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29/04/2018

KR'TNT ! 371 : COMO MAMAS / CHARLIE GILLETT ROCK STORY

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 371

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

26 / 04 / 2018

COMO MAMAS / CHARLIE GILLETT ROCK STORY

TEXTE + PHOTOS SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Pah Pah ooh Mamas

 

Quand on va voir un concert de gospel, il faut s’en remettre à Dieu. En règle générale, Dieu se montre miséricordieux avec le public attiré par le gospel. Ceux qui redoutent de s’ennuyer ou qui clament haut et fort leur anticléricalisme primaire finissent toujours par se faire avoir. Retournons le raisonnement à l’envers : qui peut aujourd’hui prétendre s’être ennuyé dans un concert de gospel ? Personne, évidemment. Pourquoi ? Parce que précisément Dieu ne le permettrait pas. Et si un cabochard se risquait à braver le raisonnement, alors la main de Dieu s’abattrait sur lui comme la tapette sur la mouche importune. La main de Dieu n’est pas une vue de l’esprit, mais un concept inventé jadis par un très bel écrivain, Isaac Bashevis Singer. N’oubliez pas que les écrivains polonais furent un temps les rois du petit monde littéraire, Gombrowicz en tête.

Pour ceux et celles qui s’interrogent encore sur les racines du rock, le gospel leur donne la réponse. Sister Rosetta Tharpe se situe à l’origine de TOUT. Au soir de sa vie, Rosetta eut pitié des pauvres blancs qui ne comprenaient pas grand-chose à la musique noire et elle fit un peu de pédagogie. Elle expliqua que le blues, c’était le nom théâtral du gospel et que le vrai gospel devait rester très lent, comme «Amazing Grace» : «Si vous commencez à claquer des mains, ça donne le gospel revival et si vous rendez ça encore un peu plus joyeux, ça donne le jazz... Puis ça devient éventuellement le rock’n’roll.» On trouve ça dans le livre que Gayle F. Wald consacra jadis à Sister Rosetta, Shout Sister Shout. Et puis tous ceux et celles qui ont suivi les Staple Singers à la trace, et ce depuis la période Riverside, savent qu’il n’existe pas beaucoup de groupes de rock capables de rivaliser avec Pops et ses filles. La grande force de Pops Staples fut d’avoir une éthique, en plus de son talent naturel. Aller vendre mon cul ? Hors de question ! En plus, Pops n’en finissait plus de dire qu’il ne craignait pas la mort, car il savait, comme le Dr King, son ami, que le paradis existait. On l’a oublié depuis ce jour de 1968 où il reçut une balle dans le cou, mais Martin Luther King fut le dernier prophète de l’histoire de l’humanité.

La force de cette croyance en l’existence d’un monde meilleur vient précisément des racines de la civilisation américaine, c’est-à-dire l’esclavage, et son corollaire, l’enrichissement d’une race dégénérée, celle des colons blancs. Dans les atroces ténèbres de leur condition, les nègres ont réussi à bricoler une lumière, oh pas celle du Vatican, mais une vraie spiritualité, leur spiritualité, vieille comme le monde, celle qui se chante et qui repose sur une évidence fondamentale : la vie n’est qu’un court passage sur la terre, et si ce passage est douloureux, comme peut l’être la condition d’esclave, alors il existe forcément une vie meilleure.

Les Como Mamas ne font que ça : nous rappeler que tout ira beaucoup mieux après la vie terrestre : plus de racisme, plus de classes sociales, plus de misère, plus de factures à payer, plus d’élections, plus de prix qui augmentent, plus de réseaux sociaux ni de téléphones, rien que du rien, rien que cette notion d’absolu à laquelle il est bon de réfléchir, rien que du néant parfait, cette lumière blanche à laquelle font allusion tous ceux qui sont revenus de la mort.

Si on peut voir chanter ces trois femmes originaires de Como dans le Mississippi, c’est grâce au label new-yorkais Daptone, un label qui s’est spécialisé dans la promotion de grands artistes noirs inconnus du grand public. Les figures de proue du label furent Sharon Jones et Charles Bradley, emportés tous les deux au paradis par des cancers. Daptone survit, grâce à l’excellente Noami Shelton, au non moins excellent James Hunter et aux Como Mamas. Elles sont trois, et bien sûr, l’idéal est de les voir chanter le gospel batch sur scène. Attention, ce n’est pas un concert comme les autres. Elles ramènent avec elles toutes les racines du blues et du rock américain, simplement accompagnées par un batteur et un Télé-boy à casquette. Fuck it ! Laisse tomber les groupes garage. Il y a dix mille fois plus de punch dans les Como Mamas qu’il n’y a de particules dans toute ta discothèque, Horatio. Les Como Mamas feraient danser Hamlet sur les remparts d’Elseneur. Dans cette petite salle rouennaise, tout le monde dansait avec les Como Mamas. TOUT le monde ! Un truc qu’on ne voit jamais ailleurs. Impossible de résister, c’est un son qui remonte par les jambes du pantalon et qui pulse au niveau des reins, oh Lord, c’est pire qu’un jerk au Palladium, et pouf, en plein «Move Upstairs», Angelia Taylor qu’on croyait impotente, calée dans sa chaise, se lève et se met à danser, son visage s’éclaire, cette femme se met à rayonner et une sorte de miracle s’accomplit, elle tire l’overdrive et le gospel fait une sorte de bond en avant pour filer dans la transe hypno. C’est autre chose que Can, et pourtant on aime bien Can, mais là, ça dépasse l’entendement, on comprend confusément que la notion de spiritualité n’est pas un gadget, cette femme qui doit peser deux ou trois cents kilos dégage quelque chose qui la dépasse et qui nous dépasse, elle est comme transportée par une énergie surnaturelle, ou simplement une énergie terriblement humaine, une sorte de force intérieure bâtie sur une authentique bonté d’âme. Cette bonté d’âme qui vaut tout l’or du monde.

Tiens, un autre coup de Jarnac. Elles démarrent leur set a capella, on l’aurait parié. Ester Mae Wilburn est au centre, et elle commence à bien ramoner le chant au guttural et soudain, on entend le batteur et le Télé-boy entrer dans le batch du gospel batch, alors c’est tout l’univers du rock et du blues qui sort de terre, comme par miracle, tout vient directement de là, de ce lent démarrage, de cette espèce de mise en route fantastique, c’est l’avènement de la puissance séculaire, la genèse du delta blues, tout Muddy et tout Wolf viennent directement de cette incroyable puissance lourde et lente. Il est certain qu’André Hardellet ne connaissait pas les Como Mamas, mais il se pourrait que Lourdes Lentes soit un hommage inconscient à ces fantastiques Mamas. Ester mène le bal, avec une prestance et une puissance inimaginables, il faut la voir marquer le rythme d’une main et bouger subtilement d’un pied sur l’autre, comme seules savent le faire les grandes Mamas black. Il suffit de voir Aretha danser dans le restau des Blues Brothers. Ester tape au même niveau, elle chante aussi bien qu’Aretha et aussi fort que Rosetta, elle charge la chaudière du batch avec une ferveur spectaculaire. Sur les pochettes des deux albums, elle semble gonflée, mais là sur scène, avec ses cheveux roux, elle swingue comme une reine. La troisième Mama s’appelle Della Daniels. Elle est la sœur d’Angelia. Des trois, Della est la plus communicante. Elle prend le lead sur «Count Your Blessings», elle chante d’une voix plus sucrée, et en fin de concert, elle raconte quelques anecdotes datant du temps où petite, on lui interdisait d’entrer dans les magasins des fucking rednecks. Pince sans rire, elle ajoute qu’aujourd’hui, la municipalité de Como est très fière de ses Como Mamas.

Elles font une reprise du «You Gotta Move» de Fred McDowell rendu célèbre par les Stones. Il faut savoir que Fred McDowell vivait lui aussi à Como, et qu’il avait passé toute sa vie à travailler comme métayer pour un patron blanc. Quand au soir de sa vie et donc au terme d’une très longue vie de travail, il constata qu’il ne possédait que quelques dollars, il alla trouver le patron blanc pour racheter ses dernières dettes avec ces quelques dollars (les métayers devaient tout payer, la location de la terre et de la cabane, les semences, les outils, les mules, leur nourriture, et donc ils passaient leur vie à s’endetter pour pouvoir travailler). Puis il prit un job de pompiste à la station service qui est à l’entrée de Como. C’est là nous dit Dickinson qu’on pouvait trouver le grand Fred McDowell. Les Stones roulaient en Rolls, pas le vieux Fred. You gotta move.

Dans l’album Move Upstairs, on retrouve tous les classiques que brassent les Como Mamas sur scène, à commencer par le morceau titre, pure dynamite, avec les Oh Yeah d’Ester et de Della qui marquent le tempo - We got to move upstairs - Angelia expédie ça d’une voix forte. Elle reprend le lead sur «He’s Mine», d’une voix encore plus grave - And I know/ I got Jesus and I know/ He’s mine - Elle chauffe tellement son gospel batch que ça sonne comme du rock. Fabuleuse Angelia qui se lève de sa chaise pour danser et là, le club se met à tanguer comme un baleinier surpris par un mauvais grain au Cap Horn, elle enfonce tout le batch dans la gorge du gospel, mais la version enregistrée est écourtée ! Les fuckers de Daptone l’ont raccourcie, alors qu’elle commençait à pendre de l’altitude. Jerry Wexler n’aurait jamais permis ça. Heureusement, sur scène, personne ne peut lui couper la chique, c’est toute la différence. Della prend le lead sur «I Know I’ve Been Changed» et ses copines lui font des chœurs de rêve. On retrouve sur le disque le fabuleux copinage des trois Mamas, et cette coquine de Della pend un malin plaisir à allumer des petits blancs dans le public. Elle chante avec des accents incertains, mais c’est justement le mélange des trois styles qui fait la richesse du son, ces femmes viennent de si loin, Lord, et Ester s’octroie la part du lion avec «Out In The Wilderness». Elle y ramone les soupapes du batch. À travers elle affluent les chants d’esclaves et toute la grandeur tragique du peuple noir. Elle transforme la misère d’une condition en art suprême. Ses copines la soutiennent, elles sont toutes les trois comme des anges du paradis. Animé par une pulsion organique, un cut comme «Count Your Blessings» relève du prodige. On peut même parler de génie insistant. Ester chante «He’s Calling Me» à la Tharpe, avec la même énergie d’every day in my life. Elle garde le cap sur le ciel et la lumière qu’elle y voit avec une invraisemblable puissance jesuistique. On la revoit chauffer la salle sans produire le moindre effort. Elles nous refont le coup du démarrage en côte avec «99 And A Half Won’t Do» : après l’intro a capella, le groove entre dans la danse. Elles sont magiques : Ester en lead démente, Della, sucrée et sexy et Angelia, obèse et vivante, mais si incroyablement vivante - Oh Jesus ! - Ester tisonne sa foi, la chaudière de sa foi, et les autres font won’t do, won’t do. C’est du très grand art. Par contre, «Almighty God Mighty God» ne passe pas : trop jazzy. La basse de Bosco Man vient ruiner leurs efforts. Pourquoi la ramène-t-il ? Les Mamas sont capables de se débrouiller toutes seules. Et puis il faut avoir entendu «Glory Glory Hallelujah» au moins une fois dans sa vie. Ester y swingue le gospel dans le néant de l’industrie musicale. Cette femme shake le shook du batch à sec. Elle parle de hauteur - Higher - Prenons-en de la graine. Elle est véritablement l’une des très grandes chanteuses des temps modernes. Qu’on se le dise.

Par contre, leur premier album intitulé Get An Understanding est beaucoup plus difficile d’accès. C’est enregistré en 2005 dans une église, sans backing-band. Appelons ça du gospel rootsy. Pas de prod, rien que des gueulantes dans une église qui résonne. On note cependant l’ampleur de la clameur. À trois, elles font plus de ramdam que Blue Cheer et Frost réunis. Avec «God Is Able», elles tapent dans l’hypno des âmes possédées. On retrouve la powerful raspy voice d’Ester Mae (qui s’appelle Smith sur cet album). Dans les notes de pochette, elle dit sa fierté d’avoir pu élever deux kids qui n’ont pas comme elle dû cueillir le coton de l’aube jusqu’au soir, porter des fringues faites avec des sacs à patates et crever de faim. Elles piquent une véritable crise de folie collective dans «Peace Of Mind». Angelia prend le lead et elle devient dingue, avec sa voix plus carillonnante et son énergie pharaonique. Difficile de tenir la distance sur un tel album. Mais il faut les entendre gueuler. Qui va aller écouter ça, aujourd’hui ? Même le fils d’Angelia le dit : il préfère the newer sounds, le rap des jeunes, la musique de l’avenir. Sur la pochette, Ester Mae ressemble à Muddy Waters, elle a cette beauté placide inscrite dans les traits de son visage.

Signé : Cazengler, Comoche du coche

Como Mamas. Le 106. Rouen (76). 20 mars 2018

Como Mamas. Get An Understanding. Daptone Records 2013

Como Mamas. Move Upstairs. Daptone Records 2017

THE SOUND OF THE CITY

HISTOIRE DU ROCK’N’ROLL

CHARLIE GILLETT

( Rock & Folk - Albin Michel / 1986 )

Tome I / La Naissance

 

Première fois que les deux volumes me passent par les mains. Je ne suis pas le seul. Gérard, le bouquiniste aussi, jamais vu depuis plus de trente ans qu’il vide toutes sortes de bibliothèques. Pour la petite histoire l’a récupéré chez un historien local décédé qui ne s’est jamais fait remarquer pour son amour immodéré du rock. Vu l’état je suppose qu’il ne les a jamais ouverts. Remarquez qu’il faut être un peu mordu par l’alligator pour se plonger dans une telle lecture. Passionnante, mais pas vraiment affriolante. Histoire du rock and roll certes mais qui n’emprunte guère les sentes de la wild side. Pas idolâtre pour un centième de dollars. Un petit côté aussi rébarbatif qu’une étude sur la production du charbon en URSS ! Rock sans sexe et sans produits ajoutés. Ni glamour, ni scandale.

Ne vous prend pas en traître, vous avertit dès l’intro. Se base sur des données statistiques. Les chiffres qui comptent. Passe à la loupe les trente premières places des ventes de disques à l’époque de leur sortie. Billboard, Cashbox et quelques hit-parades annexes. Pas le genre de gars à vous pondre des dithyrambes de quinze pages sur Waren Smith. Trois lignes suffiront. Combien de divisions demandait Staline ? La question qui tue. Pour Charlie Gillet à moins d’un million de disques vendus vous ne valez pas tripette. Idem si vous ne donnez pas dans la récidive, c’est simple n’ y a que pour Elvis qu’il reconnaît que les ventes resteront importantes, pour tous les autres, leur écrit has been, en gros dans le dos, au stabilo fluo.

N’empêche que c’est bigrement intéressant. Un véritable jeu de stratégie. A quatre dimension. Les chanteurs, les publics, les petits labels et les majors, en interdépendance. Une partie carrée. Vicieux comme vous êtes, vous voulez tout de suite connaître ceux qui se font mettre. La réponse est simple : le rock and roll. Ne cherchez pas d’autres victimes.

NAISSANCE DU MONSTRE

( 1954 - 1961 )

C’est quoi le rock and roll au juste ? C’est le rhythm and blues des noirs repris par les blancs. Une question de marché. Tout un public de jeunes blancs commence au début des années cinquante à se brancher sur les radios noires qui passent des disques qui bougent un max et qui vous arrachent les oreilles. Une batterie qui cogne et des solos de sax qui vous écorchent la peau. En sus des lyrics des plus crus. Beaucoup de ces nouveaux aficionados écoutent en cachette car les parents sont formels : les gens bien élevés détestent la musique de nègres. Pas question de se vanter que vous écoutez, voire que vous chantez, du rhythm and blues ! Idée de génie du disc-jockey Alan Freed, non il ne présente pas dans ses spectacles de Cleveland ou ses programmes radio des artistes de rhythmn and blues mais des groupes de rock and roll !

L’honneur est sauf. Enfin presque. Chez les nègres ces trois mots signifient à peu près baise et braise, bref un truc plus ou moins paradisiaque ou plus ou moins infernal, selon l’amplitude de vos appétences puritanistes, rétrogrades et conservatrices.

Le pire est à venir. L’adéquation rock and roll blanc = rhythm and blues noir se révèle vite une utopie. D’abord les blancs ne sont pas des noirs, ils ne prononcent pas les mots de la même manière, ils n’ont pas le même rapport ni au langage ni aux instruments. Et puis dans la dialectique du maître et de l'esclave Hegel vous expliquerait beaucoup de choses... La conséquence de ce différentiel culturel fera que le rock and roll se différenciera très vite du rhythm and blues. Ensuite ces maudits negroes ne manqueront pas d’ajouter leurs grains de sel dans cette nouvelle musique soi-disant blanche…

La donne se complique pour une autre raison : la multiplicité des racines originelles du rock and roll qui ne naît pas en un seul endroit en un même temps. Charlie Gillet évalue à cinq le nombre des foyers infectieux.

Bill Haley qui vient du nord, fortement influencé par la machinerie des big bands issus de Kansas City, produit une musique de danse enfiévrée joyeuse et syncopée, tout en gardant la prédominance des instruments à cordes des orchestres de country and western.

Pat Boone plus jeune ,plus beau, à la voix plus expressive que Bill Haley, que l’on a tendance à présenter comme un clone édulcoré d’Elvis se voit dès 1955, obligé par le label Dot de reprendre des morceaux de Fats Domino et de Little Richard. Le petit Richard a porté le rhythm and blues noir à son maximum d’incandescence et il deviendra une source d’influence numéro un pour tous les chanteurs de rock. Mais l’intrusion de Pat Boone dans la marche en avant du rock and roll est des plus symptomatiques et des plus symboliques de la trajectoire de la plupart des pionniers du rock qui se virent obligés, de gré ou de force, d’édulcorer très vite leurs tendances les plus fracassantes.

