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02/09/2020

KR'TNT ! 474 : WALTER LURE / KRIS NEEDS / MAMMOUTH KING BLUES BAND / RAPHAËL IMBERT / CARL PERKINS

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 474

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

03 / 09 / 20

WALTER LURE / KRIS NEEDS

MAMMOUTH KING BLUES BAND

RAPHAËL IMBERT / CARL PERKINS

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Lure a de l’allure

 

Dans Classic Rock, Rob Hugues attaque son Walter Lure en évoquant l’arrivée des Heartbreakers à Heathrow, le premier décembre 1976. La veille, les Pistols avaient insulté Bill Grundy devant les caméras de télévision et déclenché l’un de ces scandales dont raffole la presse anglaise. Walter raconte que dans la limo venue les cueillir à l’aéroport, McLaren paniquait. Les Heartbreakers venaient d’atterrir dans l’œil du typhon. Ils arrivaient de New York, invités par McLaren à participer à l’Anarchy Tour, en compagnie des Damned, des Clash et des Pistols.

On connaît la suite de l’histoire par cœur : les Heartbreakers décident de rester à Londres, Leee Black Childers leur trouve un flat à Pimlico et un contrat chez Track, Speedy Keen produit l’album LAMF, le son ne plaît pas aux Heartbreakers qui pendant des mois essayent de le remixer, Track perd patience et sort l’album avec le mix d’origine, et le groupe se désintègre quand Jerry Nolan le quitte. Fin de l’épisode Heartbreakers.

Pourquoi ce groupe est-il devenu si légendaire ? La réponse est simple : ils ramenaient dans la vague punk ce qu’on appelle le Soul of rock’n’roll. Ils ne se sentaient pas concernés par le nihilisme ambiant, ils proposaient un cocktail tout simplement explosif de looks et de hooks - The Heartbreakers cut their own groove in an age where predictable non-conformity became the new orthodoxy (Ils proposaient leur propre mouture à une époque où le non-conformisme devenait la nouvelle orthodoxie) - Ils reprenaient le flambeau du bad boy rock’n’roll. Avec eux, on savait où on allait. Le concert du Bataclan remit toutes les pendules à l’heure. L’album LAMF itou. Comme le dit si bien Mark McStea dans Vive le Rock, ça ne servait à rien de multiplier les rééditions de LAMF. La messe était dite en 1977 - killer songs played by a band at the top of their game - On avait tous à cette époque des chaînes stéréo pourries et ça suffisait amplement. Au fond, toute la polémique liée aux sonic failings n’avait aucun intérêt.

Ça doit bien faire quarante ans qu’on ne se goinfre de LAMF. Dès «Born To Lose», on est frappé par la cohésion du son. I say hey ! Voilà l’apanage de l’archétype ultime du rock moderne. Ça et les Pink Fairies. Rien d’aussi rock’n’roll que le départ en solo de Johnny Thunders. C’est ici que réside le génie du rock. L’autre coup de Jarnac de l’album est bien sûr «Pirate Love», lancé au drumbeat avec le riff de Johnny T dans l’oreille gauche. Et ça part au you gonna walk that walk. Rien qu’au niveau son, ils flirtent avec le classicisme évangélique, on a des ahhh de lancé de solo qui valent tout l’or du monde, Johnny T gratte à la désinvolture suprême et il débouche sur le break de basse de Billy. Épisode digne des Who. C’est là très précisément que se joue le destin du rock. On pourrait dire la même chose de «One Track Mind», tellement c’est glorieux, effarant d’allure et de panache. Derrière Johnny et Walter, ça joue à fond de train et ça explose en bouquets de rock new-yorkais. Ils vont au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, ils jouent à la revoyure de petite enflure. «Baby Talk» est un cut de batteur, Jerry vole le show. Mais il ne bat pas aussi sec que Terry Chimes. Ils jouent le shuffle new-yorkais. Retour au puissant riffing avec «I Wanna Be Loved», une vraie folie, embarqué au carrousel des Heartbreakers. Johnny chante ça junk, il jette tout son dévolu dans la balance et passe un solo killer flash. «Chinese Rocks» sonne comme un classique intemporel, embarqué à la cocotte sauvage et aux rrrox de street wise. Ces paquets d’accords réveilleraient un mort. Que de vie dans ce rock ! Le grand art de Johnny Thunders est de savoir tout faire avec très peu de choses. Si on aime le rock électrique, alors c’est lui qu’il faut écouter. Avec «I Love You», Johnny se paye le luxe d’un départ laborieux. Il gère son truc à la ramasse, il chante des oh en bavant comme une limace et ça rocke sur le really do. Il tartine du baby I love you à gogo et redescend dans les couches de sponge. Derrière lui, Walter riffe à la vie à la mort. Personne ne s’en est aperçu à l’époque : les Heartbreakers souffraient du génie incarné.

Par miracle, Marc Zermati a sorti sur Skydog le fameux concert du Bataclan. Cet objet a d’autant plus de valeur que ce fut un cadeau. L’album s’appelle Vive La Revolution, Live In Paris 1977 At The Bataclan. Tout juste quarante ans après, ce set produit le même effet : les Heartbreakers incarnent la perfection. L’«All By Myslef» d’intro sonne comme un mid-tempo allégorique. Avec «Can’t Keep My Cock In Your Mouth», les mighty Heartbreakers nous proposent un joli slab de boogie dollsy, mal chanté et adorablement trash. C’est en fait une resucée du fameux «Can’t Keep My Eyes On You». Le côté sloppy fait la grandeur du groupe. Ils tapent plus loin une fantastique version de «Too Much Monkey Business» - Too much junk - et avec «London Boys», on passe aux affaires très sérieuses. Johnny part en solo thunderien, il joue à la petite cavalcade et passe des coups de vrille déments. Il est réellement le roi des incursions intestines - It’s called Give me a great big kiss ! - Et pouf, ils passent en mode décadent, avec un Johnny qui shoote de jolis coups de gras double dans le cul du cut. Ils démarrent la B avec un coup de génie nommé «Born To Lose», qu’on pourrait aussi appeler l’hymne du XXe siècle. Et toutes ces rasades efflanquées qui s’en viennent mourir sur le rivage de nos vies écoulées... Que peut-on attendre de plus d’un hit de rock ? Rien. Ils tapent «Do You Love Me» au vieux ramshakle des Isley Brothers, c’est joliment bordélique et foutraque à souhait. Johnny passe le riff de «Jet Boy» dans «Take A Chance With Me» et sur «Baby Talk», Terry Chimes fait des ravages. Ils bouclent avec l’effarant «Chinese Rocks». Johnny y déclenche l’émeute des sens et laisse à la postérité un deuxième hymne générationnel. Hoooo ! Haaaaa !

Rentré à New York, Walter Lure prend un boulot de stockbroker dans le milieu financier. Il met dix ans à se désintoxiquer. En 1993, il finit par diriger the whole trade settlement operation, un service de 125 personnes. Il finit sa carrière en 2015 dans une boîte d’asset management (gestion d’actifs).

Il était donc au moment de l’article le dernier survivant des Heartbreakers. The last man standing. Mark McStea rappelle qu’à sa mort en 1991, Johnny Thunders était atteint de leucémie (advanced stage), qu’un an après Jerry Nolan mourut d’une crise cardiaque (avec là aussi des advanced stages de méningite et de pneumonie) et que Billy Rath mourut en 2014 d’un cancer de la gorge (il avait déjà perdu une jambe et souffrait d’autres complications du style hépatite et sida).

Walter va maintenir un petit fond d’activité avec les Waldos et pondre en 1994 l’étonnant Rent Party sur Sympathy For The Record Industry. Il réussit l’exploit de ne pas reproduire le modèle des Heartbreakers et si l’album sonne si bien, c’est sans doute parce qu’Andy Shernoff le produit. On est saisi dès «Cry Baby» par l’énormité du son. Dingoïde ! Pur Dollsy junk ! Walter renoue avec l’incroyable vitalité de l’épais bourbeux, le bardé d’harmo et de conjurations en forme de try try try. L’amateur éclairé y retrouve grandement son compte. On pourrait quasiment dire la même chose de «Love That Kills», joué aux breaks d’Oh les filles et on reste dans l’alerte rouge avec un «Sorry» bien bombé du torse. Lure ne baisse pas sa garde, oh no no. Joey Pinto passe des chorus inflammatoires dans la meilleure veine du grand rock new-yorkais. C’est éclatant et digne de toutes les splendeurs du règne de Néron Pyro. Il tape dans le vieux «Seven Day Weekend» des Dolls, ce vieux hit signé Pomus/Mort la mort, et Walter l’explose, c’est screamé dès l’entrée en gare et joué au Grand Jeu Vailland. Michael Monroe souffle dans son sax de porcelaine et la bassline cavale ventre bleu. On note une fois de plus l’épouvantable santé qualitative du son. Quel immense album de rock ! On se régale aussi de «Never Get Away», amené au petit riff gras et bien enroulé au jungle beat new-yorkais. On se croirait chez les Dictators, avec toute cette vitalité. «Flight» contient tout le son du monde. Pas la peine d’aller chercher ailleurs, tout est là. Pur jus de mâle assurance et de démentoïd junkie motion. Les solos sont comme incendiés de l’intérieur. Ils font une reprise d’Eddy Mitchell, le fameux «Busted», joué au saloon bar qui va mal. Lure met assez de trash dans sa version pour retenir l’attention du petit peuple. Quel coup de maître ! C’est même traité sur le mode heavy rock de la menace purulente. «Crazy About Your Love» frise carrément le génie. Oui, car ça sonne comme un hit sous la boisse du sceau écarlate, on note encore une fois l’extraordinaire vitalité d’exaction de cette power-pop bénie des dieux. Quand Shernoff et ses amis se mêlent de power-pop, ça ravage tout. On reste dans le jubilatoire power-poppy avec «Party Lights», ça coule de partout comme d’une bite en fleur. Incroyable vigueur dionysiaque, solo d’exception. N’en doutons pas, Lure luttera jusqu’à la mort !

La mort a plané aussi sur les Waldos. Tony Cairo (bass), Charlie Sox (drums) et Ritchie (le petit frère de Walter qui jouait un peu de rhythm guitar) ont tous cassé leur pipe en bois. Mais quand il a pris sa retraite, Walter a remis les Waldos en toute. Encore un groupe de vieux !

L’album du grand retour s’appelle Wacka Lacka Loom Bop A Loom Bam Boo. Walter Lure y devient le gardien du temple. Son «Crazy Kids» pourrait figurer sur l’album des Heartbreakers. C’est bardé du meilleur son. Le vieux Walter continue de jouer le rock de sa jeunesse enfuie. On s’interroge sur le bien fondé d’une telle démarche, mais au fond il a raison, autant crever sur scène comme Mick Farren ou Molière, et non dans une maison de retraite médicalisée, avec des couches. Le vieux Walter nous ressort sa soupe aux vermicelles, mais quelles vermicelles ! Le «Damn Your Soul» qui suit est trop Heartbreaking pour être honnête. Ces mecs cherchent le son à outrance et Joe Rizzo bat à la piccolo diavolo. Walter ne peut pas s’empêcher de reprendre «London Boys». Il a toujours la niaque. Pour un mec de son âge, c’est surprenant. Surtout qu’il a bien tiré sur la corde. Il tape dans le «Take A Chance On Me» co-écrit avec Jerry Nolan. Une bombe. Mal intentionnée, comme le sont toutes les bombes. On retrouve tout ce qui fait la grandeur du son new-yorkais. C’est du gros Lure, avec un solo glou-glou d’égoût de pur jus. On entend les deux Japonais du groupe ramener du son à la pelle dans «Bye Bye Baby». Il tape plus loin un «Little Black Book» co-écrit avec Billy Rath. C’est assez beau, on tombe dans le côté mercantile de l’opération. Walter fait avec ce qu’il a, c’est sa grandeur. Il rend hommage à ses vieux potes disparus, Jerry et Billy. Puis il se lance dans une entreprise risquée : une reprise de «Don’t Mess With Cupid», standard de r’n’b. Il s’en sort avec les honneurs et beaucoup d’entrain, et il termine ce vaillant album avec «You Talk Too Much». On se croirait vraiment devant un juke du New Jersey. Merci Walter Lure d’y croire encore à ton âge. C’est un album qui aurait beaucoup plu à Johnny Thunders.

On trouve aussi quelques albums live dans le commerce, comme ce Live In Brooklyn paru en 2017. Il s’y niche une belle énormité : le «Countown Love» de Jerry Nolan, fantastique shoot de pushing too hard, big Nolan beat, la cerise sur le gâteau des Heartbreakers. Joe Rizzo nous explose ça au claqué de cymbales et au beat de reins. Sinon, on retrouve sur l’album tout le full throttle des Heartbreakers, «Get On The Phone», «All By Myself», sans surprise, mais si réjouissant. On se régale aussi des cuts de Walter Lure, comme «Never Get Away», si clean de claque, judicieux, bien équilibré, heartbreaké dans l’âme aux jolis chœurs. Ça joue bien derrière Walter, ils ne proposent que du bravado classique, mais fantastiquement classique. Et voilà un «Cry Baby» absolument somptueux, du haut de gamme imprescriptible - Don’t you cry - Ils tapent leur «London Boys» ventre à terre, dans l’excellence de la pertinence et terminent ce live avec la triplette de Belleville : «Pirate Love», «Born To Lose» et «Chinese Rocks». C’est une nouvelle plongée dans les abysses de la suprématie, you gotta talk that talk, sacré hommage au génie thunderien des années de braise. «Born To Lose» restera l’un des hymnes de l’histoire de l’humanité. Ever ! Et «Chinese Rocks» sonne comme les neiges éternelles, c’est du rock anapurnique, le rock des dieux, oumph, ahhhhhh, l’extase rôde au coin du couplet.

On peut aussi voir Walter Lure chanter «All By Myself» et «Chinese Rocks» lors du concert hommage aux Heartbreakers filmé à New York en 2016, LAMF Live At The Bowery Electric. Walter s’y produit en compagnie de Clem Burke, Wayne Kramer et Tommy Stinson des Replacements. Il vaut mieux voir le DVD que d’écouter l’album, car au moins on sait qui fait quoi. Clem Burke vole le show sur «Baby Talk» et chante «Can’t Keep My Eyes On You» avec un certain brio. Stinson gueule plus qu’il ne chante «Born To Lose» et «Baby Talk». Jesse Malin fait son Gavroche avec «I Wanna Be Loved». Cheetah Chrome se paye «Pirate Love», et Wayne Kramer «Let Go» et «Do You Love Me». Si on en pince pour les hommages très décolletés, il faut voir ce doc.

Signé : Cazengler, Walter Larve

Walter Lure. Disparu le 22 août 2020

Heartbreakers. LAMF. Track Records 1977

Heartbreakers. Vive La Révolution. Skydog 2016

Waldos. Rent Party. Sympathy For The Record Industry 1994

Walter Lure & the Waldos. Live In Brooklyn. O-Rama 2017

Walter Lure & The Waldos. Wacka Lacka Loom Bop A Loom Bam Boo. Cleopatra 2018

Lure Burke Stinson Kramer. LAMF Live At The Bowery Electric. Jungle Records 2017

Mark McStea. It’s Not Enough. Vive le Rock # 46 - 2017

Rob Hughes. The Last Heartbreaker. Classic Rock # 234 - April 2017

 

Looking for a Kris - Part One

 

En traduisant Dream Baby Dream: Suicide A New York Story, on avait noté deux choses concernant l’auteur, Kris Needs. D’une part, un talent investigatoire digne de Rouletabille - cette énergie de la reconstitution qui rend les récits passionnants - et d’autre part, une certaine tendance à se mettre en valeur, un vilain défaut qu’on ne trouve pas chez Nick Kent, par exemple. Généralement, le biographe se met au service de. Il n’est pas là pour vanter ses propres mérites. Le côté m’as-tu-vu peut devenir tellement agaçant qu’on finit pas ne plus voir que lui. Ça finit souvent par devenir rédhibitoire.

On croise Kris dans pas mal de canards, Record Collector, Vive le Rock, Shindig!, Mojo, il est partout et chaque fois, il nous en colle un belle tartine. Chaque fois c’est intéressant, bien documenté et extrêmement dense. Son Brian Jones en trois parties dans Shindig! faisait bien le tour le propriétaire. Nous y reviendrons. Son Bowie dans Shindig! entrait aussi dans un niveau de détails jusque-là inconnu. Nous y reviendrons aussi. Mais depuis la mésaventure du Suicide book, on aborde chaque fois ses textes avec une certaine méfiance. Coup de chance, il n’était pas dans la piscine avec Brian Jones, par contre il était à Friars le soir où Bowie s’est transformé Ziggy. Grâce à qui ? À Kris ? Il a fallu relire le passage plusieurs fois pour être bien certain de ne pas avoir lu de travers.

Et pouf, Kris refait l’actualité avec Just A Shot Away. 1969 Revisited. Ses collègues de la presse anglaise saluent si bien cette parution qu’on cède à la tentation de le lire. Et là, surprise, le book s’avale d’un trait d’un seul. Kris Needs s’y révèle abyssal. Tous les préjugés et toutes les frilosités disparaissent comme par enchantement. Il ne parle que de lui, mais à travers sa passion. Ce mec est une passion à deux pattes et son énergie reconstitutive prend ici tout son sens, elle devient un moteur extraordinaire. Kris la met au service de sa seule et unique raison de vivre : le rock. Ce petit livre vibre dans les mains. Vous savez, le doux ronron d’un gros moulin, rrrrrropopopo, celui qu’on entend au début de «Garbage Man». C’est un livre qu’il faudrait pouvoir mettre dans les mains de tous les fans de rock.

Il ne traite dans ce rrrrrropopopo-book que les six premiers mois de l’année 69. Un tome deux est donc à venir. On en bave à l’avance. En 69, Kris a 15 ans. Comme tous les ados, il bâtit son univers, et cet univers ressemble étrangement au notre : premiers concerts, émissions de radio, magazines, soif de découvertes et apparition d’une bien belle maladie qui s’appelle la boulimie discophage : posséder, écouter, posséder et écouter encore et encore. En général ça dure toute une vie et il n’existe qu’un seul remède, la mort. Pour illustrer sa rampant collector mentality, Kris dit à un moment posséder TOUT ce qu’a enregistré Sun Ra et TOUT ce qu’a enregistré George Clinton.

Au fil des pages, il assène très vite ses quatre vérités qui sont aussi les nôtres. Du coup, il assoit fièrement sa crédibilité. Il brosse un portrait sans fard de la réalité, nous rappelant que les music papers (Melody Maker, NME, Sounds) étaient les tables de la loi, même si les articles manquaient de profondeur. Si tu voulais écouter un disque en 69, tu devais soit l’acheter, soit l’emprunter à un copain, soit, si tu étais plus dégourdi, le barboter. Nourrir son obsession, nous dit Kris, était un gros boulot. Il fallait aussi aller chez les disquaires écouter les nouveautés, mais c’était du masochisme, vu l’inexistence de pouvoir d’achat. Kris ajoute qu’aujourd’hui, il reçoit en tant que journaliste plus de disques chaque jour qu’il n’en acheta dans toute l’année 69, année de tous les ébrouages. Autre réalité commune : en 1969, Kris a deux héros : Jimi Hendrix et Keith Richards. Il ajoute que cette dévotion n’a rien perdu de sa force et qu’elle reste d’actualité. Il rend aussi hommage au système scolaire qui lui a permis de haïr le conformisme, les cheveux courts, les uniformes et le sport. Eh oui, on doit parfois se construire en opposition. À l’âge où on ne sait pas ce qu’on veut, on fait un pas de géant en sachant ce qu’on ne veut pas : «Je ne veux pas de votre modèle.» Au moins ça a le mérite d’être clair.

Kris apprend vite à collecter des informations et à remonter les pistes de certains disques. Dans l’ère pré-Internet, on se débrouille comme on peut, mais y arrive. Et puis voilà encore un truc de base : le disque qu’on trimbale sous le bras dans la cour du lycée. Pour Kris, the epitome of cool était de voir un mec trimbaler sous le bras le Vincebus Eruptum de Blue Cheer. Comment se font les choix ? Mais vous le savez bien : par le groove. Kris dit que si ça ne groove pas, ça ne l’intéresse pas. Le rock d’enclume d’Odin, les solos de guitare marathoniens et la scène de Laurel Canyon le laissent de marbre, ce qui tombe sous le sens quand on a eu le privilège de voir Jimi Hendrix sur scène. Et puis, dernier petit détail d’importance, Kris avoue à un moment continuer à constituer des archives, et ce depuis 1963 : découpage d’articles (cuttings), memorabilia et tout le tintouin habituel, réflexe naturel à condition bien sûr d’avoir la place pour stocker.

