal. N'espérez aucune mansuétude. Ce sont de mauvais fils du diable. L'image revient sans arrêt, tremble sur elle-même indéfiniment, comme pour mieux vous rappeler qu'il existe des portes battantes qu'il vaudrait mieux pour votre sécurité psychique que vous ne les ouvriez point tout à fait. Parfois, vous avez droit à un flash d'image noire, des pentacles invocatoires et sataniques, une potence au crochet de fer menaçants, et une seule fois, une silhouette noire levant un verre de libation en l'honneur de qui vous savez. J'ose espérer qu'il ne s'agit pas de vin de messe frelaté mais de sang coagulé des premières menstrues d'une vierge sacrifiée au Prince des Ténèbres. Pour ceux que ce genre d'icônes effraie, rabattez-vous sur de saines et courtes lectures, de simples vocables en lettres gotho-runniques barbelées qui s'affichent à intervalles réguliers, l'on pourrait appeler cela des encrages psykotiks destinés à vous tatouer l'intelligence par diffusion lente...

a9927visages.jpg


La lenteur est le signe de la noblesse des Dieux affirmait Aristote. Je ne sais s'il avait raison, mais il me semble que d'après Cult Of Occult elle est aussi l'attribut du Mal. Quatre encapuchonnés sur scènes qui nous servent un long et lent rituel d'une noirceur absolue. Ne le prenez pas mal. Le satanisme est une médecine douce, une opérativité homéopathique qui consiste à soigner le mal par le mal, à injecter une touffeur de mal dans le mal généralisé du monde. Opérations difficiles. Qu'il convient de maîtriser parfaitement. Si l'on ne veut pas déclencher des catastrophes. L'équivalent d'une menée alchimique par la voie rapide, dite sèche.

a9926discpentacle.jpg


Lent mais violent, une énergie qui se déploie en orbes concentriques, du doom domestiqué, du sludge suintant de maléfices. Quatre sur scène. Batteur, guitare, basse et micro. Un hurleur de carrefour, chaque cri comme une invocation démoniaque à Hécate. Sous leur capuches silencieuses ils sont comme une confrérie d'anti-moines voués aux allégeances des profondeurs méphitiques. Se rapprochent les uns des autres, donnent l'impression de se chuchoter d'immondes secrets couverts par le bouclier sonore qu'ils opposent au monde qui les entoure. Le chanteur est plié en deux, comme terrassé par le haut-mal, comme s'il tenait à se rapprocher des puissances infernales. Le sludge est né dans la zone de diffusion du vaudou. Cult Of Occult sonne comme un retour aux sources boueuses du rock and roll.

a9928insanity.jpg


Peut-être du cinéma, mais pas de cirque. Les interrupteurs sont méthodiquement éteints un par un et les musiciens descendent de l'estrade et se fondent dans le public. Fin de non-recevoir. Un peu comme ses enterrements sans fleur ni couronnes, expédié dès que le cercueil est descendu dans la fosse. Public admiratif et approbatif.

 

RETOUR

a9925affichetête demort.jpg


Une grande claque cette soirée. En attendant c'est moi qui prend mes cliques et mes claques et qui m'éclipse vers mon clic-clac. La teuf-teuf fidèle me ramène, illico presto. N'empiète pas trop à part quelques embardées sans conséquence sur les visions de cauchemar qui hallucinent mon regard. Minuit quarante-cinq pile, je rentre sain et sauf à la maison. Je commence à croire à la légende des morts-vivants. Oui, mais j'ai raté Yuki.


Damie Chad.