Le boogie blues de la région de Memphis fut transcendé par Elvis et Sam Phillips. Le transformèrent en country rock. Les premiers succès régionaux d’Elvis attirèrent chez Sun toute une pléiade de jeunes artistes qui n’avaient pas subi avec un même impact les influences noires du jeune Presley, ils formèrent la première légion du mouvement rockabilly, un rock rapide qui exigeait de ces artistes et une pulsion énergique individuelle des plus torrides et en même temps cette espèce de laisser aller sauvage et toutefois désinvolte qui n’était pas sans présager leur rapide extinction.

Du blues de Chicago naquirent Chuck Berry et Bo Diddley. Les noirs n’avaient aucune envie de laisser le flambeau du rock and roll aux blancs. Reprirent les guitares à leur compte et firent la démonstration qu’avec ou sans cuivres ils étaient les meilleurs…

Difficile de faire mieux. Lorsqu’il est impossible d’avancer le mieux est de reculer. L’on ne surpasse pas le piano de Little Richard ou la guitare de Chuck Berry. Si en prime l’on ne dispose pas du tonique organe voluptueux d’Elvis, une seule solution, un minimum instrumental et un maximum de vocal, Les groupes vocaux à la Frankie Lymon and the Teenagers et les Platters se lancèrent dans des roucoulades infinies. Un recul par rapport à la sauvagerie du rock and roll, mais tous ces dégradés de voix ne seront pas sans effet sur le futur du rock dans les années soixante…

En attendant le rock brûle les étapes. Il explose en 1956 et le soufflet retombe en 1957. Un feu de paille. Reste à savoir pourquoi. Les majors ne répondirent pas à l’appel du rock and roll. Capitol se donna les moyens de tirer le bon numéro : Gene Vincent, toutes les autre à part Decca et ses filiales qui sut immobiliser Buddy Holly dans ses filets, l’on enregistra un peu n’importe qui. A la va-vite. Ce ne fut pas une conjuration anti-rock and roll proprement dite, l’on n’y croyait point trop mais surtout les ingénieurs du son étaient quelque peu déboussolés. Très vite l’on ne donna plus suite, l’était difficile d’établir un plan de carrière et d’investissements pour ces zozos d’une espèce nouvelle. Laissèrent le champ libre aux petits labels. N’y avait pas que des zozos chez Atlantic et Specialty, l’on avait des connaisseurs qui savaient très bien ce qu’ils faisaient. Ahmet Erthegun et Dave Bartholemew n’étaient pas des bleus, mais dans les années qui suivirent Atlantic se concentra davantage sur les métamorphoses du rhythm and blues initial, Specialty se spécialisa dans l’exploitation de son catalogue… L’on porte Sun au pinacle mais lorsque Jerry Lou signa chez Mercury en 1962 Sam Phillips laissa filer son label… King qui enregistrait autant de country que de rhythm and blues initia au travers de Honky Tonk de Bill Dogett les premiers groupes instrumentaux. Vee Jay dama quelque peu son pion à Chess avec Dee Clarck, les Dells, les Jerry Butler and the Impression, Jimmy Reed et John Lee Hooker. La maison fut aussi assez chanceuse pour distribuer les Beatles aux Etats-Unis… La réussite de King donna à Berry Gordy le désir de fonder Motown…

Aladdin n’eut jamais les reins assez solides pour promouvoir son catalogue RnB au niveau national. Modern connut les mêmes déboires malgré la présence d’Etta James. Imperial fut plus chanceuse avec Fats Domino qui sut acclimater son so cool rhythm and blues au rock et au twist. Imperial eut aussi la bonne idée de capitaliser sur la renommée cinématographique de Ricky Nelson, qui eut le flair de choisir James Burton comme guitariste. Meteor de Lester Bihari - son frère dirigeait Modern - signa Elmore James, Charlie Feathers, Junior Thompson et Wayne McGinnis, basée à Memphis comme Sun, son audience ne dépassa jamais celle de la région. Willie Mae Thornton enregistra Hound Dog en 1953, à Houston chez Duke / Peacock. En 1956 Liberty signa Eddie Cochran…

Les majors instaurèrent une nouvelle politique éditoriale pour leurs chanteurs. Soit ils circonscrivaient leur carrière dans le domaine de la variété ( qui incluait la spécificité rock and roll ) soit ils décidaient de s’inscrire dans le genre country and western. Une partition qui interdisait tout cross over. L’on restait enfermé dans le genre choisi. Très rares furent les artistes comme les Everly Brothers qui chez Cadence parvinrent à truster les premières places dans les hit-parade variété et country.

Nous entrons dans les sixties avec les ballades romantiques de Roy Orbison, Ronnie Hawkins est qualifié du titre de dernier des pionniers, Robbie Roberston son guitariste, et son batteur Levon Helms le quitteront bientôt pour Bob Dylan…

METAMORPHOSES DU BLUES

( 1945 - 1956 )

Un autre chemin pour arriver au même endroit. Une traversée de la sphère noire. Le blues originel qui très vite dès qu’il est joué à plusieurs se confond avec le jazz, celui-ci s’infléchissant peu à peu vers la recherche d’une virtuosité musicale personnelle et collective. Dans les années trente les orchestres de jazz de Kansas City ne résistent guère à la frénésie qui s’empare du public dès qu’ils abordent les morceaux les plus rythmés. Un pas est délibérément franchi lorsque les big bands prennent soin d’amalgamer des rythmiques de danse à leurs titres. Bye-bye le jazz, bonjour le rhythm and blues. Désormais l’on recherche l’efficacité, l’on simplifie les arrangements, le but n’est plus de produire de la musique de bonne qualité mais de susciter une transe émotionnelle chez les danseurs. Les barrissements du saxophone et l’exaltation vocale du chanteur sont primordiales. Généralement l’on possède deux chanteurs, l’un pour les ballades romantiques qui appellent aux rapprochements des corps pantelants de désir et un shouter pour remuer la viande, car hélas pas question de copuler sur la piste de danse, alors l’on transpose la frénésie de l’acte orgasmique en une tarentelle gesticulatoire, les hoquets et les cris du shouter mimant les miaulements de l’extase sexuelle. Joe Turner restera le prototype des grands blues shouters mais il sera en quelque sorte dépassé par Wyonnie Harris et Roy Brown. A ces deux-là ils ne manquent rien pour être qualifiés de chanteur de rock and roll. Ce n’est pas qu’ils n’en ont pas assez, c’est qu’ils en ont de trop. Possèdent une technique vocale bien supérieure aux chanteurs de rock and roll blancs. Hors-concours sans rémission. Souffrent d’un deuxième vice rédhibitoire. On fermerait bien les yeux sur leur âge, mais il sera difficile à un public de teen-agers blancs de s’identifier à leurs paroles. Sont trop matures. Point de fausse route, ce ne sont pas des intellos, mais des hommes aguerris revenus de toutes les expériences. N’abusent point de la litote, n’usent point de l’euphémisme, sont beaucoup plus portés sur la sexe cru que sur la rêverie sentimentale.

De fait, il n’y a plus besoin d’une quinzaine de musiciens pour chauffer une salle. Le Johnny Otis Show sera le dernier des big bands, comme par hasard on l’a longtemps retrouvé sur les 33 tours bon-marché des compilations rock. Mais une nouvelle génération de bluesmen beaucoup plus authentiques prennent la relève, Bobby Bland qui chante le blues avec une émotion empruntée au gospel, mais comme en sourdine, Little Richard, empruntant à la frénésie de Roy Brown, fera exploser la cocotte-minute en une folle frénésie. B.B. King sort de la même marmite mais il tempèrera la tempêtes brownienne par l’apport du blues du Delta. A la dextérité de Robert Johnson il alliera les sonorités de l’électrification de T-Bone Walker. C’est le temps des combo-blues, peu de musiciens mais une authenticité remarquable, Rice Miller Williamson et son harmonica apportera le blues en Angleterre au début des années 60, Howlin’Wolf débarque chez Sun qui le refile à Chess, un certain Ike Turner participe à la session Chess. En 1951, Ike Turner charge le saxophoniste ténor de son orchestre d’assurer le vocal sur Rockett 88, ce morceau de rhythm and blues que beaucoup présentent comme le premier morceau de rock and roll… Signalons qu’en 1952, le jeune bluesman Rosco Gordon de Memphis, cornaqué par Ike Turner enregistre No More Doggin’ en marquant le rythme à contretemps. Le disque imprté en Jamaïque le rendit populaire sur l’île et se révèlera être un des éléments déclencheurs du reggae…

Charlie Gillett ouvre la catégorie de blues de bar pour y ranger Little Walter, Son House, Charley Patton, Willie Brown, Robert Johnson et Muddy Waters… Un dernier chapitre est consacré aux groupes vocaux des teen-agers noirs. Tous montés sur la matrice première des Orioles, douceur et harmonies adolescentes. Nous sommes aux antipodes de la rudesse du delta. Toute une jeunesse citadine qui cherche à se rassurer. Charlie Gillett en retrace les origines qui remontent aux chants d’église. La religion conçue en tant que ferveur consolatrice… L’on y sent davantage un désir d’intégration qu’un sentiment de révolte. Certains de ses groupes n’hésitent pas à imiter la maladresse des formations blanches similaires qui reprennent leur répertoire. Etrange phénomène d’identification libératoire qui n’est pas sans rappeler le phénomène des black faces au doux temps de l’esclavage…

EXPLOSION RHYTHM AND BLUES

( 1958 - 1971 )

La suite de l’histoire mais l’on reprend pratiquement au début. Le scénario est plus complexe qu’il n’y paraît. Le rhythm and blues et le rock and roll sont deux fleuves séparés qui coulent dans le même lit. Un peu comme la lumière d’Einstein qui est en même temps corpuscules et onde. Mais en plus compliqué. Charlie Gillett est obligé de vous dresser un tableau de l’état des lieux pour vous faire comprendre. Très simple, plus on avance dans les années, entre 1955 et 1963, il y a de plus en plus d’artistes blancs qui squattent les charts des noirs et un phénomène comparable d’émigration noire en haut des hit-parades de variétés blanches.

Alors que ça stagne quelque peu dans le country and western, une fois que vous avez gagnez la timbale votre carrière est lancée pour trente ans, chez les noirs la bataille fait rage, à tout instant il est important de proposer un truc nouveau qui vous démarque des copains. Suffit d’analyser les carrières de B. B. King et de Muddy Waters pour s’en apercevoir. Le King propose une large palette de styles qui lui permettent d‘accrocher différents publics, les eaux boueuses ne sortent pas des rives encaissées du torrent du blues colérique. Nous font à l’avance la terible partition qui divise depuis plus d’un demi-siècle les partisans des Beatles et des Rolling Stones. Ces derniers réhabiliteront Muddy mais pour le moment B. B. Boy influence la nouvelle génération des Buddy Guy, Junior Wells, Magic Sam, Earl Hooker, James Cotton…

Mais il faut descendre bien plus bas que Chicago, Jimmy Reed relance le blues texan, grosse guitare et rythme rentre-dedans, toutefois une nouvelle donne est en train de naître, un chanteur c’est très bien, encore mieux s’il est très bon, mais cela ne suffit pas. D’autres genres de personnages sont en train de se révéler des techniciens hors-pairs qui n’hésitent pas à mette les mains dans le cambouis et les mannettes. Pour le public ce sont des hommes de l’ombre mais ils sont la partie immergée de l’iceberg. Les producteurs vous boosteraient un cheval cagneux en étalon sauvage. Un sorcier comme Huey Meaux ( voir les lignes hommagiales que le Cat Zengler lui a consacrées ) vous transforme en pépite la moindre paillette. N’est pas le seul, un Major Bill Smith vous a le truc pour vous pondre le grizzli qui vous scotche l’oreille à un morceau qui normalement n’aurait jamais dû retenir votre attention, écoutez Hey ! Baby par Bruce Channel pour vous en convaincre. Un peu trop sucré à votre goût, mais comme les fraises tagada, vous finissez par vider le paquet. Allen Toussaint s’occupe d’Aaron Neville et d’Irma Thomas et fait des miracles… L’article que le Cat Zengler ( encore lui ! ) sur la livraison 273 du 17 / 03 / 2016 est incontournable.

Y a un lézard, en touchant le public blanc le rhythm and blues perd de sa virulence, mais n’oubliez jamais que cet animal est aussi de la famille des dinosaures. Ben E King pleure sur des violons mais derrière lui se cachent les producteurs Leiber et Stoller, deux des paroliers les plus mirifiques du rock and roll. Ils connaissent la musique. Pétard aux yeux mouillés ou bombe atomique rythmique, z’ont tout ce que vous voulez dans leur arsenal. Z’ont aussi un un ingénieur du son qui n’en perd pas une miette. Partira avec un gros sac de savoir-faire et deux ou trois idées personnelles. L’a un nom destiné à devenir célèbre : Phil Spector. Se focalisera sur les groupes d’adolescentes noires qui reviennent à la mode. Arrêtez de jacasser les filles, vous ouvrirez la bouche quand on aura besoin de vous, pour le moment on règle les micros. Pendant cinq ans, Spector sera l’épicentre du rock and roll sound. Son chef d’œuvre - qui fera un flop inexpliqué aux States – River Deep and Mountains High révèlera Tina Turner. Vous devinez que son mari Ike Turner ne pouvait être absent de cet enregistrement historial du rock and roll. Les plus futés se précipiteront sur la monographie du Cat Zengler sobrement intitulée Ike, sur Kr'tnt ! 187 du 01 / 05 / 2014.

Petit chapitre fourre-tout, les films, les émissions de télévision qui fit beaucoup pour la diffusion du rock and roll, notamment Bandstand qui passait le samedi à douze heures, l’éclosion du twist avec Chubby Checker zt la Peppermint Twist de Joye Dee and the Starlighters et pour finir le Locomotion de Little Eva qui n’est pas sans évoquer le travail de Berry Gordy sur Motown…

La première maison de disques entièrement noire. Miracles, Four Tops, Martha and the Vandellas, The Supremes, la liste serait trop longue à citer, Durant dix ans Gordy et ses poulains raflèrent le Top Ten, le maître des lieux imposa ses méthodes de travail, des équipes entières au chevet des vedettes, recherche de la perfection sonique, un rhythm and blues nourri au lait chaud du gospel, formater le Motown-sound c’était enrober l’auditeur d’une ambiance irrésistible, les chœurs comme à l’église, le lead singer admonestant son public tel un prédicateur en chaire, le tout à toute vitesse sous des rafales de tambourins. La fièvre du dimanche matin. Gordy déménagea de Detroit pour Los Angeles. Dans les autres grandes villes, l’on produisait du sous-Motown…

UN SUPPLEMENT D’ÂME

Elvis domine ( et de loin ) le top dix du rhythm and blues. En bonne compagnie avec Little Richard, Chuck Berry, LaVern Baker mais nos rockers ne sont pas les seuls Ray Charles, Jackie Wilson, B. B. King, Clyde McPhatter, Sam Cooke, Little Willie John, Bobby Bland, James Brown se mêlent ou s’accrochent à ce peloton de tête. Il n’y a pas de hasard Ike et Tina Turner se retrouvent aussi aux avant-postes… Quant à cette voix rauque dégoulinante de fièvre aphteuse qui gémit sur I Found A Love, chez les Falcons, c’est déjà celle de Wilson Pickett, ce rhythm and blues s’inspire aussi du gospel, mais autant chez Gordy c’est le marchand de Bibles très propre sur lui qui s’en vient vous vendre sa pacotille, là vous avez l’impression que le Christ s’est désencloué de sa croix et qu’il marche en personne sur l’eau de votre baignoire. L’aventure Stax commence, elle se terminera mal, l’amitiè ( intéressée ) entretenue avec Jerry Vexler d’Atlantic se débouchant sur une grosse fâcherie qui ne fut pas sans mauvaises conséquences financières pour la firme de Memphis qui dut se résoudre à mettre la clef sous la porte en 1973. Otis Redding, Sam and Dave, Eddie Floyd, Joe Tex, Wilson Pickett furent les rois de la soul. L’évolution musicale de James Brown dépouille la soul de tous ses tours inutiles pour n’en garder qu’un inquiétant squelette cliquetant, réduction alchimique de la soul en funk.

Notre lecteur qui se sera utilement reportés à nos nombreuses livraisons qui analysent en détail cette période ne manquera pas de lever un sourcil étonné. Certes notre résumé est des plus succincts, nous avons délibérément passé à la trappe bien des artistes, mais oui, ce premier volume de cette Histoire du Rock and Roll - près de trois cents pages en petits caractères - est exclusivement centré sur les USA, à peine si à trois endroits apparaît le nom des Rolling Stones ! Aspect encore plus étrange, il aurait mieux valu l’intituler Histoire du Rhythm and Blues, le rock and roll y est certes présent, mais un peu comme ce commensal que l’on invite au repas de communion pour ne pas se retrouver treize à table. On lui servira bien une louche de soupe mais en guise de hors d’œuvre, de plat de consistance, de viande et de dessert, qu’il se contente de boire de l’eau froide.

