15/12/2015
KR'TNT ! ¤ 260 : STIFF LITTLE FINGERS / JAKE CALYPSO AND HIS RED HOT / GUENDALINA FLAMINI / MARY BEACH / CLAUDE PELIEU / NEW YORK 1978
KR'TNT !
KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME
LIVRAISON 260
A ROCK LIT PRODUCTION
16 / 12 / 2015
STIFF LITTLE FINGERS JAKE CALYPSO & HIS RED HOT GUENDALINA FLAMINI CLAUDE PELIEU / MARY BEACH 1978, NEW YORK IN COLOR |
ADIEU A THIERRY CREDARO C'était un rocker et c'était un homme. Un magicien de la guitare, attentionné aux autres et au monde. L'est désormais sur l'autre rive, en un autre rêve. Son âme continue de vivre dans des ailes de corbeau... |
AMIS ROCKERS ! Attention, le jeudi 24 au soir sans doute aurez-vous autre chose à faire qu'à reluquer la 261 ° livraison de KR'TNT, comme nous sommes gentils nous la mettrons sur le site au plus tard le samedi 19 décembre. De même le jeudi 31 décembre nous ne doutons pas que vos mauvaises habitudes de rockers assoiffés vous dispenseront de jeter ne serait-ce qu'un rapide regard sur la 262° livraison de KR'TNT. Comme nous sommes trop sympas nous la posterons au plus tard le samedi 02 janvier. Pour la 263° comme d'habitude dans la nuit de mercredi à jeudi... KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME ! |
LE 106 / ROUEN ( 76 ) / 05 – 12 – 16
STIFF LITTLE FINGERS
LE STUFF DES STIFF
Dans l’histoire du rock anglais, il n’existe pas de groupes plus radicaux que Stiff Little Fingers et Third World War. En 1970 (TWW), puis en 1979 (SLF), ces deux groupes firent parler la poudre, comme on dit dans les westerns de série B. Ces gens-là évoquaient la violence qui régnait alors dans les rues d’Angleterre et d’Irlande du Nord et mettaient au service de leurs discours respectifs le son adéquat. Chopper guitar et appel à la guérilla urbaine pour Third World War, fournaise cataclysmique pour Stiff Little Fingers. Lorsque John Peel commença à diffuser «Alternative Ulster» dans son radio show, on eut à cette époque le sentiment très net de n’avoir jamais rien entendu d’aussi violent, ni d’aussi politiquement enragé, même chez le MC5 qui appelait aussi à l’insurrection. Simplement, Jake Burns et ses trois amis allaient beaucoup plus loin dans la violence de ton - What we need is an alternative Ulster ! - Jamais un groupe de rock n’avait tapé aussi fort du poing sur la table (Même s’ils faisaient seulement référence au fanzine Alternative Ulster qui les soutenait). On se demande aussi pourquoi les services secrets britanniques ne sont pas intervenus pour les faire taire. Les Stiff sonnaient comme des héros révolutionnaires et ils auraient très bien pu entraîner un peuple déjà engagé dans une lutte sans merci. Jake Burns et ses trois amis disposaient de l’un des pouvoirs les plus redoutables qui soient : le génie pyromaniaque. Ils pouvaient faire brûler Londres et c’était autre chose que le facétieux «London’s Burning» des Clash. Ils carbonisaient les esprits aussi radicalement que le MC5 de «Motor City’s Burning».
