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12/04/2018

KR'TNT ! 370 : MARK LANEGAN / CRYSTAL & RUNNIN' WILLD / HIGELIN / JOHNNY HALLYDAY

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 370

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

19 / 04 / 2018

 TEXTE + PHOTOS SUR  :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

ATTENTION CETTE LIVRAISON 370 PARAÎT AVEC QUELQUES JOURS D'AVANCE / POUR VEILLER A L'HARMONIE DU MONDE ET NE PAS NUIRE A SON EQUILBRE PRECAIRE LA LIVRAISON 371 PARAÎTRA AVEC QUELQUES JOURS DE RETARD / SURTOUT NE FAITES PAS L'IMPASSE SUR LA LIVRAISON 369 / PLUS QU'UN CRIME CE SERAIT UN MANQUEMENT AU ROCK'N'ROLL !

 

MARK LANEGAN / CRYSTAL & RUNNIN' WILD

HIGELIN / JOHNNY HALLYDAY

 

Lanegan à tous les coups - Part Two

 

Mark Lanegan vient de faire paraître un recueil de textes intitulé I Am The Wolf. Lyrics & Writings. Il y présente chacun de ses albums solo de façon très sommaire : une courte introduction suivie des paroles des chansons. Il suit le modèle de Go Tell The Mountain, recueil de textes et de paroles de chansons jadis édité par son ami et mentor Jeffrey Lee Pierce.

De façon très elliptique, il situe le contexte dans lequel fut enregistré chacun de ses albums et d’une certaine façon, l’ouvrage le rapproche d’une élite, celle des grands écrivains de la rock culture : Dylan, Dickinson, Ray Davies ou encore Nick Kent.

Lanegan : «Ce livre est un recueil de paroles de chansons. Quand j’étais gosse, les livres, les disques et les films m’ont sauvé la peau, mais je ne pensais pas qu’un jour je jouerais de la musique ou j’écrirais. Dans ma vie, les choses se sont toujours présentées accidentellement et c’est en voulant les changer que je suis devenu créatif. La raison pour laquelle j’ai servi de l’essence à Texaco, j’ai nettoyé les chiottes, j’ai lavé la vaisselle et servi le breakfast dans des relais d’autoroutes, revendu de l’électro-ménager, fait des déménagements et repeint des maisons, vendu des drogues et pris des drogues, voulu travailler dans un cirque ou m’engager dans l’armée, bu régulièrement jusqu’au coma éthylique et cherché la bagarre dans des bars, vécu d’innombrables relations sentimentales foutues d’avance et volé des tas de choses pour les revendre, sauté sur toutes les occasions de baiser et adopté un comportement bizarre, que ce soit en public ou en privé, eh bien, quand je suis entré dans un groupe, c’était pour la même raison : l’occasion s’est présentée et j’ai dit oui. Et j’ai appris comme j’ai pu à devenir chanteur. Je ne suis pas plus doué qu’un autre. J’ai eu beaucoup de chance.»

Fantastique self-portrait. On se plaignait de l’absence de littérature sur Lanegan et les Screaming Trees. Maintenant, nous avons ce qu’il faut.

Il fait une poignante présentation de The Winding Street, premier album solo paru en 1990. «Le titre de l’album sort de ce que disait Maya Angelou dans une émission de télé sur PBS et les chansons sont inspirées par ce que je vivais à l’époque : problèmes relationnels, pas de blé, alcool, dépression, came, et tout le reste. C’était parfois sérieux, parfois comique. Le climat pluvieux de Seattle n’arrangeait rien, je songeais aussi à la mort et à l’imminence de la fin du monde. Je tirais alors mes influences musicales d’un amour inconditionnel du blues et du style introspectif et poétique de gens comme Leonard Cohen, John Cale, Jeffrey Lee Pierce, Falling James Moreland, Ian Curtis, Nick Cave et de héros locaux de Portland, Oregon, Chris Newman et Greg Sage.» On trouve sur cet album une très belle reprise du fameux «Where Did You Sleep Last Night» de Leadbelly. L’autre grand pote de Lanegan, Kurt Cobain, y joue de la guitare. C’est une version trashy assez miraculeuse. Ils transforment ça en enfer sonique et Lanegan hurle sa foi en Lead. Quel coup de génie ! Tout aussi fascinant, voilà «Juarez» - Turn the TV on/ Give me another blowjob before I’m on the nod/ Say you’ll always love me/ And never do me no harm - C’est une ode à la désespérance (Allume la télé, taille-moi encore une pipe avant que je m’endorme, dis-moi que tu m’aimeras toujours et que tu ne me feras jamais de mal). Avec «Museum», Lanegan nous entraîne dans le néant de nowhereland, c’est de la pop des cavernes, mais dans son dénuement, cet homme extraordinaire conserve sa dignité de dandy. On retrouve des dynamiques de Screaming Trees dans «Down In The Dark», mais ça reste très succinct - Baby you’re gonna die someday - On sent que cet album refuse obstinément d’avouer sa défaite. Lanegan ne veut pas s’incliner devant la raison.

«J’écoutais Astral Weeks de Van Morrison du matin au soir et un jour j’eus une révélation : je voulais faite un album plus expansif que The Winding Sheet. Je voulais créer quelque chose de singulier, un monde à part entière. Au même moment, une amie me donna à lire Blood Meridian de Cormac McCarthy et son imagerie me frappa. McCarthy et Morrison furent donc les deux sources d’inspiration de Whiskey For The Holy Ghost. On trouve sur cet album un coup de génie intitulé «Borracho». Lanegan y descend sous le boisseau pour murmurer des choses terribles du genre trouble comes in slowly. Et il fait sa chute de couplet avec un I need some more room to breathe. C’est épais, tragique et grandiose à la fois - Here comes the devil prowling around - Le guitariste s’appelle Mike Johnson. Lanegan plonge dans les affres de la rédemption - L’m sorry for what I’ve done/ Lord it’s me that knows what it costs - Il n’existe rien d’aussi poussé dans l’âpre exercice de la véracité. On trouve d’autres merveilles sur cet album, comme par exemple «Riptide Nightingale», où il annonce qu’il va chialer - I’m gonna cry now - C’est l’expression du désespoir ultime, ou encore «El Sol», magnifique balladif visité par des relents de Mary Chain - Waiting for some warmth and coming down - Il va aussi chercher «Dead On You» au plus profond de son désespoir. Tout est irrémédiablement doomé sur cet album, ce qui fait sa grandeur.

Il choisit d’évoquer la fin d’une relation sentimentale pour présenter Scraps At Midnight, paru en 1998 : «Elle roula des yeux et dit : ‘Toujours un voile, jamais une lumière’, alors que je rentrais défoncé, et peu de temps après, une autre love story finissait à la poubelle.»