 

Tome II / L’apogée

LE QUART D’HEURE ANGLAIS

Enfin l’Angleterre. Pas plus de quarante pages, il ne faut rien exagérer. Une introduction de généralités sociologiques un peu confuses pour un native du continent comme moi. Généralement les écrits consacrés à la naissance du rock anglais débutent avec Chris Barber, Gillett rase plus près et nous repousse en arrière d’une case, cite Ken Coyler dont l’orchestre lui semble rassembler tous les défauts du jazz ossifié, si ce n’est que Chris Barber s’en échappa pour voler de ses propres ailes. Les pionniers du rock anglais sont traité un peu par-dessus la jambe, seuls Cliif Richard et Johnny Kidd ont leur paragraphe attitré. Traite mieux Lonnie Donnegan qui faisait partie du combo de Chris Barber. Donnegan écume un le répertoire folk des USA. Leadbelly et Woody Guthrie, Barber fit œuvre de passeur en invitant à tourner avec lui Big Bill Broonzie, Rosetta Tharpe, Brownie McGhee, Louis Jordan et Muddy Waters trop électrique pour le public jazzeux, mais apprécié par un public moins classieux…

Des groupes de beat - traduisons ce vocable par le mot passe-partout de rythme - se forment dans toutes les villes de la perfide Albion, faudra attendre que Brian Epstein dégotte un contrat chez EMI pour les Beatles pour que le showbiz signe les groupes à tour de bras. Les Beatles sont présentés comme un groupe disparate, oscillant entre Esquerrita et Bruce Channel, mais sont intelligents, sont les parfaits représentants des sentiments diffus de liberté des adolescents anglais. Se perdront trop vite dans une musique alambiquée qui recheche davantage l’effet que l’impact… Les Rolling Stones seront les représentants de cette jeunesse avide de sensations plus fortes qui se retrouve tous les weekends dans les nombreux clubs de rhythm and blues. Parviendront à comprendre qu’il n’y aura point de salvation pour eux s’ils ne créent pas leurs propres compositions. Ce qu’Eric Burdon et les Animals ne parviendront à réaliser entièrement. L’importance novatrice des Yardbirds est remarquée mais le groupe se révèlera incapable de la capitaliser. Kinks, Spencer Davis Group, Who sont traités rapidement… Mais déjà tous ces groupes regardent du côté de l’Amérique.

BACK IN THE USA

L’on s’accoutume à la méthode. Rebattages des cartes. Ce n’est pas vingt ans après mais vingt ans avant. Adieu le rock, bonjour le folk. Sur les routes de la contestation syndicale avec les hobos et Woody Guthrie. Fonde les Almanac Singers. Qui se sépareront en 1942. Se reformeront sous le nom de Weavers sous l’égide de Pete Seeger. Dix ans plus tard le groupe sera obligé de se dissoudre devant la chasse aux sorcières communistes menées par le sénateur fascisant Joe McCarthy… Ce qui n’empêcha pas les majors de se constituer des catalogues assez fournis de ces chanteurs, certes suspects, mais suivis par un public fidèle… En 1962, les folkleux possèdent des relais dans toutes les grandes villes et une fabuleuse caisse de résonnance avec le festival folk de Newport fondé en 1959. C’est en ces mêmes années que l’on redécouvre le folk blues et les premiers chanteurs de blues, pour être plus juste disons que toute une partie du public blanc des States découvre avec stupéfaction un trésor musical que l’Amérique blanche avait délibérément méprisé jusque-là. De Lightning Hopskins à Lonnie Johnson nombreux furent les vieux bluesmen qui se trouvèrent sous les feux d’une gloire naissante dont-ils furent les premiers surpris. C’était-là introduire le cheval de la modernité dans les murailles du puritanisme folk. Les bluesmen ne se contentaient pas de gratouiller leur guitare, ils en jouaient sinon d’une manière diabolique du moins avec une sagacité étonnante, et contrairement à leurs nouveaux admirateurs ils n’avaient rien contre le vrombissement des engins futuroformes de Bo Diddley. Bref posaient sans même la formuler la question du nœud gordien de l’électricité que Dylan osera trancher.

Mais le folk s’il dédaignait encore l’électrique avait déjà une dimension politique, prenait parti pour la lutte des droits civiques menée par les noirs et renâclait fortement devant les menées guerrières des USA en extrême-Orient… Peter, Paul and Mary, Ramblin’ Jack Elliott, Dave Van Rock, Joan Baez, chacun à sa manière aida au décollage de cet inconnu qu’était Bob Dylan. Doué pour l’écriture, encouragé par ses amis, Dylan explosa littéralement. L’on a souvent oublié que l’adolescence de Dylan fut rock and roll, son amour du folklore n’était qu’une deuxième floraison, d’emblée il acquit cette aura symbolique que seules des personnalités comme Elvis Presley et Jerry Lee Lewis avaient endossé sans complexe, naturellement. En tournée en Angleterre en 1964 Dylan fut subjuguée par la force de la version de The House of the Rising Sun des Animals. Dès 1965 Dylan passa le Rubicon de l’électricité. Plus que la naissance du folk-rock ce meurtre du père dylanien ouvrait la route à une nouvelle génération rock.

L’on connaît la suite, Paul Simon & Gafunkel et John Sebastian offrirent un folk-rock davantage maniéré et donc plus accessible à un public de classe-moyenne tandis que le Butterfield Blues Band et Canned Heat s’adonnaient à un blues plus insidieux, et qu’à New York le Velvet Underground vous refilait des doses de produits particulièrement vénéneux…

S’intéresse ensuite au garage. Renvoie la mythologie à la casse. Le garage que plus tard l’on assimilera par une extension du domaine de la lutte au punk est sèchement remis à sa place. S’agit de groupes qui n’ont jamais atteint le statut national. Des groupes régionaux. De la troisième division. Enregistrent dans un de ses studios locaux que l’on trouve désormais un peu partout jusque dans les villes d moyenne importance. Des provinciaux dirait-on par chez nous, des Rastignac de seconde zone qui ne se mesureront jamais à Paris. Cite toute une flopée de groupes mais ne révère vraiment que Paul Revere and the Raiders à qui il tresse une véritable couronne de lauriers laudatives à l’instar de notre Cat Zengler dans Kr’tnt ! 229 du 02 / 04 / 2015.

Ensuite l’on zigzague entre les deux bords de l’Amérique, l’on ne sait plu où donner de la tête, des Beach Boys au Byrds, de Janis Joplin au Gratefull Dead, de New York à Los Angeles, de Sonny and Cher à Creedence Clearwater Revival, de quoi attraper le tournis. Nous voici à San Francisco, times are changin’, les maisons de disques sortent leur chéquier et signent tout ce qui passe à portée de leurs stylos. Gillet n’est pas extrêmement laudatif dans son bilan, tous ces nouveaux groupes ne font que délayer les vieux plans de guitare du blues et du rhythm and blues. Rien de nouveau sous le soleil. Les quitte bientôt pour s’octroyer une halte à Nashville, le country refuse de mourir, se perpétue, présente quelques têtes nouvelles, Dolly Parton, Tammy Winette, George Jones, Merle Haggard, Chris Christopherson, et les vieux pots dans lesquels on cuisine la meilleure tambouille, Jerry Lou, et l’alliance Johnny Cash-Bob Dylan. Quelques lignes sont consacrées à Jerry Reed qui fournit àElvis Guitar Man et U. S. Male qui préfigurent le grand retour du King.

De Nashville à Memphis la distance équivaut à un saut de puce. Chips Moman s’occupe des nouvelles sessions d’Elvis et déjà les outlaws Waylong Jennings et Willie Nelson dégainent les colts aux détours des sentiers les plus lucrativement conservateurs du country. Une page bien venue sur Joe South dont personne ne parle qui fournit deux titres à Gene Vincent et qui participa à de nombreuses séances à Muscle Shoals avec Rick Hall, tint la guitare sur les séances new-yorkaises d’Aretha Franklin produites par Jerry Wexler, et que l’on retrouve derrière Bob Dylan et Simon and Garfunkel… son album Introspect est à rechercher.

L’on avait oublié que l’Angleterre existait. Nous y revoici ! La vieille England n’entend pas rester à la traîne. Opère une subtile différence entre pop et rock. En fait, ça part dans tous les sens. L’on passe de l’apparition du ska avec les Specials et Madness à Nice et aux Bee Gees pour revenir sur les Small Faces et Cream. L’on revient aux Who qui nous emmènent a Jimi Hendrix. Led Zeppelin, Fleetwood Mac, Traffic, Procol Harum, Jimmy Cliff, Bob Marley, Moody Blues, Move, David Bowie Tyrannosaurus Rex, Free, Bad Company, Pink Floyd, les tournées américaines, l’on sent que Charlie Gillet est pressé de terminer son opus.

GOODNIGHT, AMERICA

Toujours au pas de course, le public rock, Woodstock, le travelling ralentit pour le Band mais la course, véritable générique de fin, reprend : Linda Ronstad, Bobbie Gentry, Ry Cooder, Little Feat, Neil Young - dans la série n’oublions personne - Alan Price, Joni Mitchell, James Taylor, Carole King, Don McLean et sonAmerican Pie en dernier cadeau… une conclusion en dix lignes, l’Amérique s’endort sur son gâteau. Ne la réveillez pas. Le volume s’achève par cent vingt pages de notes et index divers…

VUE D’ENSEMBLE

Deux constats d’emblée, l’aurait dû appeler la bête, histoire du rock’roll américain, le premier volume qui s’arrête au début des années soixante est nettement plus abouti que le second trop rapide et qui part un peu dans tous les sens. L’on apprend beaucoup mais il manque la chair. Au départ l’ouvrage était une thèse universitaire, cela se ressent. Est absente la spécificité existentielle du rock and roll. Ce rapport mythologique que le fan entretient avec cette musique. Le bouquin est parfois exhaustif mais il manque la dimension particulière du vécu. L’on en ressort un peu fatigué, je doute que le néophyte poussé par une malsaine curiosité n’aille jusqu‘au bout, l’aurait vite l’impression de lire un livre d’érudition sur les dynasties assyriennes, d’interminables listes de noms et de dates qui n’éveilleraient rien en lui… Charlie Gillet a dû s’en rendre compte, dans la préface de sa seconde édition il avoue que son livre suivant Making Tracks qui relate l’odyssée de d’Atlantic Records accorde une plus grande place à ses impressions personnelles… N’est pas non plus resté inactif dans le monde du rock, l’a créé son label Oval Records qui managea la carrière et édita les disques de Kilburn and the High Roads de Ian Dury, rien que pour cela nous lui pardonnerons beaucoup.

Par contre l'a eu la mauvaise idée de quitter notre monde en l'an de grâce 2010...

Damie Chad.

 

12/04/2018

KR'TNT ! 370 : MARK LANEGAN / CRYSTAL & RUNNIN' WILLD / HIGELIN / JOHNNY HALLYDAY

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 370

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

19 / 04 / 2018

 TEXTE + PHOTOS SUR  :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

ATTENTION CETTE LIVRAISON 370 PARAÎT AVEC QUELQUES JOURS D'AVANCE / POUR VEILLER A L'HARMONIE DU MONDE ET NE PAS NUIRE A SON EQUILBRE PRECAIRE LA LIVRAISON 371 PARAÎTRA AVEC QUELQUES JOURS DE RETARD / SURTOUT NE FAITES PAS L'IMPASSE SUR LA LIVRAISON 369 / PLUS QU'UN CRIME CE SERAIT UN MANQUEMENT AU ROCK'N'ROLL !

 

MARK LANEGAN / CRYSTAL & RUNNIN' WILD

HIGELIN / JOHNNY HALLYDAY

 

Lanegan à tous les coups - Part Two

 

Mark Lanegan vient de faire paraître un recueil de textes intitulé I Am The Wolf. Lyrics & Writings. Il y présente chacun de ses albums solo de façon très sommaire : une courte introduction suivie des paroles des chansons. Il suit le modèle de Go Tell The Mountain, recueil de textes et de paroles de chansons jadis édité par son ami et mentor Jeffrey Lee Pierce.

De façon très elliptique, il situe le contexte dans lequel fut enregistré chacun de ses albums et d’une certaine façon, l’ouvrage le rapproche d’une élite, celle des grands écrivains de la rock culture : Dylan, Dickinson, Ray Davies ou encore Nick Kent.

Lanegan : «Ce livre est un recueil de paroles de chansons. Quand j’étais gosse, les livres, les disques et les films m’ont sauvé la peau, mais je ne pensais pas qu’un jour je jouerais de la musique ou j’écrirais. Dans ma vie, les choses se sont toujours présentées accidentellement et c’est en voulant les changer que je suis devenu créatif. La raison pour laquelle j’ai servi de l’essence à Texaco, j’ai nettoyé les chiottes, j’ai lavé la vaisselle et servi le breakfast dans des relais d’autoroutes, revendu de l’électro-ménager, fait des déménagements et repeint des maisons, vendu des drogues et pris des drogues, voulu travailler dans un cirque ou m’engager dans l’armée, bu régulièrement jusqu’au coma éthylique et cherché la bagarre dans des bars, vécu d’innombrables relations sentimentales foutues d’avance et volé des tas de choses pour les revendre, sauté sur toutes les occasions de baiser et adopté un comportement bizarre, que ce soit en public ou en privé, eh bien, quand je suis entré dans un groupe, c’était pour la même raison : l’occasion s’est présentée et j’ai dit oui. Et j’ai appris comme j’ai pu à devenir chanteur. Je ne suis pas plus doué qu’un autre. J’ai eu beaucoup de chance.»

Fantastique self-portrait. On se plaignait de l’absence de littérature sur Lanegan et les Screaming Trees. Maintenant, nous avons ce qu’il faut.

Il fait une poignante présentation de The Winding Street, premier album solo paru en 1990. «Le titre de l’album sort de ce que disait Maya Angelou dans une émission de télé sur PBS et les chansons sont inspirées par ce que je vivais à l’époque : problèmes relationnels, pas de blé, alcool, dépression, came, et tout le reste. C’était parfois sérieux, parfois comique. Le climat pluvieux de Seattle n’arrangeait rien, je songeais aussi à la mort et à l’imminence de la fin du monde. Je tirais alors mes influences musicales d’un amour inconditionnel du blues et du style introspectif et poétique de gens comme Leonard Cohen, John Cale, Jeffrey Lee Pierce, Falling James Moreland, Ian Curtis, Nick Cave et de héros locaux de Portland, Oregon, Chris Newman et Greg Sage.» On trouve sur cet album une très belle reprise du fameux «Where Did You Sleep Last Night» de Leadbelly. L’autre grand pote de Lanegan, Kurt Cobain, y joue de la guitare. C’est une version trashy assez miraculeuse. Ils transforment ça en enfer sonique et Lanegan hurle sa foi en Lead. Quel coup de génie ! Tout aussi fascinant, voilà «Juarez» - Turn the TV on/ Give me another blowjob before I’m on the nod/ Say you’ll always love me/ And never do me no harm - C’est une ode à la désespérance (Allume la télé, taille-moi encore une pipe avant que je m’endorme, dis-moi que tu m’aimeras toujours et que tu ne me feras jamais de mal). Avec «Museum», Lanegan nous entraîne dans le néant de nowhereland, c’est de la pop des cavernes, mais dans son dénuement, cet homme extraordinaire conserve sa dignité de dandy. On retrouve des dynamiques de Screaming Trees dans «Down In The Dark», mais ça reste très succinct - Baby you’re gonna die someday - On sent que cet album refuse obstinément d’avouer sa défaite. Lanegan ne veut pas s’incliner devant la raison.

«J’écoutais Astral Weeks de Van Morrison du matin au soir et un jour j’eus une révélation : je voulais faite un album plus expansif que The Winding Sheet. Je voulais créer quelque chose de singulier, un monde à part entière. Au même moment, une amie me donna à lire Blood Meridian de Cormac McCarthy et son imagerie me frappa. McCarthy et Morrison furent donc les deux sources d’inspiration de Whiskey For The Holy Ghost. On trouve sur cet album un coup de génie intitulé «Borracho». Lanegan y descend sous le boisseau pour murmurer des choses terribles du genre trouble comes in slowly. Et il fait sa chute de couplet avec un I need some more room to breathe. C’est épais, tragique et grandiose à la fois - Here comes the devil prowling around - Le guitariste s’appelle Mike Johnson. Lanegan plonge dans les affres de la rédemption - L’m sorry for what I’ve done/ Lord it’s me that knows what it costs - Il n’existe rien d’aussi poussé dans l’âpre exercice de la véracité. On trouve d’autres merveilles sur cet album, comme par exemple «Riptide Nightingale», où il annonce qu’il va chialer - I’m gonna cry now - C’est l’expression du désespoir ultime, ou encore «El Sol», magnifique balladif visité par des relents de Mary Chain - Waiting for some warmth and coming down - Il va aussi chercher «Dead On You» au plus profond de son désespoir. Tout est irrémédiablement doomé sur cet album, ce qui fait sa grandeur.

Il choisit d’évoquer la fin d’une relation sentimentale pour présenter Scraps At Midnight, paru en 1998 : «Elle roula des yeux et dit : ‘Toujours un voile, jamais une lumière’, alors que je rentrais défoncé, et peu de temps après, une autre love story finissait à la poubelle.»

Lanegan précise que «Last One In The World» ne concerne pas la mort de Kurt Cobain comme on l’a dit, mais celle de son ami Layne Staley. Cette chanson lui est dédiée. Et il ajoute : «Je les aimais tous les eux, Kurt comme un petit frère et Layne comme un jumeau.» On aimerait avoir Lanegan comme ami, car «Last One In The World» est d’une beauté mirifique. Ça sonne d’entrée comme un hit confraternel chaud et langoureux et pour ne rien arranger, c’est une authentique merveille mélodique - Goodbye my friend/ I hate to see you go - Il faut le voir poser sa prosologie sur la mélodie, avec tous ces petits décalages qui en font la saveur - I hear you cry/ But let’s not waste this night/ The last one in the world - C’est tellement beau qu’on y revient plusieurs fois de suite. Le guitariste Mike Johnson fait des miracles sur cet album, notamment sur «Stay». Il intervient sur le tard avec du phrasé enluminé et il finit «Hospital Rool Call» au psyché en sous-main. Le «Wheels» qui ouvre le bal de la B en épatera plus d’un. J. Mascis et Tad Doyle sont de la partie. Lanegan nous embarque dans un slow groove aussi fascinant que celui du «Cowboy Movie» de Croz - Go my love on your way/ To bigger and bright better days - On s’enivre de la musique des mots. Chez Lanegan, ça monte directement au cerveau - Just running round catching ‘em/ Whichever way they fall - Rien d’aussi musical. Il finit cet album somptueux (un de plus) avec un «Because Of This» digne des grandes heures des Trees. On a le même son et la même volonté de démesure orientaliste. Quel fantastique retour aux sources ! Ces mecs renouent avec la puissance du gros Conner.

