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12/09/2019

KR'TNT ! 429 : DAVE BARTHOLEMEW / JAKE CALYPSO / ROCKABILLY GENERATION / JUKE JOINTS BAND / BARON CRÂNE / ZARBOTH / LE CORE ET L'ESPRIT / D. J. FONTANA + TONY MARLOW

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 429

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

12 / 09 / 2019

 

DAVE BARTHOLEMEW / JAKE CALYPSO

ROCKABILLY GENERATION / JUKE JOINTS BAND

BARON CRÂNE / ZARBOTH / LE CORE ET L'ESPRIT

D.J. FONTANA + TONY MARLOW

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Un Bartho en cale sèche

 

Le vieux Bartho vient de casser sa pipe en bois alors qu’il devenait centenaire. De la même façon qu’on qualifie Iggy de Godfather of punk, Dave Batholomew se voit affublé du grade de Grandfather of rock’n’roll songwriting. Il rendit populaire le fameux up-tempo R&B qu’on appelle aussi le Big Beat, via des pointures célestes comme Fats Domino, Shirley & Lee et Smiley Lewis. Dans le remarquable Blue Monday - Fats Domino And The Lost Dawn Of Rock ’n’ Roll, Rick Coleman rappelle que le big beat de la Nouvelle Orleans a précédé l’émergence du rock’n’roll. Durant cette fameuse aube du rock’n’roll, Dave Bartholomew n’en finissait plus de composer et de produire des hits tous plus somptueux les uns que les autres.

Au commencement, Bartho joue de la trompette, chaperonné par Peter Davis, l’homme qui a formé Louis Armstrong. À l’âge de vingt ans, Bartho se retrouve avec sa trompette dans des big bands. En 1947, il enregistre son premier single sur DeLuxe, un label new-yorkais qui fouine à la Nouvelle Orleans à la recherche de nouveaux talents, comme le feront un peu plus tard les gens d’Atlantic, d’Imperial et de Specialty.

Justement, c’est en jouant un soir à Houston que Bartho rencontre Lew Chudd, le boss d’Imperial, un gros label indépendant basé à Los Angeles. Chudd qui s’intéresse aussi bien à la musique mexicaine qu’au hillbilly commence à prospecter dans le R&B. Il est frappé par les qualités des Bartho, pas seulement celles du trompettiste, mais aussi celles du chanteur et du band leader. Bartho chante du Louis Jordan, qui est alors très populaire. Comme Chudd cherche à s’implanter dans le marché naissant du R&B et que Bartho est encore sous contrat avec DeLuxe, il lui demande de prospecter pour Imperial à la Nouvelle Orleans. Bartho lui ramène Mary Jewel King qui rocke the joint at the Hideaway, puis Fats Domino qui rocke aussi le joint, au même endroit.

C’est là qu’on entre dans la légende. Chudd signe Fatsy. Vite un disque ! Bartho monte l’orchestre qui accompagne Fatsy : Earl Palmer (drums), Frank Fields (bass), Ernest McLaren (guitar), et une horn section composée d’Alvin Red Taylor, Herb Hardesty, Joe Harris et Bartho himself. Tout le mode s’entasse dans le petit studio de Cosimo Matassa, sur Rampart. Ils démarrent avec une reprise du «Junker’s Blues» de Champion Jack Dupree, en virent toutes les connotations liées à la dope et en font le fameux «The Fat Man» - They call me the fat man/ Cause I weight two hundred pounds - En 1950, Bartho et Fats entament avec ce hit leur carrière de duo infernal. Chudd donne carte blanche à Bartho qui ramène chez Imperial des tas de nouvelles poules aux œufs d’or, du genre Smiley Lewis. Jusqu’au moment où Bartho et Chudd se brouillent. Bartho signe avec un autre blanc entreprenant, Syd Nathan, boss de King Records. Puis en 1952, il bosse pour Art Rupe, boss de Specialty, un autre gros label indépendant de Los Angeles. Lloyd Price enrengistre «Lawdy Miss Clawdy» avec le Batholomew Band. Fats est au piano. C’est un hit. En 1953, Bartho produit l’irrésistible «I’m Gone» de Shirley & Lee. Voyant ces succès, Chudd propose une belle augmentation à Bartho qui revient bosser pour lui. Entre 1953 et 1962, Bartho bosse d’arrache-pied pour Imperial. «Any talent I saw I could record.» Aucune restriction de budget. Bartho ramène Roy Brown, Earl King, Bobby Mitchell, Chris Kenner, Ford Snooks Eaglin et des tas d’autres. Mais son poulain favori reste bien sûr Fatsy qu’il produit avec un zèle religieux. Les hits de Fatsy sont des million-sellers. Le duo de compères fonctionne comme une horloge - Fats and I just played - Bartho enregistre aussi ses trucs et le seul hit qu’il décroche, c’est le fameux «The Monkey» qui devient un classique du New Orleans Sound des années 50. Et puis en 1962, Chudd revend son label à Liberty Records.

Dès le début des années 60, le nouveau Bartho s’appelle Allen Toussaint. Il joue d’ailleurs du piano pour Fatsy qui a trop de boulot. Pas le temps de jouer en session. Allen Toussaint va faire le même travail de découvreur de talents que Bartho : il ramène chez Minit Aaron Neville, Irma Thomas, Ernie K-Doe et Benny Spellman. Quand Chudd revend Imperial, Fatsy est en fin de contrat. Il signe avec ABC et va enregistrer à Nashville. Bartho se retrouve donc seul à la Nouvelle Orleans et monte son label, Trumpet. Les deux compères finissent quand même par se retrouver en 1967 et Bartho devient le maître de cérémonie et le band leader de Fatsy sur scène. Lorsque Fatsy décide d’arrêter la scène, Bartho prend sa retraite. Il a quand même 70 balais !

Encore une fois, Ace fait bien les choses : The Big Beat - The Dave Bartholomew Songbook vaut tout l’or du monde. C’est une nouvelle compile de rêve, du genre de celles dont Ace nous gave depuis des années. En choisissant les meilleurs interprètes du Bartho Songbook, Ace l’élève au rang de compositeur modèle. Si on est pressé, on peut commencer par la fin, avec le vieux hit de Smiley Lewis, «I Hear You Knocking», repris en 1970 par Dave Edmunds. On s’en souvient, ce fut un hit surnaturel, à l’époque où la radio le diffusait. Il relevait tout simplement de l’imparabilité des choses. Autre coup de Trafalgar : Jerry Lee qui nous glousse un petit coup d’«Hello Josephine». Pur génie vocal, avec tout le fruité de timbre et tout le shaking qu’on puisse espérer, Jerry Lee nails it down, il interprète le vieux hit de Fatsy au maximum des possibilités, oh-oh yeah ! Tiens puisqu’on parle de Fatsy, c’est lui qui ouvre le bal de cette compile avec l’effarant «The Fat Man» et toutes les pétoires de la préhistoire. Fats chante ça à l’immaculée conception. C’est le barrelhouse des origines, le lit du fleuve qu’on appelle le boogie woogie. Si on est friand de coups de génie, alors on est copieusement servi car voilà Shirley & Lee avec «I’m Gone», un hit enregistré en 1952. Lee est un cadeau des dieux, mais Shirley, c’est la crème de la crème, elle chante au perçant définitif. Tu ne trouveras jamais rien de plus exotique que Shirley & Lee, ce fabuleux duo de shouters délicieusement juvéniles. Rien ne vaut leur plainte combinée. On trouve plus loin une effarante version de «Let The Four Winds Blow» par Roy Brown, qui est lui aussi à la racine de tout. Roy n’y va pas par quatre chemins. Il shoute direct. C’est un vrai shouter, un boxeur. Roy is the king of blows. Version superbe aussi d’«Every Night About This Time» par The World Famous Upsetters. Tout le monde sait qui sont les Upsetters : le backing band de Little Richard. Il n’est donc pas surprenant de l’entendre chanter cette pure merveille de heavy groove. L’autre grosse poissecaille de cette compile, c’est Tami Lynn, qui n’est hélas pas très connue. Elle nous tape le très hot «A Night Of Sin» avec une extraordinaire sensibilité jazzy. Elle swingue ça à l’ancienne, un peu à la manière de LaVern Baker ou de Billie Holiday. C’est imbattable. Il faut bien garder présent à l’esprit que Bartho signe tous ces hits. Et ce n’est pas fini. Annie Laurie shake le vieux shook de «3x7=21» au gospel swing de la Nouvelle Orleans. Elle chante dans des harmonies de trompettes de jazz. Bartho souffle comme un dieu. On parlait de Smiley Lewis tout à l’heure : le voici la gueule enfarinée avec «Down The Road» - I’m done no more - Il faut l’entendre embarquer le groove dans le moove. C’est vraiment l’apanage du barrelhouse, avec un solo de Bartho dans la carcasse de la rascasse. Contrairement à ce qu’on croit, «My Ding-A-Ling» n’est pas un hit de Chickah Chuck. Pas du tout. Bartho le signe et l’enregistre en 1952 sur King Records. Sur cette compile on entend aussi pas mal de pionniers qui ont tous tapé dans le stock de Bartho, à commencer par le Johnny Burnette Trio avec «All By Myself», pur jus de Memphis Beat enregistré à Nashville. En arrivant en ville pour enregistrer leur album, Johnny, Dorsey et Paul n’avaient pas assez de morceaux. Alors, ils sont allés chez un disquaire local et on acheté deux singles de Fatsy, dont «All By Myself». Ils en ont fait l’un des cuts les plus excitants de l’histoire du rockab. On croise aussi l’ami Buddy avec «Valley Of Tears» et Elvis avec une admirable cover de «Witchcraft». C’est même à se damner tellement c’est bien chanté. La petite Brenda Lee se charge de «Walking To New Orleans», avec sa voix sucrée et puissante, idéale pour maintenir en vie la magie des sixties. Un géant nommé Georgie Fame se charge de «Blue Monday» et le bouffe tout cru. Ne prends pas Georgie à la légère. Ce serait une grave erreur. Et l’injustement méconnu Bobby Charles nous éclaire de sa présence avec «Grow Too Old», accompagné par The Band. Il faut savoir que le petit blanc Bobby Charles composait avec Bartho et Fatsy («Walking To New Orleans») et qu’il est l’auteur de «See You Later Alligator», une formule que tout le monde emploie pour dire au revoir à une copine. Ce n’est pas Ricky Nelson, mais Larry Storch qui se charge d’«I’m Walking». Le hit de rêve, comme chacun sait et que Ricky joua devant son père Ozzy au bord de la piscine pour le convaincre de le laisser démarrer une carrière de rocker.

Signé : Cazengler, complètement Bateau

Dave Bartholomew. Disparu le 23 juin 2019

The Big Beat. The Dave Bartholomew Songbook. Ace Records 2011

 

Hit the road Jake - Part One

 

Pour chauffer un beffroi et les milliers gens qui y battent le pavé, rien de mieux que les Hot Chickens. S’il existe sur cette terre un allumeur de Sainte-Barbe, c’est bien Jake Calypso. Ah t’as voulu voir Vesoul ? Et t’as vu Béthune ! Ce démon de Jake Calpypso met le feu aux poudres aussi bien que Blackbeard le pirate qui montait à l’abordage en allumant des mèches sous son chapeau. Jake prend la ville en quelques minutes, épaulé par ses deux fidèles Hot Chickens. C’est un pulsif, une bête de slap, il fait corps avec la matière du roll over, jette sa stand-up en l’air plusieurs fois de suite, se roule par terre avec elle et n’arrête pas de haranguer le public, alors est-ce que ça va Bethune ? Jake Calypso est le roi des entertainers, le pusher boy du Honey Hush. Il est là pour célébrer les dieux du rock’n’roll, alors uh-uh honey ! Il envoie le souffle du bop et la foule ondule comme l’herbe des hautes plaines sous le vent, on voit rarement des phénomènes aussi spectaculaires dans les concerts. Ce mec est là pour électriser un public et il en a largement les moyens. On en est d’autant plus convaincu lorsqu’on connaît ses disques. Comme Don Cavalli, il dispose de la meilleure des crédibilités, celle des intouchables. Le samedi soir, la grande scène du Rétro est traditionnellement réservée aux stars, cette année Jake nous donne en plus du spectacle. Oui, il dispose de cette envergure, comme Jerry Lee, c’est le même genre de hell raiser, même besoin d’envoyer son rock’n’roll percuter la postérité. Il célèbre les vingt ans des Hot Chickens et après avoir commencé à chauffer la foule, avec notamment une version incendiaire de «Keep A Knocking» en hommage à Little Richard, il se met à saluer tous ses compagnons de route et fait monter des invités sur scène. Pour célébrer le temps des Mystery Train, deux bikeuses arrivent sur scène au guidon d’une Harley pétaradante, le temps d’un «Motorcycle Girl» hot on heels, puis c’est Tony Marlow qui vient rendre hommage à Johnny Kidd avec une version bien sentie de «Please Don’t Touch». Ils tapent ensuite dans les Cramps avec «Goo Goo Muck» et portent des masques de carnaval, pour faire bonne mesure. On profite de cette concession au clownage pour décrocher, car l’heure du set de Don Cavalli arrive et il faut cavaler jusqu’à la place du 73e. Cette année, la programmation fait très fort en mettant les deux têtes d’affiche dans un mouchoir de poche : Hot Chickens 22 h, Don Cavalli 23 h. Ça oblige à faire des choix cornéliens. On ne souhaite à personne d’avoir à faire des choix pareils.

Revenons à Little Richard. Jake et ses Hot Chickens lui rendaient hommage en 2007 avec Speed King. Il faut être gonflé pour taper dans Little Richard. Pas de problème pour Jake. Question gonflage, Jake a tout ce qu’il faut. Il attaque avec un «Keep A Knocking» hurlé au guttural de bonne guerre et ça passe, car au fond on sent bien le fan instinctif. Les deux coups les plus intéressants sont «Reddy Teddy» et «The Girl Can’t Help It», car Jake et ses amis les tapent au wild rockab, ils sifflent et déversent dans le ramdam transitoire des tombereaux de hot slap. Quelle violence ! Il savent pulser un vieux hit. Jake mord dans le lard des cuts. Oui, il y plante ses crocs. Il ramène tout ce qui fait la démesure du rockab, cette sourde pulsion déterminante. Il continue de voler dans les plumes du mythe avec «Jenny Jenny», même folie cavalée. Les Hot Chickens ont tout compris, ils font une sacrée OPA sur Little Richard ! Ils tapent un «Rip It Up» aux clap-hands et dans la transition, les démons du rockab reprennent la main. Admirable ! Jake chante les vieux hits de Little Richard comme un dieu, chaque départ en solo occasionne une poussée de fièvre rockab, du type de celles qu’on entend chez Johnny Burnette. Jake ramène toute sa folie dans «Long Tall Sally». C’est tellement wild que c’en est inespéré. Ils bouffent tout cru «Tutti Frutti» avec tout le push du monde, Jake ne lâche rien et à la première occasion, il part en vrille de slap. Et voilà qu’il se met à sonner comme Elvis pour entonner «Send Me Some Lovin’». Stunning ! Il profile son chant sous le boisseau du meilleur accent local de downhome cat. Il termine en touillant la fournaise suprême, «Ooh My Soul». Même si on sait que la version de Little Richard est intouchable, force est d’admettre que Jake s’en sort avec les honneurs.

Après Little Richard, Jake va aussi rendre hommage à Gene Vincent, Elvis et Buddy Holly, et chaque fois, il va taper en plein de mille. Tiens on commence par l’excellent Hot Chickens Plays Gene réédité en 2017 (et on va voir pourquoi cette réédition est capitale). Disons-le tout net : c’est certainement le meilleur hommage jamais rendu à ce crack entre les cracks que fut Gene Vincent. Jake procède de la même façon qu’avec Little Richard : il shoote la meilleure pulsion rockab dans la ferveur du rock’n’roll. Sa version de «Race With The Devil» devient vite puissante, pulsive et donc knock-outante. Il chante «Say Mama» à la narine palpitante, il rentre dans le lard du mythe comme dans du beurre et soudain, il nous emmène au paradis gégénique avec «I Flipped», groove de jazz affolé et accroché à la crinière d’un drive de basse. Ce diable de Jake se prend tellement au jeu qu’il sort une version bien meilleure que la version originale. Eh oui, ce sont des choses qui arrivent. Mais il ne faut pas s’en formaliser. Et ce n’est pas fini ! Voilà que la fièvre l’emporte et il dépote une version encore plus spectaculaire d’«Hold Me Hug Me Rock Me», et là, ça va très loin car figurez-vous que ça dégénère. Jamais Gene n’aurait osé aller jusque là. Jake explose Gene ! C’est slappé jusqu’à l’os du son et chanté au gant de cuir noir. Effarant phénomène d’osmose dévastatrice ! Jake fait partie de ceux qui ont tout pigé en matière de Gégénétique. Avec ce genre de mec, il faut rester sur ses gardes, il est capable de coups de folie, cet album en est la preuve. Il tape à la suite le «Teenage Partner» au slap de rockab, au gone gone gone d’only seventeen. Les départs en vrille sont de véritables modèles du genre. Il récidive avec «Blue Jean Bop», balayant d’un coup de folie la version originale. Il boppe ça si sec. Quelle classe ! Jake outrepasse la permissivité des choses haut la main, il ramène encore une fois le wild beat du rockab dans le rock de Gene. Avec «Crazy Legs», il ravive le bop des fifties d’Amérique, il secoue les colonnes du temple Capitol. Gene serait vraiment content d’entendre tout ce bordel, c’est pulsé au meilleur beat de l’univers, n’ayons pas peur des mots. Le bassmatic prédomine dans l’action et traverse le cut comme un puissant courant sous-marin. Fin de l’album ? Pas du tout. Voilà pourquoi la réédition de 2017 est primordiale : elle met à jour les des morceaux cachés du premier tir et propose des bonus explosifs. On prend en pleine poire l’«Ain’t That Too Much», véritable horreur pulmonaire, ça bat comme un poumon d’acier, ou pire encore, comme un emboutisseur, avec en prime des coups d’harmo et un chant de tous les diables. Et puis on arrive au cœur du mythe de Gene Vincent : «Bird Doggin’». The real deal. Certainement le plus bel EP de l’histoire du rock, le London EP où Gene fume sa clope devant un mur de briques. Intouchable. Mais Jake a décidé de le toucher et il est dessus, il rampe dans le génie de Gene comme un énorme serpent - All these sleepless nights I’m so tired/ Of - Il a tout compris, il retrouve l’éclat fondamental - Bird doggin’/ Yeahhhh/ Bird doggin’ - Les coups d’harmo sont en plein dans le mille, par contre le solo est moins teigneux que celui de Dave Burgess, le guitar hero des Champs qui tenta d’aider Gene à redémarrer sa carrière. Non, la virulence exacerbée qui fait la grandeur du solo de Burgess n’y est pas. Mais ce n’est grave. Jake does it right. Il descend ensuite le rocky road de «Rocky Road Blues» à toute blinde. Que de génie dans son fanatisme ! Il ne laisse rien en reste. Tout le power de Gene est rallumé. Les Hot Chickens jouent à l’énergie pure. Même avec «I’ve Got My Eyes On You», Jake fait illusion. Il sait rester merveilleusement juste dans l’excellence.

Après Little Richard et Gene Vincent, voici Elvis. Jake lui rend hommage avec 100 Miles. C’est d’autant plus gonflé qu’il n’a pas la voix pour ça. Il tape en plus dans les balladifs, le côté sentimental d’Elvis, le moins évident. Il raconte dans les notes de pochette qu’il s’est mis à chialer sur la tombe d’Elvis, à Graceland. Il chante tous ses cuts à la mélancolie instinctive. On sent une fantastique investiture dans «Tomorrow & Forever». Il finit par nous entraîner dans son rêve, c’est dire s’il est fort. Ça devient très poignant, une sorte de beauté s’élève du cut. Il chante à la perfection. Jake est un grand sentimental. Il sait dire son attachement à Elvis. Avec «Milky White Way», il va droit sur le gospel. Il devient une sorte d’Elvis français, sans même s’en douter. Son gospel redonne vie au mythe d’Elvis. Il faut écouter cet album car c’est celui d’un fan réellement dedicated. Il y croit si fort que les chœurs sonnent comme la voix de la révélation.

Avec Fool’s Paradise, le dernier album en date des Hot Chickens, Jake rend un hommage pour le moins stupéfiant à Buddy Holly. Ne vous attendez pas à de la pop un peu sucrée, non Jake a décidé de rentrer dans le chou du Buddy, comme il a su le faire avec Gene Vincent et Little Richard. On l’attendait au virage avec «Reminiscing» qui fait aussi partie des disques auxquels on s’attache pour la vie, surtout le EP français paru en 66 avec la belle veste bleue et «Rock A Bye Rock» de l’autre côté. Diable comme on a pu vénérer ce son, alors on imagine ce qui a dû se passer dans la tête de Jake quand il a croisé «Reminiscing» au coin du bois ! Il le tape à sa manière, dans l’excellence, mais sans le sax. Sa tournure d’I’m lonely au retour de l’accord est pure, et son thinking of sonne incroyablement juste. Et dès l’attaque avec «Tell Me How», il est dessus. Tapé direct. Il ne rigole pas. On ne trouve pas moins de trois coups de génie sur ce tribute au binoclard, à commencer par «Whishing». Il va chercher son Buddy dans les fondements du mythe. Terrific ! Il chante sa pop de rock à la déchirade, il fouille vraiment les tréfonds du mythe, il faut vraiment adorer Buddy Holly pour arriver à chanter comme ça. C’est là où on comprend ce que veut vraiment dire le mot fan. Jake ne fait pas semblant. Plus loin, il explose littéralement «It’s So Easy». Il le bouffe tout cru ! C’est pas beau à voir. Crouch crouch ! Quel carnage ! Et un tourbillon de guitare vient couronner la scène. Les Hot Chickens donnent le tournis. Troisième coup de génie avec «Maybe Baby». Jake l’allume au chant, bien soutenu par le riffing de Christophe Gillet. Que de son ! C’est inespéré. Du son à gogo qui rend gaga. Avec «Lonely Tears», il boit à la source des larmes d’Holly. Nouvel hommage stupéfiant au génie du binoclard. Il lui shake bien le shook. Jake fout la gomme en permanence. Encore du pur jus de Buddy craze avec «Love’s Made A Fool Of You». En plein dans le mille une fois de plus, avec un son destroy, oh boy ! Il cherche à rallumer la gueule du cut en permanence. L’une des covers les plus fines est certainement «What To Do» et puis ça rebascule dans la folie douce avec «Rave On». Il tape en plein dans l’envergure astronomique de Buddy Holly. Il le chante comme s’il avait été son pote pendant vingt ans. Encore une fois, Jake joue avec le feu, car sa version challenge assez violemment la version originale. Cet album effare par sa justesse de ton.

Pour terminer (provisoirement) le panorama des hommages, voici celui que Jake et Michel Brasseur (qu’on voit sur la pochette à côté Jake) rendent hommage à Hank Williams avec les Rambling Men. L’album s’appelle Move It On Over et le petit conseil qu’on peut donner aux fans d’Hank Williams, c’est de se jeter dessus vite fait. Pour au moins une raison, et quelle raison ! Elle s’appelle «Rockin’ Chair Money». Attention, Michel Brasseur s’entoure de deux fous : Jam Jam on drums et Gus au slap. Duo de choc. Il faut les voir tailler la route ! Ils sonnent comme une révélation, comme la section rythmique de rêve. Oui il faut entendre Jam Jam et Gus rouler le bop dans leur farine ! Ils ont une façon très particulière de faire monter la sauce. C’est aussi Michel Brasseur qui chante l’excellente version de «Hey Good Lookin’». Il est écœurant d’assurance, il ramène une sorte de grandeur interprétative dans l’essence d’Hank, avec une niaque magistrale. Du coup, ça devient hot. Avec «Love Sick Blues», Jake fait la pluie et le beau temps. On y entend les guitares de Tahiti. Ils dégomment plus loin «When The Book Of Life Is Read» au boost de bluegrass de bastringue, avec un vrai gutso de gugusse. C’est Christophe Gillet qui signe le numéro de virtuose. S’ensuivent des versions assez affolantes de «My Sweet Love Ain’t Around» et de «Kaw-Liga». Jake fournit les effets dévastateurs et il en a largement les moyens, puisqu’il est une sorte de Rothschild du bluegrass. Que de bop dans le beat, Bob ! Michel Brasseur revient casser la baraque avec «Ramblin’ Man», et comme Jam Jam et Gus l’accompagnent, alors la baraque s’écroule vite fait. Jam Jam tape sec et le cut saute en l’air. C’est Jake qui se dévoue pour se jeter dans l’océan de yodell d’«I’m So Lonesome I Could Cry». Il tape à la suite «Your Cheatin’ Heart» au heavy rumble, comme Jerry Lee, avec une sorte de grâce sous-cutanée. Jake bouffe le Heart tout cru, il n’en fait qu’une bouchée. Ils terminent cet album faramineux avec un «Move It On Over» qui sonne comme un hit de Bill Haley, boppé au big beat !

Après Little Richard, Elvis, Gene Vincent et Hank Williams, voici sans doute le meilleur, Jake Calypso. Commencez par Gandaddy’s Grease paru en 2010. Sur la pochette, Jake a déjà un faux air de Sam Phillips, mais il faut l’entendre chanter «My Baby Rocks». Jake est le plus américain des kids d’ici. Let’s bop ! Il est effarant de véracité congénitale, il fait son Charlie avec le meilleur drive de deep des temps modernes. Il enchaîne avec un «Rock’n’Roll Girl» parfait, doté d’un pacing de bop supérieur. Jake est le Robin des Bois du monde moderne, il redistribue les richesses des rois du bop. Et puis voilà qu’il cite les noms des gares dans «Rock’n’Roll Train» - Memphis, Nashville, Knoxville, Kentucky - Il connaît les secrets du choo-choo, bien épaulé par ses potes de bop. Quelle élégance ! Il chante le nez dans le menton et accentue ses effets à coups de yeah-eh-eh. Il passe sans transition au Cajun stomp avec un «C’est Ça Qu’est Bon» drivé au beau beat de bop. Tout l’apanage est là, il tape en plein dans le mille du mill. Il hiccuppe son «Boppin’ Day» à gogo et sort le meilleur bop-ah-bop du coin. Il nous calypsotte ensuite un «Cinderella» plus rock’n’roll et réussit l’exploit de groover son bop avec une grâce infinie. Christian Gillet passe un solo d’une élégance qui laisse baba et derrière rôde la fabuleuse pulsion sourde du rockab. Ils boppent comme des bêtes. On les voit aussi tailler leur route en père peinard sur la grand-mare des canards avec «Black Moon». Il faut les voir lancer le cut au slap ! C’est assez stupéfiant. Jake gagne de la crédibilité à chaque instant. C’est à ça qu’on reconnaît les très grands artistes. Il monte son «Tell Me Lou» sur une carcasse à la Long Tall Sally, mais avec la pulsion rockab en sous-main et des éclats de solo étincelants. Ce mec sait rester passionnant jusqu’au bout des ongles. Jake s’amuse comme un gosse avec ses vieux démons.

