Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/07/2017

KR'TNT ! ¤ 336 : FRED WESLEY / RICK HALL / JERRY LEE LEWIS / GREGOIRE HERVIER / EDGAR POE / BLACK STORY

 

KR'TNT !
KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME
LIVRAISON 336
A ROCKLIT PRODUCTION
LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM
06 / 07 / 2017

FRED WESLEY / RICK HALL /

JERRY LEE LEWIS / GREGOIRE HERVIER

  EDGAR POE / BLACK STORY

 

AVIS A LA POPULATION


KR'TNT ! PREND SES VACANCES D'ETE. NOS LECTEURS PARVIENDRONT-ILS A SURVIVRE ? NOUS SERONS DE RETOUR DERNIERE SEMAINE D'AOÛT POUR LA LIVRAISON 337. TOUTEFOIS SI PAR HASARD NOUS TROUVIONS KEITH RICHARDS PERCHE SUR UN DES COCOTIERS DE L'ÎLE PARADISIAQUE SUR LAQUELLE NOUS NOUS PRELASSONS NOUS VOUS EN AVERTIRONS AUSSITÔT PAR MESSAGE TELEPATHIQUE.
SEX, DRUGS AND ROCK'N'ROLL FOR EVERYONE !
KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME !

 TEXTES + PHOTOS SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

 

Fred Wesley harding

C’est toujours pareil. Pour garer sa bagnole dans le quartier de la Porte Maillot, il faut s’armer de patience. Résultat, quand on entre dans le club Lionel Hampton, Fred Wesley a déjà commencé, mais au fond ce n’est pas grave, on attrapera le groove au vol. Ils sont plutôt nombreux sur scène : un gros balèze au sax, un guitariste, un bassman, un trompettiste blanc, un pianiste blanc relégué dans le fond à gauche, un batteur et, perché sur un tabouret de bar, le gros Fred qui a pris de ventre. Mais comme Fred Wesley est une légende, on se fout qu’il ventripote. Il dodeline de la tête alors que son jazzband berce le groove de langueurs monotones et soudain, il s’empare de son trombone posé debout à portée de main et envoie quelques unes de ses fameuses rasades rejoindre la postérité. Tout s’articule au sommet d’une vague de son. C’est franchement très impressionnant. Ça nous repose des garage-bands approximatifs. On s’extasie d’une telle osmose avec le jazz-cosmos, on s’effare d’une telle aisance à chalouper dans cet univers paisible et coloré qu’est celui du jazz moderne. Fred joue très peu. Il présente chaque morceau, d’une voix de vieux routier du circuit. On boit littéralement ses paroles, entre deux goulées de Pinacolada. Il a su garder le sens du contact avec le public. Les gens semblent comprendre ce qu’il raconte. Puis l’orchestre repart pour une virée inter-galactique d’un bon quart d’heure et les solistes solotent à tour de rôle et à qui mieux-mieux. Fred les observe, avec la moue du connaisseur, c’est-à-dire la lippe inférieure proéminente. On avait tort de craindre qu’il limite le set au jazz car voilà qu’il demande au public s’il aime le funk. Yeaaaasssss ! Alors ça tourne alors à la fête au village, tout le monde gigote sur sa chaise, car bien sûr au Méridien tout le monde est assis. Bop to the boogie boogie bop bop to the boogie bop bop et tout le monde reprend en chœur ce fabuleux leitmotiv ! La tour du Méridien se met à twister bop bop to the boogie boogie bop bop et forcément, pour Fred, c’est du gâteau, avec tous les surdoués qui l’entourent, boogie over here, boogie over there, boogie boogie to the bop bop. Au début, c’est assez difficile à chanter, mais une fois qu’on a chopé le truc, on ne peut plus s’arrêter et on se met tous à bopper le boogie bop bop comme des bêtes. Comme le dit Fred dans une interview, son show est un variety show : «We do funk, we do a little jazz, we do some James Brown stuff and a lot of my own music.»
Fred avoue aussi qu’au départ, il n’était spécialement ravi d’accompagner James Brown. En tant que jazz trombone-blower, il rêvait de jouer avec Ray Charles, Art Blackey ou Horace Silver. Puis le funk de James Brown a fini par l’intéresser - You had to play it right on the beat - Fred est d’ailleurs l’un des seuls qui ne prend pas de prunes, car quand un musicien n’est pas right on the beat, James le voit et lui colle une prune.
On retrouve Fred sur pas mal d’albums de James Brown (Say It Loud I’m Black And I’m Proud, Super Bad, The Payback), mais il ne faut pas négliger pour autant les albums qu’il a enregistrés avec les JB’s, à commencer par l’infernal Breakin’ Bread, paru en 1974. Il ouvre le bal avec le morceau titre - Friends ! Girlfriends ! - Fred se souvient du bon vieux temps où il partageait le pain avec sa mother et avec son father. Au dos de la pochette, James Brown rappelle qu’il est bon de partager le pain tant qu’on en a encore à partager - Won’t you go back and break bread while we still have some to break ? - Il envoie ensuite «I Wanna Get Down» en hommage à papa Brown, Minister of the new-new super heavy funk. Puis il passe à l’énormité cavalante avec «Little Boy Black». Un petit conseil à tous les amateurs de funk torride : sautez là-dessus - I don’t want nobody/ Tell me what to do - C’est l’un des sommets de l’art funk américain - Don’t tell me ! - C’est du funky strut de voyou d’Alabama et voilà qu’arrive l’injure suprême : un solo de trombone. T’auras jamais ça ailleurs. En B, Fred passe au joli groove de good time music avec «Rockin’ Funky Watergate». Voilà encore un cut réellement excitant, goulu et fondant en bouche, un funk boisé qui sent bon le pas de danse. Il dédie ensuite «Makin’ Love» à devinez qui ? Oui, au Godfather James Brown, who gave me a chance to do my thang ! Et la fête continue avec «Funky Music Is My Style», encore du funk organique signé James Brown, monté sur un fabuleux groove se sous-bassement de bassmatic et enrichi aux congas de Congo Square. Fred termine ce brillant album en jazzant «Step Child» jusqu’à l’os du genou. Il faut voir ce combat de coqs de jazz qui ferraillent à coups de cuivres coriaces.
On reste dans l’excellence du son des Famous Flames avec Damn Right I Am Somebody, un album paru en 1974. La pochette s’orne d’une toile symbolique qui nous montre les ancêtres de Fred. À bien l’examiner, on comprend que cette toile se destine à exorciser le démon de l’esclavage qui est d’ailleurs représenté dans le coin gauche. C’est vrai que l’esclavage est l’œuvre du diable. On voit aussi des gens ramasser le coton sous la lune. Même si on essaye d’y réfléchir, on ne parviendra jamais à imaginer l’horreur d’une vie passée à travailler à l’œil. On voit aussi une famille noire autour une charrette : emblème de cette humilité que confère l’extrême pauvreté. Quant au jeune Fred, il porte une salopette et des chaînes sur la poitrine, mais pas des chaînes de frimeur, des chaînes d’esclave. Fred attaque avec un morceau-titre solidement charpenté au bassmatic funkoïde et visité en profondeur par un solo de trombone. Voilà du funk lourd de sens, mais amené avec finesse et joué sous le boisseau d’argent. Fred l’a co-écrit avec James Brown - Watch/ The/ Man ! - Encore du funk interloqueur en B avec «Same Beat Part 1», gratté aux accords de latence. Same beat ! Fred chante par intermittences. Si on veut jerker au Bus Palladium, alors il faut écouter «If You Don’t Get It The First Time». «Makes Me What You Want Me To Do» renoue avec une vieille tradition de good time music chère à Fred qui ne l’oublions pas vient du jazz. Voilà encore un cut co-écrit avec James Brown. Ils s’entendent bien et ça s’entend. Il tape ensuite dans du Brown/Ballard de choc avec «Going To Get A Thrill» et termine cet album palpitant avec une reprise de Marvin, «You Sure Love To Ball». Oh brother, il ne faut pas oublier ce puissant shake de funk qu’est «I’m Paying Taxes What Am I Buyin’» ! C’est un hit à thème de toc, un truc qui touche le top du type, un véritable déluge de good vibes de la vraie vie. Voilà ce qui se passe dans le monde magique de Fred Wesley.