Et puis voilà que commence le bal des affinités électives : Jimi Hendrix, Graham Bond, les Fugs, Funkadelic, Sun Ra, Silver Apples, Nico, John Fahey, Marianne Faithfull, Tim Buckley, Sly Stone, Captain Beefheart et Judy Henske. C’est un tourbillon hallucinant. En fait, les souvenirs des six premiers mois de 1969 sont prétextes à brosser des portraits de tous ces montres sacrés. On appelle ça du trié sur le volet. Et bien sûr, au commencement était non pas le Verbe mais John Peel, the all-time coolest taste guru qui passe des disques si bons qu’on se les procure ensuite et qu’on les garde toute sa vie. Kris est encore ado quand il voit Jimi Hendrix pour la première fois sur l’écran de la télé en noir et blanc de ses parents. En quatre minutes, Jimi Hendrix devient le plus grand guitariste de rock de tous les temps et finit dans ce tourbillon éjaculatoire de feedback qui va devenir sa signature. Pour Kris, Jimi Hendrix a secoué plus de tabous qu’aucun autre rocker, il incarnait tout ce qui était interdit - unfettered with impossible cool as this dazzling, drawling shaman flying the revolutionary flamboyance of primal rock’n’roll and deep soul of the blues with chitlin’ circuit showmanship and supernatural virtuosity radiating other-wordly, sexually-charged charisma (cet homme incroyablement cool était une sorte de shaman éblouissant brandissant l’étendard du rock’n’roll primitif et de l’esprit du blues, avec une science du spectacle acquise sur le chitlin’ circuit, une virtuosité qui dépassait les possibilités du langage et un charisme sexuellement surchargé) - Pour Kris, «Foxy Lady» reste the ultimate lust anthem, la rock-song de cul parfaite, gorgée de notes lubriques. Quant à «Purple Haze», ça reste à ses yeux the greatest riff in rock.

De Jimi à Keef, il n’y a qu’un pas et en 1969, Keef compose «Gimme Shelter», the all-time apocalyptic classic. Let It Bleed est selon Kris l’album qui permit à Keef de prendre le contrôle des Stones, car Brian ne participait pas aux sessions. Kris juge bon de revenir sur Brian, histoire de rappeler qu’il avait plus de présence sur scène qu’un Jagger qui, selon Marianne Faithfull, n’a jamais été autre chose qu’un étudiant en sciences économiques. Brian looked like the coolest pop star on the planet. Kris nous rappelle un autre élément fondamental : pour Brian, amener un blues en tête des hit-parades était en soi l’achèvement parfait. «Oubliez Ry Cooder, ajoute l’auteur, c’est Brian qui montre l’open tuning à Keef.» Al Kooper qui joue de l’orgue sur «You Can’t Always Get What You Want», se souvient que Brian Jones était là lors de la session, allongé sur le sol et lisant un magazine de botanique. Vers la fin du book, Kris nous fait un coup terrible, en nous narrant une petite scène : le 8 juin 1969, Jagger, Keef et Charlie se rendirent à Cotchford Farm, près de Hartfield, Sussex, une propriété que Brian avait acquise en novembre 68. But du voyage : annoncer à Brian qu’il est viré de son groupe. Visiblement atteint, Brian sauve la face en expliquant qu’il envisage de monter des projets avec Alexis Korner et John Mayall, et qu’il est même question d’un super-groupe avec Jimi Hendrix et John Lennon - After the three Stones left to carry on the band he had formed, Brian sat alone and cried (Après que les trois Stones eussent quitté le manoir en s’appropriant le groupe qu’il avait formé, Brian s’assit dans un coin et se mit à chialer) - De toute évidence, Kris est un fan de Brian Jones, frappé lui aussi par la terrible injustice dont il fut victime.

Il s’attarde aussi très longuement sur Graham Bond qui se croyait le bâtard d’Aleister Crowley et qui fut adopté par un couple qui lui donna son nom, Graham John Clifton Bond. Pour Pete Brown, le Graham Bond Organisation était aux musiciens ce que les Beatles étaient au public : le modèle absolu - They took their volcanic jazz-driven R&B around the country to ecstatic receptions - Kris se dit obsédé par Bond. Il chope The Sound Of 65 en 69 - So my lifelong Bond fixation began (C’est là que son obsession prit forme) - C’est bien de voir un mec obsédé par Graham Bond. Ça rassure de savoir qu’on n’est pas le seul. Pete Brown en rajoute une louche : «Graham, Dick, Jack et Ginger étaient des forces de la nature. Ils avaient des constitutions extraordinaires. Je n’ai jamais rencontré des gens comme eux, qui pouvaient jouer neuf gigs par semaine et continuer de picoler, de prendre de l’héro et Dieu sait quoi d’autre.» En 1969, Kris flashe aussi sur Babylon, l’album de Doctor John, «qui avait grandi à la Nouvelle Orleans dans un scabreux underworld de putes, de macs et de drogues, qui a fait de la taule et qui s’enracinait dans la tradition des secondes lignes du Mardi Gras et des bar survival tactics.»

Puis soudain il prend feu lorsqu’il attaque son chapitre sur New York, comme d’ailleurs tout le monde à l’époque, tellement il y avait de choses à découvrir : Sun Ra, le Velvet, Fred Neil, les Fugs, ESP, les Holy Moundal Rounders, les Godz et tout le reste. La liste est longue. Selon Kris, les Fugs ont causé plus de dégâts que les Sex Pistols. Ils préfigurent Richard Hell avec leur downtown nihilist anthem, «Nothing». Kris s’attarde aussi longuement sur les Silver Apples et Sun Ra. Il rappelle que des liens avant-gardistes existent entre ces explorateurs visionnaires que sont le MC5 et Sun Ra. Coup de chapeau à Kick Out The Jams, the loudest, hardest, fastest and most powerful extreme rock’n’roll imaginable. Kris rappelle qu’il voit Black Sabbath en 1970 et que ça n’a rien à voir avec le MC5 - We wanted flash and the MC5 had it - Panic in Detroit et voilà les Stooges, beyond rock and free jazz, the Stooges’ elemental carnage came across like primal howl from the dephs of the most ravaged souls (Bien au-delà du rock et du free jazz, le carnage élémentaire des Stooges semblait sortir des cerveaux les plus ravagés qu’on ait pu imaginer) - Well it’s nineteen and sixty-nine okay/ All across the You S Hey - Bizarrement, Kris ne s’attarde pas sur les Stooges. Il se limite à un paragraphe. Tout le monde n’est pas Yves Adrien.

1969 est aussi l’année de parution du premier album solo de Neil Young, bourré de classiques, sur lequel joue l’immense Danny Whitten. 69 voit aussi paraître le premier Led Zep. Pour Kris, l’un des meilleurs albums de tous les temps est le deuxième Velvet, White Light White Heat qui selon lui napalmait tout le reste avec the most extreme noise onslaughts rock had ever seeen. Et «Sister Ray» reste à ses yeux the crowning killer - No rock band ever sounded this extreme, cataclysmic or malevolently evil (Couronnement suprême, aucun groupe de rock n’avait jamais sonné de façon aussi cataclysmique) - Il parle même d’amphetamine proto-punk, mais c’est encore beaucoup plus fort que ça. L’univers de Lou Reed était à ses yeux bien plus sauvage et dangereux que tout ce qui existait à Londres ou en Californie.

Kris salue aussi le Spooky Two de Spooky Tooth - each of the eight tracks were stone killer perfection - puis Free avec Tons Of Sobs, the rawest of British blues boomers, puis Family avec Family Entertainment, a shit-hot band, puis Dusty in Memphis - Dusty was my favourite British female singer through the 60s - puis Al Green avec Green Is Blue, puis le premier album de Taste, puis il rend un bel hommage à Richie Havens en saluant Richard P. Havens et à Pharoah Sanders en saluant Karma. Il cite encore Joni Mitchell et les Meters. La liste des bons disques est infinie. Et ce n’est pas fini. On l’a dit, 1969 est l’année de tous les dangers pour le porte-monnaie. Passer devant la vitrine d’un bon disquaire était une sorte de suicide économique.

Kris s’étend longuement sur Marianne Faithfull qui rappelle qu’elle adorait se schtroumpher en compagnie d’Anita Pallenberg et de Brian Jones dans leur palais des plaisirs de Courtfield Road. Elle rappelle aussi que Keef l’aida à récupérer ses droits d’auteur sur «Sister Morphine» en écrivant à Allen Klein. Elle en veut terriblement à Jagger d’avoir oublié de la créditer : «Mick is mean. He’ll always be a student of the London School of Economics.»

1969 est aussi l’année de la Soul, avec le new funk de James Brown, Curtis Mayfield, Sly Stone’s superbad apocalypse et George Clinton’s acid-funk scuba-diving. Il cite aussi les noms des pères fondateurs de la Soul moderne : les Last Poets, Gil Scott-Heron et Donny Hathaway, «dont l’afro-cubain street chant «The Ghetto» transforma la black music pour la faire entrer dans le langage commun». Et bien sûr Aretha, the First Lady of Soul. Kris s’en donne à cœur joie avec le booming monster-funk de Funkadelic. D’ailleurs, il va même leur consacrer un ouvrage. Pour lui, Funkadelic played the headiest, sexiest, most stoned-out music I’d ever heard. Il parle aussi d’Hendrix legacy, citant Eddie Hazel comme seul héritier de son héros après qu’il eut disparu.

Bel hommage à Tim Buckley qu’il cite comme chanteur favori avec Otis Redding et Curtis Mayfield. Il parle aussi des cinq octaves de sa voix - the Hendrix of the voice - et le voit comme la réponse californienne à Dylan. Toujours selon lui, Goodbye And Hello incarne parfaitement son époque. S’ensuit un hommage à Tim Hardin qui chantait quatre heures de suite sur scène sans jamais ouvrir les yeux, puis un autre hommage au charismatic and talented Tim Rose victime de son alcoolisme et ça se termine tout naturellement avec John Fahey, one of the century’s greatest innovators, a romantic academic punk qui construisit sa propre mythologie, un guitariste «qui n’avait pas assez de doigts pour jouer toute la musique qui jaillissait de son cerveau» et qui «multipliait les acrobaties sidérantes». Kris n’en finit plus de jongler avec les mots, il parle de Fahey en termes de pureté et de majesté, chaque note issue du same volcanic psyche. Écouter un album de Fahey, dit-il, c’est entrer dans un autre monde. Un Fahey extrêmement productif, Kris avoue s’être perdu dans ce labyrinthe d’albums enregistrés entre 1959 et 2001. Ses pages sur John Fahey sont sans doute les plus passionnante de ce rooopopopo book. C’est encore Fahey qui va retrouver la trace de Bukka White et aller à Memphis produire l’album Mississippi Blues. C’est Fahey qui présente Al Wilson à Henry Vestine et à Bob Hite. Al Wislon et Fahey iront retrouver la trace de Son House. Puis Fahey, Henry Vestine et Bill Barth d’Insect Trust se rendront à l’hôpital de Tunica, Mississippi pour y déloger Skip James. Ils lancent ainsi le fameux Sixties American Blues revival. Mais Fahey ne s’entend pas avec Skip James qu’il traite de hateful old creep, c’est-à-dire d’horrible vieux con haineux. Al Wilson était l’un des rares musiciens que Fahey respectait. Leur vision allait loin au-delà du blues. Kris affirme que Fahey fit partie des gens qui ont façonné la musique moderne, au même titre que Jimi Hendrix, Brian Jones, Tim Buckley et Jim Morrison. Ça va loin. La passion sous-tend tout son discours. Et bien sûr, Kris ne manque pas de rappeler qu’il doit la découverte de John Fahey à John Peel, un beau jour de 1967. Il cite aussi Loren Connors, Brooklyn’s Venusian blues genius, que Fahey enregistra sur son label Takoma. Et de Fahey à Ronnie Basho, il n’y a qu’un pas que Kris franchit allègrement. De la découverte à la pelle.

On reste dans les géants avec Sly Stone, dont George Clinton se souvient très bien, puisqu’il le vit à ses débuts à l’Electric Circus de New York : «Ils avaient la clarté de son de Motown, mais avec le power d’Henrix ou des Who. Ils ont littéralement cassé la baraque. Ça m’a marqué pour le restant de mes jours.» Et puis voilà Curtis, le chouchou - Alors que James Brown, Sly et Hendrix clamaient la grandeur du black power, Curtis cultivait la conscience sociale et romantique du peuple noir - Kris rappelle aussi que Curtis fut un découvreur : Baby Huey, Major Lance et d’autres. 1969 est aussi l’année de Traffic dont on voyait effectivement les mystérieuses pochettes en vitrine. Groupe clé ? Difficile de trancher. Toujours est-il qu’on retrouve Dave Mason et Steve Winwood dans les parages des Stones et de Jimi Hendrix, ce qui n’est pas rien. Dave Mason faillit même devenir la bassiste de Jimi Hendrix, mais le management s’y opposa. Dans une enfilade de pages qui montent bien en température, Kris nous rappelle que Mason faillit monter un power trio avec Ginger Baker et Bob Tench, mais ça sonnait trop comme Cream et de toute façon, Mason avait un style qui ne correspondait pas.

Et voilà le bouquet final du rrrropopopo book avec Captain Beefheart. Peely disait de Trout Mask Replica que c’était son favourite album of all time. Kris rappelle qu’à l’école, il adorait prendre un deep American growl et lancer à ses congénères : «A squid eating dowel in a ployethylene bag is fast and bulbous, got me ?». Plus tard, il eut le privilège d’interviewer John French, alias Drumbo, qui fit la lumière sur certains aspects du mythe. Captain Beeaheart avait une personnalité et un ego tellement démesurés qu’il mettait constamment à l’épreuve les limites mentales et physiques des membres de son entourage et donc du Magic Band. Mais Drumbo reconnaît que Beefheart l’a aidé à dépasser ses limites. Kris qualifie «Big Eye Beans From Venus» d’ultimate Beefheart blow-out. Si tu cherches des pages passionnées sur Captain Beefheart, c’est là, dans ce book.

Kris recommande la lecture de The Restless Generation, la somme pondue par son mentor et ami Pete Frame, qui est aussi l’auteur des fameux Rock Family Trees.

 

Par contre, Needs Must est un book qui laisse extrêmement perplexe. Kris Needs écrit son autobio en 1999, en pleine époque de mutation musicale. Autant Just A Shot Away passionne, autant Needs Must agace. On l’a vu, Needs ne parle que de passion dans Just A Shot Away. Dans la deuxième moitié de Needs Must, il étale au grand jour son palmarès sex & drugs & dance music. Il ne nous épargne aucun détail ni de ses mésaventures amoureuses ni de son season in drug-hell, au long d’une tranche de vie new-yorkaise dans les années 80. Ce genre de druggy haze autobiographique ne marche pas à tous les coups. Sous la plume de Kris Needs, ça pend une tournure misérabiliste, du genre regardez comme ça va mal, le plafond du squat s’est écroulé, je dors dans la rue, aïe, il me faut ma dose à moi, regardez comme je bats tous les records de décrépitude, il met tout le langage dont il est capable au service de cette décrépitude et franchement, c’est une décrépitude qui ne présente pas le moindre intérêt. On a tous connu la nôtre, alors c’est bon. Par contre, quand le récit d’une décrépitude tombe sous la plume d’un bon écrivain, c’est autre chose. Un exemple ? Richard Hell, avec I Dreamed I Was A Very Clean Tramp. Il fait de sa saison en enfer une matière de vie littéraire et il ne s’apitoie jamais sur lui-même. Un autre exemple : Will Carruthers, avec Playing The Bass With Three Left Hands. Il raconte sa saison en enfer avec un brio qui fait de lui un réel écrivain. Kris Needs s’admire trop. Il en fait trop. À le lire, on se demande comment il a survécu à tout ce qu’il raconte : les bas-fonds d’Alphabet City puis une année de tournée avec le groupe le plus drogué d’Angleterre, Primal Scream. Le propos est tellement extrémiste qu’on se croirait dans un book sur Guns ‘N Roses ou Motley Crüe, vous voyez un peu le genre ? C’est la description facétieuse d’une longue succession d’excès. Puis il nous tartine à longueur de paragraphes une apologie de la dance music, ce qui bien sûr éloigne tous ceux que le bazar des raves n’a jamais intéressé. Là, on bouffe de la rave et du DJ, et c’est pas forcément bien écrit. Typique de cette époque où il n’existe absolument plus rien d’artistique. Kris Needs nous fait même le coup de la cerise sur le gâteau : un séjour à Ibiza en plein dance boom. L’horreur définitive. On croit lire les souvenirs d’un touriste anglais affamé de sex & d’ecstasy. Une bite à la place du cerveau. On sort de ce livre en ayant la détestable impression d’avoir perdu son temps, mais paradoxalement c’est aussi le seul moyen de connaître un peu ce personnage omniprésent dans les mags anglais et tellement brillant dans ce Just A Shot Away qui vient de paraître.

Pourquoi évoquait-on le nom de Kris Needs lors d’un repas ? Aucun souvenir, toujours est-il qu’un excellent ami nous fit don de ce Needs Must. «Tiens, tu liras ça !». Mais il fallut attendre le déclic de Just A Shot Away pour attaquer ce Needs Must qui inspirait une sorte de méfiance, celle évoquée plus haut, autour de la trad du Suicide book.

Par contre, on peut lire la première partie de Needs Must les yeux fermés, car l’auteur y raconte ses premiers émois : Mott, les Dolls, les Groovies, Johnny Thunders, Motörhead et bien sûr les Stones. On se demande d’ailleurs quel genre d’évolution a pu le conduite à la house et à la techno car généralement les fans des Dolls et de Motörhead restent assez fidèles à leurs racines. Il existe encore aujourd’hui assez de groupes bien influencés pour meubler les soirées sans qu’on soit obligé d’aller écouter n’importe quoi.

Kris Needs rappelle que Bowie s’est transformé sous ses yeux dans la loge d’Aylesbury : du timide David Bowie, il est passé au stade de major player - He’d gone androgynous-alien - Oubliez ce vieux folkie : Ziggy Stardust était né - Il n’y avait pas que Bowie à Aylesbury : l’héro nous dit-il y débarque en 1972 et tout le monde en prenait. Il la retrouvera plus tard à Londres en bossant pour Frenchy et le label Flicknife, puis bien sûr quotidiennement à New York. En 1972, il flashe aussi sur Mott et devient leur fan number one, allant voir tous les gigs et s’occupant du fan-club. Puis en 1974, il flashe sur les Dolls - low-rent trash-glam version of the Stones - puis en 1976 sur les Groovies qui jouent à la Roundhouse avec les Ramones, puis sur les Pistols, mais c’est avec les Clash qu’il va copiner - Some of the greatest music and gigs I’ve ever experienced - Il aime bien les Heartbreakers aussi, traite Johnny Thunders de real deal - Ultimate kamikaze mash-up guitar raider - Pour Needs, Johnny Thunders est le vrai punk. Mais ce n’est pas avec les Heartbreakers qu’il va traîner, c’est avec les Clash. Chacun ses goûts.

Côté plumes, Needs reconnaît à un moment deux influences : Lester Bangs et Nick Kent. Il aime bien ce qu’il appelle le gonzo steam-of-amphetamine-conciousness style, ce qui ne nous surprend pas. Par contre, ce qui nous surprend c’est qu’il puisse associer Lester Bangs et Nick Kent dont les deux styles sont à l’opposé : autant Nick Kent est littéraire, autant Lester Bangs ne l’est pas. Si vous avez le moindre doute là-dessus, relisez The Dark Stuff puis, si vous en avez le courage, Psychotic Reactions and Carburetor Dung. Bangs est un bon rock-critic, mais pas un écrivain.

