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03/03/2016

KR'TNT ! ¤ 271 : DADDY LONG LEGS / LANGSTON HUGHES / JOSEPHINE BAKER

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

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LIVRAISON 271

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

03 / 03 / 2016

 

DADDY LONG LEGS 

LANGSTON HUGHES

JOSEPHINE BAKER

 

25 – 02 - 2016

EVREUX ( 27 ) / L'ABORDAGE

DADDY LONG LEGS


Oh Daddy-o I don't wanna go to the basement

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Daddy et ses deux copains de Daddy Long legs forment un trio de hot blues-trade à l’ancienne, dans la veine de ce que firent les mighthy Red Devils en leur temps. Daddy souffle dans son harmo et chante comme un mineur des Appalaches. Eux aussi adeptes de Saint-Guy, ses deux copains excellent à mener le bal des petits culs blancs. Affublé d’un casque de cheveux noirs de jais et de lunettes noires, le petit Murat affiche une dégaine de rock-star à la Thunders, alliant le geste à l’attitude. On ne voit que lui sur les pochettes des trois albums. Le troisième larron s’appelle Josh Styles, et comme l’indique fièrement son nom, il bat le beurre aux maracas avec un certain style. En fait, ces trois prétendants au trône affichent un goût prononcé pour la pire des pétaudière, celle qui se négocie au shuffle d’harmo et au beat frénétique, dans la tradition des vieux honky-tonk des années de braise. Nos trois amis réactualisent une théorie affirmant qu’il n’est nul besoin de colonnes Marshall pour souffler le toit d’une salle de spectacle. Daddy fait son Little Walter de la Saint-Jean, il re-démultiplie des apocalypses qu’on croyait indémultipliables. C’est là le secret de la force américaine : ses réservoirs. On y trouvera toujours un nouveau recordman de ceci ou de cela. Chez l’Américain, le surpassement de tout s’inscrit dans les gènes. Ça fait deux siècles que les Américains éprouvent le besoin constant de prouver au monde entier qu’ils sont les meilleurs en tout. Mais en 1964, les Beatles leur ont prouvé le contraire, sans le faire exprès, ou presque. Un an plus tard, Bob Dylan se dévoua pour laver cet affront. Oh, des gens comme Doug Sahm, David Crosby ou encore Link Wray auraient pu laver l’affront si les gros labels avaient misé sur eux, mais leur choix s’était porté Bobby le veinard.

Les perspectives historiques donnent souvent le vertige aussi est-il bon de pouvoir revenir à des choses simples, comme par exemple les trois albums de Daddy Long legs.

La presse a fini par leur tailler une petite réputation de puristes, mais une écoute attentive des trois albums vous montrera que ça va un peu plus loin que cette vision étriquée. Il y a chez Daddy Long Legs une âme, comme chez les Blues Goblins, par exemple, ou encore chez les North Mississippi Allstars. Mais dans le cas des Allstars, c’est une évidence car Cody et Luther Dickinson héritent d’un pactole qui vaut tout l’or du monde. En effet, Daddy Dickinson naviguait au même niveau que Sam Phillips et Rick Hall, pour n’en citer que deux.

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«Evil Eye On You» est sorti en 2012. Quand Norton sort l’album d’un nouveau groupe, petit conseil, prêtez l’oreille, car Billy et Miriam ont du flair. Daddy attaque avec un «Death Train Blues» qui annonce parfaitement la couleur. Ça jute d’harmo et Daddy fait son Wolf dévoyé, comme s’il était possible de dévoyer Wolf. Eh bien oui. En prime, Daddy bat tous les records établis par Little Walter et Jerry Boogie McCain. Franchement, nos trois amis vont très vite. Ils filent ventre à terre, comme Hopalong Cassidy. Ils enchaînent avec «I Feel So Electric», gros boogie-blues chargé de sens et de son, bourré d’harmo à la démesure. Daddy chante comme un black de cabane de planches branlantes, avec l’énergie de celui qui de toute façon n’a rien à perdre, puisqu’il n’a rien. Il se pourrait fort bien que Daddy ait saisi l’esprit du blues, cette vision d’un néant auquel la misère donne un visage humain, et la vague perception de la forme la plus épouvantable de la négation de l’humain : l’esclavage. Mis à part la mort, il n’existe pas de pire forme du néant que l’esclavage. Y penser intensément et tenter d’en saisir l’horreur peut aussi donner le vertige.