Fred nous dit que l’album Doing It To Death est basically une jam session, avec la section rythmique Jabo/Fred Thomas. James Brown laisse faire les choses, il dit Let Fred blow, alors Fred blows, puis il dit let’s go to D alors tout le monde part en Ré. Puis tout le monde revient en F c’est-à-dire en Fa. Oui, c’est donc un autre fantastique album de James Brown, ça Doin’ it to Death, uhh! Ça y va, brother ! Awite ! Down to the beat ! Han ! Look it here ! Tout y passe et c’est assez fantastico ! Voilà encore un cut d’antho à Toto, bien bardé de coups de flûte et de beat ancestral. Idem pour «More Peas» - Can you do it again ? Yeah yeah - I don’t need no bad peas ! More peas ! - Il veut du rab, c’est joué à l’obsession du funk sourd, avec un léger gratté de guitare dans un coin, une bassline ambiancière et des solos qui se succèdent dans un invraisemblable cortège de divinations. Et ça continue en B avec «Sucker», un bel instro jazzy monté sur la plus cavaleuse des basslines. Les JB’s sont capables de miracles, il faut s’en souvenir.
Attention à Wuda Cuba Shuda, paru en 2003 : c’est ce qu’on appelle par chez nous un album énorme, bourré à craquer de ce vieux swing de chaloupe latino qui flatte la dorsale du groove. Dès «Geek Goom», Fred et ses friends geekent dans le goom du bah doom, sur fond de bassmatic bassmastok. Et soudain, voilà qu’éclot non pas la rose mais «The Ballad Of Beulah Baptist», un groove d’une classe épouvantable - She’s the most beautiful woman I’ve ever seen - Fred n’en peut plus - I’m in love with Beulah Baptist - Il ne vous reste plus qu’une seule chose à faire : vous lever, twister et claquer des doigts. Snap it off, baby ! Là dessus, tout est jazzé à l’extrême onction. Fred latine son jazz à gogo. Back to the magikal heavy groove avec «I Love You Like A Brother». Fred se lance dans le story telling de l’imparabilité des choses. Il excelle dans l’art de swinguer la langue - I could play soul, jazz or bebop much to my delight - et ça part en groove de cuivres - I love to play my music - Il prend ensuite «Can’t Leave It Alone» au funky strut, et là on se croirait sur un album de James Brown, ça prend vite des proportions extraordinaires, avec des chœurs qui ramènent le can’t leave it alone - Yeah baby ! Swinging it to death/ Can’t catch a breath - Plus loin, Fred présente tout son orchestre en introduction de «Get Down Whicho Baad Self» - This is Gary Winters - et le groupe reprend get down en chœur - My friend Ernie Fields on the saxophone - Get down ! - C’est dans la veine de la veine - And there is me on trombone ! Oooh yeah my baaaad self ! - Get down ! - Oh what about the guitar player ? - C’mon Reggie Ward ! Okay oh yeah - Et le band reprend le thème, aw yeah, alors Fred se fend la poire, eeeh eeeh eeeh - On sent l’homme heureux. Quand vous aurez joué dans un groupe (de gens qui s’entendent bien), vous aurez une petite idée de ce qu’est le bonheur de vivre. Puis le gang de Fred attaque «Ernie’s Bag» aux cornemuses. Incredible ! Ils nous explosent ça au jazz de Broadway. Ils sont complètement dingues et en plus ils sont doués. Que peut-on espérer de plus ? «Email For Dad» ? Oui, car voilà un coup de funky strut hallucinant. D’autant plus hallucinant que c’est attaqué aux trompettes de la renommée. Si vous écoutez cet album, ne comptez surtout pas rester assis : c’est impossible.
Paru en 2010, With A Little Help From My Friends est un album beaucoup moins extravagant. On y trouve par exemple un «Ashes To Ashes» qui n’est pas celui de Bowie. C’est un funky volcano qui crache son swing. Fred saura vous secouer les puces et vous dilater la rate. C’est un peu comme s’il voulait faire l’apologie d’un groove qui n’en a pas besoin. Il navigue aux frontières du hip-hop, mais avec l’instinct dévastateur d’un mec qui est allé à bonne école. «Palms Up» sonne comme un swing de mer salée et d’horizons endiablés, ou si vous préférez, un groove de modernité mêlée d’effarance. On se croirait sur une plage, tard le soir, en plein été. Retour au funky jazz avec «Obamaloo», encore un cut qui sonne comme un classique impénétrable, mais aucun rebondissement ne s’y produit, ça se passe entre gentlemen. On se régalera de ce beau boogie romp intitulé «Everywhere Is Out Of Town» - Hey Fred, you travelled all around this world on this bus/ Everywhere is out of town ! - Alors oui, Fred swingue ça au boogie down production. Autre petite merveille, le «Spring Like» qui fait l’ouverture du bal, un cut de soul funky que Fred pouette au trombone. Ce vétéran de toutes les guerres joue pour nous, c’est évident. Il nous swingue son cut jusqu’à l’os du genou. C’est un bonheur imprescriptible, un petit filet d’essence de la démence.
Avant de conclure, un petit conseil : chopez The Lost Album Featuring Watermelon Man, publié récemment par Hip-O Select. On y trouve trois véritables énormités à commencer par «Everybody Plays The Fool», qui est l’illustration musicale de l’élongation élastoïdale du grand funk du peuple noir. On entend aussi «Get On The Good Foot» qu’il a composé et joué avec James Brown sur l’album du même nom. Mais il manque tout de même la voix du Godfather. «Use Me» sonne aussi comme un hit funk, bien soutenu par les sisters. Encore un fabuleux shoot de fonky strut avec le morceau titre, ça pouette et ça gicle. Fred passe au bebop de gamme à gogo avec «Sweet Loneliness» et explose «Secret Love» au jazz de compétition, oui, car ça file ventre à terre, mais le vrai ventre à terre, celui des gens qui savent. C’est complètement explosif. Encore du jazz d’échappée équinoxale avec «Seulb». On y sent la patte de gens férocement éduqués. Dans les bonus, on trouve une petite merveille : un instro connu comme le loup blanc, «Alone Again». C’est beau comme cet infamant sentiment de se sentir en vie à un moment précis et spécial, par exemple lorsqu’on est assis dans une pirogue, au beau milieu d’un fleuve d’Amazonie. Alors que Fred envoie ses coups de trompettes, de violents remugles remontent des profondeurs de l’être.

