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28/06/2017

KR'TNT ! ¤ 335 : GREG ALLMAN / MONSTER MAGNET / L'ARAIGNEE AU PLAFOND / THE LIZARD QUEEN / NICK TOSHES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 335

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

29 / 06 / 2017

ALLMAN BROTHERS / MONSTER MAGNET /

L'ARAIGNEE AU PLAFOND / THE LIZARD QUEEN

NICK TOSCHES

TEXTES + PHOTOS SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Allman River - Part One

Oh ce n’est pas qu’on soit un gros fan des Allman Brothers, mais l’autobio de Gregg Allman vaut le détour. Si elle sort aujourd’hui l’étagère, la raison en est simple : le pauvre Gregg vient tout juste de casser sa pipe.
J’avais acheté cette autobio à sa parution, voici quelques années, pensant qu’un jour il faudrait prendre le temps de se pencher un peu plus attentivement sur la musique des Allman Brothers. Ces livres sont en général des clés qui permettent de découvrir ou de re-découvrir des univers musicaux. À ma connaissance, il n’existe pas d’autres clés.
Duane Allman fait partie d’une génération de rockers américains nés dans le Sud des États-Unis et amateurs de musique noire et de blues. En fait, ces blancs amateurs de musique noire constituent une minorité. La culture musicale dominante chez les blancs du Sud reste bien évidemment la country. Duane traîna pas mal dans les pattes de Rick Hall, lorsque FAME tournait à plein régime, et il participa à quelques sessions légendaires, dont une avec Wilson Pickett. L’idée de reprendre «Hey Jude» vient de Duane. Il adorait aussi les motos, et avait un faible pour la Harley. Gregg raconte que son frère adorait conduire une moto à poil et sous LSD. Easy Rider ! - He had a little taste for speed - Il trimballait d’ailleurs une réputation de fucked-up crazy hippie. Sa grand-mère disait qu’il était tellement énervé qu’il ne dépasserait pas les 25 ans. Elle avait raison : Duane s’est tué en moto. Il roulait très vite dans Macon Un camion ! Bhaaam ! En plein dedans. Il n’avait que 24 ans.
C’est le premier gros ressort de ce livre : la mort de Duane, le grand frère et le modèle absolu. Gregg se montre extrêmement pudique sur l’incident. À peine quelques détails : «On a enterré Duane avec un dollar d’argent dans une poche, un cran d’arrêt dans l’autre et sa bague préférée au doigt, un serpent enroulé autour du doigt, avec deux yeux en turquoise.»
À partir de là, continuer à vivre va devenir compliqué pour Gregg qui a grandi dans l’ombre de son frère. Pour surmonter l’insurmontable, les remèdes les plus couramment utilisés sont bien sûr l’alcool et les drogues. Gregg va s’y jeter à corps perdu. Il nous raconte tout ça dans les détails, héro, vodka, tout y passe. Le cul aussi bien sûr. Ce livre constitue une belle apologie du fameux Sex & Drugs & Rock’n’roll. Un mode de vie. Oh bien sûr, Gregg ne manque pas d’évoquer le parcours des Allman Brothers qui furent un temps l’un des groupes de rock les plus populaires d’Amérique. En fait ils devinrent populaires aussitôt après la mort de Duane. Justement, toute la difficulté vient de là : comment s’intéresser aux Allman Brothers après la mort de Duane ? C’est comme s’intéresser aux Stones après Brian Jones ou aux Groovies après Roy Loney. Compliqué.
Duane eut l’idée de monter les Allman Brothers avec deux batteurs (Butch Truck et un black nommé Jaimoe), un bassman venu de Chicago (Berry Oakley), et deux guitaristes, lui et Dickey Betts. Il proposa à Gregg qui était alors en Californie avec Hour Glass de rejoindre le groupe pour y jouer de l’orgue Hammond. Au commencement, Gregg pensait que ça ne marcherait pas, deux batteurs et deux guitaristes, quel bordel ! Et pourtant si. Duane avait vu juste.
Gregg rappelle que Duane était un inconditionnel de Curtis Mayfield et de son style de jeu. Pour apprendre à chanter, Gregg prit Little Milton comme modèle - Il m’a appris à maîtriser chaque note au chant, à bien différencier les passages soft des passages plus hard que j’appelle throat busters - tu durcis ton ventre et tu laisses sortir le truc très vite, real quick, you kinda let it escape - Milton faisait ça mieux que personne et sa voix est restée intacte jusqu’à sa mort - Gregg dit aussi qu’il cherchait à imiter Aaron Neville, dans ses inflexions et ses émotions, mais il a l’honnêteté d’avouer qu’il n’y parvenait pas. Il cite aussi le nom de Bobby Bland dans ce paragraphe, et là, il joue un peu avec le feu. Il rend aussi hommage à J.D. Loudermilk qui composa pour les Allman et qui était un homme tellement généreux qu’il offrit une Triumph Bonneville à Gregg qui n’en revenait pas. À l’époque, les deux frères admiraient aussi Moby Grape et notamment le bassman Bob Mosley - a big lumberjack-looking dude who played a white bass that hung real low (un mec à dégaine de bûcheron qui jouait sur une basse blanche très bas sur les cuisses) - et il ajoute - I’d never seen anybody play some serious bass and sing their ass off at the same time like he did (oui, Gregg n’avait jamais vu un type capable de bien jouer de la basse et de hurler en même temps).
La grande composante de cette histoire de vie reste la violence. Duane n’est pas le seul à mourir dans ce récit. Gregg raconte que son père accepta une nuit de raccompagner un mec qu’il ne connaissait pas et en guise de remerciement, il reçut trois balles dans le dos. Duane et Gregg étaient mômes quand c’est arrivé et leur mère décida de réinstaller ce qui restait de la famille en Floride. C’est là que Duane prit le rôle du père dans la vie de son petit frère. L’accident mortel de Duane fit d’autres dégâts, notamment dans l’esprit de Berry Oakley qui fut inconsolable et qui pour survivre se mit à boire comme un trou. Il démarrait chaque matin avec une caisse de bière et il enchaînait au Jack - And about halfway through the Jack, he was on his knees, man - Oui, il était vite rôti. Un an après la mort de Duane, Berry prit sa moto et alla percuter un bus - Headfirst into that bus, on purpose - Il s’est relevé après le crash. Il ne voulait pas monter dans l’ambulance. Il est rentré chez lui pour mourir d’une hémorragie au cerveau.
Les Allman Brothers vivaient comme une vraie famille et faisaient une très grosse consommation de drogues. Ils prenaient tous des acides et du speed - We’d do speed and drink or do downers and fuck. We had Nembutals and we’d grind them bad boys up and then just fuck for hours - Lors d’un premier trip à Los Angeles, King Curtis initia les Allman Brothers à la coke et puis tout le groupe passa naturellement à l’héro. Gregg en parle divinement bien. Justement, il explique qu’à Macon, en Georgie, on ne trouvait pas d’herbe, mais plus facilement de l’héro - You could buy heroin in a snap, seven dollars a bag - Ils se mirent à adorer ça. Ils appelaient l’héro le doojee. Au début, ils snortaient par les trous de nez. Berry Oakley en raffolait. Duane préférait la coke - Blow was much more his thing and he did a lot of it - Quant à Gregg, il ne fera pas moins de six overdoses - It took me from this world about six times - Ils faisaient une consommation tellement alarmante que tous les gros pontes d’Atlantic, Ahmet Ertegun, Jerry Wexler et Tom Down tentèrent de les ramener à la raison. Les Brothers eurent ce qu’ils appelaient un band meeting et il fut décidé que la moitié du groupe irait en détox à Buffalo. Évidemment, ça ne servit à rien. Gregg prenait de l’héro pour se calmer les esprits - That’s why I became addicted - To slow my fucking mind down - Gregg avoue qu’il aurait pu aller voir un psy, but fuck that - I could take a little shot of this powder up my nose and eveyrhing was alright. Better than all right, way better - mais il explique aussi qu’au bout d’un moment ça marche moins bien et qu’il faut en prendre de plus en plus.
Ce qui rend ce récit particulièrement accrocheur, c’est la rudesse du style. Gregg Allman écrit comme il parle, avec l’accent gras des gens du Sud qui sont restés rebelles dans l’âme. Duane Allman fut selon son frère la parfaite incarnation de ce vieux mythe. Gregg sonne sûrement comme Duane quand il évoque le premier concert des Allman Brothers au Fillmore East - Man, that venue was something special - oui, cette façon incroyable d’apostropher le lecteur. On a parfois l’impression d’être au bar et de l’entendre raconter ses exploits. Et cette façon de saluer ses amis - I loved this guy Bill Graham because he was such a straight shooter with us - Il adorait la franchise de Bill Graham qui eut toujours les Allman Brothers à la bonne. Bel hommage à Stevie Ray Vaughan - And good God almighty, what a player that man was - Oh et cette façon incroyable qu’il a de rouler ses mots - I had quite the wardobe, man. I would wear Levi’s and silk shirts, and velvet jackets and suede boots - Quand il débarque chez Cher qui va devenir sa cinquième épouse, il réagit comme un paysan qui découvre une belle demeure - Elle avait cette immense lit en bois de canopée et dans sa chambre il y avait une cheminée en marbre avec d’énormes lampes - it was seomething else, man. En tout, il y avait trente-six pièces, you’ve never seeen anything like it - Non, t’as jamais vu un truc pareil, mon gars - La première fois que Jaimoe est entré là-dedans, il a dit ‘Shit man, if this was my place, I’d been renting out them rooms !’ - Et quand il n’aime pas les choses, il le dit très bien, par exemple le British Blues - British Blues is like a parrot that lives in Greenland, man.
Il se produit avec cette autobio le même phénomène qu’avec celle de Johnny Cash : quand pour des raisons médicales Gregg Allman doit arrêter de boire et de se camer, tout rentre dans l’ordre moral et la religion. L’horreur. Et comme la plupart des gens, il se met soudain à craindre la mort. Il se fait greffer un foie, mais ça ne retardera l’échéance que de quelques années. Il finit aussi par se débarrasser de sa bête noire Dickey Betts en le virant par fax. Le pauvre Dickey continuait à picoler comme au bon vieux temps, alors que tous les autres étaient redevenus sobres comme des curés. Dickey Betts subit exactement le même sort que Lemmy qui se fit virer d’Hawkwind pour usage de drogues. Il est évident que sur certains points, Gregg Allman n’a pas les cuisses très propres. On sort de cet récit assez impressionné, et s’il fallait en conserver une image, ça pourrait bien être ce souvenir de 1959, lorsque Mama Allman quitte Nashville après la mort du père pour aller s’installer à Daytona Beach en Floride avec ses deux fils : «On roulait sur la 301 et on est arrivés à Savannah. C’était de bon matin. J’aimais bien ce moment de la journée. On descendait la rue qui était bordée de très grands chênes. C’était comme un tunnel. Tout au bout, il y avait une boutique Harley-Davidson, et elles étaient toutes là, en vitrine, de toutes les couleurs, on aurait dit des bonbons et je m’étais dit : ‘I oughta come back to this place someday.’ Sure enough, I did.» - Oui Gregg Allman est revenus s’acheter une Harley dans cette boutique qui le fit rêver.

Signé : Cazengler, old mean brother

Gregg Allman. Disparu le 27 mai 2017
Gregg Allman. My Cross To Bear. HarperCollins 2012

 

Dave ne Wyndorf que d’un œil - Part Two


Les Monster Magnet souffrent d’un léger problème de positionnement : pas mal de gens les prennent pour des metallers. À force d’aller taquiner les puissances des ténèbres et de se réveiller dans des cratères creusés par des bombes nucléaires, Dave Wyndorf s’est taillé une réputation d’Objet Sonique Non Identifiable. Il prend un malin plaisir à échapper aux modes et aux étiquettes et passe depuis trente ans le plus clair de son temps à se goinfrer de drogues hallucinogènes pour voyager dans cet univers sonique qu’il a créé de toutes pièces. Tous ceux qui ont pris la peine de le suivre depuis le début et qui se sont plongés dans les récits de ses virées inter-galactiques le savent : il s’appelle Dave Wyndorf dans le civil, mais son vrai nom est Space Lord Motherfucker. Et par ce beau soir bien hot, nous nous sommes tous retrouvés à gueuler «Space Lord Motherfucker !» en chœur avec lui, oui, une clameur digne du temps où les masses gueulaient «Pharaon !» sur le passage du char royal.
Cet homme de petite taille cultive la démesure avec une aisance déroutante. Il concentre tous les pouvoirs et décrit ses visions en serrant les poings, il prévient qu’il ne faut pas taper dans le dos de Dieu et rappelle à ceux qui l’auraient oublié seul the Chemical King apporte la paix, you know what I mean, yeah yeah. Alors que les trois guitares commotionnent le cosmos, Dave Wyndorf invite sa poule à lui grimper dessus pour le chevaucher, ride me baby, dans son lit de sueur et de vérité, il veut la voir grogner, mousser, et griller comme une truie au cœur du soleil, yeah like a pig in the heart of the sun. Heureuse coïncidence, il chante ça dans la ville où le pig Cauchon a brûlé baby D’Arc. C’est un peu comme si les planètes s’alignaient brutalement. Le heavy rock de Monster Magnet prend un sens qui nous dépasse tous, sauf bien sûr Dave Wyndorf qui sous ses cheveux délicieusement noirs de jais reste le grand Instigateur, comme le fut Syd Barrett en son temps. Ils naviguent exactement au même niveau. Alors que l’Anglais Barrett expérimentait pour trouver un passage vers the Heart of the Sun, l’Américain Wyndorf réécrit les tables de la loi : «Je ne travaillerai plus un seul jour de ma vie/ Les dieux m’ont ordonné de me relaxer.» Et il enfonce son clou, les bras dressés au ciel : «Non, je ne tra-vaille-rai plus ja-mais ! Je suis trop occupé à powertripper/ Mais je vais vous éclairer !» Sa voix se perd dans la énième dimension alors qu’il clame I’m gonna shed you some light ! Le «Powertrip» qu’il balance quasiment en début de set n’a rien perdu de sa puissance biblique. En rappel, il ramène son vieux «Tractor» pour une virée dévastatrice. On savait le cut énorme, mais Dave Wyndorf lui redonne une nouvelle vigueur en hurlant les yeux rivés sur le public. Le tracteur qu’il conduit sur la drug farm n’est pas du type de ceux que vous pouvez voir dans vos campagnes, certainement pas ! Le sien doit bien mesurer vingt mètres de haut et dégager autant de fumée d’un haut fourneau. Dave le pilote et sa voix couvre le vacarme épouvantable : «On m’a enfoncé un clou dans le crâne et je sais que je suis cinglé/ Je conduis mon tracteur on the drug farm !» Tout est fait pour tétaniser les masses. Puissance, visions, démesure, l’homme est petit, mais il agit avec la violence d’un géant. On voit des croix de fer brodées sur son gilet noir. Il taille sa moustache en filet de croc, tout en lui indique l’outer-space de l’overlord. Les Monster Magnet jouent aujourd’hui le meilleur heavy rock d’Amérique. L’early Sabbath sound et le heavy blues irriguent leur son. Ils cultivent l’apanage des géants de ce monde : savoir trouver l’équilibre entre classicisme et démesure. Rien n’est plus difficile. Si ça bascule trop dans le classicisme, les masses bâillent. Trop dans la démesure, les masse fuient. Monster Magnet trouve l’équilibre parfait. Dans «Negasonic Teenage Warhead», Dave Wyndorf rappelle à ceux qui l’auraient oublié qu’il est né sur Venus et qu’il est sur terre pour un bon moment. Par contre, il n’aime pas ce qu’il y voit, tous ces branleurs supersoniques qui entrent dans la danse et tous ces génies sub-atmotiques qui fabriquent de la douleur. Décidément, la planète terre n’est pas faite pour lui. Mais comme il est charitable, il implore qu’on le fasse taire - Shut me off cause I go crazy with this planet in my hand ! - Elle le rend dingue, cette putain de planète. Il n’est pas le seul dans ce cas. Il préfère aller cultiver ses champs on the drug farm. D’ailleurs, c’est avec «Dopes To Infinity» qu’il attaque son set. Un cut qui donne le ton et qui sonne comme une prédiction. Dave voit par un trou de sa tête qu’elle est du même monde et dans les lunes de son regard que la tribu va l’adopter. Et puis soudain, un vent de démesure embarque le groupe, la salle et les masses, lorsque Dave gronde de plaisir - Nous voilà tous rassemblés mes amis/ Tous défoncés et tous barrés/ Mais si beautiful - Et il propose de brûler cette montagne, de se dévorer les uns les autres et même de dévorer les chiens - Alive and spaced but all so beautiful - On finit par comprendre que cet homme ne se connaît pas de limites. Ce n’est pas qu’il les ait repoussées. Non, c’est encore pire : pour lui, elles n’existent pas. Car elles n’ont tout simplement pas de sens. Tiens, ce discours ne vous rappelle rien ? Oui, Roger Gilbert Lecomte qui utilisait exactement les mêmes moyens pour pulvériser les carcans psychiques de la pensée. Un Gilbert Lecomte qui comme Wyndorf refusa de s’affilier à quelque mouvement ou idéologie que ce fût, ne respectant que sa vision : le Grand Jeu pour Gilbert Lecomte, l’Éternité des Drogues pour Wyndorf. C’est exactement le même Powertrip. Exactement la même pureté d’intention et le même goût de l’indépendance. Monster Magnet n’existe que par Monster Magnet, en dépit des pressions des catalogueurs qui voudraient les voir rangés dans le bac metal. Roger Gilbert Lecomte envoya paître de la même façon le dictateur Breton qui voulait absolument l’intégrer dans sa cohorte surréaliste. Mais ces gens-là ne vendent ni leur âme ni leur cul. Instigateurs, comme on l’a déjà dit, mais surtout Expérimentateurs. Ils ont compris que le corps est avant toute chose un outil au service de l’art. D’une certaine vision de l’art. Le préserver ou le maintenir en sommeil, c’est une façon de le réduire à l’état de tube digestif. Dave Wyndorf et Roger Gilbert Lecomte se sont transformés en Athanors à deux pattes. Ils se sont goinfrés d’excès pour produire leur Grand Œuvre.
Puissant personnage que ce Dave Wyndorf : à force de distiller ses visions et de les sublimer au vu et au su de tout le monde, il finit par occasionner des petites dérives latentes dans les cervelles de ses admirateurs. Il nous plonge dans une sorte de relativisme existentialiste assez plaisant, et sans vouloir être mauvaise langue, il faut bien reconnaître très peu de groupes actuels sont capables d’un tel subterfuge.
Cultiver les visions hallucinogènes et jouer du heavy rock reste à la portée de pas mal de gens. Mais savoir écrire, c’est un peu plus compliqué. Et c’est là que Dave Wyndorf et Roger Gilbert Lecomte font la différence. Il règne un esprit très particulier dans les textes qu’écrit Dave Wyndorf. Son style relève de la grande littérature. Il sait décrire une vision très originale en deux vers, ou encore décrire une situation extrêmement glauque en quatre vers. Chuck Berry excellait aussi dans ce domaine. Si on commettait l’erreur d’écouter ses chanson sans savoir ce qu’il racontait, on passait complètement à côté du génie de cet homme. Idem pour Dave Wyndorf.
Évidemment, il boucle son set avec l’hymne inter-galactique, l’imparable «Space Lord». Il y fait le récit de son règne : «J’ai abandonné mon trône/ Je bois à ton sein/ Je chante ton blues chaque matin. Donne-moi la force de briser le monde en deux/ J’ai déjà tout dévoré et maintenant c’est toi que je vais dévorer, yeah !» Et il harangue les masses rassemblées sur le passage de son char : «Now open wide and say my name !» et les masses s’égosillent à gueuler «Space Lord Mother Fucker !», «Space Lord Mother Fucker !», «Space Lord Mother Fucker !» Il règne dans la salle exactement la même ambiance de fête païenne qu’au temps des pharaons.