Daddy n’en continue pas moins de chanter au guttural éraillé. On le sent gorgé d’énergie. Il fait même une reprise du «You’ll Be Mine» de Wolf. Joli choix. Avec «Sittin’ Shotgun», on voit bien que ça ferraille comme chez les vieux durs des sous-bois du Missouri, là où grouillent les contrebandiers de cigarettes et de moonshine. On tombe ensuite sur une surprise de taille : une reprise du «Comin’ After Me» des Groovies ! Daddy livre là une admirable vision du mythe groovy. Ils font aussi une solide reprise du «Thirty Days» du grand Chuck, mais elle n’est quand même pas aussi pure que celle de Dave Edmunds. Daddy joue la carte de l’énergétique, c’est dopé à l’harmo et bien soutenu au beat. Et ils bouclent avec un beau clin d’œil à Wolf, un «Evil Eye» sacrément menaçant.

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On monte d’un cran avec un second album produit par Matt Verta-Ray, «Blood From A Stone». Ils attaquent avec une jolie petite fournaise d’harmo, «Long John’s Jump». On sent chez nos trois amis un goût prononcé pour la frénésie. Il nous refont le coup du Big Foot Chester. Ils tapent ensuite dans l’énorme «Big Road Blues» de Tommy Johnson, chez qui Alan Wilson de Canned Heat était allé déterrer «Going Up The Country». Murat joue admirablement le riff remontant et ça sonne comme du Leadbelly. Avec «Heart To Heart», ils frisent le bon garage. Ils sortent là un cut vénéneux à souhait, bien emmené au riffing à la Keef et ça s’emballe pour le final. Voilà de quoi estomaquer l’asthmatique. Les malheureux tapent ensuite dans une chanson de bagnards noirs, et c’est peut-être leur première erreur. «Chains A Rattlin’» n’est pas une amusette - I’ll break these chains/ Yeah I’ll break these chains - Il ne faut pas jouer avec ça, les gars, car les nègres qu’on envoyait au bagne atteignaient réellement le fond de l’horreur : ces fils d’esclaves se retrouvaient enchaînés à vie pour creuser les routes de l’homme blanc. Là, on ne rigole plus. Ces chansons qu’on peut entendre sur des compiles bien connues sont celles que ces malheureux chantaient pour se donner le courage de travailler une terre honnie, sous l’œil sanglant de gardiens armés. Plus rien à voir avec Norton et les paillettes du rock’n’roll. C’est un peu comme si on transformait la Shoah du grand Jacques Lanzman en opéra rock, avec Tina Turner dans le rôle de la conductrice du train qui arrive en Pologne. Non.

On revient aux choses plus urbaines avec «New York City», un boogie emmené ventre à terre. Ça sonne comme du Leadbelly punkoïde. Ils attaquent la face B en Bo motion avec «Snake Juice» - Oh Bo ! C’est joué aux maracas. Quel son, les amis ! Murat se dédouane. Plus loin, on tombe sur un «Take It Home» magnifique de tenue et tartiné au chant d’investigation. C’est même sévèrement tatapoumé. Daddy y place ses vieux plans gospel, histoire de chauffer la paroisse. Et derrière, l’aimable Josh maracasse la baraque avec style. Vrrrrrrrooooammm ! «Motorcycle Madness» part à l’harmo. Quelle fête pour les sens ! Ils bouclent cet album bourré de bonnes vertus avec un «Catch You On Down The Trail» joué au vieux blues de railroad.