Signé : Cazengler, Wesley pasteurisé

Fred Wesley & the JB’s. Le Méridien. Paris XVIIe. 30 avril 2017
Fred Wesley. Breakin’ Bread. People 1974
Fred Wesley & the JB’s. Damn Right I Am Somebody. People Records 1974
Fred Wesley & the JB’s. Doing It To Death. Polydor 1974
Fred Wesley. Wuda Cuba Shuda. Hip Bop Essence 2003
Fred Wesley. With A Little Help From My Friends. BHM Production 2010
Fred Wesley & the JB’s. The Lost Album Featuring Watermelon Man. Hip-O Select 2011

 

Hall right now

Que de jus dans les mémoires de Rick Hall, ce redneck qui aimait tellement la musique qu’il décida dans les early sixties de monter un studio pour enregistrer des disques. Et pas n’importe quels disques, ceux des nègres, en plein cœur du coin le plus raciste du Sud des États-Unis, l’Alabama. Son recueil de souvenirs s’appelle The Man From Muscle Shoals, le nom d’une localité qui tintera à l’oreille de tous les fans de Soul music. Muscle Shoals se situe au bord de la Tennessee river et c’est là que Rick Hall installa dans les sixties son studio/label FAME, un label qui par la force des choses devint aussi légendaire que Stax, Tamla ou Atlantic.
Généreux, l’éditeur offre avec le livre le DVD du film qui raconte la fascinante histoire de Muscle Shoals. Alors, comme le dit Aznavour dans sa chanson, ils sont venus, ils sont tous là : Keith Richards, Percy Sledge, Wilson Pickett, Candi Staton, on assiste dans ce film à un incroyable défilé de stars, y compris les dispensables comme ce Bono qui a pris la vilaine habitude de ramener sa fraise quand on ne l’a pas sonné. Et puis bien sûr, le film donne la priorité à Rick Hall qui raconte son histoire, mais avec tout le pathos du Deep South. Les rednecks ont toujours des histoires épouvantables à nous raconter. On se souvient de Roy Orbison qui vit sa maison brûler avec ses gosses à l’intérieur, eh bien, la vie de Rick Hall, c’est à peu près la même chose. S’il raconte ses déboires, c’est avec une voix d’outre-tombe et le souffle dramatique d’un William Faulkner. Ça commence quand il est jeune marié et qu’il perd le contrôle de sa bagnole. Bim, bam, plusieurs tonneaux. Il survit aux tonneaux, mais pas sa poule. Il raconte aussi son enfance très pauvre à la campagne, et l’histoire de son petit frère, tombé dans le bac à lessive quand l’eau était en train de bouillir. Il entre bien dans les détails, nous raconte l’hôpital, et les médecins qui retirent les vêtements et la peau qui vient avec. Et trois jours plus tard, plus de petit frère. La mère en veut au père qui n’était pas là et le père en veut à la mère qui ne surveillait pas les enfants. Alors la mère abandonne sa famille et s’en va faire la pute en ville. Red district ! Rick ne reverra plus sa mère. Oh mais attendez, ce n’est pas fini ! Il raconte plus loin que son père était tellement pauvre qu’il n’avait jamais pu se payer un tracteur. Alors son fils Rick lui en paye un. Et puis un jour, sa belle-mère voit par la fenêtre les roues du tracteur, mais en l’air. Elle se dit à juste titre que ça ne présage rien de bon. Évidemment, le père est sous le tracteur. Comme les auteurs grecs de l’Antiquité, les rednecks ont un sens de la tragédie qui flirte avec le génie. Et ce sont des blancs ! Alors vous imaginez bien que lorsqu’un nègre du coin raconte sa vie, c’est mille fois plus violent. Il suffit de lire les mémoires d’Ike Turner dont le père mit trois ans à mourir, suite à un passage à tabac gracieusement offert par le KKK. En ce temps là, on ne soignait pas les nègres. On leur installait une tente dans le jardin et on laissait le choix entre deux options : survivre ou mourir.
Quand Keef dit que Rick Hall est un type dur (tough guy), il ne croit pas si bien dire. Rick Hall rappelle en effet qu’il a grandi «comme un animal», dans cette cabane au fond des bois, sans eau ni électricité ni plancher ni lit. Il dormait sur un tas de paille et se lavait à la rivière, hiver comme été. C’est peut-être cet endurcissement précoce qui va lui permettre de survivre à tous ses déboires, et pas seulement les pré-cités, il y a aussi ceux de sa vie professionnelle : les gens du business ne l’ont pas ménagé, à commencer par ses deux associés des débuts qui l’ont viré parce qu’ils l’accusaient de bosser comme un dingue - I licked my wounds and drowned my sorrows in moonshine whiskey (il lécha ses plaies et noya son chagrin dans de l’alcool artisanal) - Rick Hall va ensuite zoner pendant cinq ans puis il décide de monter son studio et de tout reprendre à zéro. Il démarre FAME avec un hit de Jimmy Hugues («Steal Away») puis il lance Arthur Alexander, avec un premier hit planétaire, «You Better Move On» que vont s’empresser de reprendre les Stones. Pouf ! Rick est lancé ! Il devient un producteur de renom. Il monte son house-band avec Roger Hawkins (drums), David Hood (bass) et Jimmy Johnson (guitar), des gens qui vont devenir célèbres, eux aussi. Dans les parages traînent aussi Spooner Oldham et Dan Penn, compositeurs et musiciens de génie underground.
L’histoire de Rick Hall, c’est aussi la valse des anecdotes extraordinaires. Un jour, un petit black vient faire un bout d’essai dans son studio, mais Rick Hall n’accroche pas. Le petit black ne se décourage pas. Il va trouver un autre patron blanc, Quin Ivy, qui a monté un studio à Sheffield, toujours en Alabama. Ah au fait, un détail qui a son importance : le petit black s’appelle Percy Sledge. Il travaille à l’hôpital local. Très peu de temps après, Quin Ivy demande à voir Rick. Il veut lui faire écouter la démo qu’il vient d’enregistrer avec Percy Sledge. Le cut s’appelle «When A Man Loves A Woman». Quin n’a absolument aucune idée de ce que ça vaut. Rick l’écoute une fois et demande à la ré-écouter. Il dit à Quin que c’est un smash. Ha bon ? Quin demande qui pourrait publier ce smash. Rick sait. Il répond : «Jerry Wexler !». Quin ne sait pas qui est Wexler. Rick l’appelle un dimanche après-midi et Wexler lui dit qu’il a du monde chez lui et qu’il n’a pas de temps à perdre. Rick lui explique qu’il a un smash et Wexler lui dit de lui envoyer par la poste. Quand il reçoit la démo chez lui, Wexler n’est pas sûr que ce soit un hit et il rappelle Rick pour le lui dire. Rick est scié. Il insiste : c’est un «No. 1 record worldwide» ! Et il ne se trompe pas. Quel flair ! On peut dire que Percy Sledge lui doit une fière chandelle.
C’est là que démarre une relation professionnelle avec Jerry Wexler (co-directeur d’Atlantic) qui va durer dix ans - The heads of Atlantic records, I later learned, were looking for a way out of their rut (j’appris plus tard que les patrons d’Atlantic cherchaient à sortir de leur ornière) - Wexler flashe complètement sur Muscle Shoals et sur la qualité du house-band de Rick. Il découvre en effet que les musiciens travaillent sans partition, alors qu’à New York, chez Atlantic, tous les musiciens jouent sur partitions. Cette décontraction fascine Wexler qui décide alors d’envoyer ses stars en stage chez Rick Hall. Il commence par envoyer Wilson Pickett qui n’en revient pas de voir un studio de patrons blancs installé en plein cœur des champs de coton. C’est là, dans cet endroit pour le moins insolite que Pickett enregistre ses plus gros hits, «Mustang Sally», «Land Of 1000 Dances», «Funky Broadway» et même «Hey Jude», suite à une suggestion de Duane Allman. Puis Wexler lui amène Aretha qu’il vient de signer sur Atlantic. La première journée de session se passe merveilleusement bien, avec l’enregistrement d’«I Never Loved A Man», lancé au pur feeling sur les accords de Spooner. Puis une shoote éclate entre l’époux d’Aretha, Ted White, et un joueur de trompette du house-band. Ted White qui a trop bu accuse le trompettiste de draguer sa femme. Puis il accuse ensuite un saxophoniste de la même chose. Chaque fois, il ordonne à Rick de les virer. Compliqué, car ce sont des amis. Rick demande conseil à Wexler assis à côté de lui. Wexler ne fait pas de chichis : Fire them ! Vire-Les ! Mais ça ne suffit pas. L’ambiance est explosive. Aretha et Ted quittent le studio en claquant la porte et rentrent à l’hôtel. Rick veut aller les voir pour tenter de calmer le jeu, car plusieurs journées de sessions sont prévues. Wexler lui interdit formellement d’y aller. Rick reboit un gros coup de vodka et y va quand même. Les rednecks sont têtus comme des bretons. Il tape à la porte de la chambre. Ted White ouvre et l’insulte, alors une bagarre éclate. Le lendemain, première heure, Aretha et son mari reprennent l’avion pour New York. Devant ce désastre, Wexler est fou de rage. Il annonce à Rick qu’il va l’anéantir - I’ll burry your ass ! - Mais on ne parle pas comme ça à un dur à cuire comme Rick - No, you won’t burry me, you old fart ! I’m a lot younger than you, and I’ll be around long after you’re gone ! - Et c’est exactement ce qui va se passer, Rick va survivre à Wexler qui à l’époque est déjà assez âgé. Mais du coup, Rick perd son principal client. C’est cuit ? Non ! Il contacte Leonard Chess à Chicago qui lui propose d’envoyer Etta James. Rick est ravi car c’est la chick qu’il préfère - My favorite chick of all time - Elle enregistre cet incroyable album qu’est Tell Mama à Muscle Shoals et du coup elle relance sa carrière. Mais Rick est mauvais après Chess qui ne lui paye pas son travail de producteur. Pas un cent, rien ! Mais grâce à ce disque, il redore son blason de producteur. C’est un véritable soulagement - Every record, my life depended on it - Et il ajoute que si tu n’as pas de hit en tant que producteur, on ne te rappelle pas. Puis Duane Allman propose de ramener les Allman Brothers à Muscle Shoals, mais le rock blanc n’intéresse pas Rick. Il passe à côté de la fortune, mais tant pis. Il préfère la musique noire.