JOHNNY
A LA COUR DU ROI

LONG CHRIS

( Filipacchi / 1986 )

a9930book.jpg

Encore un vieux bouquin sur Johnny, mais celui-ci écrit en 1986 par Long Chris. Une manière de côtoyer l'actualité puisque Long Chris était ce samedi 21 Mai chez Rock Paradise qui vient de sortir en CD son mythique album Chansons Etranges pour Gens Bizarres paru en 1966. Merci Patrick Renassia ! Long Chris est un personnage mythique du rock and roll français, était là au tout début bien avant que Jean-Philippe Smet ne devienne Johnny Hallyday. Même si une trentaine d'années plus tard un froid glacial s'est installé entre les deux hommes ce livre apporte son lot d'anecdotes et de mises au point sur la naissance du rock national. Mais l'est beaucoup plus que cela, nous livre un portrait intime de Johnny rarement égalé et surtout nous laisse entrevoir la personnalité et le cran d'un homme qui ne mâche point ses mots, ni ne cache ses idées. Long Chris aime à exposer ses points de vue avec une redoutable et saine franchise.

a9932renassia.jpg

L'histoire racontée par Long Chris culbute un peu les mythes et en conforte d'autres. Evidemment c'est la faute à Elvis Presley si Christian Blondieau rencontre Jean-Philippe Smet. La chose ne s'est pas faite en un jour. L'a mis du temps à accrocher à Elvis, le jeune Blondieau, lui l'est plus attiré par le western-folk. Ce disque d'Elvis, cadeau d'un GI américain, il le refile même à un copain. Lui faudra plusieurs semaines pour comprendre l'étendue de son erreur. Le temps de devenir un fan de rock and roll. Autrement dit d'Elvis. Elvis deviendra même son premier surnom. La connaissance des autres pionniers viendra plus tard. En attendant son destin bascule à la patinoire : discute cinq minutes avec un grand blond qui lui aussi connaît Elvis et possède ses disques... Bye-bye à la prochaine. Se retrouvent plus vite que prévu. Le blondinet est attendu à la sortie par un groupe de blousons noirs qui lui tombent dessus. N'ont pas tort, l'a volé la fille du chef, sont dix autour de lui et le jeune Blondieau s'en vient le soutenir. Geste héroïque qui se termine par une magistrale branlée pour nos deux héros. Et une amitié scellée dans le sang.

a9946jo16ans.png


Une véritable ouverture de film. Vont devenir inséparables. Deux ados qui essaient de grandir. Contrairement à la plupart d'entre nous, vont parvenir à réaliser leurs rêves. Pour Johnny, c'est plus simple mais beaucoup plus difficile. Pour Chris, les choses se mettront en place plus doucement, sera entraîné par le séisme mis en branle par son copain. La personnalité de Johnny est déjà en place, beaucoup de charisme, et beaucoup de pudeur. Le gars qui a systématiquement besoin d'un téléphone pour annoncer les nouvelles importantes à son poteau, et qui parvient à se faire accepter par les parents pratiquement comme un ami de la famille, alors que le père est disons très très vieux jeu... pour ne pas être cruel avec lui. L'a de la présence Jean Philippe, une âme de leader, les filles lui tombent dans les bras, on le sent déterminé à l'on ne sait pas trop quoi. Au moins à bouffer la pomme d'amour et de discorde de la vie jusqu'au trognon. Côté cour : extériorisation :  Elvis et la frénésie triomphatrice du rock and roll, côté jardin : intériorisation : le romantique destin brisé de James Dean.

Alors que Christian passe ses gammes d'étalagiste et de décorateur de vitrine, Jean-Philippe ne quitte plus sa guitare et s'essaie à chanter. Vous attendez à ce que tombe le coup de la carte magique du Golf Drouot. Christian et Jean-Philippe en ont entendu parler, le cherchent, mais ne le trouvent point ! Ce sera l'Astor, une boîte qui laisse le micro ouvert aux jeunes. Justement, y a un certain Jean-Philippe qui susurre une ritournelle pas vraiment glorieuse... Johnny sent qu'il peut faire mieux et le voici parti sur Party, guitare en bandoulière et le public qui acclame. Deux morceaux, un triomphe. Jean-Philippe a trouvé sa voie. Chanteur de rock and roll, et pas autre chose, c'est Lee, le «  frère » américain qui lui refile son pseudo d'artiste Halliday, désormais il sera Johnny Halliday. Desta et Lee prennent le rêve du petit au sérieux, Lee se met en quête de contrats... en vain. Le rock and roll n'intéresse personne. L'imprésario improvisé se heurte à un mur de refus polis mais sans appel...

