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29/05/2019

KR'TNT ! 421 : ELECTRIC SOFT PARADE / DADDY LONG LEGS / LES PUNAISES / MOONSHINERS / MASSEY FERGUSON MEMORIAL / CAUSA NOSTRA / JUSTWÄR / TENDRESSE DECHIRANTE / JULIETTE MOREAU / CASONI BLUES /

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 421

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

30 / 05 / 2019

 

ELECTRIC SOFT PARADE / DADDY LONG LEGS

LES PUNAISES / LES MOONSHINERS

MASSEY FERGUSON MEMORIAL / CAUSA NOSTRA

JUSTWÄR / TENDRESSE DECHIRANTE

JULIETTE MOREAU / CASONI BLUES

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Hit Parade

Les frères White auraient très bien pu baptiser leur groupe Electric Soft Paradise, ou même Electric Soft Paradigm. Ils se sont contentés d’un Electric Soft Parade plus proche des Portes de la Perception. On retrouve d’ailleurs cette tendance à la modestie dans leurs propos :

— Pourquoi n’avez-vous pas explosé avec vos deux premiers albums ?

— Oh, c’est simple, ça ne nous intéressait pas.

Les frères White n’aiment pas le bullshit qui accompagne le succès médiatique. Comme Dan Penn, ils préfèrent rester dans l’ombre et composer des chansons parfaites. On trouve aussi cette tendance à préférer rester dans l’ombre chez Paddy McAloon. Souvenez-vous, voici bientôt vingt ans, The Electric Soft Parade rivalisait de verdeur mélodique avec les Boo Radleys de Martin Carr. Alors que le trio de tête de la première vague de grande pop anglaise comprenait les Beatles, les Kinks et les Zombies, le trio de tête de la dernière vague de cette même grande pop anglaise comprend les Boo Radleys, Mansun et The Electric Soft Parade.

Bon, les réputations c’est bien gentil, mais ce sont les disques et bien sûr les concerts qui tranchent. Comme par miracle, les frères White et leur Soft Parade faisaient halte dans un bar rouennais pour donner l’un de ces concerts sans prétention qui marquent les imaginations au fer rouge. Thomas White chante et joue sur une belle Tele à ouïe. Son frangin Alex chante aussi et joue de l’orgue. Ils sont accompagnés par Damo Waters aux drums et de Matthew Twaites à la basse. Ils s’embarquent comme on s’embarquait autrefois pour un long voyage, c’est-à-dire un set interminablement bon, une sorte de vaste panoramique de leur ‘carrière’. Leur pop haute en couleurs tient si bien la route qu’on s’étonne de voir le temps passer si vite avec autant de cuts. Et dès «Brother» tiré d’Idiots, on entre au Paradis d’Electric Soft Paradise. Thomas White chante tellement à l’unisson du saucisson qu’un parfum de magie se met à flotter dans l’air confiné de la petite cave. Ils enchaînent avec les miraculeux «Things I’ve Done» et «Bruxellisation» tirés du deuxième album, du grand cru qui met toutes les oreilles au diapason. Ces bright Brightoniens savent briller au firmament. Ils tirent aussi l’excellent «Lose Yr Frown» de la même cambuse, ce petit album à pochette blanche qui faillit passer inaperçu à sa parution en 2003. Ils vont encore tirer trois cuts de cet album fatidique, «The Wrongest Thing In Town», «Chaos» et «Existing». Par contre, ils ne tapent pas trop dans leur premier album, deux cuts, peut-être, des cuts de silence, «There’s A Silence» et «Silent To The Dark». N’oublions pas le plus important, celui qu’on attend au virage, l’effarant «Empty At The End» que chante Alex en se tortillant derrière son clavier. Pur moment de magie mélodique qui nous renvoie directement à ce qu’il peut exister de plus pur dans le monde de la pop, qu’il s’agisse du Brill Building, de John Lennon ou de Dan Penn. C’est la sainte beauté du dieu miséricordieux des pauvres pêcheurs pêchez pour nous sonnés au tocsin d’angelus d’un pot de Millet de la seule maille qui m’aille, dans cette lumière sourde des champs bernagores bernés et si gores, une façon de dire ‘tu ne t’en sortiras pas comme ça’, et pourtant si, Empty décolle et les dévots s’envolent à la suite dans la poussière d’étoiles. «Empty At The End» est à la pop anglaise ce qu’«Il Patinait Merveilleusement» du doux Verlaine est à la langue française : une perle noire scintillant dans un écrin rouge, une métaphore qui pourrait signifier l’abolition du temps.

On retrouve cette merveille fluorescente sur Holes In The Wall, un premier album paru en 2001. À la première écoute, Empty sonne comme un vieux ratafia de riffing pop, mais on voit monter une petite fièvre harmonique qui finit par devenir capiteuse, aussi capiteuse que le parfum d’une pute de luxe. La montée passe de l’état capiteux à celui d’inespéré. Les frères White développent là de fantastiques potentiels d’exactions exhaustives, ils ouvrent un nouveau chapitre de la science des profondeurs du ciel. Ces mecs tapent sans vergogne dans l’indicible véracité de la beauté du geste. On les voit aussi balancer par dessus les toits «There’s A Silence». Ils proposent un son d’une rare puissance, ils travaillent all over the rainbow, ils se veulent démultiplicateurs de grandeur, comme le sont à leur façon Mercury Rev et Mansun. C’est absolument terrifiant de qualité. On le sent d’ailleurs dès le «Start Again» d’ouverture de bal, ils se positionnent immédiatement comme des formalisateurs de grandeur, comme des popsters doués de pouvoirs chamaniques. Ils pratiquent l’art de la véhémence. L’autre chef-d’œuvre s’appelle «Sleep Alone». Ça sonne tout simplement comme un hit. Tout le monde connaît ce hit, car il passait à la radio. C’est encore une merveille invétérée, car chantée à l’ambigu du menton et jouée aux meilleures auspices. Ils proposent aussi un «This Given Line» sacrément incrémenté. Ils savent clouer une chouette sur la porte de la pop et lancer des cohortes des bons accords anglais à l’assaut du ciel. Ils savent s’envoler vers les cimes, c’est leur truc. Ils tapent là un nouveau hit exemplaire, bardé d’envergure, jeté en pâture à l’écho du temps qui comme Saturne dévore sa descendance. On les voit aussi amener «Biting The Soles Of My Feet» à la petite colère de bonne aventure. Les frères White maîtrisent l’art du gratté sévère et savent se montrer pertinents, mais ça ne décolle pas à tous les coups, n’exagérons pas. Ils terminent avec un «Red Balloon For Me» qui sonne comme un cut des Beatles. Exactement le même son. Comme par hasard, sur le pont des Arts.

