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30/05/2018

KR'TNT ! 376 : ( YOUNG ) RASCAL / LES MARGOUYOTS / BONELESS / NOISE MUSIC / JEAN-MICHEL ESPERET

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 376

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

31 / 05 / 2018

( YOUNG ) RASCALS

LES MARGOUYOTS / BONELESS /

NOISE MUSIC / JEAN-MICHEL ESPERET

TEXTES + PHOTOS SUR  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Bloody Rascals

Blueberry a raison de jurer ainsi. C’est compliqué avec les Rascals.

Leurs beaux albums Atlantic faisaient la fierté des kids qui les dénichaient dans les boutiques d’occase de Londres. Ils furent ensuite virés des étagères pour faire place à des choses plus radicales. Mais les Rascals laissaient le souvenir de gens plutôt doués. Et puis au hasard des pioches ici et là, on a fini par reconstituer la série, ne serait-ce que par respect pour Arif Mardin qui avait si bien su veiller sur le destin du groupe. Lorsqu’on se fie aux grands producteurs de l’époque, on est rarement déçu par les disques qu’ils ont chaperonné. Bert Berns, Jerry Ragovoy, Shel Talmy et Jack Nitzsche sont des exemples assez bavards sur la question. On comprend que Roger Armstrong et Ted Carroll aient fini par leur consacrer des séries hautement capiteuses.

Apparemment, Iain Lee est lui aussi un vieux fan des Rascals. Comme tout le monde à l’époque, il adora «Groovin’», le premier hit du groupe qui s’appelait encore les Young Rascals et qui allait donner son titre à leur deuxième album. Mais le hit qui rentrait vraiment sous la peau s’appelait «How Can I Be Sure». Felix Cavaliere commençait à y déployer son immense talent de maître chanteur-compositeur. Et Iian moqueur ajoute - And everyone knows those two tunes, don’t they ? - Pourtant, les Rascals ne furent jamais aussi énormes en Europe qu’ils le furent aux États-Unis. Malgré les quelques hits qu’on entendait à la radio, on est tous passés à côté des Turtles, de Paul Revere & The Raiders et de Tommy James & the Shondells. Iain entre dans l’histoire des Rascals en rappelant que Felix le chat apprenait le piano au conservatoire et comme beaucoup de gosses de son âge, il tourna mal lorsqu’il découvrit le rock’n’roll à la radio. Il préféra très vite Fats Domino er Ray Charles à Chopin et Beethoven. L’information pèse de tout son poids, car cette formation classique va devenir le terreau d’un groove de blue-eyed soul assez exceptionnel. N’oublions pas qu’avant de faire Gainsbarre, Gainsbourg jouait Chopin au piano. Et comme pour Felix le chat, son sens de la mélodie vient directement de sa formation classique. Il va donc entrer dans le tempo de son époque, sweet and soulful, but hot. Lorsqu’il tourne en Europe avec un cover-band, il croise les Beatles qui n’ont pas encore traversé l’Atlantique et s’extasie de la qualité de leurs chansons. C’est là qu’il comprend qu’il est vraiment fait pour ça : composer et chanter du rock. Il s’acoquine avec le tambourine wizard Eddie Brigati et le guitariste Gene Cornish. Un batteur à tête d’ange nommé Dino Danelli vient compléter les effectifs - And it was that simple - Vous n’avez idée comme c’est simple de monter un groupe quand on a la chance de tomber sur les bonnes personnes.

Ils furent le premier groupe de blancs signés sur Atlantic. Sans doute était-ce la raison pour laquelle on recherchait alors leurs albums. Sur la pochette du premier, The Young Rascals, ils portent de ridicules chemises à cols ronds - the weirdest collars ever seen in any photography ever - Comme la plupart des groupes américains de l’époque, ils se font les dents sur un tas de reprises : «Like A Rolling Stone», «Midnight Hour» et «Mustang Sally». Et c’est là qu’on découvre la voix d’un chanteur extraordinaire : Felix le chat. Il attaque avec le «Slow Down» de Larry Williams et envoie un fabuleux shoot d’orgue. Mais on trouve à la suite pas mal de chansons frelatées. Felix refait un carton avec «Do You Feel It» en fin d’A. Il pulse son r’n’b au vrai shuffle d’orgue et frise la white-niggarisation des choses. Grâce à ses nappes, les Young Rascals se calent bien sur «Like A Rolling Stone», et Gene Cornish se pince bien le nez pour imiter Dylan. Ils sortent là une espèce de copie conforme. Par contre, ils ralentissent le tempo de «Mustang Sally» et cette version escargot ne passe pas très bien.

Iain Lee suit le fil des albums et s’émerveille tout particulièrement du deuxième album, Collections, qu’il qualifie de disque de la maturité - Collections displays a growing maturity, a sophistication even, an indicator that the Young Rascals had staying power - Pour Felix le chat, le studio était l’endroit qui rendait tout possible. Dès la belle pop ambitieuse de «What A Reason», on les sent intéressés par le degré d’excellence. Tom Dowd et Arif Mardin supervisent. S’ensuit un très beau balladif new-yorkais nappé d’orgue, «Since I Fell For You». Mais c’est en B que se joue de destin de cet album, et dès «Come On Up», on passe aux choses sérieuses avec un jerk noyé d’orgue. Felix est un fieffé chauffeur de piste. Ils tapent ensuite dans le Tamla Sound avec «Too Many Fish In The Sea». Puis ils passent directement au garage avec «Ninetiteen Fifty Six». Gene Cornish imite la voix de Little Richard. Encore du Soul shuffle avec «Love Is A Beautiful Thing». Felix le chat le galvanise. Et ils terminent cette belle B avec une cover de «Land Of 1000 Dances». Franchement, ces gens-là savent taper dans la bonne black et l’allumer aux gigantesques nappes d’orgue. En la matière, Felix le chat se montre particulièrement prodigue. Cette version est une merveille bien intentionnée - Stomp your feet - Eddie chante et white-niggarise à fond de train, il awite bien le gros shuffle.

C’est avec Groovin’ que le groupe explose - the breakthrough - C’est là qu’on trouve leurs deux plus grands hits, le morceau titre et l’immense «How Can I Be Sure» - Perfect pop moments - Arif Mardin y ramène de l’accordéon et c’est sans doute ce qui fait l’inexorable charme de ce classique. On entend là le son des sixties dans ce qu’il a de plus charmant et éternel. Avec cet album, on voit bien que la petite industrie Cavaliere/Brigati tourne à plein régime. «A Girl Like You» qui ouvre le bal de l’A sonne comme de la pop du Brill, étonnamment bien produite et orchestrée. On croise aussi pas mal de cuts pop d’un bon rapport qualité/prix, mais sans avenir. La surprise vient surtout de «You Better Run» qui se niche en B. Voilà en effet un hit garage complètement inattendu. Ils riffent ça comme des charbonniers et prennent le refrain aux chœurs d’unisson. On se régale aussi de «A Place In The Sun», petit chef-d’œuvre de good time music chanté par Eddie.

Quand paraît Once Upon A Dream, les Young Rascals ont abandonné le Young. Ils ont aussi écouté Sergent Pepper’s, comme beaucoup de monde, à l’époque. Mais justement, le parfum de psychédélisme que dégage ce disque ne semble pas vraiment leur convenir. Iain Lee se dit peu convaincu. - It just doesn’t sound very convincing - Il va même plus loin : «Je vais être honnête. Cet album ne me plait pas. Les épisodes de narration, les bruits enregistrés dans la nature, les trucages sonores, tout cela me semble cousu de fil blanc.» Il n’a pas complètement tort : on s’ennuie comme un rat mort à l’écoute de ce disque. Eddie et Felix ont beau cultiver l’art des harmonies vocales, ça ne passe pas, même un cut comme «Rainy Day» qu’Eddie chante divinement. «It’s Wonderful» sonne comme du psych folk-rock soul de jingle new-yorkais, rehaussé d’harmonies vocales extraordinaires, mais l’étincelle fait défaut. Tout est produit jusqu’à l’os du genou, «I’m Gonna Love You» est cuivré à outrance et scintillant de coups de cymbales, mais rien n’y fait. Dans «Silly Girl», ils font rigoler une silly girl alors qu’Eddie chante par dessus les toits avec toute l’énergie d’un Broadway brat.

Le groupe retrouve grâce aux yeux de Iain Lee avec le double album Freedom Suite - It’s a real mixed bag, but the highs are magnificient - Il a raison. On les voit tous les quatre sur la pochette : ils sont aussi rayonnants que les Beatles de l’âge d’or, et ce n’est pas peu dire. Dès l’ouverture du bal de l’A, ils s’en prennent à l’American Dream avec «America The Beautiful». Felix chante les louanges du land of the free (oui, mais pour les blancs). Great rocker que ce «Me And My Friends» - Fat backing vocals, funky bass and just the sexiest brass caught on vinyl - Gene Cornish chante sa compo qui sonne comme un petit chef d’œuvre de good time music, monté sur un bassmatic bien dodu. Comme on voit le nom de Chuck Rainey dans les crédits, on ne s’étonne plus de rien. Ils enchaînent toute une série de hits de pop rascalienne, «Any Dance’ll Do», «Look Around» où Felix groove comme un beau diable, oui, ce mec a le don de l’excellence, «A Ray Of Hope», encore un hit puissant de groovitude céleste, Felix sait donner de la voile, et en B, ça repart de plus belle avec «Island Of Love», compo d’Eddie qui chante, encore un vrai hit de pop pleine de vitalité et de chlorophylle, légère à souhait. Ces gens-là respirent vraiment la joie et la bonne humeur. Ce sacré Felix est une usine à tubes car voilà «Of Course», il groove son r’n’b à la new-yorkaise, of course am I et King Curtis blows his sax. Ces mecs sont atrocement doués : Eddie, Gene et Felix ne composent que des hits, tiens en voilà encore un, «Love Was Easy To Give» et la grâce divine vient aussi visiter «People Got To Be Free». Felix pond un nouveau hit de Soul qui s’appelle «Baby I’m Blue». Il le fait avec de gros moyens, ceux d’un barbu élégant et bien de sa personne. C’est monté en neige aux extraordinaires harmonies vocales. Felix fournit encore un hit Soul fantastiquement orchestré et joué à fond de train : «Heaven» - white punk from New York, yet it could easily be Wilson Pickett or Sam Cooke - Cet album aurait dû être the real masterpiece of 1969, mais Iain Lee a raison, le second disque est complètement foireux - It’s a mess. Absolutely awful - Un solo de batterie de Dino fait une face entière. Argghhh !

See paraît la même année avec La Grande Famille de Magritte sur la pochette. Chuck Rainey bassmatique derrière cette équipe de surdoués de la ‘blue-eyed Soul’ (les journalistes anglais adorent cette expression). On retrouve dès le morceau titre qui ouvre le bal de l’A le big Atlantic sound d’Arif Mardin (que Jim Dickinson surnomme the Lord of Darkness, à cause de sa voix grave). La magie des Rascals remonte comme la marée avec «I’d Like To Take You Home», fabuleux cut good-timey. «Temptations Bout To Get Me» emporte aussi tous les suffrages, car ça sonne comme un groove de Soul rascalien, mais c’est en B qu’une fois encore les choses se corsent avec des merveilles du type «Nubia», pièce d’exotica élégante en diable, pas si éloignée d’un universalisme africano-braziliano. Ou encore «Carry Me Back», jolie cut de pop américaine des seventies noyée de cuivres, de joie et de bonne humeur, véritable festin de good vives. Gene Cornish amène une belle tranche de pop psyché, «Away Away», puis retour fracassant de l’exceptionnelle pop de Soul rascalienne avec «Real Thing» : Felix le chat va là où l’attend son destin. «Hold On» referme la marche à grands coups de rock-blues funkoïde new-yorkais. Ces aimables Rascals se montrent dignes de toutes les louanges. Quel album ! Dire qu’à l’époque, on fit la fine bouche...

Search And Nearness est le dernier album enregistré par la formation originale des Rascals. Dommage, car ils s’amélioraient d’album en album. Il semble pourtant d’Eddie ait déjà quitté le groupe, car si on ouvre le gatefold, on voit Gene Cornish passer le bras par dessus l’épaule d’un fantôme. On trouve sur cet album une énormité nommée «You Don’t Know», signée Gene Cornish. Il tape dans le rock élégant, que soutient un bassman nommé Ron Blanco. C’est extraordinairement bien tenu et accrocheur. Ne prenez surtout pas les Rascals à la légère, ce serait une grave erreur ! Ils font aussi une reprise solide de «The Letter» des Box Tops, avec le ticket for an aeroplane. Ils en font un truc lourd de sens et amplement tartiné d’orgue et de feeling. Comme Bonaparte, Felix s’auto-couronne empereur du groove. Oh mais on trouve aussi d’autres merveilles, à commencer par «I Believe», solide pop de rock good-timey, on sent les new-yorkais dans la force de l’âge. On note la belle santé compositale de Felix, il propose une pop oxygénée et bien vivace, toujours orchestrée par Arif Mardin. Oui une pop radieuse, à l’image du sourire de Felix. S’ensuit «Thank You Baby», une pop de Soul extrêmement bien ventilée. En vrai seigneur des annales, Felix shuffle son swing selon son humeur, avec bonheur et magnanimité. On se régalera aussi de «Nama», instro d’anticipation motrice. Si on aime tout particulièrement la belle pop swingy, alors on se goinfrera d’«Almost Home». Felix multiplie les exploits softah. Il navigue dans un monde de courtoisie et de classe jazzy. «Ready For Love» se veut chaud et doux comme le vent d’été. On entend ici un groupe parvenu à maturité. Cet album est d’une qualité exceptionnelle. Bizarrement, Iain Lee n’en parle pas dans son panorama rascalien. Gene Cornish boucle l’épisode avec «Glory Glory». Il joue des petits riffs sous-jacents et ça part en mode gospel batch, avec la participation des collectivités locales. On se souviendra de cette foison new-yorkaise, de cette richesse de jus.

Puis Eddie Brigati et Gene Cornish quittent le groupe. Felix et Dino décident de poursuivre l’aventure en gauguinant paisiblement. Le double album s’appelle Peaceful World et s’orne de l’une des toiles que Gauguin peignit lors de son séjour à la Martinique. C’est là qu’il découvrit la lumière et les tons directs, ceux qu’il n’allait plus quitter. Felix va sur un son plus jazzy, donc plus aventureux, ce qui colle assez bien au ton de la pochette. Mais sa pop passe souvent à l’as. Il ne peut pas gagner à tous les coups, ce serait trop facile. Le seul cut vraiment bandant de l’A s’appelle «Love Me». Chuck Rainey joue dans cette pièce sacrément pantelante. Une nommée Molly Holt duette avec Felix le chat et pour l’époque, c’est de très haut niveau. En B, une certaine Ann Sutton vient duetter avec Felix sur «Mother Nature Land» et on se laisse bercer par ce beau groove d’atmosphère flûtée. Felix revient à la charge avec «Icy Water», une pop de Soul insistante et sacrément attachante. Chuck Rainey s’en vient faire des loopings de bassmatic sur «Happy Song». Felix chauffe sa Soul en vrai groover intercontinental. Tout cet album sent bon le groove de dégaine suprême. En C, Felix orchestre le vol de la mouette dans «Little Dove», il la suit sur l’océan hugolien, là-bas, si loin et c’est orchestré en technicolor. Tout est bien sur ce disque, à condition bien sûr d’aimer le paradis.

L’ultime album des Rascals s’appelle The Island Of Real. Une toile bucolique de Dino Danelli orne la pochette. Alors, bon album, mauvais album ? Excellent album ! Et ce dès «Lucky Day», petit joyau de good time music à la Felix, avec les chœurs de rêves d’Ann Sutton et de Molly Holt. On note aussi la présence d’un fabuleux bassman en la personne de Robert Popwell, il faut l’entendre jouer ses contre-attaques ultraïques de jazz-bass éhontée. Sautez directement sur «Jungle Walk», car voilà du funk new-yorkais qui n’a pas à rougir. Felix y va de bon cœur et les filles renvoient bien l’ascenseur. Juste avant, on peut quand même se payer un petit coup de «Be On The Real Side», car Felix y fait son Marvin, et ça vaut le détour. Il boucle l’A avec le morceau titre, une sorte de groove océanique qui comme son nom l’indique s’étend à perte de vue. Félix y fait son Croz, il se laisse partir à la dérive. En B, les merveilles pullulent, à commencer par «Hummin’ Song», véritable groove d’un Gauguin des temps modernes. On s’émerveille d’une telle allure et d’une telle allonge. Molly Holt chante «Echoes», un balladif paradisiaque qui sent bon le vent des îles. Molly peut aller chercher des grimpettes à la Aretha, cette petite poulette a du répondant. Robert Popwell fait encore des ravages dans «Time Will Tell». Il remonte son manche en pouet-pouettant des triplettes de belleville diminuées, pendant que Felix duette avec Ann Sutton. Le Popwell revient à la charge dans «Lament». Il n’en finit plus de monter et descendre des gammes dans l’immensité d’un groove océanique.

Si on en pince pour Felix le chat, le détour par ses albums solo se révèle indispensable.

Il enregistre son premier album solo avec Todd Rundgren en 1974. Sobrement titré Felix Cavaliere et orné d’un portait de Felix brossé au fusain, l’album offre toutes les caractéristiques de la consistance. Felix tape dans le pur jus de r’n’b avec l’excellent «I’m A Glamblin’ Man». On peut lui faire confiance pour ça : depuis l’âge d’or des Rascals, il n’a plus rien à prouver. Son «Everlasting Love» n’est pas celui des Love Affair, mais sa pop de soul relève de la meilleure élévation. Felix le chat tient bien son rang. Il passe ensuite au groove des Caraïbes avec «Summer In El Barrio» et finit l’A avec «Long Times Gone», un balladif de rêve joyeusement orchestré et inspiré à plein nez. On retrouve son groove adroit en B avec «Future Train», une good time music d’éclat majeur, fabuleusement coulée sous le boisseau d’une guitare limpide. Puis il jazze son «Mountain Man» to the mountain top et passe à la crème du fandango avec «Been A Long Time», un cut admirable de kitschy kitschy petit bikini et porté par les violons de Johan Strauss. Il faut avoir entendu ça au moins une fois dans sa vie. Et puis en fin de B, on tombe sur un véritable coup de génie intitulé «I’m Free» : Todd y fait de l’hendrixien carabiné, il flambe ça aux petit oignons, comme dans «Little Red Lights», c’est complètement dévastateur, typique de l’âge d’or toddien.