Lanegan précise que «Last One In The World» ne concerne pas la mort de Kurt Cobain comme on l’a dit, mais celle de son ami Layne Staley. Cette chanson lui est dédiée. Et il ajoute : «Je les aimais tous les eux, Kurt comme un petit frère et Layne comme un jumeau.» On aimerait avoir Lanegan comme ami, car «Last One In The World» est d’une beauté mirifique. Ça sonne d’entrée comme un hit confraternel chaud et langoureux et pour ne rien arranger, c’est une authentique merveille mélodique - Goodbye my friend/ I hate to see you go - Il faut le voir poser sa prosologie sur la mélodie, avec tous ces petits décalages qui en font la saveur - I hear you cry/ But let’s not waste this night/ The last one in the world - C’est tellement beau qu’on y revient plusieurs fois de suite. Le guitariste Mike Johnson fait des miracles sur cet album, notamment sur «Stay». Il intervient sur le tard avec du phrasé enluminé et il finit «Hospital Rool Call» au psyché en sous-main. Le «Wheels» qui ouvre le bal de la B en épatera plus d’un. J. Mascis et Tad Doyle sont de la partie. Lanegan nous embarque dans un slow groove aussi fascinant que celui du «Cowboy Movie» de Croz - Go my love on your way/ To bigger and bright better days - On s’enivre de la musique des mots. Chez Lanegan, ça monte directement au cerveau - Just running round catching ‘em/ Whichever way they fall - Rien d’aussi musical. Il finit cet album somptueux (un de plus) avec un «Because Of This» digne des grandes heures des Trees. On a le même son et la même volonté de démesure orientaliste. Quel fantastique retour aux sources ! Ces mecs renouent avec la puissance du gros Conner.

I’ll Take Care Of You est un bel album de covers. Il démarre avec le «Carry Home» de Jeffrey Lee Pierce. Pas de meilleure introduction, le cut sonne comme un classique impérissable, hanté et hanteur à la fois, beau et comme en déclin, joliment claqué à coups d’acou. Il tape ensuite dans la belle Soul de Brook Benton avec «I’ll Take Care Of You», puis dans Tim Hardin avec «Shiloh Town». Lanegan a du goût, mais du goût américain. Il rend aussi hommage à Fred Neil avec «Badi-Da» et la magie opère. Voilà une merveille éraillée sortie du paradis perdu. Appelons ça l’extrême onction du génie incarné. Lanegan fend l’âme des contrechants d’ombilic. Et puis on tombe sur le pot aux roses : une version somptueuse de «Consider Me», vieux hit composé par Booker T. Jones et Eddie Floyd. Idéal pour un king of scum comme Lanegan. Il le chante à contre-courant au darling darling please consider me. C’est l’un de ses plus gros coups de Jarnac, il monte au yeah they’ll understand et il redescend au darling darling. Ce mec est un diable - So you gotta have a man - et il ajoute, déchirant - I don’t want to be left on the outside babe/ Please consider me - Pour ne pas rester seul, il descend dans des sous-couches inimaginables. Il termine cet album terrible avec le «Boogie Boogie» de Tim Rose. Il n’y a que les Américains pour aller taper dans les deux Tim, Rose et Hardin. C’est un autre monde et un autre beat.

Lanegan considère Field Songs comme l’un de ses meilleurs albums, and it contains some of my favorite songs. Il cite «Don’t Forget Me» qui effectivement marque la mémoire au fer rouge. C’est un heavy groove de génie chanté à l’énergie du désespoir, une espèce de mambo transversal chanté à l’aune de la voyoucratie. Lanegan dit avoir pompé une Israeli folk song et il ajoute que ses fans l’ont tout de suite vu. Lanegan en fait un fabuleux rumble de classe suburbaine. «One Way Street» fait aussi partie de ses chansons favorites. On a là un admirable balladif ravagé et fabuleusement mélodique qui entre sous la peau. Il règne dans cette latence un beau relent d’insistance. Avec Lanegan tout est cousu, c’est ça le drame. Il précise que «Kimono’s Dream House» fut un cadeau from my favourite singer, friend and mentor Jeffrey Lee Pierce. He gave me the music and half the lyrics and said ‘Finish it’. Avec cette merveille, Lanegan nous transporte dans un monde suspendu, ailleurs. Somewhere. Admirable. Ce beau diable transforme le cadeau de Jeffrey Lee en coup de génie harmonique. Il fait une approche ultra-fine de so many things. C’est d’une beauté moderne qui dépasse l’entendement. Tout est si beau sur cet album qu’il en devient surréaliste et suprêmement éloigné des contingences. Avec «Phill Hill Serenade», il crée une sorte d’événement, rien qu’au chant. Il prend sa Serenade en crabe, il chante à la pointe de feeling, c’est nappé d’orgue, comme suspendu. «Low» sonne comme un balladif biblique. Il y a là-dedans quelque chose d’élégiaque qui nous dépasse. Tout aussi beau, voilà «Blues For D», une sorte de blues des catacombes. Il va bien au-delà de toutes les expectatives. On reste dans la série des fabuleux balladifs avec «She Done Too Much». Il travaille la moelle de son balladif au baryton des morts vivants et c’est encore une fois d’une beauté qui force l’admiration. Il termine avec «Fix». S’il est un mec sur cette terre qui peu chanter le fix, c’est bien lui. Il est plus aléatoire que Lou Reed, mais il reste infiniment crédible. C’est du fix digne des Spacemen 3, bienvenue au club du heavy rush - Gonna drive that Terraplane across a frozen ocean.

Dans son livre, Lanegan raconte qu’il avait des ampoules au sang quand il est arrivé à Houston - I had come down to Houston at a time of intense heat and extremely high humidity, avec des bottes de biker trop grandes aux pieds et pas un rond pour en acheter d’autres - Lanegan raconte qu’au départ, il s’agissait de démos, mais c’est devenu un vrai album. C’est John Langford qui dessine la pochette de Houston Publishing Demos. Il faut absolument se jeter sur cet album, ne serait-ce que pour ce coup de génie intitulé «No Cross». Il s’agit là d’une extravaganza d’Americana de wild frontier, mais avec le groan du chercheur d’or - Play some rock & roll dead show - Pur génie de singalong. Dans «When It’s In You (Metemphetamine Blues)», Lanegan fait rimer blues avec lose. Belle rime de loser et bien sûr, c’est tartiné aux guitares psyché. On se régalera aussi du mighty «I’ll Go Where You Send Me», un balladif rebondi et somptueux, orchestré à la tension du désespoir et swingué au beurre. En B, on tombe sur «Blind», un heavy balladif sépulcral, typical Lanegan - Will there be another day - Et avec «Halcyon Daze», il n’en peut plus - I need somebody like you/ I’m on my own and tired/ It’s true - Encore une rime sublime, you and true. C’est avec «Nothing Much To Mention» qu’on voit à quel point Lanegan est d’abord un écrivain. On parle ici de littérature - They say that love can make you weep/ But make you very glad as well/ But all I think of love is sleep/ I’d say I’m sorry but what the hell/ You’ve heard it all too many times/ No long goodbyes (On dit que l’amour peut faire pleurer/ Mais aussi te rendre heureux/ Je pense que l’amour endort/ Désolé mais que veux-tu/ Tu as déjà entendu ça trop souvent/ Pas la peine d’en rajouter) - Il termine avec «Way To Tomorrow», sans doute le cut le plus désespéré de toute l’histoire du rock - a song I wrote and recorded my last night in town upon receiving the devastating news that Layne Staley had died.