Signé : Cazengler, Master à terre


Monster Magnet. Le 106. Rouen (76). 19 juin 2017

 

21 / 06 / 2017PROVINS

L'ARAIGNEE AU PLAFOND

 

Je n'apprécie guère les réunions familiales. Je me défile à Noël, j'évite les mariages, répugne aux baptêmes, j'oublie la fête des grands-mères, bref je me porte régulièrement aux abonnés absents pour les grandes occasions, c'est que généralement la musique qui accompagne ce genre d'évènements est des plus mauvaises. Toutefois depuis quelques années je fais une exception. Toutes les fêtes de la musique, en ce jour sacré de Sol Invictus, je ne rate jamais L'Araignée au Plafond.

Les esprits chagrins rétorqueront que le solstice d'été n'appartient pas au patrimoine familial, je leur donne raison. Par contre L'Araignée Au Plafond est une entreprise typiquement familiale. Faut bien occuper les enfants, alors le père leur a filé un instrument à chacun et inscrit une répétition générale tous les dimanche après-midi, l'a en plus réquisitionné deux ou trois voisins qui traînaient dans les environs, et l'Araignée a commencé à tisser sa toile. On ne compte plus les spectateurs qui se laissent prendre au piège. L'Araignée au Plafond est devenue le combo totémique de la ville de Provins.

 

SANS PLAFOND

Ne se gêne plus l'Araignée, l'a carrément tendu ses filets au milieu de l'artère principale, barre la circulation, n'a pas choisi l'endroit au hasard, à mourir sous la canicule autant se faire enterrer dans une bière bien fraîche, devant Beer Town le spécialiste provinois es cervoise. Le soleil darde une flamboyante épée meurtrière en plein dans l'enfilade de la rue, une centaine de badauds fait semblant de s'abriter dans l'ombre absente des façades, cuivres et vents de l'Araignée donnent l'aubade, z'ont de l'énergie à plein tube, nous offrent un salmigondis qui évoque autant les orphéons d'antan que le Nino Ferrer des bons jours, autant la musique de cirque que le fellinien Nino Rota, ne sont que trois mais font du bruit pour quinze.

 

L'ARAIGNEE

Méchante machine que l'Araignée, dès qu'elle entre en transe, vous ne pouvez plus l'arrêter, vous déroule une cinquantaine de morceaux à la suite sans s'arrêter. Etonnez-vous que cinq cent personnes se soient regroupées autour d'elle. Ils ont un truc d'une simplicité effarante, ils jouent tous ensemble, deux percus, un batteur, basse, guitare, deux sax, une clarinette, un clavier, ça vous fout un boucan de tous les diables. Mais attention c'est méchamment arrangé, pas question de faire du n'importe quoi dans son coin, chacun à sa place et le rock'n'roll sera bien gardé. Z'ont un défaut, ne se complaisent pas dans les langueurs automnales, besognent dans le torride, le genre slow langoureux et nostalgique ce n'est pas leur truc, leur faut des tonitruances sans fin, des frasques saxuelles aussi lourdes que les Memphis Horns, des remue-ménage de tambours aussi fracassés que des marteaux-pilon, plus le papa qui ne peut s'empêcher de vous jeter de ces cinglées de guitares à vous électrocuter la moelle épinière. C'est la seule araignée à dix pattes que je connaisse. Une marmaille un peu agitée, n'y a que la maman qui reste imperturbablement calme dans ce maelström, vous tricote ses lignes de basse, un fin sourire aux lèvres, aussi sereine que Napoléon sur le tertre d'Austerlitz. De toutes les manières elle a filé les clefs de l'intendance à sa fille.

Mildred mène la troupe. A sa place vous seriez assailli par de sérieux problèmes métaphysiques, où vais-je poser ma voix dans cette espèce de lave en fusion qui coule dans mon dos. Surtout que le frérot, il vous secoue salement le saladier sur sa batterie. S'est formé tout un petit groupe autour de lui pour le regarder officier. Vous casse les oeufs durs, un peu à la funk, le coup qui suit le précédent un peu heurté, comme s'il était pressé, bref ne laisse jamais une demi-seconde de répit au reste du régiment, z'ont intérêt à cavaler, les temps de pause sont interdits, les saxophones obligés de beugler comme des éléphants en colère en train de charger, et le tout à l'avenant. Alors vous vous faites du souci pour Mildred. A tort.

L'est aussi à l'aise dans ce tohu-bohu des plus tordus qu'une princesse transportée en baldaquin. Toute belle, et la hargne souriante. Vous domine le tumulte comme si de rien n'était. Pire, c'est elle qui tire les wagons. A les écouter vous croyez que c'est une conjuration, qu'ils ont décidé de lui mener la vie dure, qu'ils veulent la voir s'écrouler raide morte à la closure du set, que quand l'héroïne ne meurt pas à la fin le film est raté, mais non c'est tout le contraire. Sont obligés de suivre s'ils ne veulent pas être distancés, galopent à en perdre haleine, mais z'ont beau accélérer, elle est toujours devant. Même durant les ponts où elle se retire tout au fond – près de sa maman- et les laisse batifoler en liberté – jamais très longtemps car c'est elle qui drive la diligence, et les spectateurs adorent l'indomptable aventurière qui fait le coup de feu contre les cruels Apaches en première ligne du septième de cavalerie.

Vous empoigne les titres un à un, comme des cobras que vous sortez du sac à commission quand vous revenez du marché de la jungle, sans ménagement, à plein timbre, et vous leur tord le cou avec un savoir-faire indéniable. Mais qui n'appartient qu'à elle, la voix un peu perchée, pour dominer l'orchestration brontosaurique qui ne lui fait aucun cadeau, R'n'R Damnation, Jumpin' jack Flash, Rolling in the Deep, Tainted Love, Fortunate Son, et bien d'autres, vous les traite sans ménagement mais avec respect, parvient même à reproduire les sensuelles inflexions de Jerry Lou sur Great Balls of Fire... N'a peur de rien Mildred. L'est sûr que sa beauté punchy alliée à une grâce naturelle, genre sympathie with an angel ( but she's the devil on stage ) est un atout considérable. En la regardant, le plus grand des arachnophobes du monde commencerait à collectionner les mygales.

Maintenant nos araignées manquent de jugeote. Pensent qu'après plus de deux heures sans interruption, vont pouvoir nous quitter sur un dernier morceau. Faut qu'ils apprennent que la plèbe est insatiable, que vous lui donnez un crouton de pain et qu'elle vous bouffe le boulanger. Ne s'en tireront pas sans une dernière jamesbrownerie des plus épileptiques qui vous hache le cortex et se déploie comme un gigantesque incendie. D' ailleurs pour le prochain concert de L'Araignée au Plafond dans la bonne ville de Provins, l'on a pris toutes les précautions. Ce sera pour le bal des pompiers.

Damie Chad.

 

( Photos : FB : L'Araignée au plafond )

 

*

L'INCROYABLE EXPERIENCE

 

1

On dit beaucoup de mal de lui en France, mais je dois convenir que the President Trump est des plus sympathiques. A peine ai-je mis le pied dans le bureau ovale qu'il se lève tout sourire et me file de grandes tapes amicales dans le dos comme si l'on se connaissait depuis la Maternelle :

«  Excuse-me, you be enlevated by the CIA, but USA needs you very very much much !

    • Monsieur le Président...

    • Oh Damie, just call me Donald !

    • Yes ! Donald, si le pays qui a inventé le rock'n'roll a besoin de moi, je réponds présent, sans l'ombre d'une hésitation !

    • Yes very good ! We read every week your chronicles on KR'TNT ! the great Cazengler, but to-day, we want to speak especially with you, I give the speech to our great scientifist Ridcharson, he will explain you, very well, cause he speaks french, better than me ! »

 

C'est alors que je remarque Richarson assis à côté du Président, de sa blouse blanche ne dépassent que des yeux vifs qui ne manquent pas de profondeur, surmontés d'un front intelligent. L'on sent le scientifique qui n'a pas de temps à perdre, tout de suite il entre dans le vif du sujet.

 

«  Oui Damie, vous n'êtes pas sans ignorer les remontrances qui ont suivi la déclaration de notre Président adoré annonçant qu'il se retirait des accords de Paris. Notre pays a été recouvert d'une marée d'opprobres, comme si la meilleure manière de lutter contre le réchauffement climatique était de s'arrêter de produire du CO 2 ! Une lutte dérisoire, nous américains, sommes beaucoup plus pragmatiques. Nos laboratoires sont sur le point de réaliser une expérience étonnante. C'est pour cela que nous vous avons fait venir. Ces imbéciles d'européens n'ont aucune imagination : il ne s'agit pas de réduire le réchauffement climatique, bien au contraire, notre idée est d'adapter l'homme à supporter les chaleurs excessives !

    • Je comprends votre raisonnement Mister Richarson, vous voulez donc que je vive quinze jours dans la Vallée de la Mort sans boire, emmitouflé dans trois fourrures d'ours polaire !

    • Vous n'y êtes pas du tout, nous voulons simplement transformer l'homme en animal à sang froid !

    • Vous n'avez pas peur que ça capote ?

    • Pas du tout ! Nous avons bien eu quelques échecs, lorsque l'on a essayé par exemple de changer le sang de Keith Richards par du sang de lézard, ça n'a pas marché, l'a perdu son équilibre dès qu'il est monté sur un cocotier, vous connaissez l'histoire.

    • Ah ! C'était donc ça !!! vous m'en apprenez une bien belle Richarson, l'article que je vais écrire sur KR'TNT ! aura un retentissement mondial !

    • Ne perdons pas de temps en enfantillages ! Nous avons analysé notre échec et nous avons réussi à modéliser mathématiquement la solution, c'est tout simple à réaliser, ce n'est pas le sang qu'il faut changer, mais le cerveau, c'est lui qui devant les nécessités climatiques induira automatiquement les variations sanguines nécessaires !

    • Mais qu'ai-je à faire dans cette histoire doctor Richarson ?

    • Vous êtes le cobaye idéal. N'avez-vous pas été vous-même victime d'une métamorphose lézardienne - vous la racontez dans votre livraison 317 du 22 / 02 / 2017 – des plus passagères certes, mais aucun autre être humain n'a subi une telle accoutumance reptilienne. La survie de l'humanité ne tient qu'à un fil, votre acceptation en décidera, le sort de la population mondiale en dépend, nous vous laissons toute la nuit pour en décider.

    • Inutile, je l'ai déjà dit, un rocker ne peut être que férocement fier d'aider le pays qui inventa le rock'n'roll !

 

2

Contrairement à ce que l'on pourrait croire l'opération réussit parfaitement. A l'aide d'une pince à sucre l'on retira mon cerveau que l'on plaça précautionneusement dans un bocal empli de liquide amniotique sur l'étagère du laboratoire, et l'on me greffa le cerveau d'un lézard en moins de deux minutes. Je ne ressentis aucune douleur, à peine si le crissement de la scie mécanique qui sciait ma calotte crânienne me fit grincer des dents.

Ensuite je vécus une vie extraordinaire en Floride sur la terrasse ensoleillée d'un vaste appartement. Ma température était descendue d'une dizaine de degrés, cela ne me gênait guère. Richarson me chouchoutait. Des sandwichs au beurre de cacahuète à volonté et le Président Trump avait organisé une cellule spéciale du FBI chargée de me ravitailler en disques rares, tous les 78 tours des vieux bluesmen idem pour les premiers tirages de Sun, de Little Richard, de Gene Vincent...

Richarson exultait, je n'avais perdu aucune de mes facultés intellectuelles. Pas le moindre changement dans ma façon de marcher, de me mouvoir, de raisonner. Un tout petit détail cependant, trois fois rien, je ne pouvais voir une mouche sans me jeter dessus et la gober d'un coup sec.

3

Mais un matin Richarson vint me voir la mine sombre :

«  Damie nous sommes dans le pétrin ! Votre opération a parfaitement réussi. Chaque jour depuis un an nous l'avons dupliquée une vingtaine de fois, dans chacun de nos cinquante états. Aucun des soixante-cinq mille volontaires désignés d'office n'est resté en vie. C'est un drame. Mais un américain ne s'avoue jamais vaincu. Nous avons réfléchi. Si vous avez survécu cela tient sans aucun doute à votre première transformation en lézard géant. Vous avez dû garder dans votre sang des gamètes sauriennes que nos patients ne possèdent pas.

    • Je suis désolé pour vous Doctor mais je ne vois pas trop ce que je puis faire pour vous aider !

    • Mais vous pouvez Damie ! Vous pouvez beaucoup ! Vous pouvez tout !

    • Expliquez-moi Doctor, je ne comprends pas !

    • Très simple, personne ne possède des gamètes sauriennes, mais vous Damie, vous pouvez les transmettre à vos enfants !

    • Vous voulez-dire que si je...

    • Oui Damie !

    • Sans une hésitation je suis votre homme, Richarson !

    • Réfléchissez-y sereinement Damie, nous n'avons aucune idée de savoir comment un tel accouplement pourrait tourner, une femelle terrestre avec un homme lézard, il ne s'agit plus d'un banal cas de zoophilie mais d'une union monstrueuse, le fait que vous ayez un cerveau de lézard change la donne, c'est un peu comme si un extra-terrestre fécondait une mortelle, que sortira-t-il de cette union, les biologistes ne se prononcent pas, vous avez bien vu que nous n'avons mis à votre service que du personnel masculin !

    • Ah ! Oui, ça je m'en suis rendu compte, mais avec toutes les scuds que j'avais à écouter chaque jour, j'avoue que j'ai pris mon mal en patience ! Doctor, je vous le répète, pour l'Amérique, le pays qui inventa le rock'n'roll, je suis prêt à tous les sacrifices.

       

      4

Le grand jour est arrivé. J'avoue que je ne suis pas très à l'aise. Ce n'est pas la jeune infirmière attachée les jambes écartées sur la table d'opération qui me gêne, non, elle est plutôt jolie et s'est portée volontaire dès qu'on lui a présenté ma photo. Non, c'est l'environnement médicalisé. Dans la salle nous sommes seuls mais je sais que les murs blancs sont de fausses vitres. Derrière elles se pressent une cinquantaine des plus grands biologistes américains, ils ne font pas de bruit, ne doivent en rien interférer avec l'expérience, mais je sens leur présence attentive et je devine leurs regards curieux.

 

Ça fait vingt minutes que je tourne, mine de rien, autour d'elle, de l'air le plus dégagé possible, sans parvenir à passer à l'acte. Des pensées bizarres me traversent l'esprit, après tout cette fille, elle n'est pas de mon espèce... pourtant les Dieux grecs n'hésitaient pas une seconde dès que l'occasion de copuler avec un être humain se présentait... Sans doute ne me serais-je jamais décidé si la nature ne m'était venue en aide. Une innocente mouche, sortie de je ne sais où, vint subitement se poser sur son sein. Mon sang instinctif ne fit qu'un tour, je bondis et l'avalai prestement. Mais le contact de mes lèvres sur la douce chaleur de cette chair rebondie déclencha en moi un désir irrépressible. Je me jetai sur ce corps féminin et le couvris de tout mon long.

 

C'est alors que l'inattendu que redoutaient les biologistes se produisit. Je me mis à rapetisser à toute vitesse, dans la position dans laquelle je me trouvais je m'aperçus que mes bras se teignaient de vert... je n'étais plus qu'un svelte et mince lézard de nos murailles posé sur son ventre, elle frissonnait, je comprenais que cette sensation la dégoûtait, la porte s'ouvrit précipitamment et une vingtaine de doctors se précipitèrent vers moi. Je pris peur, et me réfugiai sur son bas-ventre, c'est alors que j'aperçus la mince fissure.

 

Et le lézard entra dans la lézarde.

Damie Chad.

24 / 06 / 2017

BLACKSTONE - BARBIZON

THE LIZARD QUEEN

 

Peu de monde ce soir au Blackstone, dommage car The Lizard Queen s'est transcendé. On avait eu un petit aperçu lors du sound check, mais j'avais mis cela sur la scène beaucoup plus vaste que l'espace exigu du Glasgow dans lequel nous avons toutes les fois précédentes eu le plaisir de voir la Reine Lézard, et puis il y avait ce fil qui ne filait pas droit et obstruait quelque peu le son et qui avait focalisé l'attention des lézards.

 

Mais dès le premier morceau, Soul Kitchen, l'évidence s'impose les Lizards ont décidé de nous concocter la recette doorsienne du ragoût de l'âme à leur manière. L'est vrai que lorsqu'une porte est ouverte, l'on ne sait jamais ce que l'on va trouver derrière. Mais procédons avec ordre et méthode. Portons nos regards sur Jul, c'est la moindre des prévenances puisque au Glasgow nous n'apercevons que sa tête qui émerge de temps en temps de l'entassement des fûts. Une frappe puissante, c'est lui qui drive les chevauchées morissoniennes, la musique ne bascule qu'à son instigation, chaque break est comme un renversement nietzschéen des valeurs, le morceau se retourne sur lui-même comme la tête du serpent qui darde sa langue de feu sur l'étincelance de ses écailles mordorées, comme le fleuve impétueux qui se courbe, comme le fameux sentier heideggérien qui nous emmène dans une nouvelle subtilité fracassante du chemin de la pensée. Tristan Tisocial, le joker et le fou, toujours le mot pour rire et des lignes de basse comme des laisses de fil de fer barbelé rouillé qui s'emmêlent dans vos jambes. N'a pas le beau rôle, c'est lui qui éteint la lumière. Qui transforme la musique mythique en hymne à la mort reptilienne. Une basse charbonneuse. Un filon de coalescence noire qui s'enfonce profondément dans les obscurités antédiluviennes des bas-fonds de votre psyché. Jul et Tristan, une rythmique noire, le fleuve de boue qui s'en vint recouvrir la tombe éventrée des ossements d'Orphée. Deux malfrats qui ont fracturé le portail de la poésie.

Reste le triomino des écorcheurs. Les soudards de la barbarie. D'abord la plus blonde – pour parler comme Marcel Aymé qui aurait écrit les contes blues et sang du serpent perché – Léa Worms, rieuse et sourieuse, le doigt sur les touches comme si elle était ailleurs, car elle est de l'autre côté. La grande fautive. L'a retiré le velours ambré de l'orgue doorsien qu'elle imitait si bien jusqu' à lors - les Doors ne sont plus les Doors, sont devenus The Lizard Queen – vous refile une teinte joyeuse, ne criez pas au sacrilège, c'est jeune et enlevé mais tranchant et incisif, froid et cruel, une boursoufflure grotesque à l'instar de certains contes de Poe, de ceux qui sont les plus inquiétants car ils représentent le rire de ces crânes humains qui s'entassent dans les catacombes de la vie, ou qui vous décochent leur plus beau sourire sur les étamines noires des vaisseaux pirates.