Il est en train de relancer la machine FAME lorsque soudain se produit un nouveau coup du sort : cette ordure revancharde de Wexler lui pique son house-band. Il le soudoie en douce et l’installe à ses frais à l’autre bout de la ville. Roger Hawkins, David Hood et Jimmy Johnson abandonnent lâchement le mec auquel ils doivent tout. Absolument tout. Rick Hall tombe des nues. Bhaaaam ! Quand il raconte cet épisode, trente ans plus tard, sa voix chevrote encore. C’est vrai qu’un coup pareil ferait débander un âne. Les traîtres sont rebaptisés Swampers par Denny Cordell et Leon Russell.
Une fois de plus, le pauvre Rick mord la poussière. Par contre, les Swampers croulent sous le travail : Wexler leur envoie tout le gratin du rock des seventies. Même les Stones débarquent à Muscle Shoals. Pas chez Rick Hall mais chez les Swampers. C’est là qu’ils enregistrent «You Gotta Move», «Brown Sugar» et «Wild Horses» qu’on retrouve sur Sticky Fingers. La session est filmée. C’est là qu’on voit les vieilles boots en peau de serpent de Keef et, à côté de lui, Jim Dickinson. De l’autre côté de la ville, le pauvre Rick réussit à redémarrer avec une petite chanteuse black que lui présente Clarence Carter. Elle s’appelle Candi Staton. Puis après avoir passé un accord avec Capitol, Rick commence à recevoir dans son studio des stars énormes comme Bobbie Gentry, Joe Tex, King Curtis et surtout les Osmond Brothers qui lui feront gagner pas mal de blé. Il décroche aussi la timbale avec Patches, ce bel album de Clarence Carter. À l’époque, tout le monde veut aller jouer à Muscle Shoals, alors tout le monde débarque soit chez Rick, soit chez les Swampers qui tournent au rythme de quarante albums par an.
L’épisode de la rencontre avec Bobbie Gentry est spectaculaire. Elle veut enregistrer une chanson qui s’intitule «Fancy». Sachant pourtant qu’il s’agit d’un hit, Rick s’y refuse, d’abord parce que la chanson traite d’infidélité et d’inceste et qu’elle dure douze minutes : ça ne passera jamais à la radio. Bobbie insiste, alors Rick lui répond : «My goodness girl, if we record that, these Southern townspeople will ride us both out of town on a rail» (ma puce, si on enregistre ça, on risque les pires ennuis avec les gens du coin) - Rick a du génie, alors il adapte la chanson et en fait un hit planétaire. Il se dit complètement fasciné par cette femme qui chante avec une «dark sexy voice» et qui s’accompagne une «little gut-string Martin guitar» aussi grande qu’un ukulélé. «C’était une femme de contact qui savait ce qu’elle voulait et comment l’obtenir.» Et pour qualifier son style, il déploie sa plus belle prose : «She was telling the dark and mysterious story of her life with those Mississippi Delta strings playing back-porch blues guitar riffs like I had never heard before.»
Rick Hall écrit dans une langue très rock’n’roll. Quand il évoque ses souvenirs de dragueur, il sonne littéralement comme Roy Orbison dans «Domino» : «Terry and I were a couple of semi-cool dudes on the prowl who wanted to dress in black tuxes, cumbernurns, cut our hair in flat tops with duck tails, play some hipper music, make some cash and meet a fresh crop of much prettier girls.» Rick sait swinguer sa langue et ramener toute l’imagerie du kid américain des early sixties qui savait se coiffer en pompadour, se tailler des rouflaquettes, jouer de la bonne musique, faire un peu de blé et draguer des petites gonzesses. Les fils spirituels de Michel Audiard se régaleront aussi des formules de Rick, comme lorsqu’il dit : «Hansel and I were happy as two dead pigs in the sunshine». En France, on dirait heureux comme deux cochons en foire. Rick voit plutôt des cochons crevés au soleil. En fait, il s’exprime dans cette vieille langue redneck si imagée et si différente de l’Anglais qu’on pratique habituellement. Il sonne exactement comme Sam Phillips, qui d’ailleurs est originaire du même coin : Florence, Alabama. Il règne dans leur façon de s’exprimer une sorte de conviction, un sens du martèlement poétique, leur phraséologie relève même du langage biblique. Quand il parle des difficultés qu’il rencontre à produire des nègres dans son coin, il parle comme Sam Phillips qui fut confronté au même problème : «I was earning the reputation as ‘that redneck white boy in Muscle Shoals who is cutting all those hit records on black artists’.» C’est la même musique linguistique. Quand il fait le portrait de Bill Lowery, il swingue ses mots : «He was a white-haired, 250-pound, Big Daddy-looking guy with an appreciation for good music, good food and good liquor.» Il fait aussi un portrait savoureux de Don Robey, le label-boss de Duke Records, sur lequel ont démarré Clarence Carter et Bobby Bland : «On racontait que Robey frappait les gens qui osaient l’affronter avec son flingue. Certains des artistes signés sur son label le suspectaient de détourner les royalties, mais ils le craignaient tellement qu’ils évitaient de faire des vagues.»
Parmi les portraits fabuleux que brosse Rick Hall, on trouve celui de Dan Penn, qui admirait Bobby Bland et Ray Charles, et qui avait, nous dit l’auteur, une voix aussi belle que celle de Ben E. King - Dan used to say ‘I’m white but I’m alright’ (Fabuleux Dan Penn qui avait pour habitude de se moquer des racistes en disant : c’est vrai, je suis blanc, mais je suis correct) - Rick raconte qu’en chantant, Dan était si intense qu’il rougissait comme une tomate. Il rappelle aussi que Dan fut son meilleur ami, son confident et qu’ils composaient ensemble. Chaque fois que Rick a été trahi ou jeté par les autres, Dan lui est resté fidèle - Dan is a warm, caring and loyal man with an abundance of music savvy - et il ajoute que son précieux ami a les meilleures oreilles «in the whole wide world of music». C’est Dan qui a l’idée de lancer le label FAME pour presser 2 000 exemplaires de «Steal Away», le hit de Jimmy Hugues qu’ils viennent d’enregistrer, et d’aller faire la tournée de toutes les stations de radio noires du Deep South pour le refiler aux DJs. Rick n’a pas les moyens de leur glisser un billet, aussi leur propose-t-il à la place une bouteille de vodka. Et Dan dira : «Je ne me suis jamais autant marré que lors de ce voyage à travers le Deep South, quand avec Rick on distribuait ‘Steal Away’ dans toutes ces stations de radio noires.» Rick raconte aussi qu’une nuit, Dan est arrivé dans le studio avec un pack de bière, trois paquets de cigarettes, sa précieuse guitare et accompagné d’un jeune mec nommé Spooner Oldham. Ils se sont assis à même le sol, ils ont éteint les lumières et ont composé «Let’s Do It Over» qui allait être le prochain hit de Joe Tex. C’est à cette occasion que débuta leur longue et prolifique collaboration.
Si on aime les portraits de personnages légendaires, il faut lire ce recueil de mémoires. Rick fut le seul à croire en Arthur Alexander. Il se fit jeter par tous les labels locaux et quand «You Beter Move On» commença à marcher, un certain Tom Stafford emmena Arthur à Nashville, privant ainsi Rick du bonheur d’enregistrer le premier album. Rick apprendra plus tard par la fille d’Arthur que son père était fier du premier single FAME qu’ils avaient enregistré ensemble.
L’autre géant que défendait Rick fut bien sûr Clarence Carter auquel il consacre des pages émouvantes. C’est même l’histoire d’une amitié profonde, basée sur le respect mutuel et la qualité artistique. Rick se souvient des débuts de Clarence Carter, qui était à l’époque aussi pauvre que lui. Quand il entrait en studio, Clarence Carter était parfaitement au point, parce qu’il misait tout sur la musique qui était, comme pour Rick, sa seule planche de salut. Clarence jouait alors en duo avec son pote organiste Calvin sous le nom de Clarence & Calvin - Clarence and Calvin were both natural-born clowns who laughed and cut up in the studio, but were as serious as a bleeding ulcer about their music (ces mecs savaient se marrer, mais ils étaient sérieux comme des papes dès qu’il s’agissait de jouer). Rick conclut ce chapitre avec un petit épilogue en forme d’hommage définitif : «Je reste convaincu que Clarence Carter aurait pur être aussi énorme, voire plus énorme que Ray Charles s’il avait bénéficié du même type de support financier, ou s’il n’avait pas eu le malheur de mener sa carrière en même temps que celle de Ray. Ils étaient tous les deux aveugles, noirs, ils venaient tous les deux du Sud et étaient tous deux des génies. Leur son est un mélange de Soul et de country unique au monde. Clarence est resté mon ami et il utilise encore mon studio pour enregistrer ses albums.»
Oh et puis ce portrait de Wilson Pickett. Rick le dit précédé par sa mauvaise réputation et il ne peut pas résister à l’envie de lui demander si l’histoire du flingue sur la tempe du label-boss est vraie. Et Wilson lui répond : «J’ai pris l’ascenseur pour monter au bureau du patron, je suis entré, je lui ai mis mon bras autour du cou et un calibre 45 sur la tempe et je lui ai demandé de me rendre mon contrat, alors il a ouvert un tiroir et me l’a donné sans discuter.» En fait Rick explique que Jerry Wexler misait sur le fait que Wilson et lui, tous deux nés en Alabama dans la plus grande pauvreté, allaient bien s’entendre et que Rick allait pouvoir gérer les soirées alcoolisées et les tensions des séances d’enregistrement. «Jerry pensait que j’étais le seul mec capable de gérer Wilson Pickett et j’étais bien décidé à lui montrer qu’il ne se fourrait pas le doigt dans l’œil.» Quand Rick voit Wilson pour la première fois, il le compare à une panthère noire à la peau luisante. Cette rencontre est hilarante, car Rick qui ne connaît pas Wilson s’attend à voir débarquer du DC3 un gros black du genre Solomon Burke, et Wilson est horrifié de voir que le mec de Muscle Shoals est un blanc. En fait, ce qui horrifie le plus Wilson, c’est de découvrir que les champs de coton existent encore et que la situation des noirs n’a guère évolué depuis que sa famille est remontée au Nord, lorsqu’il avait seize ans. C’est Chips Moman qui va jouer de la guitare sur les fameuses sessions d’enregistrement de Wilson Pickett. C’est aussi Chips qui sort le double-octave riff d’intro de «Mustang Sally». Et tout le reste n’est que littérature.