Leur deuxième album s’appelle The American Adventure et c’est là que se nichent toutes ces énormités qu’on entend dans le set, à commencer par «Lose Yr Frown», shoot de heavy pop anglaise transpercé d’éclaircies de sunshine pop extravagantes. C’est encore une fois digne des Beatles, ne serait-ce que par l’excellence de la partance et la nonchalance des guitares qui chuintent. S’il fallait qualifier «Lights Out», on pourrait dire qu’il s’agit d’un stormer abouti de Djibouti, doté de la puissance effective de la pop. Les frères White maîtrisent l’art d’allumer les convoitises. Leur pop sature l’air. Ils chantent dans la couenne du cut. Ils nous sonnent bien les cloches avec «Things I’ve Done Before», encore un cut allègrement bon, balayé par des grands vents d’Ouest, des vagues de bottleneck et des burst-out de démesure catégorielle à la Boo Radleys. On a l’impression qu’ils se tamponnent le coquillard dans le morceau titre de l’album. D’ailleurs, on en vient à se demander à quoi ça rime de vouloir faire de la littérature dans le dos de ces deux mecs, ils le font très bien eux-mêmes - There must be the happy ending/ I believed would come - Et paf, ça bascule dans le chaos magique, ils travaillent la matière au Rev, avec des envolées subrepticimes et un étonnant mélange de compromis, un art dans lequel excellaient aussi les Boo Radleys.

Un troisième album intitulé No Need To Be Downhearted paraît en 2006. Il est nettement moins dense que les deux précédents. Il n’empêche qu’on va se goinfrer de «Come Back Inside», une belle pop de poursuite qui va au cœur du problème. Le cut se noie dans le son et personne ne pourra le sauver. Nouvelle tentative de hit avec un «Have You Ever Felt Like It’s Too Late» qui sonne comme un vieux coucou des Boo Radleys. Vraiment powerful. Ils savent monter des œufs en neige du Kilimandjaro. «Appropriate Feeling» pourrait sonner comme de la pop de soft power. On note encore une fois l’excellence de la prestance. Ils font même du Satie avec le morceau titre. Belle pureté d’intention. «Woken By A Kiss» sonne comme un superbe proliférateur de pop overwhelmed et ils retentent à nouveau le coup du hit avec un «Misunderstanding» claqué au clair de Tele anglaise. Assez outstanding mais pas définitif. En haut du mât, le matelot de vigie crie : «Pas de hit à l’horizon !»

Pas de hit non plus sur The Human Body EP chaudement recommandé par Damo Waters. On y trouve six cuts dont ce «Beating Heart» chargé de pop prévalente, fouetté par de fortes rafales de son, c’est surtout une pop mal coiffée, mal réveillée, d’humeur bougonne qui ne cherche pas à plaire. Ils chantent leur «Cold World» au coin du micro pop. Superbe allure que celle de cette pop se veut digne, coquette, montée en collet monté, oh so British, bien soutenue par ses arrières. Chaque cut affiche son identité. On passe complètement à autre chose avec «Stupid Mistake», pop taillée pour ravager les côtes, très tempestueuse, assez déterminée à lécher les plaies du Christ, cut éphraïque et héroïque à la fois. Ce ne sont que rafales de pop écrue jouées à l’insistance. On sent dans «Everybody Wants» un désir de pop océanique, donc indispensable. On goûte là au charme frelaté de la dérive paradoxale, un art que cultive déjà le Rev en Amérique. Ils tapent ensuite «Kick In The Teeth» aux nappes longitudinales. Les frères White savent se fâcher. C’est leur côté Boo Radleys. Les voici dans la Forêt Noire, avec pour background les méandres du fleuve et des lumières rasantes. Effroyable et wagnérien à la fois.

Si on veut s’offrir A Decade Of Awsome B-Sides & Rarities, c’est au mersh. Il s’agit d’une compile de démos et de morceaux enregistrés live. Idéal pour les admirateurs des White brothers. On y trouve notamment une belle version du «Kooks» de David Bowie. Ils tapent aussi un «I Took The Test» au mur du son. On est là en pleine Britpop de Cool Britania, ultra chargée de la barcasse, avec du solo de guitare en veux-tu en voilà. C’est tout simplement exceptionnel de prestige intercontinental. Comme on le voit avec «Stay Where You Are», ils adorent monter par dessus la pop. Ils jouent une pop qui nettoie les bronches, une pop qui transmute les ambiances. Les frères White sont en fait des white Christs of crust. Et voilà cette merveille absolutiste qu’est «Empty At The End». Elle grimpe très vite dans la moelle épinière. Il n’existe rien d’aussi demented are go. Ils font du driving wild, les flux montent droit au cerveau. On pourrait aussi taxer «Lily» d’absolute beginner. Un vrai rêve de pop. Ces mecs pulsent le Rev dans la pop anglaise. Ils montent leur big sound en neige. L’autre grosse reprise de cette compile est l’«Across The Universe» de John Lennon. Tout est bon là-dedans, pas grand chose à jeter. «Summer Slow Meander» éclate au grand jour, in the summertime, et «It’s Wasting Me Away» peut rendre fou de bonheur.