I’ll Take Care Of You est un bel album de covers. Il démarre avec le «Carry Home» de Jeffrey Lee Pierce. Pas de meilleure introduction, le cut sonne comme un classique impérissable, hanté et hanteur à la fois, beau et comme en déclin, joliment claqué à coups d’acou. Il tape ensuite dans la belle Soul de Brook Benton avec «I’ll Take Care Of You», puis dans Tim Hardin avec «Shiloh Town». Lanegan a du goût, mais du goût américain. Il rend aussi hommage à Fred Neil avec «Badi-Da» et la magie opère. Voilà une merveille éraillée sortie du paradis perdu. Appelons ça l’extrême onction du génie incarné. Lanegan fend l’âme des contrechants d’ombilic. Et puis on tombe sur le pot aux roses : une version somptueuse de «Consider Me», vieux hit composé par Booker T. Jones et Eddie Floyd. Idéal pour un king of scum comme Lanegan. Il le chante à contre-courant au darling darling please consider me. C’est l’un de ses plus gros coups de Jarnac, il monte au yeah they’ll understand et il redescend au darling darling. Ce mec est un diable - So you gotta have a man - et il ajoute, déchirant - I don’t want to be left on the outside babe/ Please consider me - Pour ne pas rester seul, il descend dans des sous-couches inimaginables. Il termine cet album terrible avec le «Boogie Boogie» de Tim Rose. Il n’y a que les Américains pour aller taper dans les deux Tim, Rose et Hardin. C’est un autre monde et un autre beat.

Lanegan considère Field Songs comme l’un de ses meilleurs albums, and it contains some of my favorite songs. Il cite «Don’t Forget Me» qui effectivement marque la mémoire au fer rouge. C’est un heavy groove de génie chanté à l’énergie du désespoir, une espèce de mambo transversal chanté à l’aune de la voyoucratie. Lanegan dit avoir pompé une Israeli folk song et il ajoute que ses fans l’ont tout de suite vu. Lanegan en fait un fabuleux rumble de classe suburbaine. «One Way Street» fait aussi partie de ses chansons favorites. On a là un admirable balladif ravagé et fabuleusement mélodique qui entre sous la peau. Il règne dans cette latence un beau relent d’insistance. Avec Lanegan tout est cousu, c’est ça le drame. Il précise que «Kimono’s Dream House» fut un cadeau from my favourite singer, friend and mentor Jeffrey Lee Pierce. He gave me the music and half the lyrics and said ‘Finish it’. Avec cette merveille, Lanegan nous transporte dans un monde suspendu, ailleurs. Somewhere. Admirable. Ce beau diable transforme le cadeau de Jeffrey Lee en coup de génie harmonique. Il fait une approche ultra-fine de so many things. C’est d’une beauté moderne qui dépasse l’entendement. Tout est si beau sur cet album qu’il en devient surréaliste et suprêmement éloigné des contingences. Avec «Phill Hill Serenade», il crée une sorte d’événement, rien qu’au chant. Il prend sa Serenade en crabe, il chante à la pointe de feeling, c’est nappé d’orgue, comme suspendu. «Low» sonne comme un balladif biblique. Il y a là-dedans quelque chose d’élégiaque qui nous dépasse. Tout aussi beau, voilà «Blues For D», une sorte de blues des catacombes. Il va bien au-delà de toutes les expectatives. On reste dans la série des fabuleux balladifs avec «She Done Too Much». Il travaille la moelle de son balladif au baryton des morts vivants et c’est encore une fois d’une beauté qui force l’admiration. Il termine avec «Fix». S’il est un mec sur cette terre qui peu chanter le fix, c’est bien lui. Il est plus aléatoire que Lou Reed, mais il reste infiniment crédible. C’est du fix digne des Spacemen 3, bienvenue au club du heavy rush - Gonna drive that Terraplane across a frozen ocean.

Dans son livre, Lanegan raconte qu’il avait des ampoules au sang quand il est arrivé à Houston - I had come down to Houston at a time of intense heat and extremely high humidity, avec des bottes de biker trop grandes aux pieds et pas un rond pour en acheter d’autres - Lanegan raconte qu’au départ, il s’agissait de démos, mais c’est devenu un vrai album. C’est John Langford qui dessine la pochette de Houston Publishing Demos. Il faut absolument se jeter sur cet album, ne serait-ce que pour ce coup de génie intitulé «No Cross». Il s’agit là d’une extravaganza d’Americana de wild frontier, mais avec le groan du chercheur d’or - Play some rock & roll dead show - Pur génie de singalong. Dans «When It’s In You (Metemphetamine Blues)», Lanegan fait rimer blues avec lose. Belle rime de loser et bien sûr, c’est tartiné aux guitares psyché. On se régalera aussi du mighty «I’ll Go Where You Send Me», un balladif rebondi et somptueux, orchestré à la tension du désespoir et swingué au beurre. En B, on tombe sur «Blind», un heavy balladif sépulcral, typical Lanegan - Will there be another day - Et avec «Halcyon Daze», il n’en peut plus - I need somebody like you/ I’m on my own and tired/ It’s true - Encore une rime sublime, you and true. C’est avec «Nothing Much To Mention» qu’on voit à quel point Lanegan est d’abord un écrivain. On parle ici de littérature - They say that love can make you weep/ But make you very glad as well/ But all I think of love is sleep/ I’d say I’m sorry but what the hell/ You’ve heard it all too many times/ No long goodbyes (On dit que l’amour peut faire pleurer/ Mais aussi te rendre heureux/ Je pense que l’amour endort/ Désolé mais que veux-tu/ Tu as déjà entendu ça trop souvent/ Pas la peine d’en rajouter) - Il termine avec «Way To Tomorrow», sans doute le cut le plus désespéré de toute l’histoire du rock - a song I wrote and recorded my last night in town upon receiving the devastating news that Layne Staley had died.

Lanegan rassemble Here Comes That Weird Chill et Bubblegum dans un même chapitre. Attention, ce sont deux albums assez explosifs. Il raconte l’histoire de «Bombed» qui se trouve sur Bubblegum, une chanson spontanée qu’il venait d’écrire et d’enregistrer. Il mit Wendy Rae Fowler, my soon-to-be-ex-wife, devant un micro et la fit chanter. Il obtint un résultat qui lui rappelait Royal Trux, a band I liked. «Quand je lui ai dit que j’allais conserver la première prise, ça ne lui plaisait pas, mais ce n’était rien comparé à tout ce que je lui avais fait qui ne lui plaisait pas.» On vit Lanegan chanter ces cuts déments sur scène à Paris, en 2004, sous le lustre rococo du Nouveau Casino. Encadré de gens couverts de tatouages, Lanegan s’arrima à son pied de micro pour chanter dans une semi-obscurité soigneusement aménagée. Tous les musiciens étaient éclairés, sauf lui. On sentait l’homme sorti indemne d’un tourbillon de délinquance, de drogues et d’excès en tous genres. Il portait fièrement le poids de vingt ans de débauche et un T-shirt noir marqué «Carhartt». On voyait son buste dodeliner sur le beat et ses jambes extraordinairement massives rester campées au sol. On entendait l’immense growl sourdre des profondeurs de sa poitrine de superstar. À sa droite, le guitariste hellacoptérisé jouait avec ses longs doigts tatoués des arpèges maléfiques sur sa strato ivoire. En jouant «Sideways in Reverse», ils devenaient encore plus stoogiens que les Stooges. Avec ses cheveux mi-longs et sa barbe fournie, l’autre guitariste ressemblait étrangement à Charlie Manson. Il y avait aussi du Raspoutine en lui. Il prenait des solos effrayants de barbarie et jouait en se réaccordant. Ce barbu tétanisant était autant anti-frimeur que Lanegan était anti-superstar. Il alignait des balladifs somptueux comme «One Hundred Days» et «Morning Glory Wine» et duettait avec Sally Graham sur l’infernal «Hit the City». Il atteignait au génie avec «Wish You Well» et termina le set en apothéose avec «Methamphetamine Blues».

On retrouve «Methamphetamine Blues» sur les deux albums, Weird Chill et Bubblegum. Monté sur le beat des squelettes, ou si vous préférez, le beat des forges primitives, ce cut incarne l’idéal du rock moderne, avec un son et une voix de rêve. Lanegan y sublime l’essence de la malédiction. L’autre coup de génie du mini-album Weird Chill est cette stupéfiante reprise du «Clear Spot» de Captain Beefheart, considéré à juste titre comme l’un des summums de l’intapable. Sauf par Lanegan. C’est le clin d’œil d’un géant à un autre géant, indubitable croc-en-jambes. Non seulement il faut savoir le jouer et le chanter, mais il faut surtout savoir le hanter. Avec «Message To Mine», Lanegan se met en position de perdition et se fond dans un heavy groove de type Screaming Trees. L’un de ses pouvoirs occultes consiste à tortiller les consonances. Il revient au groove des catacombes avec l’admirable «Skeletal History». C’est extraordinairement macabre. Et il revient à la beauté universelle avec «Wish You Well». Il semble parfois que ce démon ne chante que des chansons définitives. Il chante le limon du fleuve, le sel de la terre, l’aube du jour, il étend les bras et embrasse la création du monde, il veille sur le rock, son royaume, du haut des montagnes. S’il est un homme sur cette terre qui se rapproche de l’idée qu’on se faisait des dieux dans l’antiquité, c’est bien Lanegan.

Il raconte qu’il enregistra les morceaux des deux albums entre deux concerts avec les Queens Of The Stone Age, dont il était l’auxiliary singer. Il atteignait un nouveau pic dans ce qu’il appelle le out of my mind et pendant des mois, il essaya de compléter un album, but as usual, my own insanity would not allow it. Et donc, au bout de quelques mois, il se retrouva avec de quoi remplir deux albums. L’infernal «Hit The City» se trouve sur Bubblegum. La pauvre PJ Harvey vient duetter et malheureusement, elle sonne un peu creux. Josh Homme joue l’effarant drive de basse. Quand on croise un son intéressant, en général, Homme n’est pas loin. L’autre grand hit séculaire de Lanegan s’appelle «One Hundred Days». Beau et languide, il s’étend jusqu’à l’horizon chimérique. Dans le très stoogien «Sideways In Reverse», l’ex Burning Brides Dimitri Coats fait des siennes. Lanegan rend hommage à Litlle Willie John avec la poignant «Like Little Willie John» et il repasse au balladif de classe intercontinentale avec «Morning Glory Wine». On assiste là un à phénomène d’élongation radieuse. Tiens encore un hit, «Driving Death Valley Blues», véritable télescopage de violence sonique. Lanegan sait tremper sa frite, c’est complètement saturé de guitares congestionnées et monté au beat puissant d’une armé qui marche sur l’ennemi - Don’t let me go gold turkey.

Avec Blues Funeral, Lanegan semble entrer dans une période plus classique. «In the aftermath of a near death experience, music no longer had any effect on me.» Voilà comment il situe le contexte de cet album qui n’a de floral que la pochette. Puis il retrouve l’envie d’enregistrer. «If forced to choose one of my albums to play live, this would be it.» C’est d’ailleurs ce qu’il fait puisqu’on retrouve dans son set l’effarant «Gravedigger’s Song» - With piranha teeth/ I’ve been dreaming of you - un cut tendu à l’extrême et chargé d’haleine, avec quatre vers en français - Tout est noir mon amour/ Tout est blanc/ Je t’aime mon amour/Comme j’aime la nuit - Sa voix tremble d’horreur psychotique. Quel coup de so sweet ! Lanegan rappelle que le titre de l’album est un hommage au grand T.S. McPhee et aux Groundhogs et que son overall sound est le reflet de son krautrock listening habit. Il indique aussi que «Riot In My House» est inspiré par les Leather Nuns. Magnifique déflagration, c’est à la fois métallique et guerrier. On ne fera jamais mieux que ce coup de get up on the floor, d’autant qu’il a derrière lui les pires guitares du monde. Il rallume la chaudière à chaque couplet. Il faut avoir vu ça au moins une fois dans sa vie. Du vrai rock de squelettes ! Même son que «Methamphetamine Blues», c’est du stomp de clavicules rouillées dans lequel serpentent des guitares psyché - Chaos is blossoming/ Run and hide little mouse - Comme l’indique le titre, «Bleeding Muddy Water» bascule dans le funéraire - You are the bullet/ You are the gun - Et avec «Ode To Sad Disco», il enfante le diskö kraut, sur fond de révolution industrielle, c’est à la fois grandiloquent et sensible, heavy et divin, et des vents venus des Screaming Trees s’engouffrent dans les ouvertures - I get down on my knees - Il y atteint des sommets. Il bourre de chœurs son «Quiver Syndrome». Lanegan chante ça au pire des possibilités et une fantastique architecture de rock s’élève sur des accords fiables. Eh oui, ce sont bien les chœurs de «Sympathy For The Devil» qu’on entend. Sacré clin d’œil. Il monte encore d’un cran dans l’impossible avec «Harborview Hospital», la chanson de l’observance. Pop de rêve - They’re sinking, they’re sinking/ Into the ocean beautifull and still - Et il implore, il faut voir comme, oh sister of mercy. Il nous emmène dans la mythologie des pirates avec «Levianthan» - Skeleton high in the trees - et il tape «Deep Black Vanishing Train» au baryton ferroviaire. C’est un album très lourd de conséquences.

Nouvel album de reprises avec Imitations. On ne peut parler que d’album magique. Avec «She’s Gone», Lanegan transpose Josepk Kosma au pied des Appalaches. Le chant échappe aux ténèbres humides du baryton pour s’élever dans une aurore boréale digne des visions d’Edgar Burne-Jones. Puis il swingue «Deepest Shade», une compo de Greg Dulli, dans l’épaisse terreur urbaine. Il rend plus loin hommage à Nick Cave avec «Brompton Oratory». Envoûtement garanti. Une trompette s’épanche dans le crépuscule des dieux et de fantastiques ambiances se trament autour du vieux corbac. Lanegan revient inlassablement au rivage, comme la marée. En B, il tape dans le dur du mythe avec «Mack The Knife», l’un des classiques de Kurt Weil. Lanegan se met à swinguer l’Opera de 4’ Sous, c’est un exploit mythologique - Someone smoking round the corner/ Is that someone Mack the Knife ? - et l’«I’m Not The Loving Kind» de John Cale qu’il reprend à la suite pourrait très bien sortir de Paris 1919, tellement ça rayonne de beauté. Il termine avec un clin d’œil à Gérard Manset («Élégie Funèbre») et à Yves Montand avec «Autumn Leaves». Comme Iggy qui lui aussi a mis les doigts dans ce pot de confiture, il s’en sort avec tous les honneurs.

Pas grand chose à dire de Black Pudding qu’il enregistre avec Duke Garwood. On s’y ennuie un peu. La guitare de Garwood se perd dans le désert. On croirait entendre Ali Farka Touré. Lanegan parle de Jésus. On tombe plus loin sur un «Mescalito» tapé au beat machine. Lanegan y parle bien sûr de sorrow. Les chansons, comme l’album, sonnent comme des causes perdues. À force de dénuement, «Death Rides A White Horse» paraît beau et avec «Cold Molly», Lanegan se livre à un fantastique exercice de cold cold style. Il nous boppe son cold et avance en crabe sur une plage de sable noir.

Pour présenter Phantom Radio, Lanegan indique qu’il a beaucoup évolué et qu’au lieu de bâtir the bare bones of what I’m able to, I now make music that is much more in tune with what I myself like lisning to - Il nous met en phase avec ce qu’il aime écouter. Parmi ses influences, il re-cite le krautrock, les Leather Nuns et les groupes anglais sur Factory Records. Une belle énormité nommée «Seventh Day» se niche sur l’album. Il y renoue avec le beat des squelettes de Methamphetamine. C’est à la fois insidieux et sacrément inquiétant. Ça sent bon la gargouille adipeuse à la Jerome Bosh. Dans «Judgement Time», il indique que l’heure va bientôt sonner et son «Floor Of The Ocean» sonne comme du Richard Hawley. Mais on sent bien que Lanegan peine à retrouver le chemin du firmament. Son «Torn Red Heart» sonne comme du Mary Chain. Les influences se croisent dans le néant des catacombes. Il dit «Death Trip To Tulsa» influencé par les Leather Nuns. Voilà un cut chargé de tout le pathos habituel, lourd, beau et sans avenir, à l’image du corps humain lui aussi destiné à pourrir dans un trou.

Et pour présenter son dernier album, Gargoyle, il se limite à quelques lignes pour dire qu’il a pris du plaisir à écrire certains cuts plus légers et notamment «Old Swan» qui est complètement débarrassé de toute darkness, which might be a first for me - Queen of the world/ Take me in your arms/ Let me live again/ Clean - Poignant et très beau, mais aussi altéré et fané, mais si vivant sous la vieille peau du beat. Le hit de l’album s’appelle «Beehive», une powerhouse digne du temps des Screaming Trees. Wow, cette façon qu’il a de cracher - Honey just gets me stoned where I’m living - Il chante «Emperor» avec de faux accents de Bowie dans l’atmosphère cordiale d’une fête au village. Fantastique ouverture d’abîme que ce «Drunk On Destruction» - Death is my due - Il se sent partir dans un remugle d’arpèges et de la la la démoniaques. Et puis, voilà «Death Head Tattoo», cut d’ouverture du bal sur scène et sur disque, avec son ambiance de loaded gun et de golden sun. Lanegan y travaille ses visions de pendu - Man on the gallows swing - et de creatures walking through the weeds. Encore une sorte de hit avec «Nocturne», monté sur un heavy beat et theâtre d’une poésie macabre atrocement belle. Il nous plonge dans son univers avec une aisance désarmante. Et quand on tombe sur «Sister», on réalise que Lanegan est le seul rocker au monde à savoir twister ses râles d’agonie. Il en fait un art.