Lanegan rassemble Here Comes That Weird Chill et Bubblegum dans un même chapitre. Attention, ce sont deux albums assez explosifs. Il raconte l’histoire de «Bombed» qui se trouve sur Bubblegum, une chanson spontanée qu’il venait d’écrire et d’enregistrer. Il mit Wendy Rae Fowler, my soon-to-be-ex-wife, devant un micro et la fit chanter. Il obtint un résultat qui lui rappelait Royal Trux, a band I liked. «Quand je lui ai dit que j’allais conserver la première prise, ça ne lui plaisait pas, mais ce n’était rien comparé à tout ce que je lui avais fait qui ne lui plaisait pas.» On vit Lanegan chanter ces cuts déments sur scène à Paris, en 2004, sous le lustre rococo du Nouveau Casino. Encadré de gens couverts de tatouages, Lanegan s’arrima à son pied de micro pour chanter dans une semi-obscurité soigneusement aménagée. Tous les musiciens étaient éclairés, sauf lui. On sentait l’homme sorti indemne d’un tourbillon de délinquance, de drogues et d’excès en tous genres. Il portait fièrement le poids de vingt ans de débauche et un T-shirt noir marqué «Carhartt». On voyait son buste dodeliner sur le beat et ses jambes extraordinairement massives rester campées au sol. On entendait l’immense growl sourdre des profondeurs de sa poitrine de superstar. À sa droite, le guitariste hellacoptérisé jouait avec ses longs doigts tatoués des arpèges maléfiques sur sa strato ivoire. En jouant «Sideways in Reverse», ils devenaient encore plus stoogiens que les Stooges. Avec ses cheveux mi-longs et sa barbe fournie, l’autre guitariste ressemblait étrangement à Charlie Manson. Il y avait aussi du Raspoutine en lui. Il prenait des solos effrayants de barbarie et jouait en se réaccordant. Ce barbu tétanisant était autant anti-frimeur que Lanegan était anti-superstar. Il alignait des balladifs somptueux comme «One Hundred Days» et «Morning Glory Wine» et duettait avec Sally Graham sur l’infernal «Hit the City». Il atteignait au génie avec «Wish You Well» et termina le set en apothéose avec «Methamphetamine Blues».

On retrouve «Methamphetamine Blues» sur les deux albums, Weird Chill et Bubblegum. Monté sur le beat des squelettes, ou si vous préférez, le beat des forges primitives, ce cut incarne l’idéal du rock moderne, avec un son et une voix de rêve. Lanegan y sublime l’essence de la malédiction. L’autre coup de génie du mini-album Weird Chill est cette stupéfiante reprise du «Clear Spot» de Captain Beefheart, considéré à juste titre comme l’un des summums de l’intapable. Sauf par Lanegan. C’est le clin d’œil d’un géant à un autre géant, indubitable croc-en-jambes. Non seulement il faut savoir le jouer et le chanter, mais il faut surtout savoir le hanter. Avec «Message To Mine», Lanegan se met en position de perdition et se fond dans un heavy groove de type Screaming Trees. L’un de ses pouvoirs occultes consiste à tortiller les consonances. Il revient au groove des catacombes avec l’admirable «Skeletal History». C’est extraordinairement macabre. Et il revient à la beauté universelle avec «Wish You Well». Il semble parfois que ce démon ne chante que des chansons définitives. Il chante le limon du fleuve, le sel de la terre, l’aube du jour, il étend les bras et embrasse la création du monde, il veille sur le rock, son royaume, du haut des montagnes. S’il est un homme sur cette terre qui se rapproche de l’idée qu’on se faisait des dieux dans l’antiquité, c’est bien Lanegan.

Il raconte qu’il enregistra les morceaux des deux albums entre deux concerts avec les Queens Of The Stone Age, dont il était l’auxiliary singer. Il atteignait un nouveau pic dans ce qu’il appelle le out of my mind et pendant des mois, il essaya de compléter un album, but as usual, my own insanity would not allow it. Et donc, au bout de quelques mois, il se retrouva avec de quoi remplir deux albums. L’infernal «Hit The City» se trouve sur Bubblegum. La pauvre PJ Harvey vient duetter et malheureusement, elle sonne un peu creux. Josh Homme joue l’effarant drive de basse. Quand on croise un son intéressant, en général, Homme n’est pas loin. L’autre grand hit séculaire de Lanegan s’appelle «One Hundred Days». Beau et languide, il s’étend jusqu’à l’horizon chimérique. Dans le très stoogien «Sideways In Reverse», l’ex Burning Brides Dimitri Coats fait des siennes. Lanegan rend hommage à Litlle Willie John avec la poignant «Like Little Willie John» et il repasse au balladif de classe intercontinentale avec «Morning Glory Wine». On assiste là un à phénomène d’élongation radieuse. Tiens encore un hit, «Driving Death Valley Blues», véritable télescopage de violence sonique. Lanegan sait tremper sa frite, c’est complètement saturé de guitares congestionnées et monté au beat puissant d’une armé qui marche sur l’ennemi - Don’t let me go gold turkey.