Il excelle aussi au petit jeu des side-projects, histoire d’aller aller taper dans le blues. Il monte le Wild Boogie Combo en 2012 avec Terry Reilles et enregistre Blues, sans doute l’un de ses meilleurs albums. Quel son ! Jake est devenu un expert du raw to the bone, c’est en tous les cas ce que tend à révéler «Country Blues In My Bag». C’est le son du fleuve, il tape ça au kazoo de vieux black qui a sifflé trop de moonshine. Jake chante par en-dessous et il est bon à ce petit jeu. Ultra bon. In the flesh. Son country blues tape dans le mille du bag. Comme Charlie Feathers, il a compris que l’énergie du rockab et celle du blues coulent de la même source : le son. Tout l’album est bon. Il part en mode heavy boogie avec «I Believe In You». C’est l’un des boogies les plus speedés du cheptel. Son «Yesterday I Talked To My Bottle Baby» sent bon la cruche en clay, il chante du menton, il tackle ses notes dans les tibias, take takes it down. S’ensuit un «Bad Son Good Mother» embarqué à vive allure, ça pulse à la folie. Jake pulse le son des géants et rentre plus loin dans la gueule du gospel avec «Oh Lord» et un banjo. Il bat tous les records d’insistance. Il connaît le secret du beat hypno, I said to Lord et il y va de bon cœur. Il gagne encore en crédibilité avec «She Breaks Me Down», il allume là l’un des pires boogies de l’univers, uhh uhhh she breaks me down, c’est assez définitif et sa façon de revenir à l’économie époustoufle. Il tape son «Save Your Soul» aux violons Cajuns et crée aussitôt les conditions de la curée. Tout ce qu’il fait sonne juste, chaque cut tape dans le mille. Il chante «Rats In Town» à l’estropiée et part la fleur au fusil chanter l’hypno Cajun de «Hard Love Ways». Il semble obsédé par ce son. Il sort là un fabuleux shake de jive hypno et le noie d’harmo. Il reste chez les Cajuns avec «They Call Me Earth Boy». Il prend ça à la désaille, c’est gorgé de son, ça sonne comme un paradis. Ce mec a vraiment tout compris.

Il enregistre Father & Sons avec ses Red Hot en 2013. Dès «Call Me Baby», il redistribue les cartes : son rustique, bop de rêve, yodell et pah pah pah des Appalaches. Eh oui, il a le son, alors ça roule tout seul. Il fait tout simplement de l’Americana. Il enchaîne avec un torride shake de fat sound titré «Torrid Love». Durieux le slappeur l’embarque pour Cythère et Jake hiccuppe à la vie à la mort. C’est peut-être sur cet album qu’il fait le plus de fantaisies vocales. Il yodelle «Cassie Magikal» à la lune. C’est un véritable festin de swing de chat perché. Se dresse à la suite un monument de bop fever intitulé «I’m Fed Up», emmené tambour battant par cette bête de beurre qu’est Thierry Sellier. Ils sautent en B sur le râble de «Cause You’re My Baby», une sorte de hot jump de barrelhouse, mais avec le son de la Nouvelle Orleans, avec du piano et des cuivres. Ils savent tout faire, même restituer ce son que Mac Rebennack disait unique au monde. On se croirait chez Cosimo. Côté chant, c’est pas loin de Bunker Hill.

Sur Downtown Memphis, Jake rend deux beaux hommages à Elvis avec «Blue Moon Over Kentucky» et «That’s Alright». Il a le son et il a le talent. Il a le swagger et il a le feeling. Il a tout. Il règne sur son monde. Il tape son «That’s Alright» bien sec, il le prend à l’oblique avec un sens aigu du dark de 706. Il le chante du coin du nez, comme s’il sniffait la coke d’Elvis. Il rentre dans la mythologie comme dans du beurre. Il charlite son Elvis, il cruduppe son Alright et hiccuppe sur la colline. Le Vatican devrait canoniser ce démon, il est trop pur. Il revient au pur rockab avec «Turn Me Loose». On est chez Sun, les gars. C’est dans la poche, pocket boy ! Turn me Loose, c’est une sinécure, un vrai retour aux sources. Tout aussi demented, voici le morceau titre, joué au heavy dump de downtown, bourré de bon esprit, avec un solo de piano. On sent le fan de Sun. Ils jouent plus loin «I’m A Real Cool Cat» à l’insistance du Tennessee, la pire de toutes les insistances, le slap boppe le cul du cut, Jake hiccuppe comme Charlie. Oh le poids du slap ! Joli drive aussi que celui de «When The Pretty Girl Bop». Pur Cochran drive - Yeah she bop yeah ! - Il a de la suite dans les idées. Jake boppe son swing au big beat, il est atrocement doué. Il propose aussi un «Babe Babe Baby» bien saqué des socks. On n’en finirait plus avec un tel démon.

On avait salué sur KRTNT l’excellent Vance Mississippi, que Jake est allé enregistrer en 2016 avec Archie Lee Hooker qui est le neveu de John Lee Hooker. Jake et Archie Lee y atomisent le boogie blues. Comme son oncle, Archie Lee chante d’une voix d’outre tombe. Sur le morceau titre, ils duettent à l’ancienne, dans une ambiance de basse-cour. Si on aime l’hypno de tonton Hooky, on est servi. C’est l’endroit exact où le blues et le rockab se rejoignent, un endroit que connaît bien Charlie Feathers, puisqu’il vient de là, d’Obie Patterson. Rebelotte et dix de der avec «Juke House Man». Comme son oncle, le vieux impose une grosse présence, celle de l’immédiateté. Ça explose dans la seconde. Boom boom boom boom. Jake tape ensuite «Louise Blues» à la trade. Il ne réinvente pas le fil à couper le beurre, mais il impose le fucking respect. Aussitôt après le vieux refout le feu au lac avec un «Blues Inside Me» tapé au vieux beat sauvage. Derrière lui, ça bat avec toute la rage du raw. Tout le blues primitif est là, dans le creux de sa main, un blues aussi vénéneux et fatal qu’une morsure de rattlesnake. «Blues In My Bones» sonne comme un heavy blues machiavélique, bien ancré dans l’esprit de tonton Hooky - I was born with the blues in my bones - Le vieux fait résonner tous ses B de manière sidérante. Et voilà que Jake se tape la part du lion avec «Hey Barber Barber», qu’il tartine au yodell sur un rythme effréné, et ça donne un boogie cajun têtu comme une bourrique et soûlé d’harmo. Hot as hell ! Jake revient faire sensation avec «Rain Rain Rain», un heavy sludge joué à la syncope de fife & drums, ceux d’Otha Turner, bien sûr. Décidément, l’ami Jake multiplie les coups de Jarnac du Mississippi. Il parvient même à chanter au guttural des backwoods. L’album s’achève dans la pétaudière du limon avec «My Shoes», gros shoot de boogie diabolo, dans une extravagante débauche de raw.

Attention ! Le Boogie In The Shack des Nut Jumpers figure (lui aussi) parmi les grands albums des temps modernes, car il est bourré à craquer de son, de guitare, de beat et d’énergie tellurique. On sent cette énergie aussitôt ce «Woah Oh Oh» embarqué au shaking de shack, ça sent bon la cabane branlante, elle tangue car ils y font la fête et une guitare s’étrangle de plaisir sauvage. C’est la guitare d’Helen Shadow. Nous voilà au cœur du plus ancien mythe de la rock culture : le bastringue. Ils enchaînent avec un «Set Me Free» digne des early Kinks, ceux du temps de Shel Talmy et continuent leur course folle avec «Love Truck» drivé dans le gras du bide, bien riffé dans la panse du gut. Et tout explose avec «Boogie In The Shack», c’mon shake at the shack. Fantastique force de frappe, Jake n’en finit plus d’écrouler la gueule du raw, il swingue son beat à coups d’harp, c’est vraiment énorme, digne de Jerry Boogie McCain. Helen Shadow fait un véritable carnage sur tout l’album. Jake secoue la paillasse de «C’mon C’mon» - Let’s move around ! - C’est monté sur le plus fier des Diddley beats. Tiens encore un coup de Jarnac avec «Blow Your Top» : après une intro kill kill kill, ils lâchent tous les démons des enfers. C’est là que Ricky Lee Brown bat comme un diable. Puis Helen Shadow bat la campagne sur «Catholic Boy» avec sa vieille gratte moisie. Que de son ! C’est battu sec et net, pas de meilleur tapeur de tapas que Ricky Lee Brown. Ce mec lève une tempête chaque fois que l’occasion se présente. Ils inventent ensuite le gospel de cabane avec «Gonna Stand My Ground» et reviennent à du Creedence rock bien descendu dans l’esprit des guitares avec «No Good No Good». Helen Shadow does it right. Elle joue avec une niaque à peine croyable. Elle sonne littéralement comme le jeune Dave Davies, elle sort des notes carnivores, oui, elle joue au croc de note, gnac gnac ! Fantastique ! Ils reviennent au Memphis Beat avec «Keep A Little Place», avec une Helen paradisiaque et un Jake un peu Fea thers. C’est une équipe de rêve. Et ça se termine avec «Nut Jump» et là on bascule dans une folie à la Hasil Adkins. Ils vont même plus loin, avec du jump jump jump ! On n’imagine pas à quel point Jake et ses amis sonnent juste.

Vient de paraître My Foreign Love, le nouvel album de Jake & His Red Hot. Il attaque «Don’t Miss The Train Man» comme d’habitude, au big mumbling avec un son de rêve. Puis avec le morceau titre, il nous embarque pour Tahiti avec une espèce de classe dédouanée. C’est en fin de parcours que se trouvent les hits, à commencer par «Come Back To Me». Jake y joue le séducteur sous le boisseau du Tahiti groove. C’est visité par les alizés et bourré de notes virulées. Comme Elvis, il pique sa petite crise d’exotica. Et c’est avec «Gimme Your Love» que tout explose. On croirait entendre le Spencer Davis Group. Chœurs magiques et stomp de rêve. Il échappe aux genres avec une aisance déconcertante. Son «Gimme Your Love» sonne comme un hit énorme. Il rend hommage aux Coasters avec «Addiction Baby» et revient à la magie de Buddy Holly avec «You’re My Wonderful Love». Bien sucré, chanté du coin de la lunette à monture d’écaille, fruité et coconut, big Texas bound. Sa Buddy pop n’en finit plus de forcer l’admiration. Il claque ensuite «When I Was 15» aux accords garage. Jake fait ce qu’il veut, quand il veut et comme il veut. Il évoque dans son texte les motorcycles et les rockabilly rebels. Tiens voilà le «Fairy Tale» qu’on a entendu au Rétro. Il y fait un petit coup de hein-hein-hein à la Charlie. Idéal pour faire chanter une foule en chœur. Il termine l’album avec «The Queen Of The Road». Jake convoque les foudres du garage. On sent le souffle du bop dans le dos. Chaque fois que c’est possible, il tente le tout pour le tout, comme le fait dans son coin Jack Rabbit Slim. Mais ça ne marche pas à tous les coups.

Au mersh de Jake, on tombe sur une étrange pochette orange : on y voit un fakir méditer, confortablement allongé sur son tapis de clous. Le fakir s’appelle Maharadjah Pee Wee Jones et son album s’intitule Spring In Almeria. En sous-titre, on peut lire : Trance - Ethnic - Voodoo Blues. Ça ressemble à un truc de hippie.

— C’est un copain à Jake ?

— Non pas du tout ! C’est un projet parallèle !

Pour faire le malin, on glousse de rire. Mais on l’achète. Avec des gens comme Jake, il faut savoir rester curieux. De retour au bercail, on ouvre le digipack. On y voit Jake déguisé en freak psychédélique. Thierry Sellier fait aussi partie de l’aventure, ainsi qu’un certain Serge Bouzouki. Tout cela semble très mystérieux. Le mystère ne plane pas longtemps, car dès qu’on commence à écouter l’album, on tombe de sa chaise. Aïe ! On peut parier que tous les malheureux qui ont écouté cet album sont aussi tombés de leur chaise. Pourquoi ? Parce que cet étrange Spring In Almeria compte parmi les meilleurs albums de Jake. Il commence par donner le change avec «Ulan Bator», il part de l’autre côté, en Orient mais il ramène du banjo dans son Bator. Il sculpte sa falaise à mains nues, il façonne un son qu’il faut bien qualifier de fascinant. Attention c’est très sérieux, le twing du twang défonce le heavy groove et on entend même des violons cajuns. Ses aw aw aw de corbeau valent bien ceux de Captain Beefheart. C’est tout bêtement de l’abattage de grand visionnaire, il se poste au carrefour de toutes les cultures, celles d’Orient et du Deep South et crée le boogie de la démesure. Il exsude la matière du son, fabrique une espèce de heavy psychout de downhome beat gorgé de banjo, oh boy ! Et quand on écoute le «Fame» qui suit, on voit qu’il ne peut pas s’empêcher de revenir au bord du fleuve, c’est plus fort que lui, même déguisé en fakir. Il purifie son son à l’extrême, il le fait pour de vrai, comme Don Cavalli. Avec «You’re Gonna Take Me», il quitte son tapis de braises pour allumer les braises du meilleur boogie d’insistance congénitale. Ah si seulement les gens pouvaient entendre cette réinvention de la montée en puissance ! Comme Lou Reed, Jake crée des miracles avec deux fois rien. Et vlan, voilà «I’m Glad», prétexte à inventer une nouvelle sauce. Il overwhelme son album sans prévenir, c’est une manie. Il amène son «Big Wise Healing» à l’orientale pour en faire un French hop de bayou craouette, bien craignos. C’est vrai que les Cajuns sonnent parfois comme les shamans de Mongolie, la racine magique est la même. Jake patauge dans cette soupe de mandragore. Flip flop and fly ! Il invente le shamanisme du delta. Et ça devient stupéfiant de primitivisme. Il attaque ensuite son «Get Along» comme une folle, oooh ooh ! Quelle désinvolture ! S’il voulait nous impressionner, c’est réussi. Il va beaucoup plus loin qu’on ne l’imagine. Qui va aller acheter l’album d’un fakir ? Et pourtant, c’est son album le plus libre, le plus percuté de la gâchette, il chante avec toute la folie des rois du rumble américain. Il dégage ensuite le maharadjah pour revenir au heavy sound de «Chicken Shack». C’est bombardé de son. Rockab pur ! Hey man hey ! I call you baby ! Il gratte ça au long cours. Il pousse des yah sur fond de sitar et ça donne l’un des albums les plus génialement déjantés de l’histoire du rock. Cette fois, on sent qu’il est complètement barré. Il chante son «Hey Man» par en dessous, accompagné par des violons. Il se permet désormais toutes les fantaisies. Les gens qui sont allés aussi loin ne sont pas légion. Jake découvre de nouveaux horizons et derrière lui ça gratte à la vieille cavalcade de mountain men, il chante son truc en lousdé, il rôde littéralement dans le son. S’ensuit un effarant clin d’œil à LeadBelly avec «Black Betty». Mais ce diable de Jake décide de le jouer à sa façon. Ce mec est un vrai punk, au sens où l’entendaient les Américains avant que les médias ne s’emparent du mot pour en faire ce que l’on sait. Punk, ça veut dire qu’il faut s’attendre à tout et c’est exactement ce qui se passe avec ce démon de Jake. Cet album est vendu comme un «projet expérimental», mais il est mille fois plus viandu et innovant que toutes les nouveautés à la mormoille. Jake taille une magnifique croupière à Black Betty. Il la travaille à la glaire de kid énamouré, il n’existe rien d’aussi explosé ni d’aussi viscéral ici bas. Il l’achève en allant hurler par dessus les toits. Avec «Almeria», il pique une petite crise d’espagnolade, mais ça explose vite fait dans des tourmentes. Ce mec nous épuise la cervelle avec son énergie inventive. «Almeria» sonne comme du Manitas Dr Plata, mais avec des coups de punk de Jake dans les tibias. Impossible d’échapper à l’emprise d’un tel coup de génie. Il ressort ses vieux accords du delta pour «You Don’t Know». Il gratte ça face au fleuve. Il s’enfonce dans la vase tellement c’est primitif - You don’t have - Il ne sait plus quoi dire, alors il en perd ses dents tellement il s’exacerbe. Il joue violent et juste, à coups répétés. Il offre ici une authentique approche du blues des origines. C’est d’une véracité qui en dit long sur son attachement pour cette culture. Il claque comme un dingue, comme s’il éprouvait la rage d’un nègre réduit en esclavage par un sale con de blanc dégénéré. Il devient alors très spectaculaire, et de plus en plus vrai, il cogne sa gratte. Captain Beefheart n’est jamais allé jusque là. Ni personne d’ailleurs. Le seul qui ait osé, c’est Jake Calypso.

Du coup l’album du Maharadjah Pee Wee Jones sert de leçon. Il existe un autre side-project de Jake qui est une compilation de ses cuts de blues préférés. On y va les yeux fermés. C’est du convaincu d’avance. La compile s’appelle Boogie Around The Shack. 25 Blues Boppers Selected By Jake Calypso. La cabane en bois qu’on voit sur la pochette est nous dit le mec du mersh celle où vit Jake. Cette compile rabat bien le caquet du spécialiste qu’on croit être. Jake Calypso joue son rôle de passeur à merveille : il nous fait découvrir des cracks qu’on ne connaissait pas, et quels cracks ! Tiens comme Hop Wilson & His Chickens, avec «Chicken Stuff». Eh bien c’est du rockab. Et même du rockab demented are go à gogo. Tout le bop de black est là dans l’épaisseur du son. Sur cette compile, tu vas découvrir du hot de hutte à la pelle. Willie Nix avec «Just Can’t Say» vaut toute l’hypno du monde. Grosse découverte avec Papa Ligthfoot et son «Mean Ol Train». Il met le heavy groove de jump en coupe réglée. Quel clinquant dans l’enfonçage de clous ! Ils font le train à l’énergie maximaliste. Le «We’re Gonna Boogie» de Lefty Dizz, c’est du punk-rock de nègres. Il gratte ça à la déraille de commando et ça vire hypno. Lefty veut groover comme Hooky et il tape la carte d’un fantastique boogie, il y met tout ce qu’il a dans le ventre. Parmi les gens connus, on trouve Lightnin’ Hopkins et son effarant «Had A Girl Called Sal». Encore un rockab amené au violent storm de slap. Lightnin’ boppe le blues avec une violence sourde. Vrai coup de génie. Autre géant du genre, Fred McDowell avec «Shake Em On Down». Carnassier. On entend les grenouilles de Quintron. Le fou qui joue de l’harmo ne peut être que Johnny Woods. Le «Country Boy Blues» de Pee Wee Hughes & The Delta Duo sonne comme un heavy boogie d’une absolue perfection. Pas de surprise avec John Lee Hooker qui nous plonge avec son «21 Boogie» dans le boogie des origines de l’humanité. Bo Diddley sonne comme un roi avec son «Bring It To Jerome», c’est probablement le beat le plus profond et le plus organique de l’histoire du beat. Doctor Ross nous ramène au temps des plantations avec «Chicago Breakdown». Purement africain. On croise plus loin l’infernal Frankie Lee Sims et sa guitare rouillée, l’affreusement sain Robert Petway et ce claqueur de beignet qu’est Lightnin’ Slim. Voilà qu’arrive ensuite un autre Slim de choc, Slim Harpo et sa fleur à la boutonnière, puis Rufus Thomas qu’on surnommait the Real King of Memphis, puis Frank Frost, dernier black enregistré par Uncle Sam et enfin le puissant Junior Parker qui tape au cahin-caha de voracité extrême son «Feelin’ Bad». On sort de cette compile à quatre pattes, complètement rincé.

En marge du très bel album que Jake Calypso et Archie Lee Hooker ont enregistré ensemble, il existe un album d’outtakes qui circule sous le manteau et dont il faudrait ne pas parler, mais il est tellement bon qu’on est obligé de l’évoquer. Il s’appelle The John Lee Hooker Day et propose huit morceaux enregistrés au Delta Blues Museum de Clarksdale, tous chantés par Archie Lee Hooker, avec Jake derrière à la guitare. Deux d’entre eux sont stupéfiants de primitivisme, «Water Boy» et «No Shoes». Le premier évoque bien sûr le gamin qui amène l’eau aux esclaves cueillant le coton en plein cagnard - The sun is breaking down/ Water/ Boy/ Bring water ‘round - Le deuxième remue encore plus la paillasse, car c’est le blues de l’extrême pauvreté, tel que l’a aussi chanté Wolf - No food on my table/ No shoes on my feet - Et puis tout explose avec «Bundle Up & Go», Mississippi shuffle tapé du pied. Bien dévoyé et sans retour possible. C’est du pulsatif primitif. Jake gratte sa gratte comme un crack.

Signé : Cazengler, Hot shit

Hot Chickens. Béthune Retro. Béthune (62). 24 août 2019

Hot Chickens. Speed King. Stax Records 2007

Hot Chickens Play Gene. Chickens Records 2017

Hot Chickens. Fool’s Paradise. Rock Paradise 2019

Jake Calypso. 100 Miles. Chickens Records 2017

Jake Calypso. Grandaddy’s Grease. Chickens Records 2010

Wild Boogie Combo. Blues. Chickens Records 2012

Jake Calypso & His Red Hot. Father & Sons. Chickens Records 2013

Jake Calypso & His Red Hot. Downtown Memphis. Chickens Records 2016

Jake Calypso & His Red Hot. My Foreign Love. Rock Paradise 2019

Maharadjah Pee Wee Jones. Spring In Almeria. Trance Ethnic Voodoo Blues 2008

The Rambling Men. Move It On Over. Chickens Records 2014

Jake Calypso, Archie Lee Hooker & The Boogie Combo. Vance Mississippi. Chickens Records 2016

Nut Jumpers. Boogie In The Shack. Rock Paradise 2018

Boogie Around The Shack. 25 Blues Boppers Selected By Jake Calypso. Chicken & Yokatta Records 2019

Jake Calypso, Archie Lee Hooker. The John Lee Hooker Day. Around The Shack Records

ROCKABILLY GENERATION NEWS N°10

JUILLET-AOÛT-SEPTEMBRE 2019

 

Dans la série vaut mieux se servir soi-même pour avoir exactement ce que l'on veut, Sergio a pris les choses en main. L'a commencé par la chasse aux blancs. Je vous rassure, il n'a tué personne, par contre au niveau typographique il a éradiqué sec. Plus de lignes sautées entre deux paragraphes, idem pour les photos, ces belles demoiselles ne se pavanent plus en leur solitude en de vastes espaces nivéens. Résultat vous en avez plus pour la même surface. Esthétiquement l'a tout de même su éviter le pavillon concentrationnaire, la revue est plus agréable à lire.

Une fille chez les pionniers. Ni Brenda Lee, ni Wanda Jackson, mais Janis Martin. Sa carrière commença sous une bonne étoile, le soleil le plus brillant, Elvis Presley en personne. Se terminera un peu en queue de comète puisque ses parents refuseront de la laisser dans les griffes du Colonel Parker. Suivra un gros trou... N'empêche que sur son premier disque, Chet Atkins et Grady Martin s'occupent des guitares. Difficile de trouver mieux dans les studios à l'époque. Des disques un peu trop sauvages qui hormis le premier ne trouveront pas le grand public. En contre-partie une belle légende du rock'n'roll. Les comebacks se suivent mais n'apportent guère le sujet escompté. Quelques mois avant sa mort, l'on trouvait sur le net une annonce d'une de ses amis pour récolter des fonds pour éditer son dernier album...

La vie ne fait pas de cadeau. Les jeunes n'y pensent guère, voici The Accidents, Keri-Anne sourit de toutes ses dents sur la photo pleine-page, elle et ses deux frères n'ont qu'une envie : s'amuser, profiter de la vie high-voltage, s'éclater sur scène, prendre du bon temps. Une philosophie un peu à courte vue, toutefois très agréable, pourvu que ça dure disait la mère de Napoléon...

Gros dossier sur les Stray Cats. Sergio retrace leur carrière, avant, pendant, après. Quarante ans ! Cela ne nous rajeunit guère, par contre le rockabilly leur doit une fière chandelle, lui ont infusé un sang neuf et une bonne dose d'énergie. Rappelons que sans les Teddies d'Angleterre l'histoire aurait pu se perdre dans les sables de l'incompréhension.

Le Cochon à Plumes n'est pas un nom de groupe mais un bar-concert à Reims qui accueillit le mois de mars dernier un concert Wild Records avec trois groupes : les Mighty Tsar de chez nous, Los Killer Tones de Mexico, et Chuy & the Bobcats en vedette. Le compte-rendu vous fera regretter de l'avoir raté. Mais le plus intéressant vient après. Jesus – pas lui – l'autre de Wild Cat, beaucoup plus glamour, répond aux questions, un pédigrée à rendre un chien de concours malade, l'a notamment enregistré avec Darrell Higham, et surtout il a des tonnes de choses à raconter, l'a accumulé des expériences diverses, toute la différence entre l'insouciance des Accidents et le gars confronté à des situations enrichissantes...

Un article sur Rock'n'roll Show de Samer ( Pas-de-Calais) avec entre autres lors de ces trois jours de mai les Black Raven, Long Black Jackets, Jake Calypso, Rough Boys et Spuny Boys, évidemment si vous ne prenez que des cadors... Les Spuny que l'on retrouve à Lille pour leur 1000 ° concert, la fête rock'n'roll de l'année. Si vous n'y étiez pas, Sergio vous refile ses plus belles photos. Un lot de consolation dont la beauté ravivera vos regrets.

Chroniques habituelles sur les trois dernières pages, mais je m'aperçois, bande de malfrats, que vous avez sauté la présentation de Chukka-Boots Teddy Boys & Rock'n'Roll Club qui sévit dans la ville de Bourges et le Berry, des activistes rock de la meilleure volée. De tous les numéros de Rockabilly Generation celui-ci me paraît le meilleur, il atteint à une réelle densité rock.

Damie Chad.

P. S. : Si vous êtes un gros maladroit, en déchirant le plastique vous évitez de faire tomber le flyer pour la Rockin' Gone Party n) le 16 / 09 / 2019 à St Rambert d'Albon ( 26 140 ) dans la Drôme.