Ça devait se passer au Trabendo. Après le concert, Lanegan vendait ses bootlegs. Oh pas bien cher. Blues Funeral enregistré à Mexico City en 2012 devait coûter un billet de vingt. On y retrouve les versions live des cuts de l’album du même nom, tous les morceaux qu’on peut entendre encore aujourd’hui quand on le voit sur scène. Dès «Gravedigger’s Song» l’empire du mal qui fait du bien s’étend par delà les frontières du réel. Il existe dans cette musique une pression et une tension uniques au monde. Par son côté lancinant, «Bleeding Muddy Water» sonne vraiment comme un classique de Leadbelly et «Riot In My House» comme un hit planétaire, car c’est joué au psyché dévorant. «Ode To Sad Disco» est chargé de toute la démesure de la chute de l’Ange et résonne du beat des cavernes. Et quand en B, on tombe sur «Quiver Syndrome», on prend toute la démesure laneganienne en pleine gueule. C’est une véritable dégelée de psyché, ces cuts déjà très puissants prennent sur scène une autre allure, c’est littéralement chauffé à blanc et des chœurs couronnent le tout. «Harborview Hospital» sonne aussi comme un hit monstrueux, toute la mélancolie du monde semble s’y concentrer, c’est comme porté par la voix d’un ogre renfrogné. Il termine ce set faramineux avec «Tiny Grain of Truth», un heavy doom qui nous plonge aussitôt dans l’entonnoir d’Edgar Poe, c’est psyché dans l’essence de l’indécence, ça coule comme une lave dyslexique, une marée du siècle inversée, à l’image du gâchis mercurial des années de tempérance.

Un autre live vaut le détour. Intitulé Julia, il fut enregistré à Bruxelles en 2010. Les cuts qui sortent de Field Songs («One Way Street» et «No Easy Action») restent des grosses poissecailles, même si Lanegan qui est seul sur scène gratte quatre fois trop d’accords. Mais il chante si bien à l’agonie qu’on lui pardonne tout, surtout dans «Don’t Forget Me». Il gratte les accords de Gloria pour rejouer «Where The Twain Shall Meet». Joli son d’acou, du coup. Un blues macabre comme «Resurrection Blues» prend ici une dimension hors normes. C’est d’une beauté qui donne le frisson, du type de ceux qu’on éprouve la nuit au contact d’une pierre tombale. Il termine avec une histoire de pendu, «Hanging Tree» et un corps qui se balance, swinging in the breeze - c’est tendu à se rompre - in the summer sun.

Signé : Cazengler, Lanegland

Mark Lanegan. The Winding Street. Sub Pop 1990

Mark Lanegan. Whiskey For The Holy Ghost. Sub Pop 1993

Mark Lanegan. Scraps At Midnight. Sub Pop 1998

Mark Lanegan. I’ll Take Care Of You. Sub Pop 1999

Mark Lanegan. Field Songs. Sub Pop 2001

Mark Lanegan. Houston (Publishing Demos 2002). Ipecac Recordings 2015

Mark Lanegan Band. Here Comes That Weird Chill. Beggars Banquet 2004

Mark Lanegan Band. Bubblegum. Beggars Banquet 2004

Mark Lanegan Band. Blues Funeral. 4AD 2012

Mark Lanegan Band. Play Blues Funeral, Mexico City, Plaza Condesa, 9/4/2012

Mark Lanegan. Julia. Music Portrait LTD 2012

Mark Lanegan. Imitations. Vagrant Records 2013

Mark Lanegan & Duke Garwood. Black Pudding. Ipecac Recordings 2013

Mark Lanegan Band. Phantom Radio. Heavenly 2014

Mark Lanegan Band. Gargoyle. Heavenly 2017

Mark Lanegan. I Am The Wolf. Lyrics & Writings. Da Capo Press 2017

 

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

ALREADY DAMNED / DO YOU MISS ME LIKE I DO

( Rythm Bomb Records / RBR-45-27 )

( 2016 )

 

Crystal Dawn : Vocal / Patrick Ouchene : Guitar / Johnny Trash : Drums & Vocal / Bart Crauwels : Upright Bass /

 

Faut que je fasse attention, un fusil à chevrotines à portée de la main, sans quoi Vince Rogers, amateurs des collections de poche fantastiques sur lesquelles une super vamp essaie d'échapper à un monstre visqueux issu des profondeurs marines, ou à des créatures à carapaces tentaculaires venues de planètes inconnues, me subtilisera la pochette aussi sûr que deux + deux = quatre. Bon Vince, je t'aime bien, on partage, je te refile l'araignée géante et je garde la poupée terrifiée.

 

Already Damned : évidemment ça ne pouvait que mal commencer, une guitare qui sonne comme des coups de feu dans une fête foraine, une batterie qui joue aux auto-scooters avec votre corps, et une contrebasse qui claque comme un micro assourdissant qui t'annonce que t'as gagné le gros lot. Pour une fois, c'est la vérité vraie, voici Crystal qui s'amuse à t'éclater la cervelle à coups de revolver. Elle en crie de bonheur et entre deux balles vocales de la belle tu pries le Seigneur pour qu'elle recommence. Do you miss me like I do : ouf ! l'on change de registre, mais ça remue tout autant qu'un bal perdu au fond des Appalaches. Ambiance country, retirons-nous, laissons les amoureux Johnny Trash et Crystal régler leur petit compte entre eux, ne vaut mieux pas s'en mêler, l'on risquerait d'être de trop, faisons semblant de nous intéresser au violoneux Patrick Ouchene qui maltraite sa guitare, car les deux autres sont emportés dans une gigue étourdissante.

 

Tu vois Vince, les filles c'est difficile à comprendre, qu'elles soient du genre humain ou animal, regarde maintenant, elles font joujou toutes les deux !

 

Un 45 tours. Non, un collector.

Damie Chad.

 

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

( Backline 007 )

Crytal Dawn : Vocal / Patrick Ouchene : Guitar / Johnny Trash : Drums & Vocal )

 

Deadly dead : ah cette intro de guitare, pour un peu l'on n'écouterait qu'elle. Funeste erreur, car après c'est aussi bon, et même mieux, la voix d'airain de Crystal, un sortilège mélodramatique en soi, entrecoupé de ponts musicaux en orichalque le plus pur, l'on devrait voter une loi pour interdire à de telles merveilles de se terminer, splendide de bout en bout. I'm so lonely : c'est si beau que l'on souhaiterait qu'elle reste solitaire toute sa vie, le combo derrière fait tout ce qu'il faut pour que sa situation ne change pas, épouse les inflexions sinueuses de sa voix, ça swingue comme une Peggy Lee qui aurait mis un peu de southern country comfort dans sa voix, ce qui provoque deux poussées de fièvre non négligeables, c'est beau comme quand Yseult pleure sur le cadavre de Tristan. Rock boppin' baby : bon, entre nous elle s'est consolée assez vite la damoiselle, faut l'entendre susurrer comme elle est bien quand son baby s'occupe d'elle, plein de tendresse mutine et de câlins inquisiteurs, derrière les musicos balancent comme un grand orchestre de swing, pas de cuivre pour accompagner les caresses, juste des frottis de contrebasse et des explosions contenues de guitare. Inflexions vocales infectieuses. Free the demons : encore plus beau, les échos d'une guitare qui pleure dans le lointain, et la voix de Crystal comme un cactus solitaire dans le désert, Johnny Trash en contre-chant, une ballade pour les âmes perdues désolées d'avoir été exilées des fournaises de l'enfer. L'homme à la moto : et paf, un Piaf. Non pas un moineau maigriot qui n'a pas mangé un grain de blé depuis huit jours. La voix comme un aigle qui a quitté le dos du blouson pour s'envoler très haut dans le ciel et se jouer de la tempête comme l'albatros de Baudelaire. Les musicos pratiquement en sourdine, prêtez l'oreille pour voir la marchandise précieuse qu'il vous passent en douce sous le nez des douaniers. Mais Crystal souveraine monopolise votre attention. The good is gone : retour à la grande mélodie western, la chevauchée des instruments au galop, mais la voix devant sur l'encolure, parfum de vengeance future, nostalgie d'un passé révolu, mais la fureur du présent avant tout. Aussi beau et impitoyable qu'un John Ford.

 

Ce n'est pas un disque, mais un condensé phantasmé d'Amérique. Un film en kinorama. Toute l'américana en six titres. Country + jazz = rock'n'roll. Encore faut-il avoir une voix qui soit capable de réaliser ce mélange explosif des plus instables. Certains n'y réussissent pas au bout d'une longue vie. Crystal vous en griffonne la formule les yeux fermés, ensuite elle vous montre comment l'on fait. Six titres lui suffisent pour sa démonstration. Eblouissante. N'essayez pas d'imiter, vous manquera l'essentiel. Platon qui a réfléchi à la question n'a pas trouvé la solution. S'en est tiré en affirmant que c'étaient les Dieux qui vous refilait le don. Comme c'est bête, ils ont pensé à Crystal Dawn mais pas à vous. J'avoue que c'est râlant. Mais quand on entend le résultat on se dit qu'ils ont fait le bon choix.

Damie Chad.

 

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

GOOD TASTE IN BAD FRIENDS

( 2014 / Rhythm Bomb Records / RBR 5810 )

 

Crystal Dawn : lead vocal / Johnny Trash : drum, vocals / Patrick Ouchene : guitar, vocal / Lenn Dauphin : upright bass.

Tom Beardslee : lap steel guitar, dobro, vocals / David Prince : trumpet / Michel Ange Montigny : fiddle / Antonio Pujante : guitar, jawharp.

 

Good taste to bad friends : rien de tel que de mauvais amis pour écrire de bons morceaux, guitare glauque, prise de son caverneuse, voix de fille perdue en elle-même attirée par les méandres de la solitude. L'est sûr qu'il vaut mieux être mal accompagnée que trop seule. Crystal vous en convainc facilement avec sa voix venimeuse. Mermaid blues : blues teintée de bulles pétillantes de jazz, une trompette tinte en catimini, mais c'est la voix qui explose les verres de cristal. Grande dame que l'on imagine armée d'un long porte-cigarette, de quoi marquer votre âme au fer rouge. Apaisantes brûlures. Did you ever : bonjour tristesse, la guitare pleure, le violon larmoie, Crystal vous fait le coup de la country pleurnicharde qui transperce votre cœur. Une façon de se moucher dans les rideaux de la variétoche. Tired of your lies : numérotez vos abattis, Madame fait la liste de tous vos défauts, z'avez intérêt à walker the line comme l'enseignait Johnny Cash, du coup le Johnny Trashy vous fait une contre-voix de croque-mort, mais ça plutôt l'air d'énerver la miss. Une scène de ménage qui déménage. I don't know : garde la même voix comminatoire et intransigeante qui lui va si bien, les musicos essaient bien de calmer le jeu de leur côté, mais l'on ne peut pas dire que ce soit une réussite de leur part, madame explose. What a way to die : en pleine forme, ça pulse de tous les côtés, il y a apparemment des façons bien agréables de mourir, même si vous n'y croyez pas, ils vous en persuadent avec fougue. Tellement que quand le morceau se termine vous regrettez d'être encore vivant. Vous ne devinerez jamais jusqu'où cette fille vous emmènera. Up above my head : c'est parti pour ne pas s'ennuyer, Johnny Trash se rue sur le vocal et hop un vocal kangourou bondissant. Le combo profite de l'occasion pour faire tout le bruit qu'il peut. C'est la fête, à n'en pas douter une seconde. Never get tired : jamais fatiguée, sûr de sûr, sautille comme si elle jouait à la corde dans la cour de récréation avec les boys autour qui font tout pour se faire remarquer. Pas de chance pour eux, on n'écoute que Crystal. Blood on the kitchen floor : western à grand spectacle, des cuivres mexicains qui claquent en introduction, des guitares apaches qui chevauchent, Johnny Trash en voix off , l'est sûr que l'héroïne a du sang sur les mains, mais l'a une voix si tendue et elle est si belle avec ses cheveux défaits que déjà vous en êtes tombé amoureux fou et que vous tuerez toute personne qui oserait se mettre en travers de son chemin. Bad boy : les mauvais garçons mettent les filles en joie, Crystal comme les autres, Johnny Trah a beau bêtifier et bégayer dans les choeurs, tout est parfait. Entre nous soit dit, le malheureux est tombé en plein dans le panneau. La mouche dans la toile de l'araignée futée. You gotta go : écartez-vous, la miss est en colère, inutile de vous enfermer dans le placard, vous l'entendrez crier de loin, d'ailleurs les musicos font tout ce qu'ils peuvent pour couvrir sa voix. Peine perdue. Mais qu'est-ce qu'elle belle en colère ! Oh my jingo : nettement plus accessible, voix ensoleillée, steel guitar dégoulinante de contentement, elle a la voix qui jive, et chacun y va de son petit solo. C'est fou comme le monde est beau dès qu'une fille sourit. Open bar ! Rainy night : combien triste la nuit qui a succédé au jour ! Pour les musicos pas question d'un gramme de drame, vous crincrinisent la musique la plus guillerette qui soit. Et Crystal se laisse prendre au jeu. Folie tsigane et champagne à la russe. Oh gee oh gosh : la fête continue, une espèce de ronde sixty-country qui virevolte dans tous les coins du monde. Plus on est de fous plus on rit. White trash Valentine : un vieux phono qui grésille, l'on s'enfonce dans les très-fonds des années vingt pour mieux retourner à l'insouciance country-fifty. Dans n'importe quelle décennie les filles vous ensorcèlent.

 

Un rockabilly qui penche encore du côté country, tout ce qu'il faut de rythmique pour que Crystal puisse s'amuser à courir des cent mètres haies sur échasses et gagner toutes les courses. Une aisance déconcertante. Montez la hauteur des barres et rapprochez-les, rien n'y fait, elle bondit et se joue des obstacles. Un art insolent. Les guys lui tricotent de petites merveilles, la miss se mouche dans ces dentelles de soie la plus pure et les rejette de côté comme de vulgaire kleenex. Et puis ce détachement, cet art de la comédie, parfaitement incarnée avec ce sourire ironique et paradoxal. Z'ont dû s'amuser comme des fous à enregistrer la galette. Faire plus vrai que nature, faire aussi bien qu'à l'époque, avec en plus cette imperceptible touche stylée qui montre que l'on n'est pas dupe de ses propres prétentions de ses propres pièges. Chaque morceau est à visualiser comme une mise en scène théâtrale, un séquence de film. Une espèce d'art total pour l'imagination évocatoire de l'auditeur.

Crystal Dawn. Sirène sur la pochette. Souveraine sur le disque.

Damie Chad.

 

JACQUES HIGELIN

 

Mauvaise nouvelle. Higelin est mort. L'a bien mené sa barque le longiligne Jacques. Pas grand-chose à lui reprocher, et peut-être même rien. Les médias dans leur ensemble l'ont couvert d'éloges. Mérités. Un être libre qui n'en faisait qu'à sa tête. Personnage sympathique et généreux. L'on a manié l'hyperbole à pleins bols. On lui attribué toutes les qualités. Même celles qu'il avait. C'est vous dire que l'on n'en a pas oublié une seule.

Et puis comme pour les grands morts de la patrie reconnaissante, l'on a aligné toutes les médailles sur son cercueil. Toutes attribuées. Même celle de pionnier du rock français. C'était peut-être aller un peu vite en besogne. L'est arrivé un peu après la bataille Higelin, le premier disque de Johnny est sorti en avril 1960 ( sans parler de tout ce qu'il y avait eu avant ) et le BBH 75 en décembre 74.

Vous me direz qu'il n'y a pas de quoi en faire un fromage, l'exagération lyrique des journalistes n'est pas leur moindre défaut. Et sans doute n'aurais-je jamais entrepris cette modeste chronique si je n'avais pas un témoignage tout personnel à apporter. D'autant plus agréable que cela se passait aux temps fastueux de ma jeunesse toulousaine.

J'étais en Lettres Modernes à l'UTM et planchais très dur sur mon mémoire de maîtrise : Défense et Illustration du Rock'n'roll Français. Un boulot non rémunéré qui m'obligeait à travailler de nuit. Des conditions inacceptables, dans l'épaisse fumée du Mexican Bar à l'atmosphère fortement alcoolisée. Avec la patience et la minutie d'un scribe égyptien je prenais note des interviewes de la bande du Rock'n'Roll Gang.

Lorsque arriva la grande nouvelle d'un concert de Jacques Higelin au Palais des Sports. C'était la grande époque révolutionnaire des entrées en force. Facile vous vous regroupiez devant les portes et au signal donné, vous fonciez droit devant. Bref l'on était au chaud et l'on attendait le début du concert. L'on n'était pas les seuls, quelques milliers. Plus deux ou trois centaines de retardataires qui avaient raté le passage en force et qui se retrouvaient devant des portes solidement arrimées. Z'étaient pas contents. Faisaient un bruit de tous les diables. Devant l'injustice de leur sort. On les comprend. C'est là que Higelin a rajouté un point à son capital sympathie. L'est allé lui-même, en personne, exiger des gros bras de la sécurité de laisser rentrer gratis les fans éplorés.