Signé : Cazengler, un Rick hard sinon rien


Rick Hall. The Man From Muscle Shoals. My Journey From Shame To Fame. Heritage Builders 2015

 

 

COUNTRY SONGS FOR CITY FOLKS

JERRY LEE LEWIS

( Philips / P 14.568 L / 1965 )

 

GREEN GREEN GRASS OF HOME / WOLVERTON MOUNTAIN / FUNNY HOW TIME SLIPS AWAY / NORTH TO ALASKA / THE WILD SIDE OF LIFE / WALK RIGHT IN / CITY LIGHTS/ RING OF FIRE / DETROIT CITY / CRAZY ARMS / KING OF THE ROAD / SEASONS OF MY HEART .

 

Guitares : Jerry Kennedy / Jerry Reed / Harold Bradley / Ray Edenton. Basse : Bob Moore. Batterie : Buddy Harman. Harmonica & trompette : Charlie McCoy. Saxophone : Bottes Randolph.

Enregistrement : Janvier, Mai , Août, Septembre 1965 / Nashville.

 

Avant y avait eu l'enregistrement public au Star Club de Hambourg, un des chef-d'œuvres du rock'n'roll, les fans français s'y étaient jetés dessus comme un essaim d'abeilles sur un pot de miel. C'est qu'en ces temps-là les enregistrements rock commençaient à battre de l'aile... Du coup Philips exploitant la veine nous avait refilé L'Alabama Show, pochette rentre-dedans mais un cran au-dessous du Star Club. Dans ces deux trente-trois tours Jerry Lou restait fidèle à sa légende de rock'n'roller déjanté, tout était dans l'ordre des choses.

Pour nous. Parce que pour le killer le temps était aux vaches maigres. Sa carrière ne se relevait pas de ses déboires anglais. L'Amérique le boudait. Fallait sortir du marécage, n'y avait même pas un alligator à mordre à l'horizon. L'était temps de changer le fusil d'épaule, en plus les englishes vous rénovaient le rock'n'roll de drôle de façon. Entre deux bouteilles de Southern Comfort, Jerry a entrevu la solution. Repli général. Retour aux racines. On n'est jamais mieux que chez soi, au coin du feu lorsque le temps n'est pas au beau. N'y a pas que le rock'n'roll dans la vie. Le country existe aussi. Un peu à l'écart, mais avec ses charts et ses vedettes qui gagnaient bien plus que mieux leur vie. Un public de niche. Géante. Des accros qui achetaient disques sans férir. Bref une nouvelle terre à conquérir. Pas si nouvelle que cela, Jerry suffisait de le brancher, à lui tout seul l'était un jukebox qui vous ressortait durant des heures une flopée de traditionnels. En plus, le gars capable de vous jouer illico-presto tout titre radio qui lui titillait les oreilles, la grande spécialité américaine de la reprise, ce qui est à toi est aussi à moi.

Pour la majorité de fans français ce fut la première initiation au country. On connaissait de nom. On avait lu au détour d'une pochette que le chanteur préféré de Gene Vincent était Johnny Cash. Une recommandation royale, alors quand Country Songs a déboulé dans les bacs, ce ne pouvait être que bon, puisque c'était de Jerry Lee Lewis. Plus qu'un disque un concept album avant la lettre. La traduction était évidente, attention les rats des villes ne faut pas oublier les rats des champs. Sentent un peu le purin, mais purée ce sont aussi de rudes gaillards. Le disque n'a guère percuté le hit-parade, n'a ni atteint ni dépassé la quarantième place des classements country. Pas de quoi décourager le killer, un gars obstiné, quatre ans plus tard c'était l'étonnement général dans les salles de rédaction, le vieux Jerry cartonnait comme jamais, l'était redevenu une vedette de premier plan aux USA, et le Killer cigare au bec empochait toutes les mises dans les saloons sans même prendre le temps de regarder une carte avant de la jeter sur le tapis. Possédait un avantage sur tous ses nouveaux copains, l'était un rock'n'roller lui, et fallait pas le chatouiller longtemps avant qu'il ne sorte son colt and roll légendaire. Avant il se contentait d'être une légende vivante. Désormais il serait un mythe éternel.

 