 

Editée par l'Association Rockabilly Generation News ( 1A Avenue du Canal / 91 700 Sainte Geneviève des Bois), 4, 50 Euros + 3,52 de frais de port soit 8, 02 E pour 1 numéro. Abonnement 4 numéros : 32, 40 Euros ( Port Compris ), chèque bancaire à l'ordre de Rockabilly Genaration News, à Rockabilly Generation / 1A Avenue du Canal / 91700 Sainte Geneviève-des-Bois / ou paiement Paypal ( cochez : Envoyer de l'argent à des proches ) maryse.lecoutre@gmail.com. FB : Rockabilly Generation News. Excusez toutes ces données administratives mais the money ( that's what I want ) étant le nerf de la guerre et de la survie de toutes les revues... Et puis la collectionnite et l'archivage étant les moindres défauts des rockers, ne faites pas l'impasse sur ce numéro. Ni sur les précédents.

 

CAMON ( 09 ) / 02 - 08 - 2019

La Camonette

JUKE JOINTS BAND

 

Plus de camionnette garée sous les platanes. Que voulez-vous ma bonne dame tout se perd en ce bas monde. Certes mais il est inutile de tomber dans le nihilisme le plus désespéré. Car tout se recycle. La Camonette est morte, vive la Camonette, surtout que la nouvelle est désormais coachée par Christophe. Les plus anciens lecteurs de Kr’tnt ! connaissent. Drivait le groupe Number Nine voici quelques années, mais là il a ajouté un fusil à son épaule. L’est devenu ( entre autres ) restaurateur. L’a ouvert un enclos de vieux murs, dressé quelques tables, installé un coin culinaire et il vous sert de succulentes saucisses pimentées accompagnées des salades qu’il va cueillir tout droit dans son potager à quelques mètres, le mec question empreinte carbone minimale, vous ne trouverez pas mieux. Miam ! Miam ! Et tous les jeudis soirs il reprend la tradition des concerts hebdomadaires.

Pour cette soirée est programmé le Juke Joints Band, la file d’attente ne désemplit pas. Plus de cent vingt personnes se sont déplacées, forte proportion d’anglais qui squattent la région sans vergogne. N’y a pas de miracle, depuis que le Juke parcourt les environs, il a désormais un public fidèle, près à le suivre dans tous les carrefours maudits.

JUKE JOINTS BAND

Formule minimale ce soir. Ben Jacobacci à la guitare et Chris Papin au chant. Une guitare et une voix, pour le blues c’est amplement suffisant. Deux sets, une dizaine de morceaux pour accompagner l’apéritif, et un second plus tard pour sublimer la digestion. N’oubliez pas qu’en ses débuts le blues était la musique des crève-la-faim. Mais avant la poche gastriquevide ou après la peau bien tendue le Juke vous distille la même eau-de-vie, la même eau-de-mort, car le blues c’est comme le Mississippi, il vous charrie dans ses eaux tumultueuses autant de charognes que de poissons-chats indomptables. Dans les deux cas la friture vous restera en travers du gosier.

Faudrait jouer à pile ou face pour savoir si le blues c’est d’abord la voix de Chris ou la guitare de Ben. Beaucoup des deux. Ce qui est sûr c’est qu’ils puisent leur répertoire en eaux troubles, autant chez Creedence que chez Keb Mo, autant chez Muddy Waters que chez les Stones, autant chez Otis Redding que chez Tony Joe White. Du Sonny Boy à Tina Turner. Large panel, blues, rhythm’n’blues, rock ‘n’ roll, s’en foutent, z’ont leur moulin à café à double engrenage.

La guitare de Ben, un fouillis inextricable, filez-lui une six-cordes, en un tour de main elle sonne comme une deux fois douze cordes. Vous êtes perdu, vous vous demandez ce qui va bien pouvoir sortir de cette mouture. Un enchevêtrement sans fin. Un labyrinthe auditif. Vous éprouvez la nécessité de vous faire greffer une douzaine d’oreilles supplémentaires pour comprendre de quoi il en retourne au juste. Si vous avez le malheur de vous attarder sur Ben, vous n’entendez plus Chris, peut vous chanter la Carmagnole ou l’Ave Maria de Schubert, vous ne le remarquerez pas. Vous êtes confronté à cette étrange énigme : comment de tout ce marasme cordique peut-il naître une telle clarté riffique. Le Ben est un orchestre à lui tout seul, un nuage d’hirondelles qui s’envolent aux quatre vents de l’esprit pour en ramener le duvet nécessaire à la confection du couffin protecteur nécessaire à la voix de Chris.

Car le Papin, quelle classe dans sa chasuble noire et ses gestes sobres, l’est le coucou qui s’en vient poser sans vergogne l’œuf germinal de son larynx brûlé dans la coque protectrice soigneusement tissée par Ben. L’en éclot un phénix de flammes fulminantes qui se calcine en cendres à chaque intonation. Vous fout le feu au blues comme le pyromane à la forêt. Gorge ardente. Là ou sa voix passe le blues repousse toujours, comme la lèpre sur les écrouelles. Aucun mérite, c’est naturel chez lui, n’a qu’à ouvrir sa bouche pour que le blues le plus pur coule à l’instar de ses rayons de miel d’abeilles sauvages qui débordent dans le creux de l‘arbre de vie. Le mojo entre les dents. Un alligator dans le cerveau. Quand il se tait et que Ben s’arrête de jouer, c’est la longue flopée des applaudissements approbateurs qui prennent le relai. Ces deux-là, tout le monde est d’accord ne faut pas les laisser s’échapper, pas de crainte, le Ben vautré à la renverse dans son tabouret est trop bien là où il est, ses mains se débrouillent toutes seules pour vous embrouiller la tête et le Chris est trop content de vous abasourdir entre deux morceaux de craques introductives destinées à vous faire douter de la réalité des légendes. Sourires complices de criminels en goguette, sûrs de commettre les pires méfaits hautement répréhensibles, des voleurs d’âmes, commencent par la charmer, et elle s’enfuit de vous sans que vous y preniez garde, vous la peinturlurent en bleue et vous la rendent habillée pour l’hiver. En plus Ben sort de temps en temps son arme secrète, l’a aussi une voix de baroudeur du blues, et nos deux lascars se permettent des résonances harmoniques à vous vriller la moelle épinière. Même que parfois l’on applaudit quand ils se taisent car l’on croit que le morceau est fini et enterré. Et hop il rebondit comme une balle de squash, la guitare de Ben tourbillonne comme un maelström et la voix de Chris résonne comme la trompette rouillée de l’apocalypse.

Inutile de se plaindre, vous le saviez, le Diable ricane de toutes ses dents pourries au fond du blues. Faut ce qu’il Faust. La voiture de messieurs Ben et Chris est avancée. J’espère que vous avez reconnu le chauffeur qui conduit devant, s’appelle Robert Johnson. Ne réveillez jamais la bête endormie. Seigneur quelle soirée de rêve fantomatique avec nos deux saigneurs du blues !

Damie Chad.

J’ai eu droit à un cadeau, tant pis pour vous, vous n’aviez qu’à être là, un exemplaire de démonstration ( huit morceaux sur neuf ) du prochain CD.

Devant de pochette noire qui n’est pas sans évoquer les deux disques précédents. Le logo du groupe et rien d’autre. C’est au dos que vous retrouvez les quatre mousquetaires en leurs œuvres vives, sur scène.

HELP ME / JUKE JOINTS BAND

Ben Jacobacci : guitare, chœurs / Rosendo Frances : batterie, chœurs / Michel Teulet ; basse, chœurs / Chris Papin : homme sans chœurs mais au chant.

One meat ball : me suis repassé quinze fois l’intro rien que pour le plaisir de savourer, on a beau dire et beau faire l’invention de l’électricité vous éclaire le monde d’une autre manière, le Ben a laissé l’acoustique au placard, ça change le son, le Juke a multiplié la puissance de feu, et pourtant ils n’en profitent pas, ne vous font pas le coup de la découpe au lance-flamme, non les trois compères se sont entendus pour un loop de loop douillet, le Rosendo survole ses caisses en douceur, Michel Teulet ne vous graphite pas au noir absolu les lignes de basse, reste sobre, et le Chris vous fait le coup du chat qui se promène sur le toit de l’église du village. Une aisance déconcertante, vous avez peur qu’il tombe, mais il se joue des difficultés, l’est sur l’arrête de la faitière centrale, et il vous semble qu’il folâtre au-dessus des clefs de voûte les yeux fermés. S’en va dénicher la ratignole qui niche sous les plus hautes ardoises du clocher. L’est sûr de lui. Vous sort le miaulement feutré du gentil minou qui vous le met quand même dans le trou de meat ball, tout en douceur. Undercover agent : en tant que membre émérite du Service Secret du Rock’n’roll, je peux le certifier, pas vu pas pris, laissez s’agiter les autres et agissez dans l’ombre. Plus vous déléguez, moins vous en faites, alors le Chris puisqu’il a trois pointures à son service, il leur laisse toute la place, pas un instrumental mais presque, faut entendre le Rosendo aligner les patins sur ses traces, et dès que Chris se tait, vous avez la basse et la guitare qui broutent avec délectation la même touffe d’herbe, et quand il reprend l’avantage c’est pour les diriger tout droit sur un final abrupt dans lequel ils se taillent la part du lion. Start it up : les guitares s’amusent, font des pointes comme les danseuses à l’opéra, et ensuite l’on balance la soupe, Chris tient la queue de la casserole et il distribue joliment la purée, alors les autres en joie ne tardent pas d’une seconde pour tapisser les murs du contenu de leurs assiettes, se déchaînent même salement, le Chris obligé de faire semblant de les freiner pour mieux envoyer la mousseline au plafond. Heart attack and vide : attention, là c’est du blues qui lave plus bleu que bleu, les guitares chancellent comme la flamme des chandelles sous la brise matinale, et le Chris il se surpasse, plus blues que lui tu trépasses, le Ben sonne les cloches, l’on est désormais plus proche de la mort que de la vie. L’est sûr que c’est dangereux mais chacun souque ferme pour se tirer de ce mauvais trépas, ceux qui sont remontés des Enfers sont plutôt rares, mais eux ils vous font la démonstration de leur savoir-faire. Un must. San Francisco Bay : une gratte qui banjoïse et la voix de Chris qui tinte comme des coupes de champagne. Un blues qui folkle et sifflote, faut de tout pour faire un blues, mais perso je l’aurais quand même tenu plus fortement sur la chaise électrique. Satisfaction : dans la série je fais de la planche à voile sur un skate pourri, nos quatre lascars ne doutent de rien, faut du culot pour s’attaquer à de tels monuments. Z’ont choisi la fausse copie conforme de la carte d’identité qui met la police de la pensée et des mœurs sur leurs dentitions plombées jusqu'à l'os, au début ils essaient de ne pas sortir des sentiers rebattus et puis ils s’approprient le truc comme si c’était à eux, tout juste qu’ils ne l’aient pas revendiqué dans les crédits, vous le font à la décontracte, je m’amuse à rester sérieux et à la fin le Ben il vous catapulte le rififi à cent à l’heure. Am I wrong : très mauvais, c’est le seul morceau qui ne soit pas sur ce disque ! Help Me : peuvent crier au secours tant qu’ils veulent, se dépatouillent très bien tout seuls, c’est du beau, c’est du bon, c’est du dur, le truc sans défaut qui emporte la conviction de vos ennemis les plus féroces. Un festival, vous laissez couler le robinet rien que pour le plaisir de voir l’inondation se répandre dans le monde entier. Et le cas échéant aller sauver la voisine du dessous toute nue dans sa baignoire. Ain’t superstitious : normalement avec le morceau précédent vous êtes rassasié, mais le Juke vous offre le petit dernier, le coup de l’étrier, il ne vous tuera pas mais il vous rendra plus fort. Prennent leur temps, fignolent le gâteau, posent la cerise explosive. Hey ! Hey !

C’était juste un avant-goût, vous rechroniquerai le disque dès que j’aurai l’exemplaire définitif. Un record qu’il faudra avoir dans sa discothèque pour ne pas avoir l’air trop naze et être pris pour un bleu.

Damie Chad.

06 – 09 – 2019 / MONTREUIL

LA COMEDIA

BARON CRÂNE / ZARBOTH

 

Retour à la Comedia après les vacances d'été. Ne suis pas à trente mètres de l'établissement que quelque chose a changé dans mon champ de vision. Non ce n'est pas moi, mais le mur. Serait-on face à un étrange phénomène digne d'une nouvelle de Lovecraft, la fresque de la façade a gagné en surface, elle s'est emparée de l'arrière du deuxième étage du bâtiment, aurions-nous affaire à la suspecte prolifération d'une nouvelle mutation d'un champignon des murailles hors de tout contrôle destinée à recouvrir toutes les maisons de Montreuil de son étonnante lèpre calligraphique, dans un avenir relativement proche la population de la ville sera-telle évacuée pour laisser place aux millions de touristes venus du monde entier visiter les rues bigarrées de cette nouvelle Pompéi moderne ? Je n'en sais rien, au moins aurais-je tiré la sonnette d'alarme pour prévenir les autorités. En tout cas j'ai réussi à identifier le bacille responsable de cette invasion graphique, il s'agit du Martinus Peronardus. Une virus proliférant venue d'Amérique du Sud particulièrement nocif. Il n'y a qu'à pénétrer dans le local pour s'apercevoir qu'elle s'attaque aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Ne lui reste plus que deux plafonds à recouvrir, c'est d'autant plus inquiétant qu'à la Comedia l'on a bossé tout l'été, que le local a pris un coup de beau, et il faut bien le reconnaître désormais les groupes sur scène bénéficient d'un superbe décor, ah ! cette chaîne d'yeux disposées en hélice d'ADN qui vous scrute depuis les plafonnettes, c'est ainsi que du haut de l'empyrée les Dieux doivent regarder avec un dédain fatigué les vains agissements des humanoïdes ratés que nous sommes. Et ce soir ils ont dû être particulièrement édifiés, à quel étrange et déraisonnable culte les nombreux représentants de l'espèce humaine qui avaient envahi le local se sont--ils adonnés ? Certainement une cérémonie en l'honneur de Nyarlathotep, l'énergie noire du chaos rampant...

BARON CRÂNE

Parce que le Baron Crâne, ils réussissent ce prodige de tout donner et de récurer la marmite jusqu'au fond, et pourtant ils ne sont que trois à réaliser ce miracle de vous emmêler les pinceaux pour vous peindre les fresques les plus magnifiques. Un trio de malfaisants décidés à réaliser les pires tours de passe-passe. Au fond, près de la batterie le cancrelat de la classe. S'appelle Léo Goizet. Fonctionne comme une machine à concasser le rythme. Avec lui votre oreille dégoise grave. Ne peut pas laisser ses camarades se dépatouiller en toute quiétude de leur instrument, l'est partisan des accélérations subites, l'a de ses rictus diaboliques quand il tape à la madurle sur sa caisse claire, il regarde ses acolytes du genre '' les gars ne lanternez pas sur le passage à niveau, le TGV arrive'', ou alors il est pris d'une aversion subite envers le public et durant trois minutes un incendie de cymbales carillonnent dans votre tête comme un camion de pompiers en feu. Pour la grosse caisse il lui refile des coups de pieds comme s'ils étaient quinze à latter une victime innocente dans la pénombre d'un cul-de-sac morbide. Moralement parlant Léo Pinon-Chaby ne vaut guère mieux. N'a pas une collection de toms lui, n'a que six cordes à sa guitare, alors s'est rattrapé sur le nombre des delays, en use et en abuse, un clic du pied par ci ou par là et la donne change du tout au tout, de l'escadrille d'avions au décollage, aux senteurs de pivoines fraîchement éclose au petit matin, est incapable de rester longtemps sur les mêmes mêmes sonorités, un borderline des pédales, il lui arrive même de temps en temps de délaisser sa guitare pour tomber à genoux et tourner quelques boutons. A première vue Olivier Pain est le plus normal, un faux semblant éhonté, se colle à sa basse comme la ventouse aux double-wc, comme le mont Ventoux à son sommet. L'essaie de s'en arracher, s'arc-boute de toutes ses forces, mais non, vlan ! il retombe dans un gravier de groove fou qu'il n'a jamais quitté, une espèce de motoculteur fantôme décidé à couper en deux de son soc sanglant la population terrestre des lombrics sauvages qu'apparemment il exècre sans trop savoir pourquoi.

Vous entrevoyez le tableau. Mais hélas vous n'entendez pas le son. Vous imaginez une toile dadaïste avec des barbouillages de maternelle qui dépassent de partout. Tout faux. Maîtrisent salement leur délire. Certes à eux trois ils font autant de bruit qu'un orchestre symphonique. Mais quelle classe ! Vous emmènent en promenade. Sur les montagnes russes, escalades de parois glacées, vertiges d'abîmes sans fond, houles océaniennes, longue plage de sables fins bordée de palmiers, torrents tempétueux, géographie musicale planétaire, une espèce de fouillis zappatiens, des espaces de beautés floydiens, des bidouillages critiques de contemporanéités ultraïques, toutes les trois minutes vous changez de scène, flogistique shakespearien, une aisance déconcertante, un regard complice échangé et les décors se métamorphosent.

Une musique sans concession, c'est à vous de suivre, si vous perdez le fil vous êtes pommé, c'est comme à la corrida si vous lâchez le taureau et le torero du coin de l'œil, vous vous ne comprenez pas pourquoi c'est la bête ou l'homme qui agonise par terre, mais à la Comedia le public est formé de connaisseurs, pas question de lâcher une miette, les applaudissements ponctuent les passages acrobatiques à tel point que parfois ils se piquent au jeu et vous jouent des fausses fins de séquences des baissers de rideaux, rien que pour vous faire comprendre qu'ils ont toujours quelques décamètres d'avance sur vous. Une dizaine de morceaux, autant d'atmosphères irisées d'étranges couleurs, une musique puissante, coruscante, sinueuse, frontale, un vol d'engoulevents emportés dans un tourbillon cosmique, Baron Crâne a su fomenter la ferveur d'un auditoire qui aurait voulu les retenir toute la nuit.

 

 

PASSEUR / LE CORE ET L'ESPRIT

( Clip / Septembre 2019 )

( Réalisateur : NICOLAS ALLIOT )

Orpheline : Ellyn / Orphelin : Liam / Passeur : Florent / Officier allemand : Marco.

 

L'album est sorti au mois de mars, nous les avions vu le 15 avril à la Comedia ( livraison 416 ), et voici le premier clip adapté du premier morceau du CD.

Le Core et l'Esprit fait partie de ces groupes qui ne misent ni sur l'esbroufe ni sur l'air du temps pour gagner les cœurs. Une musique sauvage mais des lyrics en français. Quand on a quelque chose à dire autant le crier distinctement que le public le comprenne. Que voulez-vous, il reste encore des individus qui refusent de formater leur cervelle avec ces ersatz de recharge de pensées consensuelles vendus en boites dans tous les supermarchés.

Passeur est une chanson hommage à tous ces passeurs anonymes qui dans la France occupée ont aidé à sauver ( entre autres ) les enfants juifs. Certes c'était il y a longtemps, mais les autres titres du disque vous soufflent fortement que la résistance à toutes formes d'oppression est des plus actuelles et des plus nécessaires.

La réalisation de Nicolas Alliot est remarquable. Dès les premières images vous êtes projeté dans ces films en noir et blanc qui ont fait la grandeur du cinéma français d'avant guerre. En cinéma gris, un choix esthétique, regardez une des photographies du tournage, et la correspondante extraite du clip, la différence parle d'elle-même, vous pouvez toucher du doigt, pardon de l'œil, ce qu'une démarche artistique ajoute à la simple reproduction du réel. Dans la première cas, la viride beauté de la nature campagnarde vous vrille la tête, dans la deuxième elle n'a pas disparu, loin de là, son impassibilité est même sublimée par l'angoisse de la situation. Les gamins sympathiques du tournage sont transformés en marionnettes du destin, ils perdent toute singularité pour devenir des symboles agissant de la peur et de l'espoir.

Le pré-générique est magnifique de justesse – c'est dans les tout petits détails que gisent la grandeur des choses et des actes, les billes de verre, le regard emmuré en-lui-même de la grande sœur, la fumée de la cigarette au bout des doigts, mais voici le groupe de rock dans une grange aux trous béants, la musique déboule mais les fuyards glissent sans bruit emportés comme dans un songe de liberté. L'on ne voit plus que le groupe, seulement par des intermittences des éclats gris de l'histoire évoquée, le regard réfléchi du Passeur, et l'officier allemand qui remonte la piste, revolver à la main, car les rêves virent souvent au cauchemar, et le vaste espace découvert à franchir en courant... les enfants courent au-devant de la vie et d'eux-même, superbe montage de Nicolas Alliot, qui vous stresse d'angoisse avec seulement quelques fragments d'images, la séquence est courte mais elle donne une impression d'infinie durée.

Et pourtant, question timing le groupe se taille la part du lion, belle prestation scénique de Léo d'une générosité très expressive, et les mains des musiciens sur cordes, avec en plus surtout ces effets de propulsion en avant qui ne sont pas gratuits, qui ne visent à aucun pittoresque, mais qui s'inscrivent dans le dénouement de l'écriture filmique. Un peu comme la rime finale d'un sonnet clôt sur lui-même l'artefact poétique dont elle est censée être le dernier mot, mais dont elle révèle le sens ultime.

Le Core et l'Esprit est décidément un groupe à suivre. Ils font en sorte de s'intégrer dans une démarche signifiante, selon laquelle musiques, lyrics, images, forment un tout opératif dont les parties se répondent dans un dialogue porteur de sa seule raison d'être. Car de quel droit incongru peut-on s'adresser aux autres si le projet dont vous êtes porteur reste un brouillon illisible, ou sans conséquence notable sur le monde qui nous entoure. Qui a, hélas, souvent besoin de quelques mises au point. Au poing.

Damie Chad.

D.J. FONTANA

BATTEUR HISTORIQUE D'ELVIS PRESLEY

par TONY MARLOW

( in Jukebox 393 )

L'on se souvient avec émotion de la superbe série que Tony Marlow avait consacré aux guitaristes des pionniers. Pour ceux qui ont raté, pas de panique sont tous repris dans le Hors-série N° 37 d'avril 2017. Sait de quoi il cause le Marlou, l'est un de nos meilleurs guitaristes actuels, ce qui ne l'a pas empêché de débuter dans le métier en tant que batteur. Et voici donc qu'il nous présente cette fois-ci D. J. Fontana le batteur d'Elvis. Fut là pratiquement du tout début jusqu'à la fin, on le retrouve sur 460 morceaux du King. Jugez du peu !

L'a quatre ans de plus qu'Elvis qui le rencontrera lors de son première fois au Louisiana Hayride avec Scotty More et Bill Black. Certes il apporte sa batterie au trio, cet instrument qui nous semble aujourd'hui indispensable au rock'n'roll, mais aussi une science de l'instrument pas spécialement ancrée dans le rockabilly, d'ailleurs en totale gestation à l'époque. Son idole à lui c'est Buddy Rich batteur de jazz qui sur son lit de mort à l'infirmière préposée aux injections qui lui demandait s'il était allergique lui répondit : ''Oui, au country !'' . Comme quoi vos enfants spirituels sont parfois surprenants. Buddy Rich, était remarquablement doué, fit sa première apparition publique à l'âge de dix-huit mois, l'était un technicien hors-pair mais aussi le gars capable d'improviser et de s'adapter à toute situation. Il est à croire que c'est cette qualité calaméonienne de Buddy Rich que D. J. Fontana engrangea dans son subsconscient. A quinze ans il trouve le seul boulot pour lequel j'accepterais de travailler à l'œil, il accompagne les séances d'effeuillage de strip-teaseuses. Cela n'a l'air de rien mais entre Buddy Rich, les déshabillages de ces dames, et Elvis, il existe une logique souveraine.

L'on ne le répètera jamais assez, et Tony Marlow analyse le phénomène avec tout son savoir de praticien émérite, entre 1954 et 1958, le rock'n'roll était une musique à inventer. Ce furent des gamins somme toute bien inexpérimentés qui se chargeront de cette tâche. Un peu par la force des choses, et beaucoup par instinct. Les évènements vont vite et l'on n'a pas le temps de réfléchir. D'autant plus que le bagage théorique dont disposent la plupart de ces créateurs est bien maigre. Sur scène, notre jeune héros n'a pas le temps de feuilleter un traité d'instrumentation ou de composition ( d'autant plus qu'il ne sait pas lire la musique ), faut que ça pulse illico, tout en douceur exactement comme quand la main se rapproche de la bretelle du soutien-gorge, car le secret est de faire durer le plaisir, ralentir les feulements prometteurs du balai, mais au moment ultime de l'arrachage, z'avez intérêt à sonner toutes les cloches du beffroi de Bruges sur votre caisse claire si vous vous voulez être en accord avec la montée testostéronique du public, je ne vous parle pas quand on aborde le triangle des Bermudes situé un peu plus bas, c'est Elvis qui a de la chance, le Fontana il devine tout ce qui va se passer, connaît l'instant précis où le Pelvis va se déhancher, quand il est nécessaire de craquer les allumettes ou de refermer la boîte. Désormais sur scène l'Elvis sait qu'il peut improviser sa gestuelle à tout moment, fait confiance à son batteur pour trouver le tchac-a-poum-boom-boom qui tue. De leurs côtés Bill Black et Scotty Moore comprennent qu'ils n'ont qu'à innover dans le même sens. Et chacun y va de sa petite trouvaille. Le détail qui tue, le bouquet de fleurs rouges négligemment posé sur le guéridon vert, sans quoi même le palais de Buckingham vous prend une lamentable allure de chaumière délabrée.

Lorsqu'ils arriveront en studio ce savoir deviendra décisif. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je possède un critère absolu pour juger d'une œuvre d'art ( plastique, écriture, peinture, musique, etc... ) : c'est simple ou je peux le faire et cela ne vaut pas tripette, ou je pourrais le faire. Exemple : si j'étais batteur je pourrais sans trop de difficulté – parfois je me vante - suivre le rythme de My Baby Left Me, mais il y a de certaines dégringolades dans ces premiers morceaux, de véritables descentes d'organes, je n'aurais pas pu. Totalement incapable. Physiquement et mentalement. Je m'incline, je m'avoue vaincu, j'adore, je deviens inconditionnel, quand j'en ai entendu une la première fois, j'ai cru que l'aiguille du phono avait attrapé une grosse poussière et avait lamentablement dérapé, mais non, après vérification, j'ai dû me rendre à l'évidence. A cette occasion je me suis vraiment aperçu que derrière le chanteur il y avait des musiciens tout aussi importants... Pour ce qui se passe en studio, vous suivez Tony Marlow les yeux fermés, car non seulement il peut le faire, mais en plus il sait écouter et décrypter. Z'allez être obligés de ressortir vos disques d'Elvis pour comprendre.