Roland Link a consacré un remarquable ouvrage au groupe : «Kicking Up A Racket. The Story Of Stiff Little Fingers 1977-1983». Si on s’intéresse à ce groupe exceptionnel, il est important de consacrer un peu de temps à ce livre, car il nous débarrasse enfin de toutes les conneries qui ont pu être publiées dans la presse sur les Stiff. Roland Link plante bien le décor : il appelle ça «the troubles», la guerre civile qui avait lieu en Irlande du Nord au moment où Jake Burns, Ali, Henry et Brian Faloon montaient leur groupe, justement pour échapper à cet enfer quotidien. Link rappelle qu’à l’époque, on risquait sa peau quand on rentrait chez soi tard le soir à Belfast et qu’on tombait sur une patrouille anglaise planquée dans un recoin - Oi you. Come over here ! - Il raconte pas mal d’anecdotes qui font froid dans le dos. À part le danger de mort permanent qui régnait dans cette ville, il ne s’y passait rien et les jeunes crevaient d’ennui.
Lors de leur premier séjour à Londres, les Stiff étaient tellement accoutumés aux fouilles à corps qu’ils levaient encore les bras en l’air lorsqu’ils entraient dans des magasins, croyant qu’on allait les fouiller. La paix régnait à Londres, ils n’en revenaient pas - quoi, on peut sortir le soir pour aller boire un verre sans risquer sa peau ? Et le soir, quand ils montaient sur scène, Ali ne supportait pas de voir les punks et les skins s’affronter. Ça le foutait en rogne. Il les traitait de spoiled bastards et ajoutait : «You assholes why are you causing all this trouble ? There’s nothing to cause trouble about !» Ali leur reprochait de se battre sans aucune raison valable. Pour lui, la vraie violence, c’était de se retrouver coursé par les gens des brigades spéciales et des milices protestantes, des brutes qui haïssaient les Irlandais exactement de la même façon que les paras français haïssaient les Algériens, au point de les abattre comme des chiens. Roland Link rappelle que les army patrols et les RUC patrols tabassaient systématiquement tous les gens qu’ils chopaient dans la rue. Ces brutes s’amusaient aussi à fracasser les portes des maisons à quatre heures du matin, puis ils insultaient les gens et réduisaient tout leur mobilier en miettes. «Twenty soldiers and twenty RUC men entered screaming, guns cocked and pointing, pulling your father down the stairs by his head - get down there you Irish bastard !» Rien ne pouvait protéger les Irlandais de cette haine. Link compare les occupants britanniques à des Nazis. Les Irlandais se terraient et vivaient dans la peur. Quand dans un concert des Stiff, le public exaspérait Jake et qu’il voyait des bagarres éclater entre les Teds et les punks, il s’arrêtait de jouer pour présenter «Johnny Was» : «C’est une chanson à propos d’un type qui a été abattu parce qu’il s’est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Ça arrive tout le temps à Belfast. J’espère que ça arrivera un jour à certains d’entre vous !»
Jake Burns reçoit son premier choc à l’âge de treize ans : le concert d’adieu de Taste à la télé. Au tapis. À Noël, ses parents lui offrent «On The Boards», second album de Taste. Puis son père lui paye une guitare électrique, mais ni lui ni Jake ne savaient qu’il fallait aussi un ampli. Jake mit un an et demi pour apprendre à accorder sa guitare. Ce fut le commencement d’un rêve commun à des milliers de kids anglais et irlandais. Puis le Jake ado allait craquer tout son pognon en disques. Il ne buvait pas, il ne fumait pas. Il ne vivait que pour les vinyles. Puis il monta son groupe et commença par jouer des reprises de Clash. Le premier cut qu’il composa, ce fut «Suspect Device». Jake s’inspirait des troubles, même s’il s’en défendait. Il ne voulait surtout pas qu’on l’accuse d’en faire un fonds de commerce. Il voulait s’inspirer des faits réels de la vie de tous les jours. Mais son environnement était tout de même un peu spécial. Ce n’était pas baby drive my car, mais haut les mains, écarte les jambes. Il devait faire des chansons avec ce qu’il voyait quotidiennement, les fouilles à l’entrée des magasins, les barrages routiers et les rues désertes le soir à cause du couvre-feu. Ses textes reflétaient bien la suffocation et la paranoïa dont il souffrait, comme la plupart des habitants de Belfast. Pour expliquer l’essence du garage, on évoque la frustration dont souffrent les jeunes dans leurs quartiers de banlieue. Pour expliquer l’essence du punk-rock, on évoque un violent rejet de la mère Thatcher et du prog-rock britannique. Le premier album de Stiff Little Fingers échappe à tout ça. Il sort tout droit d’un contexte hors normes dont nous n’avions même pas idée : une guerre civile à deux heures de Paris. C’est probablement le seul vrai disque punk de cette époque. Les Stiff ne faisaient pas semblant d’être en colère. Et ils n’avaient pas besoin de se déguiser pour être des punk-rockers. Leurs conditions de vie les lavaient de tout soupçon. Et petite cerise sur le gâteau, ils étaient extraordinairement doués.