Je ne vous raconte pas le concert. Très bon. Très long. Plus de trois heures. Une ambiance de fou. Survoltée. Me souviens particulièrement de sa version de un Œil sur la Bagarre ( très rock ) et de La Fille au Cœur d'acier ( très blues ), de son deuxième opus Irradié. C'est alors que surgit dans mon cerveau extravagant le projet de rajouter l'interview d'Higelin à ma maîtrise. Ce n'était qu'une idée mais Pollo, la figure charismatique du Rock'n'roll Gang, se chargea des modalités applicatives. Très simple, on lui demande et c'est tout. Pas difficile du tout. Ni une ni deux, l'on se glisse derrière la scène pour cueillir l'Higelin. L'on n'est pas là depuis trente secondes que le grand Jacques paraît une serviette sur les épaules. On lui propose le deal – non on n'a pas de magnétophone, ce qui n'a pas l'air de l'émouvoir - OK, les gars je prends une douche, je reviens dans vingt minutes.

Une horloge suisse. Vingt minutes tapantes plus tard, le voici tout frais. Le Palais des Sports s'est vidé par magie. Plus un seul musicien, la scène débarrassée de tout le matos, nous sommes tous les trois tout seuls, le cul sur une marche de béton froid.

J'en arrive évidemment à la question qui fâche. Jacques toi qui faisais dans la chanson contestataire, comment se fait-il que maintenant tu te mets à faire du rock ? Réponse immédiate. Oui j'ai commencé très loin du rock, mais pendant toutes ces années je m'emmerdais énormément. Tellement qu'au bout d'un moment j'en ai eu marre de tous ces trucs intellectuels, je n'y ai plus tenu et je suis venu au rock.

Au bout d'une heure c'est le gardien qui est venu voir si c'était terminé, en rajoutant qu'il aimerait bien dormir et retourner chez lui. L'on s'est serré les poignes et à la sortie des artistes l'on est séparés... Jacques s'est éloigné seul dans une rue déserte. L'était très tard. Pas un chat...

Voilà, c'était ma modeste obole à l'appellation Higelin pionnier du rock français. L'ai revu deux fois à l'époque d'Alertez les Bébés. Dans une petite salle avec Bertignac à la guitare... Et puis Higelin s'est éloigné peu à peu du rock'n'roll, en en gardant toutefois quelque peu l'esprit, l'est retourné à ses premières amours de baladin funambulesque, ce qui était son droit le plus absolu.

Comme disait le poëte Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, il se fait tard dans le jour du monde.

Damie Chad.

 

JOHNNY

LES 100 JOURS

OU TOUT A BASCULE

 

CATHERINE RAMBERT / RENAUD REVEL

( First Editions / Avril 2010 )

 

Privé de mon bouquiniste du marché durant les mois d'hiver. Fait trop froid, trop de pluie, panne de camion. Toutes les excuses. Je lui pardonne parce que je l'aime bien, m'a tout de même avoué qu'il a aussi pris des vacances. En plus n'en a même pas profité pour renouveler son stock. Ou alors des horreurs absolues. Faute de quiche lorraine me suis rabattu sur cette tranche de saucisson à l'ail maigrelette. Une pitié, même pas cent soixante -dix pages. Heureusement qu'ils s'y sont mis à deux pour l'écrire. Quand j'imagine les douze volumes que Victor Hugo aurait ajoutés à La Légende des Siècles si Hallyday avait vécu à son époque ! L'aurait rédigé un octavo de huit cent feuillets, gros comme la cathédrale de Notre-Dame, pour chaque journée basculée de notre rocker national. C'est en ce genre d'occurrences que l'on se rend compte de l'effarante déperdition entropique du génie français depuis deux siècles.

Catherine Rambert philosophe et rédactrice en chef de Télé Star. Je n'ai pas cherché l'erreur, je l'ai trouvée. C'est elle qui a écrit Petite Philosophie du matin 365 Pensées Positives pour être heureux tous les jours, un truc auquel même Aristote n'avait jamais pensé. Je rassure les couche-tard, existe aussi en couleur plus sombre : ça s'intitule 365 Pensées du Soir. Diantre me suis-je dit, pourquoi n'a-t-elle rien fait pour les après-midis.

Renaud Revel serait-il lui aussi un poulain socratique. Hélas non ! L'a longtemps été directeur de la rubrique Médias de L'Express. Un journal d'avant-garde. L'a tout de même pensé à relever son pédigrée intellectuel en commettant un livre d'entretiens avec Eric Woerth qui n'est pas tout à fait un compagnon de route des zadistes de Notre-Dame des Landes. Preuve qu'en ce bas-monde nul n'est parfait. Même pas moi. Pour vous signifier l'ampleur du désastre civilisationnel.

Z'ont pris des risques énormes. Z'ont écrit le livre avant de connaître la fin. Ce n'est pas tout à fait de leur faute. Johnny nous a fait le coup de Sarah Bernard. Elle avait un mal fou à sortir de scène. Alors au lieu de dégager du plateau lorsqu'elle avait débité ses répliques, elle se plantait juste devant les spectateurs et levait très haut les bras pour se faire applaudir. Tant pis pour les autres comédiens qui essayaient tant bien que mal de placer leurs réparties dans le brouhaha. Mais au bout de deux heures, la Divine quittait les tréteaux avec toute la troupe. Johnny, non. Elvis s'est bien conduit, l'est arrivé à peu près mort à l'hôpital, juste le temps que la foule se grouille et se masse devant l'édifice, et ploc l'a passé l'arme à gauche tout de suite sans insister, sans histoire à rallonges. L'a clamsé dignement, comme un roi. Pas le King pour rien.

Johnny l'avait très bien débuté, une opération délicate à Paris, une soirée un peu chaude à la maison, avec alcool et tabagie, un voyage destructeur vers les USA, un deuxième hôpital avec coma artificiel. Huit jours d'attente angoissée et haletante. La France qui pleure, qui chavire et qui s'attend au pire. Mais non ce n'était qu'une fausse sortie. Coucou Me revoilou. Pas très frais certes, mais le coco a du ressort. Faudra encore attendre huit ans pour qu'il consente à mettre pied à terre. N'est pas comme Catherine Rambert et Renaud Revel, notre rocker, lui il a ridiculisé Victor Hugo, davantage de monde à son enterrement avec en prime une escorte pétaradante de plusieurs centaines de bikers, le victorin avec son corbillard du pauvre ne lui est pas arrivé à la cheville.

L'on parle peu de rock'n'roll dans le bouquin. Mais finances et économie. Le problème c'est que Johnny n'était pas un gars particulièrement économique. L'avait un principe, dépensait tout ce qu'il n'avait pas. C'était aux maisons de disques d'opérer les rallonges nécessaires. Le Christ marchait sur les eaux, encore ne l'a-t-il fait qu'une fois, Johnny lui se promenait rêveusement au-dessus d'un gouffre financier. Un aven sans fond. Un abyme, un escalier de service qui desservait directement l'enfer. Un trou de plusieurs millions d'euros. S'en foutait royalement. N'allait tout de même pas changer son style de vie pour si peu. Quand ses conseillers financiers lui conseillaient la modération, il en changeait immédiatement. M'est avis que si l'on agissait de même, si l'on virait les banques hors du territoire, l'on ne s'en porterait pas plus mal, mais ceci est une autre histoire.

Johnny avait un rêve : se retirer avec un maximum de flouze, à être obligé de s'asseoir sur les valises bourrées de billets pour les fermer. Tout économiste vous le rappellera, si vous désirez de l'oseille, c'est très simple, suffit d'investir. Mais cette opération demande du blé. Pour Johnny ce n'était pas un problème, fallait donner dans le pharaonesque, dans le pyramidal, construire un truc que personne n'avait jamais encore vu. Pas un 66 petits tours et bye-bye les copains je me casse, non une 666 démoniac tournée, un pandémonium gigantesque dont on parlerait encore au millénaire suivant. Envisageait les choses en grand.

Le problème c'est que Jean-Claude Camus son road-manager n'était pas sur la même longueur d'ondes, pas piqué pour un sou ( expression malheureuse ) par la tarentule de la démesure. Proposait un soft-drink, feux d'artifices, grands écrans, avancée de la scène dans le public. Du classique, du rebattu, du déjà vu. Un véritable Harpagon, ce Camus qui n'y voyait pas plus loin que le bout de son nez, un réaliste, pourquoi se donner tant de peine alors que les réservations étaient déjà pleines avant de commencer. Pour vous dire jusqu'où il poussa l'ignominie, même le spectacle de ces brêles de U2 était plus spectaculaire que celui de Johnny.

Par contre, n'avait pas tout à fait tort Camus. L'a fallu rajouter soixante dates à la tournée, tant la demande était forte. Colossal bénéfice mais pas final vertigineux. Et Johnny qui y a laissé ces dernières forces physiques. L'est arrivé à peu près la même chose à Elvis, mais le King s'était contenté de la simple salle de spectacle d'un hôtel. Sagesse du Colonel Parker qui pensait qu'il était inutile de se munir de miroirs aux alouettes dispendieux pour attraper l'oiseau du public déjà captif. Une cage de fer aux barreaux rouillés ferait tout aussi bien l'affaire.

Vous connaissez la suite de l'histoire, Johnny épuisé obligé de subir une opération qui tournera mal... Le livre revient au début comme le chaton qui se mord la queue. Conte aussi les dégâts collatéraux, Camus congédié, le chirurgien azimuté, et les danses du ventre des compagnies d'assurance qui sont prêtes à tout pour ne pas payer les indemnités des annulations de concerts, quitte à planter un couteau, de prime empoisonné, dans le dos de son client. Une instructive leçon pour ceux qui croient que les entreprises souscrivent vraiment à l'idéologie héroïco-libérale du risque capitaliste...

Une histoire amorale. Parfois le rock'n'roll se transforme en requin pas drôle du tout. Le fric est un grand corrupteur. Corrode tout. Vous donne la puissance méphistofélesque mais vous achète à crédit votre âme en oubliant de préciser que c'est vous qui paierez les mensualités. M'est avis que le rock'n'roll ne devrait pas sortir des cafés et des petites salles. Dans les marges, s'il veut encore signifier une certaine attitude. Remarquez, qui n'a pas son épi de folie des grandeurs de temps en temps !

Damie Chad.

KR'TNT ! 369 : TONY MARLOW / SUBWAY COWBOYS / CRYSTAL & RUNNIN' WILD / NOËL DESCHAMPS / HOT CHICKENS / JAMES BALDWIN / SEBASTIEN QUAGEBEUR /

 

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 369

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

12 / 04 / 2018

 

TONY MARLOW / SUBWAY COWBOYS

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

NOËL DESCHAMPS / HOT CHICKENS

JAMES BALDWIN / SEBASTIEN QUAGEBEUR

TEXTE + PHOTOS SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Marlow le marlou

 

Qu’est-ce qui rend un personnage comme Tony Marlow si attachant ? Sa passion pour le rock’n’roll et le rockab ? Sa gentillesse naturelle ? Son côté vieille France franco-belge ? Et s’il s’agissait d’un subtil mélange des trois ? Tony Marlow fait partie de ceux qu’on pourrait appeler les survivants passionnants. Il vient d’une époque qui paraît s’éloigner un peu plus vite chaque jour, mais s’il joue sur scène c’est justement pour lui redonner vie. Il rallume la flamme, mais à sa façon, légère, souriante, extrêmement artistique. On sent un côté music-hall chez Tony Marlow. D’ailleurs, s’il tape dans la môme Piaf avec «L’Homme A La Moto», ce n’est pas un hasard, Balthazar. Oui, on sent chez lui l’enfant de la balle, au sens fort. Si l’une de ses chansons s’appelle «Rockabilly Troubadour», ce n’est pas non plus un hasard. Il porte une chemise western noire et un pantalon de cuir noir, il joue sur une Gibson SG, mais ce qui frappe le plus, c’est la finesse de ses traits et l’éclat de son sourire. Tony Marlow appartient à cette caste d’artistes vieille France, à cette aristocratie artistique issue des faubourgs et des vieilles vagues d’immigration, celles qui firent de Paris la capitale culturelle du monde, les vagues d’Italiens, d’Espagnols, de Russes et puis bien sûr les Pieds Noirs. Un soupçon de guerre d’Algérie, une pincée de jazz, quelques grammes de bases militaires américaines, et la radio : cette époque va disparaître avec ses témoins, mais pour l’heure, elle reste bien vivante. Quand on voit Tony Marlow, on pense bien sûr à Marc Zermati, car ils ont en commun une forte présence physique et cette passion pour le rock qui relève du meilleur instinct. Et toute la poésie, la légèreté, l’entrain et le talent qui émanent de Tony Marlow renvoient bien sûr à Charles Trénet. Rockabilly troubadour ! Oui, il se situe à ce niveau d’excellence. Dans les rades de banlieue, on appelait ce genre de mec un aristo-chat. En qui, disait Baudelaire, tout est comme en un ange aussi subtil qu’harmonieux.

Entre chaque chanson, il éclaire les lanternes, il rappelle par exemple qu’il a commencé comme batteur dans les Rockin’ Rebels, sur Skydog, avec Marc Zermati comme producteur. Et pouf, il propose le tout premier titre qu’il ait enregistré, «Western». Il nous replonge dans le sacré d’un son ancien. Oh, il était de bon ton de cracher sur les Rockin’ Rebels, mais on le sait, les cracheurs ne sont pas les écouteurs. En 1982, les Rockin’ Rebels enregistrèrent 1, 2, 3... Jump, un album de swing phénoménal. Dès «Loli Lola», JP Joannes drivait le bop sur sa stand-up. On sentait un côté très Boris Vian et un fort parfum de jazz hot dans «Hoodoo». Ce dingue de Joannes swinguait son beat sans vergogne. Un cut comme «Bleu Comme Jean» incroyablement groovy et mal chanté pouvait interloquer, c’est vrai, mais les Rebels maintenaient le cap droit sur l’étoile polaire, c’est-à-dire la solidité du romp. Ils donnaient une belle leçon de swing avec «A Kiss From New Orleans». JP Joannes et JJ Bonnet constituaient une section rythmique de rêve. Dans «Gallupin’», ce démon de Joannes gamifiait ses gammes à outrance. Et ça repartait de plus belle en B avec un «Hey Bon Temps» mal chanté mais swingué jusqu’à l’os. «Cinq Chats de Gouttière» sonnait très Chaussettes Noires, mais comme ça slappait oh boy ! Ils nous shootaient du New Orleans barrelhouse dans «Bim Bam Ring A Leavio» et redoublaient de jivin’ juicy jive dans «Preacher Ring The Bell». Et jusqu’au bout de la B, ils swinguaient à la vie à la mort, avec des merveilles comme «Dansez Dansez» et «Bop Jump And Run».

Pendant son set, Tony Marlow rend aussi hommage à Victor Leed avec «Le Swing Du Tennessee», puis à Chuck Berry, avec une édifiante reprise de «Rock At The Philarmonic». Pur jus de swing ! D’autant plus pur qu’Amine le slappeur fou fait un véritable numéro de cirque sur sa stand-up. Depuis le début du set, on voit bien qu’il laboure à tort et à travers et qu’il piaffe. Par moments, il joue tellement de dédoublements de doublettes dédoublées qu’il semble à côté, comme s’il fonçait à l’aventure, tel un poulet décapité. Il fait des petits bonds d’exacerbation congénitale et bam-balamme littéralement ses cordes de coups de paume. On n’avait encore jamais vu ça ! Autant Tony Marlow joue la double carte du délié byzantin et de la précision, autant Amin rue et piaffe comme un étalon sauvage que personne ne saura jamais dompter, même pas Zorro. Ce slappeur fou ne regarde jamais où il met les mains, il joue à deux cent à l’heure en fixant des gens dans le public. Le contraste des deux styles fait l’incroyable force du set. Autre reprise de choix : «My Baby Left Me» qu’Amine introduit à sa façon, en vraie bête de Gévaudan. Et quand il rend hommage aux Blue Caps, on voit bien que Tony Marlow a travaillé les gammes du vieux galopeur Gallopin’. Musicalement, il est irréprochable. Joli travail d’artisto-chat.

L’autre album de Tony Marlow qu’on pourrait recommander s’appelle Knock Out, sorti lui aussi sur Skydog. Tony Marlow y propose une A rockab et une B rock’n’roll. Il attaque sa face rockab avec un «Action Baby» bien boppé de la bobinette. Il atchoume son action - Don’t stand hangin’ on the line - Et ça repart de plus belle avec «Just The Talk Of The Town» qu’il chante d’une voix de mineur cancéreux, c’en est presque boogaloo, mais quelle santé pulsative ! Encore une belle pièce de jive pantelante avec «Swamp Sinner». Tony y sort son meilleur boogaloo et derrière lui, il a du beau monde. Quel son ! Il finit l’A avec un «Get Crazy» amené au petit riff d’attentisme carabinant. Pure rockab attack - Get crazy ! - très beau son de dos rond et puissances des ténèbres en filigrane. Fatalement, la B accroche moins, car le rock’n’roll vire assez vite au cousu de fil blanc comme neige. Il faut attendre «My Search» pour frémir. Tony le prend à l’insidieuse sur un gros son sourd et il termine avec deux reprises de choix, «Jezebel» et «Fought The Law».

En première partie jouaient les Subway Cowboys. Pas facile de monter sur scène après des mecs aussi brillants. Aux qualités de Tony Marlow, il faut ajouter le courage. Et pas n’importe quel courage : celui de l’intelligence. Grâce à Tony, les Subway Cowboys ont du monde. Pendant le premier cut, ils font illusion : on pourrait les prendre pour des mecs de Nashville, tellement c’est en place, bien chanté, bien slappé, bien battu et bien télécasté. Mais non, ce sont des banlieusards. Une sorte de James Burton en herbe joue en lead. Tout ce qu’il joue relève du plus haut niveau, d’où le référentiel. Il dispose de cette facilité à égaler les plus grands, chacune de ses interventions est un miracle d’élégance jivy, il tire ses accents country dans un rumble d’Americana qui lui semble propre. Il joue avec ce qu’on pourrait appeler une précision inspiratoire. C’est d’autant plus stupéfiant qu’il parvient à rocker tous ces cuts d’Honky Tonk et à leur donner vie. On le sait, le Honky Tonk est un genre difficile, situé à la lisière du fleuve et de la country, et pour tenir une heure, il faut l’étincelle. Les Subway l’ont. Et quelle étincelle ! Il faut voir ce batteur jouer à l’économie, avec souvent des balais pour fouetter le cul rebondi du beat, et ce slappeur qui bat ses cordes comme s’il jouait des congas à Congo Square. Rien qu’avec une telle section rythmique, la partie est gagnée d’avance. Ils tapent une belle version de Folsom et terminent avec un vieux coup d’Hank Williams. Mais curieusement, ce sont leurs compos qui accrochent vraiment. Le James Burton en herbe s’appelle Fabien et le chanteur du groupe vaut tous les géants d’Amérique : posture, allure, galure, césure, il a tout, et cette façon de battre les accords à la syncope de cyclope. Fantastique équipe !