Avec Blues Funeral, Lanegan semble entrer dans une période plus classique. «In the aftermath of a near death experience, music no longer had any effect on me.» Voilà comment il situe le contexte de cet album qui n’a de floral que la pochette. Puis il retrouve l’envie d’enregistrer. «If forced to choose one of my albums to play live, this would be it.» C’est d’ailleurs ce qu’il fait puisqu’on retrouve dans son set l’effarant «Gravedigger’s Song» - With piranha teeth/ I’ve been dreaming of you - un cut tendu à l’extrême et chargé d’haleine, avec quatre vers en français - Tout est noir mon amour/ Tout est blanc/ Je t’aime mon amour/Comme j’aime la nuit - Sa voix tremble d’horreur psychotique. Quel coup de so sweet ! Lanegan rappelle que le titre de l’album est un hommage au grand T.S. McPhee et aux Groundhogs et que son overall sound est le reflet de son krautrock listening habit. Il indique aussi que «Riot In My House» est inspiré par les Leather Nuns. Magnifique déflagration, c’est à la fois métallique et guerrier. On ne fera jamais mieux que ce coup de get up on the floor, d’autant qu’il a derrière lui les pires guitares du monde. Il rallume la chaudière à chaque couplet. Il faut avoir vu ça au moins une fois dans sa vie. Du vrai rock de squelettes ! Même son que «Methamphetamine Blues», c’est du stomp de clavicules rouillées dans lequel serpentent des guitares psyché - Chaos is blossoming/ Run and hide little mouse - Comme l’indique le titre, «Bleeding Muddy Water» bascule dans le funéraire - You are the bullet/ You are the gun - Et avec «Ode To Sad Disco», il enfante le diskö kraut, sur fond de révolution industrielle, c’est à la fois grandiloquent et sensible, heavy et divin, et des vents venus des Screaming Trees s’engouffrent dans les ouvertures - I get down on my knees - Il y atteint des sommets. Il bourre de chœurs son «Quiver Syndrome». Lanegan chante ça au pire des possibilités et une fantastique architecture de rock s’élève sur des accords fiables. Eh oui, ce sont bien les chœurs de «Sympathy For The Devil» qu’on entend. Sacré clin d’œil. Il monte encore d’un cran dans l’impossible avec «Harborview Hospital», la chanson de l’observance. Pop de rêve - They’re sinking, they’re sinking/ Into the ocean beautifull and still - Et il implore, il faut voir comme, oh sister of mercy. Il nous emmène dans la mythologie des pirates avec «Levianthan» - Skeleton high in the trees - et il tape «Deep Black Vanishing Train» au baryton ferroviaire. C’est un album très lourd de conséquences.

Nouvel album de reprises avec Imitations. On ne peut parler que d’album magique. Avec «She’s Gone», Lanegan transpose Josepk Kosma au pied des Appalaches. Le chant échappe aux ténèbres humides du baryton pour s’élever dans une aurore boréale digne des visions d’Edgar Burne-Jones. Puis il swingue «Deepest Shade», une compo de Greg Dulli, dans l’épaisse terreur urbaine. Il rend plus loin hommage à Nick Cave avec «Brompton Oratory». Envoûtement garanti. Une trompette s’épanche dans le crépuscule des dieux et de fantastiques ambiances se trament autour du vieux corbac. Lanegan revient inlassablement au rivage, comme la marée. En B, il tape dans le dur du mythe avec «Mack The Knife», l’un des classiques de Kurt Weil. Lanegan se met à swinguer l’Opera de 4’ Sous, c’est un exploit mythologique - Someone smoking round the corner/ Is that someone Mack the Knife ? - et l’«I’m Not The Loving Kind» de John Cale qu’il reprend à la suite pourrait très bien sortir de Paris 1919, tellement ça rayonne de beauté. Il termine avec un clin d’œil à Gérard Manset («Élégie Funèbre») et à Yves Montand avec «Autumn Leaves». Comme Iggy qui lui aussi a mis les doigts dans ce pot de confiture, il s’en sort avec tous les honneurs.

Pas grand chose à dire de Black Pudding qu’il enregistre avec Duke Garwood. On s’y ennuie un peu. La guitare de Garwood se perd dans le désert. On croirait entendre Ali Farka Touré. Lanegan parle de Jésus. On tombe plus loin sur un «Mescalito» tapé au beat machine. Lanegan y parle bien sûr de sorrow. Les chansons, comme l’album, sonnent comme des causes perdues. À force de dénuement, «Death Rides A White Horse» paraît beau et avec «Cold Molly», Lanegan se livre à un fantastique exercice de cold cold style. Il nous boppe son cold et avance en crabe sur une plage de sable noir.

Pour présenter Phantom Radio, Lanegan indique qu’il a beaucoup évolué et qu’au lieu de bâtir the bare bones of what I’m able to, I now make music that is much more in tune with what I myself like lisning to - Il nous met en phase avec ce qu’il aime écouter. Parmi ses influences, il re-cite le krautrock, les Leather Nuns et les groupes anglais sur Factory Records. Une belle énormité nommée «Seventh Day» se niche sur l’album. Il y renoue avec le beat des squelettes de Methamphetamine. C’est à la fois insidieux et sacrément inquiétant. Ça sent bon la gargouille adipeuse à la Jerome Bosh. Dans «Judgement Time», il indique que l’heure va bientôt sonner et son «Floor Of The Ocean» sonne comme du Richard Hawley. Mais on sent bien que Lanegan peine à retrouver le chemin du firmament. Son «Torn Red Heart» sonne comme du Mary Chain. Les influences se croisent dans le néant des catacombes. Il dit «Death Trip To Tulsa» influencé par les Leather Nuns. Voilà un cut chargé de tout le pathos habituel, lourd, beau et sans avenir, à l’image du corps humain lui aussi destiné à pourrir dans un trou.

Et pour présenter son dernier album, Gargoyle, il se limite à quelques lignes pour dire qu’il a pris du plaisir à écrire certains cuts plus légers et notamment «Old Swan» qui est complètement débarrassé de toute darkness, which might be a first for me - Queen of the world/ Take me in your arms/ Let me live again/ Clean - Poignant et très beau, mais aussi altéré et fané, mais si vivant sous la vieille peau du beat. Le hit de l’album s’appelle «Beehive», une powerhouse digne du temps des Screaming Trees. Wow, cette façon qu’il a de cracher - Honey just gets me stoned where I’m living - Il chante «Emperor» avec de faux accents de Bowie dans l’atmosphère cordiale d’une fête au village. Fantastique ouverture d’abîme que ce «Drunk On Destruction» - Death is my due - Il se sent partir dans un remugle d’arpèges et de la la la démoniaques. Et puis, voilà «Death Head Tattoo», cut d’ouverture du bal sur scène et sur disque, avec son ambiance de loaded gun et de golden sun. Lanegan y travaille ses visions de pendu - Man on the gallows swing - et de creatures walking through the weeds. Encore une sorte de hit avec «Nocturne», monté sur un heavy beat et theâtre d’une poésie macabre atrocement belle. Il nous plonge dans son univers avec une aisance désarmante. Et quand on tombe sur «Sister», on réalise que Lanegan est le seul rocker au monde à savoir twister ses râles d’agonie. Il en fait un art.