Nouveau coup de maître avec Destiny, paru l’année suivante. Quel album ! Il attaque avec deux coups de diskö capables de dérouter les cargos. On compatit en arguant que Felix creuse sa veine blue-eyed soul, comme on dit chez les marchands de montures. Puis il passe à la Soul dansante avec «Never Felt Love Before». On voit que ce mec adore danser dans la discothèque avec une jolie poulette. Il adore les belles fringues et les cocktails givrés au sucre glace. Ah comme la vie est belle, ouh ouh, le voilà amoureux pour la première fois de sa vie. Et puis en fin d’A, on tombe sur «Light Of My Life», une fabuleuse giclée de Soul, bien emmenée vers la lumière. Felix l’enlève, il redevient l’espace de quelques minutes le grand maître de la Soul blanche saxée de frais. On se croirait presque chez Junior Walker, les gars. Attention à la B, c’est une horreur, tous les cuts tapent en plein dans le mille, à commencer par «Can’t Stop Loving You», nouvel exemplaire de Soul blanche visité par la grâce. Felix raffine bien son pétrole, tout est extrêmement musicologique chez lui, oui, car le solo de sax renvoie directement à ce démon d’Herbie Hancock. Nouvelle tartine dégoulinante de Soul pop avec «Try To Believe». Cette fois, Leslie West mène la bal des Quat’ Zarts. Puis Felix déclenche l’émeute des sens dans «You Came And Set Me Free», véritable chef-d’œuvre de good time music enrichi par les voix de filles énamourées. Voilà un festival de tout premier ordre. On retrouve Laura Nyro dans les chœurs de «Love Care», un nouveau chef-d’œuvre irréversible de Soul blanche, les filles derrière Felix sont magnifiques et incroyablement prolifiques. Elles créent tout simplement de la magie. Ouf, il est temps que cet album se termine. Leslie revient jouer sur «Hit And Run», pur jus de blues-rock à l’Américaine. C’est joué et chanté à outrance. De là à dire que Destiny partira pour l’île déserte, c’est un pas qu’on franchit allègrement.

Avec Castles In The Air, le soufflé retombe un peu. Il démarre pourtant avec une belle pop de Soul intitulée «Good To Have Love back». Felix propose une certaine idée de la good time music, et il le fait d’autant plus plaisamment qu’il voit revenir l’amour. Il enchaîne avec «Only A Lonely Heart Sees», un balladif sensible et charmant, outrageusement bien chanté. Les mauvaises langues trouveront Felix un brin putassier, mais force est d’admettre que ce balladif paisible s’ancre dans la beauté. Le problème est qu’on trouve sur cet album quelques cuts parfaitement ridicules, des choses qui resteront sans conséquence sur l’avenir du genre humain. Felix tente de sauver son album avec «Outside Your Window». Il essaye désespérément de renouer avec la grâce rascalienne, mais c’est difficile. C’est comme s’il visait une pop plus commerciale, et il faut attendre «Don’t Hold Back Your Love» pour retrouver la terre ferme. Felix revient enfin à ce groove paradisiaque de bonne augure dont il se fit le spécialiste, au temps des Rascals. La bonne Soul lui va vraiment comme un gant, même s’il semble parfois flirter avec la pop des putes.

Felix Cavaliere Interchords n’est pas vraiment un album, au sens premier du terme. Felix le chat propose un choix rétrospectif de cuts et les présente un par un sur le ton de la confidence. C’est un curieux mélange qui s’ouvre sur la diskö d’«All Or Nothing» et qui s’achève sur le vieux «Groovin’». Felix raconte qu’il jouait des congas sur «Groovin’». C’est l’époque où, dit-il, on pouvait encore expérimenter en studio. Ils avaient cette crédibilité qui leur permettait de tester des sons en studio - Today, you can’t do it anymore. You’d better have your own studio - Il présente aussi cette belle pièce de blue-eyed soul qu’est «Girl Like You», une pop enchanteresse à laquelle sont rompus tous les vieux fans des Rascals. Et puis voilà l’énorme «People Got To Be Free» tiré de Freedom Suite. Diable, comme Felix peut être bon ! Ce cut est bardé du meilleur son d’Amérique. L’enchantement se poursuit avec «Only A Lonely Heart Sees» qui sort de Castles In The Air et pour présenter «Good Lovin’», Felix rappelle qu’il avait the hard voice dans les Rascals et que dans les clubs, les gens voulaient du rock - That’s what «Good Lovin’» is all about - Et pour «Good To Have You Back» tiré lui aussi de Castles In The Air, il rappelle qu’il avait avec lui some of the best musiciens he’d ever heard.

Don Was produit Dreams in Motion paru en 1994. Dès «Trust Your Heart», on comprend que si Felix le chat continue, c’est uniquement parce qu’il aime groover avec des musiciens. C’est parce qu’il aime le vent des îles, parce qu’il aime que la vie soit douce. Felix le chat pratique le blue-eyed hedonism - You’re just a gift for dreams - Il frise le putassier, mais il caresse depuis trop longtemps la courbe oblongue d’une vision qualitative, comme d’ailleurs Ronald Isley. Avec «Stay In Love», il nous propose un petit balladif incoercible de cœur de cible. Felix cherche toujours le point G d’une faille. Il sait s’enfoncer avec douceur dans la moindre entaille harmonique. Il cherche toujours la voie du slowah définitif, mais il lui arrive aussi de s’engluer dans la boue des resucées, comme on le voit avec «If Not For You». Quand l’inspiration lui fait défaut, il lance un pont de cristal par dessus les toits. «Look Who’s Alone Tonight» regorge d’une volonté de plaire. Mais le son verse trop dans la profondeur U2ique, avec toutes les résonances putassières que cela implique. Le morceau titre vaut pour de la belle pop, mais on ne sait plus trop quoi penser. Il semble que notre ami Felix tente le tout pour le tout, alors il swingue un énorme groove, et ça vire au hit, quel fabuleux groover ! Il tâte de la Soul de charme emblématique avec «Big Surprise» et il retrouve sa veine magique avec «Me For You», pure pépite de Soul blanche, soutenue par une prod exceptionnelle. Felix emprunte ses chemins à flanc de coteau, voilà un Soul man qui n’a pas froid à ses blue-eyed Soul eyes. Sa Soul emplit l’auditorium comme la marée du siècle à Saint-Glinglin. Voilà de la Soul inventive, bien coffrée et oblique en diable.

Felix a enregistré deux albums avec un autre roi de la Soul blanche : Steve Cropper. Le premier s’appelle Nudge It Up A Notch. On peut voir un antique tourne-disque sur la pochette. Nos deux héros démarrent avec un r’n’b insistant et têtu comme une bourrique, «One Of These Days», joliment inspiré par les trous de nez. Quelle incroyable énergie ! Ils naviguent tous les deux à un très haut niveau qualitatif. Steve prend un très beau solo staxy gorgé de cette vieille verve apostolique. Cela paraît incroyable que ces deux vieux crabes soient encore capables de faire danser les mémères. Avec «If It Wasn’t For Loving You», ils proposent un fabuleux slow d’exaction parabolique. Ces gens-là savent de quoi ils parlent, ne vous en faites pas pour eux. Et Steve sort sa vieille distorse, histoire de montrer qu’il bande encore. Ils proposent plus loin un fiévreux insto d’antho à Toto intitulé «Full Moon Tonight». Steve met la main à la pâte et balance l’un de ces grooves rampants dont il a le secret. Il fait ça depuis cinquante ans, ne l’oublions pas. On reste dans le groove têtu comme une mule avec «To Make It Right». Tout est solide et bien orchestré sur cet album. Steve fait un festival dans «Cuttin’ It Close». Quel guitariste ! Quel pourvoyeur de notes salées ! Il sonne vraiment comme un punk.

Mais c’est avec Midnight Flyer que le duo explose. Ce disque sonne tout simplement comme un classique Stax, et ce dès «You Give Me All I Need». Felix y creuse sa faille et shoote de la Soul dans le prévisible. Alors on se prosterne, car c’est du très haut niveau. Felix perce son tunnel et débouche dans un paradis d’ozone supra-naturel. Quel miracle ! Il tient bien son disque en main, well well, et se comporte en génie insistant. Steve et Felix explosent littéralement. S’ensuit le morceau titre. Felix y retente le diable. Ah il faut voir le boulot que ces deux vieux crabes abattent ! Felix ne lâche jamais un groove, il chante de l’intérieur des chœurs, c’est tisonné au timon dans la démence d’un groove précipité, ça pulse dans les mystères du Nil et il pleut du miel de Soul blanche sur la terre. Quand Felix traîne dans les parages, il faut rester sur le qui-vive. Cet homme fait des miracles. Il prend «I Can’t Stand It» au groove de r’n’b. C’est l’un des trucs les plus excitants qu’on ait entendu depuis des lustres. Aria Cavaliere duette avec Felix. On reste dans une extraordinaire ambiance avec «Chance With Me», et tout bascule dans la magie - You can groove with me - Des courants de groove traversent le cut en diagonale et Steve passe un solo liquide de génie pur. C’est d’un niveau dont on n’a pas idée tant qu’on ne l’entend pas. Et Felix part en radeau sur l’Amazone, il Aguirre la bleusaille alors que Steve gratte son petit funk par derrière. On retrouve la fantastique énergie du groove de reins dans «Sexy Lady», et ce renard de Steve croppe son funk derrière en continu. Tout son art vient de Curtis Mayfield, ne l’oublions pas. Ils tapent aussi une version d’«I Can’t Stand The Rain», ce vieux standard cousu, mais Felix le chante au pire feeling de l’univers. Attention, Felix le chat n’est pas n’importe qui, c’est un Soul brother blanc comme neige, mais comme Eddie Hinton, il est encore plus black que les blacks. Il faut aussi entendre l’attaque punkoïde de Steve dans «Do It Like This». Il ressort toute sa niaque de Stax. Instro magnifique et plein d’allant. On adore ces deux vieux routiers de la légende américaine, ils savent combiner le riffing et le shuffle d’orgue, alors on s’en met plein la lampe, d’autant que Steve part en solo

Iain Lee enchaîne avec la captivante interview d’un Felix le chat toujours alerte. Il prépare un nouvel album et donne pas mal de concerts aux États-Unis. Felix raconte ses souvenirs de Syracuse University - Lou Reed was there too - Bine sûr, Felix se souvient des gens qui l’ont épaté, surtout Curtis Mayfiled - It’s just ridiculous how good these people were - Et les gens qui l’attirent se trouvent essentiellement in the R&B world. Il rappelle que les Rascals enregistrèrent «Mustang Sally» avant Wilson Pickett. Ils reprirent aussi le «Good Lovin’» des Olympics pour en faire un hit. Felix rappelle en outre qu’il adorait tellement les Beatles qu’il composa «How Can I Be Sure» à cause de «Michelle» et de «Yesterday» - They opened the door for us - Et il en rajoute une petite louche avec Sergent Pepper’s - I really felt that was a big door - Et quand Iain commence à le flatter en vantant les mérites de Freedom Suite, Felix se lâche un peu en expliquant qu’il espère bien voir sa musique lui survivre dans les siècles à venir, comme c’est le cas pour Mozart et Beethoven. Oh, ce genre de propos ne relève pas de la fatuité, c’est le point de vue d’un auteur-compositeur assez haut de gamme, et en tant que tel, infiniment crédible. Quand Iain Lee lui demande pourquoi les Rascals ne sont jamais devenus énormes en Europe, Felix connaît la réponse : Atlantic n’était alors qu’un petit label indépendant, à la différence de Columbia qui distribuait ses disques partout dans le monde - Atlantic was still a fairly small label - C’est d’ailleurs au moment où le groupe a quitté Atlantic pour passer chez Columbia que les Rascals ont explosé. And why did the Rascals split ? - Ha ha ha, Felix se marre. Il rappelle qu’il existe un adage aux États-Unis disant : You can’t fix stupid (on ne peut rien faire contre la connerie) - Eddie ne voulait plus continuer - He didn’t want to do it anymore - Il est rentré à la maison. Ça m’a scié - It was mind-boggling - Depuis, les Rascals se sont reformés pour aller au Rock&Roll Hall of Fame et Felix s’est installé à Nashville pour pouvoir rester créatif et jouer toutes les semaines. Et quand Iain lui demande comment il voit l’avenir, Felix se lance dans l’azur - In our time we didn’t have the internet. We didn’t have facebook. We didn’t have the iPhone. Music was our generation’s Bond - Notre lien - On s’adressait aux gens partout ailleurs à travers notre musique. Et il termine en racontant qu’il est allé voir jouer McCartney sur scène et qu’il était content d’être à nouveau un Beatles fan et de faire partie de cette communauté. L’air de rien, Felix le chat rappelle quelques jolies vérités fondamentales. Que serions-nous devenus sans la musique ? Y avez-vous pensé ?

Signé : Cazengler, Old Rascal

Young Rascals. The Young Rascals. Atlantic 1966

Young Rascals. Collections. Atlantic 1967

Young Rascals. Groovin’. Atlantic 1967

Rascals. Once Upon A Dream. Atlantic 1968

Rascals. Freedom Suite. Atlantic 1969

Rascals. See. Atlantic 1969

Rascals. Search And Nearness. Atlantic 1971

Rascals. Peaceful World. Columbia 1971

Rascals. The Island Of Real. Columbia 1972

Felix Cavaliere. ST. Bearsville 1974

Felix Cavaliere. Destiny. Bearsville 1975

Felix Cavaliere. Castles In The Air. Epic 1979

Felix Cavaliere. Felix Cavaliere Interchords. Epic 1980

Felix Cavaliere. Dreams in Motion. MCA Records 1994

Felix Cavaliere & Steve Cropper. Nudge It Up A Notch. Stax 2008

Felix Cavaliere & Steve Cropper. Midnight Flyer. Stax 2010

Iain Lee : Got To Be Free. Record Collector #463 - Februrary 2017

 

23 / 05 / 2018 – PARIS

LE QUARTIER GENERAL

LES MARGOUYOTS / BONELESS

 

L'annonce m'est tombée un peu par hasard ( objectif ) sous les yeux, c'était marqué Rockabilly et puis ce nom étrange venu d'ailleurs, les Margouyots, curiosité aiguisée par ce nom qui fleure bon la margoulinerie, fallait voir cela au plus vite, la teuf-teuf nous emmène illico à Paris au Quartier Général.

 

LES MARGOUYOTS

21 h 07 quand nous pénétrons dans le Quartier Général pour le concert indiqué à 21 H. Quatre sur scène plus une cadillac rouge et une moustache noire nous accueillent – première fois qu'un concert commence à l'heure au QG – et le groupe filoche déjà à cent cinquante kilomètres heure sur chemin vicinal. Du rockab qui ne s'embarrasse pas avec la tradition, électrifié à mort par une guitare omniprésente. A vous arracher les opercules des oreilles. Faut vite se rendre à l'évidence, de sacrés musicos, doivent avoir bourlingué dans pas mal de swing rafiots pirates pour monter à l'abordage de si belle manière. Jerémy Perrin ne vous laisse pas une seconde de répit, à voir la manière dont ses doigts courent sur les cordes l'on en arrive à penser qu'il les a transformées en ligne à haute tension. Ne peut plus s'en détacher, un cas étrange d'auto-envoûtement, une possession vaudou qui nous rappelle que Memphis n'est pas si loin que cela de la New-Orleans, l'est comme le chien qui s'accapare les os du red rooster, n'en laisse pas un gramme pour les autres. Quand J. J. Folgoni porte son harmo à la bouche, lui fait signe, pas encore, l'a encore à se débarrasser de deux ou trois licks époustouflants, mais le Folgoni fulgore de son côté, s'installe dans les interstices, la fenêtre de tir est exigüe mais il applique la tactique du tireur d'élite, balle par balle, mouche à chaque fois. Un peu en retrait Jean-Pierre Domont cause avec sa big mama. Et elle jacte sans arrêt la grosse noirâtre, swingue à mort, vous en tire des rafales de vols de corbeaux qui passent par dessous le son de la guitare dans le seul but de l'étoffer et de lui donner un relief monumental. L'est comme le chameau qui porte la caravane sur son dos. Predrag Sojic joue debout. Ne se contente pas d'une caisse claire et d'une cymbale, un véritable pregdateur de grosse caisse en souplesse, et rien que pour le break de Hound Dog, le bon Dieu a dû lui réserver une place à sa droite, à moins que ce ne soit le devil in person qui s'occupera de lui, car le chien sauvage je l'ai peut-être déjà entendu aboyer plus de trois cents fois en divers concerts, mais jamais avec une telle force, une telle justesse. Ah, cette dégringolade d'escalier roulant de D. J. Fontana dans laquelle vous vous cassez une par une mais toutes en même temps vos précieuses vertèbres, Sojic vous la refait à l'identique, une fois sur le dos, et une fois sur le ventre.

Jouent les classiques, Elvis, Billy Lee Riley, Warren Smith, Little Richard, sans oublier les Stray Cats, mais m'ont scotché avec leur Rock-A-Beatin' Boogie de Bill Haley, une idée de fou – du Bill Haley avec un harmonica pour remplacer le saxophone, au départ cela sent le plan foireux sur la comète – une interprétation idéale - genre ouragan sur le rockab - qui sera recouverte par les applaudissements enthousiastes du public. Précision d'importance, Jérémy se charge du chant, du même style que son jeu de guitare, rentre-dedans, jamais en défaut, terriblement efficace. Sur le medley final J.J. Fulgoni fait monter Jérôme sur le bateau déchaîné et nous avons droit à beau solo d'harmonica blues avec les mains qui volètent comme ailes d'oiseau paniqué autour de la bouche et J. J. qui y va de son côté au fleuret moucheté. Et empoisonné. Car mourir de mort lente n'est pas toujours plus désagréable que rapide.

Les Margouyots nous ont séduits. Un rockab à l'arrache et hyper-maîtrisé, l'énergie et le savoir-faire, ont emballé le public, dans la poche, et pas besoin de rajouter le mouchoir dessus pour l'empêcher de ressortir. A revoir.