Kris Needs remonte dans l’estime de ses lecteurs lorsqu’il fait l’apologie de Motörhead - They detonated your eardrums with savage primal noise and made you want to piss on your teacher’s head (Ils nous défonçaient les tympans et nous donnaient envie d’aller pisser sur le tête du prof d’école) - Quand Needs va l’interviewer pour Zigzag, Lemmy le reçoit dans sa loge et sort tout de suite un énorme sac de speed et un couteau en argent - Prends-en jusqu’à ce que ça te brûle - Alors Kris sniffe tout ce qu’il peut. Snff, snff - Il m’indiqua un peu plus tard que ce speed devait avoir été coupé avec de l’acide de batterie, ce qui expliquait tout : j’avais l’impression d’avoir le nez coincé dans un micro-onde - Puis Needs affirme que depuis Motörhead on a jamais revu un bigger grass-roots rock’n’roll band et il insiste beaucoup sur le rock’n’roll, comme l’a toujours fait Lemmy dans ses interviews. Retour sur Captain Beeafheart aussi avec ce charivari langagier pour le moins extravagant - Those weird-timedguitar-drum World War interplay assaults topped with Coltrane in-the-bog sax squalls and the man’s behemot growl-rant with words born in a Martian opium sunset (Ces interactions violemment décousues entre la guitare et la batterie surmontées de hennissements de sax à la Coltrane et par dessus tout ça, cet espèce de Béhémoth qui grogne des mots tout droit sortis d’une fumerie d’opium de la planète Mars) - Il rappelle au passage que le Zigzag pour lequel il travaille à l’époque sort tout droit de «Zigzag Wanderer». Captain Beefheart et Keef étaient les deux héros qu’il rêvait d’interviewer - Je savais que le mad Captain serait extra special. Il le fut. Plus encore que je ne l’avais imaginé - Il est aussi fasciné par Marianne Faithfull - Fascinating and slightly tragic - Et puis avant de sombrer dans la mauvaise deuxième partie du book, l’auteur rend un bel hommage aux Stones - the wailing adrenalin sex-rush of «I Wanna Be Your Man» - Il a encore des formules qui font mouche. Keef est l’idole absolue - He had the coolest look. Crow-bar hair explosion, bone ear-ring, gyspsified clobber and a swagger that gave a huge finger to those poncy Genesis fans. Keith was the Man. No wonder the imitations came thick and fast (Il avait le look le plus cool. Cheveux noirs de jais taillés en mèches, boucle d’oreille, un dégingandé de romanichel et une façon de chalouper qui renvoie les pauvres cloches de fans de Genesis au vestiaire. Keef était le vrai mec. Pas étonnant que tout le monde se soit mis à l’imiter) - Il ajoute qu’à l’époque où les Stones étaient à l’apogée de leur règne, Keef incarnait à lui seul le dark side du groupe, avec les rumeurs de transfusion sanguine, de sorcellerie, de flingots et de semaines sans dormir - Je dois admettre que c’était marrant de le voir chaque jour à côté de ses pompes - Kris Needs revient longuement sur les interviews que lui accordait Keef. Passages très captivants, notamment l’évocation de la mort de Brian Jones : «Vers la fin, il était vraiment dans un sale état. C’est la raison pour laquelle il a quitté le groupe. Il n’avait plus aucun sens des réalités. C’était pourtant un mec solide à bien des égards, mais cette nuit-là, il est passé à travers, quoi qu’il ait pu arriver. Je prends encore les histoires qu’on me raconte à propos de cette dernière nuit avec des pincettes.»

Puis Kris Needs va entamer une courte carrière de manager avec Basement 5 - A Clockwork Orange dub-droog image and a glorious wildly original noise. Punky protest vocals from the black man’s angle, scathing sheets of white noise guitar, bottomless dub bassatronics and funked-up reggae grooves occasionally erupting into full-tilt punk (Une image de droogs à la Orange Mécanique et un son de noise extrême et original. Textes punk mais avec l’angle d’un black, guitares de white noise, bassmatic sans fond et son de dub funked-up qui explosaient en pur jus de punk-rock) - Excellente description de ce volcan underground que fut Basement 5. Pas étonnant que Needs se retrouve ensuite à manager l’un des groupes de Jah Wooble, The Human Condition. Puis c’est la rencontre de Jeffrey Lee Pierce dont il devient le frère de sang. Par contre, rien sur les Cramps (juste une allusion à un moment et c’est tout).

C’est à la page 140 qu’il aborde son virage pour dire adieu au rock et au punk-rock (dont il se dit fatigué). Il fonce droit sur la diskö, le funk et la black. Surtout le hip-hop. Il dit posséder 35 000 disques de hip-hop ramassés dans le monde entier. Il se vante même de posséder tous ceux que cite David Toops dans son book, sauf deux. Alors après, il écrit qu’on peut le traiter de branleur obsédé, mais il s’en fout. Il indique aussi avoir une pièce remplie de disques des Stones et de tous les articles parus sur eux depuis 1963, plus une étagère bourrée de bootlegs - The same goes for Funkadelic, disco, Detroit techno, Chicago house, electro, I want it all if I want it at all - Et cette randonnée mortelle de la mortadelle se termine avec Primal Scream - I have to say that I consider Primal Scream to be the best group in the world - Du coup, on va sûrement être obligé de lire le book qu’il consacre à Primal Scream. Ce qui au fond n’est pas une si mauvaise idée. Mais ça sera aussitôt après celui qu’il a consacré à Funkadelic.

Signé : Cazengler, Crasse Nid

Kris Needs. Needs Must. A Very Rock’n’Roll Life. Virgin Books 1999

Kris Needs. Just A Shot Away. 1969 Revisited. New Haven Publishing 2019

 

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L'habitude de ramener d'Ariège la chronique du Festival de Blues in Sem. Corona oblige, les festivités d'été ont été rayées d'un trait de plume vengeur par la nouvelle préfète de choc envoyée tout exprès par les instances les plus hautes de la macronie pour mater le nid de petzoules turbulents qu'abrite ce département rétif au nouvel ordre mondial. Donc nous fûmes privées de manifestations diverses et culturelles . Quant au rock'n'roll vaut mieux ne pas en parler ! Pour pallier cette absence de maladie bleue, voici la chronique d'un disque de blues dégoté dans les bacs du camion Gibus. J'aime les découvertes hasardeuses et les rencontres non téléguidées aussi ai-je choisi un groupe que je connaissais pas. Français de surcroît. Sont de Fronton, près de Toulouse. C'est leur deuxième disque enregistré en 2005, le premier datait de 1999, ils en ont commis un troisième en 2013. Apparemment ce ne sont pas des stakhanovistes, une dizaine de concerts en 2019, si j'en crois leur FB un seul concert en janvier de cette année funeste...

MAMMOUTH KING BLUES BAND

Jean-Luc Mammouth Ribes : chant, dobro, guitare / Kristell Geffroy : chant, kazoo, washboard / Philippe Filou Orliac : piano, percussions / Luc Favaro : guitare, harmonica, accordéon, percussions / Olivier Spénale : contrebasse.

High fever blues : dès ce premier titre l'on comprend d'où procède MKBB un morceau de Booket T. Washington White, un vieux de la vieille, du Delta, qui aurait connu Charley Patton, et qui aimait à jouer sur guitare à résonateur. Cette fièvre bleue répondrait davantage au terme de country blues que de blues pur, mais qu'est-ce que la pureté ! Quand vous écoutez la tambourinade de Booker sur ses cordes vous dites qu'il est un précurseur du punk. MKBB ne donne pas dans le pastiche, la voix féminine de Kristell vous saute à la gorge et vous tranche la carotide sans préavis, l'on rentre un peu dans l'ordre des choses lorsque le dobro de Mammouth résonne, mais là on est chez les petits blancs, l'on essaie de montrer que l'on sait jouer – et il sait jouer – on est loin de la force brute de Booker T. l'ensemble sonne joliment bien pour nos oreilles, de petits blancs. Sloppy drunk blues : de Jimmy Rogers surtout connu pour avoir joué avec Little Walter et surtout avec Muddy Waters. Belle carte de visite. Z'ont décidé de nous surprendre, ce coup-ci c'est la version de Jimmy Rogers qui sonne davantage moderne, le MKBB ils nous refilent un joyeux bordel méchamment sympathique qui sonne comme s'ils l'avaient enregistré dans une chambre d'hôtel en 1923, et puis cette idée de génie de de Luc Favaro de vous avoir éparpillé l'harmonica en miettes de pain qu'il jetterait aux oiseaux, vous en boufferiez sur la tonsure d'un moine syphilitique. Cette reprise est un must. Le blues de l'hiver : l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même, le seul original du record, belles parties de guitares mais le Mammouth parle plus qu'il ne chante. C'est dommage, oui mais le piano de Filou Orliac vous réconciliera avec l'humanité qui ne le mérite pas. Who's been talking ? : ne se gênent plus s'en vont hurler avec les loups, le grand méchant, the Howlin' Wolf in person qui a dévoré tous les petits chaperons bleus depuis belle lurette. Petit problème, c'est bien foutu, prennent leur pied, vous y mettent les rallonges réservées aux banquets officiels, la voix du Mammouth module autant dire qu'elle modère, celle du Wolf elle hurle même quand il prend un ton doucereux pour alpaguer une fillette, manque juste la sauvagerie. Ce qu'il y a de meilleur chez les poissons c'est tout de même les arêtes qui vous transpercent les cordes vocales. Come on in : un morceau de Washington Sam, le titre vous évoque les Stones, c'est un tort, l'original sonne beaucoup plus vieillot, Robert Bronw ( son vrai nom ) a joué avec Sleepy John Estes et Big bill Broonzy, c'est dire si ça date. Faisons confiance aux filles, Kristell se charge du vocal et vous ramène en plein dans les années 20, une espèce de country-charleston-blues avec un piano bastringue et une guitare qui pique comme les aiguilles que vous enfoncez dans les papillons vivants pour parfaire votre collection personnelle. The blues ain't nothing : Kristell se colle au chant, normal l'original est de Georgia White, vous sentez poindre ici l'internationale féminisme, depuis le début du siècle dernier les choses ont changé, la Georgia vous hurle son besoin de chair masculine le tout sur un pumpin' piano diabolique, Kristell vous le fait sur le ton de l'ironie mordante, ré-insvestit le morceau au goût du jour et les gars la soutiennent magnifiquement. Ce que femme veut... Why don't you do right : écrite par Kansas Joe McCoy, interprétée par Lil Green, avec Big Bill Broonzy à la guitare, Ckristell se contente de poser sa voix sur les traces de Lil, elle y réussit très bien, mais les guys veulent trop faire, devraient eux-aussi se contenter de la simplicité poignante de l'original. Le mieux est l'ennemi du bien, le public qui applaudit respectueusement aurait été capable de comprendre le parti pris du dépouillement original. I ain't gonna let nobody seal my jellyroll : de Taj Mahal qui eut son heure de gloire à la fin des Sixties et au tout début des Seventies, le MKBB prend son pied, vous ont peaufiné le morceau en roue libre, ce n'est pas mal du tout mais je préférons Taj qui vous le crache tel un serpent que vous venez de déranger dans sa sieste. Belle performance scénique tout de même. Built for comfort : Dixon vous l'expédie sans remboursement avec cuivre et piano, MB2K ne se permet pas une telle désinvolture, ils ont raison leur version tient mieux la route, le Willie a dû se retourner dans sa tombe. Me and my chauffeur : écrit par McCoy pour sa tendre et trépidante épouse Memphis Minnie. Un rythme simple mais quand vous entendez Minnie qui miaule vous avez plutôt envie d'enfoncer autre chose que la pédale d'accélérateur. Avec Kristell vous ne vous permettrez pas de telles pensées, elle vous prend de haut, elle ne vous siffle pas, elle vous persifle et les boys derrière se tiennent à carreau, et l'ensemble n'a pas à rougir du résultat. So far, so good : là franchement je préfère, la voix de Tampa Red m'a toujours laissé insatisfait, le grain qui ne passe pas, Kristell se charge du vocal de main de maîtresse, certes le piano n'est pas aussi moelleux que celui de Tampa, mais il s'associe bien à la voix exigeante de la miss. That bonus done gone through : de Lil Johnson, une pionnière du blues, aucune n'a chanté avec autant de naturel, z'avez l'impression que devant le micro elle se contente de vivre, alors Kristell vous prend sa voix pointue et se laisse aller, elle emporte tout sur son passage, magistrale. Fallait oser. Let me play with your poodle : ah cette voix éteinte de Tampa, semble sortir du cercueil le jour du jugement dernier, et ce piano en sourdine enfermé dans sa boîte à sardines, alors le MB2K triomphe avec gloire, la voix pleine du Mammouth et les minauderies de Kristell remportent aisément la mise. I can't be satisfied : l'on sait tout ce que les Stones ont tiré de ce morceau, cinquante ans de carrière et quelques centaines de millions de dollars, le vieux Muddy Waters à dû faire la gueule... soyons juste Brian se la donne à la slide et le Jag se fait tout petit, ce que ne se sait pas faire Jean-Luc, sur la pointe des pieds, comme quand tu rentres de chez ta maîtresse à quatre heures du matin, espèce de pachyderme, heureusement que la slide glisse sur des patins et te sauve la mise. Prison bound : le Mammouth prend sa revanche, chante plus haut et plus fort que Robert Nighthawk et ses compagnons lui emboîtent le pas, sonnent aussi bien que le combo de Muddy Waters, ne comparez plus, c'est simplement un beau blues, en plus c'est sans filet, en direct live. Feelin low down : moins d'électricité, davantage de feeling, vous le sortent moins rustique que le gros Bill Broonzy, z'auraient dû supprimer le piano, mais avec des scies l'on mettrait le blues en bouteille. Il serait davantage à l'aise dans l'alambic. Bound to love me some : retour à Taj Mahal, en public, plus entraînant que l'original qui vous donne envie de vous pendre au premier lampadaire qui traverse la rue pour chercher du boulot. De belles saupoudrées de guitares, ce doit être de la cocaïne pure qu'ils vous balancent sur le museau car ils vous filent un pêchon d'enfer.

Un cd qui ne déparera pas dans ma collection. Indéniable qu'ils aiment le blues, qu'ils vous le traficotent un peu à leur guise avant de vous le restituer, mais ils ont le feelin' et savent de quoi ils causent. Vous incitent à revoir vos classiques et en blues c'est idem qu'en littérature, non seulement ça ne vous fait pas de mal mais vous vossentez mieux après.

Damie Chad.

 

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Ne faites pas comme moi, ne résistez pas. J'ai essayé d'y échapper trois fois de suite. J'ai réussi. La quatrième a été fatale. Le bouquin me narguait sur son étagère. Le problème c'est qu'il n'y avait que lui. Par trois fois je m'en suis tiré, suis reparti avec en contrepartie un collector du rayon vinyle, Buddy Holly, Jerry Lee Lewis, Little Richard pour ceux qui veulent tout savoir. Zoui, mais le samedi suivant n'y avait plus que lui, et moi je soutiens mon revendeur local, alors je l'ai pris en me disant que je n'y toucherais jamais, pensez donc des bondieuseries sur le jazz ! Bref arrivé à la maison le démon de la perversité cher à Edgar Poe m'a poussé à entrouvrir le volume...

Je ne m'en suis pas vanté, mais ce matin au café le copain Richard – un jazzeux – s'assied à ma table. Tu sais Damie, me dit-il, j'ai lu au moins trente encyclopédies sur le jazz, c'est toujours la même histoire, mais là j'ai trouvé un truc dans lequel j'ai appris des choses dont je n'avais jamais entendu parler, tu devrais le lire c'est... Te fatigue pas Coeur de Lion, je viens d'en écrire la chro hier soir, c'est :

 

JAZZ SUPRÊME

INITIES, MYSTIQUES & PROPHETES

RAPHAËL IMBERT

( Coll : Philosophie imaginaire

Editions de l'Eclat / Mars 2014 )

 

Amis rockers, désolé de vous importuner deux semaines de suite avec une chro sur le jazz, mais là ça vaut le coup de vous arrêter. Plus de trois cents pages en petits caractères pâlichons, une espèce de capharnaüm qui s'éparpille dans toutes les directions, mais ce n'est pas écrit par un imbertcile. L'en connaît un bout de gras sur la matière. Soyons précis : sur les matières. Car il ne cause pas que de jazz. Mais de musique. Pose sans le dire la question essentielle, c'est quoi la musique ? Evidemment il ne connaît pas la réponse. Donc vous ne l'aurez pas.

C'est bête mais l'air de rien, dans sa démarche vous trouvez le fossé sans fond qui sépare Platon et Aristote. Le tout c'est de passer d'une rive à l'autre en évitant de glisser ne serait-ce que le plus petit de vos orteils dans la faille sans fin qui vous engloutirait immédiatement. Simple question de méthode, nous susurrerait Paul Valéry. Il suffit d'aborder la complexité par ses aspects les plus faciles. C'est simple, d'un côté vous avez Platon avec son idéalisme et la musique classique européenne, de l'autre Aristote dépourvu de toute prétention idéaliste – ce qui ne veut pas dire qu'il serait matérialiste – et le jazz. Si la philosophie vous ennuie, rabattez-vous sur le plan beaucoup plus sécure de la religion, Dieu immaculé face aux démons noirs. Une vision tant soit peu chrétienne. Un petit hiatus tout de même : les adeptes démoniaques qui créent leur musique ne croient pas plus au Démon qu'en Dieu. Ce n'est pas qu'ils aient le cul entre deux chaises, c'est qu'ils sont assis juste sur le gouffre souverain à qui ils donnent le nom de Créateur.

Tout cela demande quelques explications. Pour ceux qui se sentent un peu perdus sur les sentiers ardus de la métaphysique, nous conseillerons de relire le premier tiers de notre chronique ( voir KR'TNT ! 474 ) sur Lucien Malson qui dans son Histoire du jazz tient exactement les mêmes propos tout en restant à un niveau d'analyse plus accessible. Les esclaves noirs vont s'approprier la musique classique européenne sous sa forme la moins savante et la plus populaire, la musique des parades militaires. Cette musique essentiellement rythmique leur rappelle trop les percussions africaines pour que poussés par leur atavisme ils n'y rajoutent le foisonnement des césures a-rythmiques dues à l'entremêlement des variations tonales multi-polyphoniques de leur héritage ancestral. Ne leur manque que les instruments, qu'ils rachètent d'occasion – le plus souvent en mauvais état – qu'ils rafistolent avec les moyens du bord, et dont il faudra toute leur inventivité pour parvenir à les faire sonner à leur juste mesure, c'est-à-dire plus fort, plus distinctement que ceux de leurs voisins. L'on joue ensemble mais l'on se démarque du groupe, les soli du jazz prennent leur origine dans ces essais sauvages qui consistent à surpasser les copains...

Et Dieu dans tout cela ? s'enquerrait un célèbre journaliste radiophonique. L'est un peu aux abonnés absents. C'est là que Raphaël Imbert rebat les cartes clichétiques. Non les Eglises ne furent pas la bouée de sauvetage de l'âme noire. Historiquement la première institution noire indépendante des esclaves ne fut pas l'Eglise mais la franc-maçonnerie. Pour mieux comprendre sans doute faut-il se rapporter aux espèces de confrérie dans lesquelles se regroupaient les esclaves ( et les pauvres ) de l'Ancienne Rome, bien avant l'apparition du christianisme, prétextes à quelques banquets mais surtout à assurer à leurs affiliés que lors de leur mort l'association se chargerait d'offrir à ses membres une sépulture décente. Les fanfares noires jouaient un peu le même rôle, elles suivaient en grande et bruyante pompe le défunt jusqu'à sa sépulture, elles lui permettaient de quitter ce bas-monde sur un dernier pied de nez. Selon votre entregent et votre état social vous étiez accompagnés de plus ou moins de musiciens...

La franc-maçonnerie s'est développée aux Etats-Unis bien avant leur indépendance. Dans les loges blanches se mêlaient autant les abolitionnistes que les négriers, à chacun ses contradictions... Le Klu klux klan sera monté par un ancien maçon... Mais les principes maçonniques teintés de christianisme posent l'égalité de tous les hommes devant Dieu, l'Eglise Anabaptiste défend ce point de vue, les noirs tenteront d'entrer dans les loges blanches, à quelques exceptions près ils s'apercevront que cela reste plus que difficile, une maçonnerie noire plus ou moins clandestine se mettra en place, particulièrement parmi les musiciens de jazz.

Cette affiliation est loin d'être minoritaire. Elle a traversé tout le vingtième siècle, la plupart des grands noms du jazz en firent partie. Ce n'est pas vraiment un secret, il suffit de lire les nombreuses autobiographies, de regarder les interviews au sommaire des plus prestigieuses revues de jazz, d'examiner les notes des pochettes de disques, de faire attention aux symboles maçonniques fièrement arborés... Il n'est point de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir. En Europe le fait est largement ignoré. Cela ne cadre pas avec les préventions intellectuelles des intellectuels de gauche qui pendant longtemps formèrent les gros bataillons des amateurs.

Que les abolitionnistes et les négriers blancs aient pu discuter paisiblement dans une loge blanche soulève quelques interrogations. Pourtant au Grand Ole Opry, temple mythique du country se côtoyèrent sans problème, musiciens blancs et noirs ( Armstrong ne joue-t-il pas sur le Blue Yodel N° 9 de Jimmie Rodgers ) jusqu'au jour où l'émission radiophonique devint, avancées techniques aidant, télévisée. Qu'est-ce que le racisme, sinon une vaste hypocrisie. Apartheid suprématiste en théorie, mais dans la pratique les deux ''races'' se mélangent très bien, se côtoient de près, travaillent ensemble, couchent ensemble, maîtres et domestiques vivent si près les uns des autres... Dans les années 50 et 60 de nombreux musiciens de jazz se convertissent à l'islam. Une façon symbolique de renier le dieu chrétien des blancs nous explique-t-on. Certes mais sur les cartes d'identité américaines l'on vous demande votre religion, or si vous êtes musulman, vous êtes administrativement obligatoirement déclaré de race blanche. Même avec une peau plus sombre que l'ébène vous étiez reçu sans problème dans les restaurants réservés aux blancs...