Jake rappelle qu’il se disait influencé musicalement par les Who et Montrose. C’est John Peel qui mit le feu aux poudres à Londres en découvrant «Suspect Device», qu’il avait reçu sur une cassette. John Peel comparait ce hit à «Whole Lotta Shakin’ Going On» de Jerry Lee, un hit parfait doté «de la plus grande chute de tous les temps : Blow up in your face !»
Leur premier album, «Inflammable Material» fut un classique instantané et presque quarante ans après sa parution, il n’a pas pris une seule ride. L’album est resté aussi virulent et dévastateur qu’il l’était en 1979. Non seulement les compos sont solides, mais les textes sont des petits chefs-d’œuvre de prose insurrectionnelle. Tout est rentre-dedans, violent, juste et imparable sur cet album. Ils démarrent avec «Suspect Device» et mettent une pression terrible - We’re gonna blow up in your face - Quand on joue dans un groupe de reprises et qu’on reprend ce cut, c’est un régal, je vous le garantis. Ça se joue en accélération permanente et ça se hurle à s’en arracher les ovaires. Les Stiff ne faisaient pas semblant, et ce qu’ils jouaient n’était pas le punk-rock du Londres des boutiquiers de King’s Road, mais du straight Irish street-rock. Ils ne faisaient que rappeler une réalité : on risquait sa peau en sortant la nuit à Belfast. «State Of Emergency» qui suit reste dans la même veine : chanté à la fournaise. À beugler comme ça, Jake s’arrache la glotte. Il semble que les Stiff aient décidé à cette époque d’enfiler les brûlots comme des perles et paf, on tombe sur «Wasted Life», l’un des pires pamphlets anti-militaristes qui se puisse concevoir - I won’t be no soldier/ I won’t take orders from no one - Pas plus enragé que Jake Burns. C’est exceptionnel de verdeur révoltée. Avec Terry Stamps, Jake Burns est le rocker le plus inflammable qui soit. Ils ont tous les deux la même énergie de chiens enragés. Ce qui est dingue c’est que tout est bon sur cet album. «White Noise» est un fantastique pulsatif stiffique et mirifique claqué à l’accord cavaleur - Irish bodies don’t count/ Life’s cheaper over there - C’est vrai que la vie ne vaut pas un clou en Irlande du Nord. Ils enchaînent avec un «Breakout» extrêmement mélodique et joué aux beaux accords distanciés, c’est superbe d’élégance énergétique. Et la fête continue en face B avec «Law And Order», prodige d’infra-révolte. La violence rôde à la fois dans le prêche du soulèvement et dans le son. Ils transforment le «Johnny Was» de Bob Marley en énorme psychodrame d’intensité ultraïque. Henry Cluney qui était alors le guitariste du groupe délie un solo absolument infernal et Jake ouvre en hurlant des gouffres abyssaux.
Paul Morley du New Musical Express salua l’album en ces termes : «The classic punk record. Il reflète à la perfection cette époque où tout semblait important et politique. Il s’attaquait aux clichés. Il détruisait l’idée voulant que les chansons ne parlent que de filles et ce voitures. Ce disque attaquait Londres. Ce disque attaquait l’industrie du disque.» Le style des Stiff est en effet unique : «hoarse voice, sharp guitar and fine drumming.»