Ça devait se passer au Trabendo. Après le concert, Lanegan vendait ses bootlegs. Oh pas bien cher. Blues Funeral enregistré à Mexico City en 2012 devait coûter un billet de vingt. On y retrouve les versions live des cuts de l’album du même nom, tous les morceaux qu’on peut entendre encore aujourd’hui quand on le voit sur scène. Dès «Gravedigger’s Song» l’empire du mal qui fait du bien s’étend par delà les frontières du réel. Il existe dans cette musique une pression et une tension uniques au monde. Par son côté lancinant, «Bleeding Muddy Water» sonne vraiment comme un classique de Leadbelly et «Riot In My House» comme un hit planétaire, car c’est joué au psyché dévorant. «Ode To Sad Disco» est chargé de toute la démesure de la chute de l’Ange et résonne du beat des cavernes. Et quand en B, on tombe sur «Quiver Syndrome», on prend toute la démesure laneganienne en pleine gueule. C’est une véritable dégelée de psyché, ces cuts déjà très puissants prennent sur scène une autre allure, c’est littéralement chauffé à blanc et des chœurs couronnent le tout. «Harborview Hospital» sonne aussi comme un hit monstrueux, toute la mélancolie du monde semble s’y concentrer, c’est comme porté par la voix d’un ogre renfrogné. Il termine ce set faramineux avec «Tiny Grain of Truth», un heavy doom qui nous plonge aussitôt dans l’entonnoir d’Edgar Poe, c’est psyché dans l’essence de l’indécence, ça coule comme une lave dyslexique, une marée du siècle inversée, à l’image du gâchis mercurial des années de tempérance.

Un autre live vaut le détour. Intitulé Julia, il fut enregistré à Bruxelles en 2010. Les cuts qui sortent de Field Songs («One Way Street» et «No Easy Action») restent des grosses poissecailles, même si Lanegan qui est seul sur scène gratte quatre fois trop d’accords. Mais il chante si bien à l’agonie qu’on lui pardonne tout, surtout dans «Don’t Forget Me». Il gratte les accords de Gloria pour rejouer «Where The Twain Shall Meet». Joli son d’acou, du coup. Un blues macabre comme «Resurrection Blues» prend ici une dimension hors normes. C’est d’une beauté qui donne le frisson, du type de ceux qu’on éprouve la nuit au contact d’une pierre tombale. Il termine avec une histoire de pendu, «Hanging Tree» et un corps qui se balance, swinging in the breeze - c’est tendu à se rompre - in the summer sun.

Signé : Cazengler, Lanegland

Mark Lanegan. The Winding Street. Sub Pop 1990

Mark Lanegan. Whiskey For The Holy Ghost. Sub Pop 1993

Mark Lanegan. Scraps At Midnight. Sub Pop 1998

Mark Lanegan. I’ll Take Care Of You. Sub Pop 1999

Mark Lanegan. Field Songs. Sub Pop 2001

Mark Lanegan. Houston (Publishing Demos 2002). Ipecac Recordings 2015

Mark Lanegan Band. Here Comes That Weird Chill. Beggars Banquet 2004

Mark Lanegan Band. Bubblegum. Beggars Banquet 2004

Mark Lanegan Band. Blues Funeral. 4AD 2012

Mark Lanegan Band. Play Blues Funeral, Mexico City, Plaza Condesa, 9/4/2012

Mark Lanegan. Julia. Music Portrait LTD 2012

Mark Lanegan. Imitations. Vagrant Records 2013

Mark Lanegan & Duke Garwood. Black Pudding. Ipecac Recordings 2013

Mark Lanegan Band. Phantom Radio. Heavenly 2014

Mark Lanegan Band. Gargoyle. Heavenly 2017

Mark Lanegan. I Am The Wolf. Lyrics & Writings. Da Capo Press 2017

 

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

ALREADY DAMNED / DO YOU MISS ME LIKE I DO

( Rythm Bomb Records / RBR-45-27 )

( 2016 )

 

Crystal Dawn : Vocal / Patrick Ouchene : Guitar / Johnny Trash : Drums & Vocal / Bart Crauwels : Upright Bass /

 

Faut que je fasse attention, un fusil à chevrotines à portée de la main, sans quoi Vince Rogers, amateurs des collections de poche fantastiques sur lesquelles une super vamp essaie d'échapper à un monstre visqueux issu des profondeurs marines, ou à des créatures à carapaces tentaculaires venues de planètes inconnues, me subtilisera la pochette aussi sûr que deux + deux = quatre. Bon Vince, je t'aime bien, on partage, je te refile l'araignée géante et je garde la poupée terrifiée.

 

Already Damned : évidemment ça ne pouvait que mal commencer, une guitare qui sonne comme des coups de feu dans une fête foraine, une batterie qui joue aux auto-scooters avec votre corps, et une contrebasse qui claque comme un micro assourdissant qui t'annonce que t'as gagné le gros lot. Pour une fois, c'est la vérité vraie, voici Crystal qui s'amuse à t'éclater la cervelle à coups de revolver. Elle en crie de bonheur et entre deux balles vocales de la belle tu pries le Seigneur pour qu'elle recommence. Do you miss me like I do : ouf ! l'on change de registre, mais ça remue tout autant qu'un bal perdu au fond des Appalaches. Ambiance country, retirons-nous, laissons les amoureux Johnny Trash et Crystal régler leur petit compte entre eux, ne vaut mieux pas s'en mêler, l'on risquerait d'être de trop, faisons semblant de nous intéresser au violoneux Patrick Ouchene qui maltraite sa guitare, car les deux autres sont emportés dans une gigue étourdissante.

 

Tu vois Vince, les filles c'est difficile à comprendre, qu'elles soient du genre humain ou animal, regarde maintenant, elles font joujou toutes les deux !

 

Un 45 tours. Non, un collector.

Damie Chad.

 

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

( Backline 007 )

Crytal Dawn : Vocal / Patrick Ouchene : Guitar / Johnny Trash : Drums & Vocal )

 

Deadly dead : ah cette intro de guitare, pour un peu l'on n'écouterait qu'elle. Funeste erreur, car après c'est aussi bon, et même mieux, la voix d'airain de Crystal, un sortilège mélodramatique en soi, entrecoupé de ponts musicaux en orichalque le plus pur, l'on devrait voter une loi pour interdire à de telles merveilles de se terminer, splendide de bout en bout. I'm so lonely : c'est si beau que l'on souhaiterait qu'elle reste solitaire toute sa vie, le combo derrière fait tout ce qu'il faut pour que sa situation ne change pas, épouse les inflexions sinueuses de sa voix, ça swingue comme une Peggy Lee qui aurait mis un peu de southern country comfort dans sa voix, ce qui provoque deux poussées de fièvre non négligeables, c'est beau comme quand Yseult pleure sur le cadavre de Tristan. Rock boppin' baby : bon, entre nous elle s'est consolée assez vite la damoiselle, faut l'entendre susurrer comme elle est bien quand son baby s'occupe d'elle, plein de tendresse mutine et de câlins inquisiteurs, derrière les musicos balancent comme un grand orchestre de swing, pas de cuivre pour accompagner les caresses, juste des frottis de contrebasse et des explosions contenues de guitare. Inflexions vocales infectieuses. Free the demons : encore plus beau, les échos d'une guitare qui pleure dans le lointain, et la voix de Crystal comme un cactus solitaire dans le désert, Johnny Trash en contre-chant, une ballade pour les âmes perdues désolées d'avoir été exilées des fournaises de l'enfer. L'homme à la moto : et paf, un Piaf. Non pas un moineau maigriot qui n'a pas mangé un grain de blé depuis huit jours. La voix comme un aigle qui a quitté le dos du blouson pour s'envoler très haut dans le ciel et se jouer de la tempête comme l'albatros de Baudelaire. Les musicos pratiquement en sourdine, prêtez l'oreille pour voir la marchandise précieuse qu'il vous passent en douce sous le nez des douaniers. Mais Crystal souveraine monopolise votre attention. The good is gone : retour à la grande mélodie western, la chevauchée des instruments au galop, mais la voix devant sur l'encolure, parfum de vengeance future, nostalgie d'un passé révolu, mais la fureur du présent avant tout. Aussi beau et impitoyable qu'un John Ford.