Peut-être est-il temps de revenir à la musique. Ou plutôt au jazz, parce que tout ce nous venons de développer nous oblige à poser notre question initiale d'une autre manière. Qu'est-ce que le jazz ? Au juste. Parce que si l'on arrive à définir ce qu'est le jazz, peut-être sera-t-il alors plus facile de d'envisager la musique selon cette étrange vue de l'esprit qu'elle serait ce que le jazz ne pourrait pas être. Affirmer qu'une rose n'est pas un éléphant ( même rose ) nous en dit peut-être davantage que l'étiqueter en tant que fleur. A certains esprits retors la négativité d'une chose signifie davantage que ce qu'elle est. De surcroît quand on y réfléchit dire qu'une rose est une fleur c'est quelque part la nommer par ce qu'elle n'est pas puisque positivement parlant une rose n'est qu'une rose. Nous flirtons avec les gouffres métaphysiques. C'est là où Raphaël Imbert a décidé de nous conduire avec son histoire du jazz. Reconnaissons qu'il faut s'accrocher. Chronologiquement parlant si l'ouvrage de Lucien Malson court des origines à 1973 et flirte quelque peu avec le rock'n'roll, le rhythm 'n' blues et la soul c'est pour éviter de s'interroger plus avant sur la signification de la dernière grande éclosion jazzistique, celle du Free et de la New Thing. Raphaël Imbert lui essaie de répondre à la question du jazz en abordant tous ses aspects, social, religieux, musical.

Les ravages psychiques de l'esclavage et les méfaits de la ségrégation qui s'en suivirent sur les générations noires sont connus. Nous ne nous y attarderons pas. Le livre en démontre l'ampleur à loisir. Reste que cette présence de la maçonnerie noire ne sera pas sans incidences sur le développement du jazz. Elle agit comme une armure invisible et protectrice. Elle resserre les liens entre les individus. A un niveau purement social et par le petit bout de la lorgnette utilitariste l'on pourrait la comparer aux travailleurs de notre époque moderne qui prennent leur carte syndicale non par volonté révolutionnaire de détruire le capitalisme mais en tant que parachute de secours pour amortir les séquelles des licenciements économiques. Surtout elle apporte un plus, un supplément d'âme, les musiciens qui semblent discuter paisiblement dans les coulisses ne sont pas en train de chasser le tract, tiennent une cérémonie maçonnique qui les met en relation avec une réalité impalpable qui les exhausse du quotidien et leur permet d'accéder à une modalité supérieure du sacré.

L'exemple de Duke Ellington est des plus frappants. Le nègre parfait, savant et bien éduqué, qui se souvient de la savane africaine ancestrale, ne sont-ce pas des reproductions de barrissements d'éléphants qui forment la toile sonore de ce style jungle si apprécié par les blancs tout heureux de voyager outre-atlantique en restant prudemment assis dans leur fauteuil rembourré ! La discographie et la carrière du Duke sont plus éloquentes. A tel point que l'on passe sous silence toute une partie de son œuvre, cette musique sacrée qu'il composa et qu'il tint à jouer dans le monde entier dans les temples de toutes obédiences et dans les salles de concert les plus prestigieuses. Comment un musicien de jazz noir peut-il se permettre de renouer avec la musique classique religieuse européenne ! De surcroît en adressant ses ferveurs non pas au dieu très chrétien de la civilisation blanche mais à quelque chose qui au mieux serait un créateur et au pire une espèce d'entité inconnaissable que l'on peut évoquer mais ne point connaître car ne distillant par le truchement d'aucune église aucun dogme, aucun enseignement capable de régenter la hiérarchie de la société.

Voici un jazz qui n'est plus un swing joyeux et pimpant bon pour les délassements du samedi soir. Il faut bien que les enfants et les couches inférieures de la société s'amusent. Un jazz qui est en train de se rendre compte qu'il est avant tout une musique et même pire de la musique. Le be-bop sera au jazz ce que le cubisme fut à la peinture. Derrière toute représentation graphique se cache une structure géométrique, qui se transforme vite en pattern mathématique lorsque elle est censée épouser la forme des fluidités sonores. Le cubisme débouchera par l'entremise des couleurs sur l'abstraction, suivant le même chemin le jazz deviendra sinon une musique savante et répétitive que lui interdit l'improvisation mais une musique abstraite.

De plus en plus abstraite au fur et à mesure de son évolution, jusqu'à une certaine déliquescence, les outrances du Free permettront d'accéder à cette phase anarchisante d'auto-destruction. Mai la nature a horreur du vide, la New Thing sera cette tentative de transmuer la dilution finale programmée en une chose nouvelle qui au contraire n'aurait rien à voir avec les reproductions échoïfiée de la réalité par la voie phonique, qui s'efforcerait d'accéder par la voie du silence à une autre surréalité qui ne serait que vide et néant.

Nous avançons d'un cran. L'initiation maçonnique peut être envisagée comme l'adhésion à une société mutuelle de secours, l'assurance de trouver accueil fraternel pour la nuit dans une ville inconnue dont l'accès aux hôtels vous est refusée, voire la participation inopinée à une tournée en période de dèche, mais en passant à cette idée d'une musique qui vous force à réfléchir et à ne jouer les notes qu'en tenant compte de l'intervalle qui les sépare, en modulant le silence autant que le son, vous changez de braquet. La pratique d'un instrument devient une praxis en quelque sorte philosophique, une quasi-méditation ascétique. Raphaël Imbert devient précis, il analyse le jeu des souffleurs les plus reconnus en détail, toute avancée instrumentale, celles de Coleman Hawkins par exemple, est explorée et fouillée jusque dans leur moindre recoin. Chaque musicien joue pour lui mais son parcours s'inscrit dans une continuité qui le dépasse. Le jazzman n'est plus considéré comme un musicien mais comme un instrument qui déchiffre les modalités formelles d'une partition invisible qu'il dévoile au fur et à mesure de sa progression. Champollion a su percer le mystère des hiéroglyphes mais les cryptogrammes s'étalaient devant ses yeux, imaginez qu'il ait eu à les déchiffrer sans les voir... Re-bonjour Platon, l'Idée est une forme invisible à laquelle on accède que fort difficilement, toutefois sa présence vous guide.

Le titre du livre est une référence évidente à John Coltrane. Raphaël Imbert sait de quoi et surtout de qui il parle, il est lui-même saxophoniste de jazz. John Coltrane a suivi la voie mythique du jazzman type. Adonné aux deux mamelles de la musique et de la drogue. Jusqu'au moment où il se sèvre de la seconde tétine empoisonnée qui obscurcit le chemin. Notons en aparté de grande signifiance que Malcolm X effectuera un même trajet, en prison il comprend que la délinquance dans laquelle il se complaisait n'était qu'une révolte stérile et qu'elle devait être abandonnée afin que puisse se déployer une réelle efficience d'ordre politique. Ornette Coleman a beaucoup contribué à faire admettre à Coltrane que les séquences improvisées d'un morceau – l'essence par excellence du jazz – ne sauraient être totalement libres mais devaient rester en adéquation formelle avec la charpente initiale. Quelque part il existe une unité. Cette singularité supérieure Coltrane, homme de vaste culture et esprit extrêmement curieux, la qualifiera du nom d'amour. Love suprême. La nouvelle L'Amour Suprême de Villiers de L'isle-Adam est sans appel. L'amour suprême se doit de traverser la mort. L'Être se nourrit du Non-Être, sans le néant l'Être ne saurait être. Nous sommes ici en plein mysticisme. En pleine poésie. En pleine mystique.

Attention aux déraillements. La mystique sans dieu est une passerelle qui enjambe le néant pour arriver on ne sait où. La tentation est grande de se replier vers des positions plus sereines. Nous assistons à une sorte de retour au religieux nettement marqué par exemple chez Albert Ayler. L'expérimentation tous azimuths possède ses propres garde-fous, elle tend à se protéger, elle se meut dans le cocon d'une espèce de panthéisme religieux qui s'interdit toute négativité athéique. C'est dans le sens de cette affirmation positiviste d'une présence divine que les ténors de la New Thing se protègent de l'inconnu, de cette chose qu'ils ne peuvent exprimer qu'en rompant l'ensemble des harmonies traditionnelles dans l'idée que le contour de ce que les oreilles profanes nomment cacophonie dessine ou du moins laisse entrevoir la forme de cette étrangeté qui échappe à toute préhension humaine et dont ils sont comme les prophètes annonçant et désignant la mystérieuse présence d'une manière phonique qu'ils jugent indubitable.

Et après la New Thing que devient le jazz ? Il emprunte les sentiers au mieux de la virtuosité clinquante du jazz-rock, au pire il s'acoquine avec les dernières modes commerciales. Des approches peu intéressantes. Il existe une autre manière de voir. Et si le jazz était devenu musique. S'il s'était européanisé, classicisé. Le roi est mort, vive le roi. Le roi se mord la queue. Si le jazz est parvenu à rejoindre l'évolution de la musique classique européenne, qu'est-ce qui le distingue de celle-ci. Raphaël Imbert n'est pas qu'un théoricien, il a participé en tant que musicien au projet Brotherhood-Bach ( quatuor classique + quartet jazz ) qui a mis en évidence les indéniables parentés existantes entre Bach et Coltrane qui s'expliquent par l'origine luthérienne des anciens negro-spirituals dans lesquels Coltrane allait chercher les thèmes de base qui servaient à ses improvisations. La différence entre jazz et classique serait donc très relative. Deux fleuves issus d'une même source qui se rejoignent dans le même estuaire. Beaucoup de bruit ( ou d'harmonies, voire surtout de disharmonies ) pour rien. Mais où donc est passé le sacré dans cette entourloupe, l'est allé se nicher sans se faire remarquer à l'origine des deux processus. Les européens l'ont toujours gardé en mémoire, les noirs d'Amérique l'ont cherché pendant longtemps.

Raphaël Imbert se retrouve dans la position de la poule qui apercevant l'œuf qu'elle vient de pondre se demande d'où il peut bien sortir, à moins que ce ne soit elle qui vient d'en sortir. Mais c'est un malin Raphaël, il trouve la réponse, que la cocotte sorte de l'œuf ou le contraire dans les deux cas nous n'avons à faire qu'à une seule et même action. Ce qui compte c'est l'Acte même – quelle que soit l'histoire qu'il met en scène. Le jazz n'est donc pas la musique mais la musique mise en œuvre. En ce sens-là l'origine n'est qu'une répétition, ce n'est pas un œuf qui est à l'origine de tous les autres, ce sont les œufs qui induisent l'origine en tant que forme de préexistence. Heidegger se substitue à Platon mais notre auteur ne court pas si loin. S'en tient à l'antique dichotomie Platon / Aristote dans laquelle la musique classique européenne jouerait le rôle de Platon et le jazz celui d'Aristote.

Je regrette de vous avoir causé un fort mal de tête, mais l'on ne résume pas trois cents pages touffues en deux feuillets et demi sans élaguer beaucoup. Me suis davantage attaché à la structuration intellectuelle du bouquin qu'à son contenu anecdotique. Ce qui est dommage. Car il expose des faits et dévoile une vision de la musique populaire américaine passée sous silence de par chez nous. Tiens par exemple, amis rockers saviez-vous que Carl Perkins était franc-maçon ?

Damie Chad.

 

INTRODUCING... CARL PERKINS

( Phono 87033 / 2015 )

 

Quand je vois un CD de Carl Perkins, j'agis en Pavlov's Dog, je salive, j'aboie du petit lait, je prends sans regarder. C'est un tort. L'ennemi est partout. M'a fallu me rendre à l'évidence, non ce n'était pas l'immortel créateur des chaussures de daim bleu. Un homonyme. Un pianiste. De jazz. En plus. Bon, je le rapporterai et l'échangerai. Quand j'ai lu le livret mon cœur s'est serré, un peu comme quand vous vous penchez sur une bête agonisante au bord de la route. Celle-là, elle était déjà morte depuis 1958. A l'âge de vingt-neuf ans. D'overdose. En plus, pas une vie heureuse, le bras gauche déformé par la polio tout gamin. Tout jeune il était obligé de jouer certaines notes avec le coude. L'a dû en baver pour se hisser au haut niveau, l'a accompagné sur scène des pointures comme Chet Baker, Dexter Gordon, Illinois Jackett, Dizzy Gillespie et quelques autres. N'a eu que le temps de faire paraître un unique disque sous son nom, en 1955, cet Introducing Carl Perkins, agrémenté ici de quelques enregistrements radio. Autant lui faire l'aumône d'une écoute, me dis-je, d'autant plus qu'il débuta dans le combo de Tiny Bradshaw qui devait mourir quelques mois après lui, mais qui ayant avant de casser sa pipe le bon goût de composer et de créer l'immortel Train Kept A-Rollin' un classique du rock'n'roll.

Introducing Carl Perkins

+ Leroy Vinegar : bass / Lawrence Marable : drums

Way cross town : un piano quelque peu boogie qui se livre à un joli ballet avec la batterie, la basse halète loin derrière, pour soutenir son solo les deux camarades y vont pianissimo, puis le piano s'insinue dans le solo de la batterie. Très technique, un peu froid. Arrêt brutal. You don't know what love is : la langueur qui tue, Perkins nous la joue romantique, des notes tristes, des larmes qui coulent sur la joue, la main droite pond des cascatelles au ralenti, la gauche appuie un peu plus, peu de choses quand on y pense mais cela vous a des des goûts de revenez-y. The lady is a tramp : un peu plus jazz si j'ose dire, le piano devant, les autres ont du mal à se tenir à sa hauteur, le rejoignent enfin, voudraient-ils le narguer que là il nous sort le grand batifolage, ne pique pas un sprint mais vous fait des sauts de ballerine qui l'emportent jusqu'au ciel. Marblehead : une compo de Perkins, z'avez l'impression que le côté droit du sillon lambine un peu, mais le côté gauche trottine hardiment. Une véritable démonstration tout en douceur, y a même un moment où il faut tendre l'oreille mais c'est pour mieux revenir et vous balancer un maximum de fioritures. Woody 'n' you : tiens la batterie prend les devant, rythmique un tantinet tropicale, la basse s'étire, un chat qui fait le gros dos au sortir du somme pour émerger de sa léthargie, et le piano s'amuse, saute à pieds joints pour démarrer puis y va tout doux, un poisson qui frétille au bout de la ligne qui le sort de l'eau dans un rayon de soleil. Westside : piano rag, basse et drums prennent le mors au dent, le rythme reste soutenu mais le clavier fait tant de cabrioles que ça fuse de tous les côtés, une fois que vous avez lâché la bride, vous ne vous étonnez plus que ça tressaute dans la diligence. Just friends : très jazz, c'est le moins que l'on puisse dire, le genre de truc énervant, rien à reprocher au pianiste qui ressemble à une machine électrique à tricoter les pompons de laine, au milieu la batterie fait trente secondes de claquettes, mais just friends, la soirée ne se terminera pas par une étreinte sauvage. It could happen to you : tout en douceur, la chansonnette qui vous agonise, le genre de ballade que l'on passe dans les supermarchés quand les caissières commencent à fatiguer pour leur rappeler qu'elles risquent d'être congédiées sine die. Why do I care ? : des notes pointues qui sautent sur le chien pour rentrer du cinéma en taxi. Franchement vous partez faire la vaisselle car le Perkins il joue bien mais l'on aimerait que de temps en temps survienne une catastrophe. Trois fois rien. Une bombe atomique dans le jardin du voisin par exemple, la patience des rockers a des limites, et les trois gus imperturbables continuent comme si de rien n'était. Lilacs in the rain : arpèges pour génériques de film à l'eau de rose, promenades enlacées et couchers de soleil, un brin de tristesse mais pas trop, il ne faut pas décourager l'être humain et trop lui rappeler qu'il va mourir. Ce satané Carl vous refile une impression de blues poisseux qui vous colle à la peau, comme la lèpre qui grignote le lépreux. Carl's blues : finit sur une compo à lui, un blues guilleret, l'on dirait que les trois compères sont contents de terminer la séance, que ça leur met du baume du tigre au cœur, et qu'ils pensent à la fin de la soirée dans un night-club en galante compagnie.

Au piano seul / 13 - 09 - 1954

Lullaby of the rain : si vous n'y prenez pas garde vous ne voyez pas la différence avec le morceau précédent, preuve que les deux acolytes n'étaient que des accompagnateurs. Perkins se suffit à lui-même. Le gars vous sert sans arrêt la même ritournelle, vous lance quelques notes et puis il s'amuse avec elles, le jeu du chat et de la souris. Quand la petite bête innocente est croquée il se jette sur la suivante. Cruel mais fascinant. Alone together : rien qu'au titre vous savez que le piano va laisser tomber une lampée de larmes de crocodiles à vous rendre malade, une belle excuse pour téléphoner à votre patron que vous n'irez pas travailler. You don't know what love is : tout ça pour flemmarder au lit avec votre conjoint ou avec son souvenir, car lui il s'est levé pour le turbin, ne vous reste plus qu'à vous masturber délicieusement et éparpiller vos gouttelettes de rosée sur les draps froissés. I've bever been in love before : devait être sentimental quand il a enregistré ces quatre titres, les trois derniers vous resservent la même ambiance doucereuse, cotonneuse à souhait. L'amour rend bête !

10 – 09 - 1954

+ Oscar Moore : guitar / Joe Comfort : bass / Georges Jenkins : drums

Blues in 8 flat : changement d'ambiance, tout suite plus guillerette, le Perkins a raccourci ses notes, du coup elles sont plus rapides, faut bien laisser un peu de place à la guitare, par derrière le Jenkins ne s'en mêle pas trop, vous stratège une trottinade de bon aloi, non de Zeus c'est déjà fini. Roulette : reprennent illico en plus rapide, de temps en temps ils ont la mauvaise idée de passer le film au ralenti, mais ils se reprennent et ça cascatelle de tous les côtés, de l'émulation dans le studio, imaginez des tirs de kalachnikovs mais avec un silencieux, l'on veut bien s'entretuer toutefois il ne faut pas réveiller les voisins pour si peu. Le meilleur morceau du disque à notre humble avis. Un conseil, play loud. The nearness of you : une guitare qui sonne comme celle de Claude Ciari et le piano qui ne fait pas de bruit pour ne pas la déranger, doit y avoir un ange ( déchu ) qui passe dans le studio. Le genre de morceau qui ne vous laissera pas un souvenir inoubliable. Love for sale : La rengaine de Cole Porter, genre de limonade bien foutue qui swingue un peu, juste ce qu'il faut pour ne pas effrayer le peuple. Body and soul : vas-y tout doux, Julot, ici l'on fait dans le minutieux et le point de suture sous perfusion. Si je vous disais que mon corps se morfond et que mon âme s'impatiente... Kenya : musique d'ambiance, ça sautille gentiment, c'est mignon tout plein mais vous en ressortez ni triste, ni joyeux, même pas avec l'envie de vous suicider. Mais à quoi bon peut servir la musique si elle ne vous pousse pas aux grandes décisions ?

Janvier 1957

+ Jim Hall : guitar / Red Mitchell : bass

Too close for comfort : les chambres d'hôtel trop confortables sont un tantinet ennuyeuses. Perkins vous plaque des accords aussi épais que du placo-plâtre, mais la guitare et la basse s'amusent à vous les démantibuler de l'intérieur pour y installer leur termitière. Pas non plus un des grands drames de l'humanité.

Tout bien pesé, les onze premiers morceaux auraient suffi. Les onze suivants sentent un peu le remplissage. Vous donnent l'impression qu'ils font le job en professionnel, mais il manque la fièvre et le frisson.

Perkins vous distille un jazz post be-bop, ce n'est pas encore le cool mais l'on s'en rapproche. L'a un beau toucher, avance par petites séquences, toujours structurées de la même manière, mais il a les doigts inventifs. Agréable, sympathique, vous ne passeriez pas la vie avec.

Sera-ce une surprise si je vous dis que je préfère l'immortel créateur de Honey don't, le seul, le vrai, l'unique Carl Perkins !

Damie Chad.

 

08/01/2020

KR'TNT ! 446 : ROY LONEY / ALLEN KLEIN / GENE VINCENT / CARL PERKINS

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 446

A ROCKLIT PRODUCTION

FB : KR'TNT KR'TNT

09 / 01 / 2020

 

ROY LONEY / ALLEN KLEIN

GENE VINCENT AND THE BLUE CAPS

CARL PERKINS

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Le Roy est mort, vive le Roy !