Deuxième pointe acérée du triangle. Alex et ses guitares, la multicolore psyché et la noire cercueil. L'a décidé de pulvériser la musique des Doors. De la passer à la moulinette. D'en extraire le suc héraldique et de vous l'offrir dans une coupe d'orichalque échappée du naufrage de l'Atlantide. Qui ne l'a pas entendu dans Spanish Caravan n'a aucune idée de ce que l'on peut faire avec une guitare. Pauvre caravane, commence dès les premières notes par vous égorger tous les chameaux et continuant sur sa lancée il trucide tous les espagnols qui passent par là – fandango, cante-jondo, et flamenco gisent par terre comme des outres de sang décapitées, bonsoir les folkloristes, à plus amer vont nos préférences. Là où Manuel de Falla faillit dans l'esspagnolade de pacotille, Mister Alex April, nous ramène dans les sentiers du blues exalté, vous chicore à mort les poulets des cérémonies vaudou, vous étripe les boucs lubriques, vous libère le blues de toutes ses inhibitions, le fait ramper dans le ciel des nuées baudelairiennes, et plus tard pour The End, le dernier morceau, vous le concassera en tas de gravats tumultueux, une féérie chaotique sans nom, une horreur magnifique, une splendeur horrifique, un triturage pharamineux, une agonie merveilleuse qui vous laisse entrevoir la mort comme une faim sans fin, un désir d'éternité extatique, la dernière porte à pousser sur le mystère de l'être.

Ce soir le Lizard Queen était ultraïque. Mais que serait le Lizard Queen sans sa reine Lézard ! Cid Marquis est au micro comme le penseur est accoudé à la mort. En communion avec l'âme désespérée de la poésie. Darkeuse et gueuse du blues. L'a compris l'intime souffrance de Jim Morrison qui est celle de ce sentiment d'impuissance ouranienne que nous inflige le vécu. Elle n'a pas chanté. L'était au-delà du chant. Toute dans ses rugissements de fauve, blessé et d'autant plus dangereux, ses incantations au néant, ses psalmodies funèbres, ses grondements désespérées de bête pantelante. Elle chante courbée en deux, penchée, attirée vers la terre, dans la fosse aux serpents, dans la force aux reptiles, et ses rires de sorcière démonique, elle est l'écume propitiatoire qui oint les lèvres la sibylle de Cumes énonçant les fatidiques prophéties du destin implacable, elle est le sang qui coule des blessures et le poison qui s'inocule dans vos veines. Elle est la sapèque ségalienne que se disputent le dragon de l'Imaginaire et le tigre du Réel. Ecartelée et dominatrice. Martyre et bourreau. L'ouroboros en gestation qui se dépouille de sa peau pour devenir plus grand afin de pouvoir enfin mordre et clore sa propre extrémité et réaliser l'anneau suprême de l'éternel retour de soi à soi-même.

 

Ce soir les Lizard Queen ont été monstrueux. Ce genre de concert dont personne ne ressort vivant.

Damie Chad.

( Photos : FB : Princess Flo )

 

COURRIER DES LECTRICES

 

Des lettres nous en recevons plusieurs centaines par jour. Nous en extrayons - du lourd sac postal que le facteur nous a apporté ce matin - une au hasard. Bonne pioche, elle nous semble soulever une problématique des plus intéressantes. Lisons-donc sans tarder.

 

Cher Cat Zenger,

Cher Damie Chaddie,

Nous sommes un groupe de jeunes collégiennes taraudées par une question à laquelle aucun de nos professeurs n'a su répondre. Nous avons essayé auprès des garçons mais notre établissement n'accueille qu'un ramassis de rappers à casquettes aux visières aussi plates que leur intelligence. Inutile de s'attarder avec ces jeunes ignorants qui ne savent même pas que les guitares électriques existent... Donc voici notre question :

 

Que font les rockers quand ils ne s'adonnent pas à leurs trois perversions préférées, le sexe, les excitants et la musique ?

 

Nous apprenons toutes vos livraisons par coeur et essayons de les mettre en pratique en suivant scrupuleusement vos conseils, toutefois pour que nos âmes soient encore plus pénétrées de l'intimité existentielle de ces êtres d'exception que sont les rockers nous aimerions savoir à quelles autres turpitudes se livrent ces héros modernes de l'humanité dans leur vie privée. S'il vous plaît, répondez-nous ! Ne vous contentez pas de vagues généralités, prenez un exemple précis et expliquez nous tout, sans rien nous cacher.

 

La lettre comporte encore douze ferventes pages admiratives de flatteuses louanges que notre modestie légendaire nous empêche de vous communiquer...

 

Le Cat Zengler s'est lâchement défilé sous prétexte qu'il fallait qu'il réécoute d'urgence toute la discographie crampique non sans m'avoir assuré que je possédais toutes les facultés intellectuelles requises pour satisfaire l'insatiable curiosité de nos jeunes intriguées. Me suis donc chargé de la rédaction de la réponse. Dear lecteurs assidus pour ne pas vous faire perdre votre temps j'en ai omis les passages qui ne traitent pas directement de la thématique proposée.

 

Demoiselles,

( … )

C'est mon libraire qui m'a tiré de l'embarras. Quel célèbre rocker allais-je évoquer, le choix est immense, je ne parvenais pas à me décider, mon vaste cerveau fourmillait de multiples propositions, je n'arrivais point à me décider... pour me changer les idées je suis allé faire un tour en ville. Par réflexe je suis rentré dans la librairie. Avais-je à peine franchi le seuil que le vendeur m'assaillit : c'est bien vous qui prenez systématiquement tous les livres de Nick Tosches sans même lire le titre ? Je ne pouvais le nier. C'est pour vous, m'a tendu le sachet, vous n'avez plus qu'à passer à la caisse.

Faut vous préciser, demoiselles, que Nick Tosches est un sacré rocker. Il ne chante pas. Fait beaucoup mieux. L'a écrit un des ouvrages essentiels du rock'n'roll, si vous ne devez lire qu'un seul livre de votre vie, c'est celui-ci : Hellfire, la biographie de Jerry Lee Lewis. Alexandre le Grand possédait un exemplaire de L'Illiade d'Homère, il refusait de s'endormir sans l'avoir à portée de main, suivez ce glorieux exemple, chaque soir glissez Hellfire sous votre oreiller et vos nuits seront plus belles que vos jours. Tout ce que vous devez savoir se trouve dans ces pages tumultueuses...

Oui mais. Nick Toshes s'intéresse aussi à autre chose qu'au rock'n'roll. En voici la preuve :

 

SOUS TIBERE

NICK TOSCHES

( Albin Michel / Juin 2017 )

 

Difficile de trouver un personnage aussi fabuleux que Jerry Lou sur cette planète. Faut remonter loin. Et encore il en faut deux, et pas des garçons coiffeurs comme disait Giono – vous en jugerez – pour espérer égaler le chanteur endiablé de Ferriday. Pour commencer pas moins qu'un empereur romain. Et pas le moindre : Tibère. Celui à qui échut de poursuivre la tâche auguste d'Octave, celle de perpétuer l'Imperium Romanum. Nick Tosches ne le flatte guère. En ce temps-là le rock'n'roll n'existait pas. Mais le sexe était déjà là. L'introduction nous décrit par le menu les habitudes érotiques de notre princeps. Aujourd'hui vous finiriez en prison avant même d'expérimenter la moindre d'entre elles. Les ligues de vertu et féministes vous tomberaient dessus. Toutefois il est sûr que les frasques tibériennes seront perçues par l'hypocrite lecteur comme une invitation aux rêveries des plus agréables. D'autant plus que, la morale est sauve, Tibère n'est pas le héros du livre.

Nick Tosches a mieux à vous proposer. Un chevalier blanc, exempt de tout reproche. Vous ne pourriez imaginer plus parfait. Dieu en personne. Jésus-Christ ! Qui vécut et mourut sous le règne de Tibère. Vous pensez que Nick Tosches après son ouverture un tant soit peu pornophilesque cherche à se rattraper et à rassurer la majorité bien-pensante de ses lecteurs. Point du tout, vous donne sa version personnelle de l'Agnus Dei.

Jésus n'est qu'une petite frappe misérable de Jerusalem. Une espèce de punk à chien sans clébard, un dealer sans héroïne, prêt à toutes les embrouilles pour survivre. L'est repéré par un ancien familier disgracié de l'Empereur – c'est lui qui raconte l'histoire – qui entrevoyant le physique somme toute avenant et charismatique de notre loque humaine décide de refaire fortune en le présentant aux populations arriérées ou crédules comme le messie qu'attendent les juifs depuis deux millénaires. Ne sera pas le seul dans la région à se prétendre l'envoyé de Dieu, mais il bénéficiera de la logistique intellectuelle de son mentor qui compose ses discours et lui explique les pieuses et déférentes attitudes à observer... Nos deux impétrants se mettent en route et leur scénario réussit au-delà de tous leurs espoirs. Nous refont le coup de Frankenstein dépassé par sa créature ! L'histoire tourne au vinaigre et se terminera mal. Vous connaissez la fin.

Nick Toshes nous réécrit les Evangiles sous le mode picaresque. Z'étaient partis pour une lamentable et profitable combine de récolte de fonds pour la construction d'un nouveau temple à Jérusalem, pensaient s'enfuir au dernier moment les valises pleines de sesterces – c'est un peu le We're Only in It just For the Money de Zappa - mais se retrouvent embringués dans une aventure qui les dépasse...

Le livre a quelque peu choqué les bonnes âmes à sa parution en Angleterre... Critique décapante de la religion... Je vous laisse le plaisir de le découvrir...

Damie Chad.

 

Demoiselles, vous pourriez croire en lisant cet ouvrage de Nick Toshes que le rocker retiré de l'emprise de ses fans se vouât à d'austères études historiques et philosophiques. Il n'en est rien. Réfléchissez aux réactions du puritanisme américain et anglican qui supporta très mal la transe épilepsycho-érotique du rock'n'roll, songez à Jerry Lou bouté hors de la perfide Albion pour le simple fait d'avoir - en toute innocence empreinte d'une candeur naïve sans égale - présenté aux journalistes britanniques, Myra, son amour d'épouse âgée de treize ans...

Sachez le bien, douces enfants, le rocker est toujours en guerre contre l'hypocrisie du monde. Même lorsqu'il a l'air retiré en se tour d'ivoire de s'occuper de tout autre dilection, de se consacrer à des sujets bien éloignés du rock'n'roll, le rocker ne tend qu'à un seul but, faire triompher le côté sauvage de la vie,

 

Hey, my dear babies,

Take a walk on the wild side !

 

Comme disait le grand méchant Loup Reed...

Damie Chad.

 

 

KR'TNT ! ¤ 334 : GREG ALLMAN / MONSTER MAGNET / L'ARAIGNEE AU PLAFOND / THE LIZARD QUEEN / NICK TOSHES

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 335

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

29 / 06 / 2017

ALLMAN BROTHERS / MONSTER MAGNET /

L'ARAIGNEE AU PLAFOND / THE LIZARD QUEEN

NICK TOSHES

 

TEXTES + PHOTOS SUR :

CHRONIQUESDEPOURPRE.HAUTETFORT.COM

 

Allman River - Part One

Oh ce n’est pas qu’on soit un gros fan des Allman Brothers, mais l’autobio de Gregg Allman vaut le détour. Si elle sort aujourd’hui l’étagère, la raison en est simple : le pauvre Gregg vient tout juste de casser sa pipe.
J’avais acheté cette autobio à sa parution, voici quelques années, pensant qu’un jour il faudrait prendre le temps de se pencher un peu plus attentivement sur la musique des Allman Brothers. Ces livres sont en général des clés qui permettent de découvrir ou de re-découvrir des univers musicaux. À ma connaissance, il n’existe pas d’autres clés.
Duane Allman fait partie d’une génération de rockers américains nés dans le Sud des États-Unis et amateurs de musique noire et de blues. En fait, ces blancs amateurs de musique noire constituent une minorité. La culture musicale dominante chez les blancs du Sud reste bien évidemment la country. Duane traîna pas mal dans les pattes de Rick Hall, lorsque FAME tournait à plein régime, et il participa à quelques sessions légendaires, dont une avec Wilson Pickett. L’idée de reprendre «Hey Jude» vient de Duane. Il adorait aussi les motos, et avait un faible pour la Harley. Gregg raconte que son frère adorait conduire une moto à poil et sous LSD. Easy Rider ! - He had a little taste for speed - Il trimballait d’ailleurs une réputation de fucked-up crazy hippie. Sa grand-mère disait qu’il était tellement énervé qu’il ne dépasserait pas les 25 ans. Elle avait raison : Duane s’est tué en moto. Il roulait très vite dans Macon Un camion ! Bhaaam ! En plein dedans. Il n’avait que 24 ans.
C’est le premier gros ressort de ce livre : la mort de Duane, le grand frère est le modèle absolu. Gregg se montre extrêmement pudique sur l’incident. À peine quelques détails : «On a enterré Duane avec un dollar d’argent dans une poche, un cran d’arrêt dans l’autre et sa bague préférée au doigt, un serpent enroulé autour du doigt, avec deux yeux en turquoise.»
À partir de là, continuer à vivre va devenir compliqué pour Gregg qui a grandi dans l’ombre de son frère. Pour surmonter l’insurmontable, les remèdes les plus couramment utilisés sont bien sûr l’alcool et les drogues. Gregg va s’y jeter à corps perdu. Il nous raconte tout ça dans les détails, héro, vodka, tout y passe. Le cul aussi bien sûr. Ce livre constitue une belle apologie du fameux Sex & Drugs & Rock’n’roll. Un mode de vie. Oh bien sûr, Gregg ne manque pas d’évoquer le parcours des Allman Brothers qui furent un temps l’un des groupes de rock les plus populaires d’Amérique. En fait ils devinrent populaires aussitôt après la mort de Duane. Justement, toute la difficulté vient de là : comment s’intéresser aux Allman Brothers après la mort de Duane ? C’est comme s’intéresser aux Stones après Brian Jones ou aux Groovies après Roy Loney. Compliqué.
Duane eut l’idée de monter les Allman Brothers avec deux batteurs (Butch Truck et un black nommé Jaimoe), un bassman venu de Chicago (Berry Oakley), et deux guitaristes, lui et Dickey Betts. Il proposa à Gregg qui était alors en Californie avec Hour Glass de rejoindre le groupe pour y jouer de l’orgue Hammond. Au commencement, Gregg pensait que ça ne marcherait pas, deux batteurs et deux guitaristes, quel bordel ! Et pourtant si. Duane avait vu juste.
Gregg rappelle que Duane était un inconditionnel de Curtis Mayfield et de son style de jeu. Pour apprendre à chanter, Gregg prit Little Milton comme modèle - Il m’a appris à maîtriser chaque note au chant, à bien différencier les passages soft des passages plus hard que j’appelle throat busters - tu durcis ton ventre et tu laisses sortir le truc très vite, real quick, you kinda let it escape - Milton faisait ça mieux que personne et sa voix est restée intacte jusqu’à sa mort - Gregg dit aussi qu’il cherchait à imiter Aaron Neville, dans ses inflexions et ses émotions, mais il a l’honnêteté d’avouer qu’il n’y parvenait pas. Il cite aussi le nom de Bobby Bland dans ce paragraphe, et là, il joue un peu avec le feu. Il rend aussi hommage à J.D. Loudermilk qui composa pour les Allman et qui était un homme tellement généreux qu’il offrit une Triumph Bonneville à Gregg qui n’en revenait pas. À l’époque, les deux frères admiraient aussi Moby Grape et notamment le bassman Bob Mosley - a big lumberjack-looking dude who played a white bass that hung real low (un mec à dégaine de bûcheron qui jouait sur une basse blanche très bas sur les cuisses) - et il ajoute - I’d never seen anybody play some serious bass and sing their ass off at the same time like he did (oui, Gregg n’avait jamais vu un type capable de bien jouer de la basse et de hurler en même temps).
La grande composante de cette histoire de vie reste la violence. Duane n’est pas le seul à mourir dans ce récit. Gregg raconte que son père accepta une nuit de raccompagner un mec qu’il ne connaissait pas et en guise de remerciement, il reçut trois balles dans le dos. Duane et Gregg étaient mômes quand c’est arrivé et leur mère décida de réinstaller ce qui restait de la famille en Floride. C’est là que Duane prit le rôle du père dans la vie de son petit frère. L’accident mortel de Duane fit d’autres dégâts, notamment dans l’esprit de Berry Oakley qui fut inconsolable et qui pour survivre se mit à boire comme un trou. Il démarrait chaque matin avec une caisse de bière et il enchaînait au Jack - And about halfway through the Jack, he was on his knees, man - Oui, il était vite rôti. Un an après la mort de Duane, Berry prit sa moto et alla percuter un bus - Headfirst into that bus, on purpose - Il s’est relevé après le crash. Il ne voulait pas monter dans l’ambulance. Il est rentré chez lui pour mourir d’une hémorragie au cerveau.
Les Allman Brothers vivaient comme une vraie famille et faisaient une très grosse consommation de drogues. Ils prenaient tous des acides et du speed - We’d do speed and drink or do downers and fuck. We had Nembutals and we’d grind them bad boys up and then just fuck for hours - Lors d’un premier trip à Los Angeles, King Curtis initia les Allman Brothers à la coke et puis tout le groupe passa naturellement à l’héro. Gregg en parle divinement bien. Justement, il explique qu’à Macon, en Georgie, on ne trouvait pas d’herbe, mais plus facilement de l’héro - You could buy heroin in a snap, seven dollars a bag - Ils se mirent à adorer ça. Ils appelaient l’héro le doojee. Au début, ils snortaient par les trous de nez. Berry Oakley en raffolait. Duane préférait la coke - Blow was much more his thing and he did a lot of it - Quant à Gregg, il ne fera pas moins de six overdoses - It took me from this world about six times - Ils faisaient une consommation tellement alarmante que tous les gros pontes d’Atlantic, Ahmet Ertegun, Jerry Wexler et Tom Down tentèrent de les ramener à la raison. Les Brothers eurent ce qu’ils appelaient un band meeting et il fut décidé que la moitié du groupe irait en détox à Buffalo. Évidemment, ça ne servit à rien. Gregg prenait de l’héro pour se calmer les esprits - That’s why I became addicted - To slow my fucking mind down - Gregg avoue qu’il aurait pu aller voir un psy, but fuck that - I could take a little shot of this powder up my nose and eveyrhing was alright. Better than all right, way better - mais il explique aussi qu’au bout d’un moment ça marche moins bien et qu’il faut en prendre de plus en plus.
Ce qui rend ce récit particulièrement accrocheur, c’est la rudesse du style. Gregg Allman écrit comme il parle, avec l’accent gras des gens du Sud qui sont restés rebelles dans l’âme. Duane Allman fut selon son frère la parfaite incarnation de ce vieux mythe. Gregg sonne sûrement comme Duane quand il évoque le premier concert des Allman Brothers au Fillmore East - Man, that venue was something special - oui, cette façon incroyable d’apostropher le lecteur. On a parfois l’impression d’être au bar et de l’entendre raconter ses exploits. Et cette façon de saluer ses amis - I loved this guy Bill Graham because he was such a straight shooter with us - Il adorait la franchise de Bill Graham qui eut toujours les Allman Brothers à la bonne. Bel hommage à Stevie Ray Vaughan - And good God almighty, what a player that man was - Oh et cette façon incroyable qu’il a de rouler ses mots - I had quite the wardobe, man. I would wear Levi’s and silk shirts, and velvet jackets and suede boots - Quand il débarque chez Cher qui va devenir sa cinquième épouse, il réagit comme un paysan qui découvre une belle demeure - Elle avait cette immense lit en bois de canopée et dans sa chambre il y avait une cheminée en marbre avec d’énormes lampes - it was seomething else, man. En tout, il y avait trente-six pièces, you’ve never seeen anything like it - Non, t’as jamais vu un truc pareil, mon gars - La première fois que Jaimoe est entré là-dedans, il a dit ‘Shit man, if this was my place, I’d been renting out them rooms !’ - Et quand il n’aime pas les choses, il le dit très bien, par exemple le British Blues - British Blues is like a parrot that lives in Greenland, man.
Il se produit avec cette autobio le même phénomène qu’avec celle de Johnny Cash : quand pour des raisons médicales Gregg Allman doit arrêter de boire et de se camer, tout rentre dans l’ordre moral et la religion. L’horreur. Et comme la plupart des gens, il se met soudain à craindre la mort. Il se fait greffer un foie, mais ça ne retardera l’échéance que de quelques années. Il finit aussi par se débarrasser de sa bête noire Dickey Betts en le virant par fax. Le pauvre Dickey continuait à picoler comme au bon vieux temps, alors que tous les autres étaient redevenus sobres comme des curés. Dickey Betts subit exactement le même sort que Lemmy qui se fit virer d’Hawkwind pour usage de drogues. Il est évident que sur certains points, Gregg Allman n’a pas les cuisses très propres. On sort de cet récit assez impressionné, et s’il fallait en conserver une image, ça pourrait bien être ce souvenir de 1959, lorsque Mama Allman quitte Nashville après la mort du père pour aller s’installer à Daytona Beach en Floride avec ses deux fils : «On roulait sur la 301 et on est arrivés à Savannah. C’était de bon matin. J’aimais bien ce moment de la journée. On descendait la rue qui était bordée de très grands chênes. C’était comme un tunnel. Tout au bout, il y avait une boutique Harley-Davidson, et elles étaient toutes là, en vitrine, de toutes les couleurs, on aurait dit des bonbons et je m’étais dit : ‘I oughta come back to this place someday.’ Sure enough, I did.» - Oui Gregg Allman est revenus s’acheter une Harley dans cette boutique qui le fit rêver.