Lorsque Elvis sera en Allemagne, Fontana ne se retrouvera pas au chômage. Jouera notamment avec Gene Vincent et Lefty Frizzel, la liste est longue mais je cite mes deux chouchous. L'en sera de même après la disparition du King, ce coup-ci la liste est interminable, mais Tony le Marlou vous sort une incroyable quinte d'as de son bâton de maréchal du rock français. Sait de quoi il parle, l'était présent, ce 14 novembre 1993, en première partie avec Betty & The Bops, juste avant le show de D. J. Fontana et Scotty Moore, l'a échangé avec ces idoles du rock d'une fabuleuse simplicité, l'en parle lui-même avec modestie, consacre beaucoup plus de lignes à Lucky Blondo qui en 1977, enregistre un 33 tours hommagial ( en français ) avec D. J. Fontana à la batterie. D. J. enchanté du résultat sera aussi sur les deux suivants en 1978 et 1979...

L'article est à découper et à conserver précieusement dans un classeur.

Damie Chad.

07/03/2018

KR'TNT 364 : CREATION / JAKE CALYPSO / RICKY AMIGOS / BASHUNG / VICTOR LEED / BIG BEAT MAGAZINE N° 29 / 100 MILES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 364

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

08 / 03 / 2018

CREATION / JAKE CALYPSO / RICKY AMIGOS

BASHUNG / VICTOR LEED  

BIG BEAT MAGAZINE N° 29/ 100 MILES

TEXTES + PHOTOS SUR :

  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Mais que foutait Dieu avant the Creation ?

C’est exactement la question que se posait Samuel Beckett à une époque. Chacun sait aujourd’hui que les Creation auraient pu devenir l’un des groupes majeurs de l’histoire du rock anglais, mais Dieu en décida autrement.

Eddie Phillips et ses amis n’ont pas créé le monde, mais seulement le freakbeat, violent bâtard mongoloïde du rock anglais. Et puisqu’on patauge dans les périphrases, citons Oregano Rathbone qui, pour démarrer son panoramique des Creation, cite Voltaire : Si les Creation n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer. Puis il jongle avec de bien belles expressions : mod-psych, pop-art et great hair. C’est vrai qu’à cette époque, les grands groupes anglais savaient soigner leur mise et veiller aux détails.

C’est fou comme le temps passe. Eddie Phillips atteint aujourd’hui l’âge canonique de 74 ans. On découvre aussi qu’Edsel publie un coffret consacré aux Creation. Tout cela paraît tellement irréel ! Est-ce la consécration d’un groupe que Dieu a cruellement maintenu dans les ténèbres de l’underground britannique ? Eddie Phillips et ses amis méritaient pourtant leur place au balcon, à côté des autres, c’est-à-dire les Who, les Kinks, les Beatles et les Stones.

Eddie Phillips parle dans le micro d’Oregano. Il a su garder son franc parler, cette manière qu’il a de crackler ses crackles sans ambages. Il explique qu’il vient de jouer avec The Stone Foundation, mais il ne repart pas en tournée - No more vans for me - Eddie rappelle ses débuts avec les pré-Creation, the Mark Four - I used a Futurama guitar through a 15-watt Vox, an AC15 - et il ajoute que Kenny Pickett se ramenait au volant d’une Ford Zodiac MkII - Which was a great car to have at the time - Eddie se souvient du temps des incessantes tournées à travers toute l’Angleterre, un circuit où ils croisaient Brian Auger & The Trinity, The Action, Georgie Fame, Geno Washington & The Ram Jam Band. Le groupe tournait énormément en Allemagne. Eddie put enfin se payer une Gibson 335 et un Vox AC30 - The black one with the trebble boost, great amp !

Un beau jour, Tony Straton Smith devient manager du groupe et propose un nouveau nom : The Creation. Joli nom ! Strat recrute Bob Garner, l’ancien bassman de Tony Sheridan et met les Creation en contact avec Shel Talmy. C’est là qu’on entre dans la légende. Récemment débarqué à Londres, cet Américain vient de créer la sensation en produisant les Who et les Kinks. Les Creation auditionnent au Regent Sound Studio de Denmark Street. Pouf c’est parti ! Comme Shel Talmy vient de créer Planet Records, il leur propose un contrat. Signez là mes coco, oui, sur les pointillés ! Un mois plus tard, les Creation entrent en studio pour enregistrer «Making Time», un single qui va en faire tomber plus d’un et plus d’une de sa chaise. Eddie adore ce cut - We’d just be smashing the chords down - Et là on tombe droit sur le vieux cliché de l’archet qu’on nous rabâche depuis des années dans tous ces horribles magazines de rock. En utilisant l’archet, Eddie voulait juste maintenir sa note - I was looking for long sustain - Il voulait sustainer son Mi et marteler des notes sur la corde à vide, ce qui lui permettait de faire deux choses à la fois. Il s’intéressait beaucoup aux weird sounds. Les Creation s’entendaient à merveille avec Shel Talmy, un homme providentiel, puisqu’il ne s’intéressait qu’à l’énergie des groupes. Les sessions d’enregistrement allaient vite - It was all done pretty quickly, first or second take - Ils enregistraient sur un trois pistes. En plus Shel Talmy ne leur imposait pas de baisser le son : en studio, les Creation jouaient au même volume que sur scène. Full blown sound ! Ça s’entend.

D’ailleurs, sur scène ils commencent à jouer avec les fameux Marshall stacks - A big sound, four 4x12s. You could really feel the sound - On commence alors à les comparer aux Who, ce qui paraît absurde aux yeux d’Eddie - The Who never influenced us. We never saw them play and they never saw us - Eddie ajoute qu’un joue un roadie vient lui dire : There’s a band in West London doing your act, they’re called the High Numbers ! - Et Eddie lui fait cette réponse superbe : So wot ? - Jouer «Painter Man» sur scène leur donne une idée : pourquoi ne pas en profiter pour faire du pop art ? Et hop, ils fabriquent des grands châssis et achètent des pots de peinture. Kenny Pickett peint sa toile sur scène, dans le feu de l’action, et la détruit. Chaque soir, c’est le même cirque. D’où l’expression : Our music is red with purple flashes qui va devenir le titre du très beau livre que Sean Egan leur consacre. Ils deviennent extrêmement populaires en Allemagne, en France et en Hollande, mais pas en Angleterre ! Comme c’est bizarre... Vous avez dit bizarre ?

Planet Records se casse la gueule en 1966 et les Creation se séparent de Tony Straton Smith. La situation du groupe se dégrade encore un peu avec le départ de Kenny Pickett. Il pourrait bien avoir été viré, car, comme le rappelle Ronnie Wood dans ses mémoires, les Creation avaient la manie de virer les gens. Mais la vie continue et le groupe retourne en studio avec Shel Talmy pour enregistrer le très ironique «Can I Join You Band». Bob Garner chante à la place de Kenny Pickett. Et comme Bob ne joue plus de basse, le groupe recrute Kim Gardner, qui vient des Birds. En 1967, ils enregistrent «Tom Tom» au studio Pye. Puis après l’enregistrement du fabuleux «How Does It Feel To Feel», Eddie Phillips quitte le groupe - The band had run out of steam - Les Creation tournent encore un peu en Europe jusqu’au moment où Bob Garner jette l’éponge. Kim Gardner se sent bien seul et il fait venir son veux copain Ronnnie Wood qui jouait avec lui dans les Birds. Kenny Pickett revient alors chanter et les Creation reprennent un peu de couleurs. Cet ultime line-up de Creation enregistre trois singles, dont une reprise du «For All That I Am» des Tokens, avant de jeter l’éponge pour de bon, en juin 68.

Eddie Phillips joue ensuite de la basse dans TNT, le backing-band de PP Arnold. Kenny Pickett travaille aussi pour elle, mais en tant que chauffeur.

Le coffret Edsel ressemble à s’y méprendre à un passage obligé, pour tout fan non seulement des Creation, mais aussi du son freakbeat des années de braise, comme dirait l’humble Mohammed Lakhdar-Hamina. On trouve quatre CD et un DVD dans ce coffret béni des dieux. On découvre dans le DVD l’interview d’un Eddie Phillips admirablement bien conservé, pour un mec de son âge. Il raconte comment il a construit sa guitare et son ampli, voici soixante ans. Puis il se souvient d’avoir vu Buddy Holly - He was really an influence - Et quand il évoque l’année 66, il sort ça : «Great time to be in London. Great feeling around» - Eh oui, c’est là que ça se passait. Il se souvient de son premier Ready Steady Go avec Little Richard et il rappelle que les Creation n’enregistraient alors que des singles, pas d’albums - Yeah weird sounds were our department, really - et il ajoute : «Kenny was great to work with.» - Et quand l’interviewer lui demande pourquoi Psychedelic Rose n’est pas sorti à l’époque, Eddie ne sait pas - Honestly I don’t know - Et pouf, on embraye sur un Live German TV Show, avec «Making Time». Les jeunes Allemands dansent le jerk, Bob Garner joue au doigt sur une basse Gibson SG et Eddie gratte sa demi-caisse. Il passe de beaux claqués de claquemure, mais il fait hélas le con avec son archet. On retrouve du Pete Townshend chez Eddie mais certainement pas du Keith Moon chez Jack Jones qui bat lourd et lent. En 1967, Kenny n’est plus là et c’est Bob qui chante. Kim Gardner joue de la basse. Avec ses lunettes noires, Bob Garner a une allure de rock star. Il n’a pas la voix, mais assez de prestance pour passer «Painter Man» comme une lettre à la poste. Ils jouent en rang d’oignons comme les Move. Ah le British beat ! Ces mecs étaient nés pour ça. Et pouf, on saute en 1993, au Mean Fiddler. Kenny a pris du lard, Eddie a maigri. Ils tapent dans «Life Is Beginning», pure pop psyché d’Angleterre, avec la magie vocale des unissons polissons. Eddie joue maintenant sur Strato, avec un son clair comme de l’eau de roche. Il solote au long cours avec le panache qu’on lui connaît. Kenny rappelle qu’ils n’ont pas joué ensemble depuis 25 ans. C’est dingue ! Et ils envoient «Nightmares» qui sonne comme un hit des Who, avec le tralala du lalalalalalala. S’ensuit un concert filmé en 1995, au même endroit. Kenny a maigri, «Biff Bang Pow», pur slab de garage sixties. Bob Garner est toujours aussi bien coiffé. Eddie reste bien frénétique dans ses solos d’hyper-gratin dauphinois. Ils jouent les accords des Who («I’m A Boy») dans «Try And Stop Me». Eddie s’efforce ensuite de rester fidèle à l’esprit du «Hey Hoe» de l’ami Jimi, et puis avec le temps, les coups d’archet de «Making Time» deviennent un peu pathétiques. Eddie claque un gros mi pour «Creation». C’est un son qui n’appartient qu’aux mighty Creation. Et ça sonne comme un hit. Ah il faut voir ce guitariste shooter la flamboyante pop anglaise des sixties. C’est un moment d’histoire et soudain, il envoie les premiers jets d’une potion magique nommée «Power Surge».

Les quatre CD font de la chronologie. Ça démarre avec les Mark Four en 1964 sur le disk 1, et sur le disk 3, on trouve le fameux Psychedelic Rose jamais paru. Et bien sûr, le disk 4 propose l’effarant Power Surge.

Les Mark Four swinguaient bien, leur cover de «Rock Around The Clock» passe comme une lettre à la poste. Il faut aussi entendre le solo qu’Eddie passe dans «Crazy Country Hop». Quel son ! Tout est trémoloté jusqu’à l’os. Tiens, voilà un hit digne des Who : «Work All Day», rageur et joué au riff vengeur. Ils font aussi du Dylan («Going Down Fast») avec une pince à linge sur le nez. Incroyable mais vrai. Ils adorent le Dylan électrique de l’âge d’or. Et hop, on passe aux Creation et aux versions mono des gros hits : «Making Time» (drivé à la basse, Shel Talmy sature le son, on est en pleine démesure), «Painter Man» (hit muddy de Shel Talmy, bassmatic de dingoïde, Bob Garner fait tout le sale boulot, avec des coups de bas du manche, c’est lui qui allume le cut), «Biff Bang Pow» (Mod shuffle, explosif, désolé, mais c’est du génie pur, et Eddie enquille un killer solo, ah l’enfoiré ! Message à tous les garagistes : avant même de commencer à vouloir peigner la girafe, écoutez «Biff Bang Pow». Tout y est), «Nightmares» (ils se prennent pour les Who), et puis avec cette somptueuse cover de «Cool Jerk», ils capitalisent sur les Capitols, «Can I Join Your Band» (classique freakbeat imparable), «Through My Eyes» (heavy Psychout de rêve humide, Eddie passe un solo remarquable, on ne dira jamais assez à quel point ce mec peut être exceptionnel), «How Does It Feel To Feel» (le hit définitif des Creation, plongée garantie dans un océan de bonheur, la fibre psyché devient palpable, Eddie porte un jabot et tombe sur le râble du cut et l’expédie ad patres). Vous ne trouverez pas ça ailleurs. Le génie sonique des Creation dépasse tout ce qu’on peut imaginer.

On trouve sur le disk 2 les versions stéréo des hits. Et des surprises comme une version explosive de «Bony Moronie», un modèle pour l’époque, un vrai template platonicien. Eddie et ses amis réincorporent l’énergie du vieux rock’n’roll dans la fournaise Moddish. Eddie finit avec un solo à l’agonie absolument dément. Et puis il y a ce truc qui s’appelle «For All That I Am», un joyau freakbeat embarqué en enfer par cette brochette de surdoués. Extraordinaire tension pop. C’est même pire que ça : les Creation transcendent la pop, à un point qu’on ne peut imaginer tant qu’on a pas écouté ça de près. Le cut grimpe en flèche et Bob Garner glougloute sur sa basse. Dans les versions stéréo des grands hits, la voix de Kenny Pickett sonne comme le clairon de la Brigade Légère. En fait les Creation traitaient d’égal à égal avec les Who. Eddie était alors the real killer guitar-man de Londres, beaucoup plus virulent que Pete Townshend. Et si on y réfléchit bien, le freakbeat des Creation se distingue par son outrecuidance. Il faut aussi les entendre faire exploser «For All That I Am» au firmament. Seuls les Creation étaient alors capables d’un tel exploit.

On retrouve quelques bricoles de Mark Four sur le disk 3 et notamment cette énormité intitulée «Hurt Me If You Will», datant de 1985. Hallucinant ! Et puis on tombe sur cet album enregistré en 1987 et seulement paru en 2004 : Psychedelic Rose. C’est là que se nichent ces hits que sont «Lay The Ghost» (une falaise de marbre qui s’écroule dans l’écume des jours, hit majestueux, très mélodique, un brin prog, c’est vrai, mais Eddie prend le parti-pris de la divine heavyness), le morceau titre (joli stomp de pop qu’il faut avoir entendu au moins une fois dans sa vie), «Dog It My Way» (impressionnant placage d’accords d’Eddie, on sent qu’ils visent le sommet de la pop, mais Ken chante trop perché, il s’éloigne de la rive et fait le tapin). Disons que l’album est mal foutu, peut-être sur-produit, même la version de «Making Time» racole sur le boulevard. Et de cut en cut, on voit les pauvres Creation s’enfoncer dans la putasserie. Quand on écoute «White Knight», on croirait entendre Boney M. Ils barrent carrément en couille avec «Spirit Called Love» qui sonne comme de la no-wave de la pire espèce et bien sûr, le pauvre Eddie boucle avec sa «Jimi Hendrix Trilogy» qui est une vraie catastrophe.

Heureusement, le disk 4 relève le niveau avec «Power Surge» et ce beautiful «Creation» saturé de son et ravagé par la basse de Bob Garner. Après le refrain mélodique, Eddie part en vrille de génie pur. Voilà ce qu’il faut bien appeler un répondant au dessus de tout soupçon. Et les basslines de Bob, quelle bénédiction ! Tout est là. Morceau titre lui aussi imparable. Il faut tout de même préciser que Joe Foster produit cet album, donc ça sonne. Et ils replongent dans le pur jus de sixties Mod Sound avec «Someone’s Gonna Bleed». Toute la stupéfaction des Mods black-bombérisés est là, c’est le cœur du mythe, son purple heart, l’étendard du Moddish beat claque dans l’azur immaculé. Ce génie pop est infesté de requins et d’accords d’Eddie Phillips. Encore un merveilleux coup d’extase fondamentale avec «Shock Horror». Franchement, cet album est un don du ciel. Les Creation créent l’illusion. Et voilà le stoner d’Eddie la bête : «Killing Song». C’est une véritable incitation à la démesure. Eddie drive ça à sa manière, sans pitié pour les canards boiteux. C’est joué au beat de jump avec une incroyable énergie. Comme on le voit avec «City Life», Eddie déterre toujours la hache de guerre. Pour le meilleur et pour le pire - Living in the city - Aw, c’est bardé de son. Eddie joue tout à la distorse mélodique. On entend Bob faire des siennes dans «English Language». Quel bassman ! Tout ça se termine avec deux cuts solo d’Eddie, «Woodstock Daze» et l’effarant «Good Times», ultime coup de Trafalgar.

C’est un plaisir que de mettre le grappin sur la version vinyle de Power Surge, un album qui va tout seul sur l’île déserte. Il n’a même pas besoin de nous. C’est l’un des plus grands classiques de rock anglais de tous les temps. Vous ne trouverez pas un seul déchet sur cet album. Il ne compte pas moins de deux coups de génie, à commencer par «Creation» qui ouvre le bal de l’A, un hit gorgé de son et dévoré de l’intérieur par la walking bass de Bob Garner. Ce truc peut hanter un fantôme. Et puis soudain, éclate ce refrain divin que visite la grâce elle aussi divine. L’autre absolu stormer s’appelle «Someone’s Gonna Bleed», claqué d’entrée de jeu à la Stonesy, et puis ça vire Moddish overdrive. Voilà encore un hit séculaire. C’est d’une indécente supériorité. Comme on l’a déjà indiqué, c’est Joe Foster qui produit, d’où le gros son de cet album miraculeux. Oh il faut entendre Kenny clamer Electric power surge comme un cake ! Le «Nobody Wants To Know» qui ouvre le bal de la B répond à une volonté d’imposer un son à coups de talon. C’est en plus gorgé de qualités mélodiques, puis ils tapent «City Life» au gros British beat saturé. On retrouve cet équilibre unique au monde entre le psyché pop et le beat du démon. Encore plus fascinant : «Free Men Live Forever», just perfect, et ça continue avec «Ghost Division», plus heavy, bardé de chœurs fantômes - Ghost/ Ghost division/ Ghost/ Ghost division - C’est le genre de chose qui peut marquer l’esprit au fer rouge, surtout que Bob Garner rôde dans le coin avec un gros son bien rond. Et ça se termine avec «O+N», une nouvelle échappée belle digne des plus grandes heures du Duc de Berry. On assiste là à une complète libération des atomes du rock. Kenny Pickett n’en finit plus d’emmener son beat à l’assaut du ciel.

Tout aussi indispensable, voilà Lay The Ghost, un album de reformation enregistré live au Mean Fiddler, 26 ans après le split du groupe. Dès «Batman/Biff Bang Pow», on voit que les Creation n’ont rien perdu de leur légendaire vigueur. Ils restent Moddish jusqu’au bout des ongles, il faut entendre Bob Garner rouler ses gammes en sous-main. Quelle classe ! «Life Is Just Beginning» sonne tout simplement comme un hit des Who. Puis ils tapent dans «I’m A Man», mais ce n’est pas aussi bon que la version enregistrée avec les Pretties. Eddie ne le rejoue pas à la note suspendue. Dommage. Et on retrouve les fiévreux accents Whoish - La la la la la la - dans «Nightmares», pur jus de rut ado. On tombe en B sur une fabuleuse version de «Tom Tom». Ils n’ont rien perdu de leur éclat. C’est tout simplement exceptionnel. Eddie multiplie les figures de haute voltige, il joue tout au gras du bide et en thématique infectueuse. Lui et Ronno sont vraiment les deux guitaristes les plus fascinants d’Angleterre. Kenny indique au public que «Lay The Ghost» a été écrit spécialement pour la reformation du groupe. Ils n’ont vraiment rien perdu de leur faculté à légender dans les brancards - On the road to nowhere - Les riffs d’Eddie puent l’élégance à dix kilomètres à la ronde. Et pour corser l’affaire, ils attaquent «How Does It Feel To Feel». Le public les acclame. Le ciel nous tombe sur la tête. C’est une fournaise. Il n’existe rien d’équivalent en Angleterre. Ils terminent avec «Painter Man». Eddie sonne exactement comme le early Pete des Who et les chœurs sont ceux des Who. On appelle ça du mimétisme.

En 1990, Eddie Phillips avait enregistré dans la plus parfaite indifférence l’album Riffmaster Of The Western World. On y trouve deux prunelles de nos yeux, une reprise d’«High Heel Sneakers» et une version pharaonique d’«How Does It Feel To Feel». L’High Heel est sabré d’entrée de jeu, ce sacré Eddie sait créer la sensation définitive, il nous gratte ça à la mythique sévère, yeah yeah yeah, c’est joué jusqu’à l’os. Même chose pour l’How Does It Feel, riffé de frais, légendaire dès les premières mesures. Comment pourrait-on définir Eddie Phillips ? Le mage du magistère ? Le maître de Marguerite ? Le master de masse ? Ce qui nous harponne le plus le cœur, c’est sans doute sa sublime approche de la heavyness psychédélique. On reste en awe devant le suspensif du pont suspendu. Il lâche des claqués d’accords mirobolants et joue le rock psychédélique anglais au mieux des possibilités maximalistes. Tout est très fascinant, sur cet album à petite pochette noire, tiens par exemple cette «Hendrix Trilogy» qu’il nous ressort des limbes. Il démarre avec «Hey Joe» et on s’en doute, ça vire à la catastrophe, car Eddie n’a pas la voix requise pour hey-jotter comme l’ami Jimi. Tragique et ridicule. Eddie perd tout le mess around. Alors il se fond dans «The Wind Cries Mary», sauf que la voix fait toujours pâle figure. C’est atrocement beau, mais Jimi nous manque - And the wind cries no more - Alors Eddie part en solo épidermique et ça se réveille subitement avec «Purple Haze», Eddie joue la carte du sustain de haze et s’en trouve fort à son aise, il skus-me-while-I-kiss-the-sky comme il faut, et pour maintenir la température, il enchaîne avec une belle version de «Midnight Hour». Il part la fleur au fusil, il nous claque ça au riff de l’East End, on le sent dévoué à la cause, nous voilà une fois de plus avec une version sévèrement riffée, ça ne rigole plus. Quand Eddie veille au grain, il veille au grain ! Le «Riffmaster» d’ouverture du bal vaut aussi le détour, c’est riffé sur un épais velours de l’estomac, Eddie sait soupeser les couilles du son. Chez lui, tout n’est que soupesage, riffage et volubilité suspendue. Il termine avec un «Mumbo Jumbo» monté sur le bon vieux Diddley Beat. Pauvre Eddie, il doit faire des pieds et des mains pour se faire admettre chez les consommateurs et tous ces ingrats qui n’entravent rien. Comme il est difficile d’être une légende du siècle. Victor Hugo, l’exilé de Guernesey, en savait quelque chose.

Eddie revenait en 2011 avec l’impressionnant Woodstock Daze, un album bardé de son. Dès le morceau titre, il envoie un shoot de Phillips daze dans le cul flappi de l’inconscient collectif. C’est un brin Walrus dans l’esprit, mais avec des trompettes joyeuses et une dynamique de brit-pop sixties. Notre héros connaît les secrets du son. Et ça continue avec «Waiting At The Crossroads», fabuleux shoot de boogie blues qui fleure bon la T. Rex-mania et l’Unstoppable Carter, c’est modelé dans l’enfer du son - Love have mercy/ Waiting at the crossroads - Eddie nous sonne bien les cloches, en vrai coq de Clochemerle et le voilà qui vrille sa bobine de solo, quel enfoiré ! Il tape une reprise de son vieux «Biff Bang Pow», ça sonne comme un réflexe et ça vire à la dementia collectivita de garage anglais, c’est d’une classe outrageante et embarqué au coulage de bronze d’Eddie doo doo doo you care for me/ Gotta move along babe, et il passe un solo de trille évangélique. Eddie règne sans partage sur la Creation. Il n’existe rien d’aussi devastating, darling. Il nous indique le chemin de la Mecque frénétique. On se pâme aussi devant «If I Ever Stop Moving», bouquet de relances extravagantes, tout est gonflé à l’hélium, et si tu veux entendre un LP de rock anglais pur jus, c’est là. Il finit avec une doublette démentoïde, «Good Times» et «PsychArelic», histoire de nous laisser le meilleur des bons souvenirs.

Oh et puis, il y a l’ouvrage de Sean Egan, Our Music Is Red With Purple Flashes: The Story Of The Creation qui jette une lumière pour le moins psychédélique sur l’histoire mouvementée du groupe. Il revient assez longuement sur la frappante ressemblance de look et de style entre Pete Townshend et Eddie Phillips - both skinny, black-haired axe-weilders with a similarity in the nose department - et il étaye son parallèle avec les changements des noms (Mark Four et High Numbers qui deviennent les Creation et les Who), ces deux groupes qui sont des quatuors, explosive and melodic music, pop art, et le même découvreur/producteur, Shel Talmy. Pete Townshend reconnaît que Dave Davies, Capton et Jeff Beck happened on feedback at the same time - But I was the loudest ! Sean Egan revient longuement sur Strat qui en plus des Creation manageait les Koobas et Beryl Marsden. Bien sûr, les Creation ne savaient pas que Strat était gay, comme l’étaient Simon Napier-Bell et Brian Epstein. La première chose que fit Strat fut de virer le bassman Tony Cook qui n’avait pas de look - small dumpy guy - pour le remplacer par Bob Garner. Ça faisait un blond dans un groupe de bruns et à l’époque, ça pouvait revêtir une certaine importance. Qui voit-on sur les pochettes des Stones et des Yardbirds ? Brian Jones et Keith Relf ! On ne voit qu’eux. Et quand Strat leur propose d’abandonner le nom de Mark Four pour s’appeler the Creation, ils rétorquent que ça fait un peu bible - It’s a bit bible, innit?» - et Strat le stratège leur répond : «That’s right. The Creation - we’ll create.» Comme on la déjà dit, dans l’histoire des mythes, le moindre détail revêt une importance considérable.