 

Ce n'est pas un disque, mais un condensé phantasmé d'Amérique. Un film en kinorama. Toute l'américana en six titres. Country + jazz = rock'n'roll. Encore faut-il avoir une voix qui soit capable de réaliser ce mélange explosif des plus instables. Certains n'y réussissent pas au bout d'une longue vie. Crystal vous en griffonne la formule les yeux fermés, ensuite elle vous montre comment l'on fait. Six titres lui suffisent pour sa démonstration. Eblouissante. N'essayez pas d'imiter, vous manquera l'essentiel. Platon qui a réfléchi à la question n'a pas trouvé la solution. S'en est tiré en affirmant que c'étaient les Dieux qui vous refilait le don. Comme c'est bête, ils ont pensé à Crystal Dawn mais pas à vous. J'avoue que c'est râlant. Mais quand on entend le résultat on se dit qu'ils ont fait le bon choix.

Damie Chad.

 

CRYSTAL & RUNNIN' WILD

GOOD TASTE IN BAD FRIENDS

( 2014 / Rhythm Bomb Records / RBR 5810 )

 

Crystal Dawn : lead vocal / Johnny Trash : drum, vocals / Patrick Ouchene : guitar, vocal / Lenn Dauphin : upright bass.

Tom Beardslee : lap steel guitar, dobro, vocals / David Prince : trumpet / Michel Ange Montigny : fiddle / Antonio Pujante : guitar, jawharp.

 

Good taste to bad friends : rien de tel que de mauvais amis pour écrire de bons morceaux, guitare glauque, prise de son caverneuse, voix de fille perdue en elle-même attirée par les méandres de la solitude. L'est sûr qu'il vaut mieux être mal accompagnée que trop seule. Crystal vous en convainc facilement avec sa voix venimeuse. Mermaid blues : blues teintée de bulles pétillantes de jazz, une trompette tinte en catimini, mais c'est la voix qui explose les verres de cristal. Grande dame que l'on imagine armée d'un long porte-cigarette, de quoi marquer votre âme au fer rouge. Apaisantes brûlures. Did you ever : bonjour tristesse, la guitare pleure, le violon larmoie, Crystal vous fait le coup de la country pleurnicharde qui transperce votre cœur. Une façon de se moucher dans les rideaux de la variétoche. Tired of your lies : numérotez vos abattis, Madame fait la liste de tous vos défauts, z'avez intérêt à walker the line comme l'enseignait Johnny Cash, du coup le Johnny Trashy vous fait une contre-voix de croque-mort, mais ça plutôt l'air d'énerver la miss. Une scène de ménage qui déménage. I don't know : garde la même voix comminatoire et intransigeante qui lui va si bien, les musicos essaient bien de calmer le jeu de leur côté, mais l'on ne peut pas dire que ce soit une réussite de leur part, madame explose. What a way to die : en pleine forme, ça pulse de tous les côtés, il y a apparemment des façons bien agréables de mourir, même si vous n'y croyez pas, ils vous en persuadent avec fougue. Tellement que quand le morceau se termine vous regrettez d'être encore vivant. Vous ne devinerez jamais jusqu'où cette fille vous emmènera. Up above my head : c'est parti pour ne pas s'ennuyer, Johnny Trash se rue sur le vocal et hop un vocal kangourou bondissant. Le combo profite de l'occasion pour faire tout le bruit qu'il peut. C'est la fête, à n'en pas douter une seconde. Never get tired : jamais fatiguée, sûr de sûr, sautille comme si elle jouait à la corde dans la cour de récréation avec les boys autour qui font tout pour se faire remarquer. Pas de chance pour eux, on n'écoute que Crystal. Blood on the kitchen floor : western à grand spectacle, des cuivres mexicains qui claquent en introduction, des guitares apaches qui chevauchent, Johnny Trash en voix off , l'est sûr que l'héroïne a du sang sur les mains, mais l'a une voix si tendue et elle est si belle avec ses cheveux défaits que déjà vous en êtes tombé amoureux fou et que vous tuerez toute personne qui oserait se mettre en travers de son chemin. Bad boy : les mauvais garçons mettent les filles en joie, Crystal comme les autres, Johnny Trah a beau bêtifier et bégayer dans les choeurs, tout est parfait. Entre nous soit dit, le malheureux est tombé en plein dans le panneau. La mouche dans la toile de l'araignée futée. You gotta go : écartez-vous, la miss est en colère, inutile de vous enfermer dans le placard, vous l'entendrez crier de loin, d'ailleurs les musicos font tout ce qu'ils peuvent pour couvrir sa voix. Peine perdue. Mais qu'est-ce qu'elle belle en colère ! Oh my jingo : nettement plus accessible, voix ensoleillée, steel guitar dégoulinante de contentement, elle a la voix qui jive, et chacun y va de son petit solo. C'est fou comme le monde est beau dès qu'une fille sourit. Open bar ! Rainy night : combien triste la nuit qui a succédé au jour ! Pour les musicos pas question d'un gramme de drame, vous crincrinisent la musique la plus guillerette qui soit. Et Crystal se laisse prendre au jeu. Folie tsigane et champagne à la russe. Oh gee oh gosh : la fête continue, une espèce de ronde sixty-country qui virevolte dans tous les coins du monde. Plus on est de fous plus on rit. White trash Valentine : un vieux phono qui grésille, l'on s'enfonce dans les très-fonds des années vingt pour mieux retourner à l'insouciance country-fifty. Dans n'importe quelle décennie les filles vous ensorcèlent.