 

David Laing a bien raison de le rappeler : Roy Loney et les Flamin’ Groovies préfigurèrent en leur temps deux phénomènes majeurs de l’histoire du rock : la London punk-scene (les London SS s’épuisaient à essayer de reprendre «Slow Death») et le boogaloo des Cramps avec cet épouvantable ‘I’m a monster/ With a revved-up teenage head’. Après avoir mené le bal sur quatre albums avec les Groovies et opté pour l’exit, Roy se lança dans une carrière solo qu’il faut hélas qualifier d’underground. No mainstream for Roy. Seuls ses fans semblent l’avoir suivi.

Alors que les Groovies post-Loney allaient basculer dans une régurgitation des early Beatles, Roy montait les Phantom Movers avec James Ferrell et la dynamo des Groovies, Danny Mihm. En 1979, il donnait avec Out After Dark une suite éclatante à Teenage Head. Roy annonçait un ‘Primitive rock with taste’. Pour les fans, c’était comme si the awsome wild ride des Groovies continuait. L’album parle tout seul. La photo du groupe au dos de la pochette vaut bien celle qui orne le recto de Flamingo. Roy riffe à coups d’acou, il ramène son sens inné du punch et des killer hooks. Trois cuts vous accueillent à bras ouverts : «Used Hoodoo», «Neat Petite» et «Rocking In The Graveyard». Avec l’Hoodoo, Roy recrée la magie tétanique de Teenage Head, il chante à la rogne de la teigne et procède à l’admirable hoodooïsation des choses du rock. C’est exactement le cut qu’attendaient les inconsolables. Avec «Neat Petite», Roy se paye le luxe Royal d’un hit inter-galactique, et en B, il revient à ses premières amours avec une reprise du «Rocking In The Graveyard» de Jackie Morningstar : back to the wild rockab, d’autant plus wild que Roy charge sa barque d’accents d’Elvis. Sur cet album, le backing-band est déterminant. Le Phantom Mover number one s’appelle Larry Lea et il passe dans «Pantom Mover» un solo crazy crazy petit bikiny, pendant que Danny Mihm swingue le swong jusqu’à l’os du crotch, ramenant ainsi toute la brillante ferveur de Sneakers. Le coup le plus fumant de cet album est bien sûr la reprise de «Return To Sender». Roy tient la dragée haute à son idole. Du Roy au King, il n’y a qu’un pas, n’est-il pas vrai ? Puis il remonte sur ses grands chevaux pour «Scum City». Il chante comme le Roy des punks, le Fagin des culs de basse fosse. Roy est la meilleure glotte de la cour des miracles. Il boucle cet album inespéré avec «San Francisco Girls», un autre joli drive de rockalama battu à la Mihm et visité par un flashy flasho carabiné de Larry Lea.

S’ensuit dans la foulée le mini-album Phantom Tracks qui engloutit le premier EP solo de Roy, Artistic As Hell, enregistré avec les ex-Groovies des Hot Knives, Danny Mihm et Tim Lynch. C’est là-dessus qu’on trouve l’extraordinaire cover de «Down The Road Apiece». On se croirait sur le premier album des Stones. Même rage de vaincre, ça sonne sec, Mihm bat à la Charlie Watts et Momo digonne un énorme drive de bassmatic. Toute la rage du rock coule dans les veines du Road Apiece. Roy shakes it out. L’autre coup de Jarnac se trouve de l’autre côté : «Don’t Believe These Lies». Big guitar sound à la Chucky Chuckah, pur jus de flambant Flamin’, les Phantoms Movers sont comme des poissons dans l’eau, riff raff à la Keef de Chuck. Roy déplace les montagnes, en voici la preuve. Sur «Emmy Emmy», James Ferrell partage ses duties avec l’excellent Larry Lea et dans «You Ain’t Getting Out», on sent poindre l’influence des Rezillos. Ils jouent «I Must Behave» à l’excellente tension phantomale. Ah pour mover, ils savent mover ! Ça ruisselle d’énergie sauvage.

Hélas, le label met la pression sur Roy, et comble de déveine, Danny Mihm et James Ferrell quittent le groupe. Roy croit bien faire en tâtant de la new wave et se vautre en 1981 avec Contents Under Pressure. On retrouve le riff de «Locomotive Breath» dans «Sorry» puis après ça se gâte tragiquement. Roy perd pied. Leur reprise de «Heart Full Of Soul» en B est tellement spéciale qu’elle ne sauve pas l’album. Trop new wave. On l’a un peu oublié, mais cette fuckin’ new wave a fait à l’époque autant de ravages dans le rock que la peste au XVIe siècle en Europe. Par son côté power pop, «Cinema Girls» sauve presque cet album maudit et Roy tente de revenir au boogie blues avec «Intrigue Indeed», mais il massacre le chant en voulant sonner comme Lena Lovich. Tragique épisode. Mais deep inside your heart, vous saviez que Roy allait se racheter.

Un an après, Mihm et Ferrell rentrent au bercail, alors Roy opère un back to the basics avec le bien nommé Rock And Roll Dance Party With Roy Loney. Ils tapent d’ailleurs dans les vieux coucous des Groovies, «Doctor Boogie» et «Gonna Rock Tonight». Pour David Laing, Roy sonne comme les Blasters et Barrence Whitfield qui à l’époque avaient repris le flambeau du purisme. Roy démarre en trombe avec l’excellent «Ain’t Got A Thing» de Sonny Burgess. Dans Ugly Things, Cyril Jordan nous rappelait un point essentiel : l’ado Roy collectionnait les singles de rockab. Roy et Lux même combat ! Back to Sneakers avec «Doctor Boogie» et ce swing voyou qui faillit bien conquérir le monde et qui à défaut se contenta de conquérir quelques âmes ici et là. Cette version du «Doctor Boogie» pourrait prétendre au rang de huitième merveille du monde, mais c’est vrai, rien n’est plus difficile que de rester objectif quand on écoute chanter un géant comme Roy Loney. «My Baby Comes To Me» et «Slip Slide & Stomp» qu’on trouve plus loin en A s’inscrivent aussi dans une veine terriblement groovy. Roy chante à l’âpreté du rocky road, alors forcément, c’est niaqué à point. Le «Double Dare» qu’on trouve sur la face obscure se montre aussi typique de l’âge d’or des Groovies. Voilà un Dare qui pourrait très bien figurer sur Teenage Head. Même avec un jump comme «Lana Lee», Roy parvient à impressionner son monde.

Avec Fast & Loose qui parait l’année suivante, Roy tape dans les gros classiques, le Chuck Chess-come back de «Tulane» ou encore le «Hanging Around» d’Ersel Hickey paru en 1958. D’ailleurs Larry Lea s’en donne à cœur joie. Mais c’est avec le «Driving Wheel» de Billy Swan que Roy vient nous ramoner la cheminée. Et il ramone dans les règle de l’art, comme un petit Savoyard, beau beat des reins, c’est shaké envers et contre tout, all my love ! Let’s rock now et Larry Lea passe le plus classique des solos rockab. L’autre merveille ouvre le bal de la B : «Ragged But Wrong», fantastique hit de rock jumpy, swingué par Danny Mihm. Très haut niveau d’excellence. The voice & the beat : just perfect. On ne saurait rêver meilleure excellence combinatoire. Ils montent ensuite «Rockin’ Radio» sur un riffing à la Chucky Chuckah, comme au temps des Groovies. On se goinfrera aussi de «Slippin’ Out The Back Door», monté en heavy tempo et chanté de main de maître. Roy en fait ses choux gras. Ils bouclent leur bal d’A avec «The Mop Flops», une nouvelle pépite de juke. Mine de rien, Roy fait de Fast & Loose un pur album de rockab. Il ne résiste pas à l’envie de glisser en B un remake de «Teenage Head», sans doute un prétexte pour faire revenir James Ferrell, mais on préférera la version originale. Avant de nous quitter, Roy nous met en garde contre les ghoules avec «Beware Of The Ghoul». You better watch your step, font les ghoules. Waah waah waah waah-waah !

Roy retrouve la bande à Bonnot pour The Scientific Bomb Away : Danny Mihm, James Ferrell et Larry Lea. Voilà un album qui sait recevoir : il propose un festin de rockab et de folk-rock. Cyril Jordan participe à l’aventure, en chantant les harmonies vocales de «Ruin Your Shoes», «Nobody» et «Feel So Fine». Ah oui, «Feel So Fine», dernier cut de la B, fantastique fin de non-recevoir, Roy nous swingue ça avec une grâce infinie, bien soutenu par ce monster shaker qu’est Danny Mihm. On a là l’équilibre parfait entre le swing et le punch. Inutile d’aller le chercher ailleurs. Roy démarre l’album avec un hommage à Bo Diddley, «Chicken Run Around». Idéal pour un punkster comme lui et James Ferrell gratte sa Gretsch, alors tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Roy tire ensuite «Bip Bop Boom» des vaults du veau d’or. On observe la belle tenue des tenants et des aboutissants de «Deviled Eyes». Avec Roy, tout aboutit à l’Aboukir Royal. Mike Wilhelm vient gratter sa gratte, et non ses poux, sur «Nervous Slim», comedy act de petite vertu digne des Charlatans, puis sur un «Boy Man» monté sur un bon beat sous-jacent, et lorsque Roy groove son hiccup, Wilhelm claque son takatak. Le «Bad News Travel Fast» qui ouvre le bal de la B vaut encore une fois pour un hot shot de rockab. Roy est l’un des rois du revival, il injecte du Bo dans son beat et Danny Mihm transforme l’ensemble en chef-d’œuvre imprescriptible.

Quelques années passent et les Phantom Movers refont leur apparition avec Action Shots, une compile de bouts de concerts. Le son n’est pas merveilleux et le choix des cuts pas terrible, puisqu’ils tapent dans l’album new wave paru en 1981, année de l’élection de François Mitterrand. Ça s’arrange un peu en milieu d’A avec «Double Dare» et «Doctor Boogie» dont on a déjà vanté les vertus. Et puis ils font sauter la sainte-barbe de la B avec «Driving Wheel» et un «Coming After Me» tiré de Flamingo et là, ça reprend vraiment du poil de la bête de Gévaudan. Roy l’annonce ainsi : «Comin’ from the Groovin’ Flamies from San Francisco.» C’est lui le Flamin’ guy et le riff de Comin’ est sans doute l’un des plus beaux riffs de l’histoire du rock, bien dans l’esprit des Stones de l’âge d’or. Larry Lea se régale. On entend Momo faire le dos rond avec sa basse dans «Down The Road Apiece» et après une version héroïque de «Teenage Head», ils terminent avec ce gros clin d’œil aux Rezillos qu’est «A Hundred Miles An Hour».

Roy va peaufiner ce brillant parcours discoco en enregistrant quatre albums avec les Longshots, composés d’illustres inconnus (Jim Sangster/lead guitar et Tad Hutchinson/drums, ex-Young Fresh Fellows, Scott McCaughey/bass et Joey Kline/rhythm guitar).

Full Grown Head paraît en 1994 et Roy y propose un «Tobacco Road» qui lui va comme un gant. Il le chante à la bonne arrache, une arrache qui vaut bien celle des Blues Magoos. C’est d’autant plus bienvenu qu’il enchaîne avec «Slow Death» - Ah-call a doctah - C’est lui le slow death guy on the loose et Jim Sangster fait son Cyril. On retrouve le riffing de «Locomotive Breath» dans «See Jane Goes» et en A, on voit Roy tenter vainement de rallumer les vieux brasiers, mais il ne dispose pas des bonnes chansons. Il reprend un peu de poil de la bête avec «I’ll Come Running», mais c’est avec «Teeny Weeny Man» qu’il retrouve sa mesure : back to the old rock’n’roll powerhouse, sa vraie passion. Il part en mode full grown Buddy Holly pour le morceau titre, évoquant au passage son Teenage Head - Once upon a time I was a Teenage Head - Il chante comme un punk anglais - But now I’m a full grown head - Peut-être serait-il plus juste de dire que les punks anglais chantent comme Roy Loney.

Un nouvel album des Longshots paraît l’année suivante, sur le bien nommé Impossible Records. Kick Out The Hammmmons propose des bouts de concerts et bon nombre de belles énormités, à commencer par «Chasing My Own Tail», «Been Wrong Too Long» et «Road House». Roy ramène toute sa science du punch avec Chasing, il chante vraiment comme un démon échappé d’un bréviaire du chanoine Docre. Pas de meilleur shoot de garage que cet «I’ll Come Running» stompé dans les règles. Derrière Roy, ça joue énormément. S’ensuit un «Been Around Too Long» flambant neuf, Roy le prend de haut, de très haut, à tout seigneur tout honneur. Énorme car contrebalancé au chant par des effluves de riffing qui se perdent dans le bush. Roy vante aussi les vertus d’une petite chatte bien serrée avec son vieux «Neat Petite», ouh wah-ouh wah, il ramène du punk dans le stupre, il est parfait dans ce rôle infernal. Retour du midnight groover pour un fabuleux «Road House». Roy a maintenant l’habitude de brûler la chaussée, il l’a fait tellement de fois avec les Groovies, et ça continue en 1995, yeah yeah yeah, avec un Sangster en embuscade qui lui aussi sait foutre le feu. «Panic To A Manic Degree» vaut pour un joli coup de ventre à terre. Roy adore ça, il adore traverser la prairie, poursuivi par une horde de Comanches ivres de carnage. On a là du big bad live. Il réactive aussi son vieux «Comin’ After Me». C’est du sérieux. Avec Roy il faut faire gaffe. Roy le prend au premier degré. C’est le riff des Groovies par excellence. Ils tapent aussi une version assez violente de «See Jane’s Goes». Ils sont marrants, comme pressés d’en finir.

Nouveau coup de tonnerre avec Drunkard In The Think Tank paru en 2004. Roy gâte ses fans avec un somptueux «House Of Games». Il y ramone bien la cheminée de la maison Groovies. Avec cette débauche de Stonesy claironnante, c’est tout le son des Groovies qui redevient d’actualité. Jim Sangster claque au claironnant clairvoyant et ce «House Of Games» sonne comme l’un des plus beaux hits des Flamin’ Groovies. Autre coup de génie : «Such A Nice Boy» : Roy le monte sur les accords de Teenage Head qu’il chausse de plomb. Il vise l’heavyness subliminale. C’est d’une tenue qui scie la branche et Jim Sangster cisaille d’autant plus qu’il est devenu le killer flasher de service. Encore une belle envolée avec «Hang With Me», Roy ne lésine pas sur l’énergie, il est le roy du roll up. Voilà encore un cut explosé dans le contexte de la caryatide. Ce Sangster est un fou, il faudrait le faire interner d’urgence. Roy revient à son cher rock’n’roll avec «She’s The One» Il adore le ventre à terre, il puise ses forces et son inspiration dans sa collection de wild rockab et l’autre fou de Sangster claque un solo brûlant de fièvre. Roy rend une nouvelle fois hommage à John Fogerty avec une reprise de «You Don’t Owe Me». C’est du très beau big jump, Roy y met toute sa ferveur. On a là la conjonction de deux géants. «Nobody Does It» va plus sur la pop et Roy revient aux choses sérieuses avec un «Doggone Fine» stupéfiant de violence, emmené par le bassmatic marmoréen de Momo. Sangster passe un killer solo flash inexpugnable, c’est une véritable horreur combinatoire, le solo se tortille comme ce lombric que le pêcheur pique sur l’hameçon. Roy chante ensuite «Grapey Wine» au raw effarant et Sangster revient faire son loup garou dans «Steam». À qui vous fait penser «Jennifer Whenever» ? À Buddy Holly, bien sûr et quand il conclut avec «Let Me Go», force est de constater que Roy regorge de richesses. Un vrai pays africain ! Bizarre que les multinationales n’aient pas encore songé à l’exploiter.

Paru en 2007, Shake It Or Leave It sera le dernier album enregistré avec les vaillants Longshots. Il est important de préciser que Roy signe tous les cuts de cet album encore une fois explosif. Ah t’a voulu voir les Groovies à Vesoul et t’as vu Roy Loney à Vierzon, ce n’est pas la même chose. Dès «Baby Du Jour», Roy tape dans le dur, comme on dit chez les démolisseurs. Roy Loney sonne comme l’ultimate rock singer et derrière lui claque toute la Stonesy qui se puisse imaginer. Quelle erreur que de se séparer d’un shouter aussi powerful que Roy Loney. Il semble que Cyril Jordan ait passé sa vie à se tirer des balles dans le pied. Roy Loney tape dans le dur du rock avec une volonté de fer qui honore le dieu Gou du fer travaillé, il joue la carte de la Stonesy oblongue, bien balancée sous le boisseau du oooh baby. Et ce n’est que le premier cut ! Le coup de génie de l’album s’appelle «Don’t Like Nothing». Roy vient faire le con sur ce vieux bout d’heavy blues de fond de studio, mais il swingue ça à la Roy. Méchant trucker de trash out ! Comment fait-il ? On ne sait pas, mais c’est bardé d’envoyé, il nous descend dans les escaliers, help it ! Terrific ! Encore une brillante leçon de maintien. Il revient à son cher rockab avec «Miss Val Dupree». C’est sa came, il est dedans, il redevient le wild cat de San Francisco, il swingue son Val Dupree avec tout le swagger du monde. Il renoue avec l’énergie des origines. Roy is the real deal. Encore une énormité avec «Looking For The Body», toujours ancrée dans le rockab et il passe en mode demented are go. Il tape aussi «Hey Now» au wild rockab. Ce mec sait de quoi il parle. Il chante son «Big Time Love» à la meilleure veine de la déveine et bien sûr, «Big Fat Nada» nous renvoie au temps béni de Sneakers. Roy chante comme un dieu, c’est utile de le rappeler, avec mille fois plus de fantaisie que n’en eût jamais Chris Wilson. Tiens voilà encore un shoot de rockab madness : «Raw Deal». Les Longshots deviennent des fous dangereux. Il shakent le raw to the bonne et le solo s’étrangle sur la montée de bass up. Quelle dégelée ! On a là un vrai deal de raw deal.

En 2009, Roy revient dans le rond du projecteur avec Señor No et un album intitulé Got Me A Hot One. Les Señor No sont des Spanish guys basés à San Sebastian et quand vous ouvrez le digi, vous tombez sur une fameuse équipe : tapis dans l’ombre et rassemblés autour du roy Roy, ils arborent de faux airs de Dead Boys in the flesh, avec les tattoos et les ceinturons à clous. Roy en profite pour taper dans le vieux «Headin’ For The Texas Border» des Groovies. Il faut le voir mener le bal ! No problemo ! Il reprend aussi l’«Act Nice And Gentle» de Ray Davies. On se croirait chez les Small Faces ! Quel panache ! Roy taille sa route. Il crée chaque fois l’événement. Il tape plus loin dans le «Cara-Lin» des Strangeloves pour en faire un incroyable melting pot de Spanish glam. Il se prête au jeu de façon subversive, hey hey hey ! Tiens encore un déterrage : le «Dance With Me» des Mojo Men, garage-band californien des mid-sixties. Roy et ses wild Spanish friends en font une version violente, secouée au dance rhythm. Idéal pour un shouter comme Roy. Il y va ! Alors on l’encourage. Vive le Roy ! C’est vraiment très violent. Il assume bien. Quel shouter and what a blast ! Le hit de l’album est une compo de Roy digne de figurer sur Teenage Head : «Least Magnificent Moment». Ça gratte à coups d’acou, mais il y a du monde derrière. Roy adore voir arriver les renforts. Il n’existe rien de plus somptueux qu’une grosse compo de Roy Loney. «Least Magnificent Moment» effare par sa magnificence. Et quand on a dit ça, on n’a rien dit. Il fait aussi des siennes dans le morceau titre d’ouverture de bal. Hot on heels ! Roy emmène ses Spanish friends en enfer, à moins que ça ne soit l’inverse, c’est explosé à un point à peine croyable. Il ne reste plus qu’à ramasser les miettes. Le «Getting Gone» qui suit est encore plus explosé du cortex, ces mecs ne connaissent qu’une chose dans la vie : l’exaction. Alors on imagine bien qu’avec un mec comme Roy au chant, ça puisse vite devenir un jeu d’enfant. C’est trop explosif pour être honnête. On est aux antipodes des Groovies 2019 qu’on a pu voir se vautrer à Paris. Roy trace la voie royale, fuck ! avec une niaque qui laisse rêveur. Ça sent bon le Spanish booze ! Et puis avec «Everything Goes», il fait carrément du Creedence. Il arrive à faire sonner son Everything comme un hit de Fogerty. Sacré Roy, il nous en fait voir des vertes et des pas mûres. Il y a plus de son dans un cut de Roy Loney que n’en peut rêver ta philosophie, Horatio.