Green green grass of home : un truc démoniaque, l'herbe verte du jardin de l'éden enfin retrouvée, très précisément sur la pelouse de la maison de papa et de maman. Y a un mec qui a tout compris en écoutant ce premier morceau. Le gallois Tom Jones qui s'est dépêchée de couper la verdure sous les pieds de Jerry Lou, avec une voix moins nasillarde mais avec des profondeurs d'outre-tombe à la Chateaubriand. Comme au billard à trois bandes. L'en est un autre qui a senti le vent qui décalaminerait sa carrière au point mort. Pas n'importe quel clampin, un certain Elvis impressionné par la carrière de Tom Jones, cette herbacée vivace transforma la carrière jonienne, le rocker assagi transformé en crooner amassait des millions de dollars en chantant pour dames mûres à Las Vegas... C'est du pur country, le gars revient chez lui, mais entre quatre planches, ce qui change la perspective. Normalement si vous possédez une chemise à carreaux et que vous êtes capable de d'abattre un séquoia en trois coups de haches, vous devez fondre en larmes comme une madeleine ( proustienne ). Sinon vous êtes un mec sans coeur et je conseille à votre petite amie de vous laisser tomber. Jerry Lou s'applique mais il n'a pas la fibre mélodramatique. Méfiez-vous, la copine se réfugie dans ses bras en éclatant de rire. Wolverton Mountain : Jerry Lou beaucoup plus à l'aise. Un thème idéal pour un killer, y a un mec sur la montagne de Wolverton prêt à vous foutre une balle entre les deux yeux si vous approchez un peu trop près de sa girlove. Le genre de situation qui convient à notre chanteur, vous a une voix canaille à dégommer l'écorce des arbres et à déplumer les ours. Vous grimpe la montagne au pas de course avec dix minutes d'avance sur la douzaine de devanciers qui ont repris le morceau avant lui. Le piano virevolte de belle façon. Funny how time slips away : encore un arrache-larmes, écoutez la version de Willie Nelson ( tout le monde l'a reprise ) emplie de rage désabusée. Jerry Lou n'est pas un nostalgique. Alors vous refile au standart un petit côté bluesy pas désagréable. Pas le genre de mec à laisser pleurnicher les violons dans le coin. Traîne un peu sur les syllabes, surtout ne l'énervez pas davantage, l'est prêt à faire parler la poudre. North to Alaska : la ruée vers l'or, du Johnny Horton typique, normalement ça se passe en pleine nature avec l'orpailleur qui rêve d'offrir la grosse pépite qu'il a trouvée à une belle jeune fille aimante mais vous avez l'impression d'une scène de western dans le saloon avec Linda Gail Lewis qui joue la pute au grand coeur et qui n'hésitera pas à vous trouer le coeur d'un coup de pistolet si vous approchez la main un peu trop près de ses dessous. The wild side of life : un classique du country. Me demande si Lou Reed ne s'en est pas inspiré pour sa Walk on the Wild Side. Là ce n'est plus une impression, la jeune femme qui s'ennuyait à la maison est devenue une honky tonk angel. Le piano de Jerry Lee vous a de ces friselis de pubis à vous faire rêver, et sa voix ! Celle du gars qui a tout connu, qui a tout compris, qui n'est dupe de rien, et qui ne condamne pas. Walk right in : l'on termine la première face en fanfare, les cuivres fanfaronnent et Jerry Lee s'amuse comme un petit fou, vous encourage à vous laissez aller, prenez du bon temps et dépêchez-vous. Vous liquide le morceau comme vous descendez douze mojitos en moins de trois minutes. City lights : encore un classique du country. Dix ans après Mickey Gilley, le cousin de Jerry Lee, remportera le jackpot avec sa version. Thème enfantin ; les factices lumières de la ville ne valent pas la vie paisible de nos campagnes. Jerry vous l'interprète à merveille, comme il se doit, comme à l'exercice, la voix qui parle et qui chante en même temps. Ring of fire : quelle idée de reprendre ce Merle Kilgore à la manière de Johnny Cash ! Chanté-orchestré-collé. Genre je peux faire aussi bien. Un conseil dites que vous préférez la version de Cash quand vous l'écoutez par Cash et celle de Jerry Lou quand c'est Jerry qui traîne dans vos oreilles. Detroit City : le même thème que City Lights, le guy s'est un peu brûlé les ailes dans la cité de Detroit, veut revenir chez lui, Jerry nettement plus convainquant cette fois. Crazy arms : n'ai jamais aimé la version de chez Sun, la batterie trop bêtement mécanique, ici l'orchestre vous enserre le bijou, le piano ruisselle de tous les côtés et Jerry Lee en grande forme. King of the road : reprise du hit de Roger Miller. Jerry n'apporte rien d'original, mais vous ne pouvez qu'aimer. Ce n'est pas une possibilité, c'est un devoir. Seasons of my heart : country-variétoche, country variétoc, l'embêtant c'est qu'il suffit que Jerry Lee monte un tocard de dernière catégorie pour qu'il vous le transforme en fringant étalon. Mais là, vous n'achèterez pas, ça sent l'arnaque et la retape.

 

Deuxième face moins convaincante que la première. Comme disait Victor Hugo dans son poème liminaire de Chansons des Rues et des Bois, Jerry Lou emmène Pégase – le coursier indomptable du rock'n'roll - au vert. Parfois, il semble qu'il ronge son frein. N'a pas encore réussi à mâtiner sa voix de cette subtile et quintessentielle ironie qui sera sa marque de fabrique dans ses futures interprétations country. N'a pas le bon dosage, mais n'en est pas loin. L'a la dynamite mais pas l'allumette. Ne vous inquiétez pas, il la trouvera vite.

Damie Chad.

 

VINTAGE

GREGOIRE HERVIER

( Au Diable Vauvert / 2016 )

 

J'aime que Denis mon bouquiniste du marché me tourne le dos dès que je m'avance vers lui. Encore plus quand il se met à farfouiller dans les soubassements de sa remorque. C'est un bon signe. L'a repéré un truc spécialement pour moi. Me le tends tout fier. Guitare en couverture avec un petit logo nervalien que j'aime bien, Au Diable Vauvert. Généralement quand ils présentent un auteur du bout de leur trident, c'est souvent une agréable surprise. C'est chez eux que j'ai pécho les bouquins de John King – vue plongeante sur le prolétariat anglais - et de Poppy Z. Brite – sanglant fantastique.

Grégoire Hervier est un malheureux. Vagissait dans son berceau sous le sourire attendri / ulcéré ( rayez la mention inutile, il est bon que le lecteur fasse ses premiers pas dans l'écriture participative ) de sa maman. En 1977. Autant dire qu'il est sorti de l'oeuf après le punk ! Né sous une mauvaise étoile, arrivé trop tard pour la dernière révolution culturelle du vingtième siècle ! N'a rien connu de l'épopée rock, a dû se contenter des miettes du grunge. Etonnez-vous qu'après une telle malchance astrologique il n'ait développé de forts complexes d'infériorisation. L'a donc résolu de les combattre. Avait tout raté, alors lui, l'allait faire mieux que tous les autres. Le punk, les englishes, le rhythm'n'blues, les pionniers, n'avaient qu'à bien se tenir, remonterait tout cela d'un air dédaigneux, s'est concocté un projet grandiose genre mythographie heideggerienne : retour à l'origine – pas celle de l'être parménidien – du rock.

Aussi compliqué que la découverte des sources du Nil. L'a trouvé son fil d'Ariane, suivez la corde, vous tomberez sur la guitare, poursuivez la rallonge électrique et vous finirez par mettre la main sur l'ancêtre des rockers. Le chaînon manquant. Celui qui fait le lien entre Robert Johnson et Black Sabbath. Vous donne juste le début de l'histoire, convocation dans l'ancien manoir de Jimmy Page... Après c'est le truc classique, le riche milliardaire qui veut la guitare perdue, la Moderne – est-ce bête j'en avais une, je m'en suis servi avant-hier soir pour faire du petit bois pour allumer le feu dans la cheminée – l'intrigue est bien menée, guitare battante, vous courez de rebondissement en rebondissement. Notre héros est sur le grill, ne prend même pas le temps d'un moment de douceur avec une jeune universitaire qui l'invite chez elle. Et vous avez envie de savoir la fin. Grégoire Hervier se joue du lecteur et des mythes. Le néophyte apprendra beaucoup en s'amusant et les vieux chevaux de retour comme les aficionados de KR'TNT ! se divertiront sans acquérir de nouvelles connaissances. N'en prendra pas pour autant un air blasé. Car Platon nous a avertis : nous n'apprenons que ce que nous savons déjà. Tout a déjà été dit, l'important c'est l'art de le mettre en scène !

N'empêche que c'est intéressant. Rapportez-vous à votre dernier Rock'n'Folk N° 599, page 66, Patrick Eudeline s'emploie à tracer la faille qui sépare le Hard Rock du Metal. Essaie de définir la différence ontologique entre ces deux courants même si à première oreille le Metal s'inscrit dans la suite logique du Hard. Définit sa ligne de démarcation – toute artificielle soit-elle - le Hard n'est que la continuation du blues sous une autre forme. Une évolution due à la surenchère des musiciens à vouloir jouer plus vite et plus fort que tous ceux qui les ont précédés et les progrès des artefacts technologiques. Les métalleux, eux se soucient du blues comme de leurs premières chaussettes bleues ( rose pour les filles ). Se sont coupés de la racine nourricière. Sont ailleurs. Des espèces d'aliens qui s'en sont venus pondre leurs oeufs dans le nid du blues et se sont vite enfuis avec leurs petits, vers d'autres rivages... Pourquoi, comment, Eudeline n'explique pas, constate et commente. Pour ma part j'y vois une cause générationnelle. A partir de la fin des années soixante, la pléthore des groupes attire toutes les attentions. Autour de 1968, avec le premier rock'n'roll revival, les nouvelles vagues de fans ont pour la dernière fois tout le déploiement du rock'n'roll en libre accès, blues compris. Dès la décennie suivante; le coup d'oeil synoptique ne sera plus de mise, l'offre s'est démultipliée, l'on dit que Léonard de Vinci fut le dernier homme à intégrer le savoir universel, les jeunes amateurs n'ont même plus cette chance en leur domaine de prédilection, doivent se limiter afin de ne pas périr sous le nombre. On n'écoute plus Robert Johnson mais Led Zeppelin. Impasse sur le blues, et le mouvement s'accélère sans fin. Le curseur se déplace vers l'avant à chaque fois. Never look back ! Le metal a le nez dans le guidon, pour les nouvelles pousses Metallica est un ancêtre vénérable. On le laisse reposer en paix. L'on s'écarte de lui pour faire du bruit...