 

Un rockabilly qui penche encore du côté country, tout ce qu'il faut de rythmique pour que Crystal puisse s'amuser à courir des cent mètres haies sur échasses et gagner toutes les courses. Une aisance déconcertante. Montez la hauteur des barres et rapprochez-les, rien n'y fait, elle bondit et se joue des obstacles. Un art insolent. Les guys lui tricotent de petites merveilles, la miss se mouche dans ces dentelles de soie la plus pure et les rejette de côté comme de vulgaire kleenex. Et puis ce détachement, cet art de la comédie, parfaitement incarnée avec ce sourire ironique et paradoxal. Z'ont dû s'amuser comme des fous à enregistrer la galette. Faire plus vrai que nature, faire aussi bien qu'à l'époque, avec en plus cette imperceptible touche stylée qui montre que l'on n'est pas dupe de ses propres prétentions de ses propres pièges. Chaque morceau est à visualiser comme une mise en scène théâtrale, un séquence de film. Une espèce d'art total pour l'imagination évocatoire de l'auditeur.

Crystal Dawn. Sirène sur la pochette. Souveraine sur le disque.

Damie Chad.

 

JACQUES HIGELIN

 

Mauvaise nouvelle. Higelin est mort. L'a bien mené sa barque le longiligne Jacques. Pas grand-chose à lui reprocher, et peut-être même rien. Les médias dans leur ensemble l'ont couvert d'éloges. Mérités. Un être libre qui n'en faisait qu'à sa tête. Personnage sympathique et généreux. L'on a manié l'hyperbole à pleins bols. On lui attribué toutes les qualités. Même celles qu'il avait. C'est vous dire que l'on n'en a pas oublié une seule.

Et puis comme pour les grands morts de la patrie reconnaissante, l'on a aligné toutes les médailles sur son cercueil. Toutes attribuées. Même celle de pionnier du rock français. C'était peut-être aller un peu vite en besogne. L'est arrivé un peu après la bataille Higelin, le premier disque de Johnny est sorti en avril 1960 ( sans parler de tout ce qu'il y avait eu avant ) et le BBH 75 en décembre 74.

Vous me direz qu'il n'y a pas de quoi en faire un fromage, l'exagération lyrique des journalistes n'est pas leur moindre défaut. Et sans doute n'aurais-je jamais entrepris cette modeste chronique si je n'avais pas un témoignage tout personnel à apporter. D'autant plus agréable que cela se passait aux temps fastueux de ma jeunesse toulousaine.

J'étais en Lettres Modernes à l'UTM et planchais très dur sur mon mémoire de maîtrise : Défense et Illustration du Rock'n'roll Français. Un boulot non rémunéré qui m'obligeait à travailler de nuit. Des conditions inacceptables, dans l'épaisse fumée du Mexican Bar à l'atmosphère fortement alcoolisée. Avec la patience et la minutie d'un scribe égyptien je prenais note des interviewes de la bande du Rock'n'Roll Gang.

Lorsque arriva la grande nouvelle d'un concert de Jacques Higelin au Palais des Sports. C'était la grande époque révolutionnaire des entrées en force. Facile vous vous regroupiez devant les portes et au signal donné, vous fonciez droit devant. Bref l'on était au chaud et l'on attendait le début du concert. L'on n'était pas les seuls, quelques milliers. Plus deux ou trois centaines de retardataires qui avaient raté le passage en force et qui se retrouvaient devant des portes solidement arrimées. Z'étaient pas contents. Faisaient un bruit de tous les diables. Devant l'injustice de leur sort. On les comprend. C'est là que Higelin a rajouté un point à son capital sympathie. L'est allé lui-même, en personne, exiger des gros bras de la sécurité de laisser rentrer gratis les fans éplorés.

Je ne vous raconte pas le concert. Très bon. Très long. Plus de trois heures. Une ambiance de fou. Survoltée. Me souviens particulièrement de sa version de un Œil sur la Bagarre ( très rock ) et de La Fille au Cœur d'acier ( très blues ), de son deuxième opus Irradié. C'est alors que surgit dans mon cerveau extravagant le projet de rajouter l'interview d'Higelin à ma maîtrise. Ce n'était qu'une idée mais Pollo, la figure charismatique du Rock'n'roll Gang, se chargea des modalités applicatives. Très simple, on lui demande et c'est tout. Pas difficile du tout. Ni une ni deux, l'on se glisse derrière la scène pour cueillir l'Higelin. L'on n'est pas là depuis trente secondes que le grand Jacques paraît une serviette sur les épaules. On lui propose le deal – non on n'a pas de magnétophone, ce qui n'a pas l'air de l'émouvoir - OK, les gars je prends une douche, je reviens dans vingt minutes.

Une horloge suisse. Vingt minutes tapantes plus tard, le voici tout frais. Le Palais des Sports s'est vidé par magie. Plus un seul musicien, la scène débarrassée de tout le matos, nous sommes tous les trois tout seuls, le cul sur une marche de béton froid.

J'en arrive évidemment à la question qui fâche. Jacques toi qui faisais dans la chanson contestataire, comment se fait-il que maintenant tu te mets à faire du rock ? Réponse immédiate. Oui j'ai commencé très loin du rock, mais pendant toutes ces années je m'emmerdais énormément. Tellement qu'au bout d'un moment j'en ai eu marre de tous ces trucs intellectuels, je n'y ai plus tenu et je suis venu au rock.

Au bout d'une heure c'est le gardien qui est venu voir si c'était terminé, en rajoutant qu'il aimerait bien dormir et retourner chez lui. L'on s'est serré les poignes et à la sortie des artistes l'on est séparés... Jacques s'est éloigné seul dans une rue déserte. L'était très tard. Pas un chat...

Voilà, c'était ma modeste obole à l'appellation Higelin pionnier du rock français. L'ai revu deux fois à l'époque d'Alertez les Bébés. Dans une petite salle avec Bertignac à la guitare... Et puis Higelin s'est éloigné peu à peu du rock'n'roll, en en gardant toutefois quelque peu l'esprit, l'est retourné à ses premières amours de baladin funambulesque, ce qui était son droit le plus absolu.

Comme disait le poëte Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, il se fait tard dans le jour du monde.

Damie Chad.

 

JOHNNY

LES 100 JOURS

OU TOUT A BASCULE

 

CATHERINE RAMBERT / RENAUD REVEL

( First Editions / Avril 2010 )

 

Privé de mon bouquiniste du marché durant les mois d'hiver. Fait trop froid, trop de pluie, panne de camion. Toutes les excuses. Je lui pardonne parce que je l'aime bien, m'a tout de même avoué qu'il a aussi pris des vacances. En plus n'en a même pas profité pour renouveler son stock. Ou alors des horreurs absolues. Faute de quiche lorraine me suis rabattu sur cette tranche de saucisson à l'ail maigrelette. Une pitié, même pas cent soixante -dix pages. Heureusement qu'ils s'y sont mis à deux pour l'écrire. Quand j'imagine les douze volumes que Victor Hugo aurait ajoutés à La Légende des Siècles si Hallyday avait vécu à son époque ! L'aurait rédigé un octavo de huit cent feuillets, gros comme la cathédrale de Notre-Dame, pour chaque journée basculée de notre rocker national. C'est en ce genre d'occurrences que l'on se rend compte de l'effarante déperdition entropique du génie français depuis deux siècles.