C’est Strat qui connaît Shel. Sean Egan rappelle que Shel Talmy est un producteur auteur, dans le même esprit que Phil Spector, ce qui est très différent du style de Mickie Most qui fabrique des hits à la chaîne. Comme Spector, Talmy sait tirer le meilleur profit d’un groupe (les Kinks, les Who et les Easybeats sont là pour le prouver). Talmy rappelle qu’à son arrivée en Angleterre, les groupes jouaient du polite rock, y compris les Beatles et les Kinks. Pour lui, les Stones et les Who furent les premiers à partir dans une autre direction et les Creation aussi, vers quelque chose de plus psychédélique. Talmy enregistre les Creation live, il veut du real raw. Il ne s’intéresse qu’à une seule chose : l’énergie des groupes. À ses yeux, les Creation ne sont pas des grands musiciens, mais le groupe sonne bien. Alchimie ? - That is exactly the word. They were greater than the sum of their parts. Shel parle comme Paracelse. Il n’y a pas de hasard.

Sean Egan revient aussi longuement sur le mystère de Toutankamon : a-t-on vraiment proposé à Eddie Phillips un job de guitariste dans les Who ? Pete Townshend rappelle qu’à une certaine époque les Who battaient de l’aile. Moony et John Entwistle en avaient marre de ce con de Daltrey qui leur tapait dessus et ils pensaient monter Lead Zeppelin (sic) avec Jimmy Page et Jeff Beck. Alors Pete devait anticiper et imaginer un moyen de renaître des cendres des Who. Il aimait bien Eddie Phillips. Il avait aussi repéré Phil Chen qui jouait de la base dans Jimmy James & the Vagabonds.

Pourquoi le groupe a viré Strat ? Parce qu’il empochait tout le blé sans rien redistribuer. Comme McLaren, il prétendait «investir» l’argent du groupe dans des «projets». Alors, ils se sont tournés vers Robert Stigwood qui était alors un manager de renom, mais il avait déjà trop de boulot avec les Bee Gees. Sean Egan revient aussi longuement sur la mouture finale des Creation, celle qui a suivi le départ d’Eddie Phillips en 1968. Comme Ronnie Wood l’avait remplacé, les Creation se mirent à sonner comme BB King et ce fut la fin des haricots. Amen.

Kenny Pickett postula pour le job de chanteur dans Led Zeppelin et il devint leur premier tour manager. Kim Gardner monta Ashton Gardner & Dyke. Quant à Eddie, il aurait pu remplacer Steve Marriott qui venait de quitter les Small Faces. Mais on ne lui avait rien demandé. Alors pour vivre, Eddie va conduire le bus 38 - Goes up to Victoria, went up to Leyton, right throught the West End - Et quand sonne l’heure du comeback, Alan McGee songe à solliciter Shel Talmy, mais Joe Foster veut s’en occuper. Dommage.

Signé : Cazengler, créafion

Creation. We Are Paintermen. Hit-Ton 1967

Creation. Lay The Ghost. Cohesion 1993

Creation. Power Surge. Creation Records 1996

Creation. Creation Theory. Edsel Box Set 2017

Eddie Phillips. Riffmaster Of The Western World. Promised Land 1990

Eddie Phillips. Woodstock Daze. Deliverance Of Sound 2011

Oregano Rathbone : Bow Selector. Record Collector #465 - April 2017

Sean Egan, Our Music Is Red with Purple Flashes: The Story of the Creation. Cherry Red Books 2004

Sur l’illusse, de gauche à droite : Kim Gardner, Jack Jones, Eddie Phillips et Bob Garner.P. S. : voir aussi l'article sur Shel Talmy – du même Cat Zengler – in KR'TNT ! 3339 du 14 / 09 / 2017.

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Lecteurs fidèles, vous êtes comme les mouches, vous aimez le sang. Le stupre et la violence sont les uniques raisons pour lesquelles chaque semaine vous vous jetez sur ce blogue. Vous faut votre ration hebdomadaire de rock'n'roll qui tâche, qui saigne et qui tue. Et bien ce soir ce sera différent. Du calme, de la douceur, de la tendresse. De la gaze, du satin, du velours. Ne vous y fiez pas trop toutefois. Prudence avec les rockers, z'ont toujours un parapluie bulgare sous le coude, au cas où.

 

03 / 03 / 2018FLOW

HOMMAGE A ELVIS A PARIS

JAKE CALYPSO / RICKY AMIGOS

La Seine est haute, mais the boat-flow est resté sagement à flot. Nec Mergitur. Facile à trouver, 48 ° 51 ' 47,8 '' de latitude, 02 ° 18' 53,6'' de longitude. Si vous n'avez pas de sextant dans votre poche, il est beaucoup plus simple de filer sur les quais, au bas du pont Alexandre III, rive gauche de la Seine, sur votre droite, le dos au dôme des Invalides. Restaurant et salle de concert, le Flow donne dans l'évènementiel des nuis parisiennes. Ce soir, de 19 heures à 23 heures Jake Calypso, et après soirée dance-bouillon-klub jusqu'à six heures du matin.

Belle salle et vaste scène dans les tréfonds de la coque qui se remplira comme un œuf. Délégation du 3 B, emmené par Duduche, le fan absolu d'Elvis, beaucoup de têtes connues, la tribu rockab a répondu à l'appel d'Elvis. Treat Me Nice, le Club des Amis d'Elvis, associé à l'évènement, offre enregistrements rares du fils de Tupelo et distribue calendrier de poche à l'effigie du matou des collines sauvages.

RICKY AMIGOS

Voulais le voir depuis longtemps. N'avais fait que l'apercevoir dans le public à un concert de Les Ennuis Commencent. L'est des conjonctions associatives qui remplacent aisément dix pages de texte et plus de trente ans d'explication de carrière. Riky Amigos c'est du rokab de bronco, ce dernier terme signifiant cheval libre et sauvage définit à merveille ce style qui galope dans les grandes plaines et hennit près des grottes sévillanes des gitans espagnols. Bref le voici, entouré de sa cavalerie, debout au milieu de la scène, occultant totalement Moza Pop derrière ses drums, J-P Maynadier crâne lisse comme une boule de billard, basse aux riff lourds comme des fanfares de mariage, dit El Primo, le premier cousin de la famille à émettre d'impertinentes remarques entre deux morceaux, l'imposant El Melenas prêt à faire gémir et couiner sa Gibson à la manière d'un chien dont vous vous amusez à scier les pattes juste pour voir s'il a mal. Ricky est au centre de ses amis, chemise rouge à pois blancs, guitare en main, une Madrilena précisera-t-il, les deux premiers titres me surprennent. Sonnent très groupes français, années soixante, Cette Fille, sans surprise qui lui a brisé le coeur et rendu fou, le scénario classique qui sent la malédiction du rocker à plein tube, avec une diction d'un art consommé, et Hé Cormoran ! le volatile monte haut, une cantilène aigre-douce sur le temps qui passe, et la loose qui vous colle à la peau à l'instar de ces nappes de pétrole peu écologiques qui vous enduisent les oiseaux marins d'une mortifère gluance. Ricky fait sonner les mots avec l'art consommé d'une ironie toute amicale. C'est ensuite que l'Espagne pousse sa corne, La Vida Pasa, Flor de Cristal, Casa Felix... y toda la sagrada familia dont je vous épargne l'énumération, l'on passe les Pyrénées, voici le roll-fandango, le rock-flamenco, le troll-alegria et le troc-buleria, El Melenas s'en donne à coeur joie, l'adore les licks qui tombent sans vous avertir en plein milieu d'une farandole, goutte à goutte, en plomb fondu sur votre cabosse tandis que le Maynadier vous rajoute deux louches sur les pieds pour vous donner envie de danser. Ne me demandez pas pourquoi Moza Pop se lève à chaque fin de morceau, afin de faire le tour de sa batterie et revenir s'asseoir sagement comme si de rien n'était. L'Amigos s'en tient à sa diction impeccable, vous découpe le spanish language au laser et vous le tend brûlant. Le mec qui vous fout le feu à la forêt amazonienne en frottant une allumette. L'a la salle dans la boîte, alors nos quatre commancheros vont porter l'estocade, par quatre fois, Firmamento, le grand jeu des guitares emballées, Loco Loquito, un brin de folie n'a jamais tué personne – du moins nous on en est ressortis vivants. Mais voici L'Autobus de la ligne 179 qui s'avance. File à toute vitesse. Normal, adaptation française du Cadillac de Vince Taylor, même scénario, la fille dedans que l'on ne revoit jamais. Un truc à vous rendre dingue épileptique. Pas le temps de se calmer, un Heartbreak Hotel – n'est-ce pas une soirée Presley ? - à vous briser el corazon sin razon, et même pas le temps de s'apitoyer sur notre vie détruite par ce tourment rock, c'est fini. Commencent à débrancher, Patrick Renassia – un bienfaiteur de l'humanité ( accessoirement un des producteurs de la soirée ) s'empare du micro et au grand soulagement du peuple prêt à prendre les armes il donne le feu vert pour un ultime morceau. Evidemment ces traîtres d'engeance spaniarde vont finasser pour notre plus grand plaisir, That's All Right Mama, avec en sandwich au milieu, quelques wagons du Mystery Train. Finissent sous une salve d'applaudissements, mission remplie, la salle est chaude comme le mois d'août sur la Costa Brava ! Côte sauvage !

INTERLUDE

Mesdames, Messieurs, je requiers votre plus grande attention. Le concert auquel vous allez assister ce soir, est un peu spécial. Déroge entièrement aux lois calypsiennes de la gravité rock'n'rollienne. Je me permets, dans le silence religieux dont vous faites preuve et pour lequel je vous remercie, de vous présenter le quintette qui nous fait l'honneur de nous présenter quelques ariettes impérissables du compositeur Elvis Presley. Sur votre gauche, on the keyboards, Pascal Mercier, vous notez l'extrême concentration avec laquelle il contemple son clavier, à ses côtés l'archet en main, les cheveux à la Beethoven qui lui mangent le visage, romantiquement au garde-à-vous près d'une vénérable contrebasse c'est Stéphane Bihan. A droite, assis bien droit sur sa chaise, qui tient impeccablement sa guitare, c'est Christophe Gillet que vous connaissez pour la fluidité de ses soli dans l'ensemble harmonique des Hot Chikens. Enfin si vous me permettez d'exprimer quelques doutes sur l'interprète suivant, incapable de retenir ses sourires aguicheurs, les bras en désordre, je dénoncerai la présence de Thierry Sellier, l'habituel timbalier des mêmes Hot Chikens déjà cités.

JAKE CALYPSO

And the Flaming Stars

Patrick Renassia quitte la scène. Vient de rappeler que la soirée est dédiée à Elvis, que Jake Calypso, reprend son disque 100 miles, produit par Rock Paradise Records, consacré aux slows d'Elvis enregistrés pour les bandeS-son de ses films, Jake le rappellera lui-même plus tard, non ce soir il n'y aura pas de poirier sur la grosse caisse, non il ne se roulera pas par terre, ce soir c'est spécial de chez spécial...

Tout doux, tout doux, c'est parti, Christophe Gillet égrène des notes avec une application d'écolier sur sa guitare, et Jake Calypso paraît dans une splendide chemise rouge, la classe, flashy, le gilet que Théophile Gautier devait arborer la même teinte cardinalice, la même sénatoriale pourpre laticlaviaire, le soir de l'hugolienne première d'Hernani, pour être resté aussi célèbre. S'assoit, dos droit comme un I majuscule, en une pose quasi-hiératique, guitare sur les genoux, timbre clair mais mi-voix susurrée dans le micro, en plein dans le lent tempo tandis que sur le grand écran derrière défilent des photos d'Elvis, devant ses cadillacs surchargées pour partir en tournée et très vite, les chastes et passionnées embrassades ( not me too ) avec les différentes actrices de ses films.

And fhe Flow slows, à peine, même pas un roulis, l'assistance l'oreille dressée, écoute les ritournelles, qui s'enchaînent, Jake raconte en quelques mots les circonstances dans lesquelles il a enregistré les voix, plus ou moins clandestinement, autour de Memphis dans les lieux hantés par Elvis, Home is Where the Heart Is, I will be Home Again, un très beau Suppose – la plus difficile à chanter d'après moi, dépouillée, juste un filet de voix et la nudité de quelques notes errantes de guitare... s'en tire bien Jake the Snake, se faufile en les ballades sentimentales, arpèges voluptueux de couleuvre paresseuse, et consommé d'orgue traînant, et puis merveilleuse apparition, Lina Belaïd, toute belle, toute fraîche, qui s'installe sur une chaise et qui nous fait pleurer son violoncelle, nous envoûte de longs sanglots funèbres, avant de s'éclipser en emportant en son sillage notre âme de rocker attendrie.

Voyez-vous le slow, c'est bien. Mais il existe encore un truc supérieur. Le slow-rock. Calypso en clame le titre très fort : Flaming Star ! , en prime on a droit aux extraits du film, Jake en profite pour lancer au galop le bel appaloosa qui passe sur l'écran, la tension monte d'un cran dans la salle. J'avais deviné juste, la cavalcade terminé, tout le combo rentre dans le rang, sauf Monsieur Thierry Sellier, l'avait déjà forcé sur les breaks durant l'étoile en flammes, mais il ne s'arrêtera pas là, dans la série des sweeties romances qui suivent, il pousse un peu, aux coups de ses balais l'air de rien de plus en plus appuyés, les jolies déclarations dans les orties rockollifères, à tel point qu'après I'll Remember You et Poketful of Rainbows, Jake Calypso rajoute un titre, qui n'appartient pas au CD 100 Miles, un blues assure-t-il et il nous fait crépiter A Mess Of Blues, d'une façon peu académique si l'on s'en tient aux rustiques rudiments du blues.

Vous le fait valser à cent à l'heure. La salle exulte, n'y tient plus lui-même, se lève, arpente la scène, jette la veste, court vite se rasseoir comme un gamin en faute que l'on vient de surprendre en train de chouraver du gâteau dans le frigo au lieu de plancher sur son devoir de math. Bref si nous osons une traduction métaphorique foireuse, une messe en bleue pas très catholique qui sent un peu trop le grand soufré. Calmons-nous, pas de panique, Wild in the Country, Today Tomorrow & Forever – l'est si convainquant l'oison diabolique que si j'étais une fille j'y croirais, Milky White Way, d'une bien belle manière, Lina Belaïd est revenu faire gémir et bramer son violoncelle tel un cerf accablé de chagrin au fond des bois, mais cette fois, l'on est moins émus, nos larmes sont taries et malgré cette douceur angevine digne de Du Bellay avec laquelle elle effleure son instrument, l'ambiance a changé, l'on sent que l'orage électrique approche.

Un seul coupable, Thierry Sellier, vous assène les trois coups de semonce fatal, la semence foudroyante du destin qui s'écroule sur vous sans que l'ayez invitée, If youre looking for trouble, keep the rigth place, Calypso encore tout emberlificoté dans son acoustique nous menace dans son micro, vous repousse chaises, guitare, micro en un coup de vent ( avis de tempête ) et les Flaming Stars explosent. Stéphane Bihan slappe comme s'il giflait son percepteur, Christophe Gillet, ne frôle plus sa guitare comme s'il jouait de la harpe, la métamorphose en harpie vengeresse, vous envoie sans pitié des riffs de feu furieux qui vous affolent, et Pascal Mercier atteint d'un très grave delirium tremens transforme son clavier en pumpin' piano, du coup Loison s'en vient régler son compte à une touche, une seule, un vieille histoire à apurer, on ne sait pas laquelle, mais il vous la défonce d'un doigt Little-Richardien, vengeur et terriblement opiniâtre, qui fait hurler la salle de plaisir paroxystique à tel point que l'on atteint le point G +++ de l'orgasme collectif lorsqu'il entreprend de jerrylouser la moitié des touches en longues glissades foudroyantes, à croire que l'on vous épile à vif le pubis.

Après cela, ils viennent tous en groupe saluer. Une honte, un scandale. Essaieront de nous refaire trois fois le coup. Inutile de dire que ce genre de combine ne prend pas. Renvoyés immédiatement au boulot. On sait bien qu'il se fait tard, mais on veut encore casser quelques œufs d'autruche de plus dans l'omelette. On a eu raison d'en redemander une grosse portion, quelques courageux et courageuses sont invités à monter sur scène et une fiesta charivarique imprégniée de ferveur gospellique embrase la salle qui catapulte a capella... Y aura encore quelques gâteries dont un Rockin to Night jamboreesque, mais c'est la fin, le salut final sous les acclamations... Patrick Renassia vient remercier public et artistes donnant rendez-vous pour un autre concert...

Ce n'était pas gagné d'avance, mais au poker menteur du rock'n'roll Jake Calypso et ses Flaming Stars viennent de rafler la mise, les paris, et la banque. Une soirée mémorable. Qui restera dans les annales.

Damie Chad.

P.S. : en fin de cette livraison le lecteur curieux du disc 100 MILES de JAKE CALYPSO, parue dans la 339 ° édition de KR'TNT ! Du 14 / 09 / 2017

 

BASHUNG

VERTIGE DE LA VIE

PIERRE MIKAÏLOFF

( Editions Alphée – Jean-Paul Bertrand / 2009 )

 

Les copains m'avaient prévenu, tu verras c'est le meilleur, mais je n'ai pas fait d'effort pour le rechercher. Comme les petits oiseaux j'attendais qu'il me tombât tout cui-cui sous la main, ce qui n'a pas tardé à se concrétiser. La faute à la barrière du train qui m'a permis de visionner le paysage, à droite et à gauche. Pile sur une armoire remplie de books à disposition des voyageurs. J'ai garé la teuf-teuf et suis allé jeter un coup d'œil, du Bordage, du Genet, et ce Mikaïloff, j'ai fait main basse, autant de pris sur l'ennemi. Avant on attachait les chiens sur les aires d'autoroute, maintenant c'est les bouquins qu'on empile auprès des gares, les gens feraient mieux de s'abandonner eux-mêmes, au moins on n'aurait pas à les récupérer.

Quatre cent quarante pages, remarquez avec l'interligne aussi large que la Seine en crue... en plus Bashung c'est un bavard, un renfermé paraît-il, un taciturne réputé soi-disant, mais suffisait de lui ouvrir un micro pour qu'il vous en ponde des tartines. Le mec, non seulement il réalisait ses disques mais il assurait le service après-vente, vous racontait tout ce qu'il avait voulu faire, comment vous devriez le recevoir et n'omettait pas le parallèle avec la confection et la réception des précédents. Pouviez lui poser des questions sur tout, il aimait philosopher sur ses méfaits comme sur ses succès. Le regard critique en plus. Des confidences à ne plus savoir où les mettre. Mikaïloff n'en abuse point, du moins au début, parce que parvenu à la deuxième moitié, il doit être pressé de finir, alors il recopie.

Ce qui n'est pas un tort. Rien de plus insupportable que ceux qui parlent à votre place. Ce n'est pas que victimes ou coupables vous sortent la vérité vraie, ne soyons pas naïfs. Mikaïloff recoupe dires et paroles, sans insistance mais suffisamment, pour mettre Bashung en face de ses incohérences et de ses non-dits. Ce qui n'est pas un crime en soi, n'est ni mieux ni pire que nous Bashung, repeint un peu la façade selon les circonstances. Souvent la haine recouvre nos anciennes amours. Ce n'est pas que l'on trompe les autres, c'est que l'on se renie soi-même.

L'enfance de Bashung en Alsace ne nous y attardons pas, lui-même n'aimait guère l'évoquer. Ce n'est pas qu'elle fût déplorable ou malheureuse, seulement terne et ennuyeuse. Avec toutefois un grand soleil à l'ouest. Y avait du nouveau. Le rock'n'roll ! Le problème à l'époque ce n'était pas ceux qui découvraient le rock'n'roll, ce sont tous ceux qui sont passés à côté de cette musique, de leur unique raison de vivre. Un poids mort qui a plombé l'existence des vrais vivants. Né en 1947, touché par le rock en 1959, Buddy Holly, Gene Vincent, Jerry Lou, les Shadows, Vince Taylor, toute la tribu... L'aura un groupe, comme tout le monde, enfin presque, The Dunces, mais il ne s'arrêtera pas à si peu, vise à autre chose...

Qui mettra du temps à venir. Enregistre son premier 45 tours chez Phillips en 1966. L'en faudra encore vingt pour que le succès se pointe, en 1980. Pas tout à fait de sa faute. N'est pas prêt, dépend trop de ce qui l'a précédé. Ce n'est pas qu'il chante mal, c'est qu'il n'a pas encore trouvé sa voix. Les autres ne l'aident pas, ne voient pas aussi loin que lui, maison de disques, attachés de presse et producteurs sont à cent mille lieues de leur produit. Il se voudrait rocker, mais on essaie de le déguiser en chanteur de charme, en jeune homme romantique. Fiasco sur fiasco.

Se découvre petit à petit. L'a un don pour composer des morceaux, place des chansons, pas des hits, mais cette veine créatrice sera plus tard son principal filon. Les rencontres surtout, ne fait pas ce qu'il veut mais il prend tout ce qui est à a prendre et il apprend vite. Une première rencontre avec Gérard Hugé et Noël Deschamps, Hugé un des rares producteurs français qui fonctionne à l'anglaise, qui sait que d'abord avant tout, il ne faut pas un arrangement – et pourtant les siens sont chiadés à mort – mais un son. Noël Deschamps sera le grand bénéficiaire de Gérard Hugé, Noël un des rares rockers français qui sonne originellement et originalement français alors que son alter ego Ronnie Bird reste bien près du calque anglais. Bashung fournira Ho La Hey ! à Deschamps qui plafonnera à 300 000 exemplaires.

Un deuxième maître. Dick Rivers qui le gardera près de quatre ans avec lui, le temps d'apprendre à se servir d'un studio – et peut-être mieux de s'y mouvoir, de réaliser un projet que l'on a en tête et qu'il s'agit de transcrire dans la réalité. Dick est décidé à relancer le rock'n'roll des pionniers en France, pas selon une rétrograde vision passéiste, mais dans une perspective beaucoup plus moderne. L'esprit mais pas la copie. Plus personne ne croit en Dick et c'est à Toulouse qu'envers et contre tous avec le groupe Labyrinthe, secondé par Jacky Chalard qui plus tard lancera le label Big Beat, qu'il va rebouster sa carrière et conforter Bashung dans une idée simple : celle d'agir au plus près de sa propre volonté. Une leçon que Bashung ne manquera pas d'appliquer dans la deuxième partie de sa vie.

Celle-ci débutera en 1980 avec Gaby. Et Boris Bergman. Entre temps Bashung aura participé à l'opéra-rock La Révolution Française, une expérience qui le conforte dans son incomplétude. Bergman jouera le rôle de l'accoucheur. C'est lui qui déclenchera la venue du bébé. Bergman, le parolier, lui permet de mettre les mots sur ses quatorze années de galère, et dès qu'il aura les vocables Bashung parviendra enfin à placer sa voix correctement. Ce n'est pas qu'il chantait faux ou mal, c'est qu'il prononçait les words d'une manière dont il avait confusément pleine conscience que ce n'était pas ce qu'il désirait.

Bergman n'écrit pas des paroles que Bashung chante, jette des mots et Bashung colle les siens, dix fois, vingt fois, on améliore, on retranche, on ajoute, on repart à zéro, on sort une autre idée, l'on ne sait pas où l'on va, mais l'on sait que l'on progresse. Quand on est bloqué l'on remet Johnny Kidd et l'on repompe l'intro de Reminiscing de Buddy Holly, et l'on malaxe les mots à n'en plus finir.

Le succès est là, mais plus que le million de disques vendus Bashung possède maintenant sa méthode. Fera un deuxième album avec Boris puis le laissera tomber. D'autres le remplaceront avec plus ou moins de bonheur... Les détracteurs et les amis du chanteur partagent la même analyse : il n'aime pas être redevable des autres, il se sert d'eux comme d'une échelle, arrivé en haut, il la repousse du pied et en cherche une nouvelle... Pas vraiment une critique, un constat, parfois amers, parfois envieux. En Orient l'on exprime cela d'une autre manière : le disciple doit tuer le maître...

Musique et paroles. Les années quatre-vingt se plient à merveille à la méthode de création de Bashung. Les synthétiseurs débarquent, les studios permettent des expérimentations inédites, l'on peut se jouer de la musique comme des mots. Ce n'est pas la note qui compte mais l'ambiance qu'elle suscite, idem pour les mots, ce qu'ils évoquent est plus important que leur sens littéral. Il y a comme principe d'incertitude qui préside aux morceaux en gestation. L'on est plus près des bidouillages de Bowie sur Low que de la claire réverbe du studio Sun... Bashung se perdra quelquefois. Entre pseudo-surréalisme et verbiage la distance n'est pas énorme... l'aura aussi de superbes réussites. Saura aussi mettre de l'eau dans son vin quand le public décrochera... Le rock sans guitare est-il encore du rock, nous répondrons oui car le cas Bashung ne se résout pas selon nous à un niveau strictement musical. Mikaïloff élucide bien la problématique. Certes nous sommes loin du simplisme des paroles du rockabilly, mais attention, ce n'est pas parce que l'on essaie d'élever les lyrics au-dessus de la banquette arrière de la Cadillac que l'on ne court pas un plus grand danger. National, pourrait-on le qualifier, faudrait pas tomber dans le bourbier de la chanson française, à texte, de qualité, le pas en avant qui vous coupe irrémédiablement du rock'n'roll. Qui vous rejette dans le vieux monde des décorations et des distributions de prix.

Cette tentation existe chez Bashung, son album avec Gainsbourg, l'enregistrement du Cantique des Cantiques, cette recherche d'un mieux-disant poétique, d'une caution en quelque sorte morale qui vous rapproche d'un certain establishment bobocul-culturel la praline n'est pas ce que nous préférons chez lui... Ceci dit nous aimons bien le rocker déjanté, sur scène et ailleurs, cette vie de bâton de chaise, et sa dignité au moment de mourir.

Les copains avaient raison, le book de Mikaïloff est le meilleur de tous ceux j'ai lus sur l'artiste. Je ne l'abandonnerai pas sur une aire d'autoroute. Promis. Juré. Craché. A la gueule du monde.

Damie Chad.