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Leur troisième album vient de sortir. «Rides Tonight» est un album live. On y retrouve les morceaux des deux premiers albums. Kim Fowley fait une courte introduction et Daddy embarque son «Long John’s Jump» pour Cythère. «I Feel Electric» qui suit est noyé d’harmo et de coups de bottleneck. Sur scène, ce trio doit donner sa pleine mesure, car leur son dégouline de blues et bon guttural. Franchement, à les entendre, on se croirait transporté dans un bastringue de Clarksdale. Josh Styles frappe dur sur son bon bass-drum. Ah l’animal ! Ils font un beau «Witch Hunt» digne des bivouacs des Appalaches, au temps où la frontière traversait encore les montagnes.

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On retrouve avec la bave aux lèvres le fabuleux «Motorcycle Madness» emmené à bon train d’accords et Daddy-o le chauffe au guttural de circonstance. On les sent classiques jusqu’au bout des ongles. En face B, ils tapent une belle version de «Bourgeois Blues», standard génial de LeadBelly sur lequel Tav Falco se faisait les dents voici trente ans. C’est Josh Styles qui embarque avec style «Shakin’ Up». Ce gros beat dévastateur relève de l’enthousiasme le plus pur. Et revoilà le «Big Road Blues» de Tommy Johnson, monté à l’escalier, cut idéal pour boucler une affaire. Ils le jouent à la grande brassée et le set se termine avec un volcanique «Death Train Blues» chauffé aux flammes d’un enfer certain. Oh non, ce n’est pas une vue de l’esprit, car nos trois amis flirtent vraiment avec le diable.

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Et pouf, les voilà sur scène au bon vieil Abordage, juste avant Lord Jim. On s’attendait à une pétaudière, mais c’est encore beyond the beyond, comme dirait Miriam Linna quand elle évoque Suicide en 1976. Quand Daddy Long legs débarque sur scène, attendez-vous au pire, c’est-à-dire au mieux de ce qu’on peut espérer d’un trio de blues maniacs. Dès l’ouverture du bal, ils chauffent à blanc. C’est une image, mais c’est à peu près la seule qui puisse décrire la réalité de leur pouvoir. Cette grande perche de Daddy-O souffle comme un démon dans son harmo, jambes écartées, et il nous rappelle le vieux cirque de Magic Dick dans le J. Geils Band, alors que de l’autre côté, le petit Murat s’adonne à son jeu préféré, le titubage de Doll désarticulée avec ce faux air à la Thunders qui en dit long sur ses racines. Au moins on sait de quoi il s’est nourri quand il était petit. Il pousse même le bouchon assez loin, puisqu’il reprend les petites moues de Johnny Thunders, celles que copiait aussi Steve Jones à l’âge d’or des Pistols. Au milieu de tout ça, déguisé en hippie, l’ami Styles frappe son fût comme un sourd. Il fait sa powerhouse et par la verdeur de sa frappe, il évoque le souvenir d’une autre powerhouse, Simon King.

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Powerful, c’est le mot qui pourrait qualifier les Daddy Long Legs. Le point le plus chaud du set est cette version définitive de «Big Road Blues» hantée par un riff descendant qui rappelle celui du fabuleux «Drunken Spree» de Skip James, repris par les Blues Goblins sur un album anthologique. Les versions de Wolf sont elles aussi imparables, le «Moanin’ At Midnight» du début et le «Evil Eye» de la fin qui, sans avoir le poids du pathos wolfien, transmettent tout de même des remugles de bonne menace - aw-aw-aw-aw - Et c’est maracassé à bras raccourcis - ouh-ouh-ouh-ouh - «Death Train Blues» redit toute l’énergie de la culture américaine et cette fuite éperdue à travers les plaines sans fin, ils en font une version incroyablement beefheartienne, roulée dans le gosier et râlée à travers les époques et les modes, complètement effervescente, pulsée à outrance, au cœur du mythe le plus vivant du blues : le train lancé à toute vapeur, ce train que James Carr appelle le train de la liberté. Sur scène, les Daddy renouent avec l’explosivité du Magic Band de l’époque «Sure ‘Nuff ‘N Yes I Do» et cette aisance qu’avaient les hommes du Captain à tirer l’overdrive du blues pour le projeter dans une sauvagerie toujours inégalée. Pour finir, Daddy-o a sorti sa moto de sa poche et s’est mis à souffler le bruit d’un passage de vitesse sur une Harley lancée à toute blinde. Peut-on espérer plus beau cadeau d’adieu que cette version infernale de «Motorcycle Madness» ?