Mick Middles de Sounds : «The power, the passion, the anxiety, the anger. The perfect cocktail. The perfect gig.»
Parmi les admirateurs des Stiffs, on comptait Mark E Smith : «A hell of a band with power, courage, conviction and skill.»
Il y eut un petit épisode savoureux de guéguerre entre les Undertones et les Stiff. Les Undertones accusaient les Siff de faire du hard rock comme Thin Lizzy et Jake répondait que les Tones faisaient de la petite pop parce que Fergal Sharkey était incapable de chanter autre chose. En fait les deux groupes avaient des différences de style très nettes : les Undertones incarnaient le côté pop du punk-rock et on les assimilait à des Ramones irlandais, et on affublait les Stiff du surnom de Clash irlandais.
On allait trouver d’autres énormités sur «Nobody’s Heroes», leur second album, qui est lui aussi resté un classique fumant, car quasiment tous les titres sonnent comme des hits, «Gotta Getaway», «Fly The Flag», «At The Edge» - Living on the edge of this town/ And I won’t be shot down - et bien sûr le morceau titre qui sonne comme un hymne - Get up out be what you are - Wow quel refrain ! L’autre brûlot anti-militariste des Stiff se trouve en fin de face B : «Tin Soldiers» qui est comme la plupart des autres bombes, assez remonté contre le système. Mais dans la presse anglaise, on allait commencer à dire qu’ils se ramollissaient depuis qu’ils s’étaient installés à Londres et qu’ils engrangeaient les succès, l’argent et les filles.
«Hanx» est leur troisième album, paru en 1980. On est encore dans Belfast et dans les hymnes. Jake le freluquet chante avec une méchante hargne - Be what you are - Il s’arrache même un peu trop la glotte. Les Stiff jouent tout «Fly The Flag» à l’arpège beslfastois. Ce sacré Henry n’en finissait plus d’épater la galerie. C’est avec une joie incommensurable qu’on retrouve «Alternative Ulster», le hit punk définitif. Tout y est : l’entrain, la vélocité, le grain, la bestialité. On sentait bien que ces mômes de Belfast étaient prêts à en découdre - Yeah yeah - Jake crachait ses poumons et Henry caressait le dos du dragon en jouant un beau thème. On retrouve la grandeur belfastoise avec «Wasted Life». Le punk se jouait en Irlande du Nord, et non dans le Londres des boutiquiers. Et bien sûr «Tin Soldier» nous est servi avec toute la tension d’extermination - At the age of seventeen - Ils nous stuffent le stiff et c’est même double ration. Et ils bouclent cet album fumant avec «Suspect Device» qui une fois de plus s’échappe de l’asile.