BIG BEAT MAGAZINE N° 29

( calameo.com )

Le premier numéro de Big Beat parut en mai 1969. L'était une émanation de la FARC ( Fédération des Amateurs de Rock'n'roll et de Country ), regroupement des fan-clubs hexagonaux autour d'une poignée d'activistes rock admirateurs des pionniers, comme George Collange, Alain Mallaret et les frères Boyat... Le rock and roll français leur doit beaucoup... L'aventure se termina au numéro 21... Mais le phénix du rock renaît toujours de ses cendres, et en 2016 Alain Mallaret sortit le numéro 22... Exit le papier, version internet – je regrette, avec d'autant plus de force que moi-même... - Voici donc le 29°, tout chaud sorti des calames de calameo...

Un bel et long article de Gilbert Bireau sur Dale Hawkins. Ne pas confondre avec un de ses lointains cousins Ronnie Hawkins, ne dites pas que vous ne connaissez pas, l'est l'immortel ( ce qui ne l'empêchera pas de sucer les pissenlits par la racine en 2010 ) créateur de Susie Q, ( I love the way you walk ), né en 36, Elvis et Gene en 35 pour situer, d'un père musicien, élevé par ses grands-parents avec la rigidité religieuse adéquate... grandit, sèche l'école, mille petits boulots, achète une guitare décide de devenir musicien, se retrouve à Shreveport gardien de parking au Louisiana Hayride. Ne pouvait pas tomber mieux puisque c'est là qu'il rencontre D. J. Fontana et Richard Burton. Burton qui tiendra la guitare sur Susie Q, qui paraîtra chez Chess en 1957. Pour la suite moins triomphale de l'histoire reportez-vous à l'article qui fourmille de renseignements... Vous y croiserez entre autres la figure de Merle Kilmore précédemment rencontrée dans la cronix sur le dernier livre de Michel Embareck avec Dylan et Johnny Cash... Johnny Cash que vous retrouvez avec June, photos, coupures de journaux anglais, à l'occasion de la remémoration du fameux concert de Wembley de 1971 où les intrépides reporters de Big Beat Magazine purent partager la table, et en profiter pour une interview, du Maître du Country himself, et de Carl Perkins, preuve qu'un bonheur n'arrive jamais seul. Un petit tour à Tahiti et un autre à Montauban – moins classe certes mais avec Fats Domino - ce qui change la donne, une chronique en français sur un english book consacré à la naissance des Teddies Boys, une présentation de disques – en langue anglaise - avec entre autres Eddie and The Head-Starts ( vus au 3 B ) une évocation de Louisiana Hayride, et enfin un long article sur Gene Vincent.

Pas tout à fait un article, plutôt une recréation biographique due à la plume de David Long Tall, directement inspirée de la narration de Dickie Harrell parue pour la première fois in extenso au début des années 70 en France dans la revue Phantasm'. Les faits sont connus, mais on ne s'en lasse pas, surtout que David Long Tall met de la chair autour de l'os évènementiel. Une véritable nouvelle, vous croque les personnages à la manière des films des années cinquante, si en réalité les faits se sont passés autrement, préférez la version de David Long Tall.

Trente-deux pages. Gratuit parce que chez certains le rock'n'roll n'est pas une marchandise mais une passion. Ou un art de vivre.

Stupidement impardonnables vous serez, si de le lire vous omettez.

Damie Chad.

 

THANK'S ROCK AND ROLL

VICTOR LEED

Big Beat Records / 88 805 / 1980

Enregistré le 17 avril 1960 au studio Davout.

Producteur : Jacky Chalard.

Patrick Lozac'h : lead guitar / Donald Rieubon : drums / J. J. Astruc : acoustic guitar / Freddie Legendre : slappin' bass / Victor Leed : vocal .

C'est terrible ces histoires où certains personnages sont incontournables. Par n'importe quel bout que vous les prenez, ils reviennent. Une véritable comédie humaine balzacienne. Mais ici, ne sortent pas de l'imagination féconde d'un romancier. C'est que les activistes sont partout où la cause les appelle. Jacky Chalard était auprès de Noël Deschamps, amateur de rock'n'roll, on le retrouve évidemment avec Bashung pour l'enregistrement du Dick'n'Roll, et moins d'une dizaine d'années plus tard il crée une structure parallèle à Big Beat Magazine. En toute logique ce sera Big Beat Records. Sur le papier une affaire foireuse, quel public pourrait s'intéresser à cet old style mort et enterré depuis belle lurette ! Bien sûr des moins jeunes, le régiment avachi des rétro-nostalgiques qui répondirent à l'appel sans retard sans doute n'attendaient-ils que cela. Et des jeunes. Plein de jeunes. Toute une jeunesse qui depuis quelques temps louchaient sur les rééditions anglaises des trésors du rockabilly. Notamment de jeunes groupes comme les Alligators, Jezebel-Rock et The TeenKats ( avec Zio et Thierry Le Coz ) qui lancèrent la mode. Pas une raison pour oublier les générations précédentes, Vince Taylor – le plus national des rockers étrangers – et les amerloques à la Sonny Fisher que leur propre pays tenait en grande et impardonnable négligence. Bref dix ans plus tard le catalogue Big Beat était d'une richesse incroyable. Cela remit à flot la carrière d'aînés plus ou moins en déshérence, mais ceux qui profitèrent de cette flamme rockabillienne hexagonale furent les Stray Cats qui trouvèrent par chez nous une crédibilité refusée par ailleurs.

Mais venons-en à Victor Leed. Fut une figure majeure du renouveau rockabilly made in France. Fan absolu d'Elvis Presley, Laïd Hamdani d'origine kabyle fréquente dès le milieu des années 70 Treat Me Nice ( voir cronix sur Jake Calypso plus haut ) le fan-club d'Elvis Presley, c'est-là qu'il rencontre Tony Marlow qui l'accompagnera plusieurs fois, notamment avec son groupe les Rockin'Rebels. Coaché par Ding Dong, une figure tutélaire du french Movement Rockabilly, il est le premier chanteur national qui parvint à insuffler et à atteindre une réelle authenticité dans cet art difficile qu'est le pur phrasé rockab pour des gosiers hexagonaux. Ce gamin des rues et des bandes parisiennes, porté par l'explosion rockabilly, connut au début des années quatre-vingt son heure de gloire. Le 25 cm enregistré chez Big Beat et peu après le simple : Mary, Mary / Le Swing du Tennessee n'y furent pas pour rien, mais aussi ses prestations scéniques qui époustouflèrent leur monde... La suite fut moins glorieuse, le reflux de la mode rockabilly, sans doute souffrit-il de l'éloignement des projecteurs médiatiques... Il essaie de revenir dès la fin des années quatre-vingt dans un style différent, ce swing-jazz de l'entre-deux guerres dont Django reste le meilleur interprète... En 1994, Victor Leed décède des suites d'une longue maladie comme l'on dit pudiquement pour ne pas s'appesantir sur la misère inhérente à la condition humaine... Reste le souvenir fou – et de plus en plus flou - de ce jeune chanteur qui fut et demeure une fulgurance du french rockabilly. Reconnu par Carl Perkins, Billy Lee Riley, Waren Smith, Sonny Fisher, Vince Taylor, Carl Mann... Victor Leed aura inscrit son nom dans la légende du rockabilly.

But in your eyes : scintillement de cymbales, voix claire, pas vraiment assurée au début mais qui bientôt s'amplifie et prend de l'assurance, rythmique un tantinet jazzy, un premier solo de guitare qui sent un peu trop l'électricité pour un rockabilly qui se se veut proche des racines et un second plus intuité sur lequel se termine fort originalement en ligne de fuite le morceau. I forgot to love : un peu papier calque de Jailhouse Rock, avec cette manie de manger les mots pour avoir l'air américain et étirement vocalique sur le refrain, plus un solo central qui embaume les Blue Caps. Blue River : entre slow et country, la voix se fait caresse et la musique sautille. L'ensemble sonne rétro en diable. Le Pelvis vous transformait la moindre bluette en tourment romantique. Victor Leed ne possède pas cette puissance dramatique. Un peu trop gentillet. To change my life : très proche du King, trop proche, à l'époque cette aisance caméléonseque a dû passer pour du génie, mais aujourd'hui cela semble daté. Jenny : le slow qui tue. Du susurrement murmuré à la grande amplitude vocale. Les guitares gambadent sans méchanceté, Elvis du retour de l'armée qui vise un large public... Don't be looking for trouble : imitation de Mystery Train, un des morceaux les plus convaincants du disque. Guitare un peu trop aigrelette mais la rythmique tient le coup et Victor se débrouille mieux que bien encore plus cowboy qu'Elvis sur la fin. She don't care : dans la même veine. Victor a enfin compris que la voix doit passer devant et tant pis pour les musicos, à eux de se débrouiller pour se faire remarquer. Ils y parviennent très bien, mais durant ce titre Victor the lead a enfin compris que c'est lui qui mène l'attelage et que le charriot se doit de suivre. He's the big boss man. Shy : rien qu'au titre l'on comprend que l'on est dans le pur sirop grenadine, el Mister Leed ne lésine pas sur la dose, plus c'est sucré, meilleur c'est. D'ailleurs on s'en reverse deux ou trois verres. Et un dernier pour la route. Too much to be right : l'on revient aux choses sérieuses, une bonne barre de rockab plaquée or et aussi épaisse qu'un pare-choc de Cadillac. Victor surplombe et emporte le tout, une belle démonstration de la manière de placer sa voix dans le rockab. Une véritable classe d'excellence pour ceux qui s'essayaient à ce genre de sport au début de la neuvième décennie du siècle dernier. Thank's rock and roll : dans la même veine mais encore mieux envoyée, l'aisance indolente du chat qui s'étire au soleil et puis qui se transforme en tigre pour fondre sur une innocente souris, et vous rappeler que dans le rock'n'roll c'est comme dans la vie, nul n'est innocent.

Une deuxième face bien supérieure à la première qui nous laisse sur nos regrets. Dommage que les circonstances n'aient pas permis à Victor Leed d'épanouir son talent. L'avait les qualités pour imposer une proximale maturité. Il n'en fut pas ainsi. Du moins a-t-il montré le chemin et inscrit l'impossible dans les champs du possible.

Damie Chad.

 

Nous redonnons ici notre cronix du disque 100 Miles de Jake Calypso par dans la livraison N° 339 du 14 / 09 / 2017

100 MILES

JAKE CALYPSO

( Rock Paradise / Chickens Records )

( Sortie : 16 août 2017 )

KISMET / HOME IS WHERE THE HEART IS / I WILL BE HOME AGAIN / SUPPOSE / FLAMING STAR / I'LL REMEMBER YOU / POCKETFUL OF RAINBOWS / WILD IN THE COUNTRY / TODAY TOMORROW & FOREVER / IN MY WAY / MILKY WHITE WAY / THEY REMIND ME TOO MUCH OF YOU

Jake Calypso : chant + guitars / Christophe Gillet : guitars + choeurs / Hubert Letombe : acoustic guitar + manettes / Didier Bourlon : guitar / Viktor Huganet : guitar + choeurs / Mehdi Wayball : guitar / Thierry Sellier : drums / Alexandre Letombe : drums / Guillaume Durieux : contrebasse / Ben D. Driver : Contrebasse / Serge Renard Bouzouki : violoncelles + accordéon + mandoline + bouzouki / Nick Anderson : piano / Fabrice Mailly : harmonica / Bernard Leblond : percussions / Jean-Charles Thibaut : choeurs.

A lire la liste des participants l'on pourrait croire que Hervé Loison avait décidé de convoquer l'entière tribu des derniers mohicans pour un grand pow-how d'enfer rock'n'rollien. N'en est rien. N'y a pas de disque plus solitaire que celui-là dans toute la production française. Un rêve de rocker. Forever. Comme personne n'oserait en faire. Une folie douce. Le type qui plante une pelouse pour les coccinelles en plein milieu de la jungle infesté de tigres sanguinaires. Remarquez l'on aurait pu s'y attendre. Des indices qui ne trompent pas : dans les premiers temps de son parcours : ce groupe nommé Mystery Train ou cet album enregistré à Memphis dans les studios Sun voici à peine deux ans, ne sont-ce point poinçons presleysiens à foison chez Loison ? Donc un disque dédié à Elvis cela tombe sous le sens pour quelqu'un qui vient de rééditer celui dédicated to Gene Vincent et qui a enregistré par ailleurs des albums consacrés à Little Richard et Johnny Burnette. L'on peut déjà dresser la set list, les incontournables comme Heartbreak Hotel, Hound Dog, Don't Be Cruel, tiens ce Milkcow Blues rugueux à souhait et... ramenons les vaches à lait à l'étable, Hervé ne mange pas de ce pain blanc de la facilité attendue. L'est un rocker, un vrai, un pur, à la dure caboche qui n'en fait qu'à sa tête. Faut toujours surprendre l'ennemi du côté par lequel il ne vous attend pas. Vous rêvez du Pelvis frénétique, erreur sur tous les sillons, ce sera le roucoulard des demoiselles, l'Elvis des plus ignobles ballades, celles qui vous font larmoyer de honte à l'idée qu'elles pourraient vous donner envie de pleurer car il est bien connu qu'un rocker au cœur de pierre ne pleure jamais... Pourrait se trouver au moins une excuse l'oison tapageur : morceaux immémoriaux de la mélancolie populaire que les cowboys chantaient le soir venu autour du feu, mais non fait exprès de puiser dans le répertoire le plus inavouable de l'enfant de Tupelo, quand il troque - à l'instigation dollarophile du colonel Parker - l'herbe bleue du Kentucky pour les champs de navets cinématographiques. Z'oui, mais pour Loison chez Elvis tout est bon. N'est-il pas le roi du rock ? Faut pas grand chose pour le prouver. Un petit magnéto et un billet d'avion. L'aéroplane c'est pour se rendre à Memphis, et le mini-cassette pour enregistrer, à mi-voix et parfois en cachette, et souvent à la sauvette, douze pépites d'Elvis dans les endroits où il a vécu : Tupelo, Graceland, Nashville... poussera le vice jusqu'en Allemagne. C'est de retour à la maison que Loison a rameuté les amis, faut habiller l'émotion de cette voix dénudée, lui tisser un habit transparent de cristal et de diamants.

Me suis posé la question : comment rendre compte d'un tel disque ? En même temps totalement hommagial et extrêmement personnel. Après avoir hésité me suis décidé pour l'épreuve ordalique. Par le feu. Morceau par morceau. Version Elvis. Version Jake Calypso. Méthode un peu traître. Nos deux lascars ne sont pas à armes égales. Confort du studio pour l'un, et enregistrement quasi-clandestin pour l'autre. Pas un match, Elvis hors catégorie de par son statut historial et Calypso qui ne se présente pas comme un challenger.

Kismet : annonce fort la couleur Loison, dès le premier morceau. Perso, Kismet n'a jamais été qu'un morceau au mieux purement anecdotique de la discographie du King, extrait d'un film qui n'a pas laissé un souvenir impérissable dans l'histoire du cinéma. Et c'est-là que l'on se rend compte de l'habileté diabolique du projet. Ne s'agit pas d'une reconstitution à l'identique. Calypso dénude le chant, en accentue la limpide fragilité, donne à sa voix un tremblé que la mature facilité elvisienne a laissé de côté. Même parti-pris pour l'instrumentation qui accompagne plus en douceur qu'elle ne souligne chez Presley. Home is where the heart is : un morceau un peu moins rose ( même si l'héroïne de Kid Galahad s'appelle Rose ) que le précédent, davantage ballade country pour dire vite, Elvis y use sans abus de l'obus de son inflexion barytonnienne. Loison y susurre délicieusement, là où Elvis pousse au drame Calypso tire vers une taquinerie plus délicate. L'air de l'amoureux transi à première oreille, mais qui sait y faire pour embobiner les demoiselles... Moins sûr de lui que le chat des collines mais peut-être plus finaud. I will be home again : un titre de circonstance pour le premier album d'Elvis de retour à l'armée. Elvis met le paquet, voix doublée par celle de Charlie Hodge et derrière la musique balance et tangue comme dans une salle de ball. The Pelvis a les mains sur les hanches de la belle et l'est sûr qu'après va l'assaillir à la hache d'abordage sur la banquette arrière... Loison ne se dérobe pas. L'attaque lui aussi bille en tête, guitares un tantinet un peu plus rustiques et des chœurs qui s'en donnent à cœur joie. Va encore y avoir des taches suspectes sur les sièges et Jake en rajoute au final, la voix qui éclate en trompette comme un coup de klaxon triomphal. Elvis n'y avait pas pensé, tant pis pour lui. Suppose : Elvis n'y va pas de voix morte, à l'écouter z'avez l'impression qu'il annonce l'imminence de la fin du monde, heureusement qu'il devient tout tendrou dès qu'il parle d'amour. Pas fou l'oison laisse le violoncelle de Serge Renard se charger de la promotion de la catastrophe, la voix reste à hauteur de demoiselle, la frôle, la cajole comme pas un. Je suppose qu'elle préfèrera l'homme de chair au super héros, même si avec les filles on ne sait jamais. Flaming star : générique d'un des films les plus aboutis d'Elvis. N'a pas peur Loison de s'attaquer à une de ces pépites du Maître. Genre de titre original dont l'interprétation d'une aisance déconcertante s'impose que aimiez ou non. Indépassable, mais Loison et son gang ont trouvé la parade. Tous ensemble. Une cavalcade digne du meilleur des westerns. Même que celui qui tire de l'accordéon, Serge Renard, joue plus vite que l'homme de main presleysien commis à cette même fonction, et Loison entraîne la troupe en galopant un cran au-dessus. S'en tire avec les honneurs de la guerre. I'll remember you : celui-ci Calypso est allé le chercher sur la dernière piste de la deuxième face de Spinout, Elvis devait l'aimer l'a souvent repris en public, guitare hawaïenne qui picore comme des tourterelles et voix de velours inimitable. Difficile d'être plus langoureux, Jake pose sa voix sur un fil angulaire, la rend plus fragile, plus blanche, le gars qui se déclare la peur au ventre, guitare qui grince en équilibre et traînées d'harmonica pour prendre courage. Pocketful of rainbows : Elvis lui file une allure de petit train d'interlude, le rythme trottine et la voix gambade en arrachant des touffes d'herbe, irrésistible. Coups de sabots sur la batterie, un petit coup d'accordéon pour emporter la décision, le timbre de Jake devient ardent, fouette cocher qui sera le premier à sortir un arc-en-ciel de sa poche ? Wild in the country : Sauvage est le country mais suave est la voix d'Elvis, des chœurs au loin chantonnent quelques cuillerées de miel, fermez les yeux vous êtes au paradis. La réalité doit être un peu plus rugueuse alors Calypso appuie un peu plus et les guitares cristallisent plus fort. Très convaincant. Deux dépliants touristiques alléchants. Today tomorrow & Foerever : Elvis triche, l'a le plus joli des jokers dans sa manche, la divine Ann Margret en personne – une de ses très rares conquêtes qui sera présente à ses obsèques – part avec un double handicap notre champion national si l'on pense à la débauche d'images en surimpression qui accompagnent la scène dans Viva Las Vegas, s'avance seul mais est très vite épaulé par son band d'amis, ce que vous ne voyez pas, vous l'entendrez, les guitares résonnent et bientôt vous marchez sur un tapis de mandoline. Bien joué ! In my way : Elvis. Tout doux, tout court. Sans fioriture. Le frottement des cordes comme comme de lointains pépiements de passereaux. Jake légèrement plus hésitant en sa déclaration. La voix plus nue, plus vulnérable aussi. Emotion pure. Le chant semble s'aventurer dans les orties de la parole. Pour donner plus de poids à la promesse éternelle. Milky white way : Ne s'agit plus pour Elvis de refermer dans sa patte de gentil méchant loup la menotte d'une fillette qu'il ne tardera pas à croquer mais de poser la sienne dans la paume de Dieu. Gospel chatoyant. Alors Jake se lâche. Nous donne les grandes orgues de sa voix qui résonne d'autant plus que l'accompagnement derrière est d'une tonalité plus authentiquement rupestre. They remind me too much of you : Les chœurs qui foncent sur la voix du King et puis qui fondent pour se mettre au diapason de ce mohair doucereux, Jake plus haut, plus affirmatif, avec parfois des clairières de repos et un piano qui laisse perler ses notes.

Calypso s'en tire mieux que bien. L'avait mis mis la barre haute. Mais son adversaire n'était pas Elvis. L'a tenté un pari contre lui-même. Crache mes tripes et montre-moi ce dont je suis capable. Fallait un sacré culot et une bonne dose de courage pour se lancer dans une telle entreprise. Et un sacré talent pour la réussir. Ce n'est pas qu'il chante aussi bien qu'Elvis – ce n'est pas la question – mais c'est qu'il se tient à ses côtés sans jamais faire un pas dans les sentiers du ridicule. Sans tricher. En lonely fugitive qui cesse de fuir et qui s'affronte au danger sans ciller. Ces douze morceaux sont les plus doux de toute sa discographie mais jamais il n'a su hausser le ton aussi fort. L'on ne s'en va pas houspiller le cobra dans son abri parce qu'il vous embête, mais pour se mesurer à ses rêves d'enfant. Ou de fan. Ne s'agit pas d'être le plus fort. Mais de combattre. Afin d'être digne de soi-même. A ses propres yeux. Parce qu'en certains moments importants de votre vie vous ne voyez plus les regards des autres. Et en cela Jake Calypso y a merveilleusement réussi.

Damie Chad.

13/09/2017

KR'TNT ! ¤ 339 : WILDFIRE WILLIE + BETHUNE / SHEL TLMY / EIGHTBALL BOPPERS / JAKE CALYPSO / OSCAR ALLEMAN / JIM MORRISON

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 339

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

14 / 09 / 2017

 

WILDFIRE WILLIE + BETHUNE / SHEL TALMY /

EIGHTBALL BOPPERs / JAKE CALYPSO /

OSCAR ALEMAN / JIM MORRISON

 

TEXTE + PHOTOS SUR :

  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Wildfire Willie fout le feu

 

On l’annonçait comme le messie et il est arrivé sur la grande scène du Rétro avec des allures non pas de messie, mais de vétéran de toutes les guerres. Ah il faut avoir vu le vieux Wildfire Willie bopper le rockab sauvage. On devrait l’appeler Willie la classe. Bon d’accord, il n’est plus tout jeune mais il croque son rockab à belles dents, on voit que ce mec est heureux de monter sur scène pour claquer quelques vieux beignets de crevettes. Comme tous les autres, il gratte une acou serrée sur la poitrine, avec le manche pointé vers le sol, mais il met une telle intensité dans son jeu qu’il parvient à échapper aux clichés. Wildfire Willie ne vit que d’authenticité et d’eau fraîche, il boppe avec ferveur et répand la bonne parole du rockab dans toute l’Europe. Heureusement qu’il existe encore des Suédois comme lui pour propager le fléau du rockab par delà les frontières. Il put his cat clothes on et son petit pote le stand-up man assure un pulsatif vraiment digne de l’âge d’or. Wildfire danse un peu, les frissons l’émoustillent, il relance toujours sa machine avec l’énergie d’un géant. Il te dog son cat avec brio et n’hésite pas à se rouler par terre, pour offrir du spectacle au petit peuple, il fait ses vieux pas de danse d’Elvis, il te visse le set et boppe son cut de cat comme un crack, il te crashe même du party en souvenir de Benny Joy. Wow, Wildfire ne se prive d’aucun éclat. Et comme Sonny Burgess vient de monter au ciel, Wildfire lui rend un ultime hommage avec une version stupéfiante d’«Ain’t Got A Thing» ! Toute la place tressaute en rythme - I got a car/ Ain’t got no gas - On se retourne et que voit-on ? Un beffroi qui twiste le bop - I got a clock/ Ain’t got no hands - Ce démon de Willie rallume tous les vieux brasiers. Il est bien certain que Sonny aurait été ravi de voir son vieux hit fourrager ainsi le cul d’une vieille ville.

Toute cette énergie, on la retrouve sur les disques, évidemment. À commencer par cette énorme slap-machine qu’est Rarin’ To Go, un album paru en 2004 sur un petit label suédois. Rarin’ To Go est tellement bien foutu qu’on se relèverait la nuit pour le réécouter. Willie embarque tous ses cuts un par un au pur jus de western swing, «Cool Curves» vaut pour un heavy jive de rockab. Ces mecs sont indiscutablement doués pour la quête du Graal. C’est en tous les cas ce que montre ce «Come Back Baby» finement amené au minimalisme militant. Ce diable de Willie joue la carte du doux rockab. Tiens, voilà une magnifique pièce de country bop enjouée : «I Dig You The Most». Puis ils passent au pur jus de kabykab avec «Get Carried Away». Le festin se poursuit en B avec «Speakin’ Of My Heart», excellent shoot de rockab boppé bon esprit et harangué à la pure traînasse du Tennessee. Et puis tiens, encore du pur jus de juke avec «Cut It Out», bien enragé et presque sauvage. Willie finit son album en apothéose avec un enchaînement de cuts terribles : «Tease Me Baby» (heavy rockab admirablement dosé au chant), «Killer Diller Pills» (joué dans les règles de l’art du meilleur kabykab de cool cat), «If You’ll Be A Baby To Me» (boppé au beat pur, ces mecs jouent comme des dieux du stade) et ça se termine avec l’effarant «Great Cooga Mooga», un cut de bop pour lequel on vendrait sans hésiter son âme au diable. Rrraaaahhhhh !

Wildfire Willie passait en début d’après-midi, le dimanche. La veille au soir, les Ramblers et lui accompagnaient le légendaire batteur Jimmy Van Eaton, mais, curieusement, pas sur la grande scène. Le vieux Jimmy atteint les quatre-vingt piges, mais il semble conserver un goût pour la frappe sèche, enfin c’est très spécial. On comprend cependant qu’il ait pu faire partie du house-band de Sun Records. Il raconte bien sûr quelques anecdotes. Les gens sont là pour ça.