Signé : Cazengler, old mean brother

Gregg Allman. Disparu le 27 mai 2017
Gregg Allman. My Cross To Bear. HarperCollins 2012

 

Dave ne Wyndorf que d’un œil - Part Two


Les Monster Magnet souffrent d’un léger problème de positionnement : pas mal de gens les prennent pour des metallers. À force d’aller taquiner les puissances des ténèbres et de se réveiller dans des cratères creusés par des bombes nucléaires, Dave Wyndorf s’est taillé une réputation d’Objet Sonique Non Identifiable. Il prend un malin plaisir à échapper aux modes et aux étiquettes et passe depuis trente ans le plus clair de son temps à se goinfrer de drogues hallucinogènes pour voyager dans cet univers sonique qu’il a créé de toutes pièces. Tous ceux qui ont pris la peine de le suivre depuis le début et qui se sont plongés dans les récits de ses virées inter-galactiques le savent : il s’appelle Dave Wyndorf dans le civil, mais son vrai nom est Space Lord Motherfucker. Et par ce beau soir bien hot, nous nous sommes tous retrouvés à gueuler «Space Lord Motherfucker !» en chœur avec lui, oui, une clameur digne du temps où les masses gueulaient «Pharaon !» sur le passage du char royal.
Cet homme de petite taille cultive la démesure avec une aisance déroutante. Il concentre tous les pouvoirs et décrit ses visions en serrant les poings, il prévient qu’il ne faut pas taper dans le dos de Dieu et rappelle à ceux qui l’auraient oublié seul the Chemical King apporte la paix, you know what I mean, yeah yeah. Alors que les trois guitares commotionnent le cosmos, Dave Wyndorf invite sa poule à lui grimper dessus pour le chevaucher, ride me baby, dans son lit de sueur et de vérité, il veut la voir grogner, mousser, et griller comme une truie au cœur du soleil, yeah like a pig in the heart of the sun. Heureuse coïncidence, il chante ça dans la ville où le pig Cauchon a brûlé baby D’Arc. C’est un peu comme si les planètes s’alignaient brutalement. Le heavy rock de Monster Magnet prend un sens qui nous dépasse tous, sauf bien sûr Dave Wyndorf qui sous ses cheveux délicieusement noirs de jais reste le grand Instigateur, comme le fut Syd Barrett en son temps. Ils naviguent exactement au même niveau. Alors que l’Anglais Barrett expérimentait pour trouver un passage vers the Heart of the Sun, l’Américain Wyndorf réécrit les tables de la loi : «Je ne travaillerai plus un seul jour de ma vie/ Les dieux m’ont ordonné de me relaxer.» Et il enfonce son clou, les bras dressés au ciel : «Non, je ne tra-vaille-rai plus ja-mais ! Je suis trop occupé à powertripper/ Mais je vais vous éclairer !» Sa voix se perd dans la énième dimension alors qu’il clame I’m gonna shed you some light ! Le «Powertrip» qu’il balance quasiment en début de set n’a rien perdu de sa puissance biblique. En rappel, il ramène son vieux «Tractor» pour une virée dévastatrice. On savait le cut énorme, mais Dave Wyndorf lui redonne une nouvelle vigueur en hurlant les yeux rivés sur le public. Le tracteur qu’il conduit sur la drug farm n’est pas du type de ceux que vous pouvez voir dans vos campagnes, certainement pas ! Le sien doit bien mesurer vingt mètres de haut et dégager autant de fumée d’un haut fourneau. Dave le pilote et sa voix couvre le vacarme épouvantable : «On m’a enfoncé un clou dans le crâne et je sais que je suis cinglé/ Je conduis mon tracteur on the drug farm !» Tout est fait pour tétaniser les masses. Puissance, visions, démesure, l’homme est petit, mais il agit avec la violence d’un géant. On voit des croix de fer brodées sur son gilet noir. Il taille sa moustache en filet de croc, tout en lui indique l’outer-space de l’overlord. Les Monster Magnet jouent aujourd’hui le meilleur heavy rock d’Amérique. L’early Sabbath sound et le heavy blues irriguent leur son. Ils cultivent l’apanage des géants de ce monde : savoir trouver l’équilibre entre classicisme et démesure. Rien n’est plus difficile. Si ça bascule trop dans le classicisme, les masses bâillent. Trop dans la démesure, les masse fuient. Monster Magnet trouve l’équilibre parfait. Dans «Negasonic Teenage Warhead», Dave Wyndorf rappelle à ceux qui l’auraient oublié qu’il est né sur Venus et qu’il est sur terre pour un bon moment. Par contre, il n’aime pas ce qu’il y voit, tous ces branleurs supersoniques qui entrent dans la danse et tous ces génies sub-atmotiques qui fabriquent de la douleur. Décidément, la planète terre n’est pas faite pour lui. Mais comme il est charitable, il implore qu’on le fasse taire - Shut me off cause I go crazy with this planet in my hand ! - Elle le rend dingue, cette putain de planète. Il n’est pas le seul dans ce cas. Il préfère aller cultiver ses champs on the drug farm. D’ailleurs, c’est avec «Dopes To Infinity» qu’il attaque son set. Un cut qui donne le ton et qui sonne comme une prédiction. Dave voit par un trou de sa tête qu’elle est du même monde et dans les lunes de son regard que la tribu va l’adopter. Et puis soudain, un vent de démesure embarque le groupe, la salle et les masses, lorsque Dave gronde de plaisir - Nous voilà tous rassemblés mes amis/ Tous défoncés et tous barrés/ Mais si beautiful - Et il propose de brûler cette montagne, de se dévorer les uns les autres et même de dévorer les chiens - Alive and spaced but all so beautiful - On finit par comprendre que cet homme ne se connaît pas de limites. Ce n’est pas qu’il les ait repoussées. Non, c’est encore pire : pour lui, elles n’existent pas. Car elles n’ont tout simplement pas de sens. Tiens, ce discours ne vous rappelle rien ? Oui, Roger Gilbert Lecomte qui utilisait exactement les mêmes moyens pour pulvériser les carcans psychiques de la pensée. Un Gilbert Lecomte qui comme Wyndorf refusa de s’affilier à quelque mouvement ou idéologie que ce fût, ne respectant que sa vision : le Grand Jeu pour Gilbert Lecomte, l’Éternité des Drogues pour Wyndorf. C’est exactement le même Powertrip. Exactement la même pureté d’intention et le même goût de l’indépendance. Monster Magnet n’existe que par Monster Magnet, en dépit des pressions des catalogueurs qui voudraient les voir rangés dans le bac metal. Roger Gilbert Lecomte envoya paître de la même façon le dictateur Breton qui voulait absolument l’intégrer dans sa cohorte surréaliste. Mais ces gens-là ne vendent ni leur âme ni leur cul. Instigateurs, comme on l’a déjà dit, mais surtout Expérimentateurs. Ils ont compris que le corps est avant toute chose un outil au service de l’art. D’une certaine vision de l’art. Le préserver ou le maintenir en sommeil, c’est une façon de le réduire à l’état de tube digestif. Dave Wyndorf et Roger Gilbert Lecomte se sont transformés en Athanors à deux pattes. Ils se sont goinfrés d’excès pour produire leur Grand Œuvre.
Puissant personnage que ce Dave Wyndorf : à force de distiller ses visions et de les sublimer au vu et au su de tout le monde, il finit par occasionner des petites dérives latentes dans les cervelles de ses admirateurs. Il nous plonge dans une sorte de relativisme existentialiste assez plaisant, et sans vouloir être mauvaise langue, il faut bien reconnaître très peu de groupes actuels sont capables d’un tel subterfuge.
Cultiver les visions hallucinogènes et jouer du heavy rock reste à la portée de pas mal de gens. Mais savoir écrire, c’est un peu plus compliqué. Et c’est là que Dave Wyndorf et Roger Gilbert Lecomte font la différence. Il règne un esprit très particulier dans les textes qu’écrit Dave Wyndorf. Son style relève de la grande littérature. Il sait décrire une vision très originale en deux vers, ou encore décrire une situation extrêmement glauque en quatre vers. Chuck Berry excellait aussi dans ce domaine. Si on commettait l’erreur d’écouter ses chanson sans savoir ce qu’il racontait, on passait complètement à côté du génie de cet homme. Idem pour Dave Wyndorf.
Évidemment, il boucle son set avec l’hymne inter-galactique, l’imparable «Space Lord». Il y fait le récit de son règne : «J’ai abandonné mon trône/ Je bois à ton sein/ Je chante ton blues chaque matin. Donne-moi la force de briser le monde en deux/ J’ai déjà tout dévoré et maintenant c’est toi que je vais dévorer, yeah !» Et il harangue les masses rassemblées sur le passage de son char : «Now open wide and say my name !» et les masses s’égosillent à gueuler «Space Lord Mother Fucker !», «Space Lord Mother Fucker !», «Space Lord Mother Fucker !» Il règne dans la salle exactement la même ambiance de fête païenne qu’au temps des pharaons.


Signé : Cazengler, Master à terre


Monster Magnet. Le 106. Rouen (76). 19 juin 2017

 

21 / 06 / 2017PROVINS


L'ARAIGNEE AU PLAFOND

 

Je n'apprécie guère les réunions familiales. Je me défile à Noël, j'évite les mariages, répugne aux baptêmes, j'oublie la fête des grands-mères, bref je me porte régulièrement aux abonnés absents pour les grandes occasions, c'est que généralement la musique qui accompagne ce genre d'évènements est des plus mauvaises. Toutefois depuis quelques années je fais une exception. Toutes les fêtes de la musique, en ce jour sacré de Sol Invictus, je ne rate jamais L'Araignée au Plafond.
Les esprits chagrins rétorqueront que le solstice d'été n'appartient pas au patrimoine familial, je leur donne raison. Par contre L'Araignée Au Plafond est une entreprise typiquement familiale. Faut bien occuper les enfants, alors le père leur a filé un instrument à chacun et inscrit une répétition générale tous les dimanche après-midi, l'a en plus réquisitionné deux ou trois voisins qui traînaient dans les environs, et l'Araignée a commencé à tisser sa toile. On ne compte plus les spectateurs qui se laissent prendre au piège. L'Araignée au Plafond est devenue le combo totémique de la ville de Provins.

SANS PLAFOND


Ne se gêne plus l'Araignée, l'a carrément tendu ses filets au milieu de l'artère principale, barre la circulation, n'a pas choisi l'endroit au hasard, à mourir sous la canicule autant se faire enterrer dans une bière bien fraîche, devant Beer Town le spécialiste provinois es cervoise. Le soleil darde une flamboyante épée meurtrière en plein dans l'enfilade de la rue, une centaine de badauds fait semblant de s'abriter dans l'ombre absente des façades, cuivres et vents de l'Araignée donnent l'aubade, z'ont de l'énergie à plein tube, nous offrent un salmigondis qui évoque autant les orphéons d'antan que le Nino Ferrer des bons jours, autant la musique de cirque que le fellinien Nino Rota, ne sont que trois mais font du bruit pour quinze.

L'ARAIGNEE


Méchante machine que l'Araignée, dès qu'elle entre en transe, vous ne pouvez plus l'arrêter, vous déroule une cinquantaine de morceaux à la suite sans s'arrêter. Etonnez-vous que cinq cent personnes se soient regroupées autour d'elle. Ils ont un truc d'une simplicité effarante, ils jouent tous ensemble, deux percus, un batteur, basse, guitare, deux sax, une clarinette, un clavier, ça vous fout un boucan de tous les diables. Mais attention c'est méchamment arrangé, pas question de faire du n'importe quoi dans son coin, chacun à sa place et le rock'n'roll sera bien gardé. Z'ont un défaut, ne se complaisent pas dans les langueurs automnales, besognent dans le torride, le genre slow langoureux et nostalgique ce n'est pas leur truc, leur faut des tonitruances sans fin, des frasques saxuelles aussi lourdes que les Memphis Horns, des remue-ménage de tambours aussi fracassés que des marteaux-pilon, plus le papa qui ne peut s'empêcher de vous jeter de ces cinglées de guitares à vous électrocuter la moelle épinière. C'est la seule araignée à dix pattes que je connaisse. Une marmaille un peu agitée, n'y a que la maman qui reste imperturbablement calme dans ce maelström, vous tricote ses lignes de basse, un fin sourire aux lèvres, aussi sereine que Napoléon sur le tertre d'Austerlitz. De toutes les manières elle a filé les clefs de l'intendance à sa fille.
Mildred mène la troupe. A sa place vous seriez assailli par de sérieux problèmes métaphysiques, où vais-je poser ma voix dans cette espèce de lave en fusion qui coule dans mon dos. Surtout que le frérot, il vous secoue salement le saladier sur sa batterie. S'est formé tout un petit groupe autour de lui pour le regarder officier. Vous casse les oeufs durs, un peu à la funk, le coup qui suit le précédent un peu heurté, comme s'il était pressé, bref ne laisse jamais une demi-seconde de répit au reste du régiment, z'ont intérêt à cavaler, les temps de pause sont interdits, les saxophones obligés de beugler comme des éléphants en colère en train de charger, et le tout à l'avenant. Alors vous vous faites du souci pour Mildred. A tort.
L'est aussi à l'aise dans ce tohu-bohu des plus tordus qu'une princesse transportée en baldaquin. Toute belle, et la hargne souriante. Vous domine le tumulte comme si de rien n'était. Pire, c'est elle qui tire les wagons. A les écouter vous croyez que c'est une conjuration, qu'ils ont décidé de lui mener la vie dure, qu'ils veulent la voir s'écrouler raide morte à la closure du set, que quand l'héroïne ne meurt pas à la fin le film est raté, mais non c'est tout le contraire. Sont obligés de suivre s'ils ne veulent pas être distancés, galopent à en perdre haleine, mais z'ont beau accélérer, elle est toujours devant. Même durant les ponts où elle se retire tout au fond – près de sa maman- et les laisse batifoler en liberté – jamais très longtemps car c'est elle qui drive la diligence, et les spectateurs adorent l'indomptable aventurière qui fait le coup de feu contre les cruels Apaches en première ligne du septième de cavalerie.
Vous empoigne les titres un à un, comme des cobras que vous sortez du sac à commission quand vous revenez du marché de la jungle, sans ménagement, à plein timbre, et vous leur tord le cou avec un savoir-faire indéniable. Mais qui n'appartient qu'à elle, la voix un peu perchée, pour dominer l'orchestration brontosaurique qui ne lui fait aucun cadeau, R'n'R Damnation, Jumpin' jack Flash, Rolling in the Deep, Tainted Love, Fortunate Son, et bien d'autres, vous les traite sans ménagement mais avec respect, parvient même à reproduire les sensuelles inflexions de Jerry Lou sur Great Balls of Fire... N'a peur de rien Mildred. L'est sûr que sa beauté punchy alliée à une grâce naturelle, genre sympathie with an angel ( but she's the devil on stage ) est un atout considérable. En la regardant, le plus grand des arachnophobes du monde commencerait à collectionner les mygales.
Maintenant nos araignées manquent de jugeote. Pensent qu'après plus de deux heures sans interruption, vont pouvoir nous quitter sur un dernier morceau. Faut qu'ils apprennent que la plèbe est insatiable, que vous lui donnez un crouton de pain et qu'elle vous bouffe le boulanger. Ne s'en tireront pas sans une dernière jamesbrownerie des plus épileptiques qui vous hache le cortex et se déploie comme un gigantesque incendie. D' ailleurs pour le prochain concert de L'Araignée au Plafond dans la bonne ville de Provins, l'on a pris toutes les précautions. Ce sera pour le bal des pompiers.


Damie Chad.

( Photos : FB : L'Araignée au plafond )

*


L'INCROYABLE EXPERIENCE

1


On dit beaucoup de mal de lui en France, mais je dois convenir que the President Trump est des plus sympathiques. A peine ai-je mis le pied dans le bureau ovale qu'il se lève tout sourire et me file de grandes tapes amicales dans le dos comme si l'on se connaissait depuis la Maternelle :
«  Excuse-me, you be enlevated by the CIA, but USA needs you very very much much !
- Monsieur le Président...
- Oh Damie, just call me Donald !
- Yes ! Donald, si le pays qui a inventé le rock'n'roll a besoin de moi, je réponds présent, sans l'ombre d'une hésitation !
- Yes very good ! We read every week your chronicles on KR'TNT ! the great Cazengler, but to-day, we want to speak especially with you, I give the speech to our great scientifist Ridcharson, he will explain you, very well, cause he speaks french, better than me ! »

C'est alors que je remarque Richarson assis à côté du Président, de sa blouse blanche ne dépassent que des yeux vifs qui ne manquent pas de profondeur, surmontés d'un front intelligent. L'on sent le scientifique qui n'a pas de temps à perdre, tout de suite il entre dans le vif du sujet.