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Signé : Cazengler, dodgy long log

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Daddy Long Legs. L’Abordage. Évreux (27). 25 février 2016

Daddy Long Legs. Evil Eye On You. Norton Records 2012

Daddy Long Legs. Blood from A Stone. Norton Records 2014

Daddy Long Legs. Rides Tonight. Norton Records 2015

Sur l’illusse, de gauche à droite : Brian Hurd, Murat Aktürk et Josh Styles

 

LANGSTON HUGHES

L'INGENU DE HARLEM


( La découverte / 2003 )

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Remets-moi, non, pas Johnny Kidd, Tony Marlow s'en est déjà chargé, mais Johnny B. Goode de Chuck Berry. Non ! pas l'originale de Chucky aux doigts d'or, la version des Chaussettes Noires, magistralement adaptée sous le titre d'Eddy Sois Bon. Oui je sais elle est déjantée et elle casse tous les canards à trois pattes qui s'envolent à tire d'ailes dès que l'aiguille du tourne-disques aborde son sillon. Un véritable classique du rock français, n'y a que Billy Brillantine qui ait le courage de la reprendre, mais je ne suis pas en train d'écrire un topo sur l'histoire du rock national. Non j'évoque simplement la parenté entre deux personnages célèbres, le dénommé Johnny B. Goode et le renommé Jesse B. Simple. Homéophonétiquement parlant, pour les amerloques, le premier se prononce Johnny Be Good et le second Just Be Simple. S'il peut sembler évident qu'il vaudrait mieux être bon ( et même très bon ) si l'on désire embrasser le métier de guitariste de rock, l'injonction Just B. Simple qui se traduit par, tiens-toi tranquille, reste à ta place, exige des explications plus étendues. Je n'en ai jamais entendu parler, mais je me demande si la formelle corrélation patronymique de l'appellation des deux héros est uniquement due au hasard. Chuck Berry a longtemps éprouvé un certain ressentiment envers la façon dont il a été traité durant sa carrière en tant qu'artiste noir. Il ne serait pas étonnant que le titre Johnny B. Goode lui ait été plus ou moins consciemment inspiré par un personnage de papier créé dès 1943 dans les colonnes de plusieurs périodiques noirs américains par Langston Hughes dont nous avons à plusieurs fois évoqué l'œuvre dans KR'TNT ! ( voir livraisons 21 et 261 ).


Jesse B. Simple est le héros de moultes nouvelles écrites durant une vingtaine d'années par Langston Hughes. Réunies en volume sous le titre de Best of Simple en 1961, elles exercèrent durant les vingt ans que durèrent leurs parutions en journaux et revues une énorme influence sur la prise de conscience de la population des USA sur les méfaits de la politique ségrégationniste du pays. Jesse B Simple n'est pas un super héros, ni un futur bienfaiteur de l'humanité. Un gars parmi des milliers d'autres. A la vie étriquée, loue une chambre à la semaine, touche une minuscule salaire pour un boulot inintéressant, refuse de payer le divorce de sa femme qui l'a mis dehors, connaît tous les rades du quartiers, passe son temps à discutailler dans les bars. Un brave gars, qui accueille un cousin lointain, qui est amoureux de Joyce, ce qui ne l'empêche pas de fricoter avec les Zarita de passage. Un américain comme tant d'autres qui cumule deux handicaps. Deux véritables boulets, deux stigmates d'infamie dont la conjugaison ne s'additionne pas mais se surmultiplie.