La grosse surprise du Rétro vient de deux groupes européens : l’un est belge (Shorty Jetson), et l’autre portugais (Roy Dee & the Spitfires). Deux groupes réellement excellents, chacun dans son style, mais diable, comme cette scène peut être vivante ! Shorty Jetson passait le dimanche après-midi. Ce petit brun au physique de jeune premier grattait son acou comme les autres, accompagné de la formation classique, stand-up/drums/guitare. Au premier abord, le guitariste n’attirait pas l’œil. Il jouait sur Tele et n’avait pas de look, mais il se mit à jouer des descentes de gammes vertigineuses en picking et là, ça devint extrêmement intéressant. Sorti de nulle part, ce mec rivalisait de fluidité avec James Burton. Oui, il tapait carrément dans la véracité de la vélocité. Ça semblait donner des ailes à Shorty Jestson qui, cut après cut, finissait par s’imposer, comme une sorte de petite star. Il chantait son rockab à la revoyure, la mèche dans les yeux. Il y avait du Vince Taylor en lui, mais aussi quelque chose qui relevait d’un mélange d’early Jack Palance, d’Indien d’Amérique, de petite arsouille et de branleur. Comme son guitariste Jo la fulgure, ce petit mec brillait comme un sou neuf. Il sortait de nulle part et régalait les amateurs entassés au pied de la scène. Il jouait tout simplement l’un des meilleurs rockabs qu’on pût espérer entendre à l’ombre du vieux beffroi de Béthune. Franchement, ce genre de set relève de l’irrationnel : comment quatre petits mecs sortis du néant parviennent-ils à recréer la magie du rockab, un art éminemment difficile ? Mille fois plus difficile que le garage ou toute autre forme de musique moderne. Pour que ça marche, il faut une vraie voix, une diction parfaite, un vrai look, un sens de l’équilibre et une passion ardente, pas une passion du samedi soir. Le rockab relève plus de la vocation, c’est en tous les cas ce qu’on comprend lorsqu’on voit Shorty ou Wildfire Willie arriver sur scène. Shorty Jetson shakait son shook en rigolant, tellement il semblait heureux de se retrouver sur une grande scène. Sans doute beaucoup trop grande. Il fit tomber la chemise et continua de rocker torse nu. Un immense trois-mâts ornait sa poitrine. Oui, en prime, ce mec arborait des tatouages de cité à l’ancienne, il poussait le sens de la classe jusque-là. Son rockab jubilait et crachait des flammes, comme le pot d’échappement d’un moteur mal réglé, ils osèrent même jouer «Get A Grip», un cut qui se brise comme une coque sur une cassure de rythme et qui repart comme par enchantement. C’est à ça qu’on reconnaît les bons. Après son set, Shorty Jetson vint se balader torse nu dans le public. Il lui restait six exemplaires d’un CD 4 titres sans doute édité à compte d’auteur. Il les offrait. On retrouve sur ce CD toute sa hargne et toute sa classe. Dès «Cry Baby Boogy», il jette sa foi dans le pâté de foie. Ça swingue à la démence et ça rocke jusqu’à l’os à moelle - This kid is soooo gooood ! Puis il fourre «Rocket In Your Pocket» sous le boisseau et le guitariste en profite pour enfiler un coup de driving de dingue. Il ne reste plus qu’à se poster à la fenêtre pour guetter l’arrivée d’un hypothétique album.

Roy Dee & the Spitfires viennent du Portugal. C’est l’autre révélation du festival. Wild Records vient de les signer, mais leur album n’est hélas pas encore paru. Il n’avaient que leur talent à offrir. Alors attention, ils pourraient bien devenir aussi énormes que les Wise Guyz, mais dans un genre différent. Alors que les Ukrainiens jonglent avec l’ultra-swing et un look à la Cochran, les Portugais vont plus sur le rockab wildy-wildo et le look marlou, celui des Bouges de Pierre Mac Orlan. Ces mecs sortent tout droit d’une taverne borgne du port, surtout le chanteur et le stand-up man, deux petits formats courts sur pattes, râblés, épais, coiffés de casquettes de gavroches, et pour la chanteur, maillot rayé et bras couverts de tatouages de matelot. Oh et des gueules ! Ils ont ces fabuleuses trognes dignes des collections de gueules cassées qu’on achetait autrefois à Saint-Malo, les fameux portraits d’Étienne Blandin. Le stand-up man porte d’immenses anneaux aux oreilles, il ne fait pas semblant. Si tu veux voir un frère de la côte, c’est lui ! Et puis le son ! Ces mecs-là se spécialisent dans les violentes montées et puissance, c’est-à-dire l’essence même du rockab. Le stand-up cat les génère de tout son corps, c’est hallucinant, il a en lui toute la hargne motrice d’un Johnny Powers, il fait la loco du train de Johnny Burnette, bah-boom bah-boom, il donne des coups sur ses cordes et tortille du cul en cadence. On sent battre le vrai cœur du rockab sauvage. C’est imparable. Roy Dee pique lui aussi de crises de folie furieuse, il part en vrille de Saint-Guy et s’en va zigzaguer au moment où tout menace d’exploser, mais chaque fois, leur train se remet dans les rails et repart comme si de rien n’était. Ces mecs dégagent une énergie bien plus sauvage que n’en dégagent les chevaux de la Brigade Légère, celle de Tony Richardson, bien sûr. Ça plait tellement au public du 73e qu’ils obtiennent deux rappels. Eh oui, on ne trouve pas des hot cats comme ça sous le sabot d’un cheval.

Signé : Cazengler, Wildfire mouillé

 

Wildfire Willie & The Ramblers. Béthune Retro. Béthune (62). 27 août 2017

Wildfire Willie & The Ramblers. Rarin’ To Go. Tessy Records 2004

Shorty Jetson & The Racketeers. No label.

 

Talmy ça où ?

 

Et puis comme un miracle n’arrive jamais seul, Record Collector propose à la suite du panorama d’Oregano sur les Creation un article de Bill Kopp sur Shel Talmy. C’est dans ces occasions qu’on loue le seigneur pour de vrai. Comme l’indique le cat Kopp, Shel Talmy devint à l’époque une star, à l’instar de Phil Spector et de George Martin, ce qui était encore assez rare, pour les producteurs. À Londres, les plus connus étaient Mickie Most et bien sûr George Martin qui lui était associé aux Beatles. Mais comme Joe Meek, Shel Talmy avait la particularité d’être à la fois ingénieur du son et producteur. Technical expert with artistic focus. Et comme Andy Warhol avec le Velvet, il veillait au full control over the project.

Shel Talmy ne se contentait pas de produire, il découvrait. Hormis les Who, les Kinks et les Creation, il produisit aussi les Easybeats, Bowie et Roy Harper. Excusez du peu. Et comme Eddie Phillips, il ne rajeunit pas, puisqu’il va sur ses quatre-vingt ans. Mais apparemment, il est toujours en activité.

Au début des années soixante, Shel se fit les dents à Los Angeles. Boss de Conway Recorders, Phil Yeend lui donna sa chance et le petit Shel enregistra des cuts de surf et de r’n’b. Il devint pote avec l’un des personnages clés de l’époque, le fameux Nick Venet qui bossait chez Capitol. Nick lui disait le plus grand bien de l’Angleterre, alors Shel eut l’idée d’y passer six semaines de vacances pour y tâter le terrain. Nick lui donna des acétates : tu peux t’en servir et dire que ce sont les tiens. Oh merci Nick ! C’était pas n’importe quoi : Nick lui filait carrément des acetates des Beach Boys et de Lou Rawls. Arrivé à Londres, Shel prit des rendez-vous. Il commença par demander à voir Dick Rowe chez Decca. Il y alla au flanc : «Je suis le truc le plus génial qu’on ait inventé depuis le fil à couper le beurre !» Intrigué, Dick écouta les acetates de Nick. Bingo ! Dick embaucha Shel sur le champ comme producteur. Son séjour de six semaines allait durer 17 ans.

Son premier job consistait à produire les Bachelors. Shel rappelle qu’en 1962 British music was very polite, very precise, restrained and without much feel - oui, c’est encore à l’époque une musique bien polie et bien lisse qui ne fait pas de vagues. C’est justement ce qui ne plaisait pas à Shel. Il décida de faire à sa manière - So I chose to do it my way - Il devint producteur indépendant et comptait bien sûr Decca parmi ses clients. Il se fit vite un renom en tant que Famous American record producer et reçut la visite d’Andrew Loog Oldham. Il préférait monter sa boîte et vivre de royalties plutôt que d’être salarié par une grosse maison de disques comme Decca. Il faut dire que Decca battait tous les records de connerie. Souvenez-vous, ils avaient refusé de signer les Beatles. Quand Shel proposa Georgie Fame et Manfred Mann à Decca, ils déclinèrent. Decca allait aussi rater les Who que Shel leur amenait sur un plateau - Faut pas parler aux cons, ça les instruit - S’appuyant sur ce vieil adage, Shel cessa donc d’aller perdre son temps chez Decca et fila démarcher Pye.

C’est dans une boutique de Denmark Street qu’il rencontra Robert Wace, un mec qui manageait les Ravens. Wace lui fit écouter une démo. Shel flasha sur ce groupe qui allait changer de nom pour devenir les Kinks. Ce fut donc le premier groupe que Shel présenta à Louis Benjamin, le boss de Pye. Louis fit d’une pierre deux coups : il signa immédiatement les Kinks et prit Shel comme producteur indépendant. «Long Tall Sally», premier single des Kinks, parut chez Pye. Shel allait y produire cinq albums et une bonne douzaine de singles des Kinks.

Il avait des techniques de prise de son inconnues des techniciens britanniques : il voulait douze micros sur la batterie et trois sur l’ampli guitare, un tout près, un à quelques mètres et un autre dans la pièce pour choper le feedback - I wanted my records to be the loudest thing out there - Le rock n’en était encore qu’à ses débuts et Shel sentait qu’il avait the great good fortune of setting the standards. Il fallait donc tout inventer. Il fit travailler des gens comme Bobby Graham, Jimmy Page, Nicky Hopkins et l’arrangeur David Whitaker. Shel était alors ce qu’on appelait un «Hands-on» producer, un producteur clés en mains : il choisissait les chansons, faisait répéter le groupe, faisait les arrangements, enregistrait, overdubbait, mixait et mastérisait. Il voyait Ray Davies chaque semaine pour faire le point sur ses compos. Un jour, Ray commença à lui jouer «Sunny Afternoon» et après seulement quatre mesures, Shel lui dit : «That’s our next #1 !».

Puis il découvrit les Who via une gonzesse qui fréquentait Kit Lambert. Elle réussit à convaincre Shel de venir voir les Who répéter dans une église, quelque part dans Londres. À peine eut-il entendu huit mesures qu’il voulut les signer. Il venait de flairer le gros coup. Aucun groupe à Londres ne sonnait comme eux. Et pouf ! «I Can’t Expain», puis le premier album et une demi-douzaine de singles ahurissants ! Shel avait tout simplement réussi à capturer le chaos du groupe. Il tient toutefois à préciser que ce son ne sort pas de la cuisse de Jupiter - Pete and I did spend a lot of time in the studio on our own, trying various mic positions in order to wind up with the sounds you hear on the record - Puis une brouille juridique brisa cette belle union. En 1965, Shel produisit l’«I PityThe Fool» du jeune David Jones qui allait devenir David Bowie. Shel flaira le talent, évidemment - I thought he absolutely was going to make it - Mais David et Shel étaient beaucoup trop en avance sur leur époque.

Puis il découvrit les Creation, qui furent ses préférés - His major regret - They were coming on great - Mais des tensions énormes déchiraient le groupe et Shel passait son temps à leur rappeler qu’ils étaient en studio pour enregistrer et non pour se taper dessus. Eddie Phillips et Kenny Pickett étaient en conflit avec Bob Garner qui avait une fâcheuse tendance à vouloir se mettre en avant. Shel est d’autant plus amer qu’il avait l’accord d’Ahmet Ertegun pour que l’album sorte sur Atlantic. Strat ne réussit pas non plus à éviter le gâchis. Shel les voyait déjà comme des stars. Ils étaient en tête des charts en Allemagne et un peu partout en Europe - I was going to put them over the top. And I think they would have succeeded. It didn’t happen and I regret it to this day - Si les cuts des Creation sonnent aussi divinement aujourd’hui, c’est bien grâce à Shel Talmy.

Il produisit aussi un single des Damned, et des gens aussi divers que Lee Hazlewood, Amen Corner, Blues Project, les Small Faces, Goldie & The Gingerbreads et Chad & Jeremy. Et même l’album In Heat des Fuzztones en 1989. Son dernier coup de cœur est un London-based group, the Hidden Charms, dont le son lui rappelle les Kinks et les Who. On ne se refait pas.

Shel Talmy aura passé sa vie à répéter : A lousy band with a great song will have a hit, but the reverse to that is not true (un mauvais groupe avec une grande chanson aura du succès, mais l’inverse est faux). Il est encore temps d’en prendre de la graine.

Et puis voilà qu’Ace propose un petit panorama du business productiviste de Shel Talmy, sous le titre de Making Time. A Shel Talmy Production. Alors oui, on saute dessus. On y trouve évidemment les Who («Anything Anywho Anywhere» - sheer excitement to tape - Les Who qui après Shel ne retrouveront jamais ce degré de perception dingoïde), les Kinks («Tired Of Waiting For You» - Shel is in charge of the visceral violent noise of early Kinks), les Creation («Making Time» - noyé de son dans le limon de Tin Pan, basse pulmonaire et same old song, pure démence de l’outrance), mais aussi des choses bien moins connues mais très spectaculaires, qui contribuent si bien à l’édification du génie productiviste de Shel Talmy, à commencer par l’infernal «Daddy Long Legs» de Lindsay Muir’s Untamed, un hit complètement inconnu au bataillon, monté sur un drive hors d’âge, pure giclée de concomitance suprême, parfait accouplement du talent de Lindsay et du productivisme latent du Talmy. La frangine de Lindsay s’appelle Mary Langley et on trouve sur la compile «Surrender», un hit de Mary ‘Perpetual’ Langley véritablement digne du Brill, elle chante comme une baby doll de rêve et, inexplicablement, elle est passée à la trappe de Père Ubu. Autre surprise de taille : les Sneekers avec «Bald Headed Woman», un rave-up monstrueux digne des Pretties. Le chanteur s’appelle Brian Howard. Il se livre ici à un joyeux trashy trash-out. On a là un pur wild bash-out à l’Anglaise qui sonne comme une fabuleuse explosivité multi-directionnelle, l’un des meilleurs garage-freakout d’Angleterre et Shel le tient bien en laisse. Tout aussi spectaculaire, voilà «Night Comes Down» des Mickey Finn, pur jus de savage beat, bardé de son. Le chanteur s’appelle Alan Mark et franchement, on se demande pourquoi ce groupe n’a pas explosé dans l’inconscient collectif. On passe aux groupes plus connus comme les Nashville Teens, amenés chez Shel par Don Arden. Alors oui, cette version d’«I’m Coming Home» est un petit chef-d’œuvre d’excitation, avec la double attaque de Ray Phillips/Art Sharp et ce killer solo en feedback ! C’est encore une fois bardé de son, incompressible, sauvage et glorieux. C’est là qu’on mesure une fois encore la hauteur du génie de Shel Talmy. L’un de ses gros espoirs était les Rockin’ Vickers de Blackpool. Si on connaît leur nom, c’est sans doute parce que Lemmy y fit ses débuts en tant que Ian Willis. Autre poulain de Shel : Oliver Norman, un black horriblement maigre qui chante «Drowning In My Own Despair» sur le beat de «Bernadette». On a là du pur Tamla Sound, c’est dire si Shel est bon. Même les cuts de Tim Rose et de Trini Lopez passent comme des lettres à la poste. Shel Talmy est une sorte de touche-à-tout de génie. Ses folkeux accrochent un petit peu moins bien. Il faut vraiment aimer le folk anglais pour écouter Pentangle, par exemple. Le duo Chad & Jeremy est beaucoup plus accessible : «A Summer Song» sonne comme un pur chef-d’œuvre de pop stellaire montée aux harmonies vocales subliminales. Ça vibre de beauté. Voilà encore une combinaison fatale de surdoués : même niveau que le team Righteous Brothers/Phil Spector, on est là dans l’ultimate etheric of it all. Au dessus, il n’existe plus rien. Shel dit aussi avoir énormément aimé les Easybeats, il suffit d’écouter «Lisa» pour comprendre ce qu’il veut dire, et Steve Wright reste un shouter exceptionnel. Puisqu’on est dans les Aussies, Shel aurait dû produire les Bee Gees, mais Robert Stigwood, lui-même Aussie, lui brûla la politesse. Autre épisode de taille : le pré-Bowie qui s’appelait encore Davy Jones et dont Shel produisit l’effarant «You’ve Got A Habit Of Leavin’», un slab de Mod pop entrelardé de shoots de freakout à la Talmy. C’est très spectaculaire ! Tiens, encore une merveilleuse surprise : The First Gear avec «A Certain Girl». British sound de 1964, très daté, mais on sent la patte du chef, on entend le travail indubitable du bassliner d’époque, on bouffe du son murky, comme dans les Creation et le son de guitare incroyablement agressif vaut pour une nouvelle preuve de l’existence de Dieu. Shel Talmy avait tout compris. Oh il faut aussi écouter le «Semi-Detached Suburban Mr Jones» de Manfred Mann, car c’est de la pop anglaise dotée d’une profondeur d’écho et d’allant inégalable. Ce fantastique Shel fait aussi du Brill avec Goldie & the Gingerbreads : «That’s Why I Love You» sonne comme un hit, avec ce fantastique trafic de prod prude.

Signé : Cazengler, Talmygondis

Making Time. A Shel Talmy Production. Ace Records 2017

Bill Kopp : A Well Respected Talent. Record Collector #465 - April 2017

 

TROYES / 08 – 09 – 2017

3B

EIGHTBALL BOPPERS

 

Sont baths les bataves, connaissent les bonnes adresses. Même là-bas dans leur pays au-dessous du niveau de la mer z'avaient entendu parler du 3 B de Troyes. Ce n'est pas Béatrice la patronne qui aurait laissé passer l'aubaine, les a plombés en plein vol ces hollandais volants qui avaient besoin d'une ville étape dans leur parcours vers le festival Rock'n'Road Stomp de La Souterraine. Une bien belle manière d'inaugurer la saison 2017-2018. Premier concert, apparemment tous les habitués ne sont pas rentrés mais il ne manque pas de têtes nouvelles. N'y a plus qu'à attendre que les Eightball Boppers finissent leurs repas pour que les festivités commencent.

PREMIER SET

Suffit de savoir lire les signes. Surtout ceux qui ne trompent pas. Exemple : ces trois cymbales, cette caisse claire toute seulette avec cet unique long fut de grosse caisse dressé verticalement tel le premier étage d'une fusée sur son pas de tir, en robe zèbre démarquée du motif de la fastueuse veste onagrienne de Gene Vincent à Sidney – quoique à la réflexion ces traits noirs ondoyants sur fond blanc ne soient pas sans évoquer la frisotienne implantation pubienne d'une jeune fille, mais je m'égare, d'autant plus que Rat Rod se glisse derrière cette batterie rudimentaire dont il tient à nous démontrer tout le long de la soirée la redoutable efficacité. Ont bien choisi leur nom, des boppers de la mort, et Rat Ros qui officie debout à la Dickie Harrell est le maître stompeur de la huitième balle. J'entrevois une question qui lève le doigt au fond de la cohorte des lecteurs, vénérable Damie pourriez-vous rappeler à nos ignorances profondément infinies la définition du Bop ? Ultra-simple, cher ami. Le bop c'est le swing. Mais le swing auquel vous prenez bien soin d'enlever au préalable le swing. C'est que voyez-vous le swing ronronne comme un moteur à quatre temps, une fois que c'est parti vous êtes tranquille pour la soirée. Le bop c'est itou, mais en plus fort, et de temps en temps – surtout sur un impair et gagne – vous assène un méchante beigne, toujours dans le rythme, mais genre coup de massue qui vous écrabouille. Hop ! Hop ! Hop ! Hop ! BOP ! Le bop c'est la saccade du coup de pied au cul qui vous éjecte du saloon juste au moment où vous croyiez recevoir sur l'épaule un discret effleurement d'éventail de la belle Lola pour vous inviter à monter au premier étage. Vous avez beau vous y attendre, savoir que le danger du mari jaloux vous guette, vous vous laissez prendre à chaque fois, disons toutes les huit secondes. Certains assurent que le bop est issu des tambours indiens, transbahuté par le rythme claudiquant du blues. Peut-être n'est-ce qu'un mythe fabriqué par un ethnologue qui voulait se faire remarquer. Ce qui est sûr c'est qu'il existe un étrange rapport entre le bop et le galop heurté d'un poney comanche sur le sentier de la guerre. Mais je vois que les 8BB ne m'ont pas attendu. C'est Willy Cornelissen sous son chapeau gris qui a poussé de sa fender stratocaster une soufflante chalumique de dragon déchaîné, vous nettoie en cinq secondes l'œsophage pour le restant de votre vie, vous n'avez d'oreilles que pour ses giclées de fanfare fanfaronnante. Grave erreur, ce n'est pas lui le plus dangereux. Sachez identifier votre ennemi, surtout s'il vous veut du bien. Certes on ne le voit pas bien, se cache un pas en arrière, entre le tronc d'arbre de la grosse caisse et la contrebasse de Henk Haning. Décorée façon char d'assaut. Imitation blindage. Fortes tôles tenues par les rivets style Nautilus de Jules Verne, pin up en écusson, et les flancs à damier jaune et noir comme les cuisines carrelées des années cinquante. L'est à son affaire, tire sur une corde et vous lâche une torpille chaque fois que Rat abat le bop sur son enclume. Revenons à l'homme invisible Bert Damink - c'est son nom - qui joue au modeste, feutre noir aplati sur sa tête et yeux baissés sur sa Gretsch. Orange crochranien, un sacré indice mon cher Watson. Oui foi de Sherlock, n'est pas là pour faire le charlot. Dressez l'oreille, dans le déluge de Willy, ces petites notes, toutes fluides, toutes grêles qui s'insinuent l'air de rien et qui jouent le rôle de l'amorce sur les cocktails molotov, c'est lui. Sacré loustic. Quand vous apercevez que vous avez un couteau entre les omoplates, vous êtes déjà mort depuis longtemps. Aucun regret, passent leur temps à se marrer, échangent des mots incompréhensibles, sourient, rigolent, et enchaînent sans préavis un Flea Brain de Gene Vincent ou un Reelin' and rockin' de Chuck Berry. Le courant passe, Rat Rod possède quelques rudiments de français, coupe un peu les mots, mais établit une sympathique complicité avec l'assistance. Est plus souvent qu'à son tour au vocal. Vous l'assène sèchement sans fioriture ni friture. Une loi de base du rockab, les instrus se taillent la part du lion, mais c'est le singer qui découpe les morceaux. Faut avoir la voix acérée comme une machette, fait la partition, délimite le terrain pour chacun des soutiers, l'est le poteau qui délimite les intervalles, faut une sacrée complicité pour se retrouver tous ensemble pile-poil, les Eightball s'en amusent, il y en a toujours un qui commence quand les autres ne sont pas prêts mais deux secondes plus tard sont tous sur la même ligne. Du grand art. Je n'en veux pour preuve qu'une de leurs compositions. Commencent par répéter trois ou quatre fois Dentist avec la mine lugubre de celui qui va se faire arracher trois molaires sans anesthésie et tout de suite après c'est le paradis, le miracle, du pur Cochran, la guitare de Bert qui slalome entre les étocs et la voix de Rat qui enflent et diminuent tour à tour comme les vagues sur la mer, la contrebasse de Henk qui descend et remonte les escaliers en trombe, et la guitare de Willy qui vous claque une rythmique impitoyable comme une lanière de fouet ondulante. Même les Stay Cats ne nous ont jamais expliqué si clairement le lien structurel et séminal qui relie le bop de Gene à la rythmique d'Eddie. Eddie a raboté la rudesse du Bop, l'a transformé en inflexion, mais cet infléchissement n'est pas un adoucissement, rajoute de le courant électrique continu là où il n'y avait que tohu-bohu des ruptures rythmiques. La voix n'a plus besoin de se déchirer sur les éclats de verre brisé de l'instrumentation, c'est elle qui désormais mène le jeu et renforce de ses nuances sinusoïdales l'expressivité du morceau. Le set s'achève sous les applaudissements. La démonstration des Eightball Boppers est sans bavure. En une quinzaine de titres, ils ont montré qu'ils maîtrisaient parfaitement leur sujet.

DEUXIEME SET

On ne se méfie jamais assez. L'on avait reçu une leçon de rockabilly. L'on croyait que c'était terminé que l'on allait se retrouver en territoire connu. Que nenni. Après la leçon, la raclée. Sur les deux premiers morceaux on n'y a pas fait gaffe, bien sûr il y avait cette façon de Bert de faire sonner ses cordes hautes de plus en plus fort. Un régal, un ronronnement de gros matou qui se pelotonne sur son coussin et qui s'apprête à passer à une nuit agréable après une fructueuse chasse aux souris. Puis il y a eu le sourire en coin de Rat Rot nous annonçant un titre en français. Enfin en belge. Et ploum, nous envoient un Ça Plane pour Moi, peu convaincant, genre de facétie qui n'apporte rien de neuf, OK, savent jouer aussi vite que des punks mais on le savait déjà. Z'ont décidé de nous faire perdre tous nos repères, voici These Boots are Made for Walkin', vous le troussent fort joliment le hit de Nancy, mais où veulent-ils en venir au juste ? Pas de panique, nous présentent un hit en dialecte – comprenez chanté en néerlandais – ne me demandez pas le titre par trop imprononçable pour nos gosiers gaulois – marqué pré-early sixtie, ça ressemble à nos premiers groupes français à la Chat Sauvage. Nous ont un peu menés par le bout du nez, mais c'était juste une tactique pour nous déstabiliser, car voici la guitare de Bert qui enfle, enfle, enfle comme un tsunami, ce coup-ci le temps des questions est passé, nous entrons dans l'ère des évidences. Formation rockabilly au carré, partie dans un rumble d'enfer, et ensuite faut suivre, car ça dépiaute sauvage et rapide, adieu le bop, voici les riffs rock qui s'enchaînent et se déchaînent, Raw Hide et le troupeau des long-horns déboule sur nous, l'on va être piétiné par ce millier de bisons qui foncent, quand la rythmique sautille narquoisement, serait-ce Louie-Louie ? pas le temps de lui serrer la main, quinze secondes de Satisfaction immédiatement suivi de Paint it Black qui s'accélère comme une loco qui quitte les rails, normal c'est Highway To Hell, arrêt en gare tout le monde descend sur les deux derniers vers de Stairway Heaven, pour repartir aussitôt sur Born to be Wild, mais j'arrête la liste, elle cache la guitare de Bert, plus de chat qui coucouche dans son panier, rugissement de tigres mangeurs d'hommes, et manque de peau nous faisons partie de l'espèce humaine ! Nous bouffe tout cru ! Diabolique cette succession de plans qui se métamorphosent à l'infini, et le combo qui suit comme   highlanders troupe derrière cornemuses, quand on enfonce les clous du rock'n'roll dans la croix, il faut que ça saigne un max, sinon, cela n'a pas d'intérêt. Une belle rouste rock'n'roll comme on aime en recevoir. Une apothéose.