«  Oui Damie, vous n'êtes pas sans ignorer les remontrances qui ont suivi la déclaration de notre Président adoré annonçant qu'il se retirait des accords de Paris. Notre pays a été recouvert d'une marée d'opprobres, comme si la meilleure manière de lutter contre le réchauffement climatique était de s'arrêter de produire du CO 2 ! Une lutte dérisoire, nous américains, sommes beaucoup plus pragmatiques. Nos laboratoires sont sur le point de réaliser une expérience étonnante. C'est pour cela que nous vous avons fait venir. Ces imbéciles d'européens n'ont aucune imagination : il ne s'agit pas de réduire le réchauffement climatique, bien au contraire, notre idée est d'adapter l'homme à supporter les chaleurs excessives !
- Je comprends votre raisonnement Mister Richarson, vous voulez donc que je vive quinze jours dans la Vallée de la Mort sans boire, emmitouflé dans trois fourrures d'ours polaire !
- Vous n'y êtes pas du tout, nous voulons simplement transformer l'homme en animal à sang froid !
- Vous n'avez pas peur que ça capote ?
- Pas du tout ! Nous avons bien eu quelques échecs, lorsque l'on a essayé par exemple de changer le sang de Keith Richards par du sang de lézard, ça n'a pas marché, l'a perdu son équilibre dès qu'il est monté sur un cocotier, vous connaissez l'histoire.
- Ah ! C'était donc ça !!! vous m'en apprenez une bien belle Richarson, l'article que je vais écrire sur KR'TNT ! aura un retentissement mondial !
- Ne perdons pas de temps en enfantillages ! Nous avons analysé notre échec et nous avons réussi à modéliser mathématiquement la solution, c'est tout simple à réaliser, ce n'est pas le sang qu'il faut changer, mais le cerveau, c'est lui qui devant les nécessités climatiques induira automatiquement les variations sanguines nécessaires !
- Mais qu'ai-je à faire dans cette histoire doctor Richarson ?
- Vous êtes le cobaye idéal. N'avez-vous pas été vous-même victime d'une métamorphose lézardienne - vous la racontez dans votre livraison 317 du 22 / 02 / 2017 – des plus passagères certes, mais aucun autre être humain n'a subi une telle accoutumance reptilienne. La survie de l'humanité ne tient qu'à un fil, votre acceptation en décidera, le sort de la population mondiale en dépend, nous vous laissons toute la nuit pour en décider.
- Inutile, je l'ai déjà dit, un rocker ne peut être que férocement fier d'aider le pays qui inventa le rock'n'roll !

2


Contrairement à ce que l'on pourrait croire l'opération réussit parfaitement. A l'aide d'une pince à sucre l'on retira mon cerveau que l'on plaça précautionneusement dans un bocal empli de liquide amniotique sur l'étagère du laboratoire, et l'on me greffa le cerveau d'un lézard en moins de deux minutes. Je ne ressentis aucune douleur, à peine si le crissement de la scie mécanique qui sciait ma calotte crânienne me fit grincer des dents.
Ensuite je vécus une vie extraordinaire en Floride sur la terrasse ensoleillée d'un vaste appartement. Ma température était descendue d'une dizaine de degrés, cela ne me gênait guère. Richarson me chouchoutait. Des sandwichs au beurre de cacahuète à volonté et le Président Trump avait organisé une cellule spéciale du FBI chargée de me ravitailler en disques rares, tous les 78 tours des vieux bluesmen idem pour les premiers tirages de Sun, de Little Richard, de Gene Vincent...
Richarson exultait, je n'avais perdu aucune de mes facultés intellectuelles. Pas le moindre changement dans ma façon de marcher, de me mouvoir, de raisonner. Un tout petit détail cependant, trois fois rien, je ne pouvais voir une mouche sans me jeter dessus et la gober d'un coup sec.


3


Mais un matin Richarson vint me voir la mine sombre :
«  Damie nous sommes dans le pétrin ! Votre opération a parfaitement réussi. Chaque jour depuis un an nous l'avons dupliquée une vingtaine de fois, dans chacun de nos cinquante états. Aucun des soixante-cinq mille volontaires désignés d'office n'est resté en vie. C'est un drame. Mais un américain ne s'avoue jamais vaincu. Nous avons réfléchi. Si vous avez survécu cela tient sans aucun doute à votre première transformation en lézard géant. Vous avez dû garder dans votre sang des gamètes sauriennes que nos patients ne possèdent pas.
- Je suis désolé pour vous Doctor mais je ne vois pas trop ce que je puis faire pour vous aider !
- Mais vous pouvez Damie ! Vous pouvez beaucoup ! Vous pouvez tout !
- Expliquez-moi Doctor, je ne comprends pas !
- Très simple, personne ne possède des gamètes sauriennes, mais vous Damie, vous pouvez les transmettre à vos enfants !
- Vous voulez-dire que si je...
- Oui Damie !
- Sans une hésitation je suis votre homme, Richarson !
- Réfléchissez-y sereinement Damie, nous n'avons aucune idée de savoir comment un tel accouplement pourrait tourner, une femelle terrestre avec un homme lézard, il ne s'agit plus d'un banal cas de zoophilie mais d'une union monstrueuse, le fait que vous ayez un cerveau de lézard change la donne, c'est un peu comme si un extra-terrestre fécondait une mortelle, que sortira-t-il de cette union, les biologistes ne se prononcent pas, vous avez bien vu que nous n'avons mis à votre service que du personnel masculin !
- Ah ! Oui, ça je m'en suis rendu compte, mais avec toutes les scuds que j'avais à écouter chaque jour, j'avoue que j'ai pris mon mal en patience ! Doctor, je vous le répète, pour l'Amérique, le pays qui inventa le rock'n'roll, je suis prêt à tous les sacrifices.

4


Le grand jour est arrivé. J'avoue que je ne suis pas très à l'aise. Ce n'est pas la jeune infirmière attachée les jambes écartées sur la table d'opération qui me gêne, non, elle est plutôt jolie et s'est portée volontaire dès qu'on lui a présenté ma photo. Non, c'est l'environnement médicalisé. Dans la salle nous sommes seuls mais je sais que les murs blancs sont de fausses vitres. Derrière elles se pressent une cinquantaine des plus grands biologistes américains, ils ne font pas de bruit, ne doivent en rien interférer avec l'expérience, mais je sens leur présence attentive et je devine leurs regards curieux.

Ça fait vingt minutes que je tourne, mine de rien, autour d'elle, de l'air le plus dégagé possible, sans parvenir à passer à l'acte. Des pensées bizarres me traversent l'esprit, après tout cette fille, elle n'est pas de mon espèce... pourtant les Dieux grecs n'hésitaient pas une seconde dès que l'occasion de copuler avec un être humain se présentait... Sans doute ne me serais-je jamais décidé si la nature ne m'était venue en aide. Une innocente mouche, sortie de je ne sais où, vint subitement se poser sur son sein. Mon sang instinctif ne fit qu'un tour, je bondis et l'avalai prestement. Mais le contact de mes lèvres sur la douce chaleur de cette chair rebondie déclencha en moi un désir irrépressible. Je me jetai sur ce corps féminin et le couvris de tout mon long.

C'est alors que l'inattendu que redoutaient les biologistes se produisit. Je me mis à rapetisser à toute vitesse, dans la position dans laquelle je me trouvais je m'aperçus que mes bras se teignaient de vert... je n'étais plus qu'un svelte et mince lézard de nos murailles posé sur son ventre, elle frissonnait, je comprenais que cette sensation la dégoûtait, la porte s'ouvrit précipitamment et une vingtaine de doctors se précipitèrent vers moi. Je pris peur, et me réfugiai sur son bas-ventre, c'est alors que j'aperçus la mince fissure.

Et le lézard entra dans la lézarde.


Damie Chad.


24 / 06 / 2017
BLACKSTONE - BARBIZON


THE LIZARD QUEEN

Peu de monde ce soir au Blackstone, dommage car The Lizard Queen s'est transcendé. On avait eu un petit aperçu lors du sound check, mais j'avais mis cela sur la scène beaucoup plus vaste que l'espace exigu du Glasgow dans lequel nous avons toutes les fois précédentes eu le plaisir de voir la Reine Lézard, et puis il y avait ce fil qui ne filait pas droit et obstruait quelque peu le son et qui avait focalisé l'attention des lézards.

Mais dès le premier morceau, Soul Kitchen, l'évidence s'impose les Lizards ont décidé de nous concocter la recette doorsienne du ragoût de l'âme à leur manière. L'est vrai que lorsqu'une porte est ouverte, l'on ne sait jamais ce que l'on va trouver derrière. Mais procédons avec ordre et méthode. Portons nos regards sur Jul, c'est la moindre des prévenances puisque au Glasgow nous n'apercevons que sa tête qui émerge de temps en temps de l'entassement des fûts. Une frappe puissante, c'est lui qui drive les chevauchées morissoniennes, la musique ne bascule qu'à son instigation, chaque break est comme un renversement nietzschéen des valeurs, le morceau se retourne sur lui-même comme la tête du serpent qui darde sa langue de feu sur l'étincelance de ses écailles mordorées, comme le fleuve impétueux qui se courbe, comme le fameux sentier heideggérien qui nous emmène dans une nouvelle subtilité fracassante du chemin de la pensée. Tristan Tisocial, le joker et le fou, toujours le mot pour rire et des lignes de basse comme des laisses de fil de fer barbelé rouillé qui s'emmêlent dans vos jambes. N'a pas le beau rôle, c'est lui qui éteint la lumière. Qui transforme la musique mythique en hymne à la mort reptilienne. Une basse charbonneuse. Un filon de coalescence noire qui s'enfonce profondément dans les obscurités antédiluviennes des bas-fonds de votre psyché. Jul et Tristan, une rythmique noire, le fleuve de boue qui s'en vint recouvrir la tombe éventrée des ossements d'Orphée. Deux malfrats qui ont fracturé le portail de la poésie.
Reste le triomino des écorcheurs. Les soudards de la barbarie. D'abord la plus blonde – pour parler comme Marcel Aymé qui aurait écrit les contes blues et sang du serpent perché – Léa Worms, rieuse et sourieuse, le doigt sur les touches comme si elle était ailleurs, car elle est de l'autre côté. La grande fautive. L'a retiré le velours ambré de l'orgue doorsien qu'elle imitait si bien jusqu' à lors - les Doors ne sont plus les Doors, sont devenus The Lizard Queen – vous refile une teinte joyeuse, ne criez pas au sacrilège, c'est jeune et enlevé mais tranchant et incisif, froid et cruel, une boursoufflure grotesque à l'instar de certains contes de Poe, de ceux qui sont les plus inquiétants car ils représentent le rire de ces crânes humains qui s'entassent dans les catacombes de la vie, ou qui vous décochent leur plus beau sourire sur les étamines noires des vaisseaux pirates.
Deuxième pointe acérée du triangle. Alex et ses guitares, la multicolore psyché et la noire cercueil. L'a décidé de pulvériser la musique des Doors. De la passer à la moulinette. D'en extraire le suc héraldique et de vous l'offrir dans une coupe d'orichalque échappée du naufrage de l'Atlantide. Qui ne l'a pas entendu dans Spanish Caravan n'a aucune idée de ce que l'on peut faire avec une guitare. Pauvre caravane, commence dès les premières notes par vous égorger tous les chameaux et continuant sur sa lancée il trucide tous les espagnols qui passent par là – fandango, cante-jondo, et flamenco gisent par terre comme des outres de sang décapitées, bonsoir les folkloristes, à plus amer vont nos préférences. Là où Manuel de Falla faillit dans l'esspagnolade de pacotille, Mister Alex April, nous ramène dans les sentiers du blues exalté, vous chicore à mort les poulets des cérémonies vaudou, vous étripe les boucs lubriques, vous libère le blues de toutes ses inhibitions, le fait ramper dans le ciel des nuées baudelairiennes, et plus tard pour The End, le dernier morceau, vous le concassera en tas de gravats tumultueux, une féérie chaotique sans nom, une horreur magnifique, une splendeur horrifique, un triturage pharamineux, une agonie merveilleuse qui vous laisse entrevoir la mort comme une faim sans fin, un désir d'éternité extatique, la dernière porte à pousser sur le mystère de l'être.
Ce soir le Lizard Queen était ultraïque. Mais que serait le Lizard Queen sans sa reine Lézard ! Cid Marquis est au micro comme le penseur est accoudé à la mort. En communion avec l'âme désespérée de la poésie. Darkeuse et gueuse du blues. L'a compris l'intime souffrance de Jim Morrison qui est celle de ce sentiment d'impuissance ouranienne que nous inflige le vécu. Elle n'a pas chanté. L'était au-delà du chant. Toute dans ses rugissements de fauve, blessé et d'autant plus dangereux, ses incantations au néant, ses psalmodies funèbres, ses grondements désespérées de bête pantelante. Elle chante courbée en deux, penchée, attirée vers la terre, dans la fosse aux serpents, dans la force aux reptiles, et ses rires de sorcière démonique, elle est l'écume propitiatoire qui oint les lèvres la sibylle de Cumes énonçant les fatidiques prophéties du destin implacable, elle est le sang qui coule des blessures et le poison qui s'inocule dans vos veines. Elle est la sapèque ségalienne que se disputent le dragon de l'Imaginaire et le tigre du Réel. Ecartelée et dominatrice. Martyre et bourreau. L'ouroboros en gestation qui se dépouille de sa peau pour devenir plus grand afin de pouvoir enfin mordre et clore sa propre extrémité et réaliser l'anneau suprême de l'éternel retour de soi à soi-même.

Ce soir les Lizard Queen ont été monstrueux. Ce genre de concert dont personne ne ressort vivant.


Damie Chad.


( Photos : FB : Princess Flo )

 

COURRIER DES LECTRICES

 

Des lettres nous en recevons plusieurs centaines par jour. Nous en extrayons - du lourd sac postal que le facteur nous a apporté ce matin - une au hasard. Bonne pioche, elle nous semble soulever une problématique des plus intéressantes. Lisons-donc sans tarder.

Cher Cat Zenger,
Cher Damie Chaddie,


Nous sommes un groupe de jeunes collégiennes taraudées par une question à laquelle aucun de nos professeurs n'a su répondre. Nous avons essayé auprès des garçons mais notre établissement n'accueille qu'un ramassis de rappers à casquettes aux visières aussi plates que leur intelligence. Inutile de s'attarder avec ces jeunes ignorants qui ne savent même pas que les guitares électriques existent... Donc voici notre question :

Que font les rockers quand ils ne s'adonnent pas à leurs trois perversions préférées, le sexe, les excitants et la musique ?

Nous apprenons toutes vos livraisons par coeur et essayons de les mettre en pratique en suivant scrupuleusement vos conseils, toutefois pour que nos âmes soient encore plus pénétrées de l'intimité existentielle de ces êtres d'exception que sont les rockers nous aimerions savoir à quelles autres turpitudes se livrent ces héros modernes de l'humanité dans leur vie privée. S'il vous plaît, répondez-nous ! Ne vous contentez pas de vagues généralités, prenez un exemple précis et expliquez nous tout, sans rien nous cacher.

( ... )

La lettre comporte encore douze ferventes pages admiratives de flatteuses louanges que notre modestie légendaire nous empêche de vous communiquer...

Le Cat Zengler s'est lâchement défilé sous prétexte qu'il fallait qu'il réécoute d'urgence toute la discographie crampique non sans m'avoir assuré que je possédais toutes les facultés intellectuelles requises pour satisfaire l'insatiable curiosité de nos jeunes intriguées. Me suis donc chargé de la rédaction de la réponse. Dear lecteurs assidus pour ne pas vous faire perdre votre temps j'en ai omis les passages qui ne traitent pas directement de la thématique proposée.

 

Demoiselles,


( … )


C'est mon libraire qui m'a tiré de l'embarras. Quel célèbre rocker allais-je évoquer, le choix est immense, je ne parvenais pas à me décider, mon vaste cerveau fourmillait de multiples propositions, je n'arrivais point à me décider... pour me changer les idées je suis allé faire un tour en ville. Par réflexe je suis rentré dans la librairie. Avais-je à peine franchi le seuil que le vendeur m'assaillit : c'est bien vous qui prenez systématiquement tous les livres de Nick Toshes sans même lire le titre ? Je ne pouvais le nier. C'est pour vous, m'a tendu le sachet, vous n'avez plus qu'à passer à la caisse.
Faut vous préciser, demoiselles, que Nick Toshes est un sacré rocker. Il ne chante pas. Fait beaucoup mieux. L'a écrit un des ouvrages essentiels du rock'n'roll, si vous ne devez lire qu'un seul livre de votre vie, c'est celui-ci : Hellfire, la biographie de Jerry Lee Lewis. Alexandre le Grand possédait un exemplaire de L'Illiade d'Homère, il refusait de s'endormir sans l'avoir à portée de main, suivez ce glorieux exemple, chaque soir glissez Hellfire sous votre oreiller et vos nuits seront plus belles que vos jours. Tout ce que vous devez savoir se trouve dans ces pages tumultueuses...
Oui mais. Nick Toshes s'intéresse aussi à autre chose qu'au rock'n'roll. En voici la preuve :

 

SOUS TIBERE
NICK TOSCHES


( Albin Michel / Juin 2017 )

Difficile de trouver un personnage aussi fabuleux que Jerry Lou sur cette planète. Faut remonter loin. Et encore il en faut deux, et pas des garçons coiffeurs comme disait Giono – vous en jugerez – pour espérer égaler le chanteur endiablé de Ferriday. Pour commencer pas moins qu'un empereur romain. Et pas le moindre : Tibère. Celui à qui échut de poursuivre la tâche auguste d'Octave, celle de perpétuer l'Imperium Romanum. Nick Toshes ne le flatte guère. En ce temps-là le rock'n'roll n'existait pas. Mais le sexe était déjà là. L'introduction nous décrit par le menu les habitudes érotiques de notre princeps. Aujourd'hui vous finiriez en prison avant même d'expérimenter la moindre d'entre elles. Les ligues de vertu et féministes vous tomberaient dessus. Toutefois il est sûr que les frasques tibériennes seront perçues par l'hypocrite lecteur comme une invitation aux rêveries des plus agréables. D'autant plus que, la morale est sauve, Tibère n'est pas le héros du livre.
Nick Toshes a mieux à vous proposer. Un chevalier blanc, exempt de tout reproche. Vous ne pourriez imaginer plus parfait. Dieu en personne. Jésus-Christ ! Qui vécut et mourut sous le règne de Tibère. Vous pensez que Nick Toshes après son ouverture un tant soit peu pornophilesque cherche à se rattraper et à rassurer la majorité bien-pensante de ses lecteurs. Point du tout, vous donne sa version personnelle de l'Agnus Dei.
Jésus n'est qu'une petite frappe misérable de Jerusalem. Une espèce de punk à chien sans clébard, un dealer sans héroïne, prêt à toutes les embrouilles pour survivre. L'est repéré par un ancien familier disgracié de l'Empereur – c'est lui qui raconte l'histoire – qui entrevoyant le physique somme toute avenant et charismatique de notre loque humaine décide de refaire fortune en le présentant aux populations arriérées ou crédules comme le messie qu'attendent les juifs depuis deux millénaires. Ne sera pas le seul dans la région à se prétendre l'envoyé de Dieu, mais il bénéficiera de la logistique intellectuelle de son mentor qui compose ses discours et lui explique les pieuses et déférentes attitudes à observer... Nos deux impétrants se mettent en route et leur scénario réussit au-delà de tous leurs espoirs. Nous refont le coup de Frankenstein dépassé par sa créature ! L'histoire tourne au vinaigre et se terminera mal. Vous connaissez la fin.
Nick Toshes nous réécrit les Evangiles sous le mode picaresque. Z'étaient partis pour une lamentable et profitable combine de récolte de fonds pour la construction d'un nouveau temple à Jérusalem, pensaient s'enfuir au dernier moment les valises pleines de sesterces – c'est un peu le We're Only in It just For the Money de Zappa - mais se retrouvent embringués dans une aventure qui les dépasse...
Le livre a quelque peu choqué les bonnes âmes à sa parution en Angleterre... Critique décapante de la religion... Je vous laisse le plaisir de le découvrir...