Pour les ceusses qui n’ont plus de place dans leurs étagères, un compile Raven pourra faire l’affaire. A Hundred Miles An Hour 1978-1989 propose en effet un choix intéressant de cuts tirés des premiers albums solo du roy Roy, comme par exemple «Hundred Miles An Hour» qui donne son titre à cette compile palpitante et qu’on retrouve sur Phantom Tracks. C’est un bonheur que de réentendre ce vieux coup de grisou joué à la petite sourdine absolutiste. Roy n’en finit plus de traîner derrière lui sa vieille hargne de Teenage Head. On recroise plus loin le mirobolant «Least Magnificient Moment (Of My Life)». Ses chansons sont comme habitées par une voix vibrante de véracité. Il est le chanteur de rock américain par excellence. De la même façon que Ron Asheton, on a tendance à le considérer comme un second couteau, mais en réalité, il revêt la carrure d’une rock star de premier plan. Il est écœurant d’élégance. Raven nous ressort aussi l’excellent «Used Hoodoo» tiré d’Out After Dark, flanqué de sa Frisco Stonesy. C’est du sérieux, comme on dit dans les antichambres du pouvoir. Il nous déchire ensuite «Neat Petite» au riffing d’époque. Roy cranks it up ! Il keep sa baby in the glass avec un swagger inimitable. Il fait du régurgité de post-punk, mais qu’on se rassure, il tient son rang. Il subit des influences comme tout être faible, mais ça passe comme une lettre à la poste. Sa version de «Return To Sender» ne prend pas la moindre ride. Il rivalise de classe avec son dieu Elvis, par le balancé du déhanché, Roy n’en finit plus de proposer son real deal. «Phantom Mover» sort aussi d’Out After Dark. Roy fouette cocher pour une virée en mode pub-rock américain avant d’aller tomber dans les mâchoires d’un solo carnassier. Croutch ! Fantastique énergie ! «Don’t Believe Thoses Lies» et «Down The Road Apiece» sortent de Phantom Tracks. C’est explosé de son et le Road Apiece est l’un des plus beaux hommages jamais rendus aux Stones. Il est dessus avec tout le swagger possible. «Panic To A Manic Degree» sort de l’album solo Rock And Roll Dance Party. Roy le tape au pur esprit rockab, au bop-she-bop shoo wee et «Double Dare» sonne comme un hommage à Bo Diddley, avec un léger parfum de shaking à la Johnny Kidd. Raven tire «You Can’t Be Too Wild» de Fast & Loose et Roy ramène pour l’occasion toute la bravado de Flamingo. «Driving Wheel» sort du même album et sonne comme un classique rockab. Et même du Memphis rockab. Roy le travaille au corps. Puis il donne une petite leçon de garage avec «Ragged But Wrong». Il s’éclate la rate à coups de yeah yeah. C’est franchement digne des Pretties. Tout est bien sur cet album. Dommage qu’il manque le «Boy Meets Bones» enregistré avec les A-Bones et qui figure parmi les meilleurs singles de rock jamais enregistrés.

Bon alors après, on a les bricolos des spécialistes, et comme dans tous les cas de groupes devenus cultes, ça grouille dès qu’on soulève une pierre. Sur le Teenage Head Tribute Show enregistré en juin 1998 (cadeau du Professor), on trouve une belle ribambelle de covers, à commencer par le «Can’t Explain» des Who, avec un son bien pourri, comme il se doit. Mais on reconnaît les riffs. Roy le bouffe d’une seule bouchée. Les Who ? Ha ha ha ! Croutch ! Il suffoque même de rage. Il tape aussi dans son vieux pré carré avec «High Flying Baby», une vraie merveille anthropologique. La momie se réveille, au fond du sarcophage. Aw my God, c’est Roy ! Quand on voyait les Groovies chanter «High Flying Baby» l’autre jour au Petit Bain, ça n’avait tout simplement pas de sens. Seul Roy peut allumer un tel brasero. Mais il y a trop de parlotte entre les cuts et des choses comme «Shaking All Over» ou «Evil Hearted Ada» qui devraient exploser retombent comme des soufflés. Les intermèdes ruinent tout. Dommage, car avec Ada, Roy est au sommet de son art. Il fait partie des géants du rockab. Il propose plus loin un medley définitif : «Roadhouse/Teenage Head/Slow Death», noyauté par une version royale de Teenage Head, l’un des joyaux de la couronne du rock. Ce diable de Roy le chante à la clameur. Il bouffe son vieux monster tout cru, c’est la seule raison d’écouter ce bootleg pourri : on y retrouve Roy dans son meilleur rôle de Teenage Head. Ils enchaînent avec un «Slow Death» assez dévastateur, Roy fait du Roy pur et dur avec son call-ah-doctah, il sait de quoi il parle - Ah got a fevah - Si on est sensible à la grandeur des Groovies, on est bien servi avec ce medley. Il termine avec «Second Cousin», ce qui nous permet de comprendre l’un des traits majeurs de Roy Loney : il va toujours à l’essentiel. Lorsqu’il hiccuppe son Second Cousin, il le fait sur fond de pure Stonesy. Il fait grimper le cond de Second aussi bien que le fit Chris Bailey avec les Saints.

Signé : Cazengler, Roy Lunette (de WC)

Roy Loney. Disparu le 13 décembre 2019

Roy Loney & The Phantom Movers. Out After Dark. Solid Smoke Records 1979

Roy Loney & The Phantom Movers. Phantom Tracks. Solid Smoke Records 1980

Roy Loney & The Phantom Movers. Contents Under Pressure. War Bride Records 1981

Roy Loney. Rock And Roll Dance Party With Roy Loney. War Bride Records 1982

Roy Loney. Fast & Loose. Lolita 1983

Roy Loney & The Phantom Movers. The Scientific Bomb Away. AIM 1988

Roy Loney & The Phantom Movers. Action Shots. Marilyn Records 1993

Roy Loney & The Longshots. Full Grown Head. Shake The Record Label 1994

Roy Loney & The Longshots. Kick Out The Hammmmons. Impossible Records 1995

Roy Loney & The Longshots. Drunkard In The Think Tank. Career Records 2004

Roy Loney & The Longshots. Shake It Or Leave It. Career Records 2007

Roy Loney & Senor No. Got Me A Hot One. Bloody Hotsak 2009

Roy Loney. A Hundred Miles An Hour 1978-1989. Raven Records 2009

 

Monsieur Klein

Le Monsieur Klein portraituré par Fred Goodman dans son livre ne doit rien au Monsieur Klein de Joseph Losey qu’incarne si fastueusement Alain Delon à l’écran. Delon incarne un personnage de fiction alors que l’autre Monsieur Klein est bien réel. S’il fallait absolument trouver un autre point commun que l’homonymie, on pourrait souligner le caractère tragique des deux destins : suite à la rafle du Vel’ d’Hiv’, Alain Klein finit dans les camps, quant à Allen Klein, eh bien il finit par perdre ses deux principaux clients, les Beatles et les Stones.

Dans cette histoire, l’homme qu’il faut saluer, c’est Fred Goodman. Allen Klein - The Man Who Bailed Out The Beatles, Made The Stones And Transformed Rock & Roll n’est pas une monographie ordinaire, ou si vous préférez une simple contribution à la rock culture. Goodman s’y coltine les dossiers, il se perd dans les Sargasses procédurales pour tenter de nous donner une idée du génie affairiste d’Allen Klein, un homme qui traîne depuis des décennies l’une des pires réputations, notamment dans les mémoires de Derek Taylor. Goodman se plonge dans l’étude des mécanismes contractuels pour les mettre à notre portée. Il fait ce qu’on appelle dans les métiers de la communication de la vulgarisation. Le domaine de connaissances qu’il explore pour nous n’est pas celui du rock, mais celui des experts juridiques et des avocats d’affaires, et on finit par comprendre à quel point cet univers impitoyable et d’une si grande austérité a pu impacter et même dévorer le rock et tous ses principaux acteurs, à commencer par les artistes. Pas de Stones ni de Beatles sans contrats ni montages juridiques soigneusement conçus pour les arnaquer. L’ouvrage de Goodman est à cet égard le plus fouillé et le plus révélateur de tous. En comparaison, les autres auteurs concernés par cet aspect des choses semblent rester en surface. On pourrait citer les exemples de Tommy James (portait de Morris Levy dans Me The Mob And The Music), Mick Wall (portrait de Don Arden dans Mr Big) ou même Andrew Loog Oldham dans ses deux tomes autobiographiques, Stoned et Stoned2. Tous ces auteurs abordent l’aspect financier des choses, mais jamais aussi profondément que le fait Goodman.

Allen Klein est un juif new-yorkais qui entre dans le business un peu par hasard, en rencontrant Don Kirshner qui au tout début des sixties, est une sorte de pape new-yorkais, puisqu’il possède Aldon Music et fait travailler la crème de la crème du Brill : Gerry Goffin & Carole King, Barry Mann & Cynthia Weil, Paul Simon, et Neil Sedeka. Don sympathise avec Allen et lui dit qu’il va faire de lui un millionnaire. Et pouf, c’est parti. Allen rencontre ensuite Marty Machat, un avocat spécialisé dans le showbiz et qui compte parmi ses clients les Four Seasons, James Brown, Phil Spector et Leonard Cohen. Allen demandera à Marty de superviser tous les aspects juridiques de son business.

Ah le business ! Goodman le décrit comme un véritable enfer. Allen Klein découvre très tôt que les artistes tirent la langue. Ils n’ont pas de blé. «On leur verse une avance qu’ils dépensent et les frais de studio sont inscrits à leur charge. Aussi sont-ils toujours endettés. Et ils sont toujours représentés par quelqu’un qui ne veut pas qu’on vienne fouiner dans les paperasses.» Puis Klein découvre que toute l’industrie du disque triche, surtout les gros labels, qui voient les presses comme des planches à billets, n’hésitant pas à fabriquer des disques en douce pour les vendre sans que les artistes en soient informés : bénéfice net, pas de royalties à verser. Ces pratiques choquent Allen. Il voit comment le label devient le propriétaire des droits et comment il s’arrange pour calculer le pourcentage de royalties le plus bas possible. Par conséquent, la plus grosse partie du blé que rapporte un hit tombe dans la poche du label. Une pluie d’or. Zorro Klein décide alors de voler dans les plumes des labels. Il va les terroriser et faire de cette spécialité une activité extrêmement lucrative, pour lui comme pour ses clients. À ce petit jeu, il sera le meilleur. Goodman dit d’Allen Klein qu’il fut le premier et le plus pointu des business managers dans l’univers du rock moderne. Il pouvait donc demander en retour les meilleures commissions et sa part du cake. Avant Klein, le colonel Parker fut le plus gros goinfre puisqu’il a fini par monter un partenariat à 50/50 avec Elvis. Après Klein, c’est David Geffen qui va battre tous les records, en devenant à la fois l’agent, l’éditeur et le label des artistes qu’il va manager.

Le destin extraordinaire d’Allen Klein s’articule en trois temps : une première époque qu’on peut qualifier de pré-chauffe, où il rencontre Morris Levy, Mickie Most et surtout Sam Cooke dont il va devenir l’agent. La deuxième époque s’illustre par la rencontre d’Andrew Loog Oldham qui lui propose de prendre en charge les affaires des Stones aux États-Unis. Et la troisième époque est le couronnement de sa carrière : l’aval de John Lennon pour sauver les Beatles de la banqueroute. Goodman est tellement bon, en tant qu’investigateur, qu’on vit littéralement tous ces rebondissements spectaculaires en direct, comme si on assistait à ces rendez-vous. Allen Klein entre en réunion comme un boxeur monte sur le ring. Il vient pour gagner. Par KO, si possible.

L’un de ses premiers challengers n’est autre que Morris Levy, le boss de Roulette affilié à la Mafia new-yorkaise et dont Tommy James brosse un portrait si redoutable dans son recueil de mémoires, Me The Mob And The Music. Se plaignant de ne recevoir que des clopinettes, Jimmy Bowen et Buddy Knox mandatent Klein pour aller auditionner la comptabilité de Morris Levy. Pas de problème. Mais Levy a du métier. À l’étude des comptes, Klein voit tout de suite que Levy doit du blé à Bowen et à Knox. Pas de problème. Levy propose d’étaler le paiement sur quatre ans. Klein dit non. Tout de suite. Levy répond tranquillement qu’il n’a pas le blé. Donc c’est ça ou rien. Klein apprend vite. Il comprend qu’il vaut mieux ça que rien. Première leçon : prendre ce qui peut être pris et ne pas demander la lune. Morris Levy et Klein resteront amis.

En 1961, Lloyd Price vient trouver Klein pour les mêmes raisons : ABC/Paramount lui doit du blé. Pas de problème. Klein va auditer les comptes d’ABC/Paramount et ramène 60 000 $ à Lloyd Price. Ils resteront eux aussi des amis de longue date. La réputation de Klein grandit et un beau jour Sam Cooke lui demande de devenir son manager. Problème. Klein répond qu’il n’a jamais managé personne. Sam lui répond qu’il n’était pas compositeur quand il a composé sa première chanson. Alors Klein accepte. C’est la rencontre de deux géants. On peut même parler de rencontre magique. Klein est fasciné par le charisme de Sam Cooke. En outre, la demande de Sam le flatte énormément. Klein commence par remettre son poulain à flot en allant auditer les comptes de RCA. Il ramène une montagne de blé à Sam qui est aux anges - C’est la première fois qu’il voyait autant d’argent, mais ce n’était pas dans son intention de me demander d’aller chercher du blé. Il fut charmé - Au plan artistique, Allen n’intervient que très peu, mais quand il entend la démo d’«A Change Is Gonna Come», il sent instinctivement que c’est un hit énorme et même universel. Pourtant, il se défend d’être expert en matière de musique. Mais comme Sam hésite, Allen insiste pour qu’il l’enregistre. Le succès que rencontre le hit conforte Allen dans l’idée qu’il faut y aller avec ses tripes, plutôt que de choisir la sécurité. The gut, comme le dit si bien Goodman.

Pour bien ferrer ses clients, Klein commence par leur demander si ça les intéresse de gagner un million de dollars. Il en propose même deux, via une signature chez RCA, à Brian Epstein qui refuse poliment, arguant de sa loyauté envers EMI. Pas de problème. Comme il est de passage à Londres et qu’il ne veut pas rentrer bredouille à New York, il se rabat sur une poissecaille plus modeste : il passe un coup de fil à Mickie Most et demande à le rencontrer. Pourquoi Mickie Most ? Parce qu’il est devenu la coqueluche du Swingin’ London et qu’il produit des gens comme Terry Reid, les Animals, Jeff Beck, Lulu, Donovan, les Yardbirds et les Herman’s Hermits. Klein lui propose de le recevoir dans sa suite au Grosvenor. Mickie Most arrive accompagné de Laurence Myers. Klein leur propose d’emblée de leur faire gagner un million de dollars. Comment ? En renégociant leurs contrats aux États-Unis. Most se dit qu’il n’a rien à perdre. Banco ! En sortant du rendez-vous, Most et Myers éclatent de rire. Un millions de dollars ! C’est pour l’époque une somme ridiculement élevée. Mais ils n’ont encore rien vu. Klein emmène Myers en rendez-vous chez EMI. Les responsables du label les reçoivent. Ce sont des gens de la vieille école. Courtois, l’Anglais commence toujours par proposer une tasse de thé :

— Would you like a cup of tea ?

Allen répond sèchement :

— I dont’ want any tea !»

Les vieilles barbes d’EMI sursautent.

— Vous ne voulez vraiment pas de thé ?

Allen leur répond :

— C’est ce que je viens de vous dire.

Puis il ajoute :

— Mickie ne fera plus d’albums pour vous.

Les vieilles barbes d’EMI semblent frappées de stupeur. L’une d’elles répond :

— Mais il a un contrat.

Allen rétorque :

— C’est possible. Il faut voir ça. Mais Mickie ne fera plus d’albums pour vous.

Pétrifiés, les vieilles barbes d’EMI ne savent plus quoi dire. Silence de mort. Allen voit qu’il les tient, alors il rigole :

— Bon, maintenant, je veux bien une tasse de thé.

En fait Allen Klein apprend à ses clients à se protéger des gros labels. C’est simple : ils financent eux-mêmes la fabrication des disques et négocient une licence avec les gros labels pour la distribution. Tout le bénéfice de l’opération va dans la poche du client et non du gros label. Allen apprécie tellement Mickie qu’il conseille à RCA de l’engager comme producteur. Pourquoi pas produire Elvis ? Mickie décline car il sait qu’il n’est pas à la hauteur. Sam Cooke ? Il accepte, pend l’avion pour New York et apprend en arrivant que Sam vient de se faire buter. Il n’empêche de Mickie est ravi d’avoir rencontré Allen Klein. Laurence Myers voit même Allen Klein comme un génie. Il ne pouvait y avoir de meilleure combinaison que celle du talentueux Mickie Most avec the loud ingenious Yank from New York.

Fred Goodman profite de cette escapade londonienne pour évoquer Don Arden qui manage à l’époque les Small Faces. Il verse royalement à chacun des quatre Small Faces 20 livres par semaine, alors qu’ils paradent en tête des charts britanniques. Laurence Myers évoque aussi une réunion chez Don Arden. Peter Grant et lui sont venus le trouver dans son bureau pour réclamer le blé qu’il doit aux Animals. Ça gueule, Peter Grant tape du poing sur le bureau. On veut le blé ! Don Arden l’ignore superbement et s’adresse à Myers. Bon alors ? Myers le menace d’un procès. Arden se marre, il ouvre un tiroir rempli d’injonctions. Il se lève et vide le tiroir par la fenêtre. Bon et alors ? Silence de mort. Arden hausse soudain le ton : «Tirez-vous immédiatement de mon bureau ou je vous balance aussi par la fenêtre !» Les Animals ne verront jamais leur blé.

Goodman n’en finit plus de chanter les louanges d’Allen Klein : il le montre vociférant et toujours seul, volant au secours des artistes que l’industrie du disque infantilise pour mieux les plumer. Klein vient de la rue, il utilise un langage direct et sait s’imposer, grâce à des stratégies incroyablement audacieuses pour l’époque. Il va devenir l’expert du music-business le plus puissant, le plus redouté et le plus innovant de son temps. Le besoin frénétique de réussir ce qu’il entreprend lui donne des ailes et le rend invincible. Dans toute forme de relation, il devient dominant. Il déchiffre aussitôt les traits de caractère de ses interlocuteurs, il sait lire un visage et monter sur le champ un plan pour trouver une solution. Plus la situation est complexe et plus ça le stimule. Dès qu’il trouve une faille dans la comptabilité d’une maison de disques, il prend 50% de ce qu’il trouve et le verse à l’artiste. Il se pose aussi la question : pourquoi l’artiste doit-il entièrement dépendre du label ? Parce que c’est l’usage ? Il veut briser cet usage débile. Pour lui, ce qui est irremplaçable, ce n’est pas le label, mais l’artiste. Alors, il va faire comme Aguirre, il va se réclamer de la Colère de Dieu et frapper les profiteurs. Ses clients adorent le voir terroriser les gens des labels. Alors il en rajoute. Sur une carte de vœux qu’il envoie à ses amis et à ses associés, il écrit : «Alors que je marche à travers la vallée des ombres, je ne crains ni le diable ni la mort, car je suis le plus gros bâtard de la vallée.»

Pour lui, tout doit rester très personnalisé, car dans ce business tout repose sur la personnalité. Si ses clients lui font confiance, c’est uniquement parce que tout repose sur sa personnalité et son carnet d’adresses. Allen va réussir. Pas de problème. Sam Cooke l’a vu. Mickie Most aussi. Allen est d’autant plus gonflé à bloc qu’il défend les intérêts de gens qu’on arnaque outrancièrement. Et quand les représentants des labels commencent à pleurnicher, ça le fait bicher. Allen est le Robin des Bois du music business. Il prend aux riches pour redistribuer aux pauvres. Perfide, Myers glisse qu’en fait il ne redistribue pas tout.

Abordons maintenant la deuxième époque. En 1965, Andrew Loog Oldham manage les Stones. Il n’a que 21 ans. Il veut renégocier les droits d’un hit de Bobby Womack, «It’s All Over Now». Ces droits appartiennent à Sam Cooke et son label SAR. Il prend rendez-vous au Hilton avec J.W. Alexander, le représentant de SAR. Quand il arrive, il voit Alexander, le seul black du restaurant accompagné d’un blanc. Alexander fait les présentations : «This is our business manager, Allen Klein.» Ce qui frappe le plus Allen, c’est l’assurance que montre ce blanc bec d’Andrew. Il faut savoir qu’Andrew Loog Oldham ne jure que par Phil Spector, pas seulement pour son génie productiviste, mais aussi pour son sens des affaires et sa connaissance du business. Andrew a beaucoup appris en fréquentant Phil - I had the opportunity to model myself after a perfect little hooligan - Phil est son Harvard, il lui enseigne à prendre le contrôle des artistes qu’il manage et à ne pas dépendre d’un label : il faut monter sa propre boîte de prod et conserver la propriété des enregistrements. Spector lui enseigne aussi la règle de base : Screw or be screwed, qu’on traduit en français par : ‘Baise-le autrement c’est lui qui va te baiser.’ C’est exactement ce que prône Allen Klein. Alors forcément, Andrew est ravi de rencontrer Allen. Ils sont de la même trempe. Andrew montre qu’il est prêt à mordre. Pour bien ferrer l’hameçon, Allen sort sa tirade préférée : «Alors Andrew, vous n’êtes pas encore millionnaire ?»