 

BONELESS

Boneless, premier concert sous ce nom. Groupe de reprises mais qui possède ses supporters. Ardents. Partent avec un guitariste sur béquilles obligé de rester assis ce qui ne doit pas être commode et amoindrir votre influx nerveux. Un bon chanteur et une bonne rythmique. C'est-là où ça coince. Interprètent une musique qui ne leur correspond pas. Leur manque ce gramme de sauvagerie initiale qui fait toute la différence. Foo Fighter, Oasis, AC / DC, Kings of Leon, Guns and Roses arrachent quelque peu nous semble-t-il, nous en offrent des versions trop propres sur elles, peut-être l'apprécieront-ils en tant que compliment mais m'ont irrésistiblement fait penser à U2, et sa boursouflure creuse. J'ai tenu jusqu'au bout mais je me suis forcé sur leur version essoufflée de Fortunate Song. Selon moi, ils auraient plutôt l'étoffe d'un groupe de hard mélodique mais je ne crois pas que ce soit leur culture originelle. En tout cas ils y prennent du plaisir et le font partager à leurs fans de tous âges. Suivent un sentier qui n'est pas le nôtre. Car pour nous, secteur-sectaire rock, c'est rock un jour, rock toujours. Bonne chance à Boneless.

 

TROISIEME GROUPE

Pas vu, ni connu. Car nous étions partis guerroyer ailleurs. Les fans attendaient que Shyva's Vibration prenne place, massés devant la porte. Un subtil mélange de punk, de reggae, et de ska, nous ont-ils assuré. Diantre ! la programmation du Quartier Général était méchamment éclectique ce soir-là. Pas grave, on était venu pour les Margouyots, flair de rocker.

Damie Chad.

 

 

NOISE MUSIC [ ncïz 'mju:zïk]

 

Coupez votre téléphone, fermez votre porte à double-tour, installez-vous confortablement... bien merci, avalez douze cachets d'aspirine 1000 et trois tubes de cogitum, pas de panique, je suis sûr que vous êtes capable de comprendre. Certes vous n'êtes pas plus intelligent qu'un autre, mais pas moins bête non plus, tous les espoirs vous sont donc permis. Evitez toute précipitation, ne faites pas comme moi, chouette ai-je dit sans trop regarder, une revue sur le Noise, superbe, deux euros, belle couverture jaune d'œuf de marsupilami, pas cher, tout beau, le gars avait l'air surpris et estomaqué lorsque je lui ai refilé la pièce.

C'est après que j'ai compris ma douleur. Un truc chiadé à mort par des intellectuels de haut-niveau masturbatoire n'oserai-je ajouter. Mais chez Kr'tnt ! La direction ne recule devant aucun sacrifice pour satisfaire la curiosité des fans. Me suis donc attelé avec courage et abnégation à la tâche.

Pour être précis c'est le numéro 28 de la revue MULTITUDES paru au printemps 2007, je préfère les laisser se présenter à leur manière :

«  Son objectif est d’intervenir de façon créative dans le champ intellectuel politique, philosophique et artistique contemporain, diffractant l’héritage de l’opéraïsme italien à travers un faisceau de catalyseurs intellectuels, comprenant des grands noms (Spinoza, Deleuze, Negri) ainsi que des penseurs à redécouvrir (Gabriel Tarde, Gilbert Simondon). Tous sont sollicités pour développer des problématisations incisives qui ouvrent des perspectives de luttes et d’espoirs en rupture avec les lamentations et les complaisances dominantes. » Vous trouvez cela et plus si affinité sur multitudes.net.

Ce numéro 28 s'intitule : l'extradisciplinaire : critique des institutions artistiques : l'est divisé en diverses sous-parties hors de nos champs de compétence, et nous intéresserons uniquement aux six articles de l'intitulé Noise.

YVES CITTON

Le Percept noise comme registre du sensible

Nous ne citons pas Yves Citton, nous en extrayons la moelle quintessenciée. Se penche d'abord ( très pericoloso ) sur l'historicité du noise. Dada, futurisme italien – trouve le moyen de ne pas nommer Luigi Russolo, son manifeste L'Art des Bruit, et ses bruiteurs qu'il avait construits de ses propres mains en prévision de futur concerts – plus près de nous John Cage, Edouard Varèse et chers au coeur des rockers Pixies, Sonic Youth, Jesus Lizard... mais son interrogation porte surtout sur la définition du bruit. Raisonnement simple, le bruit est tout ce que nous ne reconnaissons pas comme musique. Mais le bruit doit être d'obédience trotskiste, tendance taupe rouge. A peine un musicien en introduit-il dans un concert ou un enregistrement, que bientôt notre oreille s'y habitue. L'a beau faire du bruit, on ne l'identifie plus en tant que tapage nocturne en plein jour. D'où la nécessité pour l'artiste qui veut attirer votre ouïe d'en augmenter le volume pour qu'il soit reconnu en tant qu'apport désagréable. Le bruit agit en musique comme ces migrants qui s'installent chez nous au grand dam de la population autochtone et qui finissent par se confondre avec le peuplement natif. Incroyable mais votre perception du bruit est une construction culturelle en éternel mouvement.

Concrètement parlant le noise est une musique qui remplace le rythme, la mélodie l'harmonie, par des variations sonoléthales, qui privilégie l'épaisseur sonore ou le timbre phonique, la dissonance par rapport à l'harmonie.

YOSHIHIKO ICHIDA

Le Blues, cette chanson si bruyante

Avec Yves Citton nous étions dans une définition très intellectuelle du bruit, issue du mode d'appréhension du monde selon un modèle grec de construction amphionesque et cosmosique qui a présidé à la maturation de la musique classique. Le bruit est conçu comme un parasite, même si la trompette du jazzman s'amuse à dialoguer et à inclure dans sa prestation le bruit de la mouche qui se promène sur le micro, l'intervention inopinée de l'insecte n'est pas coordonnée à la notion d'aléatoire. Le noise échapperait-il à la beauté poétique du cadavre exquis ?

Prudemment Yoshihikido Ichida nous ramène en pays connu en la terre arable du blues. Le blues serait d'abord accompagnement rythmique du travail collectif des esclaves occupés à ramasser le coton. Il n'est que moutonnement infini destiné à imposer une certaine vitesse – dans les usines l'on parle de cadence de la chaîne – un bruit de fond qui vous empêche de couler plus bas.

Ce son de base n'était pas qu'assujettissement imposé, vous donnait conscience d'être collective et par ricochet individuelle. L'individu pousse son propre cri, le holler, l'appel qui implique une réponse sans laquelle vous n'avez aucune preuve de votre existence personnelle, et le miracle se produit lorsque votre question existentielle reçoit sa réponse de la collectivité, c'est dans ce moment d'incertitude et d'attente, en ce silence angoissé que se manifeste le hiatus du bruit, cette subtile dissonance entre deux fragments de temps qu'éclot la note bleue, c'est en cette distorsion primitive et originelle qui contient en germe toute la dimension noisique du rock'n'roll que les nouvelles technologies permettront de mettre à jour. Les pédales wah-wah d'Hendrix ne sont pas des nouveautés, seulement des outils qui aideront à retourner aux origines. Tout cela déjà perceptible chez Charley Patton et que l'on retrouve en une longue chaîne de passation du bâton merdeux chez Muddy Waters, Howlin' Wolf, Frank Zappa, Captain Beefheart, dans le Metal Machine Music du grand méchant Lou. Reed et le second Velvet qui nous permet par sa saturation sonique déstructurante de faire le lien avec le rameau classique Stockahausen, Xénakis, Stravinsky, Boulez, Cage, La Monte Young...

Autant le blues peut être entendu comme une montée incessante du volume sonore, une opiniâtre intumescence instrumentale, autant la musique classique aura au contraire après s'être épuisé en une gymnastique rythmique incessante été dépouillée de tous ses affects timbristes pour se dégonfler en baudruche minimaliste... les deux courants se tiennent par la queue l'un commençant là ou l'autre finit et vice-versa, les deux chemins mènent au même endroit, au drone, une vibration monocorde basse et profonde infinie, le bruit de base du noise.

Suis gentil vous ai épargné l'analyse de la ritournelle par Deleuze et Guattari.

BOYAN MANCHEV

Noise : l'organologie désorganisée

Après le blues, le rock. Le déploiement des articles a été finement pensé ! Sous sa forme brute, l'instrument. Pas question d'en jouer. Le détruire est une autre manière de le laisser s'exprimer. Bye-bye l'artiste, l'est inutile, pensez à Jerry Lou mettant le feu à son piano, ou Pete Townshend écrasant sa guitare sur scène. L'instrument n'en finit d'émettre des sons, jusqu'à ce que mort s'en suive. Nous sommes-là dans la métaphysique du noise. Que vous jouassiez un prélude de Bach sur votre violon ou que vous sciassiez votre stradivarius en petits morceaux, votre crincrin n'en continue pas moins de produire du bruit. Leibniz vous dirait que les monades se désagrègent mais restent monades puisqu'elles se contentent de rejoindre le flux éternel des monades. Le noise transgresse la mort, elle est une musique qui certes désorganise les formes du vivant, les conduit à leur désagrégation finale, tout en restant vivantes. Le noise est un marteau sans maître, une énergie sans but, une force qui va ajouterait Victor Hugo. Traversée et expression des états divers de la matière. Boyan Manchev ne se mouche pas avec la manche, ose le grand saut, le noise en tant qu'impensé du politique en butte aux attaques répétées du capitalisme. Une façon de dire qu'il reste de l'espoir puisque tout se transforme et rien ne meurt. Même pas la prise de conscience du politique. La prochaine fois que vous fracasserez le vase en cristal de Tante Agathe contre le mur, juste pour le plaisir d'entendre son tintement désorganisateur et destructif, je vous laisse lui expliquer la nécessité de faire surgir l'impérieuse immanence de l'impensé politique en ce bas-monde.

RAY BRASSIER

L'obsolescence du genre

Le noise est un assemblage capharnaümiques de tous genres. De la musique industrielle des années 70, au post-punk et au free jazz vous pouvez décliner des dizaines de noises différents qui n'ont pas grand chose à voir entre eux. Trop de noise tue le noise. Bref le noise n'est pas un genre, le fait que l'on puisse dire que le noise est un genre est déjà la condamnation du noise en tant que genre et plus grave du noise en tant que noise. Réfléchissez un petit peu : si le noise consiste à choquer le public ou les âmes en introduisant un maximum de bruit dans la musique, l'arrive un jour ou la non-introduction de bruit – non pas dans la musique car en cela la musique resterait musique – mais dans le noise lui-même devient l'outrage supérieur et majeur.

Ray Brassier nous donne deux exemples : To Live and Shave in LA qui produit des morceaux - fabriqués à partir de bribes de multiples musiques différentes minutieusement amalgamés – d'une vaste ampleur sonique pas du tout cacophonique, et qui ressemble plutôt à de tristes mélopées... Quant à Eb.er et Dave Philips ils s'adonnent à des espèces de performances d'un surréalisme outré ( et daté ). Je ne saurais résister à vous recopier quelques passages du descriptif de l'une d'entre elles : « Eb.er et son complice Dave Philips se claquent répétitivement le visage dans des assiettes de spaghettis munies de micro-contacts. Eb.er gazouille dans un piano qu'il martèle ne s'interrompant que pour faire feu à répétition sur le public à l'aide d'un fusil ( dont ledit public ignore qu'il est chargé à blanc ). Une femme hurle sa souffrance, un tube enfoncé dans l'anus, tandis qu'Er.er souffle à l'intérieur avec des accents de mélodies élégiaques pour cordes. Eb.er lutte pour tirer des sons du poisson mort équipé d'un micro-contact qui repose sur la table. Trois femmes ingurgitent des liquides selon un ordre de couleur strictement déterminé, avant d'aller vomir dans des saladiers selon une séquence elle aussi savamment orchestrée. » Je vous laisse méditer. Je me permets toutefois de vous rappeler que toute pensée philosophique qui ne se confronte pas avec la réalité expérimentale s'avèrera nulle.

ALEXANDRE PIERREPONT

Petit-traité de savoir-bruire

Avec un tel titre l'on s'attend au bréviaire de la noise-attitude d'une nouvelle génération, ben non, Alexandre n'est point grand et la pierre qu'il apporte au pont du noise est un tout petit caillou. Une révélation bouleversante, la matière du noise n'est pas la musique, mais, attention suspense... le son ! Tu l'as dit bouffi, j'en profite pour vous refiler l'incroyable secret de la recette des nouilles au beurre, très simple, munissez vous d'un paquet de pâtes et d'une tablette de beurre, voilà c'est tout, il n'y a plus rien à dire.

Pierrepont lui-même s'aperçoit que c'est un peu court alors il cite des exemples : Afternoon of a Georgia Faun de Marion Brown qui tente de vous faire entendre les bruits suspects des esprits en goguette dans les paysages naturels, The Wimme Years ( 1970- 1973 ) de Faust, une experience soundique communautaire, le Daily Bread de Charlie Gayle saxophoniste qui reprend le vieux rêve depuis Coltrane de tous les souffleurs de jazz qui rêvent de produire un disque sans une seule note, E. E. Cummings parle à son sujet du «  grincement somptueux de la simplicité » faites-lui confiance c'est en nos temps de détresse, un des plus grands poètes américains, et quelques autres dont Sonic Youth et le Cathode d' Otorno Yoshihide qui essaie de déstabiliser le partenariat locuteur-récepteur en interférant sur la modalité du message transmis, une approche dérivée de la linguistique.

Mais le meilleur reste encore la citation de Ishmael Reed qui dans son bouquin Mumbo Jumbo paru en 1972 s'emploie à définir le Jes'Grew, c'est ce désir inopiné qui pousse, depuis l'Afrique, les chanteurs noirs à trouver le om originel de la volonté à être à se manifester selon une interjective manière de passer à l'acte, une force que l'on retrouve autant chez les danseurs de Congo Square que chez Charlie Parker.

WUNDERLITZER

Multiplicité + saturation

Quand vous voyez la disposition du texte, vous réservez une chambre à Lourdes, mais quand vous vous plongez dedans, vous êtes étonné de voir qu'il faut quatre pages au collectif Wunderlirlitzer pour signifier quelque chose qui tient en quatre lignes. Ne suffit pas d'empiler bêtement des échantillons de sons les uns sur les autres sur une seule piste, faut savoir saisir le moment de la mutation, celui où l'empilement se métamorphose en distorsion. Suis allé sur Youtube. J'en suis ressorti peu convaincu, le bruit que fait l'aiguille du tourne-disques quand par inadvertance et maladresse coupable vous la posez à côté du 45 Tours sur le plateau qui tourne... pas étonnant que la vidéo White Tiger ne soit créditée que de 243 vues.

 

C'est ainsi que se termine sans préavis le dossier Noise. Je vous laisse découvrir ce continent mais je suis sûr que beaucoup d'entre vous ont déjà commencé l'exploration.

Damie Chad.

P. S. : ceci n'a rien à voir avec ce qui précède. Suis simplement étonné qu'une revue qui se définit en tant que combat politique contre l'Empire ( tel que l'a défini Toni Negri – confondant d'après moi le concept d'Empire avec celui du Royaume ) soit financée dans le cadre du programme Culture 2000 par l'Union Européenne. Le Capital a toujours aimé s'offrir ses danseuses. Y aurait beaucoup à écrire sur la prostitution ( pas du tout sacrée ) des intellectuels !

 

DISSIDENCES

APHORISMES ET DIVERSIONS

JEAN-MICHEL ESPERET

( Editions SOCIALINFO / 2018 )

 

Troisième livre de Jean-Michel Esperet que nous chroniquons dans Kr'tnt ! Le Dernier Come-back de Vince Taylor ( aux Editions de L'Ecarlate ) dans notre livraison 142 du 02 / 05 / 2013, et L'Être et le Néon ( toujours aux Editions de L'Ecarlate ) dans la livraison 301 du 03 / 11 / 2016. Un curieux ouvrage qui détonne dans la bibliographie consacrée à l'ange noir du rock'n'roll. Pensez que Jean-Michel Esperet opérait de sentencieuses collusions entre Jean-Paul Sartre et Vince Taylor ! Rencontres de l'existentialisme théorique et de l'existentialisme pragmatique !

Dans ces Dissidences, Vince Taylor n'est plus là, Jean-Michel Esperet prend la parole en son propre nom. L'aurait pu nous promener dans les images d'Epinal de sa vie de rocker - il a enregistré sous son propre nom - mais non, l'a décidé d'aller au plus profond, de quitter l'écume évènementielle pour nous faire part de sa weltanschauung, sa vision du monde pour parler en bon français, mais si j'emploie le terme philosophique allemand ce n'est pas par hasard, mais selon la référence épigraphique et explicite à Georg Christoph Litchenberg, cet inventeur littéraire du couteau ( nous préciserons suisse puisque le livre est édité à Lausanne ) sans manche à qui il manque la lame.

Marcel Proust s'était rendu compte que les choses et la vie ne valent que par l'endroit – du côté de... pour reprendre son expression - d'où on les regarde, l'en a noirci des milliers de feuilles, Jean-Michel Esperet s'est voulu plus expéditif, l'a choisi l'aphorisme. Genre philosophico-littéraire à deux têtes, l'une qui tient de la foudre lorsqu'il est manié avec tonitruance, l'autre des points de suspension lorsque l'on veut suggérer plus que l'on ne dit. A notre humble avis – et au contraire de ce que proclame Jean-François Duval dans sa savante introduction - Nietzsche, adepte de la première morsure, est bien plus opératif que Cioran qui vise à la décomposition insidieuse et non à la destruction à coups de marteaux.

Les anciens grecs partageaient la vie en deux tronçons, l'initial qui monte vers l'acmé, le point culminant de l'existence, et le déclinal qui nous transbahute vers notre amphore cinéraire. Jean-Michel Esperet nous parle près du terme final, ne s'en cache pas, garde son humour, suggère à la standardiste de l'hôpital de lui réserver une chambre froide pour son repos post-opératoire... L'a déjà ingurgité une bonne dose de vie Jean-Michel Esperet, l'en tire des conclusions, qui lui appartiennent.

Surtout ne les prenez pas pour des leçons. L'a ses idées, ses jugements, ses répulsions, ses références, ses préférences, mais il ne ne les érige pas en vérités éternelles. S'élève d'ailleurs très logiquement et très longuement contre toute prétention religieuse à détenir la Vérité. Les religions révélées en prennent pour leur grade. Judaïsme, christianisme et islamisme sont tour à tour durement malmenés. Fait même une petite parenthèse spéciale – Suisse oblige - pour le calvinisme. Il déteste les dogmes, les prêtres et la bêtise des croyants. De toutes obédiences.