Damie Chad.

Demoiselles, vous pourriez croire en lisant cet ouvrage de Nick Toshes que le rocker retiré de l'emprise de ses fans se vouât à d'austères études historiques et philosophiques. Il n'en est rien. Réfléchissez aux réactions du puritanisme américain et anglican qui supporta très mal la transe épilepsycho-érotique du rock'n'roll, songez à Jerry Lou bouté hors de la perfide Albion pour le simple fait d'avoir - en toute innocence empreinte d'une candeur naïve sans égale - présenté aux journalistes britanniques, Myra, son amour d'épouse âgée de treize ans...
Sachez le bien, douces enfants, le rocker est toujours en guerre contre l'hypocrisie du monde. Même lorsqu'il a l'air retiré en se tour d'ivoire de s'occuper de tout autre dilection, de se consacrer à des sujets bien éloignés du rock'n'roll, le rocker ne tend qu'à un seul but, faire triompher le côté sauvage de la vie,

Hey, my dear babies,
Take a walk on the wild side !

Comme disait le grand méchant Loup Reed...


Damie Chad.

 

21/06/2017

KR'TNT ! ¤ 334 : BRIAN JONES / GODFATHERS / IRMINSUL / OCEAN ( + DIABOLO ) / HOT CHICKENS / NATCHEZ / BLOUSONS NOIRS / JOE HILLS

 

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 334

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

22 / 06 / 2017

BRIAN JONES / GODFATHERS

IRMINSUL / OCEAN + DIABOLO

HOT CHICKENS / NATCHEZ

BLOUSONS NOIRS / JOE HILL

TEXTES + IMAGES SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Morrocan Roll

En feuilletant le numéro de mai d’Uncut, on tombe à un moment sur une double fantastique : un certain Peter Watts titre son article «The Marrakesh Express» et publie en vis-vis une photo de Brian Jones et d’Anita Pallenberg prise sur un toit marocain par Cecil Beaton. Il n’en faut pas davantage pour sombrer aussi sec corps et biens dans un délicieux gouffre mythologique.
Marrakech, ville magique entre toutes, et son Grand Hôtel Tazi situé à l’entrée de la médina, un lieu hors du temps où rôdent des parfums de coriandre et les derniers globe-trotters décadents, tout ça dans une fabuleuse ambiance de palace d’avant-guerre délibérément non entretenu. On trouvait au premier étage de cet hôtel extravagant une piscine décatie et bien sûr, dans les chambres, la robinetterie ne fonctionnait pas. Pour s’endormir, il fallait soit fumer du kif, soit siffler le bourbon d’un flasque qu’on avait planqué dans la trousse à pharmacie. Soit les deux. Dans ces chambres immenses, il faisait une chaleur à crever. C’est là que j’entrepris de réécouter Exile On Main Street. Je n’avais emmené qu’une seule cassette, celle-là. Je voulais donner une dernière chance à cet album que je n’aimais pas, sans doute parce que Brian Jones n’y jouait pas. Et le meilleur endroit pour écouter cet album ne pouvait être que Marrakech.
En découvrant cette ville fantastique, je crus me rapprocher de Brian Jones qui fut lui aussi fasciné par ce pays, par cette lumière, par cet art de vivre et par les sourires des Marocains. Brian Jones n’allait pas au Maroc pour les mêmes raisons qu’André Gide ou Truman Capote. La première fois qu’il mit les pieds à Tanger, il comprit qu’il entrait dans un monde inconnu. C’est exactement ce qu’on ressent quand on débarque au Maroc pour la première fois, à condition bien sûr d’éviter soigneusement les circuits touristiques. Brian Jones alla donc s’enivrer de cette culture marocaine dont on n’imagine pas la richesse. Elle le fascina tant qu’il finit par demander au designer Christopher Gibbs de transformer son intérieur londonien en palais marocain, avec des objets achetés dans le souk.
Graham Nash visita le Maroc en 1966, comme il le raconte dans son recueil de mémoires, Wild Tales - A Rock & Roll Life. Il arriva à Casablanca et prit un tain pour Marrakech. L’ambiance à bord du train l’enthousiasma tant et si bien qu’il composa une chanson qui allait être le premier d’une longue série de hits pour Crosby Stills & Nash, oui, le fameux «Marrakesh Express». Mais qu’allait faire un citoyen de Manchester au Maroc ? Il avait tout simplement découvert que les American Beats y avaient écrit des poèmes en fumant des tonnes de dope : ce sont les racines du mythe de Tanger, ville cosmopolite où séjournèrent des années durant des gens comme William Burroughs, Allen Ginsberg et bien sûr l’écrivain/compositeur Paul Bowles dont l’effarant The Sheltering Sky (plus connu sous le titre français Un Thé Au Sahara) fit autant de ravages dans les imaginaires du début des années soixante que le mythique On The Road de Jack Kerouac, un récit qui m’obséda tant qu’un jour je finis par en faire une bande dessinée de plusieurs centaines de pages. Les extravagants clients du Grand Hôtel Tazi semblaient sortir tout droit de ce chef-d’œuvre de l’errance qu’est le roman de Paul Bowles. J’en étais quasiment convaincu, ces clients - dont je faisais partie - échouaient au Maroc en quête d’on ne sait quoi et déambulaient sans but précis, comme perdus dans un décors de rêve. Je compris confusément qu’il s’agissait d’un mode de vie. Dans ce pays, on vit très bien avec très peu d’argent, il faut le savoir. L’aliénation sous le soleil du Maroc me paraissait même plus acceptable que l’aliénation sociale distillée par nos chers modèles urbains d’Occident. C’est en tous les cas ce qu’avait compris Paul Bowles, et ce qu’était probablement en passe de comprendre Brian Jones.
Dans ses mémoires, Marianne Faithfull évoque aussi cette passion pour le Maroc et les fêtes de la Getty House, où tout le monde se dopait goulûment à la coke et à l’opium. De la même manière qu’Ike Turner, le milliardaire américain savait combler ses convives. Dans l’histoire des Stones, le Maroc joue un rôle crucial, car c’est là que se produisit la fracture entre Keith Richards et Brian Jones. Comme Anita ne supportait plus les crises de violence de Brian, elle mit les voiles avec Keith. Un an plus tard, pour les besoins du film de Donald Cammell, Performance, Anita se retrouvait à poil avec Jagger dans un grand lit ramené du Maroc, et pendant que Keith sombrait à son tour dans les affres du ressentiment, Brian retournait au Maroc se réfugier dans les montagnes du Rif, célèbres pour avoir abrité Abdelkrim, l’un des derniers grands résistants marocains, ceux qui rejetèrent toute espèce de colonialisme, que ce soit celui des Espagnols où du protectorat larvaire des Français. Grâce à ce voyage dans le Rif, Brian allait entrer dans SA postérité, en y enregistrant the Master Musicians of Joujouka, un enregistrement qui allait par la suite fasciner des gens comme Ornette Coleman et Timothy Leary. Il fut accompagné dans ce raid par Brion Gysin, l’American Beat ami de William Burroughs. Marianne qui dans ses mémoires évoque le souvenir de Brian Jones en des termes admirables nous explique que Brian cherchait alors désespérément à combler le vide béant généré par la fin des Stones, SON groupe. Joujouka représentait à ses yeux une belle équivalence, au moins au plan spirituel. Marianne clôt le chapitre en affirmant que Joujouka est l’un des disques les plus intéressants de cette époque. C’est vrai, ce disque était infiniment plus beau que ceux du Grateful Dead dont tout le monde raffolait à l’époque. L’album parut après la mort de Brian. William Burroughs qualifia the Masters Musicians of Joujouka de plus vieux rock’n’roll band du monde. Il est bon de rappeler que cette musique date de 4.000 ans. Ça ne vous rappelle rien ? Mais oui, le North Mississippi Hill Country Blues de Junior Kimbrough et les Fife & Drums d’Otha Turner qui eux aussi remontent à 4.000 ans.
Strong stuff, disent les Anglais quand ils parlent de la musique et des drogues marocaines. On voit encore des Anglais dans le haut Atlas, en été, notamment au camp de base du Toubkal qui est le point culminant de la chaîne. Une fois qu’on est arrivé au camp de base, l’ascension se fait dans la journée, à condition de partir juste avant le lever du jour. Les gens viennent du monde entier pour ça. Ces grimpeurs de fortune ne sont pas déguisés comme ceux qu’on voit dans les films d’aventures en haute montagne : ceux-là parlent anglais, ils portent des shorts et des vieux T-shirt dévorés par ces bestioles qui pullulent dans l’eau des cascades. Le haut Atlas est l’une des régions montagneuses les plus difficiles au monde. Strong stuff. Les dénivelés sont tellement violents qu’ils vous ruinent les genoux en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Et les villageois qui font partie des gens les plus pauvres du monde vous reçoivent comme des princes. Si vous voyagez dans ce coin-là, recrutez un guide au Grand Hôtel Tazi, car il vous faut un montagnard berbère si vous voulez vraiment entrer dans la magie de l’Atlas. Avec un peu de chance, vous tomberez sur un guide qui est aussi musicien, et qui, si vous avez vraiment beaucoup de chance, deviendra votre ami. Et chaque soir, au bivouac, ce guide et son cuisinier vous apprendront des chansons berbères en s’accompagnant au tambour, ce tambour qui ressemble à une grande boîte à camembert et qu’on tient à la verticale par le pouce de la main droite et qu’on frappe du plat de la paume de la main gauche. Essayez d’en jouer, vous verrez, ce n’est pas facile. Strong stuff. Mais on découvre une chose faramineuse : plus besoin de guitares électriques ni de micros pour faire de la musique rythmée. Trois tambours berbères suffisent à mettre un public en transe. C’est ce qu’avait découvert Brian Jones, et avant lui Paul Bowles, qui fut le premier à enregistrer les musiciens berbères. C’est que je découvris bien plus tard dans le haut Atlas. C’est ce que montre Tony Gatlif dans son film Exils : la transe. Le mystérieux secret de la transe. Strong stuff. Cette hypno que pratiquait aussi Jaki Leibevitz, le batteur de Can aujourd’hui disparu. Dans certains villages de l’Atlas, on peut assister à des fêtes qui durent des heures, avec non seulement les tambours berbères mais on voit surtout des musiciens jouer sur des instruments à cordes venus du fond des âges et ça tourne au psychédélisme primitif, oh pas celui de «Kashmir», quelque chose de beaucoup plus violent et ancien. Un son qu’on retrouve sur l’album Diwân de Rachid Taha, the unbelievable loud hypnotic sound of it all. John Bonham et Jimmy Page peuvent retourner au vestiaire. Quand on se retrouve face à des musiciens berbères du haut Atlas, on ne s’embarrasse plus de gadgets. En plus, ces gens-là jouent POUR vous et c’est gratuit.
Sex and drugs and rock’n’roll ? Il semble que le Maroc ait été le pays pionnier en la matière, puisque des homosexuels occidentaux célèbres comme Joe Orton et William Burroughs s’y fournissaient en viande fraîche, au vu et au su de tout le monde. Quant aux drogues, attention, plus rien à voir avec cette misérable barrette qu’on achète à Jo la casquette, au coin de la rue Myrha. Fumer du kif et s’engouffrer dans la médina de Marrakech, c’est une façon d’entrer au paradis. Où mieux encore, avaler du majoun et traverser les jardins d’Allah, entre Ouarzazate et la frontière algérienne, c’est une façon d’aller se balader sur une planète inconnue. Tout y est poussé à l’extrême, la lumière, les parfums, c’est une expérience purement rimbaldienne, au sens du bouleversement, évidemment. On ne rêve plus que d’une chose quand on rentre en France : y retourner.
Si les Stones débarquèrent au Maroc en 1967, ce n’était pas uniquement par curiosité intellectuelle. Après la descente de police chez Keith Richards à Redlands, on leur conseilla de prendre le large pendant quelques temps. Jagger, Robert Fraser, le photographe Michael Cooper et Marianne prirent l’avion, pendant que Keef, Brian et Anita traversaient la France et l’Espagne en Bentley. Pendant le voyage, Brian chopa une pneumonie et dut quitter l’expédition le temps de se faire soigner, laissant Keef et Anita seuls. Fatale erreur. Après un séjour à Tanger, Keef et Anita s’installèrent à Marrakech, où Brian les rejoignit. Il faut dire qu’Anita savait se montrer irrésistible. Marianne pense que Keef était depuis longtemps amoureux d’elle. C’est à Marrakech qu’Anita demanda au preux chevalier Keef de la protéger du méchant Brian et de ses crises de violence, scellant par là le destin des Stones. Les histoires de cul occasionnent des dégâts irréparables dans les groupes. Pendant ce temps, Jagger posait pour des photographes au bord des piscines. Aux yeux de Cecil Beaton qui s’intéressait de près à la jet set, Jagger paraissait complètement asexué. La même année, John Lennon débarqua à Marrakech pour le réveillon du jour de l’an, invité par Paul et Talitha Getty. Le couple de milliardaires donnait une fête dans sa résidence princière qui était décorée comme un palais marocain. Comme tout le monde était défoncé, peu de gens parlaient. John Lennon passa le réveillon au sol, sur le dos, incapable de se relever. Strong stuff. Le règne du Getty palace prit fin en 1971 avec la mort de Talitha Getty, des suites d’une overdose, cela va de soi.
Chez les excentriques, la cote du Maroc chuta d’un coup. L’Afghanistan devint la nouvelle destination de rêve, offrant un cocktail de mystère, d’exotisme et de décadence légèrement différent.


Signé : Cazengler, marrakoche


Uncut #240 - May 2017. Peter Watts : The Marrakesh Express

 

Ça cogne avec les frères Coyne - Part Three

 