Paru en 2013, Idiots pourrait bien être leur meilleur album. Il s’y niche en effet quatre véritable coups de génie, des cuts de pop anglaise qui défient littéralement les dieux. Ça commence avec «Summertime In My Heart», une vrai pleurésie de dégoulinade pop, ultime dégaine d’entrejambe ventilée à l’hyper summertime. Extraordinaire ! Et ça continue avec «Brother You Must Walk Your Path Alone». On peut parler ici d’une vague beauté tranquille qui mute soudain en démesure apoplectique. Effarant, car éperdu de bonheur mélodique. Tout aussi exceptionnel d’élégance idiotique, voici le morceau titre. Les frères White claquent leur pop dans le move du Beatles groove d’antan. Ils déploient toute la puissance de l’axe métaphorique, ils démultiplient les alluvions d’allusions, les claqués de guitare sont à l’avenant, ça grimpe très haut, si haut, beaucoup plus haut qu’on ne l’imagine. Quatrième bombe sexuelle : «Welcome To The Weirdness», encore un cut drivé sévèrement dans l’excellence paradisiaque. Ces mecs ont tellement de génie à revendre qu’ils pourraient ouvrir une boutique. La pop n’a plus de secret pour les frères White. Ils sont les cordonniers les mieux chaussés, ils sont les enfants de la Parade du Paradis. «One Of These Days» flirte aussi avec ces réalités aphrodisiaques. Une aubaine pour le lapin blanc terré dans son terrier. On assiste une fois encore à une belle extension du domaine de la luge. Comme Pet Sounds, Idiots est un album qui se réécoute à la folie.

Signé : Cazengler, électric sot tout court

Electric Soft Parade. Le Trois Pièces. Rouen (76). 2 mai 2019

Electric Soft Parade. Holes In The Wall. DB Records 2001

Electric Soft Parade. The American Adventure. BMG UK 2003

Electric Soft Parade. No Need To Be Downhearted. Truck Records 2006

Electric Soft Parade. The Human Body EP. Truck Records 2006

Electric Soft Parade. A Decade Of Awsome B-Sides & Rarities. Not On Label 2011

Electric Soft Parade. Idiots. Helium Records 2013

 

Oh Daddy Oh - Part Two

Jusque là, on pouvait compter sur les Trois Petits Cochons pour nous faire rêver. On pouvait aussi compter sur les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, sur les Pieds Nickelés de Louis Forton et bien sûr les Rois Mages, Melchior, Gaspard et Balthazar, sur Jo Zette et Jocko, mais aussi sur Zig & Puce & Alfred le pingouin. Maintenant on peut aussi compter sur les Daddy Long Legs, un trio assez éberluant de blues-rock new-yorkais qui depuis quelques années s’est spécialisé dans le cassage de baraque à l’ancienne. Oh c’est un métier quasiment disparu, jadis inventé par Jerry Lee. Cette sale petite gouape de Jerry Lee découvrit en 1956 qu’en donnant des coups de talon sur le clavier d’un piano, on pouvait casser la baraque. Aussi simple que ça. Pas besoin d’aller se fatiguer la cervelle à vouloir fabriquer un cocktail Molotov. Gueuler dans un micro et donner des coups de pieds, ça suffit largement. C’est même beaucoup plus efficace.

Alors ces trois branleurs new-yorkais ont décidé de perpétuer cette bonne vieille tradition apostolique. They keep it simple, comme dirait Sam Phillips, pas besoin d’aller réinventer le fil à couper le beurre. Une guitare, deux toms et une gosse caisse, ça suffit. Et bahm ! En plus ils jouent dans une cave, décors idéal pour leur primitivisme exacerbé. Ils sortent un son qui sent bon les early Pretty Things, Wolf et John Lee Hooker, ils visent le maximum des possibilités du drive, ils puent l’authenticité à dix kilomètres à la ronde, ils sont tellement dans le vrai qu’ils pourraient vous donner le vertige, ils shakent leur shook avec l’opiniâtreté dévoyée d’un orchestre de bastringue nègre payé à coups de lance-pierre par un redneck ségrégationniste. Quand on descend à la cave voir jouer les Daddy Long Legs, ce n’est pas vraiment pour entendre des chansons délicates. On y va surtout pour se goinfrer de son et d’ambiance. C’est le côté américain du rock, ces mecs sont là pour chauffer une salle, pas pour chanter de jolies mélodies. Ça tombe bien, le chanteur Brian Hurd ramène avec sa fraise des faux airs de Jerry Lee : petite crinière blonde, cravate Western sur chemise blanche et veston noir, il semble sortir tout droit d’un club mal famé de Ferriday, baby. En plus, ce mec bouffe de l’harmo comme un Paul Butterfield sous amphètes, il arrange bien la gueule du shuffle des Appalaches et s’amuse à foncer comme un train fou à travers les vastes plaines d’un Montana qui ne doit rien à Montagné. Quand en milieu de set il récupère l’acou électrifiée de son compère Johnny Thunders, il se met à kentucker ses poux à l’onglet de picking névropathe, ah il faut avoir vu ça une fois dans sa vie, si on ne veut pas mourir idiot. Il claque ses chords à la claquemure de Cold River et hurle comme cet éclaireur du Septième de Cavalerie que les Apaches ont ligoté sur un lit de braises pour le voir rôtir à feu doux. Il hurle tellement que le train fou prend encore plus de vitesse. Le vent nous avale. On a l’impression de foncer avec eux vers le néant, ce bon vieux néant qui de toute façon nous attend à la sortie du virage. Alors fonçons dignement vers le néant.

Mais non, son compère ne s’appelle pas Johnny Thunders, pourtant ça le fait bien rigoler quand on l’appelle comme ça, parce que figurez-vous qu’il en a l’allure et la coiffure. Wow, ce mec est une pure déclinaison du grand et même très grand Johnny Thunders. En réalité, il s’appelle Murat Aktürk et fourbit tout le riffing et tout le bottlenecking. Il est d’une redoutable efficacité. Et puisqu’on patauge dans les analogies, voilà Jerry Nolan étalé par dessus ses fûts. Eh oui, avec ses lunettes noires et sa coupe de cheveux, Josh Styles est une parfaite resucée du Nolan de l’époque New York Dolls. Tout ça nous donne un sacré mélange, et ce n’est pas fini, car voilà qu’ils tapent dans le saint des saints avec des reprises cataclysmiques, à commencer par l’admirable «High Flying Baby» des Groovies et un peu plus tard «Fire & Brimstone» de Link Wray, histoire de nous rappeler au passage qu’en plus de leurs bonnes dégaines, ils disposent aussi d’une belle collection de disques. Autre gage de respectabilité : leurs trois premiers albums sont sortis sur Norton, qui était du temps de Billy Miller l’un des labels les plus puristes qui ait jamais existé sur cette fucking planète. Billy Miller utilisait un portrait d’Esquerita pour décliner l’identité graphique de son label. Ça veut dire ce que ça veut dire. Mais Billy est mort et les Daddy Long Legs sont passés chez Yep Roc qui en tant que label n’a de leçons à recevoir de personne.