Signé : Cazengler, Tony Barjow

 

Tony Marlow. Le 106. Rouen (76). 23 février 2018

Rockin Rebels. 1, 2, 3... Jump ! Underdog 1982

Tony Marlow. Knock Out. Skydog 2009

 

TROYES07 / 04 / 2018

3B

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

 

Je conduis comme une brute. Je brûle les feu rouges, j'écrase les grands-mères sur les passages piétons. La teuf-teuf laisse une trace sanguinolente derrière elle. Je suis pressé. Que voulez-vous un problème de conscience me taraude et me rend insensible à toute souffrance humaine.

Je suis un tricheur, un voleur, un meurtrier, un assassin, je ne trouve pas un mot qui puisse exprimer toute mon ignominie, il ne doit pas en exister dans la noble langue françoise. Ce n'est pas de ma faute. Je n'y suis pour rien, un malheureux clic sur internet et en un milliardième de seconde j'ai piétiné mes principes les plus sacrés. Je m'explique, lorsque je file au 3 B, je suis toujours la même règle de fer que je ma suis prescrite. Lorsque je vais voir un groupe que je ne connais pas, je m'interdis de chercher à en savoir plus. Je ne surfe pas sur You Tube pour trouver des vidéos, je ne visite ni son FB, ni son site. J'entends juger le gibier sur place et sur pièce, en direct et en public, je me méfie des jugements hâtifs – des miens comme des autres – j'entends appréhender l'objet de ma curiosité insatiable de rocker incorruptible, hors de toute prévention, qu'elle soit positive ou mauvaise.

Z'oui mais voilà voici huit jours, par la plus grande inadvertance, sans même le vouloir j'ai enfoncé la touche de Rhythm Records, voulais vérifier je ne sais plus quoi et plouf je tombe sur une vidéo de démonstration, un montage de groupes, qui se suivent sur scène, je suis d'un œil distrait, entre parenthèses je suis obligé de reconnaître qu'ils n'envoient pas la purée au compte goutte, lorsque tout à coup je reste tétanisé, la plus grande catastrophe depuis l'extinction des dinosaures me tombe sur le coin de l'oreille, un truc à vous casser les éléphants en deux, mais qui sont ces sauvages, de quel endroit reculé du Tennessee sortent-ils, de quel bayou de la plus profonde Louisiane émerge-t-il ? Lorsque le nom s'inscrit sur l'écran, je sursaute, je les connais, non je n'ai pas la berlue, Berlot Béatrice la patronne nous a prévenus qu'elle les avait programmés, oui Cristal & Runnin' Wild passent dans une semaine au 3 B !

Confronter le rêve entrevu à la plate réalité n'est-ce pas courir au-devant de la plus énorme déception ? Ce soir en pénétrant dans le 3B j'ai l'impression de marcher sur des œufs de brontosaure. Coquille pleines ou vides. Même pas quitte ou double. Plutôt meurs de déréliction ou crève d'enthousiasme.

 

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

Il y a des secondes qui vous réconcilient avec le bonheur. L'est pourtant tout seul. Les trois autres lui laissent tout le boulot d'intro. Pas grand-chose, quinze secondes, pas une de plus, mais pas une de moins. Solitaire, yeux bleus, chemisette rose, cheveux tirés en arrière, s'appelle Jack O Roonnie, ne donne pas stupidement le la sur sa contrebasse, vous refile la pulsation originelle, les poètes vous parleront de la première vibration universelle dont les échos se solidifiant donneront naissance à notre monde. Les esprits cartésiens – ils sont légions – n'iront pas chercher midi à quatorze heures, arrêtez de bavasser les gars, c'est juste du jazz. Ils n'ont pas tort non plus. Même que l'autre escogriffe avec sa queue de cheval et son chapeau de cowboy, pique des deux sur la grosse caisse, et vous met en branle la charleston, va vous la faire fonctionner à toute vapeur durant les trois sets, une véritable soupape pulsatrice d'induction rythmique. Johnny Trash est son nom. Je vous conseille de ne pas le quitter des yeux. L'est comme la dynamite sur le feu, sourit à pleines dents, en recherche perpétuelle de la bêtise à ne pas faire. L'a la banane méchante, les cheveux qui pointent par-devant à la manière des rostres des navires de combats de la marine romaine. Si on ne le connaissait pas, on aurait peur, mais on l'a reconnu, à sa guitare, Patrick Duchêne qui officiait dans les Bop A-Tones aux côtés de Michel Texier alias Mike Phantom – résumé de cet épisode homérique dans la livraison 358 du 28 / 01 / 2018 – vous remet en trois coups de string, le bop dans le bon sens.

Là, vous vous dites, pas mal les Runnin' Wild. Vous n'aurez pas tort. Mais il vous manque un peu de lucidité dans le cristallin, car s'il est vrai que les Runnin' vont être plus sauvages que vous ne l'espériez, vous n'avez encore rien vu et surtout rien entendu. Sur le premier morceau vous avez des excuses, le cowboy qui vous fait des chœurs foutraques d'opéra, et puis il y a sûrement un truc qui ne va pas à la sono, Fab s'est trompé, lui a mis le micro trop fort et n'a pas assez poussé sur les musicos. Mais non Fab ne se trompe jamais. C'est qu'elle est là, vos perceptions auditives et visuelles en sont chamboulées, toute belle, toute simple, cheveux blonds et lèvres rouges, pudique foulard blanc qui cache la naissance de sa gorge, Crystal, elle l'annonce un morceau de Patsy Cline. Pastis fortement alcoolisé. Sans eau. Quelle voix, quelle beauté, quelle aisance ! Une manière d'écraser la première syllabe d'attaque – me fait immédiatement penser aux tout premiers enregistrements de June Carter – que voulez-vous l'on est doué de naissance ou on ne l'est pas – et de monter très haut en puissance. Même pas une technique mais l'instinct divin et le feeling diabolique – le père Noël a dû lui vider sa hotte entière dans ses chaussures au premier jour de sa naissance. A maudire vos parents pour le peu qu'ils vous ont transmis. D'ailleurs son Dad à elle est à ses côtés. Patrick Duchêne, guitare en bandoulière, les doigts en perpétuelle recherche. Mais attention l'esprit veille et commande. Adore l'audace, un riff est un bon riff, certes mais l'a intérêt à ne pas se répéter, faut qu'il sache se déstructurer pour apparaître sous une autre forme, ce soir notre guitare héros est d'inspiration cubiste, comme ces portraits de Picasso qui vous mélangent tous les détails d'un visage avec les objets du décor pour qu'il en sorte encore plus étrangement ressemblant.

Voyage au travers de cent cinquante ans de musique populaire américaines escale dans tous les genres, blues, country, jazz, hillbilly, rockabilly, rawkabilly, psychobilly, doo wop, surfin', arrêt à tous les étages du rock'n'roll. Quatre fous amoureux du rock'n'roll. Jack le taiseux, laisse parler sa big mama pour lui, heureusement que de temps en temps les autres s'arrêtent de jouer pour qu'on puisse se rappeler que sans sa brasse généreuse, tout le quatuor coulerait au fond de l'eau comme un fer à repasser. Encore un irremplaçable, mais d'un tout autre genre, Johnny Trash – la voix caverneuse de Johnny Cash, mais pas le tempérament. Trop exubérant pour cela. Pourrais difficilement décrire son style à la batterie, tout ce que je peux affirmer, c'est qu'il tape, fort, juste et à bon escient. Mais il semble toujours être en train de faire autre chose, viendra par exemple nous jouer de sa guitare customisée avec cordier en fil de fer, l'a dû avoir une nostalgie de banjo au montage car il a piqué le hublot de la machine à laver, et cela s'entrechoque en produisant le son caractéristique d'une washboard entre blues et jazz. Frappe aussi sur ses tambours avec ses maracas manière de glisser des petits cailloux dans les souliers du rythme.

Sont trois à accompagner Crystal, et Crystal sait s'écarter et les laisser s'éclater ensemble. Plus de Crystal, de l'instrumental. Un splendide Link Wray, Patrick Duchêne en maître symphonique, la guitare qui rumble à mort, maîtrise la secousse sismique, agite des mains en sorcier indien qui appelle les orages, guide la tornade droit sur vous et la renvoie au loin au dernier moment, vous emporte dans des imprécations tonitruantes, vous fait chevaucher la foudre et la tempête, et tout s'arrête aussi brutalement que cela avait débuté. Vous laisse abasourdis, privés de sens et de son.

Oui mais Crystal. Sidérante. Déconcertante. Quel que soit le rythme, quelle que soit la tonalité, et parfois les entames des morceaux sont d'une trame si resserrée qu'il vous paraît impossible que quiconque puisse y placer sa voix, mais elle la pose naturellement, vous facture la porte, en douceur, s'installe, l'est chez elle, se promène dans l'appartement, s'allonge sur le sofa, ouvre le frigo, ou alors elle vous bazarde les meubles par la fenêtre parce qu'elle a envie de changer la tapisserie. Princesse de sang royal, qui ne se permet jamais un caprice qui ne vous semblerait l'évidence d'une nécessité absolue. Un Etta James à vous mettre dans tous vos états, un Jezebel ricochant entre la version de Gene Vincent et celle d'Edith Piaf, mais ce n'est pas tout, nous n'avons pas encore quitté le rayon des classiques, un sentier somme toute assez bien délimité, une petite acrobatie jazz sans filet, les trois musicos s'enfuyant grand-est alors que toute seule elle file vers l'abîme en surfant sur la cime des vagues géantes. Un peu de sport, juste pour se mettre en forme.

Il est temps d'ouvrir les portes de la folie pure. Surprise, c'est le chat qui entre. Pas celui des Stray Cats, le greffier de Crystal. Toute la salle en profite pour se mettre à miauler. Notre chance de tous finir en camisole de force à Charenton. Une seule consolation c'est qu'on embarquera en priorité le combo. Sans come back. Crystal s'amuse comme une possédée. L'on ne saura jamais exactement ce qui est arrivée à cette maudite bestiole porteuse de malheur, et peut-être vaut-il mieux ainsi. Séance films d'horreur. La pure jeune fille et les quarante zombies, que voulez-vous qu'elle fît devant un tel défi ? Lui courent après, alors elle crie comme si sa dernière heure était arrivée. Doit y prendre un plaisir pervers, car maintenant elle screame comme si elle découvrait une grosse araignée noire et velue dans sa chambre. Elle en a les yeux qui pétillent de malice et la voix qui vous percerait le plafond. D'autant plus que les Runnin' Wheels n'en perdent pas une pour nous construire une séquence bruitage, jusqu'à Jack qui vous pousse un glapissement de renard à vous glacer le sang.

C'est fini. Ovation et sidération. Les disques et les T-shirts sont pris d'assaut. Une soirée exceptionnelle. Crystal toute belle, toute fraîche, jambes fuselées, franges blanches au bout de sa robe, anneaux de gitanes et yeux de biche, toute simple, une grande chanteuse. Merveilleuse.

Damie Chad.

 

 

PARIS / 24 – 02 - 2018

JAZZ CLUB MERIDIEN ETOILE

NOËL DESCHAMPS

 

Nous avons tous nos petites manies innocentes même si nous préférons nos travers les plus nocifs, pour moi c'est tout simple une fois par mois je pars en maraude. Pas très loin, sur You Tube. Je vais voir au cas où. Peut-être quelqu'un aura eu l'idée de rajouter une vidéo de Noël Deschamps. J'avoue que je rentre très très souvent totalement bredouille. Me console en visionnant la majorité de celles qui y sont déjà. Mais ce coup-ci, je ferre le gros poisson, trente-neuf minutes de Noël Deschamps sur scène. Pas très loin à Paris au Jazz Club du Méridien Etoile – rappelez-vous le Cat Zengler nous avait emmené y voir Vigon ( voir Kr'tnt ! 161 du 30 / 10 / 2013 ) - voici pas très longtemps, le 24 février 2018, le genre de truc que je n'aurais pas manqué pour deux empires et qui a malheureusement échappé à mon flair de rocker, vraisemblablement un coup tordu de la CIA.

Les apparitions de Noël Deschamps sont rares. Il fut pourtant un de nos plus valeureux et originaux pionniers. De 1964 à 1968 il fut un des rares à porter le flambeau du rock français. Fut malheureusement oublié après Mai 1968, la nouvelle vague de jeunes chevelus qui découvrirent le rock, en leur an de révélation 1969, fit totale impasse sur tout ce qui s'était passé de par chez nous, les années précédentes. Fit partie de la toute première génération, celle du Golf-Drouot, l'est né en 1942 – Johnny en 43 – ce n'est donc pas un dernier-né qui gesticule sur scène. Vous laisse faire le calcul vous mêmes.

L'a la classe Noël dans sa chemise blanche, le cheveu blanc, le gestes souples et sûrs, bouge comme un jeune homme. Une chose qui ne choquera pas les nouveaux venus, l'a gardé son timbre de voix si particulier, intact. Ce que je trouve de fabuleux chez Noël Deschamps c'est qu'il est le seul français à chanter le rock sans chercher comme tous les autres à imiter le phrasé anglais ou américain. L'a un organe particulier, l'on disait que sa voix courait sur trois octaves, moi j'ajouterai qu'elle se faufile dans l'herbe tendre de la mélodie pour brusquement se lever comme une tête de cobra royal, et vous êtes déjà mort que vous n'avez pas encore compris ce qui vous arrive. L'a dans son larynx un grain de démesure qui n'appartient qu'à lui, un soupçon voilée et d'une clarté extraordinaire.

Nous interprète neuf de ses titres les plus connus : Tout ira très bien, une tambourinade échevelée d'une précision extrême, Je n'ai à t'offrir que mon amour, belle cover de Don't Let be me Misunderstood des Animals, Bye Bye Monsieur une composition qui à l'époque ( 1967 ) témoignait que Gérard Hugé son producteur connaissait les Memphis Horns mais refusait de copier platement, une très belle version de Lonely Avenue sur laquelle il joue aussi de l'harmonica, sa superbe adaptation du Bird Doggin de Gene Vincent réécrite en art de vire rock'n'roll, Oh la hey ! compo originale de Bashung des mieux enlevées, Noir mon frère, un titre de son album de 1984 chez Big Beat, et Te Voilà le tube de Rob Argent des Zombies sur lequel Pussy Cat – elle fut l'égérie de Gérard Hugé - lui donne la réplique.

La vidéo donne des extraits des deux sets de la journée. Certains morceaux seront donc donnés deux fois. Ce qui ne fait que doubler notre plaisir. Nous avons même en prime une interprétation de Jusqu'à Minuit de Johnny – la voix de Noël fatigue un peu, mais l'énergie est là. Deux guitares, synthé, basse, batterie et un très bon saxophone. Pussy Cat pour les choeurs.

Une de mes idoles. De toujours.

Damie Chad.

 

*

L'exemple idéal de ce qu'il ne faut pas faire. Vous rentrez tout fier de concert, vous déposez religieusement le CD que vous en ramenez sur la pile des disques à écouter en urgence absolue. Vous connaissez la suite autant que moi : les nécessités cruelles de la vie, les aléas imprévisibles de l'existence qui se mettent en travers de vos décisions les plus péremptoires. Lendemain soir 21 heures, vous vous apprêtez à glisser la rondelle fabuleuse dans l'appareil quand fort inopportunément le téléphone sonne :

 

- Allo Damie !

- Salut Noémie !

- Ecoute-moi bien Damie, c'est très grave ! J'avais décidé de passer chez toi pour te faire un bonjour surprise, je suis dans le métro et horreur je m'aperçois que j'ai oublié mon pyjama à la maison !

- C'est terrible Noémie, je ne te l'ai jamais dit, mais je dors tout nu, depuis le jour où ma maman m'a jeté dans ce monde sans pitié !

- Oh! Damie c'est affreux, comment allons-nous faire ?

 

Exactement les genres de vicissitudes qui n'arrêtent pas d'empoisonner la vie du rocker de base. Comment voudriez-vous que le lendemain matin après une nuit sans sommeil à tenter de résoudre ce douloureux problème vous pensiez encore à votre disque ? Bref deux ans plus tard grâce à l'écroulement de la fatidique pile vous vous apercevez qu'il serait quand même temps de tenir vos engagements prioritaires. En plus, c'est du lourd :

 

HOT CHICKENS

OFFICIAL BOOTLEG

Live @ Gedinne / August 24 th 2013

( Chikens Records )

Hervé Loison : Vocal, Contrebasse, harmonica, guitare rythmique / Christopher Gillet : guitare / Thierry Sellier : batterie.