Il est rare que Peter Coyne, le dernier Godfather du milieu londonien, accorde une interview. Les veinards de Vive le Rock viennent d’obtenir son accord et Eugene Butcher confie la délicate mission d’aller interviewer l’éminent personnage à James Sharples, l’un de ses meilleurs limiers.
Pour entrer dans l’immeuble, James doit montrer patte blanche. Il subit une première fouille dans le hall d’entrée et un gorille l’escorte jusqu’au premier étage. Arrivé à la porte du bureau de Peter Coyne, un autre gorille palpe soigneusement les doublures des vêtements de James, s’excuse de lui tâter l’entre-jambe, lui fait ouvrir la bouche pour l’inspecter avec une petite lampe torche. Il vérifie son calepin et son crayon, puis il frappe trois coups bien secs à la porte et le fait entrer :
— Il est réglo, patlon !
Une lumière argentée entre à flots dans l’immense pièce. Installé derrière un bureau empire, Peter Coyne tend la main pour désigner un siège en vis-à-vis. Il reste de marbre. Cet homme ne sourit jamais. Le gorille referme soigneusement la porte derrière James qui traverse la pièce jusqu’au siège. L’épaisse moquette absorbe le bruit de ses pas. Il ne se sent pas très à l’aise dans ce silence de mort, face à cet homme qui l’examine, les yeux mi-clos. Au moins, se dit-il, Don Corleone était plus convivial. Il savait accueillir les journalistes.
James se racle la gorge et bredouille :
— Merci de m’accorder un peu de votre temps, Don Coyne.
Peter Coyne ne répond pas. D’un geste, il lui fait signe de poursuivre. James sort son calepin et un crayon gras. Il mouille la mine et pose sa première question :
— Comment avez-vous démarré votre carrière ?
— Pour être tout à fait honnête avec toi, je suppose que j’ai dû voir les Beatles à la télé quand j’étais môme. J’ai dû aussi écouter leurs disques sur un vieux crin-crin. Les Beatles n’étaient pas seulement un groupe, ils faisaient partie de la famille, tu me suis ? Ils savaient tout faire, du rock, du psyché, du folk, des balades, de l’expérimental, tout, absolument tout. Je les adore. Ils étaient magiques. J’étais dingue de «Ticket To Ride», dingue, mec ! T’entendais ça à la radio et ta frangine te ramenait le disque à la maison. On les voyait tout le temps à la télé.
— Qu’est-ce que ce métier représente pour vous ?
— Je me sens vivant. J’adore ce métier. Depuis le début, je pousse mon équipe. C’est notre raison d’être, on fabrique notre propre magie. Je suis assez fier de ce qu’on a accompli, on a commencé comme une équipe de vrais durs, il n’y en avait pas des tonnes à l’époque, en Angleterre. On a toujours su montrer notre vrai visage. C’est très important si tu veux rester fidèle à tes idéaux, mec !
— Comment fonctionne le groupe ?
— Pour être tout à fait honnête avec toi, j’y connais rien. Dans l’équipe, t’as toujours quelqu’un qui t’amène une idée. Ça part comme ça et j’écris des paroles. Voilà, c’est comme ça qu’on fonctionne dans l’équipe. J’ai toujours eu un faible pour le psyché et voilà pourquoi on a fait «When Am I Coming Down». J’adore le psyché depuis que je suis môme. Mais on reste carrés, car après, il faut partir en tournée, et ton psyché, il a intérêt à tenir la route, mec !
— Comment savez-vous que ce que vous faites est bien ?
— Quand un truc est carré, on le sent. Si un truc n’est pas carré, on le remet au carré vite fait. Ça fait partie du business, tu piges ?
— Avez-vous le sentiment d’évoluer ?
— Absolument. J’ai commencé comme toi, pigiste pour Record Mirror et ZigZag, et je n’étais jamais monté au créneau. Pour être tout à fait honnête avec toi, je suis un mec très timide. Mais devant un public, t’as intérêt à assurer. C’est ça qui t’oblige à évoluer. Si je ne souris jamais devant un public, c’est parce que je me concentre. C’est un business sérieux, pas de la rigolade. Je reste concentré à 100%. Voilà, c’est facile à comprendre. Les gens disent : «Fucking hell, ce mec a une gueule de tueur !». Ça me va, d’autant plus qu’on s’appelle les Godfathers, mec !
— Est-ce que votre façon d’écrire évolue ?
— Je vais te donner un exemple : un journaliste m’a demandé de lui décrire le son des Godfathers. Je lui ai répondu : a big bad beautiful noise. Quand j’ai lu l’interview dans le canard, cette expression que j’avais utilisée spontanément m’a sauté à la gueule. Je la trouvais excellente. Je devais donc l’utiliser, en faire un titre. C’est parti de là, j’ai eu l’air en tête, c’est devenu un cut de cat qui parle de désordre social et de rébellion. Là-dedans, je dis : «Started shooting the politicians round about quarter to nine», ce qui veut dire que j’ai commencé à buter ces bibards de politicards vers neuf heures moins le quart, et je peux te dire en prime que certains politicards méritent de se faire fumer et c’est pas moi qui irai chialer sur leurs tombes, tu peux en être sûr ! Voilà, c’est un exemple. Comme je lis des tas de canards, j’ai des tas d’idées. J’écoute aussi ce que les gens racontent. En plus, je suis un teevee junkie, je vois des caisses et des caisses d’infos télévisées. Il y a toujours une info qui va te sauter à la gueule. Tiens comme ces titres dans la presse : «Un million de mères de familles sont accro au valium», ou encore «Une génération entière élevée dans la pauvreté», ou tiens, cette pure merveille : «Nous vivons tous dans un système économique truqué». J’ai récupéré tous ces titres pour en faire des textes. J’ai injecté tous ces titres dans les Godfathers ! Ah tu parles d’un shoot, mec !
— Est-ce important pour vous de continuer à évoluer ?
— Oui. Je suis fier de notre passé, mais je ne veux pas qu’on s’endorme sur nos lauriers. L’album le plus important des Godfathers est toujours le prochain. On ne s’intéresse qu’à ce qui se passe autour de nous. On peut toujours faire plus, et mieux. C’est ma conviction. Dans l’équipe, j’ai maintenant Steve et Mauro aux guitares, Tim au beurre et Birchy au bassmatic. On crache des flammes. C’est ça que tu entends sur Big Bad Beautiful Noise, et sur scène, on crache le feu tous les soirs. On voulait faire un truc qui casse la baraque, alors on l’a fait. On ne veut pas faire une resucée de More Songs About Love And Hate. On veut faite une truc aussi bon, mais différent, tu me suis ? Pour moi, chaque album est une aventure sonique et on veut embarquer les gens dans cette aventure. Tous les cuts de Big Bad Beautiful Noise sont bons ! - All killer and no filler ! - C’est notre meilleur coup, kid ! J’en suis extrêmement fier ! On est tellement contents de faire la tournée des grands ducs avec ce truc. L’année prochaine, on envisage de ne jouer que les cuts de Big Bad Beautiful Noise en première partie, puis faire un break d’une demi-heure, le temps de passer une chemise fraîche et remonter sur scène pour jouer les autres cuts.
Miraculeusement, les Godfathers jouent au Havre par ce joli soir de mars. Les paroles de Peter Coyne résonnent encore dans les oreilles de James qu’on a envoyé en mission pour couvrir l’événement. Ce petit bar paumé dans une zone industrielle est l’endroit idéal pour le concert d’un groupe aussi mal famé que les Godfathers. Et bien sûr, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, Peter Coyne et son équipe transforment la petite salle en étuve. C’est même stupide d’écrire une telle chose, car comment pourrait-il en être autrement ? Avant même que Peter Coyne n’ait ouvert le bec, on sait que va s’abattre sur la salle un déluge de son, on sait qu’une tornade va tout balayer, on sait que le cœur du rock va battre la chamade, car enfin, il n’existe pas beaucoup de groupes d’un tel niveau, d’une telle intensité, d’un classicisme aussi déterminant. C’est justement ce classicisme qui fait la force des Godfathers. Ils se comportent ni plus ni moins comme les gardiens du temple, mais pas n’importe quel temple, celui du rock anglais. Alors ils continuent, envers et contre tout, et c’est précisément cette détermination qui fait leur grandeur. Un set des Godfathers reste captivant de bout en bout, Peter Coyne n’en finit plus de rappeler que le rock anglais est un serious business et derrière lui, l’implacable Tim Jones enfonce ses clous et rive son beat à longueur de set. Sur scène, ça gigote dans tous les coins. On sent le Heartbreaker chez ce diable de Mauro Venegas qui n’en finit plus de voler le show. Birchy a remplacé Chris, le frère de Peter Coyne, c’est un peu dommage, mais finalement, le groupe y retrouve son compte, niveau stature.
Leur nouvel album A Big Bad Beautiful Noise fait partie de ce qu’on entendra de mieux cette année, à condition bien sûr de savoir apprécier le rock à guitares. Le morceau titre sonne comme une énormité rampante, c’est excellent, amené au push around no more, c’est même un véritable chef-d’œuvre de menace urbaine. Voilà un cut extrêmement tendu et bardé de climats terribles. Peter Coyne et son gang restent dans l’énormité pour «Till My Heart Stops Beating», un cut doté d’une belle attaque frontale, clamée à la clameur d’un riff. Le pouls du rock anglais bat ici très fort. Franchement, c’est digne des grands hits anglais des seventies. Ils tapent «Miss America» aux wooo-wooo énervés - Oh Miss America, you came down on me - et ils enchaînent avec un bash-boomer intitulé «Defibrillator», une nouvelle abomination transpercée de part en part par un solo dévastateur. On assiste là à la résurgence de la jouvence. Peter Coyne connaît tous les secrets du rock anglais. Et puis on tombe plus loin sur «Feedbacking» claqué aux pires accords de Rule Britania. Comme Jim Jones, Peter Coyne continue de faire son truc, envers et contre tout. Voilà encore un hit underground claqué à la cloche de bois, une pure merveille stompique. Ils redoublent de puissance pour un «Let’s Get Higher» monté sur un beat qu’il faut bien qualifier de démentoïde et ravagé par des laves de solotage. Ils se situent une fois de plus en dehors du commun des mortels et un vent mauvais balaye leur blast. On se régalera aussi de «Poor Boy’s Son», Peter Coyne y fait son glamster sur un riff d’une rare violence. N’oublions pas qu’ils reprenaient «Cold Turkey». Ils se payent même le luxe d’un balladif sixties avec «One Good Reason». Peter Coyne s’y érige en gardien du temple et les deux grands guitaristes qui l’accompagnent s’en donnent à cœur joie : wha-wha et zyvaterie. Ils terminent cet excellent album avec «You And Me Against The World» et nous plongent dans une fantastique ambiance ambiancière. Ces gens-là créent la sensation et redonnent au rock anglais son caractère excitant. Rien d’aussi mightyque que les mighty Godfathers.

Signé : Cazengler, Godmiché


Godfathers. L’Escale. Le Havre (76). 9 mars 2017
Godfathers. A Big Bad Beautiful Noise. Godfathers Recordings 2017
Come Together, interview de Peter Coyne. Vive Le Rock #42

 

16 / 06 / 2017LA DAME DE CANTON
IRMINSOUL / OCEAN

 

La voix d'Hubert Bonnard au téléphone, impérative qui me charge d'une double mission – apparemment le sort de l'humanité en dépend – cliquer J'aime sur l'annonce du concert d'Océan, et me porter volontaire pour le concert d'Océan. Je connais l'Atlantique et le Pacifique mais même au fin-fond des mémorielles profondeurs abyssales de mon cerveau, aucun souvenir de ce groupe irremplaçable, Hubert me file les élémentaires informations de base, créé en 1974, quatre albums, première partie d'AC / DC et d'Iron Maiden, dissous et dernièrement reformé, le combo qui dans sa jeunesse l'a rattaché au continent rock, et j'oserais ne pas être là, inadmissible ! Bref ce vendredi soir je monte à l'abordage de la Dame de Canton mince jonque noire amarrée au quai de la Seine, tout près du ministère des finances publiques, destinées à alimenter à flots continus les caisses des entreprises privées...
N'oncques donc à donf mon oncle sur la jonque, un peu étroite, resto à gogo pour bobos à fond de cale, scène peu ou prou resserrée à la proue de l'entrepont, l'est temps que l'on largue les amarres grand largue, cap rock'n'roll !


Avec son look de pirate de haute-mer
Du rideau noir à moitié recouvert
A chacun des deux groupes, Hubert
Se fendra d'une présentation en vers !

IRMINSUL


Irminsul, le frêne sacré, aux ramures ygdrasillèennes, pousse encore ses païennes racines dans l'imaginaire culturel du hard-rock... Power trio classique. Avons eu le plaisir d'assister au réglage de la sono, pas mal du tout, mais rien à voir avec ce qu'ils nous présentent maintenant, se sont retenus, les bougres. L'on ne voit de lui que ses cheveux longs qui pendent de son foulard de forban qui lui couvre la tête mais c'est lui Guillaume Chedeville qui catapulte la machine. Une frappe punchy de roulements incessants, en voici un qui ne laisse ni un fût ni une cymbale inactives, pas une seconde de répit, il pousse sans arrêt, à croire qu'il fait la course avec ses deux acolytes pour être toujours devant. L'on a l'impression qu'il cherche à les déborder, à les recouvrir, à les submerger, à les rouler dans l'écume impétueuse de sa frappe de forgeron. Le problème – en fait c'est la solution - c'est que les deux autres ne se laissent pas faire.
Il paraît que Pascal Borniche est à la basse. Même qu'il répond au fonctionnel surnom qualificatif de Bassman, pieux mensonge, ne le croyez pas. Monstrueux – non damoiselles je n'évoque point son physique – mais son soi-disant jeu de basse. En use, en abuse, comme d'une lead guitar, derrière Chefdeville peut chauffer le métal à blanc dans la fournaise de sa batterie, Borniche se charge de le découper au chalumeau, vous dessine des formes inattendues, vous sculpte la matière brute, lui donne sens, vous la malmène sans pitié, n'a vraisemblablement jamais entendu parler d'accompagnement rythmique, lui il crée, il insuffle, il délimite, il dessine, il trace des géométries abracadabrantes dans l'espace sonore, vous prend le son, le féconde, et donne vie à la matière noire drumique.
S'appelle aussi Guillaume. Coulon. Avec ses longs cheveux blonds et sa guitare verdâtre l'est beau comme un chef viking qui mène l'abordage à l'avant de son drakkar. De l'allure, de la prestance, du charisme, un sourire ravageur à faire fondre la banquise, une voix claire et puissante, officie au chant et à la rifferie. Un sacré ciseleur. Vous chrome les riffs, les ruisselle d'or et d'argent, se charge des cannelures de bronze et des motifs d'airain, opère à chaud, directement sur le magma liquide que lui servent sans retenue les deux autres bersekers. Encore un qui a tout compris. C'est le troisième dans le groupe. S'appuient sur le hard des années soixante-dix et réalisent un subtil alliage qui va de Led Zeppelin à Metallica, à part qu'ils ont bien intuité qu'entre inspiration créatrice et copie servile, l'existe un monde. Z'ont fait le bon choix.
Détail. De ceux qui permettent de confondre l'assassin ou de débusquer l'alien qui se cache sous l'apparence humaine. Guillaume chante en français, vous plie l'idiome national à sa fantaisie, le fait sonner et klaxonner sans complexe. Un set qui aurait pu être bien plus long. Seulement huit morceaux, huit épées imparables forgées par Wotan, de celles infaillibles qui servent à terrasser les dragons maléfiques qui squattent les antres les plus obscurs de votre âme périmée, aux titres talismans comme Les Oubliés des Dieux, Rumeurs, Divine ( porte bien son nom )... Finissent sur J'en reste là. Le seul défaut du set. Auraient dû continuer.

OCEAN


Un peu à l'étroit tout de même. Difficile de faire rentrer quatre gaillards et l'Océan en entier dans la minuscule fiole de cette scène. Surtout dommage pour Steph el cantaor dont le jeu de scène aurait mérité quelques mètres carrés supplémentaires. Mais ne nous plaignons pas. Difficile de rester debout devant l'estrade, les fans ont répondu en masse, jamais vu autant d'appareils photos, de portables et de caméras devant un groupe... Mais sans doute avez-vous envie d'entendre le moutonnement infini des vagues qui viennent se briser sur le rivage.
Très simple. Quand vous avez la Gibson, vous avez le son. Or Georges Bodossian possède une Gibson. Avec quelques centaines de milliers d'autres dans le monde. Mais lui l'a compris le mode d'emploi sans avoir besoin de le lire. D'instinct. Facile, solo du début à la fin, en mode continu, ne pas s'intéresser aux camarades, suivront comme un seul homme. La guitare est une torche vivante, porte le feu partout où elle passe, suffit de se maintenir dans son sillage pour être au coeur du carnage. Qui saurait résister à une telle invitation ! Georges Bodossian, c'est à lui tout seul l'armée d'Alexandre incendiant les palais somptueux de Persépolis, just for fun, bonnes âmes ne criez pas au crime, le rock'n'roll est une musique dévastatrice, c'est sa nature profonde, son pédigrée ontologique aurait dit Diogène le Cynique.
N'est pas tout seul non plus. Les malandrins se regroupent facilement par bandes. Derrière lui Alain Gouillard multiplie les pulsations de ses fûts. Avec le train d'enfer qu'inflige Bodossian, n'a pas le temps de bayer aux corneilles, combien de battements d'ailes sont-ils nécessaires au pétrel pour traverser l'océan tempétueux, hélas nous n'avons pas la réponse car nous n'avons pas eu le temps de les compter, vous assène à tout bout de houle de ces suites de cliquètements intempestifs exacerbés qui vous soufflètent l'esprit à satiété.
Noël Albérol s'occupe de la basse, l'a l'air particulièrement aimé par les fans de la première heure qui n'arrêtent pas de l'appeler ou d'essayer de le toucher. L'aurait mérité que sa basse soit plus forte, l'est un peu trop mangée par les friselis de Bodossian, mais il donne l'assise terrestre nécessaire à tout déploiement océanique.
C'est à Steph Reb qu'échoit la redoutable tâche de chanteur. Je n'ai pas dit screamer, nous sommes dans un hard originaire qui martèle et détache plus qu'il ne hache les syllabes. En français, dans le texte. Ce qui est sûr c'est qu'il n'est pas le seul, la plus grande partie du public le suit, connaît les textes par coeur et sait très bien où il faut appuyer pour que cela fasse mal. Paroles sans ambiguïtés qui fleurent bon la révolte anarchisante des seventies, Aristo, A force de gueuler, Instinct Animal, Attention Contrôle, pas besoin d'une étude linguistique en douze points pour entendre le message, rajoutez-y une pointe rentre-dedans de machisme rock'n'rollienne avec des morceaux comme Qu'est-ce que tu dis ? Et Je Crois que tu Aimes ça... plus dans le rappel l'irruption de la camarde avec C'est la Fin et La Mort Rôde, un véritable bouquet de Sex, Death and Rtock'n'roll. Chaude ambiance, première fois que je vois cela en concert, Hubert qui se faufile dans la cohue les deux poignes pleines de glaçons qu'il offre en guise de rafraîchissement.
Ne vous lâcherait point sans avoir braqué le projecteur sur Steph, la classe du dandy populaire, lunette noire dans l'échancrure du T-shirt, veste en jeans délavé plus chemise à damier nouée à la taille ( comme l'on fait dans les colonies de vacances ), lame de rasoir en pendentif autour du cou, fine moustache acérée, un look improbable et une présence indiscutable, les filles ne cessent de le photographier, et lui il fait le beau, poses rock au micro avantageuses et surtout cette jouissance communicative d'être là, de prendre son pied, de transmettre du plaisir à la foule trépidante qui n'en peut plus. Le rocker français dans toute sa plénitude zénithale, le gars qui vous achoppe et qui vous dope, l'invite Diabolo – harmoniciste d'Higelin - à le rejoindre pour deux morceaux, le groupe bastonne si fort qu'il devra se contenter de quelques jappements qu'il parvient à glisser on ne sait comment dans le capharnaüm sonore, ce n'est qu'au rappel qu'il démontrera ce qu'il sait faire en précipitant un solo dès les ridelles de l'introduction, l'a un beau sourire Diabolo, qui respire la bienveillance et la sympathie, pas du tout diabolique. C'est Steph qui se charge du rôle de Méphisto.
Encore une fois, un set trop court, l'on n'atteindra pas les quinze morceaux, faudrait que la Dame de Canton mette un peu plus de riz dans les bols. Nous ouvre l'appétit mais ne le satisfait pas. Océan a cartonné, ne peuvent même pas traverser la salle pour se rendre au bar, les fans les assaillent, les caressent, les embrassent, les papouillent...

Damie chad.

16 / 06 / 2017 / DORMANS
HOT CHICKENS / NATCHEZ

Ne vous plaignez pas, ce coup-ci je ne vous emmène pas dans un bouge improbable au cœur des ténèbres conradiennes d'une banlieue labyrinthique, vous offre carrément la vie de château. Ce n'est pas l'Amazone, mais faut parcourir plus de soixante-dix kilomètres désertiques de nature verdoyante, quelques villages assoupis, collines, coteaux, champs, bois, routes sinueuses et enfin, récompense suprême, Dormans. Un château, un vrai, façade royale, deux grosses tours rondes, massives, puissantes, mais ce n'est pas tout. Un parc de quarante cinq hectares, planté de platanes monstrueux, et au fond sur une hauteur, le Mémorial des deux batailles de la Marne. De loin, ça ressemble au Sacré-coeur de Paris, ce crachat de pierre blanche élevé à la gloire des Versaillais qui fusillèrent le Paris rouge et noir de la Commune, mais non, l'édifice est d'une sobriété exemplaire, ce qui n'empêche que des centaines de milliers de soldats sont morts sur ces terres pour les bénéfices des marchands de canons. Ironie de l'Histoire, un siècle après, les gouvernements successifs de notre pays se complaisent dans le rôle subordinatif de paillasson de l'Allemagne libérale le pays, aux huit millions de pauvres payés à moins de cinq euros / heure, paradis du capitalisme financier...