Sur scène, ils jouent quasiment tous les cuts de leur nouvel album, Lowdown Ways, à commencer par «Theme From Daddy Long Legs», un air de Western qui transforme aussitôt la cave en saloon. Cut idéal pour planter un décors. Alors, attention, c’est un excellent album classique, qu’on peut écouter à l’apéro en sifflant une «Pink Lemonade» et en beuglant de grands waouh waouh ! Les voilà sur le sentier de la guerre avec leurs waouh waouh, Josh Styles bat le beat tribal, et ce «Pink Lemonade» est tellement bardé de joie et de bonne humeur qu’il vous consolera d’avoir raté ce concert. Avec «Bad Neighbourhood», ils tapent carrément dans l’archétype de l’apanage définitif du boogie down, ils jouent leur rumble à la finesse caractérielle et ramènent dans leur limon tout l’historique gluant du Delta. C’est très spectaculaire. Les Daddy Long Legs ont cette faculté de savoir proposer une musique extrêmement imagée. Tiens, un peu comme Scott Walker, mais dans un autre genre. On parle ici d’une forme de perfection classique dans la musicalité des choses et bien sûr, il n’existe rien de tel qu’une musique bien foutue pour susciter des images. Dans le boogie des noirs, on trouve souvent ces renvois au bayou, à l’enfer des marécages et aux cabanes. Les Daddy Long Legs n’ont pas le bonheur d’être noirs, mais ils savent capter l’essentiel de ce qui fait l’originalité et la profondeur du boogie et ont assez de talent pour réussir à l’exprimer à leur façon. S’il fallait dessiner des parallèles, on pourrait aller chercher le nom de Loose Gravel et dans une moindre mesure, celui de Captain Beefheart, le baryton en moins. Mais l’inspiration est là. Ainsi que l’indicible plaisir de restituer. Et ce n’est pas non plus un hasard Bathazar si ces trois kids cultivent un look Dollsy et s’amusent à sonner comme les Groovies. Un lien spirituel existe entre tous les noms cités dans cette foire à la saucisse. On retrouve à la base une même admiration des blancs pour les grands artistes noirs de la préhistoire du rock, à commencer par John Lee Hooker. «Mornin’ Noon & Nite» est du pur Hooky Hook, c’est marqué dessus comme sur le Port-Salut, ils emmènent ça au vieux boogie d’harmo, épais et bien tapé du pied, tu peux y aller, c’est du 100% pur jus, c’est tapé à l’unisson du saucisson sec, tous les ingrédients du commun des mortels sont là. Les Daddy Long Legs n’oublient rien, ils pensent à tout, leur truc c’est le global de globos. Les universitaires appelleraient ça l’universalisme. Ce boogie là parle à tout le monde, il ferait même danser un car de CRS. Il ferait aussi danser le dernier des beaufs, et même le lion de Griffith Park que dessinait Don Van Vliet quand il était petit. Tiens, puisqu’on parlait de cabane, voilà le bien nommé «Ding Dong Dang», une espèce de clin d’œil au Wang Dang Doodle de l’immense Big Dix, un Dong Dang bien sourd de cabane ultra-branlante, celle qui va te tomber sur la gueule au premier coup de vent, mais au point où tu en es, tu n’en as plus rien à secouer, il faut voir ces branleurs bosser leur branlant, ils ressortent tous les vieux plans des Immortal County Killers et de Big Foot Chester. Le souffle du boogie ravage à nouveau l’Amérique - L’Amérique, l’Amérique, je veux l’avoir et je l’aurai ! - Ils frisent le Creedence avec l’excellent «Winners Circle». D’autres diront qu’ils sonnent comme les Groovies, à cause de petites claquées d’accords subtils à la Cyril Jordan. Ils tartinent leur chant sur une belle cavalcade américaine et on note une fois encore l’incroyable prescience de leur présence dans l’outrance de la démence. Tant qu’on y est, voilà encore un cut digne d’emporter tous les suffrages : «Be Gone». Eh oui, les Daddy Oh le montent sur un beat extrêmement rebondi et le relancent dans les affres des arcanes. Ils éruptent en permanence, avec une énergie presque sauvage, comme s’ils jouaient autour du bivouac d’une mine de cuivre, quelque part dans le Minnesota, en 1851. Alors qu’au loin hurlent les coyotes, on les voit danser leur carmagnole tous les trois. Ils ont le pathos du boogie primitif chevillé au corps.

Signé : Cazengler, Daddy longue laisse (ouaf ouaf)

Daddy Long Legs. Le Trois Pièces. Rouen (76). 21 mai 2019

Daddy Long Legs. Lowdown Ways. Yep Roc Records 2019

 

19 / 05 / 2019MONTREUIL

LA COMEDIA

LES PUNAISES / LES MOONSHINERS

MASSEY FERGUSON MEMORIAL

CAUSA NOSTRA

Beaucoup de monde ce soir à la Comedia, soirée un peu spéciale en hommage à Kémar disparu depuis un an. Dommage qu'il n'y ait pas eu quelques mots prononcés à son égard. Ne serait-ce que pour ceux qui ne le connaissaient pas...

LES PUNAISES

N'étaient pas prévues au programme mais se sont invitées, pas dans notre lit comme il paraît qu'elles prolifèrent sur Paris, mais sur scène. Vous rassure tout de suite, ne sont pas ces affreuses bestioles qui pullulent dans les romans russes du dix-neuvième siècle, mais quatre accortes gentes reines au sourire malicieux qui se contenteront de trois chansons. Sœur Carine est à la basse et au chant, ne craignez rien, son visage mutin prouve qu'elle n'est pas douée en bondieuserie, le premier morceau davantage parlé que chanté nous conte une de ces histoires d'amour incertaines, mi-figue-mi-raisin, qui nous rappellent la relativité humaine de l'absolu, pas de quoi en faire un drame, d'autant plus que l'accompagnement sixties accentue le dérisoire de la situation. Dr Marieke administre sa potion à la batterie, à ses côtés La Gaëlle est toute blondeur de goélette sous le vent de sa guitare, Carole Dirty Chauvin, cheveux courts tient aussi le rôle de guitariste. Autant que l'on puisse en juger en trois titres, l'ensemble oscille entre chanson réaliste festive et guitares claires début années soixante. L'on aurait bien aimé découvrir davantage, mais non, se sont éclipsées sous les applaudissements en toute simplicité. A moins que ce ne soit rouerie féminine éhontée car il est bien connu que l'absence attise l'imagination et l'envie.