N'a point une trop bonne opinion des hommes non plus. Ne le crie pas sur le toit de ses aphorismes. Mais cela s'entend cruellement : « L'idiot du village se sentirait moins seul en ville.  » ou «  Autrui me décourage de tromper ma solitude.  ». L'aime bien, avec ce soupçon d'injustice expéditive des plus réjouissifs, être cruel : «  Ce sont les rondeurs des mères qui poussent leurs filles à l'anorexie. » Taille dans le vif des préventions et des idées toutes faites. Part du principe qu'il vaut mieux en rire qu'en pleurer.

N'aime guère les jérémiades. Dénonce vertement les intellectuels de gauche. Ne cherche pas d'excuses aux comportement humains. C'est en ces instants que l'on peut faire à Jean-Michel Esperet le reproche d'un glissement de pensée du politique vers l'idéologie, cette dernière se contentant de dénoncer les faits – c'est-à-dire les effets - sans s'attaquer aux causes qui les engendrent. La critique du productivisme capitaliste n'est jamais pris en compte dans ces Dissidences. C'est dommage, il faut aussi bien se garder à droite qu'à gauche. Sans quoi l'on passe de la dissidence à l'expression de son opinion. Car toute dissidence se doit de se porter aussi bien envers les autres qu'envers soi-même. Même le couteau de Lichtenberg doit être retourné contre soi.

Reste les Diversions. Petites anecdotes insérées dans la trame des aphorismes. Empruntées à sa vie personnelle ou à diverses publications. Il est étrange de voir comment notre personnalité se bâtit selon certains mini-évènements, que nous élisons hautement significatifs, ou sur de courtes informations diverses qui nous semblent des plus emblématiques. Trois fois rien, si l'on y songe. Mais à force d'additionner les riens, l'on atteint au nihilisme. L'on y accède par le chemin d'épines de la vieillesse pour se retrouver face à face avec le rire squelettique de la mort. Désagréable situation à laquelle Jean-Michel Esperet a la délicatesse de répondre par un sourire. Sardonique. Rien ne vaut une cuillerée aphoristique pour faire passer l'amertume de la potion.

Que voulez-vous Jean-Michel Esperet préfère hurler avec le Howlin' Wolf que pleurnicher avec cette chienne de vie !

Damie Chad.

 

24/05/2018

KR'TNT ! 375 : TAV FALCO / THE FLUG / BILL CRANE / SILLY WALK / KIERON McDONALD / HANK'S JALOPY DEMONS

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 375

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

24 / 05 / 2018

TAV FALCO

THE FLUG / BILL CRANE / SILLY WALK

KIERON McDONALD / HANK'S JALOPY DEMONS

 TEXTE + PHOTO SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Tav & ses octaves - 
Part Three

Vient de paraître un livre de photos consacré à Tav Falco : This Could Go On Forever. On The Road With Tav Falco & Panther Burns. Une certaine Gina Lee signe les images. L’ouvrage sort chez un éditeur autrichien. La bonne nouvelle, c’est qu’il ne coûte que 38 euros. La mauvaise concerne le choix de papier. L’ouvrage est imprimé sur une sorte de mauvais papier offset, l’un de ces papiers instables tellement sensibles à l’humidité et qui n’ont pas la main d’un couché ou d’un bouffant. Dans un projet éditorial, le choix de papier est aussi crucial que la qualité d’impression et les choix typographiques. L’objet doit être aussi agréable à l’œil qu’au toucher. C’est en plus un papier très blanc, très acide, qui ne rend pas forcément service aux images. Et on ne parle même pas de la qualité des images. On ne peut pas parler véritablement d’un livre de photos, au sens où on l’entend généralement. L’ouvrage reste graphiquement muet. Les tailles d’images uniformes et les cadres privés de perspective renvoient plutôt à ces images qu’on fait sans réfléchir pour documenter une page facebook. On est plus proche de l’album de souvenirs de voyage que du livre d’art. Aujourd’hui, avec un smartphone et un éditeur sur le web, n’importe quel touriste peut financer l’édition d’un livre de photos. C’est dire si.

Ceci dit, on est toujours content de voir des photos de notre vampire préféré. Quoi ? Vous ne saviez pas que Tav Falco était un vampire ? Pourtant ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Bizarre que Jim Jarmush n’ait pas pensé à lui pour le rôle principal d’Only Lovers Left Alive. Et le fait que Tav Falco vive à Vienne ne fait que renforcer cette évidence. Tous les vampires reviennent un jour s’établir à Vienne, cette capitale d’empire qui fut voici plusieurs siècles le berceau du fantastique. Toutes les images proposées dans ce livre ne font qu’enfoncer le clou : cet homme échappe aux modes et au temps. Ça n’en finit plus d’alimenter son prestige et d’épaissir son mystère. Quoi, un vampire qui se pavane au soleil des Baléares ? Oui, il faut le voir pour le croire.

Une première image nous montre un Tav Falco en costume bleu clair, photographié dans le backstage d’une festival allemand. Il sourit. Il porte des lunettes noires et brandit sa guitare Höfner. Le voilà frais comme un gardon. Allez, on lui donne vingt-cinq ans maximum. Petit, léger. L’inaltérable modernité du vampire. Mais là où Tav Falco subjugue, c’est qu’il offre l’apparence d’un vampire heureux. Qui aurait cru ça possible ? Ça frise le contresens. Un peu plus loin, on le voit photographié à Lisbonne, près de la statue de Fernando Pessoa. Il porte un blazer brun clair et semble perdu dans ses pensées. Le velouté de son teint d’adolescent a de quoi édifier les édifices. Plus loin, une image le surprend de dos remontant une rue de Palma de Majorque. Il s’éloigne. On entend ses pas se perdre dans l’écho du temps. Rien n’est plus symbolique - au plan fantastique - que ce type d’image. Toujours à Palma, il pose en haut d’un escalier, coiffé d’une casquette de parieur hippique, sans doute un cadeau de Jean Gabin dans les années trente. Tav Falco semble redoubler de prestance. Personne d’autre que lui n’oserait porter ce pantalon moulant à grosses rayures bleues et blanches : les couleurs d’un pyjama !

Au fond, ce livre fonctionne comme l’antithèse de la fatalité. Les pages des magazines de rock anglais n’en finissent plus de nous montrer des Stones et des Who vieillissants, comme s’il fallait s’habituer à l’idée d’un rock entré dans son déclin. Tav Falco inverse carrément la tendance. Vieillir ? Laissez-le rire ! Page 19, une image nous le montre souriant, comme si Antonioni le filmait à Rimini en 1952 : sourire à la Delon et lumière chaude. Par contre, les photos de scène sont souvent aléatoires. Rien n’est plus difficile que de réussir un vrai shoot de scène. Et voilà notre héros parfaitement à son aise au Cabaret Voltaire de Zurich, oui, dans le berceau du dadaïsme. Il porte son imper blanc et pose devant le portrait d’Hugo Ball, photographié en pied dans son accoutrement satrapique d’as de pic cintré. Toujours en imper blanc et en casquette de titi parisien, voici Tav Falco photographié à l’angle de la rue de la Lune, une image qui illustre parfaitement l’excellent «Ballad Of The Rue De La Lune» qui ouvre le bal des vampires de Conjurations - Séance For Deranged Lovers, paru en 2010.

Et puis voilà ces fabuleuses images du Penalty : on y voit Tav Falco en gilet brodé se coiffer à deux mains dans l’éclat éblouissant d’une lumière de printemps. Pur rockabilly shoot ! Le fantastiques images en noir et blanc parues jadis dans R&F proviennent de cette séance. Elles sont de François Grivelet qu’on voit d’ailleurs ici de dos, assis face à Tav Falco. L’air de rien, ce livre grouille d’informations underground. Il n’est pas surprenant de retrouver notre héros attablé à la Nouvelle Orleans, qui est, comme chacun le sait, le berceau du vampirisme sur le nouveau continent. Et en vis-à-vis, Tav Falco se livre à l’un de ses jeux de scène favoris : il se roule par terre avec sa guitare. Avec Carl, son fils Barny et Chris Bird des Wise Guyz, ils sont les derniers à perpétuer le wild rockab roullé-boullé des frères Burnette. Et le voilà au sol, tombé du ciel comme l’ange déchu, photographié d’en haut, mais s’il chute, c’est en chaussures deux tons. Une autre image permet de voir qu’il porte des chaussettes décorées de têtes de mort. Dommage qu’on ne puisse voir un gros plan des boutons de manchette streamline train dont il faisait jadis l’apologie. Il pose aussi devant la vitrine d’un chapelier milanais. La boutique s’appelle Borsalino et bien sûr, Tav Falco ne déroge pas aux lois séculaires du dandysme. D’ailleurs, cet ouvrage pourrait bien être le pendant moderne de l’essai jadis publié par Barbey d’Aurevilly, Du dandysme Et De George Brummel, dans lequel Barbey explique avec brio l’art de se distinguer sans le montrer. Tout repose sur une maîtrise parfaite de la discrétion et de la mesure. Un art que Tav Falco maîtrise puisqu’il s’efface le plus souvent des pages pour laisser vivre ses compagnons de voyage. L’anti m’as-tu-vu par excellence. Et la plus belle image du livre n’est-elle pas celle d’un vampire qui se baigne en Italie, coiffé de son petit chapeau napolitain ? Cet homme n’en finira donc jamais de piquer la curiosité et d’exciter les muqueuses.

Il existe un autre livre de photos, paru voici deux ans chez le même éditeur : An Iconography Of Chance. 99 Photographs Of The Evanescent South. Les photos noir et blanc que propose l’ouvrage sont cette fois signées Tav Falco. À l’instar de son maître Bill Eggleston, Tav Falco y défend une théorie de l’image : the veracity of the unmolested photographic image is undeniable. Il parle ici de l’image virginale et de sa magistrale véracité. Comme Eggleston, il se dit influencé par Henri Cartier-Bresson, l’un des esprits les plus libres du XXe siècle. Nos amis américains auraient aussi pu citer d’autres grands chasseurs d’images comme Robert Doisneau, richement imprégné de la réalité urbaine des faubourgs, ou encore Brassaï, l’âme errante des nuits de Paris.

Tav Falco revient sur Bill Eggleston pour préciser qu’il ne voit pas les mêmes choses que lui. Eggleston fait des images «concrètes», très directes. Celles de Tav Falco relèvent d’un regard nettement plus poétique, voire fantastique - il suffit de voir la couverture de son livre et ce couple hallucinant dansant le rock au bal des fantômes de la rue Morgue, une sorte d’hommage photographique à Edgar Poe. Alors qu’Eggleston - avec lequel Tav a appris le métier de photographe - claque son flash dans un plafond laqué rouge (l’image orne la pochette de Radio City, second album de Big Star). Eggleston semble vouloir mettre la réalité à nu. Ses images nous la livrent toute crue, sans fard.

Les images de Tav Falco dégagent un charme d’autant plus capiteux qu’il les commente. Ce prodigieux écrivain cultive aussi l’art des formules épiques. Sa prose les charrie comme un fleuve amérindien charrie les sables alluvionnaires : à la tonne. Bel exemple avec la première photo, celle de la Saint Francis River, à l’Est de l’Arkansas. Tav suggère que dans l’ombre des bois qui bordent le fleuve, les esprits courroucés des Indiens marchent encore silencieusement en file, chaussés de mocassins. Voilà ce que voit Tav Falco dans cette image d’apparence si banale.

Les livres de photographes sont parfois très denses, et cette densité génère une sorte de tension intellectuelle. Lorsqu’on feuillette La Main de l’Homme de Salgado, on est immédiatement tétanisé par la violence graphique des images. Encore plus fascinant et plus difficile à feuilleter : le recueil de portraits de Richard Avedon, grand spécialiste du grain de peau et des yeux qui parlent. Même Cartier-Bresson semble trop graphique, bon nombre de ses images relèvent d’une forme de génie du cadre, beaucoup plus que du fameux «moment décisif» auquel Tav Falco fait référence. La photographe dont Tav Falco se rapproche le plus est certainement Diane Arbus.

Les premières images de ce livre sont des détails de paysages, sans personnages. On s’y sent tout de suite bien, comme chez Diane Arbus qui toute sa vie a photographié les gens ordinaires. La troisième image est celle d’un wagon abandonné en pleine cambrousse - These rail cars are long forsaken and consigned to perpetual oxidation - Sur le wagon, on peut lire Rock Island et bien sûr on pense à Leadbelly et à «Rock Island Line». Une autre image nous montre une sorte de taverne misérable dont les deux fenêtres sont protégées par les barreaux. Idéal pour l’imagination galopante de Tav Falco - The bistro is open from dusk to dawn and what goes on behind its barred windows defies the most feral imagination in the every act known to man is possible here - L’auteur nous indique que derrières les barreaux de ces fenêtres, tout ce qui relève de l’imagination la plus fertile est possible. Pour lui, les trains ne laissent derrière eux «que de la poussière, du chagrin et de la suie», alors que les entrepôts ont vu défiler «de sombres cargaisons et de ténébreuses émotions». Au fil des images, Tav Falco parvient à européaniser le néant de l’Amérique profonde. C’est un exploit poétique assez prodigieux qui mérite d’être souligné.

Les petites cabanes du Deep South qu’il photographie renvoient évidemment à Walker Evans. Mais Tav Falco est moins cru, son regard est beaucoup moins ethnologique. Il préfère choper deux gosses qui partent à la pêche à Okatoma Creek pour ramener à la maison a mess of fresh perch for mama to fry in a blackened iron skillet. Tout ça sur un air chantant de Charles Trenet.

Le premier portrait arrive assez tard dans la pagination. Il s’agit bien sûr d’un «perennial rockabilly Ho-daddy» sortant de l’agence locale de la compagnie de téléphone. Tav Falco sait qu’on croisera ce mec plus tard dans la soirée «au Bad Bob’s Vapors Club». Il photographie aussi une statue du soldat inconnu en Arkansas, et profite de l’occasion pour ironiser sur le compte de la cause perdue - The War of Rebellion and the valiant troops who fought to the death for the lost cause may never it seems be dismissed from memory - C’est vrai que l’idée de la cause perdue présente quelque chose de chevaleresque, comme avait essayé de le montrer D.W. Griffith dans The Birth Of A Nation. Et puis soudain, on tombe sur une image montrant Rural Burnside jouant dans un club. Des blacks dansent devant lui. Tav Falco note que la vie de travailleur des champs ne laisse pas beaucoup de temps pour repasser son pantalon.

On tombe un peu plus loin sur un autre portrait, stupéfiant, celui d’un vieux docker noir sur son trente-et-un, le regard noyé dans l’ombre d’une immense casquette de gavroche. Tav Falco profite du portrait d’un camarade d’université, David Grünewald, pour évoquer ses souvenirs de jeunesse à l’University of Arkansas, «rebutting the dialectics of Heidegger, Barthes, Derida and the dérive de Guy Debord.» Il n’est pas surprenant de retrouver le nom de Guy Debord sous la plume de Tav Falco. Ces deux-là ont su chacun à leur manière incarner l’idée pure de l’avant-garde, doublée d’un mépris psychorigide pour les concessions. Tav Falco livre aussi un beau portrait de sa mère, Rita, dont les parents arrivèrent d’Italie du Sud. Il ajoute que la voix de sa mère était si claire qu’elle fut engagée comme speakerine dans une radio d’Arkansas. Portrait spectaculaire du fils de Sleepy John Estes lors de l’enterrement de son père. Allez, tiens, encore un autre portrait spectaculaire, celui de Van Zula Hunt, l’une des chanteuses noires qui, comme Jessie Mae Hemphill, fascinait tant Tav Falco.

On tombe un peu plus loin sur Jerry Lee et sur Sun Ra, photographiés sur scène. Fantastiques évocations de ces méga-stars dont on s’est tous nourris. La photo la plus connue de Tav Falco est sans aucun doute celle de Charlie Feathers occupé à démarrer une Harley - a 1934 Harly-Davidson VLD just like the one he once rode on loan from his older brother - C’est un hommage fantastique à celui qui fut, avec Jim Dickinson, son mentor - The immortal Charlie Feathers was one of the handfuls of innovators who created the inchoate genre of rockabilly in American vernacular music - Deux pages plus loin, on tombe sur un Dickinson assoupi au Huey’s Bar, à côté de Stanley Booth - acrimonious and sulphurous author of Rythm Oil and other tales, who deigned to suck the cock of arrogance - Joli shoots de Phineas Newborn, pianiste de jazz qui accompagna Charlie Mingus, puis page suivante de Furry Lewis, le bluesman de Memphis qui fut aussi le mentor de Sid Selvidge (et de Don Nix). Tav Falco raconte que Furry balaya les rues de Memphis toute sa vie, ce qui lui permit de chanter le blues en descendant une bouteille de whisky par jour. On trouve aussi deux photos des Cramps, la première shootée au Arcade Café across from Memphis Central Train Station - Tav Falco profite de l’occasion pour rappeler que les Cramps incarnèrent le rockabilly post-moderne et le Théâtre de la Cruauté selon Artaud - As envisioned by Antonin Artaud, the French dramaturgist, The Cramps were the apotheosis of a post-modern rockabilly band that embodied the Theather of Cruelty -

Les deux dernières images du livre comptent parmi les plus spectaculaires, tant au plan graphique qu’au plan évocatif. Portrait de James Caar devant le pont qui franchit le Mississippi - while the onus of the delta sun reigns like an inexorable demon - une lumière grise enveloppe le grand James Carr plongé dans ses pensées - Some mysteries the restless light of day can nerver reveal - Eh oui, la lumière du jour ne livre pas tous ses secrets. Et la dernière image est celle d’un crépuscule «over Majik Market», image qui servit à illustrer la couverture de son livre, Ghosts Behind The Sun: Splendor, Enigma & Death - Mondo Memphis. Tav Falco conclut : Potato chips and magic potions are no comfort and no protection against the tornado brewing in the distance. Eh, oui, qui va nous protéger de l’ouragan qui se prépare ?

On sort de ce livre épuisé, comme au sortir d’une partouze, au petit matin. Tav Falco est un homme dangereux : à le fréquenter, on risque en permanence l’overdose de sèves salvatrices.

Signé : Cazengler, Falconard

Tav Falco. An Iconography Of Chance. 99 Photographs Of The Evanescent South. Elsinore Press 2015

Gina Lee. This Could Go No Forever. On The Road With Tav Falco & Panther Burns. Elsinore Press 2017

 

17 - 05 - 2018 / MONTREUIL

LA COMEDIA

BILL CRANE / THE FLUG / SILLY WALK

 

On ne change pas une formule qui gagne, toutefois pour désorienter quelque peu le lecteur, cette fois au contraire de la semaine dernière, nous serons, dans le seul but de tenir les kr'tnter readers en haleine et de brouiller les pistes, le premier soir à la Comedia et le second au 3B.