Il faut se souvenir qu’Andrew Loog Oldham fut un temps l’attaché de presse des Beatles à Londres, mais il ne parvint jamais à se lier à eux. Les Beatles étaient des purs working-class kids originaires de l’une des villes les plus dures d’Angleterre et s’ils débarquaient à Londres, c’était uniquement pour faire du business, pas pour copiner. Ils étaient les clients d’Andrew, rien de plus. Puis en 1963, Andrew découvre les early Stones au Crawdaddy Club. Il n’aime pas trop leur musique, mais il est frappé par le côté sexually driven de Jagger. Andrew s’improvise producteur pour sortir un premier single, le fatidique «Come On» de Chickah Chuck. En fait Andrew fait ce que fit Andy Warhol avec le Velvet : il laisse faire le groupe. Keef : «That was the genius I think of Andrew’s method of producing, to let us make the records.» Ian Stewart n’aime pas Andrew, mais il reconnaît que les Stones lui doivent tout, surtout leur image. Andrew va en effet en faire des bad boys. Leur succès va d’ailleurs venir plus de leur image que de leur musique. Et là, Goodman nous entraîne dans l’histoire des Stones, une histoire dont on ne se lasse décidément pas. Sur scène, Jagger imite des mimiques d’Andrew : rouler des hanches et rouler des yeux, porter des manteaux de fourrure et secouer abondamment les mains. Mais Andrew a déjà beaucoup d’avance puisqu’il prend modèle sur Phil Spector pour se livrer à tous les excès : costumes et bagnoles de luxe, speed et alcool, garde du corps et pratiques outrancières d’enfant terrible du show-business. Mais tous ces excès commencent à poser des problèmes à Keef & Mick. Un soir dans une chambre d’hôtel, Andrew fait le con avec un arme. Keef & Mick parviennent à le désarmer, lui collent une trempe et l’envoient se coucher. On sait aussi qu’Andrew n’aime pas Brian Jones. Il lui reproche essentiellement de ne s’intéresser qu’à sa petite personne. Et ça va se dégrader très vite : Brian découvre le LSD lors d’une tournée américaine. Il disparaît plusieurs jours et les autres doivent monter sur scène sans lui. Très vite, Keef & Mick en arrivent à la conclusion suivante : la vie des Stones serait bien plus agréable sans Brian Jones.

Andrew demande à Allen de prendre en charge les intérêts des Stones aux États-Unis. Pas de problème. On commence par faire le ménage à Londres. Rendez-vous chez Decca avec Sir Edward. Allen impose aux Stones de fermer leur gueule. Pas un mot pendant la réunion. Vous restez assis et vous tirez des gueules d’empeignes. Ça, les Stones savent très bien le faire. Les collaborateurs de Sir Edward souhaitent voir Eric Easton, qui est leur interlocuteur habituel et co-manager des Stones avec Andrew. Pourquoi, demande Allen, il joue d’un instrument ? Silence de mort. Sir Edward demande : «Que voulez-vous ?» Allen le tient. Il demande à voir tous les papiers. «On est en 1965, ils sont sous contrat depuis 1963 et n’ont reçu aucun versement de royalties. Nous sommes lundi. Je reviens demain soir et je veux voir tous les papiers.» Decca propose de verser 300 000 $ d’avance sur les ventes à venir. Allen trouve la proposition insultante. Il finit par obtenir 600 000 $ pour un an de contrat. L’année suivante, Allen renégocie pour 700 000 $. Les Stones n’avaient jamais vu autant de blé de leur vie. Mais tout cela n’est rien en comparaison de ce qu’il fait pour eux aux États-Unis : il organise leur deuxième tournée et en fait des super stars : les Stones voyagent à bord d’un avion privé. On voit leurs affiches sur Sunset Boulevard. Marianne Faithfull ajoute que sans Allen, les Stones ne seraient restés rien d’autre qu’un petit groupe de rock anglais. Quand Brian Jones propose qu’Allen devienne le manager des Stones, Allen refuse. Il manage Oldham. C’est le contrat qu’il a passé avec les Stones et il s’y tient. Il sait aussi qu’il n’est pas qualifié pour ça. Il a l’oreille pour Sam Cooke, mais pas pour la musique des Stones. Au plan personnel, Allen aime bien Keef et respecte Charlie Watts. Mais il n’aime pas Bill Wyman qui passe son temps à se plaindre. Puis les Stones comprennent qu’ils n’ont plus besoin de publicité et surtout pas de cette réputation de bad boys qui commence à se retourner contre eux. C’est bien gentil de jouer les hors-la-loi, mais ça finit par devenir épuisant. Ils sont en quête d’une certaine forme de respectabilité. Andrew dit qu’on reçoit les Beatles chez le Premier Ministre. Pas de danger que ça arrive aux Stones.

Quand les stups débarquent à Redland et que les Stones sont arrêtés, Andrew flippe et se barre aux États-Unis. Il ne veut pas aller moisir au trou. Alors c’est Allen Klein qui vole au secours du groupe. Keef & Mick n’ont plus aucun respect pour Andrew qui s’est enfui. En 1967, Jagger finit par se débarrasser d’Andrew pour une autre raison : Andrew gagnait cinq fois plus de blé que lui. Jagger prend en main les affaires du groupe et, pour se débarrasser d’Allen, il engage le Prince Rupert Loewenstein comme conseiller financier. Un beau matin, Allen reçoit une lettre : ‘Nous n’avons plus besoin de vous.’ C’est signé des avocats représentant les Stones. Mais on ne se débarrasse pas d’Allen comme ça. En 1968, il rachète les parts d’Andrew dans le business des Stones et devient propriétaire de tous les hits qu’ont enregistré les Stones. C’est le plus beau coup d’Allen. En 1971, il ramasse 50% des royalties de tout ce que font les Stones. Goodman précise que c’est considérable. En fait, Andrew Loog Oldham va mettre un temps fou à accepter l’idée d’avoir vendu sa poule aux œufs d’or à Allen Klein. Ils continueront cependant d’entretenir tous les deux une relation intense, Klein veillant à maintenir l’équilibre entre l’amitié, le business et la bonne conduite, the fairness. Par contre Jagger ne parviendra jamais à accepter l’idée d’être condamné à rester le partenaire financier de Klein, même après avoir réussi à se débarrasser de lui. L’idée que Klein va continuer de palper 50 % des royalties des Stones le hante.

Selon Goodman, Allen Klein n’est pas un manager financier, mais plutôt l’inventeur de flux financiers, à la fois pour lui et ses clients. Il fait par exemple travailler l’argent de ses clients déposés sur des comptes, pour éviter que les impôts n’en sucrent 90% : c’est l’argent des Stones, des Heman’s Hermits, de Bobby Vinton, des Kinks, des Animals et de Donovan. C’est sa façon de protéger leurs intérêts en générant du cash. Ça représente des millions de dollars qu’un broker fait travailler à Wall Street.

Troisième époque. Bon, maintenant qu’il a les Stones, il veut les Beatles. C’est une façon de se prouver à lui-même qu’il est le meilleur. Il part d’un principe tout bête : les Beatles sont les meilleurs et lui, Allen Klein, il est aussi le meilleur. Alors ça va devenir un obsession. Si Allen prend Donovan sous son aile c’est parce qu’il sait pertinemment qu’il est proche des Beatles. Ça n’est un secret pour personne, ni pour Mickie Most, ni pour Ray Davies : Allen veut les Beatles et il les aura. Comme le rappelle Derek Taylor dans As Time Goes By, les Beatles ne veulent pas entendre parler d’Allen. Trop mauvaise réputation. Mais Allen a plus d’un tour dans son sac. Il se pointe au Rock’n’Roll Circus que tournent les Stones en décembre 1968 dans le seul but de rencontrer John Lennon. En fait ça intrigue Lennon que les Stones aient encore plus de succès depuis qu’Allen Klein s’occupe d’eux. Très peu de gens ont la confiance des Beatles et Derek Taylor en fait partie. C’est lui qui conseille à Lennon de prendre Klein au téléphone. Le contact s’établit enfin et le 26 janvier 1969, Allen reçoit John et Yoko dans sa suite au Dorchester. Lennon est sur ses gardes, mais l’entrevue se passe bien, car Allen est comme lui, il vient de la rue et sait dire les choses in the face. Allen ne ressemble pas aux gens du business que Lennon a l’habitude de fréquenter. 1969, c’est aussi l’époque de la boutique Apple et du building Apple à Savile Row qui sont des gouffres financiers. Les Beatles veulent faire du mécénat, mais Lennon sait que ça doit d’abord rester du business. Tout le monde chez Apple tape dans la caisse. La boutique est pillée en quelques mois. Lennon dit qu’il faut donner un coup de balai. Il voit en Allen le sauveur des Beatles, le bulldozer dont il a besoin pour nettoyer le désastre d’Apple Corps. C’est encore une fois une rencontre qu’il faut qualifier d’historique et Fred Goodman dans l’infinie bonté de son génie d’écrivain nous fait assister à cette rencontre au sommet. À la fin de la réunion, Allen fait entrer une secrétaire qui attendait dans le couloir. Elle tape une lettre aux gens d’EMI et de NEMS les informant que John Lennon charge Allen Klein de représenter ses intérêts et leur enjoint de fournir l’aide et les documents nécessaires. Ça y est, Allen touche au but. Bon les Beatles sont quatre. George et Ringo suivent eux aussi Allen, mais pas McCartney qui veut voir son beau-père Lee Eastman veiller sur les intérêts des Beatles. Pour les trois autres c’est impensable. Ils n’aiment pas trop McCartney et l’idée que son clan supervise les finances des Beatles leur est intolérable. Quand en réunion Lee Eastman craque et insulte un Allen royal qui garde son calme, Lennon se régale. S’il est une chose que Lennon comprend bien, c’est le power. Il est comme Allen, il est le leader. Aussi est-ce impensable que le clan McCartney prenne le contrôle de l’empire financier des Beatles. Aux yeux de Lennon, c’est une hérésie. Il déteste encore plus voir Lee Eastman, avocat des grands peintres américains, se montrer condescendant envers lui, avec ses Picasso accrochés au mur et son blah blah sur Kafka. Et quand Eatsman se moque des manières d’Allen, Lennon comprend que le beau-père de McCartney n’est qu’un snob. Il le traite de fucking animal, il ne veut pas le voir dans les parages. Il préfère mille fois les souvenirs d’enfance d’Allen à l’orphelinat.

Allen va aussi se heurter au mépris de l’establishment britannique. Ses manières agressives et ses dirty polo shirts ne passent pas. Comme le fut Jerry Lee pour d’autres raisons, Allen est sauvagement attaqué dans la presse anglaise.

Ce succès auprès des Beatles a une conséquence inattendue : à partir du moment où Allen prend en charge les intérêts des Beatles, les Stones le vivent mal. Ils ne veulent pas se voir encore une fois relégués en deuxième position. C’est d’après Goodman la raison principale de l’éviction d’Allen du camp des Stones.

Allen découvre aussi très vite que McCartney a racheté en douce des parts des Beatles, ce qui le rend majoritaire dans le montage juridique. C’est le commencement de la fin pour les Beatles. Lennon avait annoncé en privé qu’il quitterait le groupe, mais c’est McCartney qui va être le premier à le quitter officiellement. Pas de problème. Allen s’en fout. Il a réussi à faire le ménage chez Apple et il a toute la confiance de Lennon. Les employés d’Apple haïssent ce fat bastard d’Américain. Allen gère aussi les carrières de George et Ringo. Il aide George à promouvoir All Things Must Pass, un George qui respire enfin car il avoue gentiment que John et Paul ne voulaient pas entendre parler de ses compos. Mais aux yeux d’Allen, le plus important c’est John Lennon qu’il admire profondément.

Pour dissoudre le partenariat des Beatles, Lee Eastman réussit à convaincre McCartney d’intenter un procès aux trois autres. Êtes-vous sûr ? Et Eastman lui répond qu’il risque la banqueroute s’il ne casse pas ce partenariat. McCartney invoque quatre motifs : les Beatles ne sont plus un groupe, la présence de Klein est inacceptable, il craint pour sa liberté artistique et les comptes sont devenus opaques. C’est évidemment Klein qui est la cible de ce procès. L’ironie de la situation, c’est qu’Allen Klein a sauvé les Beatles de la banqueroute, y compris McCartney. Contre toute attente, McCartney gagne son procès, ce qui est une beautiful absurdité. La seule chose qu’on peut reprocher à Allen Klein, c’est d’avoir ramené sa réputation douteuse dans le monde protégé des Beatles, rien d’autre. Pour se consoler, Allen voit que John, George et Ringo lui conservent leur soutien. Et ils sont tous les trois plus furieux que jamais à l’égard de McCartney. Pour eux, la vengeance de McCartney est aussi inutile qu’absurde. Plus tard, McCartney dira aux journalistes qu’il n’est pas fier d’avoir gagné son procès contre Klein, mais selon lui, cela devait être fait. McCartney n’en finira plus de se voir comme le vainqueur d’un combat de titans.

Le contrat que Klein a passé avec les trois Beatles est renouvelable chaque année et en 1973, il les perd tous les trois. John, George et Ringo ont évolué et sont passés à autre chose. Après cette catastrophe, l’IRS - l’équivalent américain du ministère des Finances - lui intente un procès en 1980 pour non-déclaration de revenus et l’envoie au trou pour deux mois. Allen purge sa peine sans faire d’histoires. En arrivant dans sa cellule, il s’exclame : «Enfin seul ! Enfin la paix !» Il aurait pu aussi déclarer comme Apollinaire : «En arrivant dans ma cellule/ Il a fallu me mettre nu/ En une voix sinistre hulule/ Guillaume qu’es-tu devenu.»

Qu’on se rassure : Allen et John se retrouveront un peu plus tard. Ils seront amis pour de vrai. Goodman va loin puisqu’il affirme que Lennon fut le meilleur ami de Klein - The closest Allen Klein had ever come to a soulmate was John Lennon - Jusqu’au moment où un mec descend Lennon dans la rue, devant le Dakota, trois mois après qu’Allen sorte du trou.

En 1980, les gens savaient trois choses d’Allen Klein : il s’était fait virer par les Stones, par les Beatles et qu’il sortait de prison. Pas mal pour le champion du monde du showbiz. Allen redevenait un outcast, comme à ses débuts. Ses seuls clients étaient Phil Spector et Bobby Womack. Phil et lui avaient l’air de deux Napoléons déportés sur l’île d’Elbe. Pourtant, quand Allen se pointe aux cérémonies du Hall of Fame, les invités de marque grouillent à sa table : Bobby Womack, Lloyd Price, Andrew Loog Oldham et la famille de Sam Cooke. Mais Goodman prend soin de préciser le détail le plus important : Allen Klein ne fera jamais partie de la ‘famille’ du showbiz, étant donné qu’il fut pendant tout le temps de sa carrière un loup pour cette ‘famille’. Il aura toute sa vie combattu la convoitise des maisons de disques et tenté de préserver un tant soit peu l’intégrité artistique de ses clients. Forcément le business hait profondément Allen Klein. Pas de problème. C’est ce qu’attend Allen, fort de son éthique personnelle en matière de business. Parmi ses deux principaux ennemis, deux sont d’anciens clients : Jagger et McCartney. Ça veut dire ce que ça veut dire.

Jusqu’à la fin de sa vie, Allen Klein va continuer de protéger ses artistes, notamment Bobby Womack et le pauvre Phil Spector, devenu la risée du showbiz.

Signé : Cazengler, le Klinquant

Fred Goodman. Allen Klein. The Man Who Bailed Out The Beatles, Made The Stones And Transformed Rock & Roll. Houghton Miffling Harcourt 2015

 

GENE VINCENT AND THE BLUECAPS

ROB FINNIS & BOB DUNHAM

( 1974 )

( On Calameo / c : alainmallaret )

 

Par chez nous, en France, la carrière de Gene Vincent aux Etats-Unis est beaucoup moins bien connue que ses années européennes. C'est pourtant là-bas que tout a commencé. Ce n'est pas tout à fait de notre faute, les américains eux-mêmes ne se sont guère intéressés à ce pionnier légendaire et capital. Dès 1974 Rob Finnis et Bob Dunham se sont acharnés à rétablir ce chaînon d'autant plus manquant qu'originel. Quand on compare cette modeste brochure, avec sa frappe serrée tapée à la machine à écrire, aux gros livres grands formats, sur papier glacé, agrémentés de photos couleurs qui tentent de répertorier les concerts d'Elvis il y a de quoi faire grise mine. Mais Rob Finnis et Bob Dunham se sont livrés à un travail de fourmis laborieuses. Ont récupéré toutes les interviews – en ont effectué une partie par leurs propres soins - qu'ils ont pu recueillir auprès de témoins directs et surtout des protagonistes de l'aventure in person ou dans d'anciennes coupures de presse. Certes depuis on les a souvent pillés et l'amateur vincenal ne manquera pas de remarquer bien des extraits lus en différents articles ou livres ultérieurs. Mais les voir compilées en un seul récit change les perspectives.

LE KID

Gene l'a lui-même souvent répété, le succès est arrivé trop vite. Un gamin, qui du jour au lendemain se voit propulsé en haut de l'affiche, sans préparation, et même sans idée préconçue de ce qui pouvait arriver. Au mieux il s'attendait à un hit local dans les états du Sud. Ce ne fut pas le cas. Certes le gamin était doué, il suffisait d'entendre sa voix pour comprendre que l'on n'avait pas affaire à un amateur parmi tant d'autres. Carl Perkins de passage à Portmouth en fut convaincu dès qu'il l'entendit en première partie de son show. En fut enthousiasmé. Oui mais le rat des champs country avait tout pour reconnaître un frère dans cet urban rat. L'entente fut immédiate entre le paysan et le prolétaire.

Gene jeune n'avait pas la classe. Pas un chat de salon bien éduqué au poil luisant. Ressemblait un peu trop à ces griffus efflanqués qui hantent les rues et mangent un jour sur deux, des dents pourries, des vêtements pas très propres, un accent à couper au couteau, des réparties agressives pour cacher un fort sentiment de gêne lorsqu'il se sentait obligé de faire confiance à des gens qu'il ne connaissait pas et devant des situations qu'il se savait incapable de maîtriser. Ainsi Gene sera toujours très mal à l'aise avec les DJ's des radios locales qui l'interrogent pour promotionner les concerts, son accentuation reste un peu hermétique pour les auditeurs et devant l'insistance des animateurs Gene se cabre... Bientôt il refusera de se rendre aux interviews. Un fils de pauvre qui manquait de culture et d'aisance relationnelle. Tout pour perdre. Oui mais voilà, l'on se bat avec les armes que l'on a. Gene n'avait qu'une balle dans son fusil. Elle s'appelait Be Bop A Lula et il allait se révéler un tireur d'élite.

DES AMATEURS

Par contre la logistique ne fut pas à la hauteur. Il est inutile de s'en prendre à ceux qui drivèrent l'aventure. C'est grâce à Sheriff Tex Davis que Gene fut appelé pour un essai qui s'avéra vite concluant chez Capitol. Une grand gueule le Sheriff, un jeune américain typique qui s'est fait lui-même grâce à la tchache, n'est-il pas disc-jockey à WCMS, et quand il fallut dare-dare partir en tournée, il s'imposa qu'il était le seul capable de s'improviser du jour au lendemain manager. Les cols-blancs des booking-tours firent vite le tour de la faconde de l'individu, eurent tôt fait de rédiger les contrats idoines à l'avantage de la firme qui les employait. Ne lui jetez pas la pierre vous qui ne prenez pas la peine de lire les petites lettres au bas desquelles vous signez en toutes confiance pour acheter un frigidaire...

Capitol fut la poule qui décide de couver un œuf de cygne sauvage dont elle ne se souciera plus une fois éclos. La firme voulait une vedette capable de rivaliser avec Elvis Presley. Et voilà qu'ils avaient trouvé the voice ! Chez RCA aussi, mais une fois que l'on eut Elvis dans l'écurie, l'on chouchouta le pur-sang, l'on recruta un état-major pour s'occuper de la suite des opérations. Chez Capitol, puisque Ken Nelson avait trouvé le bébé on le lui laissa, sans ajouter un peu d'eau chaude pour le bain...