LES MOONSHINERS

J'ai bien compris qu'il y avait du rockabilly dans l'air puisque en tout début de la soirée Lulu des Megatons est venu me serrer la pogne, non il ne s'est pas converti au punk, l'est un mordu du son fifty et du début des sixties, l'est venu dépanner les Moonshiners en manque de batteur pour la soirée. Les bouilleurs de cru savaient qu'ils ne faisaient pas mauvaise pioche. Quel savoir faire le Lulu, l'est l'as du balai, je ne connais personne d'autre qui assure aussi nettement le feutrage du son avec la netteté de la frappe, deux dans un, l'adoucisseur et le détergent, vous voulez de la sourdine en voilà de quoi boucher le port de Marseille, vous désirez du rythme en voici, de l'incassable, de l'indétachable, vous suit comme votre ombre, vous poursuivrait jusqu'au bout du monde, de l'enfer et du paradis s'il le fallait. Aussi bizarre que cela le paraisse, l'on dirait que Lulu l'a son idée à lui de la section rythmique, n'essaie pas d'entrer en diapason avec l'orchestre, mais il se colle à la voix du chanteur, il en épouse toutes les inflexions, il en devance toutes les accélérations, il en souligne toutes les interruptions. Du grand art.

Lulu a su capter le style et l'esprit du combo. Les Moonshiners ne sont pas des adeptes des éclairs et des éclats électriques. Ne forcent pas le son, ne sont pas des partisans de la rutilance, ce qui compte pour eux, c'est le beat originel, dont l'expression se doit de circonscrire l'écrin rythmique dévolu à l'exercice du vocal. Une souple retenue élastique à laquelle se plient la contrebasse d'Alexandre Romera et de la guitare de Mickaël Corbran. Toux deux jouent à l'humilité, pas une note plus haute que l'autre, mais que de velours abîmal dans les profondeurs, de netteté dans le tempo ! Atteignent à un dépouillement, à une rusticité fondamentale.

Autre surprise, sur l'intro de Georgia Buck d'Earl Scruggs, un gars issu des spectateurs s'en vient rôder auprès d'un micro adjacent, faut quelques secondes pour comprendre qu'il s'agit du chanteur, l'ennemi des effets théâtraux, les mains croisées à l'intérieur du devant de sa salopette, aussi tranquille que s'il attendait patiemment au comptoir que la serveuse lui adresse la parole, et sans préavis il se met à chanter avec le même naturel avec lequel vous commandez un sandwich jambon-fromage avec beurre et cornichons au vinaigre de Modène, et alors là, c'est l'extase, un vocal d'eau de source, un pur cristal, pas besoin d'effets, seulement quelques intonations posées d'instinct aux segmentations idéales, nous sommes aux racines appalachiennes de notre musique. S'agit de Thierry Cokrane Pelletier dont nous avons déjà chroniqué le livre Les Rois du Rock aux éditions Libertalia.

Mais ce n'est pas tout. Un groupe à tiroirs multiples. Et dans chaque casier une merveille. Les Moonshiners ne distillent pas uniquement du bluegrass des vieux tonneaux, ne tapent pas uniquement dans le earlier rock'n'roll, sont avant tout des amateurs de musique populaire. N'oubliez pas que selon la distinction entre tradition savante et populaire, la proximité est plus grande qu'on ne le croit généralement. Pensez à la science prosodique d'un François Villon et la verdeur du monde de mauvais garçons qu'il évoque. C'est à cette rivière profonde que puisent les Moonshiners, chantent aussi bien en français qu'en anglais, pour notre idiome le plus souvent c'est Mickael Corbran qui s'y colle, évoque l'univers des blousons noirs, des voyous, de ce peuple de l'ombre surgi des terrains vagues, des taudis de Paris city et de banlieue blème, cette renaissance des anciens Apaches du début du siècle dernier.

Le set des Moonshiners fut un instant de grâce, hors du temps, un ressourcement à la veine la plus pure de la création populaire. Une prestation sans défaut. Extension méta-culturelle du domaine de la lutte rockabillyenne. Le moment le plus authentique de la soirée.

MASSEY FERGUSON MEMORIAL

Pour avoir eu une maman qui a passé trente années de sa vie à vendre des tracteurs Massey Ferguson, au centre de l'Ariège bucolique, j'étais curieux de ce groupe mémorial. M'attendais à du garage bruiteux à fond les gamelles. Point du tout. Sont des adeptes du country. Mais déjanté. A première vue ils font dans le campagnard, ils ont un batteur, Freddy Wangs qui joue debout devant caisse claire et charleston. Et une chanteuse. Si dans votre esprit vous visualisez Dolly Parton, c'est que vous faites fausse route, vous êtes embourbés dans les clichés. L'a bien un chapeau de cowboy sur la tête et une robe à carreaux – style nappe de restaurant – l'est toute mince, ce genre de fille que dans le Sud on appelle des sécaïres, des bouts de femmes insupportables qui jouent à chamboule tout avec votre existence, que tout le monde redoute, les esprits chagrins parce qu'elles empêchent les vaches de vêler, les épouses parce qu'elles tarabustent les mâles, et les garçons sont atteints de la danse de Saint-Guy dés qu'ils aperçoivent le bout de leur jupon, personne ne les aime mais tout le monde les adore, car partout où elles passent la morosité trépasse. Bref Corinne Massey tressaute sur place, pogote devant son micro à la manière d'un pois sauteur atteint de délirium tremens et vous débite d'une voix perçante un country chaud de braise à toute vitesse. Souvent Chris Ferguson intervient à grands coups d'harmonica qu'il plante comme des clous dans une barrière de bois. Sam ( ne s'appelle pas Harris, les initiés comprendront ) s'occupe de la basse comme d'une botteleuse. A eux quatre, fomentent une pétaudière explosive, country festif à l'arrache, qui démantibule et atomise le public en joie qui leur fait un triomphe.