 

HOT CHICKENS


Je hâte le pas. C'est la voix d'Hervé qui résonne sous les frondaisons majestueuses du parc. Etrange effet d'ouïe, l'on dirait qu'il est accompagné par un quatuor à cordes ! Je me glisse au plus vite au premier rang. Quel hasard Balthazar, en plein milieu d'une escouade du 3 B, les mêmes causes produisent les mêmes effets nous ont avertis les philosophes. Arrêtons de méditer et écarquillons yeux et z'oreilles.
Thierry Crazy Beat Sellier est au centre. Vous ne pouvez ne pas le voir, revêtu d'une chemise blanche immaculée, éblouissante, incandescente, pour un peu vous la confondriez avec une toge romaine cicéronienne. Pour que vous ne commettiez point cette lamentable horreur historiale, l'a rehaussée d'une royale cravate - de celles que l'on offre à la fête des pères – aussi large que la piste d'envol d'un porte-avions l'est comme ces seigneurs du grand-siècle qui mettaient un point d'honneur à ne se rendre sur le champ de bataille qu'en grande tenue de parade – et justement la bataille s'annonce rude, puisque Maître Loison annonce une séquence Gene Vincent. Genre de difficulté qui n'impressionne guère notre drummer émérite. Avant de l'entendre taper, faut le voir. Cette manière de hisser bien haut sa baguette gauche tout lentement – alors que les deux autres acolytes cavalent comme des chevaux à qui vous avez enflammé queues et crinières – sans se presser comme s'il avait une heure à perdre sur le quai de la gare – d'attendre placidement que deux ou trois rapides passent à toute vitesse – et puis plashoum ! vous abat la bombe atomique et le tintamarre juste sur le temps, petit sourire de satisfaction, léger déhanché du bras droit et c'est reparti à la manière des canons turcs qui gardaient et interdisaient le défilé des Dardanelles.
Christophe Gallopin' Gillet est à la fête – d'ailleurs c'est son anniversaire – quoi de plus intéressant pour un guitariste que de revisiter Cliff Gallup. L'a décidé de bouter le feu au navire. Vous le découpe à la hache d'abordage. Les éclisses volent de partout, notes embrasées s'envolent, tels des papillons de bois enflammés qui s'élancent et retombent en pluies d'étincelles acérées. Sourire jouissif du pré-hominien qui heurte pour la première fois deux silex entre eux et qui comprend qu'il détient la foudre entre ses mains. Guitare frelon et nid de guêpes. Christophe Gillet réussit à enflammer le rock'n'roll. Vous rôtit le poulet que Sellier vient de knock outer d'un coup de Trafalgar.
Avant qu'il ne soit estourbi, Hervé Loison l'a scalpé tout vivant, lui a arraché les plumes à pleines mains. A pleine voix. Tue la poule mais garde le grain de la folie. Pour le moment l'est fiché sur sa contrebasse, l'a l'air d'un échassier au milieu de la mangrove, solitaire, emmitouflé dans le plumage redondant de sa veste qu'il s'obstinera à garder pendant la plus grande partie du set malgré la chaleur accablante, vous psalmodie les lyrics comme des déclarations d'intention malfaisantes, la big mama fuse jusqu'au plafond, la rattrape, la replante bien droit et s'essaie à quelques numéros de barre transversale comme les danseuses d'opéra à l'entraînement, des entrechats, entre cats pour faire monter la pression. L'on traverse le torrent furieux du rock'n'roll en sautant de rocker en rocker, Eddie Cochran, Buddy Holly, Johnny Burnette, et attention, sévère dérive, tangente qui déjante, une pépite de Mystery Train, le genre de crampitude exacerbée qui vous émoustille salement les écoutilles et la pastille.
Tant pis pour vous, puisque vous avez continué votre lecture, c'est l'instant sacré de la transe, le scorpion noir du blues s'en vient piquer le rock'n'roll snake, Hervé rejette sa contrebasse comme une vieille chaussette, elle gît inanimée tel le cadavre délabré d'un brontosaure, extrait de sa poche un minuscule harmonica et c'est de cette maigreur d'instrumentalité dérisoire que se déploie le rituel vaudouïque. Double boulot pour Thierry et Christophe, non seulement il faut jouer – aucune difficulté, laissez les faire, l'on n'a pas besoin de vos conseils, ils savent – mais il faut suivre le patron. Et là c'est du grand art, nous n'en retiendrons que quelques flashs, le flip-flap arrière de Loison qui se termine en poirier adossé sur la grosse caisse, le rire interrogateur de Christophe essayant de traduire en éclats électriques le prurit vocal d'Hervé face contre terre, grommelant de mystérieuses et incompréhensibles imprécations ponctuées de grognements délétères qui semblent indiquer un retour à l'état primal, une régression bestiale définitive, l'air impassible de Thierry reprenant inlassablement plus de soixante fois d'affilée le même rythme, comme un quarante cinq tours usés, manière d'accumuler impatience et énergie libératoire, Hervé n'attendant que le break salvateur, comme le tigre assoiffé de sang tapi dans l'ombre qui espère encore et encore le moment où le soigneur ouvrira la porte... miam-miam, rien à dire le rock c'est encore meilleur quand il est arrosé au concentré de rock'n'roll !
Tous trois sont généreusement félicités et remerciés par le public fervent qui se presse autour d'eux... Reprendront vite la route, nouveau concert le soir même à vingt-trois heures à Dijon. Rien que de penser que je n'y serai pas la moutarde me monte au nez.

NATCHEZ


Le soleil est tombé mais la chaleur stagne encore, rien comparé à la fournaise de l'après-midi. La foule grignote sur les pelouses mais à l'appel de Babac'h une grande partie se lève et s'agglutine devant la scène, ai-je besoin de préciser qu'au premier rang l'on retrouve l'escadron volant du 3 B ? Natchez c'est aussi beau à voir que bon à entendre. Un look pas possible. Le trio de la mort devant, deux interminables escogriffes de noir vêtu à la dégaine de desperados sortis tout droit des déserts du Nouveau-Mexique, cheveux bouclés poudrés d'argent, figure mangée par un bouc semi-broussailleux, chapeau plat de cow-boy qui leur donne un air d'échappés de la bande à Quantrill, tous deux séparés – une plume d'aigle des Rocheuses pend au manche de sa basse – par DD au visage impassible de chef indien. Derrière Ben officie aux fûts, l'est comme le servant de la mitrailleuse dans les westerns caché dans les flancs d'un débonnaire véhicule d'intendance, ici occulté par les triples silhouettes effilées de ses complices, mais il ne cessera de vous tirer de ces rafales de balles drum-drum qui vous traversent le corps sans vous demander la permission. Vous l'avez compris, vous êtes partis pour une chevauchée dangereuse sur les terres les plus arides du Southern Sound.
Précision d'importance avant de monter le son. Les deux outlaws se sont partagés les rôles, tout deux une guitare, Manu sur votre droite leade et chorise si besoin, Babac'h sur votre ------- ( remplissez les tirets, c'est pour voir si vous suivez ) chante, introduit les morceaux, et contrepuncte sur son cordier, DD ne fait rien, seul parfois un fin sourire sardonique point sur sa face, ressemble alors à un chef Cheyenne immobile sur une crête qui voit au loin dans la grande plaine qui poudroie s'avancer un convoi de charriots mal escorté dont les essieux plient sous le poids de caisses de winchesters... Quand je dis qu'il ne fait rien, je m'explique, donne l'illusion de, mais d'un doigt précis – un seul - il tire sur une des cordes de la basse et le trait s'envole lentement, tel un vol lourd de corbeaux menaçants qui s'en vient planer autour de votre tête pour vous prévenir que la flèche va se ficher dans quelques secondes en plein dans votre cœur. Tactique de guerrier indienne, prévenir avant de tuer. En plein dans la cible à tous les coups.
Manu est à la guitare, non la guitare est à Manu. Entrevoyez la différence. N'en joue pas, se joue d'elle. Sous ses mains expertes l'est comme la chatte câline qui s'en vient frétiller sous vos doigts agiles, tour à tour elle miaule, elle moane, elle roucoule, elle ondule, se tend et se précipite, foutrejus ! Manu ne la laisse jamais reposer, l'est une grande plainte joyeuse et soyeuse qui n'en finit pas de s'étirer et de se déployer à l'infini. Un doigté à charmer les crotales, parfois il bottlenecke et bottlenique sans répit, sonorités texanes qui vous emportent sur des nuages d'ouragan et de rêve...
Babarc'h est au chant. Beaucoup de compositions originales en français Je Marcherai Droit, Canicule, Hautes Plaines, Tais-toi, Fils à Papa, Coude sur le Bar, l'on goûte l'humour des paroles et cette traînante vélocité de la voix qui les met si bien en scène qu'elles supportent sans réprimande la comparaison avec des reprises comme le Take It Easy des Eagles ou les hymnes légendaires de La Grange de ZZ Top ou de Sweet Home Alabama de Lyny Skynhyrd. AC/ DC, Stones, Creedence sont aussi de la fête. Que du beau monde. De la belle ouvrage, voix et guitares mélangent harmonies et vitriol, langueurs laguniennes et fureurs foldingues.
L'on ne s'en lasserait jamais, nous d'écouter et eux de jouer. Sont comme ces abeilles infatigables de l'Hymette qui sans fin venaient butiner le miel des paroles de Platon. Entassent les rappels. Fond durer les morceaux, ah ces soli de guitare qui fondent et rissolent aux petits oignons comme mottes de beurre à feux doux sous la poêle et puis qui crépitent comme gobelets de poudre noire jetés sur braises ardentes.
Ils ont un secret. Très mal gardé. L'ont écrit en gosses lettres sur la grosse caisse, NATCHEZ 1987 – 2017, trente ans qu'ils cavalent sur les pistes les plus chaudes du rock'n'roll. Devraient être éreintés, fourbus, laminés, foutus. Mais z'ont gardé la hargne et la fraîcheur, l'impétuosité, la générosité, et la jactance de la jeunesse.
Ont du mal à descendre les cinq marches de la scène tant la foule se presse au haut de l'escalier pour les féliciter et se rue sur les disques. Que voulez-vous, ce n'est pas tous les jours que vous avez droit d'un trait sans une seconde de relâche à deux heures de pur bonheur.


Damie Chad.

BLOUSONS NOIRS
LES REBELLES SANS CAUSE

cHRISTOPHE Weber ( 2015 )

( Redifusion FR3 : 22 / 06 / 2017 / 23 H 30 )
Vous qui lisez cette page ce mercredi 21juin, jour de sa publication, il en sera de même pratiquement toute la journée de jeudi 22, vous allez la juger comme un adorable pense-bête qui vous empêchera de rater la rediffusion de l'émission TV, Blousons noirs, les rebelles sans cause. Si par hasard vous ne portez vos yeux sur cette brève chronique que le vendredi, inutile de vous suicider, l'émission circule sur le net depuis pas mal de temps, faites-vous confiance vous la retrouverez en trois clics.
Les documents sur les Blousons noirs ne sont guère abondants. Attention nous parlons des «  vrais » qui sont apparus entre 1959 - 1963. Pas des bandes des années 70. Quelques archives INA, une courte séquence de Cinq colonnes à la Une, un site de compilation des journaux d'époque – je ne sais s'il existe encore, mais à mon avis l'ensemble le plus intéressant que je n'ai jamais rencontré - deux ou trois livres de sociologues un peu abrutis par leur origine de classe, et quelques bouquins que nous avons chroniqués sur KR'TNT. Dont le très beau Quand j'étais un Blouson Noir de Jean-Paul Bourre que nous retrouvons dans le documentaire, revient sur ses propres traces à Issoire lorsqu'il faisait partie de la bande des Croix Blanches...
Ce qu'il y a de troublant avec les blousons noirs, c'est qu'ils ont disparu, se sont dissous comme le sel dans l'eau. Pas d'amicale, pas de rave-parties de nostalgiques, pas de revival. Ont été engloutis. Si la chance vous sourit vous pouvez en rencontrer un, un survivant, en règle générale ne s'étendent guère si vous les interrogez, ressortent deux ou trois clichés et se dépêchent d'enterrer le sujet. On était jeunes... Sont passés à autre chose. La vie s'est-elle chargée de les reformater ? Peut-être préfèrent-ils ne pas revenir sur ce sentiment d'avoir sans le savoir frôlé le désir d'un absolu existentiel dont il leur déplaît de remuer les cendres froides d'où émane une forte senteur de rêve brisé...
Alors ce sont les chercheurs qui parlent à leur place. Vous campent la période historique, le blabla habituel, l'après-guerre, la reconstruction, la mutation économique, la société de consommation qui se profile, la jeunesse à l'avenir incertain, un peu de guerre d'Algérie mais pas trop non plus... Ne rabâchent pas que des stupidités nos universitaires, n'ont pas tout à fait tort, mais n'ont jamais raison.
Car le véritable enjeu n'est pas là. Certains morceaux de votre vie peuvent bien rentrer dans les cases déterminées par les sociologues, mais à mon avis la question n'est pas de cet ordre, ces catégories ne prennent pas en compte l'imaginaire des protagonistes concernés. L'individu est davantage acté par sa représentation phantasmatique de son implantation sociale et poétique que par sa définition paramétrique.
Sans doute faut-il aller plus loin et s'appuyant sur la dernière phénoménologie husserlienne hasarder le concept d'imaginaire collectif que vous modelez autant qu'il vous module. En ce sens ce documentaire n'est pas mal fait. Vous refile toutes les pièces du puzzle mais pas l'image qu'il est censé représenter, ce ne sont des fragments abstraits que chacun se doit d'assembler non pas à sa guise – le premier imbécile venu se satisfait très facilement de réaliser l'effet miroir dans lequel il se reconnaît – mais de telle manière que la combinaison obtenue se signifie d'elle-même comme signifiance ultime. Le jeu des perles de verre d'Hermann Hesse. Avec une difficulté supplémentaire. Les perles ne sont point transparentes et se refusent à toute polarisation arc-en-ciélique. Vous n'y voyez que du noir. Pas une arnaque à la Pierre Soulages qui irradie ses toiles de nuances diverses. Non, simplement du noir blouson. Le plus opaque d'entre tous.
Cet aspect des choses présente un avantage, elle explicite la coupure qui s'est opérée dans la transmission générationnelle du rock'n'roll en France. Qui a emprunté beaucoup plus les canaux familiaux que les errements individuels. C'est ici que vous insèrerez les méditations situationnistes. Mais nous sortons là du sujet thématique traité par cette émission que vous regarderez avec profit. Nous en rediscuterons une autre fois.


Damie Chad.

JOE HILL
BREAD, ROSES AND SONGS

FRANKLIN ROSEMONT

( Editions CNT – RP )

Presque six cent pages ! En soi rien d'extraordinaire, juste un détail : tout ce que nous savons sur Joe Hill tient sur deux pages. Pas grand-chose, heureusement qu'il a été injustement condamné à mort et proprement exécuté en novembre 1915, sans quoi l'on n'aurait jamais entendu parler de lui. J'exagère, l'a laissé ses chansons. Attention n'existe aucun enregistrement de sa voix, mais elles ont survécu, dans les années soixante Dave Van Ronk, Joan Baez et tout le milieu folk new-yorkais ont contribué à perpétuer la flamme de son souvenir.
N'était pas tout à fait un inconnu de son vivant non plus, l'était le militant le plus célèbre de l'IWW. Ses chansons étaient sur toutes les lèvres, sur tous les piquets de grève. IWW, les trois lettres magiques, Industrial Workers of the World, Franklin Rosemont part du principe que le militant ne saurait cacher le syndicat. Au-delà de la personne de Joe Hill, c'est toute l'action des IWW qui est révélée.
L'IWW fut créée en 1905, dix années après notre CGT, l'originelle, d'obédience anarcho-syndicaliste de Fernand Pelloutier. Cela a son importance car l'IWW s'inspira des méthodes de lutte prônées par la centrale française. Le rêve de l'IWW était de réaliser the One Big Union, un syndicat unique, non corporatiste, qui défendrait l'ensemble des travailleurs, sans distinction de nationalité et de couleur, en d'autres termes et en pratique les IWW organisèrent les luttes des précaires, des intermittents, des saisonniers, elle fut par excellence l'organisation qui regroupa les hobos. Elle préconisa l'action directe qu'elle ne substituait pas à l'emploi de la violence révolutionnaire. Les IWW étaient des radicaux. Z'avaient lu Marx et pratiquaient la lutte de classes. Ne voulaient pas abolir le salariat mais anéantir l'esclavage salarial. Nuance de poids ! Marxiste mais pas communiste. Dès le tout début des années vingt, l'IWW critique les déviations de la bureaucratie soviétique... Elle fut la bête noire de la police et de la justice ( la première étant partout et la seconde nulle part ). Son discours frontal anticapitaliste envoya des milliers de ses adhérents en prison. L'on ne compte plus ses membres arrêtés, tabassés, torturés, assassinés... L'organisation implosa d'elle-même minée par ses courants intérieurs qui se déchiraient sur la conduite à tenir face à la répression... La montée de la puissance organisationnelle du Parti Communiste américain et sa théorie d'accumulation pacifique des forces lui porta aussi grand ombrage...
Joe Hill n'était en rien un responsable des IWW, un simple militant de base, un taiseux avant tout qui ne révélait rien de son existence à ceux qui l'ont croisé ou côtoyé, mais un engagé pur et dur, n'a pas hésité à prendre le fusil pour soutenir la révolution mexicaine, ne reste que peu de traces de lui, les témoignages les plus précis sont très brefs et se comptent sur les doigts d'une main, mais au-travers des rares informations qu'il a colligées Franklin Rosemont se livre à une radiographies des plus éloquentes des IWW.
Ne le mythifie en rien. Joe Hill n'était ni un grand compositeur – se contentait très souvent de reprendre un air populaire pour y plaquer ses paroles – ni un grand poète, même s'il a su trouver quelques formules percutantes. Utilisaient des mots simples et une grammaire basique mais ses chansons étaient les plus souvent reprises par les militants des IWW. Car c'était une spécificité des IWW de mêler actions sociales, agitations publiques, réunions décisionnelles et chansons. La brochure la plus célèbre du mouvement reste son Red Book, recueil de chansons, très régulièrement réédité et mis à jour. Ce serait une erreur de croire que cette pratique assidue du choral proviendrait du substrat christologique des USA, gospels noirs ou cantiques blancs. Les IWW n'étaient guère religieux, penchaient largement vers l'athéisme. Puisaient à une autre source, celle du romantisme anglais, Burns,Wordworth, Keats, Shelley, Byron, Swinburne étaient leurs poëtes favoris, vous y rajouterez entre autres Whitman et Poe...
Rosemont analyse finement comment la fréquentation de cette veine poétique ultra-romantique s'est combinée aux thématiques marxistes et a empêché tout dérapage dont furent victimes les organisations communistes qui accédèrent au pouvoir et qui en vinrent à réglementer toute création littéraire et artistique en l'enfermant dans les carcans intransigeants d'une littérature soumises à des diktats idéologiques qui se révélèrent être une censure impitoyable... Notons que de nos jours encore la gauche responsable de gouvernement ne cesse de dénoncer les mouvances anarchisantes comme des ramassis d'exaltés romantiques attardés, comme quoi il s'agit bien d'une ligne de fracture des plus prégnantes... Rosemont va plus loin encore lorsqu'il institue une ligne de démarcation qui induirait le communisme selon une préférence pour le roman et l'anarchisme selon une orientation poésiale...
L'Histoire – fût-elle poétique – est écrite par les vainqueurs. Des milliers de poèmes publiés par les IWW ne surnage que le nom de Joe Hill, mais Rosemont en présente quelques uns comme Ralph Chaplin – à qui la CNT emprunta le chat noir de son logo – Arturo Giovannitti, Laura Tanne qui n'est pas encore identifiée et dont il ne subsiste que quelques poèmes, Covington Hall, T-Bone Slim... des noms qui ne parleront guère au public français mais qui sont autant d'étapes vers la beat-generation, en quelque sorte des ancêtres de ce mouvement continu de contre-culture qui fut irrigué par le rock'n'roll.
William S. Burroughs et Jack Kerouac furent en leurs débuts très influencés par la geste des IWW. Si l'on met souvent en relation le roman Sur la Route ( On The Road ) avec les pérégrinations des hobos qui brûlaient le dur, l'on passe sous silence l'arrière-fond politique des revendications forcenées menées par les itinérants du rail en quête de travail... Il convient aussi de relire les oeuvres de Jack London et de John Dos Passos à cette même lumière. Pour les lecteurs de KR'TNT nous préciserons encore que Joe Hill rencontra Claude McKay l'auteur de Banjo que nous avons chroniqué dans notre livraison 325 du 20 / 04 / 2017... Les liens avec les mouvances littéraires et politiques des communautés noires s'en trouvent ainsi d'autant mieux symboliquement soulignés.
Tous ceux qui entrevoient le rock'n'roll comme l'un des vecteurs d'expression des révoltes contre-culturelles et populaires liront ce livre qui fourmille de mille informations avec intérêt. Les IWW ne possèdent plus l'aura et l'importance qu'ils eurent dans les vingt premières années du siècle précédent. Toutefois le syndicat n'est pas mort, c'est les IWW qui organisèrent les grèves qui voici quelques années firent plier la direction des Starbucks Café... La lutte contre l'hydre capitalistique continue.


Damie Chad.