 

Keep a knocking : me souviens encore de l'avertissement du grand Jake quand j'ai choisi le CD «  Ah ! Tu sais, c'est pratiquement du garage ». Comme je n'ai nulle prévention envers le garage et ses huiles de vidange qui sentent le cocktail molotov je n'ai pas hésité une seconde et le monstre est sur l'appareil. J'avoue que ça commence mal, le bruit d'un démarrage de 2 Chevaux au starter ( je vous parle d'un monde que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ) puis il y a ce ronflement hargneux de sanglier que vous venez de réveiller dans sa bauge et la bogue de châtaigne richardienne qui vous arrache le visage. Et c'est parti pour un fuckin'time de rock'n'roll, préfèrerais ne pas vous parler de Thierry Sellier qui tapote sur le tambour la marche militaire qui accompagna les grenadiers de l'Empire lorsqu'ils se mirent en marche vers le soleil d'Austerlitz, mais ça se transforme rapido en chasse à courre et Christophe Gillet qui vous dépose des riffs explosifs à la nitroglycérine juste pour vous rappeler que c'était comme ça au bon vieux temps du rock'n'roll. Et c'est sur ce background que Loison joue à la diva d'opéra, un rôle qui lui va à merveille, quant elle est en colère parce que l'on a reproché à son chiwahwa, une perle, d'avoir pissé au pied du micro et que la star souffle le ramdam sa grosse voix et son immense caprice pour que le directeur en personne vienne présenter ses excuses à l'adorable et innocente peluche. Bref vous l'avez compris, ça chauffe. Rockabilly boogie : hurlement d'entrée pour saluer Johnny Burnette, une espèce d'avalanche rocailleuse avec Thierry qui fend les rocks avec sa baguette Durandal et Christophe qui vous poinçonne les notes à la visseuse ultra-rapide. Quand à Loison quelqu'un a dû rayer un de ses trente-trois tours d'Elvis, car franchement il est d'une humeur massacrante. Tronçonnante même. Jeannie Jeannie Jeannie : petit Richard mais grand shouter, Christophe vous envoie la valse à forte amplitude, Thierry vous beurre la tartine des deux côtés au venin d'aspic et Loison vous rappelle la petite Jeannie d'une façon si autoritaire, l'en nasille de colère, que si une ligue féministe en vient à écouter le skud, il terminera sa vie en prison. My baby runs away : n'en fait pas mystère, le clame à haute voix, deux morceaux tirés de son ancien groupe Mystery Train, je ne sais pas si vous l'avez remarqué mais les rockers n'aiment pas que leurs poupées se cassent, l'en fait tout un roquefort affiné le Jake, et les deux autres en profitent pour se laisser aller aux plaisirs d'un background coupable, le poussent un peu dans ses retranchements, le Loison dans une colère de fou, il éructe à la manière d'un dromadaire à qui l'on vient d'interdire de boire. Motorcycle girl : éloignez les enfants, Jake pète trois durites d'un coup, ne chante plus, il crie, il hurle, imite le bruit d'une moto, un truc horrible même Thierry et Christophe ont la frousse de leur vie, vous hâtent la cadence à 323 kilomètres heure, sont pressés de finir le morceau, veulent rentrer vivants chez eux, mais pas de chance Loison les rattrape sur la bretelle de l'autoroute. Les carottes sont cuites et les chickens are very hot. The devil and me : ça ne pouvait que mal tourner, voici que le diable s'en mêle, Loison chante comme l'on ricane en bécane, et les deux acolytes vous tressent une tenture musicale de toute beauté, si vous n'en étiez pas convaincu maintenant vous l'admettez, rien n'est plus beau que le rock and roll, un solo de guitare à vous faire entrer dans les ordres, bon Loison vous scalpe un peu avec son vocal de chevrolet aux ailes carbonisées et Christophe rajoute une deuxième couche de coups de fourche. Don't touch what you can't afford : le titre en lui-même est un avertissement, l'interprétation une menace atomique, et la musique un accomplissement. Destructif. Quand Loison vous dicte les dix commandements du rocker vous avez intérêt à filer doux car la maison ne fait pas de crédit. Just reelin' & rockin' : un petit côté country, mais le bonheur est de courte durée sur cette planète, un serpent sous chaque motte de terre et un colt dans chaque saloon, en plus Christophe et Thierry déclenchent une bagarre générale et Hervé vous pousse des piolets de joie sur les décombres fumants. Cruel Lou : Loison s'en prend au public, un truc classique quand une fille vous a fait du mal vous cherchez du réconfort auprès des copains et c'est parti pour un chant indien, vous savez ceux que l'on entonne juste avant d'enfourcher les poneys sur le sentier de la guerre, le combo vous joue en sourdine l'attaque du fort, le moment idéal pour se plaindre de la jolie Lou, Thierry en massacre sa batterie, Christophe tire sur ses cordes comme sur les viscère d'un chat et c'est parti pour le grand pow-wow, miaulements d'horreur et tout le bataclan, la suite est déplorable, Hervé Loison est devenu fou, parle tout seul, vaticine comme s'il annonçait la venue du messie, Thierry essaie de le faire taire en lui enfonçant la tête à coups de baguettes-marteaux, mais la bête parvient à s'échapper, grognasse comme un ours blanc privé de banquise que vous venez d'expulser de votre frigidaire, chants d'indiens dans le lointain, charivari monstrueux qui se termine abruptement, l'on ne sait pas pourquoi. Miss Froggie : maintenant l'on sait : pour jouer un petit morceau de rock'n'roll ! Et Miss Froggie arrive en trombe, Christophe imite le froufrou de sa robe tournoyante, à chaque battement de sa baguette Thierry lui descend sa culotte, ne cherchez plus loin à comprendre pourquoi le rythme s'accélère soudain, elle est toute nue et Loison en claque sa langue de bonheur. La fin du morceau n'est pas morale. Folie collective. Lovin'up a storm : rien de tel qu'un gros orage pour électriser l'atmosphère qui n'en a pas besoin mais ça peut toujours servir surtout quand on appelle Saint Jerry Lou, le diable en personne, à la rescousse, Gillet martyrise sa pumpin' guitar et l'on subodore que Loison s'en va voler avec les anges portés à bout de bras par un public survolté. L'en revient tout excité, vous expédie le vocal au lance-pierre. Fait mouche et caïman à chaque fois. Ne vous reste que vos jambes cisaillées pour danser. Plus qu'il n'en faut pour être heureux. Shake your hips : Jake a sorti son harmonica comme l'on dégainait son colt dans les bouges de Chicago. L'est vrai que ça bouge salement. Le blues ne fait pas de pitié. Vous bouscule le rock'n'roll comme une vulgaire serpillère et vous l'accule dans ses derniers retranchements. Deux sacrés fils de pute qui déchargent sperme et balle dum-dum à foison. Le combo virevolte comme un groupe de derviches tourneurs. Et quand la machine s'arrête, vous repartez aussitôt en marche arrière. Stompe mais ne stoppe jamais. L'harmo siffle comme une locomotive et la batterie boogie-boogise à mort, le chauffeur Loison court sur les toits des wagons, ne sait plus où il a mis sa pelle à charbon alors il hurle à la lune et à tous les soleils intergalactiques, aussitôt imité par le public toujours prompt à s'embarquer dans le premier delirium tremens qui passe et trépasse. Unchained melody : après la tornade, un slow, six secondes, ne faut jamais abuser des bonnes choses, la suite ressemble à une catastrophe ambulante qui fonce sur vous et qui vous emporte au pays des exagérations putrides. L'on en pleurerait presque et la musique vous englobe comme une cloche à fromages charançonnés. Si vous aviez cru entourer de vos bras câlins votre voisine, c'est raté, il y longtemps qu'elle a dépassé l'extase clitoridienne dans cette tempête tonitruante. Vous n'existez plus. Pour elle. Pour vous, non plus. Surfin bird : Loison sort son petit oiseau de la cage. Un aigle royal qui déplie ses ailes et n'entend pas renoncer à sa liberté. Maintenant Jake aboie comme un chien en colère, transforme sa voix en bande-son de dessin animé désarticulé et c'est parti pour l'ultime ouragan de 1887 qui dévasta l'Oregon. Aucun survivant. Misirlou : Christophe prend le devant de la scène, surfe sur sa guitare comme Dick Dale sur sa planche à voile, et le public joue les jolis chœurs. Liesse collective, l'avion se pose en bout de piste et vous écrase consciencieusement. Tout le monde s'en fout, c'est trop bon. Bony Moronie : un dernier bal avec la petite Bonnie qui tournoie comme une toupie folle, le classique de Larry Williams, l'est mort d'une balle dans la tête le pauvre Larry mais ce n'est point grave, l'était immortel depuis qu'il avait gravé sa bombe humaine, que ce soir les Hot Chickens ont décidé de faire exploser une fois pour toutes ( une voix pour toutes selon Loison ), vous secouent la marionnette Moronie de bien belle manière. Délectable. Save your soul : une dernière prière avant le boogie du soir, Loison cet ami qui nous veut du mal a décidé de sauver nos âmes. Le problème c'est que nous ne savons plus où nous l'avons mise, c'est que l'on ressort d'un disque des Hot Chikens totalement chamboulés, Christophe Gillet a beau vous caresser de ses riffs pointus et Thierry Sellier faire baguette de velours, vous savez que le pire est à venir. Ne vous fiez pas à Hervé Loison lorsqu'il prend sa voix de clergyman, vous savez que le fléau est programmé et que rien ne l'arrêtera. Et en effet rien ne l'arrêta.

Pour une raison bien simple. C'est que le disque terminé vous appuyez une nouvelle fois sur la touche on. Une parfaite introduction pour ceux qui n'ont jamais participé à un concert des Hot Chickens.

Des malheureux.

Qui ne connaissent rien du monde.

Méritent-ils même de vivre ?

Je préfère ne pas répondre.

Damie Chad.

 

 

15 / 03 / 2018 – PARIS

AU 100 RUE DE CHARENTON

THE PRICE OF THE TICKET

KAREN THORSEN

( 1989 )

 

Voici plusieurs années que nous présentons régulièrement dans KR'TNT ! des livres de James Baldwin, figure indissociable de la lutte des noirs aux Etats-Unis. James Baldwin est mort en France le 01 décembre 1987. Le Comité James Baldwin ne laisse pas passer une si belle occasion de sortir de l'oubli la haute figure de l'écrivain laissée quelque peu en déshérence depuis pratiquement deux décennies en notre pays. La réédition d'une dizaine de ses ouvrages et l'attribution du César du Documentaire 2018 au I'm Not Your Negro de Raoul Peck a suscité un nouvel élan autour de l'auteur de Si Beale Street Pouvait Parler.

Mais ce soir le Comité James Baldwin convie les amateurs de Baldwin à visionner une rareté, le film The Price of the Ticket de Karen Thorsen. Cette œuvre n'aurait jamais dû voir le jour. A l'origine Karen Thorsen devait suivre Baldwin en train d'écrire son dernier roman. Mais la mort s'est glissée au milieu du jeu avant même que la partie proprement dite commençât, et a rendu le projet caduc. Mais les producteurs ne renoncèrent pas, une nouvelle règle fut établie : le film se ferait tout de même, il existait, autant en France qu'aux Etats-Unis, de nombreuses archives d' interviewes du romancier et les témoins de son existence ne demandaient qu'à témoigner... Il était établi que la réalisatrice ne rajouterait aucun mot de son cru sur la bande son. Le film commence sur les obsèques de Baldwin – ce qui donnera à tous les rockers d'entrevoir quelques bribes de Rosetta Tharpe, rappelons que son jeu de guitare n'est pas étranger à la manière d'envisager l'emploi de cet instrument dans le rock'n'roll, en train de chanter... Et puis la narration adopte un cours chronologique des plus classiques.

L'on suit Baldwin pas à pas, l'importance de son beau-père prêcheur intransigeant, la prise de conscience du gamin et de l'adolescent de la chape de misère qui l'emprisonne, lui, sa famille, et toute la nation noire. Baldwin cumule les difficultés, non content de n'être qu'un nègre il est aussi homosexuel et désire devenir écrivain. Comme beaucoup d'artistes noirs il fuira à Paris. Vivra dans la rue, connaîtra la solidarité des milieux les plus pauvres – les maghrébins parisiens qui subissent de la part des français un ostracisme racial qui étrangement l'épargne en tant que noir... Ce sont des années de formation éprouvantes mais c'est dans ce creuset qu'il écrit Va Dire à la Montagne – dynamitage du puritanisme religieux noir - et La Chambre de Giovanni – dynamitage du puritanisme sexuel blanc - qui lui apportent la gloire.

En 1957, il rentre aux Etats-Unis, il pense pouvoir aider à faire progresser la problématique noire. L'espoir soulevé par la Présidence de John Kenedy ne sera qu'un feu de paille. Baldwin est de tous les combats mais après les assassinats de Malcom X et de Martin Luther King, il se doute qu'il est le suivant sur la liste de la CIA... Il retourne en France, continuant la lutte par ses écrits et se faisant un devoir de payer les avocats qui défendent les militants et les dirigeants des Black Panthers. Ses écrits sur la cause noire comme La Prochaine Fois, le Feu se révélant malheureusement prophétiques...

La projection sera suivie d''un débat entre la salle pleine et Eléonore Bassop et Samuel Légitimus qui apportent une quantité impressionnante de précisions sur la vie, l'activisme politique et la réception des écrits de James Baldwin. La discussion s'engage beaucoup plus vivement dès qu'il s'agit de porter un jugement sur l'action politique de Barack Obama en faveur des noirs aux Etats-Unis...

Dans le même ordre d'idée, le fait que l'on ait proposé à Christiane Taubira d'écrire la préface de la réédition chez Folio de La Prochaine fois, le feu me fait doucement rigoler. Quand on a été ministre de la justice d'un gouvernement d'obédience libérale qui s'est comporté fort honteusement et moult ignominieusement quant à l'accueil des immigrés africains et que l'on n'a pas eu le courage de démissionner, il vaudrait mieux avoir la pudeur de se taire et le courage d'assumer la politique à laquelle on a souscrit durant des années.

 

Dans une pièce attenante se tenait une exposition d'œuvres picturales et graphiques en relation avec les combats de James Baldwin et la possibilité de tenir en main et de feuilleter une belle collection d'éditions américaines de l'écrivain, présentée par Sébastien Quagebeur.

Damie Chad.

 

AU PAYS DES FUGUES

SEBASTIEN QUAGEBEUR

( Editions Unicité / 2016 )

 

C'était un livre un peu à part sur la table d'exposition des éditions américaines de James Baldwin. L'est de Sébastien Quagebeur qui présente les ouvrages et qui appartient au Comité James Baldwin. Partant du principe qu'un individu qui parle si bien de Baldwin et si laudativement de Langston Hughes ne peut-être tout-à-fait mauvais, je prends d'office, j'aime les gens passionnés.

Un livre de poésie. Peu de mots. Beaucoup de déchirures. A l'image de notre monde. Qui vole en éclats. Si dispersés qu'il est difficile de se voir en son miroir brisé. Alors on se rattrape aux petites branches, celle des vocables arrachés aux journaux et à des lambeaux de photos de magazines. L'art du collage tient autant du test de Rorschach que des bâtonnets du Yi-King. Vous jetez le sperme du hasard et vous retrouvez la structure de votre ADN. Tout est question de projection. Les bouts de papier dans le chapeau mou de Dada, et la flamboyance expressionniste des motifs de papiers peints isolés.

N'empêche que chez Sébastien Quagebeur le texte prédomine. Vous saute au visage dès que vous ouvrez le livre, à n'importe quel endroit. La parole vous happe, les flashs iconiques sont derrière, comme un fond de poubelles renversées. Peut-être une manière d'indiquer que la fleur de la poésie pousse sur le fumier de l'univers. S'agit aussi de dresser des barricades de papier face à la fureur du monde. Lorsque tout est détruit, ne reste que l'appel à l'émergence de la révolte. La critique acerbe ne suffit plus. Ne reste plus que le nom des poètes, Prévert, Césaire, et tous les autres qui ne sont pas nommés, à brandir comme des boucliers dérisoires qui se révèleront un jour être têtes de Gorgone protectrices. Car la poésie est l'ultime rempart.

Le livre fonctionne à la manière d'un kaléidoscope. Vous êtes le périscope qui de loin en loin reconnaît une image, amie ou ennemie, mais il suffit de tourner rapidement les pages pour que la confusion gouverne votre esprit. C'est alors que vous vous raccrochez aux mots comme le naufragé à une épave. Sans doute avez-vous tort, ne tentez pas de mettre de l'ordre dans le désordre. Les poèmes visuels ne sont pas des messages, juste des contre-ordres à la marche du monde. Sébastien Quagebeur les a éparpillés comme rochers affleurants, et vous zigzaguez sautant de l'un à l'autre, sans vous doutez qu'à chaque fois vous enjambez l'abîme du non-sens. Vous traversez le brasier en vous réfugiant dans le feu d'artifice qui étincelle comme un bombardement de neutrons.

Parfois il vous en met plein les yeux. Fini le blanc et noir de la reproduction économique, Quagebur vous initie à la magie des couleurs. Existe-t-il une chromancie qui reflèterait d'une manière plus subtile l'interprétation de l'âme du poète ? Rimbaud et ses voyelles colorées viendront-il à votre secours ? Dans ce monde n'espérez que l'espoir.

Le lecteur curieux – il en existe encore, peu je vous l'accorde – qui aime en venir droit au but demandera – c'est bien connu, les plus curieux sont les plus naïfs qui croient au sens caché des choses – mais de quoi parle ce livre en fin de compte ? Elémentaire cher Watson, pour le savoir contentez-vous de vous pencher par la fenêtre. Cela ne vous en dira pas plus que ce que vous voyez. Il est sûr qu'il n'y a pas pire aveugle que celui qui se cache les yeux. Alors je vais vous répondre : il parle de la nature de la poésie. Un animal difficile à saisir. C'est pour cela qu'il a ajouté des images aux mots. Parfois un dessin vaut mieux qu'un long discours.

Ça volette de tous les côtés dans cet imagier pour adultes. Vous avez vraisemblablement entendu parler des battements d'ailes du papillon et de la théorie des catastrophes.

Devrais-je en conclure que le monde court à la catastrophe ?

Pas exactement, la catastrophe c'est vous. Voilà, maintenant vous savez, dites merci à Sébastien Quagebeur, car un lecteur averti en vaut deux.

Damie Chad.