CAUSA NOSTRA

Ah ! Le rock quand il est bien fait quelle merveille ! Sous n'importe quelle de ses déclinaisons. L'on a à chaque fois l'impression d'une révélation. Causa Nostra se revendique Punk et Oï, Punk y Skin comme le précise leur premier morceau. Avant tout un son, qui vous arrive dessus tel une flèche qui se fiche au plus profond de votre moelle épinière, pas étonnant si Sandro arbore un magnifique portrait de Géronimo sur son t-shirt, l'Apache indomptable – ses Mémoires sont à lire en nos temps de détresse - le rock'n'roll conçu comme un acte de résistance, remporte toute mes faveurs, cette vision me semble correspondre à ce qu'il y a au plus profond de sa nécessité existentielle. Les belles idées sont une chose, reste à les mettre en pratique, à les rendre signifiantes. Et en cela Causa Nostra y réussit parfaitement.

Une section rythmique de feu. Tapou sait où taper, vite et fort, sans arrêt, ignore tout du binaire simplet, l'est pour la multiplication des pains, à chaque coup une paroi de schiste se détache de la montagne et met en branle une série de causes à effets multiples, dévastatrice. Le plus fabuleux c'est qu'il n'est pas seul dans son coin à s'escrimer en vain, le reste de la bande se lance dans son sillage d'ardoises noires et tranchantes, certes il arrache tout sous son avalanche mais il est impensable que le vide sonore se reforme après son passage – pensez à la nécessité tactique pour les phalanges d'Alexandre à Gaugamèles de recoller les colonnes qui s'étaient écartées pour laisser passer les chars à faux de Darius et continuer leur marche en avant – alors Ioio BMG à la basse et Yoan et Andres aux guitares se hâtent de calfeutrer le moindre interstice à la la manière des longues sarisses macédoniennes que l'on croisait pour mieux les enfoncer dans les poitrails des chevaux afin d'arrêter les charges de la cavalerie adverse – ainsi se présente Causa Nostra, une musique sans faille, impénétrable, soudée comme les doigts de la main refermée en poing d'attaque et de défense.

Ne vous laissent pas une seconde de répit, sans cesse quelque chose qui surgit à découvrir, un bourdonnement de basse qui se transforme en rugissement, une guitare qui cisaille pendant que l'autre poinçonne. Avec Causa Nostra, c'est simple où vous montez dans le train en marche ou vous laissez passer en vous réfugiant piteusement dans les pissotières de la gare. A chacun son royaume ! En tout cas ce soir, si l'on en juge d'après le tumulte tout autour de la scène, il y a un sacré monde qui hurle de joie et son contentement et qui s'est déjà agglutiné sur le marche-pied pour un aller rock'n'roll sans retour. Pas besoin de manipuler un sondage d'opinion pour en être convaincu.

C'est dans cette fournaise kaotique que Sandro au micro éructe ses titres. Crevardog, Enculoï, Hooligan Vegan, certes l'on n'entend pas toujours distinctement les paroles mais nul besoin d'une explication de texte universitaire et blablateuse pour en comprendre le sens, quant à l'esprit de colère, de hargne et de révolte qui les anime Sandro la partage avec vous sans peine. Sait aussi se servir des torsions de son corps pour exprimer l'insatisfaction intergénérationnelle générale qui cimente l'assistance dans laquelle l'on retrouve des gens de toute horizon du rock'n'roll.

Causa Nostra se sont formés en 2017, mais il a déjà acquis un satané savoir-faire, un groupe à suivre de près.

Damie Chad.

 

27 / 05 / 2019 - MONTREUIL

LA COMEDIA

JUSTWÄR

 

Une adjonction de dernière minute au programme prévisionnel. Les groupes en tournée à la recherche d'une soudure entre deux dates se refilent l'adresse, l'internationale punk connaît les bonnes crèches, JustWär est en croisière en Europe, et vient de l'Est, de Tchéquie. Capitale Prague. La ville du Golem. Pour le moment tout est calme, peu de monde, Traktor s'est emparée d'une guitare acoustique et passe les accords en douceur... Tout à l'heure ce sera une autre paire de manches, mais n'anticipons pas, faut encore installer le matos. Les tchèques au boulot, ça ne plaisante pas, quand ils s'y mettent ce n'est pas à moitié, vous sortent de leur transit des amplis aussi lourds que des camion-bennes et vous les transportent comme des boites d'allumettes, six grands gaillards opératifs, vous hissent la grande toile noire de leur logo comme les navires pirates le Jolly Roger au moment de l'abordage, pendant que du côté merchandising les différents sweats sont enfilés sur des cintres de présentation avec un soin minutieux digne d'une boutique de mode. Z'ont aussi une caisse pleine de 45 tours de formations diverses pratiquement toutes inconnues et deux 33 album vinyl de leur propre production en exposition. Le monde arrive petit à petit, pas la grande foule, mais l'happy few des connaisseurs et des chanceux qui ont reçu l'information à temps.

JUSTWÄR

Quatre sur scène. Mark Splinter se plante devant le micro et tout de suite c'est l'extase. La fougue, la rage, et la jeunesse. Derrière lui, je vous l'assure, ça ne chôme pas dans les chaumes agrestes, mais il est là, anneaux de corsaire à ses lobes, bas du crâne rasé surmonté d'un écrasement de touffe de cheveux noirs comme la lèpre de la colère, ne touche même pas le micro, l'est comme un enfant, les poings près du corps qui s'obstine à refuser la laideur du monde des adultes, et qui fait part de son refus de plier à des exigences qui n'émaneraient pas de lui seul. Il rauque et il rocke, il énonce des paroles de feu et d'incendie, on ne les comprend pas, mais elles brûlent quand même.