Le rock and roll est un rêve américain. Long Chris s'accroche à ce mantra. Le traduire en français serait une trahison. Ne sont que quelques centaines sur Paris à vénérer cette musique. Forment une bande, une famille, une secte. Le rock and roll est leur unique bien, leur refuge. Une citadelle indomptable au pied de laquelle viennent se briser les vagues menaçantes d'une société qu'ils refusent d'instinct. Johnny ne l'entend plus de la même oreille. Deux ans qu'il galère sans succès, commence à comprendre que s'il veut atteindre le public, il doit chanter en français, délaisser les purs et les durs. L'éternelle querelle des anciens et des modernes... Est-ce le hasard ou la nécessité qui initie la rencontre de Johnny et de l'éditeur de musique Claude Salvet qui vend les partitions américaines d'Elvis, et chez celui-ci la rencontre avec Pierre Mendelshon qui le fait passer dans son émission radio Paris Cocktail à la suite de laquelle il est contacté par le duo de paroliers Jil et Jan ? Qui écrivent leurs textes dans la langue de Molière.

a9947duval.jpg

Nous sommes en 1960 et la carrière de Johnny Hallyday est lancée. Ne faut peut-être pas tout prendre au pied de la lettre. Le livre a été rédigé à l'instigation de Johnny à qui Chris relisait ses pages. On n'écrit pas l'histoire, on la réécrit. On passe sous silence les faits gênants, il existe des biographies non-autorisées qui comblent les vides. Pour nous, nous regretterons seulement l'absence de Philippe Duval qui fut le premier guitariste de Johnny. Pas tout à fait un simple accompagnateur. Chantaient à tour de rôle... Mais en 1960, un choix est fait : celui de privilégier Johnny. Duval, s'éloigne. On le retrouvera plus tard travaillant chez Claude Salvet...

a9937boom.jpg

Je n'ai jamais aimé les disques de Johnny chez Vogue. Fut un temps où Johnny lui-même n'aimait pas les rééditions qui en étaient faites. Trouvait que cela nuisait à son image... Long Chris ne se gêne pas, n'y va pas de main morte. Se montre catégorique, à part Une Boum chez John et Oui, Mon Cher, il n'hésite pas à vomir sur cette daube qu'il qualifie de variété indigne d'un rocker. Certes, l'on peut arguer que Johnny est tout jeune, que sa voix n'a pas la maturité requise, mais plus que ces défauts de jeunesse c'est ce que nous nommerons l'idéologie prégnante cucul-la-praline des paroles fadasses qui le débectent. Reconnaît toutefois à son corps défendant que ce sont les stupidités à la noix de coco éventée comme Itsy Bitsy Bikini qui assirent la popularité de Johnny... Comme il est particulièrement teigneux il ne modère pas non plus ses acrimonies lorsqu'il aborde la première période chez Philips, le twist, le madison, le mashed potatoes et tout le reste des danses à la mode, il les exècre. Du rock perverti. Du rock abâtardi. Du rock dégénéré. Ne reprend goût à la vie pratiquement qu'en 1964 avec Les Rock les plus Terribles, qui d'après lui permettent à Johnny de récupérer le public des puristes qui l'avaient abandonné depuis son premier disque. L'oublie tout de même de préciser que toute une partie de ces amateurs de real rock and roll sont en train de se focaliser à cette même époque sur les pionniers américains qu'ils vont suivre et soutenir grâce à de minuscules fanzines ronéotypés durant la longue traversée du désert qui s'ouvrent pour ces devanciers submergés par la vague anglaise, près de quinze ans, jusqu'à l'éclosion des Stray Cats.