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Fait partie des pauvres et des nègres. Coloured People. Marqué à vif, au fer noir sur le visage. S'est tiré de la Virginie où la vie lui était devenue insupportable, A vite déchanté du Nord, certes il ne risque pas le lynchage à chaque coin de bois, certes la jimcrowisation de la société n'est pas aussi terrible que dans le Sud, mais en fin de compte, le noir est quand même la dernière roue du carrosse. Logements insalubres, boulots pénibles, payes indécentes et vexations journalières sont réservés aux noirs. Face à tant d'injustices, Jesse ne possède qu'une arme émoussée : sa parole qu'il dégaine après avoir bu quelques bières. N'est ni un beau parleur, ni un philosophe – confond Aristote avec Harry Stott – mais il sait se raconter et mettre en scène sa vie perdue sans rien omettre de ses propres défauts ni de ses contradictions intimes.

La communauté noire s'est reconnue dans sa figure. N'est pas un virtuose du beau langage, mais ses mots font cible et mouche. Il touche là où ça fait mal, met le doigt sur les plaies ouvertes. Avec ce livre Langston Hughes a accompagné la prise de conscience noire qui fomenta le mouvement des droits civiques. C'est que Simple n'épargne personne, les blancs bien sûr, mais même ceux qui sont du côté des noirs. La théorie et les grands principes moraux sont nécessaires mais totalement insuffisants. La réalité du vécu exige une urgence que les beaux discours éludent. Mais il réserve aussi bon nombre de flèches envers les noirs. N'éprouve aucune sympathie envers la minorité qui s'enrichit dans le crime ( alcool, drogue, prostitution ). En veut à mort aux élites noires – écrivains, musiciens, chanteurs, petites bourgeoisie commerçante, intellectuels, professeurs, et même politiciens – qui prônent une intégration douce, au prix d'une lente amélioration, pratiquement individu par individu. Chacun doit y mettre du sien, ce qui sous-entend que les noirs n'ont que ce qu'ils méritent. Bien joli, mais au train où vont les choses, faudra attendre quelques siècles... Simple a l'impression qu'un noir qui parvient par ses mérites personnels à emprunter l'ascenseur social se détache insensiblement de ses frères de misère. Se blanchissent de l'intérieur même si les retours de bâton sont nombreux...

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Cela lui semble une trahison. Les noirs n'ont pas à singer les blancs. Doivent triompher en s'imposant par leurs propres particularités. Le jazz, le be-bop, le blues, la musique noire doit être l'épine dorsale de la reconnaissance des noirs. L'on sent poindre dans le discours de Simple toutes ces idées de fierté noire qui seront synthétisées dans le slogan des Black Panters : I'm black, I'm proud !

La vie de Jesse est à l'image de la prise de conscience noire : quitte une vie un tantinet chaotique pour atteindre à une stabilité maritale, qui ne le comble pas en entier. La vie dissolue de sa cousine Minnie ne lui déplaît pas tant que cela. Vit peut-être même par procuration au travers d'elle... Lui qui a décroché de l'alcool pour gagner Joyce, y revient tout de même, plus de murge cataleptique, mais un penchant quelque peu hédoniste... L'on sent que chez Simple le retour au conservationnisme religieux n'est pas à l'ordre du jour. Nous sommes encore à une époque où les masses populaires mondiales entrevoient dans leur horizon une libération de tous les carcans moraux et de tous les préjugés sociaux. Le dernier chapitre ne se nomme-t-il pas : Jazz, Jive, and Jam !

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Faut prêter l'oreille à l'écriture de Langston Hughes, dans ces petites nouvelles c'est le blues qui joue en sourdine, un peu comme le piano de Memphis Slim en contre-chant.

Damie Chad.

PS : la traduction est de F-J Roy et a été établie en 2003. Perso je tique un peu sur le titre français, voltairien en diable, mais qui me semble très éloigné de la culture américaine. J'eusse préféré Crème d'Harlem qui d'après moi correspond mieux à l'original : Best of Simple.

 


JOSEPHINE BAKER

LYNN HANEY


( Ed : JC Lattès / 1982 )


Très beau livre qui retrace la carrière de Joséphine Baker mais qui surtout dresse de l'artiste un portrait intérieur émouvant. Un parfait complément à notre précédente livraison 123 du 20 / 12 / 12.