Miki, blond comme les blés, est à la basse. Toutes les trente secondes il lance un regard vers Traktor qui refermé sur lui-même n'en fait pas cas. Du moins semble-t-il, mais au merveilleuses broderies qu'ils tissent de conserve ils doivent communiquer par des ondes qui nous sommes inaccessibles. D'abord les mains de Traktor, un véritable traquenard de violence rentrée, la gauche saisit dans sa grosse poigne le manche vous l'enserre si fort qu'il disparaît pratiquement – c'est ainsi que l'enfançon Hérakles dans son berceau a dû broyer les cous des deux serpents que la furie Héra avait envoyés pour se débarrasser de ce bâtard sorti du ventre d'une rivale – Traktor serre et c'est tout, le poing fermé se déplace de temps en temps mais il ne se soucie guère de chaque corde en particulier. A droite c'est encore plus pharamineusement terrible. Il joue au plus près, du bout des doigts, les phalanges repliées broutent littéralement les cordes avec cette ténacité méthodique d'un troupeau de chèvres absorbé à éradiquer les promesses des bourgeons des branches basses et hautes des fruitiers du verger paradisiaque interdit. Certes, depuis son corps massif et de sa longue chevelure barbare, il assure le continuum tonitruant de l'onde sonore comme un guitariste normal, mais c'est surtout ce que le commun des gratteux ne savent pas faire qui nous assaille, vous percevez de temps en temps, au milieu du fracas, des séries de notes d'autant plus menaçantes que d'une clarté absolue, elles se faufilent, à la manière de la nageoire dorsale d'une bête marine, issue des profondeurs abyssales, dont vous pressentez la destructive monstruosité à la rapidité fuyante de cette crête cartilagineuse hérissé de piquants antédiluviens. Le Kraken aurait-il lâché ses chiens de mer ouraganiques ?

Méfiez-vous des apparences, Miki est le champion des entortillements de lignes de basse. Un pervers, le gars qui vous lance douze harpons dans le corps de Moby Dick en prenant bien soin d'entremêler les câbles et les filins d'acier, juste pour le plaisir au dernier moment - alors que le monstre s'apprête à plonger et à entraîner la baleinière au plus profond des fosses océanes – de sortir sa scie à métaux et de quelques incroyables coups incisifs vous trancher l'écheveau qu'il vient de tresser. L'est ainsi Miki, l'est comme l'aigle à deux têtes qui regarde du côté ou le soleil se lève et du côté où l'astre solaire se couche, après avoir passé les trois-quarts du set à chercher le regard de Traktor, il tournera son visage à l'exact opposé, Janus à double figure qui porte les yeux au plus lointain du passé et du futur, sa manière à lui d'assurer la présence de la fureur chaotique du combo dans l'opération de la coïncidence tectonique des contraires.

N'oublions surtout pas Safa, voudrait-on qu'on n'y parviendrait pas. Sait se faire entendre bellement. L'a le drummin' intempestif, bouscule son monde. Vous drosse salement sur les rochers du naufrage à tout instant. Vous n'y échappez pas, vous colle sur les murailles de votre inaptitudes à être entièrement ce que vous aimeriez être. Etrangement cela vous donne le courage énergétique de vivre. L'a la frappe-faucon qui monte haut vers le haut zénithal du ciel et se laisse soudainement tomber, une pierre éruptive crachée par la bouche éruptive d'un volcan en feu, qui s'abat et casse les reins d'un rongeur qui n'a rien vu venir. La mort est aussi un triomphe. Safa, le plus beau ce sont ses brisures définitives. Alors qu'il mène un train d'enfer, brusquement il accélère et dans le même moment il arrête tout. Le combo réduit au silence, votre cœur idem, et peut-être même le monde entier tout autour. Emporté par la force cinétique de cet arrêt immédiat, Safa se dresse debout, immobile et pantelant, la baguette en avant, maestro du désastre, flèche fichée au cœur de la cible. De notre existence.

Quarante minutes de fureur. Quarante minutes de bonheur.

Damie Chad.

THE LAST GOODBYE

JUSTWÄR

( EP / Février 2017 )

 

Bass : Mitri Climax / Drum : Marwin / Guitar : Traktor / Vocal : Splinter

 

All Guns Afire : un serpent de guitares qui se redresse, et la voix qui avertit, la batterie s'emballe et c'est parti pour l'éructation suprême zébrée d'éclairs rageurs de basse, l'avertissement de tous les dangers, la guitare crie comme une bête que l'on écartèle vivante dans un abattoir, les cris de dénonciation de l'urgence de la situation n'y feront rien, il est déjà trop tard. Protest Sonnet : lamento d'Hamlet, tiré tout droit de Shakespeare, sur la nécessité de survivre – il faut nous y habituer, à l'Est de l'Europe la poésie a encore sa place dans les consciences – la rage et le désespoir de vivre et de mourir. Rythme haletant, si vous vous attendiez à un lamento funèbre style Comédie Française, vous serez déçu. La voix griffe comme des ongles qui attaquent de l'intérieur le cercueil de la vie dans laquelle vous êtes enfermé. Un morceau court qui excède à peine les deux minutes trente, l'on se prend à rêver d'une véritable radio-rock qui tartinerait cette merveille dans ses programmes, hit potentiel, il est dommage que cela reste confidentiel, et puis ce solo de guitare, si bref, mais qui produit tant de jouissance. Cards and Dice : de l'envoyé concentré, voix et musique collées l'une à l'autre, à toute vitesse, le jeu est dangereux, ce n'est ni un passe-temps ni un vice, simplement le jeu de la vie et de la mort, ce qui change tout, si vous n'avez pas les bonnes cartes en main, les atouts-maîtres dans votre manche, vous êtes foutu jusqu'au trou du cul. Voix comminatoire, écroulements de guitares, base-ball de batterie, les dés sont pipés et les cartes biseautées, le hasard ne sera jamais de votre côté. Ou alors pas du bon. Instrumentation définitive. Civilization's Agony : pas besoin de vous faire un dessin pour les paroles, dites-vous que Splinter ne vous les susurre pas dans le creux de l'oreille, vous massacre les tympans au marteau-piqueur, les guys derrière carburent à mort, concassage de batterie, fusillades de guitares, si vous ne comprenez pas, si vous n'êtes pas réceptif, si votre intellect est sourd, l'est sûr que vous méritez de finir.

Un quarante-cinq tours qui déchire. Décidément JustWär est aussi bon sur disque que sur scène.

Damie Chad.

 

 

SECTE 2

TENDRESSE DECHIRANTE

 

J'avais beaucoup aimé Fictionaboutfiction, tout naturellement j'ai embrayé sur le nouveau projet de Diane Aberdam et Emilien Prost, Tendresse Déchirante mais qui jusques à lors se résumait au seul clip de Sérénade Américaine – chroniqué in KR'TNT ! 412 du 28 / 03 / 2019 – voici donc le deuxième opus du groupe que vous retrouverez sur leur FB : Tendresse Déchirante. Rien à voir avec le premier si ce n'est l'appartement bobo qui sert de décor. Encore que.