Catherine Rambert philosophe et rédactrice en chef de Télé Star. Je n'ai pas cherché l'erreur, je l'ai trouvée. C'est elle qui a écrit Petite Philosophie du matin 365 Pensées Positives pour être heureux tous les jours, un truc auquel même Aristote n'avait jamais pensé. Je rassure les couche-tard, existe aussi en couleur plus sombre : ça s'intitule 365 Pensées du Soir. Diantre me suis-je dit, pourquoi n'a-t-elle rien fait pour les après-midis.

Renaud Revel serait-il lui aussi un poulain socratique. Hélas non ! L'a longtemps été directeur de la rubrique Médias de L'Express. Un journal d'avant-garde. L'a tout de même pensé à relever son pédigrée intellectuel en commettant un livre d'entretiens avec Eric Woerth qui n'est pas tout à fait un compagnon de route des zadistes de Notre-Dame des Landes. Preuve qu'en ce bas-monde nul n'est parfait. Même pas moi. Pour vous signifier l'ampleur du désastre civilisationnel.

Z'ont pris des risques énormes. Z'ont écrit le livre avant de connaître la fin. Ce n'est pas tout à fait de leur faute. Johnny nous a fait le coup de Sarah Bernard. Elle avait un mal fou à sortir de scène. Alors au lieu de dégager du plateau lorsqu'elle avait débité ses répliques, elle se plantait juste devant les spectateurs et levait très haut les bras pour se faire applaudir. Tant pis pour les autres comédiens qui essayaient tant bien que mal de placer leurs réparties dans le brouhaha. Mais au bout de deux heures, la Divine quittait les tréteaux avec toute la troupe. Johnny, non. Elvis s'est bien conduit, l'est arrivé à peu près mort à l'hôpital, juste le temps que la foule se grouille et se masse devant l'édifice, et ploc l'a passé l'arme à gauche tout de suite sans insister, sans histoire à rallonges. L'a clamsé dignement, comme un roi. Pas le King pour rien.

Johnny l'avait très bien débuté, une opération délicate à Paris, une soirée un peu chaude à la maison, avec alcool et tabagie, un voyage destructeur vers les USA, un deuxième hôpital avec coma artificiel. Huit jours d'attente angoissée et haletante. La France qui pleure, qui chavire et qui s'attend au pire. Mais non ce n'était qu'une fausse sortie. Coucou Me revoilou. Pas très frais certes, mais le coco a du ressort. Faudra encore attendre huit ans pour qu'il consente à mettre pied à terre. N'est pas comme Catherine Rambert et Renaud Revel, notre rocker, lui il a ridiculisé Victor Hugo, davantage de monde à son enterrement avec en prime une escorte pétaradante de plusieurs centaines de bikers, le victorin avec son corbillard du pauvre ne lui est pas arrivé à la cheville.

L'on parle peu de rock'n'roll dans le bouquin. Mais finances et économie. Le problème c'est que Johnny n'était pas un gars particulièrement économique. L'avait un principe, dépensait tout ce qu'il n'avait pas. C'était aux maisons de disques d'opérer les rallonges nécessaires. Le Christ marchait sur les eaux, encore ne l'a-t-il fait qu'une fois, Johnny lui se promenait rêveusement au-dessus d'un gouffre financier. Un aven sans fond. Un abyme, un escalier de service qui desservait directement l'enfer. Un trou de plusieurs millions d'euros. S'en foutait royalement. N'allait tout de même pas changer son style de vie pour si peu. Quand ses conseillers financiers lui conseillaient la modération, il en changeait immédiatement. M'est avis que si l'on agissait de même, si l'on virait les banques hors du territoire, l'on ne s'en porterait pas plus mal, mais ceci est une autre histoire.

Johnny avait un rêve : se retirer avec un maximum de flouze, à être obligé de s'asseoir sur les valises bourrées de billets pour les fermer. Tout économiste vous le rappellera, si vous désirez de l'oseille, c'est très simple, suffit d'investir. Mais cette opération demande du blé. Pour Johnny ce n'était pas un problème, fallait donner dans le pharaonesque, dans le pyramidal, construire un truc que personne n'avait jamais encore vu. Pas un 66 petits tours et bye-bye les copains je me casse, non une 666 démoniac tournée, un pandémonium gigantesque dont on parlerait encore au millénaire suivant. Envisageait les choses en grand.

Le problème c'est que Jean-Claude Camus son road-manager n'était pas sur la même longueur d'ondes, pas piqué pour un sou ( expression malheureuse ) par la tarentule de la démesure. Proposait un soft-drink, feux d'artifices, grands écrans, avancée de la scène dans le public. Du classique, du rebattu, du déjà vu. Un véritable Harpagon, ce Camus qui n'y voyait pas plus loin que le bout de son nez, un réaliste, pourquoi se donner tant de peine alors que les réservations étaient déjà pleines avant de commencer. Pour vous dire jusqu'où il poussa l'ignominie, même le spectacle de ces brêles de U2 était plus spectaculaire que celui de Johnny.

Par contre, n'avait pas tout à fait tort Camus. L'a fallu rajouter soixante dates à la tournée, tant la demande était forte. Colossal bénéfice mais pas final vertigineux. Et Johnny qui y a laissé ces dernières forces physiques. L'est arrivé à peu près la même chose à Elvis, mais le King s'était contenté de la simple salle de spectacle d'un hôtel. Sagesse du Colonel Parker qui pensait qu'il était inutile de se munir de miroirs aux alouettes dispendieux pour attraper l'oiseau du public déjà captif. Une cage de fer aux barreaux rouillés ferait tout aussi bien l'affaire.

Vous connaissez la suite de l'histoire, Johnny épuisé obligé de subir une opération qui tournera mal... Le livre revient au début comme le chaton qui se mord la queue. Conte aussi les dégâts collatéraux, Camus congédié, le chirurgien azimuté, et les danses du ventre des compagnies d'assurance qui sont prêtes à tout pour ne pas payer les indemnités des annulations de concerts, quitte à planter un couteau, de prime empoisonné, dans le dos de son client. Une instructive leçon pour ceux qui croient que les entreprises souscrivent vraiment à l'idéologie héroïco-libérale du risque capitaliste...

Une histoire amorale. Parfois le rock'n'roll se transforme en requin pas drôle du tout. Le fric est un grand corrupteur. Corrode tout. Vous donne la puissance méphistofélesque mais vous achète à crédit votre âme en oubliant de préciser que c'est vous qui paierez les mensualités. M'est avis que le rock'n'roll ne devrait pas sortir des cafés et des petites salles. Dans les marges, s'il veut encore signifier une certaine attitude. Remarquez, qui n'a pas son épi de folie des grandeurs de temps en temps !

Damie Chad.

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