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LE PETIT CHAPERON NOIR

Joséphine Baker la petite négresse ignorante propulsée en plein Paris dont en moins d'une année elle devient la reine incontestée ! Tout ce qu'il faut pour un début de conte de fée. La faim, le froid, le père qui quitte le navire en perdition et la fillette têtue comme une mule qui se trémousse dans tous les sens, dans tous les coins, qui préfère rire que pleurer. Parvient à saisir sa chance : embauchée comme girl dans la revue Harlem Shuffle, un spectacle qui déclencha la Renaissance de Harlem que nous évoquions déjà dans notre chronique 261 consacrée à Langston Hughes. Girl en fin de file, la plus près du rideau, celle qui joue les utilités, le bouche-trou de service. Pour se faire remarquer elle n'arrête pas de faire le pitre afin d'attirer les regards.

La stratégie de la bouffonne s'avèrera gagnante par ricochet. Sera retenue avec une soixantaine d'autres – parmi eux Sid Bechett – pour une revue à l'Alcazar. Paris ! Ragtime, charleston, grimaces, chorégraphies délirantes, agilité déconcertante, elle remporte la mise : elle sera la Reine de la Revue et très vite de Paris. Possède son arme noire secrète, sa nudité, qu'elle dévoile sans fausse pudeur, sourire lippu extasié et plastique impeccable.

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Elle tombe à pic. Je n'oserais dire à poil. L'Europe a décidé d'oublier le cauchemar des années de guerre. La vie reprend ses droits. Effervescence de paillettes et plaisirs. Une décennie prodigieuse ouvre ses portes. Le vieux monde chancelle. Paris est la ville lumière, capitale des arts. Musique, littérature, peinture, c'est le grand chamboulement. L'art moderne culbute les anciennes lois d'airain du classicisme représentatif. L'on a besoin d'un sang neuf, ardent, vif, innocent, sauvage, d'un rouge sombre, d'un noir luisant, régénérateur.

Mais le cadavre de l'ancien monde remue encore. Subsiste la tradition des ballerines d'opéra ( les petits rats que d'un coup de queue l'on métamorphose en souris ) que les fils des meilleures ascendances aristocratiques élisent pour maîtresse. Les temps ont toutefois changé les minets délaissent les entrechats, préfèrent les danses plus canailles. Noceurs de haut vol et rejetons des fortunes bourgeoises se joignent à cette farandole débridée des corps qui exultent.

De quoi tournebouler la tête de la moindre mignarde, Joséphine qui sait à peine écrire ne s'en laisse pas conter. Le cul brûlant mais la tête froide. Métamorphose de la Cendrillon en reine du bal et du royaume. Des princes de sang se bousculent pour lui offrir chaussures d'or et parures d'argent. Elle n'a pas vingt ans qu'elle ordonne, qu'elle commande, qu'elle règne... En trois saisons elle est au plus haut de la vague et met tout le monde au régime.

L'histoire devrait se terminer là. Une croisière au paradis, et bye-bye ! Trois petits tours et la marionnette chocolatée devrait être remisée dans la malle aux joyeux souvenirs. Back in the USA ! À remâcher dans sa tête une gloire dont le souvenir s'effilocherait chaque jour davantage...


I WILL SURVIVE !

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Il n'en fut rien. La belle de scène s'était habituée aux dorures de sa nouvelle existence : grande maison, robes de haute couture, diamants, ribambelles d'amants ( de préférence à longue queue ), et même un guépard chic et choc. Trouve l'amour, se marie avec Willy, danseur mondain pour cougars dégriffées. L'on subodore une âme de mac qui aurait flairé la bonne aubaine. Ne parviendra pas à la faire renoncer aux plaisirs de la chair et aventures galantes, mais dirigera sa carrière de main de maître. Pas le genre à tuer la poule noire aux oeufs d'or. Organisera des tournées aux quatre coins du monde. Lui fera prendre des leçons de danse, de diction, de chant, de maintien, elle a l'instinct, il lui donne le métier.