A voir. A entendre. Une musique obsédante qui tourne en boucles répétitives, entrecoupés de séquences sonores minimalistes, des espèces de chœurs lointains et pratiquement tibétains, et le murmure macéré et gloutonné d'Emilien Prost qui mène la ronde rituellique. Si vous regardez vite, sans trop d'attention, happé par la juxtaposition des images vous pensez à un collage surréaliste délirant d'autant plus fascinant que mouvant à l'instar des sables meurtriers.

Encore que. Le rapport avec Sérénade Américaine est des plus évidents. La même histoire mais déclinée autrement. Celle du couple primordial. L'opération alchimique la plus délicate. Qui se déploie en deux temps – fusion et séparation. Jonction et arrachement. Le ballet des araignées copulatoires. C'est toujours l'amante religieuse qui tue le mâle. Encore que. Elle se doit d'abord de subir l'attrait irrésistible, de se livrer à la parade nuptiale de la tentation du boy, qui joue au beau ténébreux, à l'acteur impassible du mystère, il est le maître, il est le gourou, revêtu de sa chasuble blanche, l'essaie d'instiller du sacré dans l'acte procréatif, cela s'appelle une manipulation mentale qui n'a d'autre but qu'une introspection charnelle. L'est prêt d'arriver à ses fins, mais à l'ultime moment la bête que l'on entend de temps en temps glapir en lui, se libère totalement, brise ses chaînes et aboie furieusement tel un roquet affamé qui ne peut se retenir le cri du désir, en sa tête déjà assouvi, devant un morceau de viande posée dans sa gamelle... l'est prêt de satisfaire sa faim, en fait l'incantation se résout en hurlement et le sorcier belluaire brise l'enchantement, l'est plus prêt de sa fin qu'il ne le croyait. Coup de gong final. La victime faussement innocente – n'a t-elle pas eu ce qu'elle désirait, la reddition totale de l'autre - s'enfuit. Encore que. Un dernier plan vertigineusement raccourci laisse entendre que.

Ça s'écoute. Ça se regarde. Ça se réfléchit. Bibelot à facettes multiples. Artefact sexuel. Semence trouble. Jetée dans votre esprit.

Damie Chad.

 

AMOURS ENFERMEES

JULIETTE MOREAU

M'étonnerait que vous puissiez le retrouver. Pas d'adresse, pas de raison sociale de maison d'édition, pas de date, une signature aux trop nombreux homonymes pour être identifiée, et puis pas grand chose, quatre feuilles de papier A4 pliées en deux, par aucune agrafe retenues, en guise de couverture ( recto et verso ) un lambeau de la Carte de Tendre que tous les amateurs de Madeleine de Scudéry connaissent bien... Moi-même je suis bien embêté pour savoir où j'ai récupéré ce modeste fascicule, ai été le premier surpris d'y tomber dessus en essayant – tentative vainement avortée – de ranger mon bureau.

Avertissement aux kr'tntreaders, le texte n'a rien à voir avec le rock'n'roll, le mot n'est même pas mentionné, z'oui mais le texte est foutrement et follement rock'n'roll. Deux adverbes qui ne sont pas choisis au hasard. La rédactrice aura passé quatre cent cinquante jours au Service Hospitalier Universitaire. A Sainte-Anne pour ceux qui veulent tout savoir. La nef des fous échouée en terre.

Une étudiante, une intellectuelle, et mieux une cérébrale, tout se passe dans la tête, et dans le désir, à tout moment affleurent la chair et la beauté de l'autre, jeu de séduction avec les professeurs et les médecins, le sexe, comme le témoin phantasmé et fascinatoire que l'on passe de l'une aux autres, et la contre-preuve d'un manque de confiance en soi, peut-être. Une descente en soi-même, en les mots de la littérature qui deviennent miroir de son propre double, une espèce d'auto-pénétration intellectuelle, une longue descente au fond de soi, au fond de l'esprit et du sang charnel. Chausse-trappe de la folie. Une saison en enfer. L'on n'en sort pas indemne. Surtout le lecteur. Au résultat un magnifique poème en prose. L'on imagine la musique brisée qu'un groupe de rock pourrait poser dessous. Pas dessus, car l'on n'enferme pas les mots qui trouent les murs. De la conscience.

Damie Chad.

 

CASONI BLUES

 

Juste quelques mots encore une fois pour signaler la triste évidence que tout a une fin, même les bonnes choses. Voici plusieurs années que j'achète Rock'n'Folk pour un seul motif. La lecture de Beano Blues de Christian Casoni. Une seule page, mais à chaque fois la meilleure de tous les articles. Une histoire du blues du début, dans le désordre, je sais ce n'est pas la fin des haricots non plus, z'allez me dire que vous connaissez, que vous avez déjà un demi-quintal de books qui raconte le truc avec tous les détails. Z'oui, mais chez Casoni vous avez le gramme de plus, celui qui fait toute la différence, un peu comme quand vous pesez un moribond deux fois, une fois avant, une fois juste après qu'il a poussé sa pipe sur l'autre rive, afin de vous renseigner sur le poids de l'âme humaine, pas grand-chose, ne dépasse pas celui d'une plume, or justement c'est cette plume que vous trouvez chez Casoni, aussi voyante qu'une peinture de guerre sur la robe d'un appaloosa, bref Christian Casoni, il a le style, celui qui n'appartient qu'à lui, aussi facile à reconnaître qu'une intonation de B.B. King ou un riff d'Hubert Sumlin. N'y a plus qu'à espérer que cette quarantaine de chroniques soient réunies dans un bouquin, les gamins pourront y apprendre à lire et à écrire. Magie des mots qui recréent une époque, des certitudes existentielles de désirs humains, repèrent les failles, les manques, et traduisent le rêve intérieur de celui qui les rassemble. Cette galerie de portraits, eaux-fortes au vitriol émouvant, se termine par un superbe pied de nez, après tous les loups noirs des hordes faméliques du Delta, voici le mouton blanc de par chez nous, qui ma fois bêle et bleuse de bien belle façon : Benoît Blue Boy.

Un grand merci à Christian Casoni.

Damie Chad.