Alerte noire dès l'entrée dans la Comedia. Panne d'électricité, Rachid et deux aides debout sur le comptoir essaient de démêler des fils savamment embrouillés. Pas de déception, les Dieux du rock sont avec nous, la scène est restée miraculeusement alimentée, encore une fois notre planète échappe à une irrémissible catastrophe... Ampoule cerisée sur le gâteau, la salle bénéficiera aussi au bout d'une heure de tripatouillages éclairés d'une lumière décente. Tout est bien dans le meilleur des mondes.

Quoique.

UNE BALANCE MOUVEMENTEE

D'habitude la mise en place des groupes n'attire l'attention que de deux ou trois obsédés des effets soniques. Mais cette fois, joyeuse cohue devant l'estrade. Je peux vous la faire à la Larmartine, Un seul objet vous manque et le rock est dépeuplé. Grosse absence remarquée : pas de batterie sur le plateau. Mais ce n'est pas le pire, l'émoi est provoqué par un ustensile de la taille d'un cahier d'écolier pas plus épais que le cerveau rabougris d'un énarque ( 2, 5 cm ). Rien de plus qu'un artefact rythmique. Pas de quoi fouetter un dinosaure, et pourtant des mains multiples se tendent pour s'en emparer, des doigts facétieux appuient à tout hasard sur les touches, on la débranche, on la rebranche, une dizaine de lascars à crêtes multicolores particulièrement en verve s'agitent autour du boîtier magique. Croire qu'il s'agit de geeks obsédés d'électronique serait une funeste erreur. De fait ils n'en ont rien à faire de cette malheureuse boîte à bruit. Elle n'est qu'un prétexte. Un psychologue vous apprendrait en son jargon qu'elle tient lieu d'objet transactionnel. En d'autres termes qu'elle permet d'entrer en communication.

Car rien ne sert de courir après l'effet, mieux vaut identifier la cause, disait Aristote. L'avait raison. Délaissons cette beat-box aguicheuse, et intéressons-nous à ses abords immédiats. A thing of beauty is a joy for ever nous a susurré John Keats en un de ses immortels poèmes, les faits lui donnent doublement raison, car elles sont deux. Deux filles. Deux aimants, vous attirent les guys comme la paratonnerre la foudre. Sourires enjôleurs et réparties fuselées, des girls style riot grande, peur de rien et qui rient de tout. Chouettes divas athéniennes que rien n'effraie. Se jouent des boys, impertinentes et provocatrices, des calamités sur pattes, mais les voir c'est déjà les absoudre. De multiples défauts, mais une grande qualité : font partie de The Flug.

THE FLUG

Un garçon relégué dans le coin au fond. Quantité négligeable. Fait tout le bruit qu'il faut sur sa guitare, vous la fait vrombir comme une attaque de spitfires en piqué, dégomme dur et décalque sec. Oui mais un gars qui s'exhibe avec trois filles sur scène pour lui tout seul n'est-il pas qu'un sombre égoïste ? Remarquez la vie ne doit pas être drôle tous les jours pour lui. La plus grande est à la basse. De visu elle semble être de bonne famille, bien élevée et toute gentille. On lui a sûrement appris à ne pas ouvrir la bouche pour n'importe quoi. Mais ses lèvres dessinent un sourire fin et ironique qui en dit long. De toutes les manières se trahit toute seule, vous émet une onde de choc prolongée, une espèce d'attaque noisy burn out qui vous déblaie le chemin au lance-flammes. A tous les deux nos musicopathes vous tissent ce que dans les ouvrages de science-fiction l'on nomme le rayon de la mort. Inutile de courir. Vous ne ne lui échapperez pas.

Surgissent de chaque côté du fétiche syncopal, micro en main. La Blonde et la Brune. Donnent de la voix l'une après l'autre. Possèdent un timbre identique, fermez les yeux – ce serait fort dommageable - et vous ne saurez pas discerner celle qui entonne le chant de guerre. Elles éructent à la sauvage, elles ne s'embarrassent pas de lyrics raffinés, flug par ci, flug par là, flug au monde entier, flug à l'univers, flug you and flug me, flug à tout ce qui est, et flug à tout ce qui n'est pas, la hargne et la haine, à toutes deux elles sont la hyène et le chacal, le chien courant et la meute, ne respirent plus, ne sont que déversoir de rage, souffle d'huile sur le feu, chant tintamarre qui dégoise et ratiboise, métal hurlant. Et les pals deviennent fous quand elles descendent de l'estrade et se mêlent à eux, ils ondulent, s'entrechoquent et grouillent autour d'elles comme les serpents autour de la tête de la Gorgone, hypnotisés par ces deux prêtresses en combinaison de travail qui prêchent le vacarme, le marasme, et l'anéantissement de la raison humaine. Extremist hurlent-elles et la musique semble s'écrouler sur elle-même, elles sont les sœurs jumelles de la déraison et de la colère, la vouivre à deux têtes gonflées de poison et de venin, elles sont passion et destruction, elles sont l'incendie et la cendre, le tapis de bombes et la fulgurance de l'explosion.

C'est fini. Elles redeviennent des filles comme les autres. Pas tout à fait. A voir le cortège des boys qui ne cesseront de papillonner autour d'elles, comme les phalènes autour du bout incandescent de la mèche du bâton de dynamite. Flug le désir !

BILL CRANE

Une entité. Sortie du crâne d'Eric Calassou. Avec cette particularité que de temps en temps, le créateur se confond avec sa créature. L'on ne sait pas laquelle de ces deux composantes s'incarne en l'autre mais ce dont on est certain c'est qu'à chaque avatar nous sommes au plus près du rock. Trois sur scène ce soir. Ne resteront pas longtemps car il se fait tard. Dommage, mais nous aurons eu l'essentiel. Huit titres issus de leur dernier CD.

D'abord la guitare d'Eric. Avant de l'entendre, il faut la voir. Donne l'impression de la désolation. Le pan de mur d'une maison abandonnée. Le plâtre et des inscriptions effacées par le temps. Comme une remontée à l'ère des origines. Lorsque le rock'n'roll n'était qu'une fissure dans le vertige du monde. La lézarde fongicide et irrémédiable qui en précipiterait la ruine. Eric joue comme s'il était en survie. Funambule sur ses cordes. Trapéziste qui se fraye un chemin dans le dédale emmêlé des agrès d'un cirque dont le chapiteau aurait été emporté par une tempête dévastatrice. Un jeu de brisures, de glissements, de reprises, de reptations, de rétablissements, au-dessus de l'abîme, au-dessus de la cime, mais en progression. Une avancée chaotique, le chat sur le toit fulminant, le danger est partout, en instabilité permanente. Move It pour ouvrir le set. Bouge ça et surtout bouge-toi car la mort te grignote les talons, le rock est un exercice de survie, un riff, un simple riff n'est qu'une pente verglacée, une balade à trous multiples, faut savoir s'y jeter dedans et avoir l'instinct de remonter l'entonnoir engloutisseur. Le riff est une aventure métariffique. L'on joue du rock pour brûler sa vie. Roulette russe le pistolet au bout du cran.

Gwen le seconde magnifiquement. L'a compris qu'il n'est pas là pour pêcher à la ligne de basse. Pousse des brandons sous la marmite infernale. L'est présent pour en accélérer la chauffe, la faire exploser au moment idoine, telle une pivoine rouge dans un poème japonais. Sa basse cliquette vicieusement comme le clic de sûreté qui empêche la crémaillère du train de céder à la pesanteur vertigineuse de la renonciation à surmonter les sommets aux glaciers transparents. L'est des fausses routes qui peuvent se transformer en déroute, lorsque Eric semble s'être aventuré sur un carrefour sans issue, Gwen déneige au chalumeau, il ouvre une voie qui permet de franchir l'obstacle.

Ce soir Bobo a décidé de manier le bulldozer. L'écrase les toms avec une joie sans égale. Le jazzman mange son pain blanc, alors les rockers vous voulez du rock, et il vous abat les quintes flush comme s'il en avait une armée en réserve dans ses bras de chemise. Pas de pitié, pas de quartier, pas de prisonnier, en avant toute, balayez les doutes et foncez droit devant. Comme l'on dit vulgairement pousse au cul, et les deux zèbres ne renâclent point à la tâche, galopent et dropent à toute vitesse. Un set à train d'enfer qui suscitera de forts applaudissements approbateurs chez les connaisseurs, notamment sur ce Travellin' Man qui fonce et vous défonce les cartilages du cerveau.

Le set se termine bien trop vite, mais Bill Crane a trépané tous les amateurs. Zombies qui n'attendent plus que le retour du maître.

SILLY WALK

Dans la teuf-teuf qui me conduisait à la Comédia je m'interrogeais sur le sens caché du nom de ce groupe dont j'ignorais tout. Cette marche stupide évoquait-elle les Monty Python ou the duckwalk, la fameuse marche du canard de Chuck Berry ? Je n'en savais rien, et n'en sais pas plus aujourd'hui, mais lorsqu'ils m'ont confirmé qu'ils venaient de Toulouse – ô lou pais de ma folle jeunesse – je me disais qu'ils ne pouvaient pas être totalement mauvais, non seulement mon intuition était bonne mais ils furent sacrément meilleurs. Et pourtant, ils inauguraient une ère nouvelle puisque leur chanteuse venait de les quitter. Souvent femme varie, Bien fol est qui s'y fie !

Silly Walk a le rock sauvage. Ils n'y peuvent rien, ce n'est pas de leur faute, c'est naturel chez eux. Ne sont sont pas du genre à faire beaucoup de bruit pour rien. Déménagent. Vous emportent les meubles, les portes et les fenêtres. N'oublient même pas les murs. Vous cassent la baraque. Dès le premier morceau. Power rock trio.

Marco martèle. Contrairement à ce qu'ils prétendent les Silly Walk ne procèdent pas d'une démarche idiote. Z'ont assez écouté les poupées de N. Y. et les Coeurs Brisés pour avoir compris que dans le rock la batterie est comme le crachat de Dieu. Elle ne se pose ni devant, ni derrière. Encore moins à côté. Elle se doit d'être partout à la fois et en même temps. Attention, pas un mur de briques qui arrête toute velléité subsidiaire. Non, tornade de feu en constant déplacement. Des pâles d'hélicoptères folles, si vous possédez un guitariste et un bassiste capables de s'enfourner dans la fournaise du rotor fou, vous êtes sauvé. Comme par hasard Silly Walk détient en son cheptel ces brebis rares. Des ovins carnivores, aussi agiles que des tigres affamés. Raoul est à la guitare au chant. A l'étincelle et à la plaine incendiée en même temps. Pas le temps de s'ennuyer avec lui, vous file l'impression qu'il a engagé un duel au riff avec lui-même. Là où un autre vous en refilerait un, lui il vous en entortille deux l'un dans l'autre, un bruit d'enfer, le genre choc de titans en colère ou combat de rhinocéros en furie. Alex à la basse n'est pas le gars contrariant, question grabuge il sait poser son grain de sel. L'a la basse sourde et crépitante. Les deux à la fois. Pourquoi rechercher le silence quand l'on a trouvé le secret de la tonitruance. Un véritable pousse-au-crime. Ne s'embête pas avec les remords. Vite fait, bien fait. Lui faut une autre victime. Immédiatement.

Silly Walk c'est franc et direct. Pourriez aussi bien dire vicieux et traître. Tous les coups sont permis. Le rock est un sport de combat, full contact. A consommer sans modération. Même quand Raoul chante que My Baby is gone with my Telephone, il se range franco plutôt du côté des dents du crocodile que de ses larmes. Silly Walk est partisan du rock qui mord. Heureusement qu'ils nous ont indiqué que Parachutiste était de Leforestier, parce que personne ne l'aurait reconnu. Radio Béton et Titanic Reaction, les titres parlent d'eux-même. Apothéosent sur un Runaway et un Fingers up apocalyptiques.

Groupe idéal pour finir un concert. ( Pour le commencer aussi d'ailleurs ). Vous bousculent les tympans de manière fort agréable. Débranchent les appareils sous la clameur du public rassasié.

Damie Chad.

 

MOVE IT

BILL CRANE

Bill : guitare, chant / Pat : sax baryton / Gwen : basse / Bobo : batterie.

MyZikind / Sound cloud / Bill Crane Official

Move it : le rock'n'roll à l'état pur, un sax qui dérape sans fin, une rythmique qui bat de l'aile et des guitares qui couinent comme si l'on était en train de les égorger, la voix qui force le destin, tous les ingrédients de la vie déjantée réunis. She's my baby : tintamarre de poubelles dans le petit matin, l'on se console comme on peut, la vie est une maladie, ce que l'on préfère ce sont les poussées de fièvre. Lonely : à tout instant le sax sera méchant, la plainte sempiternellement colérique des abandonnés fiers de l'être, car il vaut mieux être seul que mal accompagné, la musique appuie là où ça fait mal. Normal, sans quoi ce ne serait pas du rock'n'roll. Lovely face : bruits inquiétants, la voix titube, la guitare grince, la batterie se réfugie dans le triangle des Bermudes, le chant comme une incantation à la lune noire. Ne jamais regarder le soleil en face. Ce qui est visqueux est vital. Le sax en robinet d'eau sale qui fuit. Sans fin. SM dream : une rythmique revigorante, un vrai coup de fouet. Une ambiance maladive à la Lou Reed, la voix qui mord et ordonne en maître, satin de guitare froissée. Surf rider : une cloche qui sonne pour endormir les mort-vivants, des riffs maladifs, une basse répulsive, une batterie qui cogne sans espoir à la porte noire qui ne s'ouvrira pas. Instrumental de cristal carboné. Brisé et incassable. Une matière inconnue. I love her : impulsion de guitare et la voix qui éclate, de la réverbe tous azimuts, la basse dégringole des escaliers, à croire que tout se perd en ce bas-monde, les temps de l'imploration sont arrivés. On s'arrête doucement sans faire de bruit. Loverman : insistances, le vocal décisif, et la musique mortuaire qui n'en finit pas d'enterrer vos dernières illusions. Cela ressemble à une invocation satanique, mais sans illusion. Travelin'man : ( to Mousique & Big Joe ) : cavalcade de sax, affirmation de soi, respect aux grands ancêtres, dès qu'il touche à sa propre légende le rock'n'roll reprend vie. Chant de triomphe. Haillons royaux. I can't help it : ( to Chuck Berry ) : le bon vieux groove des familles. La guitare sonne, le boxeur se lève et retourne sur l'adversaire. Vous le met en K.O. D'un direct au foie meurtrier. Le rock c'est ça : définitif.

 

Enregistré dans les conditions du direct live. No overdub. Juste le son de la crudité de la vie. Pochette minimaliste.

Si vous aimez le rock agonique et désespéré des serpents qui rampent sur votre descente de lit, vous n'écouterez que ce disque. L'esprit rock. Le cloaque intérieur. Plus qu'un chef d'œuvre, un acte poétique.

Great.

Damie Chad.

SILLY WALK

Léo Ladysioux : lead vocal / Raoul Bertache : guitars, vocals / Alex : bass, vocals / Marcacide : drums.

SW001/ Eté 2016.

L'allure d'un 33 tours, mais à faire tournoyer en 45 tours. La première de couve étrangement similaire à celle du CD de Bill Crane. Platon avait raison, les idées ne nous appartiennent pas. Ce sont elles qui nous visitent. Regardez le dos de la pochette pour apercevoir l'héroïne, elle a la voix qui pique comme une pustule, mais qui refuserait d'être embrassée par cette langue de vipère rock'n'roll !

Nobody Knows : un coup de guitare à vous trancher la tête. Des cymbales qui vous roulent dans la sciure. Ladysioux se lance sur le sentier de la guerre. Une voix vindicative qui n'admet que l'obéissance absolue. Et la tribu des trois gars la suivent au galop en essayant de la dépasser, se font rappeler à l'ordre des prérogatives, la cheftaine devant, s'éloignent dans un torrents de poussières et des hurlements de guitare. La horde disparaît bien trop tôt au premier tournant. Barcelona : les Ramblas à fond de train. Un prétexte pour foncer à toute vitesse, brûler les feux rouges et vous faire de ces coups de freins à vous décoller le dentier et la rétine. Imaginez la Ladysioux debout avec le buste qui dépasse du toit ouvrant et qui vous insulte les passants juste pour le plaisir. Avant de les écraser. Et les boys au moteur qui conduisent, comme un marteau sans maître pour Marcacide aux drums, et à la scie égoïne pour les cordiers. Runaway : une tragique histoire d'amour. Rien de sérieux. Juste un prétexte pour vous vous amuser. La Lady vous sort sa voix de mijaurée, et les gars miaulent comme des chats à la mi-août. Juste de le plaisir de se jeter le non-dit des rapports psychanalytiques en pleine face. En n'importe quelle circonstance le rock est une musique de jouissance. Wild : Un titre qui ne vous prend pas par surprise. Silly Walk isn't sweet. Une batterie qui résonne comme un tambour de guerre et Lady Sioux qui décolle et caracole, une véritable peste triomphatrice, genre je ramène ma fraise tagada à l'arsenic, les guitares filent rapide, et les musicos qui ne demandent pas leur reste, elle vous les cisaille de sa voix, ne doit plus en rester grand-chose. My babe is gone with my telephone : il est parti avec le téléphone, les trois boys font la course pour le lui ramener ce maudit clavier qu'apparemment elle préfère à son boyfriend. L'on compatit avec lui, à sa place on en aurait fait autant. Insupportable la miss, mais si craquante. I want more : encore un caprice. Pouvez lui apporter le monde sur un plateau, elle s'en fout, lui faut encore plus. Pourtant lui tissent une de ses robes d'organdi dont toutes les rockeuses rêvent, s'en moque, vous la déchire et vous la piétine sans rémission.

Damie Chad.