Un livre de pur agrément qui incite à la rockflexion.

 

Damie Chad.

 

L'ESPRIT DES MORTS

ANDREW TAYLOR

( Le Cherche Midi / Mai 2016 )

 

Ne l'aurais jamais acheté si dès les premiers mots de la quatrième de couverture le nom d'Edgar Poe n'avait motivé l'acquisition immédiate et automatique. Les similitudes existentielles entre Edgar Poe et Gene Vincent m'ont toujours paru évidentes, je n'en relèverai qu'une dans cette chronique, leur inscription destinale, des plus faussement anecdotiques, dans la ville de Norfolk...

Thriller gothique annonce-t-on, pour cela la traduction française due à Françoise Smith a quelque peu assombri le titre américain de l'ouvrage An Unpardonable Crime qui avait été préféré à l'original anglais : The American Boy. Andrew Taylor né en 1951 est un auteur prolifique qui a publié une cinquantaine de romans aux titres évocateurs tel The Raven on the Water. The American Boy a le mérite de nous alerter : à première vue Edgar Poe n'est qu'un personnage secondaire de l'ouvrage. Subsidiaire serait-on tenté d'ajouter. Pensez que nous n'avons ici affaire qu'à un gamin d'une dizaine d'années qui évolue à la périphérie de l'intrigue romanesque.

Le lecteur affriolé par la rocambolesque titulature risque d'être déçu. L'esprit des morts n'habite pas les tables tournantes et aucune malédiction funérale ne plane sur les protagonistes de l'histoire patiemment racontée. Plus de six cent cinquante pages dans lesquelles il ne se passe pas grand chose, pire l'ambiance est des plus feutrée, jamais un mot plus haut que l'autre, les fleurets sont mouchetés et les blessures des plus hypothétiquement symboliques. Avant d'entrer dans une analyse détaillée, louons le savoir faire de l'auteur qui par son art consommé du récit tient de chapitre en chapitre son lecteur en haleine, admirablement servi par la traduction de Françoise Smith qui use d'une prose d'une extraordinaire fluidité qui allie deux des qualités essentielles de notre idiome national, précision et subtilité.

Thomas Shield est un jeune homme désargenté. Seul au monde. Situation peu agréable, sous toute latitude et à toute époque. Mais nous sommes en 1819, en Angleterre. Le pays qui vient de triompher à Waterloo entre dans son siècle de gloire. La perfide Albion s'apprête à devenir la maîtresse du monde, l'argent coule à flot. Pas pour tout le monde. Question partage la bourgeoisie n'est guère généreuse. De par sa situation sociale Shield nous permet de connaître le haut du panier et les bas-fonds d'une société inégalitaire. Des slums londoniens aux domaines nobiliaires.

Dans son malheur notre fragile héros parvient à dégoter une place de professeur dans une pension privée réservée aux riches enfants de la haute bourgeoisie. C'est en cette école qu'il enseignera le jeune Edgar Poe qui se lie d'amitié avec son condisciple Charles Frant. N'oublions pas qu'Edgar Allan Poe passa quatre années de sa vie en Angleterre avec sa famille adoptive, et Andrew Taylor s'arrange pour que son roman se situe dans certains des lieux qu'il fréquenta. Grâce aux deux enfants inséparables Thomas Shield sera amené à passer en tant que pédagogue patenté plusieurs semaines dans la famille Frant.

Malheureuse famille dont le père vient d'être assassiné, le visage réduit en bouillie à coups de marteaux. La veuve Sophie Frant et le fils Charles sont recueillis par Mr Carswall le père de sa cousine Flora. Ne louez point trop l'attitude de Mr Carswall qui a des vues libidineuses sur la jeune veuve, même s'il se préoccupe plutôt de marier sa fille au frère du Baronnet de l'illustre ( et richissime ) famille Ruispidge. L'on ne s'amuse guère dans cette famille de haute-bourgeoisie, ce n'est pas que l'on soit particulièrement puritain mais l'on veille aux convenances. Du moins en surface, car à l'insu de tous, tous les coups sont permis, jusqu'aux alliances les plus troubles avec la pègre et ses hommes de main prêts à n'importe quelle infamie ou acte criminel des plus cruels et sordides pour récolter quelque argent. Nous retrouvons dans ces milieux criminels Henry Poe le grand-père d'Edgar dont l'Histoire littéraire a perdu traces après la mort de la mère du poëte...

Passons sur les seconds rôles pour nous consacrer aux ombres qui se fondent dans le décor. Point trop d'imagination, les morts ne sortent pas des tombes pour réclamer vengeance, de véritables êtres de chair et de sang, mais les subalternes, les domestiques, les employés des hôtels, les cochers, les misérables, les prostituées, tout le peuple qui essaie de survivre, taillable et corvéable à merci, sans aucune protection sociale, soumis à l'indifférence et au mépris des possédants. Vis à vis d'eux, the upper-class ne se comporte point comme avec ses propres membres. L'on ne prend pas de gants... Thomas Shield est protégé par son statut de précepteur. On l'invite à table, on discute avec lui, on lui demande rarement son avis, mais on lui fait toujours sentir l'abîme qui le sépare des maîtres.

A part que. La gent féminine lui sourit. L'est jeune, doit avoir du charme, possède un esprit entaché de romantisme. Toutefois pragmatique. Très british. Il souffre quand ces messieurs le remettent sèchement à sa place, mais il n'est pas Werther. Peut-être un peu Rastignac. Son rival n'est pas sans évoquer cet aspect de sa personnalité. Notre héros présente sa conduite comme dépendante de sa situation, de ses affects, mais pourrait se vanter que malgré toutes les difficultés qui s'abattent sur lui il ne se départit jamais d'une morale naturelle supérieure qui lui permet de présenter son existence sous un jour favorable. Le roman suit son cours. Comme dans l'œuvre d'Honoré de Balzac le diable tire les ficelles. Pas le grand cornu des contes de mère-grand, l'autre qui est partout, qui se glisse de poche en poche, ou s'entasse dans les porte-feuilles, sonnant et trébuchant, cherchez à qui profite le crime, vous trouverez la faillite d'une banque. Je vous laisse mener l'enquête.

Et Edgar Poe dans tout ça ? N'est en rien mêlé à l'intrigue. Un gamin qui s'amuse avec son copain. Imaginatif, sensible, sympathique, s'il éclipse Charlie c'est uniquement grâce à l'aura de son oeuvre si particulière, dont il n'a pas encore écrit le moindre mot, que le lecteur ne peut s'empêcher de lui attribuer... Andrew Taylor aurait-il inventé de toutes pièces un personnage anonyme similaire que le cours du roman n'aurait en rien été altéré.

Le déroulement de l'intrigue oui, mais l'écriture non. Andrew Taylor use des contes de Poe souterrainement. Il est des signes qui ne trompent guère, ainsi ce corbeau ( qui répète sempiternellement la même menace ) que les deux enfants promènent dans une cage. Le lecteur ne manquera pas de signifier tel ou tel épisode en tant que simple démarquage d'une des histoires extraordinaires. Certains s'extasient sur la girouette qui tourne et grince sans s'apercevoir que le plus important reste le clocher immobile et muet en-dessous du volatile remuant. Mais c'est dans l'écriture même qu'est dissimulé et emmuré le chat noir du malheur. Plus prudent que Poe, l'auteur a pris soin de lui sectionner les cordes vocales. Afin que sa présence ne soit pas trop facilement identifiable.