TROISIEME SET

Il se fait tard. N'ont plus rien à prouver. Batifolent entre Stray Cats et classiques à la Tutti Frutti. De la belle ouvrage. Ni l'authenticité de la première partie, ni l'ouragan de la deuxième. Mais le hall des beaux modèles d'exposition que l'on ne se lasse pas d'admirer. Démonstration sur circuit avec dérapages incontrôlés sans faute. Finissent sous les acclamations, et les remerciements, écoulent une valise de CD et signent les affiches à tire larigrock. Pour l'ouverture de sa nouvelle saison Béatrice la patronne a frappé fort. Nous a offert une merveille. Merci les Eightball Boppers ! Une soirée diabolique !

Damie Chad.

 

100 MILES

JAKE CALYPSO

( Rock Paradise / Chickens Records )

( Sortie : 16 août 2017 )

KISMET / HOME IS WHERE THE HEART IS / I WILL BE HOME AGAIN / SUPPOSE / FLAMING STAR / I'LL REMEMBER YOU / POCKETFUL OF RAINBOWS / WILD IN THE COUNTRY / TODAY TOMORROW & FOREVER / IN MY WAY / MILKY WHITE WAY / THEY REMIND ME TOO MUCH OF YOU

Jake Calypso : chant + guitars / Christophe Gillet : guitars + choeurs / Hubert Letombe : acoustic guitar + manettes / Didier Bourlon : guitar / Viktor Huganet : guitar + choeurs / Mehdi Wayball : guitar / Thierry Sellier : drums / Alexandre Letombe : drums / Guillaume Durieux : contrebasse / Ben D. Driver : Contrebasse / Serge Renard Bouzouki : violoncelles + accordéon + mandoline + bouzouki / Nick Anderson : piano / Fabrice Mailly : harmonica / Bernard Leblond : percussions / Jean-Charles Thibaut : choeurs.

A lire la liste des participants l'on pourrait croire que Hervé Loison avait décidé de convoquer l'entière tribu des derniers mohicans pour un grand pow-how d'enfer rock'n'rollien. N'en est rien. N'y a pas de disque plus solitaire que celui-là dans toute la production française. Un rêve de rocker. Forever. Comme personne n'oserait en faire. Une folie douce. Le type qui plante une pelouse pour les coccinelles en plein milieu de la jungle infesté de tigres sanguinaires. Remarquez l'on aurait pu s'y attendre. Des indices qui ne trompent pas : dans les premiers temps de son parcours : ce groupe nommé Mystery Train ou cet album enregistré à Memphis dans les studios Sun voici à peine deux ans, ne sont-ce point poinçons presleysiens à foison chez Loison ? Donc un disque dédié à Elvis cela tombe sous le sens pour quelqu'un qui vient de rééditer celui dédicated to Gene Vincent et qui a enregistré par ailleurs des albums consacrés à Little Richard et Johnny Burnette. L'on peut déjà dresser la set list, les incontournables comme Heartbreak Hotel, Hound Dog, Don't Be Cruel, tiens ce Milkcow Blues rugueux à souhait et... ramenons les vaches à lait à l'étable, Hervé ne mange pas de ce pain blanc de la facilité attendue. L'est un rocker, un vrai, un pur, à la dure caboche qui n'en fait qu'à sa tête. Faut toujours surprendre l'ennemi du côté par lequel il ne vous attend pas. Vous rêvez du Pelvis frénétique, erreur sur tous les sillons, ce sera le roucoulard des demoiselles, l'Elvis des plus ignobles ballades, celles qui vous font larmoyer de honte à l'idée qu'elles pourraient vous donner envie de pleurer car il est bien connu qu'un rocker au coeur de pierre ne pleure jamais... Pourrait se trouver au moins une excuse l'oison tapageur : morceaux immémoriaux de la mélancolie populaire que les cowboys chantaient le soir venu autour du feu, mais non fait exprès de puiser dans le répertoire le plus inavouable de l'enfant de Tupelo, quand il troque - à l'instigation dollarophile du colonel Parker - l'herbe bleue du Kentucky pour les champs de navets cinématographiques. Z'oui, mais pour Loison chez Elvis tout est bon. N'est-il pas le roi du rock ? Faut pas grand chose pour le prouver. Un petit magnéto et un billet d'avion. L'aéroplane c'est pour se rendre à Memphis, et le mini-cassette pour enregistrer, à mi-voix et parfois en cachette, et souvent à la sauvette, douze pépites d'Elvis dans les endroits où il a vécu : Tupelo, Graceland, Nashville... poussera le vice jusqu'en Allemagne. C'est de retour à la maison que Loison a rameuté les amis, faut habiller l'émotion de cette voix dénudée, lui tisser un habit transparent de cristal et de diamants.

Me suis posé la question : comment rendre compte d'un tel disque ? En même temps totalement hommagial et extrêmement personnel. Après avoir hésité me suis décidé pour l'épreuve ordalique. Par le feu. Morceau par morceau. Version Elvis. Version Jake Calypso. Méthode un peu traître. Nos deux lascars ne sont pas à armes égales. Confort du studio pour l'un, et enregistrement quasi-clandestin pour l'autre. Pas un match, Elvis hors catégorie de par son statut historial et Calypso qui ne se présente pas comme un challenger.

Kismet : annonce fort la couleur Loison, dès le premier morceau. Perso, Kismet n'a jamais été qu'un morceau au mieux purement anecdotique de la discographie du King, extrait d'un film qui n'a pas laissé un souvenir impérissable dans l'histoire du cinéma. Et c'est-là que l'on se rend compte de l'habileté diabolique du projet. Ne s'agit pas d'une reconstitution à l'identique. Calypso dénude le chant, en accentue la limpide fragilité, donne à sa voix un tremblé que la mature facilité elvisienne a laissé de côté. Même parti-pris pour l'instrumentation qui accompagne plus en douceur qu'elle ne souligne chez Presley. Home is where the heart is : un morceau un peu moins rose ( même si l'héroïne de Kid Galahad s'appelle Rose ) que le précédent, davantage ballade country pour dire vite, Elvis y use sans abus de l'obus de son inflexion barytonnienne. Loison y susurre délicieusement, là où Elvis pousse au drame Calypso tire vers une taquinerie plus délicate. L'air de l'amoureux transi à première oreille, mais qui sait y faire pour embobiner les demoiselles... Moins sûr de lui que le chat des collines mais peut-être plus finaud. I will be home again : un titre de circonstance pour le premier album d'Elvis de retour à l'armée. Elvis met le paquet, voix doublée par celle de Charlie Hodge et derrière la musique balance et tangue comme dans une salle de ball. The Pelvis a les mains sur les hanches de la belle et l'est sûr qu'après l'assaillira et la sallira à la hache d'abordage sur la banquette arrière... Loison ne se dérobe pas. L'attaque lui aussi bille en tête, guitares un tantinet un peu plus rustiques et des choeurs qui s'en donnent à coeur joie. Va encore y avoir des taches suspectes sur les sièges et Jake en rajoute au final, la voix qui éclate en trompette comme un coup de klaxon triomphal. Elvis n'y avait pas pensé, tant pis pour lui. Suppose : Elvis n'y va pas de voix morte, à l'écouter z'avez l'impression qu'il annonce l'imminence de la fin du monde, heureusement qu'il devient tout tendrou dès qu'il parle d'amour. Pas fou l'oison laisse le violoncelle de Serge Renard se charger de la promotion de la catastrophe, la voix reste à hauteur de demoiselle, la frôle, la cajole comme pas un. Je suppose qu'elle préfèrera l'homme de chair au super héros, même si avec les filles on ne sait jamais. Flaming star : générique d'un des films les plus aboutis Elvis. N'a pas peur Loison de s'attaquer à une de ces pépites du Maître. Genre de titre original dont l'interprétation d'une facilité déconcertante s'impose que aimiez ou non. Indépassable, mais Loison et son gang ont trouvé la parade. Tous ensemble. Une cavalcade digne du meilleur des westerns. Même que celui qui tire de l'accordéon, Serge Renard, joue plus vite que l'homme de main presleysien commis à cette même fonction, et Loison entraîne la troupe en galopant un cran au-dessus. S'en tire avec les honneurs de la guerre. I'll remember you : celui-ci Calypso est allé le chercher sur la dernière piste de la deuxième face de Spinout, Elvis devait l'aimer l'a souvent repris en public, guitare hawaïenne qui picore comme des tourterelles et voix de velours inimitable. Difficile d'être plus langoureux, Jake pose sa voix sur un fil angulaire, la rend plus fragile, plus blanche, le gars qui se déclare la peur au ventre, guitare qui grince en équilibre et traînées d'harmonica pour prendre courage. Pocketful of rainbows : Elvis lui file une allure de petit train d'interlude, le rythme trottine et la voix gambade en arrachant des touffes d'herbe, irrésistible. Coups de sabots sur la batterie, un petit coup d'accordéon pour emporter la décision, le timbre de Jake devient ardent, fouette cocher qui sera le premier à sortir un arc-en-ciel de sa poche ? Wild in the country : Sauvage est le country mais suave est la voix d'Elvis, des chœurs au loin chantonnent quelques cuillerées de miel, fermez les yeux vous êtes au paradis. La réalité doit être un peu plus rugueuse alors Calypso appuie un peu plus et les guitares cristallisent plus fort. Très convaincant. Deux dépliants touristiques alléchants. Today tomorrow & Foerever : Elvis triche, l'a le plus joli des jokers dans sa manche, la divine Ann Margret en personne – une de ses très rares conquêtes qui sera présente à ses obsèques – part avec un double handicap notre champion national si l'on pense à la débauche d'images en surimpression qui accompagnent la scène dans Viva Las Vegas, s'avance seul mais est très vite épaulé par son band d'amis, ce que vous ne voyez pas, vous l'entendrez, les guitares résonnent et bientôt vous marchez sur un tapis de mandoline. Bien joué ! In my way : Elvis. Tout doux, tout court. Sans fioriture. Le frottement des cordes comme comme de lointains pépiements de passereaux. Jake légèrement plus hésitant en sa déclaration. La voix plus nue, plus vulnérable aussi. Emotion pure. Le chant semble s'aventurer dans les orties de la parole. Pour donner plus de poids à la promesse éternelle. Milky white way : Ne s'agit plus pour Elvis de refermer dans sa patte de gentil méchant loup la menotte d'une fillette qu'il ne tardera pas à croquer mais de poser la sienne dans la paume de Dieu. Gospel chatoyant. Alors Jake se lâche. Nous donne les grandes orgues de sa voix qui résonne d'autant plus que l'accompagnement derrière est d'une tonalité plus authentiquement rupestre. They remind me too much of you : Les chœurs qui foncent sur la voix du King et puis qui fondent pour se mettre au diapason de ce mohair doucereux, Jake plus haut, plus affirmatif, avec parfois des clairières de repos et un piano qui laisse perler ses notes.

Calypso s'en tire mieux que bien. L'avait mis mis la barre haute. Mais son adversaire n'était pas Elvis. L'a tenté un pari contre lui-même. Crache mes tripes et montre-moi ce dont je suis capable. Fallait un sacré culot et une bonne dose de courage pour se lancer dans une telle entreprise. Et un sacré talent pour la réussir. Ce n'est pas qu'il chante aussi bien qu'Elvis – ce n'est pas la question – mais c'est qu'il se tient à ses côtés sans jamais faire un pas dans les sentiers du ridicule. Sans tricher. En lonely fugitive qui cesse de fuir et qui s'affronte au danger sans ciller. Ces douze morceaux sont les plus doux de toute sa discographie mais jamais il n'a su hausser le ton aussi fort. L'on ne s'en va pas houspiller le cobra dans son abri parce qu'il vous embête, mais pour se mesurer à ses rêves d'enfant. Ou de fan. Ne s'agit pas d'être le plus fort. Mais de combattre. Afin d'être digne de soi-même. A ses propres yeux. Parce qu'en certains moments importants de votre vie vous ne voyez plus les regards des autres. Et en cela Jake Calypso y a merveilleusement réussi.

Damie Chad.

 

LE ROI INVISIBLE

GANI JAKUPI

( Futuropolis / Mars 2009 )

 

Une guitare qui mange la couverture amarante, une gueule de nègre qui essaie de se trouver tant bien que mal une place, tiens une BD sur le blues, dans le bac à soldes, toute neuve, on dirait qu'elle sort des rotatives, un euro quatre-vingt dix neuf – j'adore ces prix psychiques – je prends d'office, sans même regarder à l'intérieur. C'est à la maison que je me suis aperçu que j'avais fait fausse route, un gratteur de tango argentin, un jazziste, au secours ! N'empêche qu'au premier coup d'œil, la mise en page est accrocheuse, les bulles sont rectangulaires ( ce qui n'est pas pour me déplaire ) et puis ces couleurs échec et mates, des bleus de nuits solitaires, des rouges sanguinaires, des jaunes dromadaires, des mauves mortuaires, et en dernière feuille des notes documentaires ( ce qui n'est pas sans me complaire ). Je lis, je me précipite sur You Tube pour vérifier, ce Gani Jakupi ne nous servirait-il pas un fake monstrueux ? Mais non, le sieur Oscar Aleman a bien existé ! Nombreux titres, photos à gogo et même extraits de scènes de film. Quant à ce Gani Ja-ne-sais-plus-qui, force est de reconnaître qu'il a une tronche sympathique et un pédigrée des plus foisonnants, vient du Kosovo, batifole entre la BD et une espèce non identifiée de big band de jazz interculturel, dirige une collection de disc-books sur les musicos oubliés, écrit, politise, enregistre, bref l'on subodore un agité tous azimuts qui essaie de vivre un tantinet plus intensément que la moyenne. L'a même reçu le prix Alexandre le Grand, mais je ne peux certifier que les mânes du Macédonien soient en accord avec l'attribution de cette distinction honorifique.

L'est temps de lever le rideau sur Oscar Aleman, illustre inconnu. L'avons toutefois croisé quatre ou cinq fois dans Kr'tnt ! - sans le voir ni le nommer. Un de ces personnages de l'ombre mangé par les brouillards de la grande ( et petite ) Histoire. L'a été dans les années trente le chef d'orchestre de Joséphine Baker et a refilé quelques plans de guitare à Django Reinhart, le tout à Paris bien sûr. Capitale culturelle du monde à l'époque. L'a fréquenté les milieux artistes, rencontré entre autres Cocteau et Van Donguen, tapé le boeuf avec Duke Ellington et Louis Armstrong, genre d'activités et de fréquentations mal vues par les occupants allemands qui lui lui feront vite comprendre qu'il vaudrait mieux qu'il disparût au plus vite. Ce sera pour lui le retour à la case départ, Amérique du Sud. N'y est pas un inconnu, en sa jeunesse l'avait été approché par Carlos Gardel le roi du tango, argentin comme il se doit ( né à Toulouse ), mais l'entourage du chanteur l'avait dissuadé de se passer de ce virtuose de la guitare qui aurait pu lui voler la vedette sur scène... Sa deuxième carrière en son pays natal se déroulera sous les auspices du swing et du jazz... Se retirera peu à peu du devant de la scène et finira par mourir en 1980 oublié de tout le monde... Son nom émergera des cendres du souvenir à l'orée du vingt-et-unième siècle, l'album de Gani Jakupi précéda même de quelques années le livre Hommage à Oscar Aleman qui apportera les éléments biographiques indispensables à la naissance d'une légende...

La BD de Gani Japuki est un véritable chef-d'oeuvre de composition narrative, sait nous rendre le tourbillon effréné que fut la vie d'Oscar Aleman, scènes chocs et introspections profondes, exploration des failles et des cimes. Oscar Aleman fut un danseur, suffit qu'il passe une jambe devant l'autre sur les images d'archive pour être subjugué, l'est le roi du tango sans saccade, sans ces arrêts brusques - et somme toute désopilants quand on y réfléchit - qui sont au fondement de l'ossature coq-régraphiques de ces combats de machos à l'origine dépourvus de partenaires féminines, y introduit une fluidité swinguante d'une modernité dévastatrice. L'a déployé sa vie selon la dialectique des seconds couteaux, misère originelle, longs ponts de joie débordante, amertume finale. Un triptyque conventionnel. Le lot de la commune humanité ( car tout le monde n'est pas Alexandre ). Mais encore faut-il l'habiter avec la grâce du talent et quelques étincelles de génie. Ce qui vous donne l'impression d'être une étoile dans l'azur noir de votre existence. Mais filante.

A découvrir.

Damie Chad.

 

JIM MORRISON, LE ROI LEZARD

JERRY HOPKINS

( 10 / 181994 )

 

Douze ans après sa première biographie de Jim Morrison qui reste un incontournable pour tous les admirateurs du chanteur Jerry Hopkins éprouva la nécessité de revenir sur le personnage qui entre temps avait acquis un statut légendaire auprès de la jeunesse occidentale. Le livre évite le piège de la redite, le texte est moins touffu, beaucoup plus nerveux, si rapide que que pour étoffer le bouquin notre auteur le fit suivre des grandes interviewes accordées par Morrison tout au long de sa carrière. Mais nous sommes loin d'un travail bâclé qui aurait voulu profiter de l'intérêt suscité par le film d'Oliver Stone sorti en 1991 un an avant la parution de The Lizard King, The Essential Morrison. Qui porte bien son titre. En seulement sept chapitres Hopkins parvient à circonscrire le parcours existentiel de James Douglas Morrison d'une manière fort étonnante puisqu'il dessine d'une main sûre le tracé parabolique de cet embrasement météoritique que fut la vie du poëte.

Un gamin attachant. Dans le livre. Car au quotidien ce ne dut pas être une partie de plaisir pour les parents que de tenter d'inculquer les bonnes manières à ce garnement. Le canard sauvage né par inadvertance au coeur de la sagesse poulaillère. Plus tard devait se révéler être le cygne noir de la portée familiale mais pour le moment il n'est qu'un gamin qui épidermiquement ne supporte pas l'autorité. Ce qui est dommageable quand on naît dans une famille de militaires. Ne suivra pas le sillage paternel, ne finira pas amiral. N'est pas idiot. Est même superbement intelligent. Adopte très vite une ligne de conduite qui semble répondre au titre du premier album d'un de ses fabuleux contemporains. Le Are You Experienced ? de Jimi Hendrix. Très tôt Morrison suit une conduite de vie des plus dérangeantes : toute rencontre avec un tiers humain n'est pas vécu comme une ouverture à l'autre mais comme une expérience. Pas scientifique. Poétique. Sachez entrevoir la différence ! N'est pas méchant, mais avant de vous admettre dans son intimité vous fait subir un examen de passage. Dont la validité permanente nécessite de temps à autre de nouveaux tests intempestifs de remise à niveau. L'est un expérimentateur. Vous pousse dans vos retranchements. Etudie vos réactions. Vous pose des défis. Mais il faut comprendre que lui-même se soumet à ce même genre de discipline. Ne demande pas plus de vous moins qu'il n'exige de lui-même. Paul Valéry – ô combien apollinien par rapport au dionysiaque Morrison - a conceptualisé dans sa jeunesse cette façon d'être sous le concept de Gladiator. Celui qui descend dans l'arène mais qui sait que le plus grand des adversaires ne se trouve pas parmi la fourmilière des myrmidons qui gravitent autour de lui à l'extérieur du monde, réside en lui-même. L'on ne comprend rien à Jim Morrison si l'on oublie cette figure agissante de l'Expérimentateur – autre figure tarotique du bourreau - qui le mènera jusqu'au bord du gouffre.

La musique n'était pas sa première passion. L'avait compris que la civilisation moderne était celle de l'image, et sous sa forme dévoyée, de la communication. Voulait être cinéaste. James Dean et Marlon Brando furent les premiers rebelles, bien avant Elvis Presley. La collusion rock and roll-cinéma est des plus flagrantes. Le rock and roll possède un avantage indépassable, nécessite peu de mise de fond, trois amplis et deux micros et c'est parti mon kiki. Pas besoin dans un premier temps de se lancer à la recherche de millions et d'une société de production. Jim Morrison s'adonna au rock and roll comme ces alchimistes qui pratiquent la voie sèche infiniment plus rapide que la voie humide mais extrêmement plus dangereuse. Le creuset foudroyant vous pète plus facilement à la gueule que l'alambic qui mijote sur le coin du feu.

La collusion des Doors est unique dans l'histoire du rock. Trois musiciens qui ne sont pas faits pour jouer ensemble. Davantage des concertistes venus d'horizons musicaux différents qui par la force des choses se retrouvent... à jouer ensemble. N'y parviendront jamais, mais ils trouveront la parade ( pas du tout douce ), seront à côté, chacun dans son coin mais sans aménité envers les deux autres. Sont merveilleusement aidés par Jim, l'improvisateur, le cap est là, faut mettre en musique les lyrics, les accompagner, suivre les effets induits par les textes et si possible les préparer. Car Jim fidèle à lui-même expérimente ses poèmes. Les met en voix, les réécrit, supprime une strophe par ci, rajoute une stance par là. La musique des Doors est une peau de léopard, taches noires morrisoniennes, pourtours fauves du récitatif musical. Le son des Doors pourtant si bien étiquetable grâce aux opulentes sonorités de l'orgue si datées n'est pas plus démodée que le son maigrichon des premières grattes originelles du blues. C'est ainsi que l'on s'aperçoit en quoi les Doors sont profondément un groupe de blues et sans vouloir entamer un inutile débat, peut-être celui qui s'est davantage réinstallé au plus profond du sillon originel que ceux que l'on nommerait d'instinct avant eux, tel le Paul Butterfield Blues Band...

Mais il ne s'agit pas de s'arrêter au premier des ingrédients constitutifs de la structure tripartite du rock'n'roll. Morrison sera un grand consommateur de psychotropes. Pour ces derniers après les avoir tous essayés en prenant bien soin de dépasser les doses non prescrites il retournera à la denrée de base, facile à ingurgiter, en vente libre : l'alcool... S'en explique très bien dans ses interviewes, l'alcool est une expérimentation infinie, décapsuler un goulot équivaut à ouvrir une porte, à passer de l'autre côté. L'ivresse en tant qu'art de vivre, en tant que perpétuelle expérimentation. Un courant qui s'empare du bateau ivre de votre conscience. Un mode de connaissance de l'univers et des hommes embarqués sur la même nef des fous. Pas de panique le capitaine garde le contrôle. C'est là le but ultime. Le jeu qui vous emmène au coeur de l'ouragan. Sourcier indien qui suscite ou éloigne les pluies diluviennes.

Cela c'est la théorie, car une fois que les orages désirés se sont rués sur vous il convient de ne pas être emporté par les torrentielles ondées que votre désir a appelées. Le grand Expérimentateur se présente comme le grand Manipulateur. Morrison est allé jusqu'au bout. La scène lui enjoindra d'étendre son champ d'action. Elle lui permet de jouer à l'apprenti sorcier. Ne s'agit plus de faire tourner votre entourage en bourrique, genre chef de bureau pervers narcissique qui rend chèvres ses trois dactylos, son champ d'investigation est des plus grands, l'a affaire à des milliers de personnes. Les kids qui crient et qui s'époumonent il sait en jouer, mais le cercle des impétrants s'élargit, le chaman n'est qu'un showman, peut compter sur l'approbation du public acquis à sa cause, mais son succès réveille bien des haines, policiers et ligues de vertu voient d'un très mauvais oeil ce trublion anarchiste qui tourne trop facilement la tête des adolescent(e)s. Après le concert de Miami – sera accusé d'exhibition de ses libidineuses parties – ce n'est pas la maîtrise de la foule qui lui échappe mais ce sont les ennemis de cette libération sexuelle et des esprits qu'il représente qui s'emparent des ficelles. Le voici devenu marionnette. Durant un an et demi la menace de la case prison pèsera sur lui. Le jeu n'en vaut plus la chandelle. Il cherchait ses limites il les a trouvées. Désormais il les connaît. Ce n'est pas une surprise, mais une confirmation. N'était peut-être pas le Roi Lézard mais il pouvait tout faire. Du moins se permettre beaucoup plus que la plupart de ses contemporains, son argent, sa notoriété, son statut de rockstar étaient de sacrés boucliers corybantiques. Possédait l'arme ultime, la foudre jupitérienne. Mais une fois cette puissance acquise, le rêve réalisé était terminé. Rock is dead avait-il l'habitude de dire. Comme pour beaucoup d'artistes le succès s'était insidieusement métamorphosé en dépression. Resta longtemps larvée chez Morrison, mais finit par être incapacitante. Mais il possédait une porte de sortie. Une carte joker que beaucoup d'autres n'ont pas. La poésie.

Car ce qui sépare Jim Morrison, ce qui le met à part, c'est la puissance dreamique de ses textes. Résonances ouraniennes qui le portent en avant à mille lieues de tous les autres. Son destin est ailleurs pressent-il. Dès la fin de l'enregistrement de LA Woman – symbolique adieu crépusculaire à la démence américaine - il s'envole pour l'Europe. Le continent de cette vieille culture littéraire dont la puissance prophétique a irradié ses textes. Remonte à la source. Le Roi Lézard entre en hibernation. Tourne la page. N'aura pas le temps d'écrire grand-chose sur la suivante. La mort le rattrape. A moins que ce ne soit lui qui l'attrape par la queue. Expression des mieux venues puisque l'alcool a diminué ses capacités érotiques, porte en lui à son corps défendant un germe inconscient de volonté d'impuissance. La fin reste obscure. Non pas en le sens où l'on ne sait pas exactement comment cela s'est passé mais parce qu'elle mêle et entremêle deux principes vitaux d'illimitation de la vie qui ne sauraient être maniés sans précaution. L'exaltation troubadourienne se brise sur le rocher de l'héroïne. Le serpent bifide possédait bien deux têtes. L'on ne saura jamais laquelle des deux aura porté le coup mortel. Rock is dead. Définitivement. Ce n'est pas grave le toast-blues survit. Le Grand Imprécateur de nos faiblesses n'en finit pas de tonner dans ses poèmes.

Les interviewes rejetées en fin de volume sont à lire. Elles nous montrent un Jim Morrison des plus lucides. Sait que les formules qu'il jette à la presse ne sont pas de vieux os pourris où il ne reste rien à ronger, mais des mantras synthétiques et évocatoires aux résonances infinies. Des formules magiques. Au sens noble de ce terme. Raymond Abellio a théorisé l'apparition de la grande lyrique romantique comme l'expression du phénomène de dévoilement des connaissances ésotériques. En bout de ce cycle la geste morrisonnienne apparaît comme la finalisation et la destruction de la naïve légende ( pour esprits faibles ) des supérieurs inconnus au profit des activistes poétiques. Un conseil méfiez-vous davantage de ces derniers.

Damie Chad.