 

18 / 05 / 2018TROYES

3 B

KIERON McDONALD

HANK'S JALOPY DEMONS

A vue d'œil sur la mappemonde l'Australie c'est loin. En prime me faudrait de gros pneus – assurent une meilleure flottaison – pour la teuf-teuf, et une paire de rames car on ne sait jamais. Peut-être pourrais-je louer un pédalo, mais non, après renseignement cette option est hors de prix. Je ne suis pas anéanti, un rocker possède toujours un plan B, à trois étoiles, communément appelé plan 3 B. Quand vous ne pouvez aller à la montagne, laissez la cordillère venir à vous. D'ailleurs la voici, elle n'est pas loin, à Troyes, en plus elle s'est pointée fissa et pas radine, avec deux sommets. Deux pitons volcaniques. En activité selon la terminologie des spécialistes, chance, nous aurons droit à deux éruptions.

Je ne suis pas le seul, en plus du vieux fond traditionnel des rockers, le bouche à oreilles doit dans la bonne ville de Troyes fonctionner à merveille, de nouvelles têtes apparaissent en nombre, pas spécialement des gens attirés par le rockabilly mais l'on commence à s'apercevoir aux alentours que dans ce modeste bar, passent régulièrement de super musiciens...

HANK'S JALOPY DEMONS

Ne jamais se fier à ce que l'on voit. Toujours à ce que l'on entend. I'm Goin Straight et là c'est du pur rockab, sans une once de graisse, sans produits mortifères ajoutés. La beauté minéralogique du désert. Cactus solitaires aux épines meurtrières, colonies de crotales se prélassant sur le sable sec et brûlant, solitudes spectrales, un rockab décharné jusqu'aux os blanchis sous le soleil. Une épure essentielle. Reste à savoir comment ils parviennent à produire cette merveille. Au premier abord, sont simplement en train de jouer et de chanter, comme tout le monde serait-on tenté de dire. Simplement, sans effort, sans effet de manche, sans pose théâtrale, cette dramaturgie réduite au minimum exige une étude et une observation poussée. Prenez Andrew Lindsay, à la batterie, pépère débonnaire à grosse casquette qui remue la choucroute sans forcer sur sa caisse claire. J'ai mis du temps à débusquer le lézard. Pratiquement invisible. Fais ses coups en douce, le Lindsay. Toujours du même côté. Le gauche. Mériterait d'être surnommé Lefty Lindsay ! De la droite il sert les hors d'œuvres, mais de la gauche – c'est à peine s'il la remue – vous abat le gros gibier entre les deux yeux. Jusqu'à ce jour je ne savais pas que l'on pouvait frapper aussi fort, juste en remuant tout petit peu le poignet. Commence à comprendre comment le combo fonce droit dans la vallée de la mort sans perdre son haleine. Surtout n'allez pas croire que nous avons affaire à un hémiplégique parce que du côté droit, il turbine salement right, le Lindsay et à tous les niveaux. Un principe de base, au-dessus de la ceinture travaille pour la guitare et au-dessous il bosse pour la contrebasse.

Encore un qui à l'air d'attendre le train sur le quai de la gare. Le mec placide, Til Snappy Vex, balance sa poigne sur le cordier sans avoir l'air d'y penser. L'est tout souriant, le gus content de lui et heureux de vivre sans savoir pourquoi. Vous fait la pompe à bras sur sa big mama sans y réfléchir. La main calleuse qui slappe sans effort, l'a dû faire ça toute sa vie. Pour un peu vous le traiterez de fonctionnaire de la double bass. Il n'est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, sont deux à jouer ensemble, Til and Andrew, les towers twins de la rythmique, pas de celles qui s'écroulent, de celles qui restent stables durant les ouragans. Pire ce sont eux qui provoquent les tempêtes de sable qui vous engloutissent une civilisation en trois heures. Andrew du pied lui envoie la balle par le tunnel de la grosse caisse et le Snappy vous la réceptionne illico. Et tout de suite ils recommencent. Stompent à la kangourou – ne viennent pas d'Australie pour rien - le rythme avance par rebonds, à intervalles calculés au millimètre près, bref le combo carbure sans bromure.

Mais revenons du côté de Lefty sound. Sa baguette droite, s'en sert de temps en temps pour taper sur la cymbale. Un coup, ça suffit. Juste un signal. N'en faut pas plus à Dave Cantrell pour vous offrir une démonstration de guitare. Ne monopolise pas l'attention, pendant trois jours, vous refile quatre notes à la rapidité de l'éclair. Vous éblouissent. Quatre pichenettes qui vous illuminent l'âme, du cristal le plus pur, extase sonique, vous en reprendrez bien, cela tombe bien, il n'est pas avare, suit bientôt une deuxième démonstration, puis une troisième et infiniment ad libitum. Mais ne sort jamais du cercle proposé par la base rythmique, ne marche pas sur les salades des copains, et ceux-ci n'oublient jamais de lui laisser une ranger pour planter ses laitues.

Pour le moment nous avons droit à une de ces reproductions à l'identique de l'american rockab, tel qu'il en explosait de temps en temps entre 1954 et 1956, et pourtant malgré tout, tout cela ne sent pas l'imitation ou la copie conforme. Non, ça ne sonne pas faux, plutôt résolument moderne. Une rythmique légèrement plus rock, un peu plus rentre-dedans, je veux bien l'admettre, mais il y a autre chose.

Et surtout quelqu'un d'autre. Hank Ferguson – c'est à cause de lui que l'on ne reconnaît plus personne – porte haut sa guitare rythmique tout près du cœur et vous a une voix des plus martiales, chante comme un dieu, un timbre qui vous cloue sur place. L'a tous les tics du chanteur rockab. Mais il ajoute un plus. L'occupe toute la place, ne laisse aucun espace à ses acolytes, ce n'est pas par égoïsme, sont tellement doués et surs de leur fait qu'on les entend sans problème. Le chant de Hank écrase tout mais n'occulte personne. L'est partout à la fois, infatigable, increvable, irremplaçable. Dig You Baby, High Voltage, Wig Flip Bop, vous refile du lait d'alligator survitaminé, du grand art, le gars qui vous fait les vingt-quatre heurs du Mans en tête du début à la fin de la course, sans même s'arrêter pour faire le plein. L'a de l'énergie à revendre.

Dans l'interset, pendant que disques, CD et T-shirts s'arrachent, ça papote dur chez les amateurs, une merveille. Une chance extraordinaire que Béatrice la patronne ait pu les arrêter sur Troyes lors de leur tournée européenne, l'a des antennes de sorcière.

KIERON McDONALD

Pas de crainte, pas un hamburger avarié. Un mec avisé. L'a gardé les mêmes musiciens. Hank Ferguson est dans la foule, Khieron McDonald a pris sa place devant le micro. Pour Til Snappy Vex et Andrew Lindsay, rien ne change, nous resserviront la même gelée royale. Désormais nous refuserons de toucher à un autre condiment auditif. Mais pour Dave Cantrell la charge de travail s'alourdit.

L'a une sacrée classe Kieron McDonald, il ouvre la bouche et hop c'est emballé, pesé. Des facilités, une aisance extraordinaire. Vous ne le quittez plus de l'oreille. L' a plusieurs registres. Le premier à l'ancienne, Little Girl, I don't Love You Anymore, I Don't Wana, vous croyez entendre Hank – pas Ferguson, Williams – vous a la voix qui nasille et cet accent traînant du vieux Sud qui vous tope aux tripes, et bien sûr il prend le temps de respirer, vous glisse des silences, entre deux couplets, au milieu d'un vers, en prosodie on dirait qu'il respecte la coupe à l'hémistiche, et puis ces arrêts stoppin' en plein milieu du stompin, évidemment c'est à Cantrell à marquer le coup, dès que la voix s'estompe, c'est la guitare qui klaxonne, vous savez ces dégelées de notes, comme quand l'étagère des pots à confiture de tante Agathe cède sous le poids des bocaux et vous les précipite sur le carrelage, ces tintements délicieux de verres cassés, fracassés, fricassés... et la voix qui reprend comme s'il ne s'était rien passé, jusqu'à la prochaine catastrophe qui ne saurait manquer.

Mais ce n'est pas tout. Cadeau maison McDonald, Kieron lui laisse le temps de se lancer dans de véritables soli rockab, pas un égrenage de quatre notes, une plaine infinie de quinze secondes, le must du guitariste rockab, toute l'âme résumée en un tour de main, une torsade de passe-passe dont les musiciens de jazz ne comprendront jamais l'urgence absolue, l'en a les yeux, encore plus bleus que sa chemise, qui lui sortent de la tête le Dave, y prend un plaisir fou, se surpasse à chaque fois. Ne nous ressort jamais le même. Invente sans cesse.

Mais McDonald n'est pas un Kieron qui se repose sur une seule patte à l'ombre des palétuviers. Fifties à mort, mais aussi sixties à vie. Le rockab campagnard avec ses galops de bronco certes, mais surtout ne pas oublier le white rock des garages et des châssis surbaissés. Un boulevard, une piste d'Indianapolis pour un guitariste, Cantrell hot-rode sans capot avec les flammes qui jaillissent de partout.

Hank et Kieron se partageront le dernier set. Une dernière démonstration. Nos cinq rockabillymen auront marqué les esprits. Les corps aussi car si toute une partie du public les a mangés des oreilles, l'en est une autre qui bouge à se damner. Applaudissements mérités et triomphe assuré. Mieux que cela, ils ont suscité le respect. Des prestations impeccables et admirables, à vous laisser muets. Avis aux amateurs, ne feront qu'une seconde date au Balajo, ce mercredi 23 mai à Paris. Sinon seront un peu plus loin, Belgique, Hollande, Suisse, Allemagne, Croatie...

Plus le temps passe, plus il se passe de choses extraordinaires au 3 B !

Damie Chad.

P. S. : Un gros merci à l'ingé du son Fab et à Béatrice Berlot dont la programmation pour la saison suivante s'annonce affriolante...

 

 

16/05/2018

KR'TNT ! 374 : JAMES HUNTER / DEVIL'S CUT COMBO / CHEPA / MATOS DE MERDE / SUBSELF / L'ARAIGNEE AU PLAFOND / GRADY MARTIN

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 374

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

18 / 05 / 2018

JAMES HUNTER / THE DEVIL'S CUT COMBO

CHEPA / MATOS DE MERDE / SUBSELF /

L'ARAIGNEE AU PLAFOND / GRADY MARTIN

TEXTE + PHOTOS SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

They call me the Hunter

Ce Hunter-ci n’a rien à voir ni avec Albert King ni avec Free - Ain’t no use to hide, ain’t no use to run/ Cause I’ve got you in the sights of my love gun - Oui, ça fait une bonne dizaine d’années que James Hunter fait son petit bonhomme de chemin, et depuis qu’un fabriquant de mythes à deux pattes nommé Daptone l’épaule, ce vétéran de la Soul anglaise est entré en vainqueur non pas dans Rome mais dans l’inconscient collectif des amateurs de Soul.

Enfin, pas tout à fait. Il n’attire pas encore les foules. À la Traverse, la salle était à moitié pleine. Ou à moitié vide, comme vous préférez. Tant pis pour ceux qui ont raté ça. Il faut dire que l’excellence était au rendez-vous. Sacré showman que ce petit bonhomme. Éminemment sympathique au premier abord, avec un faux air d’early Robert Hirsch, vivace, prompt à la rigolade, terriblement expressif, pas avare de grimaces, usant de sa physionomie mobile comme d’un instrument, il embarque son public dès le premier cut, l’excellent «If That Don’t Tell You» tiré de l’album Hold On. James Hunter propose un numéro de cirque assez fascinant, directement inspiré de ceux des grands artistes noirs qui ont émerveillé l’Amérique pendant cinquante ans : il chante la Soul, le blues et le calypso avec une voix de Soul Brother à la Gary US Bonds, il joue de la guitare comme un manouche de Chicago et danse des pieds comme James Brown. D’ailleurs sa petite corpulence et sa façon de stabiliser son corps dans le feu de l’action évoquent immanquablement James Brown. Il porte le même genre de petit costume anthracite boutonné et s’il esquisse des pas de danse, c’est pour rigoler. On voit bien qu’il adore la poilade. Il n’arrête pas de placer des mimiques entre deux solos killer flash. Il joue le jazz de Soul avec des mains de cordonnier, les doigts de ses deux mains enroulent les notes et semblent malaxer une pâte. Technique extrêmement sensuelle. On dirait qu’il joue à l’instinct et qu’il caresse le corps d’une femme offerte. Sur scène, cinq vétérans de toutes les guerres l’accompagnent, claviers, stand-up, beurre et deux pépères affreusement doués aux saxophones. James Hunter s’étonne que la salle ne réagisse pas - On se croirait dans une librairie ! - Et pouf il balance une reprise des Five Royales, «Baby Don’t Do It», les deux pépères aux saxophones esquissent eux aussi des pas de danse concertés en snappy-snappant le tempo, tout ça prend une tournure affolante qui donne forcément envie de se replonger dans le monde magique des Five Royales, la salle tangue et James Hunter embarque son cut au firmament. Performer hors pair, il exécute aussi un petit numéro de virtuose avec sa Gibson jaune posée debout sur le pied, et quand il tape dans le r’n’b, il vaut largement tous les Staxers de l’âge d’or. Il fait ce qu’il veut de sa voix. Il croone comme un cake et screame comme un stroumph. Il chante sa Soul avec un tel déterminisme qu’il entre dans la caste des grands white niggahs contemporains, c’est-à-dire les géants des temps modernes, devenus tellement vitaux en ces temps de pénurie mythologique.

Les albums de James Hunter ne bénéficient pas de l’immédiateté de ceux de Lee Fields ou de Charles Bradley. James Hunter va vers un son plus calypso, de type early Gary US Bonds, c’est en tous les cas ce qu’inspire «If That Don’t Tell You», le cut d’ouverture de bal de l’album Hold On. On a là quelque chose de très fin, à la lisière du mambo des îles. James Hunter peut chanter à l’accent fêlé, il sait crooner au clair de lune. Ses cuts dansants sont idéaux pour chalouper des hanches sur Coconut Beach, baby. Il se montre très coloré sur les slowahs de salon de thé de type «Something’s Calling». Il donne sa version du mambo ambiancier et revient toujours au good timey avec des cuts judicieusement orchestrés de type «A Truer Heart». James Hunter finit par captiver, car il ne force jamais la main du lapin blanc. Il calypsotte la calypsette, alors forcément, ça plaît énormément. Oh il peut aussi danser le jerk, comme le prouve ce beau «Free Your Mind» d’ouverture de bal de B. Mais au fond, il préfère les cuts d’allure intermédiaire de type «Light Of My Life», nettement plus ambianciers. Sa came reste bel et bien le swing des îles, épicé d’un soupçon de beat popotin. Avec «Stranded», il revient au jerk solide et bien senti. Ce diable de James Hunter connaît toutes les ficelles de caleçon. On a là un joli slab d’old school r’n’b. On peut dire que ça swingue comme au temps de Sam Cooke. Il boucle cet album bien rond avec un «In The Dark» bourré de feeling et chanté à la glotte fébrile, la seule qui vaille. Petite cerise sur le gâteau, c’est soutenu à la stand-up. Quel son my son !

Dans Shindig, Paul Ritchie affirme que le nouvel album de James Hunter, Whatever It Takes va ravir les fans d’old school rhythm ‘n’ blues. Et pouf, Paul cite les noms de Sam Cooke et de Ray Charles, comme ça, au débotté. Il parle aussi d’une stripped down production. Il va même jusqu’à insinuer que cet album devrait combler le vide laissé par les disparitions de Charles Bradley et Sharon Jones. En tous les cas, l’album est passionnant. James Hunter dit s’être inspiré d’une obscure B-side de Barbara Lewis pour «I Don’t Wanna Be Without You», de Bobby Womack pour «I Got Eyes», de Johnny Guitar Watson, de Gatemouth Brown pour l’instro «Blisters» et d’Allen Toussaint pour «Show Her» - He’s a friend of our’s. Musically he was a mentor - C’est vrai, «I Don’t Wanna Be Without You» vaut le détour. James Hunter y groove littéralement le mambo. Il chante ça jusqu’à l’os du genou, cette merveille interprétative passe le Cap de Bonne Espérance. Il chante à la glotte fêlée, ça chaloupe sur la plage ensoleillée et les arrangements de cuivres intrinsèques apportent une touche de magie pure à l’ensemble. Il faut voir ces cuivres entrer dans le rond du projecteur et induire le génie mambique. Avec «Whatever It Takes», James Hunter va plus sur le blue beat. C’est tellement chanté qu’on frise l’overdose d’excellence. Ce mec pourrait bien devenir aussi énorme que Ronald Isley. Il possède tous les pouvoirs. On assiste à un nouveau Birth of Cool. James Hunter embobine aussi bien que Johnnie Taylor. Il semble agir en magicien sans même savoir qu’il est magicien. C’est l’apanage des cracks. S’ensuit une autre merveille intitulée «I Got Eyes», amenée à la vitesse du groove urbain. James Hunter y gratte des notes exacerbées. Voilà encore un cut stupéfiant de fluidité inspirée. On assiste au retour des arrangements de cuivres magiques dans «It Was Gonna Be You». James Hunter se fond dans le groove comme Zorro dans la nuit. Il chante à la glotte abandonnée. Il est sans doute le dernier grand chanteur magique de l’histoire de l’humanité. Tout est bon sur cet album. On pourrait aussi évoquer «Blisters» claqué au blisting de Gibson. Ce cat sait claquer une quenotte. Il sait même faire son Guitar Slim, aucun problème. Retour au mambo des îles avec «I Should’ve Spoke Up». Admirable velouté. On voit Major Lance danser plus loin sur la plage, avec Gary US Bonds, the calypso bad guy. Mais qui va aller écouter ça aujourd’hui ? Les albums de James Hunter sont beaucoup trop purs pour cette époque. Les accords de cuivres n’en finissent plus d’émerveiller.

James Hunter est assez fier d’avoir joué avec la plupart de ses héros, mais il dit rester un fan avant tout - It’s good to keep a bit of that innocence. If you get too knowing, you do lose that spontaneity - Et pouf, il cite les noms de Chuck Jackon, Lou Johnson et Jerry Butler, ses idoles. Il bat tous les records de modestie en disant qu’il aimerait pouvoir sonner comme Ronald Isley - I can’t help feeling Jackie Wilson must have shit himself when he heard him - On sent qu’il est resté fan jusqu’au bout des ongles.