IGNORANCE BONNE CONSEILLERE

L'amiral Nelson était bien embêté avec son nouveau bateau. L'avait pensé d'abord à changer l'équipage, l'avait prévu Owen Bradley, Harold Bradley et Russel Wilaford pour prendre la place des jeunes pirates qu'il supposait inexpérimentés, mais non, il s'avéra vite que Willie Williams, Cliff Gallup, Jack Neal et Dickie Harrel feraient amplement l'affaire. On avait les musiciens, il restait à les enregistrer. Ce ne fut pas une partie de plaisir. Les Blue Caps, ainsi se dénommeraient-ils, jouaient trop fort et crime de lèse-majesté dans ce studio plutôt exigu, la voix de Gene était inaudible. Il fallut tâtonner, séparer Gene des autres et écarter un tant soit peu les instrumentistes, les uns des autres. Pour un coup d'essai, la clarté sauvage de l'enregistrement de Be Pop A Lula fut un coup de maître.

IGNORANCE MAUVAISE CONSEILLERE

Quelques mois plus tard les guys étaient sur la route lorqu'ils furent rappelés pour une nouvelle session d'enregistrements. Arrivèrent comme des cheveux sur la soupe qui n'avait pas été préparée. Le groupe ne possédait que des idées de titres, pas le temps de vraiment composer durant les concerts et les voyages harassants, quant à Capitol personne n'avait songé à pré-sélectionner quelques morceaux, fallut se débrouiller avec ce qu'ils avaient, mais ce n'était plus le même studio, celui-ci était bien trop grand conçu pour les big bands qui accompagnaient Franck Sinatra, les boys eurent le mauvais réflexe de se regrouper sur eux-mêmes tout à côté de Gene. La qualité sonore s'en ressentit. Quant aux ingénieurs à la console ils laissèrent défiler les bandes sans penser que le son se travaille... Pour les disques suivants ce ne fut guère mieux. Même une fois, lead, rythmique et basse furent branchées sur le même ampli. Bye-bye la clarté... Finnis et Dunham sont toutefois d'après moi un peu trop sévères sur la netteté sonique des cinq premiers trente-trois tours de Gene.

BE BOP A LULA KID

Lorsqu'il fallut partir en tournée, les Blue Caps acceptèrent comme un seul homme. Pensez à l'enthousiasme de Dickie qui n'avait que quinze ans. Ce ne fut pas une partie de plaisir. Ce n'étaient pas des musiciens professionnels. Au bout de trois semaines, les tiraillements se firent sentir. L'est sûr que dans cette préhistoire du rock ce n'était pas encore le déploiement opérationnel des Rolling Stones ou de Led Zeppelin. Entassés dans une grosse voiture et vogue la galère. Après le show, hôtel de seconde zone. Beaucoup de monde dans les concerts. Les boys ont un répertoire teinté de country pour les endroits traditionnels et un autre résolument plus remuant pour les publics plus jeunes. Faut peu à peu remplacer les musiciens qui démissionnent. La palme revenant à Cliff Gallup qui s'ennuie de sa femme et qui plus tard déclarera qu'il préférait animer les mariages en jouant du country pépère près de la maison que de courir les routes à plusieurs milliers de kilomètres de chez lui. Pour un homme qui aura posé les bases de la guitare rock malgré l'admiration que je lui porte je n'ai jamais pu m'empêcher de penser que question attitude rock, c'était un peu limite...

Il y a plus grave, le fait que Gene n'ait pas un big hit à mettre sur le marché, Capitol ne navigue pas à vue mais aux yeux fermés. L'aventure se termine un peu en queue de poisson. De toutes les manières Gene souffre énormément de sa jambe blessée. Retour à la maison. L'année 1956 se ferme bêtement sur les fêtes en famille...

BE BOP BOOGIE BOY

Tout autre se serait découragé. Mais Gene prépare son retour. Ne s'agit pas de repartir sur la route sans nouveaux biscuits. Commence par recruter un nouvel équipage. Ne promet rien mais son nom attire le monde. Des jeunes, qui ont envie de s'amuser et de mettre le zbeul, savent que Gene n'a pas les fonds pour aligner la monnaie, mais ils viennent pour le fun. En plus Gene change la formule, il y aura à certaines périodes un piano, et surtout des clappers boys qui chantent et dansent à ses côtés. La fête s'étalera sur deux ans. La montée de Lotta Lovin' dans les charts aidera à la propagation de la rébellion rock. Car c'est ainsi que les prestations de Gene et de ses condisciples sont perçues. Too much. Too soon. Ce n'est pas un hasard si les amerloques ont passé sous silence les frasques rock'n'rollesques de Gene. Beaucoup de monde, filles en folie, sont à plusieurs reprises sauvés in extremis par la police des fans qui les déshabillent littéralement pour garder un souvenir de la mémorable soirée. Ambiance de fous. C'est un peu le turn-over chez les Blue Caps, jusqu'à D. J. Fontana, le batteur d'Elvis, qui assurera ses dates mais ne voudra pas continuer trouvant la pression trop délirante. Gene boit de plus en plus. Tout le monde l'admire. Tout le monde le déteste. Jouer avec lui est un honneur mais pas une sinécure. Il dit aux musiciens de se laisser aller, de se rouler par terre s'ils le veulent, mais il prend garde à être toujours au centre du tourbillon. Les clappers guignent vers une carrière solo... Les tensions s'accroissent d'autant plus qu'il paie avec de plus en plus de retard. En plus il emmène Darlene et son bébé dans la voiture. Jusqu'au matin où il a promis de les payer, mais il s'est enfui avec Darlene en Alaska... C'est la fin des Blue Caps, le livre s'arrête...

1959... ET APRES

Gene restera huit mois en Alaska. Une absence qui lui sera fatale. Des petits rockers bien propres sur eux sont catapultés dans les médias... N'ayant plus de carte de travail américaine Gene ira au Japon, puis en Angleterre et en France, une nouvelle aventure commence. Rob Finnis et Bob Dunham sont excessivement sévères pour le dernier LP Crazy Times. Ils n'ont pas oublié la tournée en Australie avec Little Richard et Eddie Cochran qui participera aussi à A record date with Gene Vincent, un Eddie que les musiciens définissent comme un Blue Caps à part entière...

Gene est prêt à entamer sa seconde carrière. Mais le book rend justice à la première. Les témoignages sont formels et concordent, Gene et les Blue Caps furent ce qu'il y avait de plus excitant en matière de rock'n'roll en ces premières années américaines.

Beaucoup de faits rapportés mais pratiquement pas d'analyse psychologique de la part des auteurs, ces gamins qui se retrouvent sans en être totalement conscients aux commandes d'un phénomène musical d'une ampleur sans précédent, pratiquement abandonnés à eux-mêmes, apprennent les amères douceurs de la vie à leurs dépens. Ils furent les jouets de pratiques industrieuses d'un showbiz avide de profits immédiats qui les pressa sans vergogne et puis les rejeta sans pitié... La vague retombée, toute une génération de ''petits'' rockers du Sud des Etats-Unis retourna non pas à l'hôtel des cœurs brisés mais très prosaïquement à leur boulot... Gene n'abandonna pas. La rage rock'n'roll l'habitait. Cet homme avait des capacités de reviviscences phénoménales. Se révéla être un capteur et un dispensateur d'énergie peu commune.

Damie Chad.

 

GENE VINCENT AND THE BLUE CAPS

( Collection Rock'n'roll Memories )

(1979 )

Il est des êtres malfaisants que l'on retrouve partout. Par exemple Jacky Chalard qui dirige la collection Rock'n'roll Memories, bassiste de Dynastie Crisis, accompagnateur de Noël Deschamps, Ronnie Bird, Vince Taylor, fondateur du label Big Beat ( la crème du rockabilly ), des groupes français comme les Alligators et Jezebel lui doivent une fière chandelle, j'arrête la liste car elle est longue, vous avez aussi Alain Mallaret, Marc Alesina, Georges Collange et Philippe Fessard éminent guitariste d'Ervin Travis et des Ringtones qui ont fourni des photos. Aujourd'hui, connues et archi-connues, elles traînent partout sur internet, à l'époque fallait avoir le numéro 11 – 12 Spécial Gene Vincent de Big Beat pour en avoir un aussi beau florilège... Attention, à part la couverture, elles sont toutes en blanc et noir, même celles que l'on trouve en couleurs aujourd'hui.

Pour ceux qui ne connaissent pas l'anglais, le texte reprend en partie les propos de Robert Finnis et de Bob Dunham de la brochure Gene Vincent And the Blue Caps chroniquée ci-dessus.

Damie Chad.

GENE VINCENT EUROPEAN TOUR

( Collection Rock'n'roll Memories )

(1979 )

Ce coup-ci le texte est de Jacky Chalard. La suite des évènements que ne traitent pas Rob Finnis et Bob Dunham. Gene gagne l'Europe fin 1959. L' Angleterre où il est accueilli par les fans qui ne connaissent pas grand-chose de ses prestations scéniques, sinon par ses apparitions dans La Blonde et Moi et Hot Rod Gang qui dans les deux films ne sont pas données in extenso... Sa première apparition publique enthousiasme les fans qui n'avaient jamais vu ça. L'on a peu de documents sur ses deux Musicorama le 15 décembre à l'Olympia ( Paris ). S'est-il vraiment fait voler sa tenue de scène ( cuir ? daim ? ), ce qui est plus sûr c'est qu'il est accompagné par l'orchestre maison très variétoche, est-ce Jean-Jacques Debout qui aurait permis au jeune Johnny Hallyday d'assister aux répétitions et aux spectacles, à moins qu'il ne soit venu, selon ses dires, accompagné sa tante Hélène Mar,... quant à souscrire Gene aurait le soir même chanté dans un club avec Nancy Holloway ( Nino Ferrer à la basse ), dans son irremplaçable Gene Vincent Dieu du rock'n'roll, l'on sent que Jean-William Thoury n'en mettrait pas sa main au feu... L'anecdote me semble un peu trop calquée sur la légendaire soirée d'Elvis Presley meets Nancy Holloway in Paris...

L'année soixante sera souveraine et catastrophique. Gene triomphe en Angleterre à tel point qu'Eddie Cochran décide de se rendre avec lui en la perfide Albion. Le 17 avril lui sera funeste... Gene Vincent ne s'en remettra jamais totalement, dans les années qui suivront, sa santé subira plusieurs alertes, la jambe blessée qui ne s'améliore pas, opération d'un kyste près du cerveau qui l'incapaciterait auditivement, malgré cela les tournées s'enchaînent, mais Gene a de plus en plus besoin de moments de repos, il ne s'écoute guère, c'est en cette période qu'il bâtit sa légende européenne. 1966 sera en demi-teinte, malgré la sortie de Bird Doggin' le succès s'éloigne. Une poignée de fans français décidés à le supporter à tout prix organisent une tournée sur le sol national. Ce ne sera pas une réussite, Jean-Claude Pognant fait ses armes de manager, un métier dans lequel il est difficile d'improviser, surtout que Gene n'est pas facile à canaliser. Trop d'alcool et de médicaments pour combattre la douleur à la jambe... Il reviendra en France en 1969, Gene n'est pas au mieux de sa forme, la tournée s'avère chaotique, il reste de belles images d'un concert au Golf-Drouot accompagné par les musiciens de Johnny Hallyday. En juin 1970 il revient en France, l'on affirme qu'à Saint-Etienne il donnera son meilleur concert après avoir ingurgité cinq litres de Martini... En septembre 1971 il essaie une dernière tournée en Angleterre qu'usé et affaibli il ne pourra pas mener jusqu'au bout, menacé de prison par un huissier pour non-paiement de pension alimentaire il s'enfuit en Amérique. Il se retrouve seul dans une maison entièrement vide, Marcia Avron sa dernière petite amie est partie en emportant les meubles et ses enfants. Gene sait qu'il a atteint le bout du chemin. C'est la fin, il meurt d'un ulcère à l'estomac provoqué par une trop grande ingestion d'alcool... Onze jours avant sa mort, alors qu'il est studio de la BBC Gene demande à ses musiciens de jouer Distant Drums, la ballade sera enregistrée sans répétition en une seule prise, la voix de Gene est splendide, le chant agonique du cygne noir :

''Then I must go

Across the sea, so grey and wild''

Nous reste cette voix si douce et si sauvage... Combien de temps l'entendrons-nous encore...

Damie Chad.

*

La malédiction du caméléon calamiteux me poursuit. J'en avais fini avec ma chronique sur Gene Vincent ( voir au-dessus ) que Gilles Vignal me signale sur Calaméo la parution de BBM 33, un modeste – lui il emploie l'adjectif monumental – ouvrage de 258 pages consacrées à Carl Perkins, donc séance tenante lecture du pavé perkinien dont voici une rapide chronique. Comme par hasard, ce monument a été cornaqué par Alain Mallaret. Je rappelle que le premier numéro de Big Beat parut ( sur papier ) en mai 1969, c'était une production de la FARC ( Fédérations des Amateurs de Rock'n'roll et de Country 'n' western ). Je ne résiste pas au plaisir de donner les noms de cette équipe passionnée à qui le rock'n'roll doit une fière chandelle : Michel Thonney, Michel Grezes, Dominique Thura, Bernard Boyat, Philippe Bas-Raberin, Thierry Walter, Kurt Morh, Bruno Le Trividic, Pierre Penonne, Roll Chanty, George Collange, auxquels il faut ajouter Joël Vaizan, Marc Alésina, et Alain Mallaret.

BIG BEAT MAGAZINE N° 33

CARL PERKINS

( Décembre 2019 )

L'ouvrage commence par une bio de Perkins réalisée par Jean-Pierre Hämmerli. Je ne vais pas me perdre dans les multiples détails doctement répertoriés, en voici un résumé succinct. Je vous recommande toutefois d'aller y voir par vous-même, superbement illustré et mis en page. Si vous ne connaissez pas Carl Perkins, c'est simple, Carl c'est Elvis Presley qui a réussi. Ne rêvez pas, n'a pas gagné davantage de millions de dollars que le Pelvis, non, pourtant lui aussi a commencé chez Sun, et l'a tout de suite composé quelques classiques du rock'n'roll, Elvis s'est dépêché d'enfiler ses chaussures de daim bleu qui lui allèrent comme un gant. C'est après que ça s'est gâté, un stupide accident de voiture qui sera responsable de la disparition de ses deux frères, conjugué à la baisse de l'intérêt envers sa personne d'un public versatile et à l'éloignement de Sam Phillips qui ayant cédé Elvis à RCA misait désormais toutes ses billes sur Jerry Lee Lewis. Une lente descente, alcool + pills ( contributions amicales de Johnny Cash ), et puis une carrière en dents de scie, très vite vénéré en Angleterre – les Beatles ont repris Everybody's trying to be may baby, Honey don't et Matchbox - et chez les amateurs de pure rock'n'roll, mais il bénéficiera surtout du respect de plusieurs générations de musiciens pour qui il est un des pères fondateurs du rock'n'roll... Aujourd'hui il est rare d'assister à un concert de rockabilly sans que n'apparaisse un morceau de Carl Perkins dans la set-list. Chanteur, guitariste remarquable, un homme d'une grande simplicité, celle des plus grands. Décède en 1998 d'un cancer de la gorge. Pas de mouvements de foules à sa mort... Le rock'n'roll n'est pas obligatoirement une musique spectaculaire. Celui de Perkins est facile à reconnaître, même dans ses moments les plus frénétiques, l'on peut y entendre en filigrane la rugueuse rumeur du blues.

Si l'on doit sérier d'un plus près l'originalité de Carl Perkins dans le club fermé des grands pionniers du rock'n'roll, c'est sa fidélité aux racines. Carl ne s'est jamais départi des sources country du rock'n'roll. Son style est en équilibre sur la ligne de crête qui sépare les tenants de la fidélité aux origines des essarteurs de nouvelles pistes évolutives. Il y a chez lui une authenticité que l'on retrouve peut-être chez le tout premier Elvis, encore que Presley misera en fin de compte sur le côté balladif du country alors que Carl y mêlera sans vergogne la pulsation du blues. Carl chante et gratte sans avoir jamais quitté l'époque de la grande indétermination musicale qui régnait entre country-western et country-blues. En ce sens l'on peut dire que Carl répondait davantage aux critères de Sam Phillips que l'Elvis. Maintenant la voix chaude d'Elvis était davantage plaisante à n'importe quelle oreille de n'importe quel coin des USA que celle de Carl timbrée very south. Quant aux guitares des Blue Caps de Gene Vincent et d'Eddie Cochran elles sont totalement émancipées d'un jeu roots, délibérément urbaines et électriques. Buddy Holly ne se départit jamais même dans ses rocks les plus authentiques qui sont aussi les plus rèches d'une certaine coulée harmonique qui préfigure ce que réaliseront plus tard les Beatles ( je parle d'avant Revolver ) l'ouverture du rock dans la pop. Jerry Lou et son pumpin' clavier sont à part. Ce diable de pèlerin survole toutes les influences. Peut-être parce que le piano est l'instrument roi de l'accompagnement s'adaptant parfaitement à toutes sortes de styles, et sans doute parce que Jerry Lou a trouvé le vecteur idéal du boogie-woogie qui vous transporte sur la rive du rock'n'roll depuis la virtuosité du ragtime. Notons que le ragtime est la musique noire qui doit le moins à la musique d'église. Ce n'est pas un hasard si au début du vingtième siècle des musiciens classiques comme Debussy et Ravel subirent des influences jazz dans leurs compositions, le jazz lui-même n'étant que la décomposition harmonique / désharmonique du ragtime initial qui lui même a été influencé par la musique classique allemande du dix-neuvième siècle. Quand un serpent ne se mord pas la queue, il avale sans trop de problème celles de ses voisins.

Question guitares le lecteur se rapportera à une des toutes dernières contributions de l'ouvrage, celle de Didier Delcour qui analyse les divers instruments qui sont passés entre les mains de Carl Perkins tout au long de sa carrière. Certes il ne jouait pas sur des brelles, mais enfin Didier Delcour en arrive à la conclusion que Carl n'était pas un fétichiste, pas de prédilection particulière pour une signature. C'est vrai que c'est l'occasion qui fait le larron, que l'argent venant Carl a pu s'acheter toutes sortes de bijoux... certaines marques lui ont fourni des modèles comptant sur sa réputation pour booster les ventes. Une paisible nature qui s'accommodait de ce qu'il avait entre les mains, il comptait sûrement davantage sur ses doigts et sur sa pâte personnelle que sur son appareil. Est-ce la guitare qui fait le guitariste, ou le guitariste qui fait la guitare ! En y réfléchissant c'est bien B.B. King qui avait trouvé la solution de l'œuf et de l'autruche en donnant à ses diverses guitares le même et sempiternel prénom.

Longue séquences photographies : la vie de Carl Perkins année par année. Attardez-vous sur les premières photos familiales : c'est un peu comme Les Raisins de la Colère de Steinbeck mais en pire. Né pas né avec une golden spoonfull dans la bouche : origine sous-prolétariat paysan. Stigmates de la misère sur les visages. En ces temps-là ceux qui semaient la misère récoltèrent le rock'n'roll ! Si Carl et Johnny Cash se sont si bien entendus c'est que dans leurs jeunesses ils avaient connu les mêmes vicissitudes.

Les photos des années 54 à 60 sont les plus émotionnantes, elles nous révèlent les débuts de Carl et avant tout une époque disparue à jamais, s'en dégage un air vieillot et suranné qui ne manque de charme mais cela nous renvoie avant tout à notre modernité qui dans soixante-dix ans paraîtra sans doute aussi dépassée et révolue que ces images d'antan. De même le défilé chronologique des clichés n'incite guère à l'optimisme, nous sommes des animaux soumis aux ravages du temps. Et même si nous mourons jeunes pour faire de beaux cadavres, nous n'en avons pas pour autant atteint la jeunesse athanatique des Dieux. Les photos se suivent, se ressemblent et ne se ressemblent pas. N'oubliez pas de cliquer lorsque cela vous est proposé, vous êtes illico renvoyé à d'autres sites, vidéos ou blogues qui traitent en profondeur des personnages ou apportent des précisions sur des institutions qui sont rapidement cités dans le commentaire sous les photos. Attention beaucoup de documents en langue anglaise. Ecrit ça passe, mais bonjour l'accentuation américaine, pas très positive, pour s'amuser avec un titre de Gene..

Faudrait les citer toutes ou aucune. Je n'en retiendrai que deux, épisodiques, celle de Carl enlaçant une Dolly Parton splendidement naturelle, et celle avec Johnny. Pas Cash – il n'en manque pas de lui – mais Hallyday. Une magnifique suite de portraits, des photos de fans – sont crédités en fin de volume - et même de l'album de la famille Perkins.

Cet ouvrage est à regarder et à méditer. Une réussite propice au rêve. Un très bel hommage aux chemins parcourus par un très grand pionnier du rock'n'roll.

Un excellent cadeau pour vos amis et vos ennemis. Ne les en privez pas, il est gratuit. Donc il n'a pas de prix.

Damie Chad.