a9938nashville.jpg

Eprouve toutefois une certaine tendresse pour Sings American Rockin' Hits enregistrés à Nashville avec Shelby Singleton, qui plus tard reprendra les disques Sun, en 1962. Par contre n'est pas tendre avec le premier public jeune qui fréquente le Golf-Drouot. Trop propret, trop gentillet, trop minet. Rien à voir avec une génération d'outlaws en rupture de ban ! Heureusement que les filles préfèrent les bad boys. Se présentent lui et Johnny comme le cheval de Troie qui permettra l'intrusion d'un public un peu plus porté sur le rock and roll, l'intuition géniale d'Henri Leproux n'est guère mise en évidence dans le récit... La saga que rédige Long Chris n'est pas un traité sur l'éclosion du rock and roll en France durant les années soixante, à peine si nous entrevoyons la haute silhouette moqueuse et condescendante du grand Schmall, celui qui deviendra Eddy Mitchell. Le live ne fourmille d'aucune d'indication sur les groupes qui s'engouffrèrent dans la brèche ouverte par Johnny. L'évolution musicale de Johnny lui-même est supposée connue du lecteur. A lui de comprendre avec les simples noms des musiciens successifs qui l'accompagnent sur scène.

a9944joh+chris+box.gif

Le succès venu, Johnny n'oublie pas les copains. Long Chris se voit bombardé secrétaire personnel de l'idole. Participe de près à l'épopée des premières campagnes de France. Décrit avec soin ce phénomène qui transforme le jeune chanteur en patron. Johnny comprend très vite que tout repose sur ses épaules. Intériorise la situation. Assume totalement. L'est le chef de la bande, des musiciens, des proches et du staff qui se met en place autour de lui. L'aime cette situation de leader, s'en délecte, elle lui permet de s'épanouir, touche à cette plénitude de jouissance que la volonté de puissance en actes permet d'atteindre. Sans être machiavélique, Johnny n'est pas sans être dépourvu d'une légère dose de perversité. Aime bien pousser les gens à bout, adore envenimer les situations, et une fois que les œufs sont montés en neige, il s'éclipse et vous laisse vous dépatouiller tout seul. L'est un peu manipulateur, mais n'en use point qu'à mauvais escient, vous pousse dans vos derniers retranchements, parfois pour vous mettre en face de vos incohérences mais souvent aussi pour vous permettre de franchir le pas que vous n'auriez jamais osé effectuer de vous-même.

a9933verteprairie.jpg


Ainsi Long Chris est sommé de se mettre au boulot. Comprenez de devenir chanteur. Dans toutes les maisons de disques, désormais l'on est à l'affût de nouvelles têtes, le rock est à la mode, faut sauter sur l'occasion. N'y a qu'un problème pour Chris, ne se sent pas l'âme d'un rocker, serait plutôt attiré par ce que l'on nomme le folk et le country. Publiera quelques disques, mais n'a pas le goût des projecteurs, le rôle de second couteau lui suffit amplement. Lui ce qu'il aime, ce sont les vieux objets inanimés qui ont une âme et les soldats de plomb, profite des tournées pour faire les boutiques de province... Plus tard, il sera antiquaire au Village Suisse. Johnny n'abandonne jamais une bonne idée. Certes Long Chris peut à l'occasion faire une excellente première partie, mais il vaut peut-être mieux s'en servir comme régiment de soutien logistique. Hallyday dresse ses plans de campagne, c'est avec des chansons qu'un chanteur remporte ses victoires. S'il n'écrit pas ses paroles Johnny n'en est pas moins attentif à ce qu'il chante, Chris se voit intimer l'ordre de sortir son stylo et de parapher des lyrics au pied levé. Et Chris s'exécute, lui écrira, et parfois en quelques minutes, quelques uns de ses plus beaux morceaux de La Génération Perdue à Je Suis Né dans la Rue, et de ses succès les plus remarquables de Voyage au pays des vivants à Gabrielle... C'est au début de cette époque que Long Chris produit ses mythiques Chansons Etranges pour Gens Bizarres.