Son premier album sur Daptone s’appelle Minute By Minute. Il ouvre le bal de l’A avec «Chicken Switch», un doux rumble de calpypso, mais il chante ça façon Deep Soul. James Hunter frise son chant, c’est assez stupéfiant. On retrouve ses superbes arrangements de cuivres dans le morceau titre, un cut outrageusement coloré, dans des tons inusités. Ce mec cultive la finesse comme d’autres cultivent les betteraves. Il chante «Drop On Me» de l’intérieur du menton, comme s’il chantait de l’âme de glotte. Il pousse tellement loin le jeu de la subtilité qu’il frise la sud-américanisation des choses. Comme Dan Penn, il mange, respire, boit, vit la blackitude. Encore un cut imparable avec «Gold Mine». Voilà un shuffle pressé et jouissif, une véritable bénédiction. En B, il sonne un peu comme Ray Charles dans «Let The Monkey Ride», mais veille à rester dans l’ambiance enchantée d’une Soul des îles. «So They Say» sonne comme un hit de groove urbain signé Bert Berns. Les cuivres rehaussent le drapé d’or - They say life is short/ Love is blind - Encore un album digne des étagères de l’amateur éclairé.

Apparemment, James Hunter en a bavé. Paul Ritchie évoque en effet les petits boulots et le busking, c’est-à-dire chanter dans la rue pour faire la manche. Jusqu’à une rencontre avec Van Morrison qui lui aurait changé la vie. On entend en effet Van Morrison sur Believe What I Say. Ils se tapent un duo d’enfer, comme dit Dante : «Turn On Your Love Light». Extraordinaire charge émotionnelle ! Shine on me ! Ce diable de Van vampe sa Soul comme nul autre au monde. Ah les deux font la paire ! Arrive sans prévenir un extraordinaire shuffle de sax à la clé de sol et Van revient à la charge avec toute sa niaque irlandaise. Ils font tous les deux du Sam & Dave, c’est terriblement bon, joué dans les règles de l’art et ultra cuivré. On pourrait appeler ça la huitième merveille d’un monde ambivalent. James Hunter tape un autre duo avec Doris Troy : «Hear Me Calling». Pus jus de gospel batch. Doris entre dans la danse, elle attaque à la pointe de la Troymania. On dirait qu’elle a fait ça toute sa vie. S’ensuit un autre duo avec Van Morrison, «Ain’t Nothing You Can Do». James Hunter le prend en main, mais il n’a pas la grosse glotte de Van. On sent la différence quand l’Irlandais entre dans la danse. Avec «Out Of Sight», James Hunter va plus sur le r’n’b, il twiste le juke de Stax, c’est exactement l’esprit de ce vieux son sacré. Les coups de cuivres imitent la vieille Staxy fever à merveille. Nouveau coup de Jarnac avec «Don’t Stop On It». C’est un peu comme l’ombre décollée d’un profil, on se dit qu’il y a un truc. Mais comment un blanc peut-il être aussi doué ? Une fois encore, cet album atteint des sommets d’excellence. Ne cherchez pas de mauvais cuts sur cet album, il n’y en a pas. «Way Down Inside» sonne beaucoup trop américain pour un Anglais. Il swingue tellement qu’il démâte tout a-priori. Il passe du swing balladif («The Very Thought Of You») au mambo du clair de la lune («It Ain’t Funny») et revient au shuffle d’anticipation à la Ray Charles («Let Me Know»). Avec «I Wanna Get Old With You», il chante le rêve de tous les mecs : vieillir avec la fille qu’on aime bien. James Hunter fait sa cour sur fond de mambo des îles. Il rend ensuite un hommage direct à son héros Ray avec «Hallelujah I Love Her So». Il en a les moyens. Il recrée la frénésie du vieux Ray.

James Hunter a une façon extraordinaire d’illustrer son art : «We seem to be getting the knack of turning out posher songs and at the same time they’re more in your face.» (Il semble qu’on aille plus sur des chanson chicos, mais en même temps, elles sont plus percutantes).

En 1986, il enregistrait sous le nom d’Howlin Wilf & the Vee-Jays. Sa botte secrète était une guitariste blonde nommé Dot. Il suffit d’écouter Cry Wilf! pour réaliser à quel point cette gonzesse était bonne. Il faut l’entendre partir en solo dans ce «Get A Thing For You» qui sonne comme un hit de James Brown. Dot est une acérée, une fervente, une précise. Quel son ! Dot claque sa dote de notes dans «Same Old Nuthin’». Elle atteint à une sorte de classe jazzy. Le problème c’est qu’à partir de là on n’écoute plus qu’elle. James Hunter revient à sa chère Barbara Lewis avec «Hello Stranger». Il adore le wap-doo-wap. Quel admirable crooner de clair de lune ! Il shoo-wappe son art au delà de tout ce qu’on peut imaginer. Avec «Get It Over Baby», il tape dans Ike. Ideal pour une killer-zoomeuse comme Dot. Elle intervient à la Ike, de façon incroyablement juste et claquante. Elle vole le show. S’ensuit un cut de guitar-slinger intitulé «Wilf’s Wobble». Dot gratte ses gammes à la régalade. Bel hommage au grand Little Walter avec «Boom Boom (Out Go The Lights)». Chicago hot sound ! James Hunter souffle comme un possédé dans son harp. Puis il nous fait le coup de Gershwin avec «Summertime», mais il le tape au caplypso. Il peut se permettre toutes les facéties. Il dispose de ce feeling vocal qui n’appartient qu’aux noirs. Encore un hommage de choc avec le «Further Up The Road» de Bobby Bland. On note la présence de cette brute de Don Robey dans les crédits. James Hunter chante comme un dieu, mais Dot se taille la part du lion. On reste dans les hommages de choc avec le «Mellow Down Easy» de Big Dix. Ainsi va la vie

On peut prendre n’importe quel album de James Hunter, on y trouvera toujours de bonnes raisons de s’émerveiller. Tiens, par exemple Kick It Around, paru en 1999 et produit par Boz Boorer, l’homme qui veille à présent sur le destin musical de Morrissey et qui fut un temps l’âme du rockab britannique avec les Polecats. On trouve sur cet album une merveille intitulée «Mollena», une sorte de balladif visité par la grâce, avec des chœurs d’hommes qui fondent comme du beurre dans les accords de cuivres. Ou encore «It’s Easy To Say», une sorte de mambo de rêve. James Hunter en épouse les courbes à la perfection. Il joue à l’apogée du style. Les joueurs de saxophone coulent de l’or dans sa voix colorée. D’ailleurs, c’est exactement ce qu’on vit sur scène à la Traverse : le sax ténor et le sax baryton transformaient le plomb du son en or des alchimistes. James Hunter chante son morceau titre avec le timbre de Johnny Gee, c’est-à-dire Johnny Guitar Watson. Et chaque fois qu’il tape dans le r’n’b, il fait des heureux. La preuve ? «Better Back Next Time». C’est du très haut de gamme à l’Anglaise. Ses goodbye baby sont des modèles du genre. Il peut flirter avec le Blue Beat comme on le constate à l’écoute de «Dearest». Il n’en finit plus d’affoler les lapins blancs. «Believe Me Baby» somme comme l’un des plus gros classiques de blues de Soul de tous les temps et «Night Bus» comme un hit des MGs.

On voit bien qu’en 2006, James Hunter essayait de percer. On le traitait de buried treasure, de trésor caché. C’est en tous les cas ce qu’indique le sticker collé sur la pochette de People Gonna Talk. L’album est d’autant plus précieux qu’il est enregistré au Toe Rag Studio de Liam Watson. Ça démarre avec le morceau titre qui sonne comme un rêve de calypso finement teinté de blue beat. On peut même parler ici d’assise fondamentale. Et avec «No Smoke Without Fire», il nous fait le coup du funky stuff à la Famous Flames, pas moins. Il renoue avec l’extase du blue beat dans «You Can’t Win». James Hunter fait penser au porteur de flamme de la préhistoire, tel que le montre Jean-Jacques Annaud dans La guerre Du Feu. Il passe ensuite au swing de jazz avec «Riot In My Heart» - Baby don’t you know - Il swingue comme tous ces vieux big bands de Los Angeles, on a là un cut hyper joué, cuivré de frais et James Hunter joue goulûment sur sa Gibson jaune. Il surchante son jive à un point inimaginable. Le voilà parti chez Benny Goodman. On le voit aussi claquer des breaks de guitar-slinger dans «Kick It Around». Il fait de l’art en permanence. On pourrait qualifier «Don’t Come Back» de groove hunterien et «It’s Easy To Say» de bluette tortillée du cul. Les racines calypso remontent au devant du mix. On a là une fois de plus une merveille de délicatesse. Il termine avec un vieux shoot de heavy blues intitulé «All Through Cryin’».

Sur la pochette de The Hard Way, on le voit justement gratter sa Gibson jaune. Dès le morceau titre, il flûte son chant de glotte fêlée. Il semble s’améliorer avec l’âge. On a là une superbe pièce de pop ultra-conservatrice et petite cerise sur le gâteau, Allen Toussaint fait le guest. James Hunter cultive l’à veau l’eau du doux. On note aussi l’extraordinaire succulence de sa prestance dans «Tell Her». On reste dans l’enchaînement magique avec «Don’t Do Me No Favours», un cut jivy et juicy à la fois. Tout ce qu’il fait tape dans le mille. Il sort un son plein de vie, frétillant, digne du printemps, totalement sélectif, nah nah nah et vlan, paf ! Il repart en solo sec de picking, il joue la carte de l’âcreté et un solo d’orgue vient le chapeauter. Quelle décoction ! Il revient au mambo avec «Carina». C’est son terrain de prédilection. Il aime ça, oh Carina ! Les accords de sax viennent saluer les canons de la beauté pure. Il passe au shuffle d’anticipation londonienne avec «She’s Got Away». Il renoue avec le style de Georgie Fame, mais jette toute sa niaque dans la balance. C’est jivé à l’orgue. Il se situe ici dans l’essence du early British Beat, celui du Ronnie Scott Club. Il revient jazzer le groove dans «Ain’t Got Nowhere». Malheur aux oreilles incultes ! James Hunter repart en tagada de mauvaise gamme et claque ses notes à la volée. Il termine avec un «Stange But True» excessivement brillant. Il crée la sensation à la seule force du poignet. Rien qu’en jouant de la guitare, il est écœurant d’excellence.

Signé : Cazengler, Hunter-minable

James Hunter Six. L’Escale. Cléon (76). 10 mars 2018

Howlin Wilf & the Vee-Jays, Cry Wilf! Big Beat Records 1986

James Hunter. Believe What I Say. Ace 1996

James Hunter. Kick It Around. Ruf Records 1999

James Hunter. People Gonna Talk. Rounder Records 2006

James Hunter. The Hard Way. Hear Music 2008

James Hunter Six. Minute By Minute. Daptone Records 2013

James Hunter Six. Hold On. Daptone Records 2016

James Hunter Six. Whatever It Takes. Daptone Records 2018

Paul Ritchie : Heavy Hitter. Shindig #75 - January 2018

 

11 / 05 / 2018 / TROYES

3B

THE DEVIL'S cUT COMBO

 

Trois semaines sans voir un concert – c'est qu'en Ariège le rock'n'roll ne court pas les rues – suis prêt à donner mon corps à la science ( d'une jolie and expert country gal ), voire à signer un pacte faustien avec le diable, justement le grand cornu l'a délégué un de ces combos au 3B. La teuf-teuf y court, y vole et y plonge. Nous voici déjà devant le troquet, le quai pas de trop, où ce soir fait escale un rafiot venu tout droit d'Angleterre. Du Kent, pour ceux qui sont friands de précisions géographiques.

 

THE DEVIL'S CUT COMBO

Le diable vous prend toujours par surprise. Vous croyez que pour concocter une de ces mixtures empoisonnées dont il détient le secret il vous convoquera dans les antres obscurs de ses cuisines infernales, erreur sur toute la ligne. Souffle coupé, je ne reconnais plus le 3 B. On me l'a changé. Métamorphosé. Jugez-en par vous même. L'on se croirait dans le décor d'une pièce d'Alfred de Musset. Piano droit sur la droite, avec lampe de chevet, escarpin effilé, et fiasque ambrée posés religieusement sur le plateau supérieur, une austère contrebasse sur la gauche, mais c'est au fond qu'il faut chercher l'erreur, caisse claire, cymbale et chalerston, l'incongruité est posée juste à côté, un magnifique abat-jour de salon à motif fleuri suranné, plus les franges comme on n'en fait plus depuis Louis XVI, campé fièrement sur son pied torsadé, exhibé tel le labarum sacré d'une légion romaine en marche.

En tout cas nos légionnaires ne portent pas le cimier réglementaire, tout au plus une large casquette qui leur mange le haut du crâne, pantalon-pro-zazou à larges bretelles, chemises blanches rehaussées de cravates fauves parsemées de teintes rouges, z'ont le look et l'allure classieuse des fils de bonne famille des années vingt décidés à s'amuser. Follement.

Bill Renwick égrène les premières notes de Hot Porc, tout de suite ça remue salement, boogise à mort, mais la surprise ne vient pas de là, la batterie bat le rappel et Paul touche à sa big mama. Un doigt, deux doigts, z'avez l'impression qu'un orchestre de quarante musicos vient de démarrer, une épaisseur de son délirante, jamais entendu cela de toute ma vie, un volume sonore jamais égalé, et le bat-man comment fait-il pour taper si fort sur sa clairette, ça tonne comme une grosse caisse ! Invisible cylindre pourtant ! Ruse anglaise ! Croyais que la caisse posée négligemment devant était juste un élément du décor servant à placarder une affiche old-age, ben non, c'est un gros caisson à pédale trafiqué qui sert de grosse Bertha. Comprends un peu mieux le mystère de cette intumescence, chaque fois que Paul tire sur une corde, la royal navy derrière vous lâche en douce un exocet sous la ligne de flottaison, cela demande une précision diabolique, mais vous pondent le bébé automatiquement sans même y penser. Bill possède un micro qui lui surgit d'entre les jambes, un périscope de sous-marin qui observe la côte ennemie, mais il ne s'en sert que pour les chœurs, le vocal est assuré par Robert Hiller, infatigable, l'on ne saura jamais comment au bout de trois sets ses cordes vocales ne se sont pas cisaillées toute seules, même pas éraillées d'un demi-dixième de ton, y met tant de cœur et de vaillance que pour un peu on en oublierait la grosse guitare jazz qu'il tient entre ses mains. L'a l'art de passer les accords comme vous négociez les doubles zigzag dans une course de côtes, à tous moments vous vous dites qu'il n'y parviendra pas, qu'il va y avoir de la tôle froissée et du sang sur le pare-brise, vous verriez la maestria avec laquelle il se faufile dans les épingles à cheveux, les deux roues à vide sur le précipice mais le moteur en reprise qui vous pousse un glapissement de renard écorché vif et déjà les quatre pneus vous dégomment l'asphalte à toute vitesse.

Je me répète Bill est au piano, non c'est un mensonge, c'est un synthé(atti)seur qu'ils ont encastré dans le vieux meuble, s'il n'y avait pas le voyant vert allumé vous n'y verriez que du feu. Les deux mains de chaque côté du clavier – oui docteur, c'est grave et le mal est aigu – mirez bien les touches, vous les caresse à la façon d'un kleptomane, l'a ses trucs, la senestre qui pompe à mort un tangage de feu roulant comme pour un massage cardiaque et la dextre qui insiste plus de trente fois sur la même note, z'avez l'impression d'un fa-dièse épileptique secoué de commotion cérébrale, ne parlons même pas de ces tranchants de karaté – uniquement de la main gauche – mais ce que je préfère c'est quand il réunit ses deux battoirs – assez larges pour y découper la dinde de Noël - qu'il écarte les doigts, laisse le tout retomber, un dessin animé de deux pattes de canard qui claudiquent gravement vers la marre salvatrice et en même temps l'allure d'un prêtre qui s'en vient à toutes jambes vous refiler l'onction finale.

Le guy avec ses baguettes sur sa chaise c'est George Chessman. L'est blond comme un anglais et vous a la distinction british au dernier degré. Visage en lame de couteau et sourire enjôleur. Le gars qui ne peut se retenir de s'incliner pour faire un baise-main à la première demoiselle qui passe et qui vous envoie un direct mortel au foie du garçon-coiffeur qui l'accompagne. Genre amiral Nelson sur le Victory, n'arrête pas par en dessous de faire tonner son plus gros canon de marine, et par dessus il peaufine, un battement de charley par-ci ou par-là, l'a l'air de réfléchir profondément avant de vous tapoter un rythme sur la caisse claire, un coup de cymbale par hasard, en fait un feu de mousqueterie, une grêle de balles meurtrières qui vous tombent dessus sans crier gare, rigolard qui tape dans le lard et hilare dare-dare, le train entre en gare et vous roule dessus.

Paul Kish l'a kitché sa casquette sur la hampe de la big-mama. S'en sert comme d'un porte-manteau. De temps en temps il condescend à toucher une corde. C'est comme pour les verres, avec trois doigts c'est bonjour les dégâts. Un chasseur à l'affût. Un tireur d'élite. Touche la cible à chaque fois. Souvenez-vous que c'est vous. Entre les deux yeux. Vous n'y voyez que du bleu. Marron à tous les coups. Le pire c'est qu'il engendre le son le plus sinueux que je n'ai jamais entendu. De ses gros fingers boudinés à peine a-t-il frôlé une corde qu'une symphonie d'harmoniques s'échappent des esses de sa big mama comme un essaim d'abeilles dont vous venez de renverser la ruche. Des venimeuses, des colériques, non ça ne bruisse pas comme un rideau de soie froufrouté par une légère brise, ça vous aboie dessus comme un saxophone atteint de delirium tremens.

Je vous préviens, ces quatre gars sont dangereux. Seuls, pris un par un, vous avez une chance sur mille de les abattre, hélas, ils sont toujours tous les quatre au taquet. Jouent ensemble comme un seul homme. S'arrêtent de temps en temps pour se servir un gobelet de whisky. Un rituel que l'on sent profondément ancré, qui leur sert de grigri. De grizzli plutôt. Jugez-en par les titres : Pass the Bottle to Me, Botton Shelf Bourbon Meldown, Monkey Shoulder, apparemment ne sont pas des fans du retour de la prohibition. Convenons que pour l'énergie qu'ils dégagent, z'ont besoin d'un carburant hyper vitaminé. N'ont pas arrêté de stomper comme des fous furieux. Les titres parlent d'eux-mêmes, Stomp the boogie, Shake that Boogie Baby, en plus vous trompent sur la marchandise, Be Cool, Quiet Bay, furent des espèces de tornades endiablées, à vous déraciner les gratte-ciels de Manhattan. Trois sets, bien sûr puisque 3 B, le premier avec un arrière-goût de pulsion jazz-swing, le deuxième qui vous a stompé le public à mort, et le troisième, carrément rock'n'roll, cite Bill Haley mais sans ajout cuivré, pour la simple raison qu'ils vous démolissent le bastringue avec une telle force que vous n'en ressentez pas le besoin.