Ce professionnalisme ajouté à son suc sauvage lui permettra de traverser les années trente sans trop de mal. Elle est revenue aux USA mais son pays de cœur est désormais la France. Lorsque la deuxième guerre mondiale éclate elle entre très vite en résistance. Envoyée en Afrique du Nord elle rendra d'éminents services : sa célébrité, son entregent, sa fausse naïveté naturelle lui permettent de côtoyer de nombreux diplomates et fonctionnaires ennemis. L'on ne se méfie jamais assez des jolies femmes.

Lui reste encore trente ans à vivre. A quarante-cinq bougies, elle ne peut prétendre à la fougue de ses débuts mais elle n'arrêtera jamais. Galas, tournées, spectacles - notamment à Paris où encore une fois elle triomphe – elle gagne toujours de mirifiques sommes d'argent qu'elle investit et engloutit en Dordogne dans le château des Milandes. Incapable d'avoir des enfants, elle en adoptera jusqu'à onze, de toutes les couleurs. Un coeur d'or qui lui coûtera cher.

Les dernières années seront les plus difficiles. Dispendieuse, elle sera obligée de revendre sa propriété... Saura sortir de scène en beauté, à Bobino, s'effondre au lendemain d'une soirée encore une fois triomphale et s'éteint victime d'une attaque cérébrale après deux jours de coma le 12 avril 1975, à l'âge canonique de soixante-neuf printemps.


UNE FIGURE

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L'on mesure mal de nos jours l'importance de Joséphine Baker. L'on ne retient d'elle que le glamour et le strass, la plume dans le cul, les seins et le reste offerts aux yeux de tous. Une femen avant l'heure. Fut en partie victime de la concupiscence de riches messieurs, mais aussi un fabuleux catalyseur de la liberté sexuelle féminine. Ne revendiqua rien mais s'arrogea le droit d'user de son corps à sa propre satiété. Vaudeville, sexe et rock and roll, au sens étymologique de cette expression. Fut ce l'on pourrait appeler une féministe incandescente. Pas de théorie. Des actes. Sexe et tête.

On l'ignore souvent – c'est moins affriolant – mais lors de sa tournée aux USA, en 1937, elle refuse de loger dans les hôtels qui n'accueillent les nègres qu'à la condition expresse qu'ils entrent et sortent par la porte de derrière et se gardent de ne pas se mêler avec la clientèle blanche. Rien ne l'arrêtera, ni les scandales, ni les entrées en force, ni les déclarations publiques fracassantes qui lui vaudront une campagne de presse désastreuse, notamment de la part des élites blanches avancées qui en théorie sont contre la ségrégation mais qui pensent que dans la pratique rien ne sert de se précipiter...

En 1963, elle fera spécialement le voyage pour soutenir et participer à la célèbre marche pour l'égalité des droits civiques de Martin Luther King. Contrairement à bien des artistes d'aujourd'hui qui gardent leur langue dans leur poche de peur de choquer le public, Joséphine l'ouvrait toute grande. Pour proférer d'énormes bêtises mais aussi proclamer ses quatre vérités – celles qui ne sont pas bonnes à dire – à la face du monde.

L'était pétrie de ses contradictions, libre dans sa tête, et prisonnière de ses propres limites. Comme tout un chacun, mais avec une excessivité rarement partagée. Egoïste et d'une générosité extrême. Panier percé et attentive aux pauvres. Ni courtisane, ni indépendante. Ni dame patronnesse, ni coincée du cul.

N'était pas la chanteuse de blues qu'elle aurait voulu être – sa voix manquait de puissance, sa filiation artistique serait plutôt à rechercher dans le vaudeville – mais elle fut la panthère noire, celle dont on retrouve la trace émerveillée dans les oeuvres des plus grands poètes de son pays comme Langston Hughes et E. E. Cummings. A quelle plus haute gloire pouvait-elle atteindre ?

Damie Chad.

 

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