a9940danslarue.jpg


Long Chris aura été présent aux deux époques les plus symboliques de la carrière de Johnny, des débuts incertains mais fondateurs à celle qui le sacrera prince indéboulonnable du rock français qui débute après la tentative de suicide de 1966 et que nous ferons terminer avec la venue de Michel Mallory comme parolier ( voir KR'TNT ! 278 du 21 / 04 / 2016 ). C'est que rien ne va plus pour Johnny. Le départ à l'armée n'a pas été effectué de gaité de cœur. Le rocker passe sous les fourches caudines du Système qui ne lui aurait pas pardonné un refus... Rentre dans l'âge adulte et responsable. L'idole des jeunes se marie. Mais l'étalon fou ne tarde pas à ruer dans les brancards matrimoniaux. Y a désormais deux carrières à gérer, celle de Sylvie et la sienne. Notre jeune marié a du mal à abandonner sa vie de jeune célibataire, l'est auprès des filles comme un chien égaré dans un jeu de quilles, les fait tomber avec sa queue... Long Chris pousse l'analyse plus loin, les séquelles de l'enfance resurgissent : l'enfant délaissé par ses parents aspire à un foyer stable et uni mais lorsqu'il accède à cette stabilité affective il ne peut s'empêcher de reprendre ses galopades solitaires qui lui ont permis de survivre et d'accéder à son statut de star... Embrouillamini de couple, Sylvie essaie de faire le vide autour de Johnny, Long Chris est dans sa ligne de mire. Intuition et perfidie féminine ! Le vieil et antique adage de la guerre des cœurs sera appliqué dans toute sa rigueur : séparer pour mieux régner. Chris s'éloigne pour laisser les coudées franches à son ami qui le rappellera trois ans plus tard. L'en profitera pour embrasser la profession d'antiquaire spécialisé dans les militaria.

johny+baye.jpg


Ce n'est que bien plus tard que Johnny retrouvera paix et sérénité grâce à la rencontre avec Nathalie Baye. Une embellie affective qui ne durera que trois années. Notre rocker retournera à ses vieux démons. L'existe trop de belles filles dans le monde pour s'en priver définitivement... Johnny parcourt l'Amérique et Nathalie l'attend à la maison... Un soir c'est Johnny qui s'en vient sonner à la porte de Chris avec ses valises et ses guitares... La lune de miel a tourné à l'aigre. Chris accueille son ami. Ne s'en doute pas, vient de faire rentrer le loup dans la bergerie familiale. Sa fille Adeline qui n'a que quatorze ans est éblouie par ce grand garçon triste... Plus tard ils se marieront, et là encore la comédie tournera au drame. Chris restera auprès de sa famille, il n'a jamais admis ce mariage, la différence d'âge entre la tourterelle et l'aigle blessé lui semble promesse de tempête future... Ainsi se clora une amitié de trente ans... No comment. Cela ne nous regarde guère. Même si nous soulevons un coin du voile en voyeurs vicieux. Les personnages publics ne s'appartiennent plus tout à fait. Et de toutes les façons dans le rock and roll, honneur à celui par qui le scandale arrive.

a9943chriset safille.jpg


Tout cela se déroulera quatre années après la parution du livre. Chris nous livre un portrait de Johnny en pleine métamorphose. Le rocker est toujours un rocker mais au contact de l'actrice Baye, il s'adonne à l'autre moitié de son rêve, le cinéma. James Dean ne mourra jamais. Une deuxième carrière se dessine, acteur. L'a tourné Détective avec Godard, le réalisateur branchouille de génie qui réconciliera un court laps de temps Johnny avec les intellectuels, mais le livre se termine alors que Johnny vient d'achever le tournage de Terminus, un Mad Max à la française qu'il sera de bon ton de décrier dans les rangs de l'intelligentsia...
Pour Chris tout va bien. Son ami est au faite de sa popularité. Johnny est en forme, même que Nathalie accepte de le revoir... L'on connaît la suite de l'histoire. Ce qu'il y a de bien avec Johnny, c'est qu'avec lui nous sommes sûrs que les orages chateaubriandesques que nous désirons tous pour égayer nos pâles existences ne tarderont guère à se lever...
Au final, un beau livre d'amour et d'amitié. Si c'était un western ce serait La Flèche Brisée...


Damie Chad.