Peu de monde – il faut l'avouer – sur les trois premiers morceaux et puis la déferlante, la salle n'a pas débourré – sometimes words have two meanings – d'un iota, un embrasement total, une frénésie innombrable, une chienlit aurait proclamé le fameux Général, des danseurs fous dans la foule agglutinée. Des cris, des applaudissements, des rires, des corps contorsionnés. Un tabac monstre, que dis-je un bar-tabac avec PMU et brasserie, une soirée de folie. Un orchestre swing nous avait annoncé Béatrice la patronne – que nos englishes n'ont cessé d'appeler Misstress, le surnom lui restera-t-il ? - l'aurait dû préciser des fous furieux de la pulsation, des acharnés du jump, des rockers. Ni plus, ni moins.

Une mention spéciale à Fab pour le son et à Laura qui du haut de ses dix ans lors du deuxième interset a su établir un dialogue des plus enlevés avec nos musiciens d'outre-Manche, manifestement ravis.

Damie Chad.

 

12 / 05 / 2018

LA COMEDIA / MONTREUIL

95ALLSTAR PUNK' EVENT

CHEPA / MATOS DE MERDE / SUBSELF

 

Toujours en manque de concerts. Direction immédiate ce dimanche soir vers La Comedia. J'y trouverais bien un os à ronger. Pas de panique, y en avait trois. Avec beaucoup de viande autour. Du premier choix. Bien saignante. La Comedia, ce n'est pas la galerie des Glaces de Versailles. C'est beaucoup mieux, au petit matin vous pouvez vous regarder sans rougir dans le miroir. Avec son entrée à prix libre, son décor déglingué, sa faune rock, son cordial Rachid, et sa programmation sans concession, l'est un des bars les plus rock'n'roll du pays. L'est à parier que dans deux quarts de siècle, les promoteurs avisés vous en feront une reproduction à l'identique pour les touristes. Aseptisés et sans futur. Sans présent aussi, ce qui est beaucoup plus triste.

 

MATOS DE MERDE

Un poème punk en trois mots. Ne prenez pas Matos de Merde pour un groupe misérabiliste. Juste un ras-le-bol enragé. Dés-esthétisé, ce qui est déjà un parti-pris esthétique de grande virulence. Cinq sur scène. Deux chanteurs, le grand luxe en quelque sorte. Des paroles en français, inutile de tricher viennent du 91, des alentours de Juvisy. Paddy est aux drums. L'est la base. Il drume comme les nageurs crawlent. A force de bras. Vous martèle la chanson du début à la fin, sans queue ni tête, parce que cela ne s'arrête jamais. Et qu'il n'y a jamais eu de commencement à la rage de vivre. Et de mourir. Le punch rabique est inné. Vous l'avez. Ou pas. Inutile de venir vous plaindre si vous nêtes pas touché par la foudre. Z'avez sûrement dû rater quelque chose dans le ventre de votre mère. Donc ce roulement et puis à intervalles réguliers cette volée de bois vert asséné sur la caisse. Un galvaniseur d'énergie. Lorsque vous avez en magasin cette ruée vers l'or noir de la colère, ne vous reste plus qu'à plaquer les riffs de guitare. Le bruit pour se faire entendre. L'un qui vient de clouer le cercueil et les deux autres qui vous le brisent de breaks incandescents. Mrick qui arrose et vous froisse les oreilles de délicieux orages torrentiels et Aladin qui vous colmate les brèches par en-dessous. Deux mauvais larrons en foire qui s'entendent à casser les merveilles. Un rock dur et violent, super bien en place. Kefran crête échevelée et vocal mordant. Vous plante les mots comme des crocs de requins, la vindicte l'habite, l'a la classe, basse hargneuse en bandoulière, laisse souvent le vocal à Flo, qui assène les scènes chocs, chante et danse de l'ours, dommage que le chant n'ait été plus en avant de la pâte sonore. C'est sûr que cette manière de mêler voix et musique fait partie de l'éthique égalitariste punk mais des paroles comme La Rage Dedans, J'envoie tout Chier et TPTG auraient à gagner à être davantage perçues. Un set mené de main de maîtres. Un seul bémol à mon goût l'Everybody final qui sonnait trop ska, le mauvais côté du Clash. Mais un parcours sans faute.

 

SUBSELF

Une set-list aussi longue qu'un marathon. L'on va vite comprendre pourquoi. N'auront qu'à jouer dix secondes pour nous en persuader. Subself, est un comprimé d'énergie pure. La décharge d'une pile atomique au radium. Dès la première note, l'on sait que ça déchire. Barrez tout de suite le ça, déchire tout court. Une déchirure, point à la ligne. Formation minimale, batterie, guitare, basse. Plus un chanteur. N'a pas le temps de vous envoûter de trémolos raciniens. L'est à l'unisson des trois autres barbares. Vous décharge interdite, tout et tout de suite. Un break de drum, une guitare en agonie, un appuyé de noir profond à la basse et un dégueuli de vocal gerbé qui vous éclabousse de haut en bas, de l'âme jusqu'aux pieds.

Moins de trois minutes pour vaincre. Se moquent de vous convaincre. Préfèrent vous tuer sur place. Inutile de venir se plaindre. N'ont pas de temps à perdre. Vous envoient le splash en pleine gueule. Eux-mêmes sont exsangues à la fin de chaque morceau. Ont besoin de reprendre leur souffle. C'est d'ailleurs là la seule faiblesse de leur prestation sauvage. Pas bien longtemps, un maxi-maximum de vingt secondes, mais mal placées, donnent l'impression de ne plus rien maîtriser, y a comme un vide, un espace de trop, une coupure dans le film, une page sautée dans le roman, une béance, l'on aimerait – non pas qu'ils reprennent leur marche tout de suite car vu la décharge physique cela paraît impossible – mais que ces trous dans le gruyère sonore soient davantage pris en compte dans la scénographie existentielle de l'artefact rock'n'rollesque. Ne rien laisser au hasard. Penser à Mallarmé qui assurait que le blanc des marges et inter-strophique était l'élément le plus important d'un poème. Ou alors compter sur l'exaltation de l'assistance. Savoir magnifier la montée d'adrénaline suscitée par le vomito pantagruellique de l'orgie sonore. Ce qui demande vraisemblablement un public plus nombreux. Ce qui ce soir n'est pas le cas.

N'empêche que Subself subjugue. Chaque morceau s'inscrit dans l'éjection d'une parabole parfaite. Des titres qui claquent comme des drapeaux de haine sur des barricades : Vermin, Consumerist Fever, Collective Will, I shot the Devil, Mister K, I Deal with God... de la bonne avoine additionnée de bourbon pour les chevaux fourbus d'une population encalminée dans les eaux plates de l'inaction. Subself vous remue salement de fond en comble. Ne vous ménage pas. Vous coagule la mayonnaise du cerveau en moins de trois. Musique radicale. Tout ce que nous aimons.

 

CHEPA

Chépa qui c'est, mais vais vite finir par le savoir. Z'ont un batteur. Rien qu'à voir la précision maniaque avec laquelle il a monté ses fûts, l'on devina que c'était le genre de gars qui a dû à lui tout seul réinventer la machine à baratter le beurre à l'âge de cinq ans. Quand il s'est mis derrière les toms, l'on a su qu'on ne s'était pas trompé. Torse nu, teint glabre et cet air de batracien fou, une tête d'affolé, le mec qui vous fait un break d'enfer et dans sa tête il se dit qu'il aurait peut-être dû rajouter un coup de baguette de plus sur la cymbale, l'obéit à une règle simple, jamais moins que le maximum, toujours plus que l'impossible, en quête de la perfection absolue, donne tout ce qu'il a et rajoute en prime ce qu'il n'a pas, l'on ne chépa, ça peut toujours servir. Avec un tel roulement à billes c'est du tout cuit pour les autres. N'ont qu'à se laisser porter par le vent.

Mais leur orgueil le leur interdit. Vous pagaient de toutes leurs forces pour se maintenir à niveau. Guitares tintamarre à gogo et basse qui file à quinze nœuds coulants. Z'ont un chanteur aussi. Le mettent devant. Imposant comme une tour de château fort. L'a du coffre, chante sans effort mais quand la musique devient trop forte il s'emporte et se met à growler comme dans un combo métallique. Pas très longtemps. Punk is not dead. Ne bouge que très peu, ne se perd pas en gestes emphatiques ou mélodramatiques. N'en dégage pas moins une charismatique présence. Paroles violentes, Fuck, Je Crache, Politique, Le Boucher, Chépa ne fait pas dans la dentelle.

Chépa c'est comme une pierre qui roule depuis le sommet de la montagne. Au début, pas de pitié, vous écrase tout sur son passage, les femmes et les enfants d'abord, l'on en redemande, mais pente après pente le cailloux prend de la vitesse, l'est catapulté par son propre poids et son allure croissante, l'en arrive à ne plus toucher terre et à glisser sur le coussin d'air que son déplacement suscite. A tel point que parfois le son perd de son âpreté punkéosidale et se transforme en chant de liesse alternative. En tout cas, ça plaît aux garçons, s'entrechoquent comme des boules de billards sur le tatami. Moins gracieux que les filles qui se refusent – une fois n'est pas coutume à la Comedia - à entrer dans ces danses d'ours débonnaires.

Chépa festif remporte la mise. Rafle les cœurs et la sympathie.

 

Une bonne soirée, revigorante à souhait. Un monde éclectique, un guitariste qui entend pour la première fois parler de Bo Diddley, un vieux rocker qui ne tarit pas d'éloges sur le jeu d'Eddie Cochran, et un lycéen venu de Brest pour passer une soirée sympa avec les copains... les strates du rock'n'roll, le millefeuille explosif.

Damie Chad

 

L'ARAIGNEE AU PLAFOND

 

Mildred : chant, flûte / Eva : choeurs, percussions / Guillaume : choeurs, percussions / Phil-Lou : batterie / Enil : piano, synthé / Typhaine : clarinette / Ruben : saxophone alto et ténor / Bob : guitare / Kim basse

Enregistrement et mixage par Stéphane Bachelet à : Le Studio d'à Côté / Jouy-Le-Châtel 77 970 /

Spider Circus Production / 2018 / SCAAP01 /

 

Franchement qui parviendrait à caser une telle smala sur une pochette ! Pour une fois la folle aragne a fait preuve de sagesse, s'est elle-même reléguée en quatrième de couverture, en réunion de famille mafieuse, z'ont refilé le bébé à Bérénice Dautry, une voisine qui a honoré le contrat en vraie pro. Pour le baby, pas de panique, l'ont emmailloté en momie égyptienne et vogue la galère, s'en sont débarrassé en le jetant à l'eau, à la nevermind. Lui ont offert tout de go le nirvana, bref un malheureux de moins sur terre. Ne soyez pas hypocrites, ne faites pas semblant d'être indignés, ne les accusez pas de cruauté, c'est spécifié sur la pochette, ils l'avaient loué. N'empêche que la découpe de ce clodo-hobo-saxo-solo qui pète le feu exprime merveilleusement la rock'n'roll attitude dèche rebelle. A contempler.

 

Alcoholize yer name : toute la fanfare qui déboule en trombe, et hop comme par miracle, l'attaque foudroyante se transforme en collier de perles. Et puis en écrin pour le diamant le plus pur, la voix de Midred aux facettes coupantes. Une maîtrise stupéfiante, un squash vocal d'une perfection absolue, et la tribu derrière qui se permet d'étonnantes virevoltes au trapèze volant, mais Mildred n'en rebondit que plus follement dans les étoiles. Facilité déconcertante. Shoes : chaussent leurs chaussures de luxe. Une longue cavalcade musicale, un point de poussière à l'horizon qui grossit, grossit, grossit jusqu'à ce que Mildred se lance dans ce qu'il faut se résoudre à appeler un étonnant solo vocal – pratiquement voscat – des chœurs et des cuivres qui vous allongent la sauce au poivre, tandis que la voix coupante de Mildred caracole sur les hauteurs. Nothing else matters : reprise de Metallica, la ballade qui tue, une montée graduelle vers l'extase, avec station agonique sur le chemin de croix, le combo processionne emphatiquement et Mildred énonce les stations des saisons en enfer intérieures. Ne l'écoutez pas, sans quoi sa voix sera votre perdition. Judas : un truc à vous rendre gaga, des cuivres qui tirebouchonnent et la voix de Mildred impérieuse comme une trahison. Musique de cirque et les éléphants qui jouent au ping-pong avec la ballerine qu'ils envoient valser en l'air sans qu'elle perde son sang-froid et son souffle. Chase halt : ( + Alain Guillard à la flûte ) : dans la lignée du précédent, une espèce de duo à un seul partenaire, Mildred en meneuse de revue, un brin de Broadway, Mildred tambour battant, l'orchestre qui se faufile derrière la flûte, c'est si bon qu'ils remettent le compteur à zéro à plusieurs reprises et que l'on ne s'en lasse pas. Lonely boy : pointillés de guitare en tintements de clefs, et ouverture cuivrée, et l'orchestre qui se presse derrière, c'est un peu le morceau des musiciens, une belle parade, s'en donnent à cœur joie, les interventions de Mildred leur permettant de montrer leur virtuosité à coller à sa voix qui joue aux montagnes russes. Fortunate son : retour au rock'n'roll, Mildred en pointe, la voix en haut, et l'orchestre qui se permet d'audacieux ralentis, un saxo à la Clarence Clemons, et des choeurs à la devil Stones dans le barnum final. Papa Bob est un sacré arrangeur. Kingdom of a secondhand mind : ( + Stéphane Bachelet dans les chœurs ) : troisième morceau original ( avec le premier et Chase Halt ) de Mister Bob et pas de seconde main : Enlil au clavier, flots lents et majestueux, la voix de Mildred comme une caresse sur une blessure qui refuse de cicatriser, douceur des chœurs, Mildred parcourt les solitudes glacées du dedans, cuivres funèbres, le morceau s'arrête comme la vie au moment de la mort.

 

Ce premier disque de L'Araignée au Plafond est une surprenante réussite. Le groupe a su canaliser sa fougue scénique et réaliser un huit titres étonnant qui marque bien la maturité précédemment acquise. Nous l'évoquions dans notre chronique 366 du 22 / 03 / 2018. A su progresser sans se renier. Mildred se joue des difficultés, impose une modernité du chant qui s'intègre magnifiquement dans une esthétique de saltimbanques. Bizarrement, malgré tout ce qui l'en sépare, ce disque renoue avec le capharnaüm américain des années vingt lorsque la musique noire explosait dans toutes les directions. Le mouvement rock s'est focalisé au plus près de ses racines sur le blues rural et urbain, tout en oubliant les joyeuses fanfares entertainementesques de la New Orleans. Par quel mystère, quelles influences l'Araignée au Plafond rejoint-elle cette veine exubérante et mélodramatique du music-hall noir, nous n'en savons rien, ce qui est sûr c'est qu'il n'y a pas sur le marché français actuellement de tels artefacts qui atteignent à cette qualité.

Damie Chad

 

 

JUKEBOX N° 377

 

Jukebox 377 – Kr'tnt ! 374. Le score s'amenuise. Nous les dépasserons au mois de juin ! Trêve d'enfantillages ! Passons aux choses sérieuses. Eddy Mitchell en couverture. Avec interview. De 1972 ! Chez Jukebox l'on repasse les plats de l'avant-avant-veille ! En plus je l'avais lue à l'époque ! Du temps où Schmall pédalait dans la choucroute et s'éloignait à tire d'ailes du rock'n'roll. En plus se pose un peu en monsieur-qui-sait-tout et en insupportable donneur de leçon. N'avait pourtant pas de quoi pavaner alors qu'il venait de sortir des horreurs comme L'arc-en-ciel et Le Vieil Arbre. En plus se permet de critiquer les Who et d'admettre du bout des lèvres la validité de Cream... Heureusement, à la même époque Dick Rivers se lançait dans l'aventure du retour aux sources. Faudra encore attendre deux ans pour qu'Eddy s'envole vers Memphis... Bref pour les nouveautés, lire la rubrique Actualités de Jean-William Thoury et ses chroniques de disques. Dans la revue Livres ne ratez pas la kro d'Alicia Fiorucci sur la bio de Bon Scott et celle sur Jimmy Page de Tony Marlow.

C'est d'ailleurs pour Tony Marlow que j'ai acheté la revue. Marlou le récidiviste. Nous avait enchanté avec ses articles consacrés aux guitaristes des pionniers, et voici qu'il recommence. Nous prophétisons un tome II au Jukebox spécial Rock'n'roll Guitare Heros ( de Scotty More à Brian Setzer ), recollection de papiers égrenés sur plusieurs années, paru en 2017, car Tony entame la nouvelle série avec Grady Martin, un peu le Big Jim Sullivan des pionniers, qui n'apparaît nulle part mais que l'on retrouve partout, derrière ( adverbe mal choisi ) en première ligne avec Johnny Horton, Johnny Carrol, Johnny Burnette et Johnny Hallyday. Devait aimer le prénom ! Mais aussi aux séances de Brenda Lee, de Janis Martin, de Roy Orbison, de Willie Nelson et d'Elvis Presley bien sûr ! Ne cherchez pas, dès que ça sonne bien sur un disque des années 50 - 60 vous avez toutes les chances de retrouver sa signature dans les crédits. Fut avant tout un guitariste de studio, mais si son nom n'a pas dépassé les frontières des amateurs c'est vraisemblablement à cause de cette aisance intuitive à coller systématiquement au morceau qu'il accompagnait. Grady Martin est le guitariste caméléon par excellence, le gars qui vous pose le solo d'une telle perfection qu'il s'impose avec une telle évidence qu'il semble avoir été créé de toute éternité pour être mis sur ce titre précis. N'oubliez jamais que la couleur sable du serpent du désert participe de son attaque foudroyante. Ni vu, ni deviné, invisible et mortel. L'est le maître du solo camouflé qui se révèle être un camouflet pour tous les autres guitaristes.

Chez Kr'tnt ! L'on évite de prononcer le nom de Grady Martin ( et du mythique Studio B ) devant Mister B, notre spécialiste guitare, devient fou ( de joie ) à chaque fois.

Damie Chad.