Poe est partout. Par en-dessous. Comme l'esprit qui irradie les tables tournantes. En ce sens le livre mérite bien son titre français, le singulier - l'esprit du mort - n'en serait que plus signifiant. Il existe une thèse selon laquelle Edgar Allan Poe aurait tenté une survie littéraire au vrai sens de l'expression, une espèce de métempsychose scripturelle qui aurait transmué son esprit dans la teneur de ses écrits. Lire Poe équivaudrait à être en présence agissante de Poe lui-même... Cette vision quelque peu fantaisiste – dans le sens anglais de ce vocable - ésotérique et magique – bonjour sir Aleister Crowley - d'Edgar Poe est démenti par le matérialisme grossier et affairiste dont font preuve dans le roman les personnages détenteurs du pouvoir dans cette société capitalistique du début du dix-neuvième siècle. Notons que toute une partie de la Comédie Humaine s'adosse à des thèses aussi délirantes - selon les esprits raisonnables – nous invitons le lecteur à relire par exemple Louis Lambert ou Séraphita... Ou alors à feuilleter quelques pages choisies de Villiers de l'Isle-Adam...

Les amateurs de rock gothique ne manqueront pas de se jeter dans ce roman dont nous n'avons que sommairement indiqué les premiers degrés de l'escalier qui permet d'accéder dans les soubassements les plus secrets.

Damie Chad.

DE L'ONCLE TOM AUX PANTHERES

DANIEL GUERIN

( 10 / 181973 )

 

Ce livre a été réédité en 2010 aux éditions Les Bons Caractères. Que nous qualifierions de militantes. Mais celle-ci datée de 1973 n'en paraît que plus émouvante. S'achève en 1972 et les pages de conclusion vous laissent un étonnant goût d'amertume dans la bouche. Nous replongent en des années de poudre – ce qui ne saurait nous déplaire – mais plus de huit lustres après l'extinction de ces feux d'artifice la situation générale ne s'est guère améliorée. Et les pessimistes qui insinuent qu'elle s'est surtout aggravée n'ont pas vraiment tort.

L'ouvrage fourmille d'analyses fort éclairantes. Expose à grands traits l'histoire de luttes des noirs pour leur émancipation depuis leur arrivée en tant qu'esclaves sur le continent américain. Trois cents pages foisonnantes qui ne s'enlisent point dans les détails ou les anecdotes. Daniel Guérin s'attache avant tout à décrire les rapports de forces entre les différentes forces en présence. Use d'une pensée d'obédience marxiste sans être pour autant inféodé aux diktats staliniens. Son coeur penche du côté de l'extrême-gauche, pour une radicalité révolutionnaire anarchisante, n'oublions pas que ses quatre volumes sur L'Anarchisme publiés dans La Petite Bibliothèque Maspéro ont engendré de par chez nous de multiples vocations dans les années soixante-dix.

Les noirs ne furent jamais assez nombreux pour penser pouvoir lutter à eux tout seuls contre l'oppression des Blancs. Il leur aurait fallu pour espérer parvenir à leur fin opérer une alliance avec les classes des petits blancs. Cette conjonction ne s'effectua que durant la courte période de la Reconstruction qui suivit la fin de la guerre de Sécession. Anciens esclaves et petits propriétaires blancs ruinés par la guerre récupèrent une partie des surfaces des grandes plantations. L'entente raciale entre les deux communautés est étonnante, les deux couches sociales possèdent un ennemi commun : les grands propriétaires qui voient d'un très mauvais oeil cette complicité qui s'instaure entre pauvres. Les occupants nordistes qui investissent de l'argent dans l'économie du Sud craignent eux aussi que cette conjugaison des forces populaires ne deviennent un frein à l'extension de l'économie capitaliste qu'ils sont en train de développer. Les planteurs trouveront la parade qui permettra de disjoindre l'entente, c'est vers la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième qu'est mise au point l'idéologie raciste. Point besoin d'aider financièrement the white trash people, suffit de leur faire accroire que même misérables ils possèdent une indéniable qualité insurpassable à laquelle les noirs n'atteindront jamais : le sentiment suprématiste d'être par essence supérieurs à la race noire qui relève plus de l'animalité que de l'humanité...

Cette idéologie s'inscrira profondément dans les mentalités des blancs. Mais elle aura un effet encore plus pervers sur les noirs. Nous n'évoquons pas le fait que les noirs intérioriseront ce sentiment d'infériorité auto-culpabilatoire dont James Baldwin décrit à merveille la perversité. Les noirs en sont réduits à leurs maigres forces, s'enferment en eux-mêmes, s'adonnent à de phantasmatiques rêves pernicieux : retour en l'originelle Afrique, regroupement des populations noires en quelques états qui leur seraient rétrocéder en guise de compensation des souffrances engendrées par l'esclavage. Chimères difficilement réalisables...

Soit vous vous accommodez de la situation – et toute une frange aisée et intellectuelle de la communauté noire plaide en faveur d'une lente amélioration assimilatrice – soit vous tirez l'insuffisant bilan de cette modalité d'action non-violente et désirez expérimenter d'autres pistes... Daniel Guérin s'attarde d'abord sur les relations qu'entretinrent les syndicats ouvriers avec la main-d'œuvre noire. Sont très réticents à accueillir cette dernière dans leurs rangs. A telle enseigne que souvent les employés noirs n'hésiteront pas à jouer les briseurs de grève... Remarquons au passage qu'aucune mention n'est faite des IWW, Daniel Guérin se contentant des unions syndicales réformistes ou plus ou moins proches du Parti Communiste Américain.

Les progrès accomplis par la lutte des Droits Civiques marquent le pas après l'assassinat de Martin Luther King, l'impatience de la communauté noire est au maximum, trois vagues de plus en plus radicalisées vont se succéder, le mouvement Freedom Now ! - les amateurs de rock ne manqueront pas de le mettre en relation avec la célèbre formule We Want the World and we want it, now ! de Jim Morrison, la lame de fond Black Power de Stokely Carmikael qui se traduira par de nombreuses émeutes entre 1964 et 1968 dans les quartiers noirs des grands villes, et enfin l'émergence du Black Panther Party autour de Huey P. Newton, Bobby Seale et Elridge Cleaver tous trois se revendiquant de Malcolm X, et reprenant le combat à l'endroit exact où son assassinat l'avait interrompu.

Les Panthers reprennent les analyses de Malcolm X. La lutte des noirs américains doit s'inscrire dans le mouvement tiers-mondiste de la décolonisation. En d'autres termes il s'agit de construire un mouvement de libération qui n'aura pas peur d'effectuer le passage à la lutte armée. La question n'est plus de revendiquer l'égalité raciale entre blancs et noirs mais de réaliser une révolution anti-capitaliste. Seront ainsi amenés à s'opposer à la guerre au Viet-Nam et à refuser la conscription tout comme les hippies...

Durant les trois premières années de leur existence les Panthers impriment leur marque, les militants portent l'uniforme et le fusil, et imposent un rapport de force à la police... c'est par milliers que les jeunes noirs rejoignent le parti... Cette militarisation n'est pas sans danger. Les provocations policières s'accentuent et bientôt CIA et FBI passent à l'infiltration manipulatoire et à l'élimination physique des militants... La justice n'est pas tendre... les condamnations pleuvent, la direction du parti est emprisonnée ou en fuite... Les dissensions se multiplient, ceux qui veulent construire une organisation clandestine, ceux qui pensent que l'emploi de la violence est venu trop tôt et a été mal proportionné... Ne parviennent pas à trouver l'équilibre nécessaire entre la revendication de l'identité noire qui vire facilement à une expression raciale et une vision de classe des conflits... en 1972, les Panthers ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes...

Les dernières pages sont les plus sombres. Daniel Guérin insiste sur les facultés d'adaptation du capitalisme. L'hydre marchande a survécu à bien des crises. Gère les situations difficiles avec une certaine facilité. A tel point que de larges pans de la population en viennent à adopter l'idéologie consumériste avec une facilité déconcertante...

Certes ce livre raconte une histoire ancienne que nous avons déjà évoquée dans de multiples chroniques antérieures. Mais l'analyse proposée est si minutieuse, si subtile dans le dévoilement dialectique des contradictions qui meuvent les rapports de domination classiques et sociétaux, qu'elle peut servir à porter un regard des plus lucides sur notre situation actuelle. C'est en cela que je vous encouragerai à le lire.

Damie Chad.