On trouve deux cuts de génie sur «Go For It» paru un an plus tard : «Kicking Up A Racket» et «Silver Lining». Kicking est monté sur un gratté de basse. On a là du pur punk-rock bien balancé. Jake chante du gras sur le rebondi d’Ali et soudain ça part ! Fantastique élasticité des élastomères. Ces mecs ont une forme de génie, le génie belfastois, l’Irish sponk démentoïde. Ils sont terriblement bons. Ils plongent leur cut dans le chaos. Avec «Silver Lining», ils tapent dans la pop-rock désespérément grandiose. Rien d’aussi prodigieux. C’est monté sur une mélodie énorme. Jake le géant la presse comme un citron. Eh oui, on aurait dû s’en douter : les Stiff sont un groupe extraordinaire et rien qu’avec ces deux cuts, Jake fait partie des héros du rock moderne. On trouve d’autres cuts intéressants sur cet album, comme par exemple «Roots Radical Rockers & Ragga», où ils se prennent pour les Clash. Mais Jake n’a rien perdu de sa hargne et Henry fait des prodiges sur sa guitare. Ah les excellent stiffers ! Ali fait un gros travail en profondeur sur «Just Fade Away». C’mon ! On les suivrait jusqu’en enfer. Quelle santé ! Quel son ! Et surtout quel élan ! Ils semblent jaillir. Encore un cut extrêmement vitaminé : le morceau titre de l’album. À les entendre jouer comme ça, on comprend qu’ils ont vraiment quelque chose dans le ventre. C’est battu à la vie à la mort par Jim Reilly. Ils font pas mal de cuts de reggae, mais ils dégagent tellement d’énergie qu’on les prend au sérieux. «Hits And Misses» sonne aussi comme un hymne. C’est du ramoné de cheminée. Ces mecs savent tirer le meilleur parti d’un morceau. Il faut se souvenir qu’à l’époque, on attendait tout de Jake Burns et il ne décevait jamais. Encore un cut athlétique avec «Gate 49» où Jake sonne comme un rockab californien. Quand il évoque cet album, il parle d’un album de transition : la fin du group punk et l’avènement du groupe pop. Lui et Henry sont d’ailleurs d’accord sur un point : pour eux «Go For It» est le meilleur de leurs quatre premiers albums studio.
Avec «Now Then», ils virent power-pop. On sent toujours le gros travail d’Henry derrière, à la guitare. Il faut attendre «Touch And Go» pour retrouver la terre ferme des steppes d’Irlande du Nord. Au niveau son, c’est bien fouillé. Henry a conservé tous ses bons réflexes. «Bits Of Kids» se veut power-poppien avec des envolées à l’ancienne mode. Ils restent dans la belle pop éclatante avec «Welcome To The Whole Week» traversé par un solo inflammatoire. On retrouve là leur sens du fantastique unisson au refrain et ce diable d’Henry soutient l’ensemble par des arpèges fulminants.
«Now Then» ne marche pas. On approche du split. Jim Reilly quitte le groupe en 1982. Il annonce dans la presse qu’il préfère quitter le groupe alors qu’il est à son sommet. Et puis il ne supportait plus les bagarres avec Henry et Jake. Et puis Jake boit trop et ça fatigue Henry. À son tour, Jake annonce qu’il quitte le groupe. Henry s’écroule. Il ne sait pas ce qu’il va devenir.
En 1988, parut l’album live «No Sleep ‘Til Belfast». Était-ce un clin d’œil au live de Motörhead ? Peut-être, mais le son n’était pas vraiment au rendez-vous. Ils attaquaient avec une version d’«Alternative Ulster» qui manquait un peu de verdeur abrasive. Mais quel bonheur que de réentendre des grands hymnes irlandais comme «Silver Lining» ou «Nobody’s Hero». Ces deux classiques joliment harmoniques réveillent toutes les ardeurs. Ils allument «Nobody’s Hero» dès l’intro et lui donnent une dimension flamboyante. La foule reprend en chœur, comme d’ailleurs dans «Gotta Getaway». C’est là qu’on mesure l’impact de ce groupe sur le peuple irlandais. On trouve d’autres versions spectaculaires sur cet album live, «Just Fade Away» (bardé de relances de batterie), «Wasted Life» (véritablement en flammes), «At The Edge» (fulgurant), «Fly The Flag» (I’m alright ! Union jack !), «Tin Soldiers» (incantatoire), «No Sleep ‘Til Belfast» (énorme clin d’œil au tandem Run DMC/Aerosmith, mais on est en Irlande, alors ça dégueule un peu et même beaucoup) et «Suspect Device» (pur cut de combat). Ils finissent évidemment avec «Johnny Was» car après Jake n’a plus de voix.
C’est en 1987 que le groupe se reforma à l’initiative d’Ali.
Mais Ali ne joue pas sur «Flags And Emblems». Bruce Foxton des Jam le remplace et Dolphin Taylor remplace Jim Reilly. L’album n’est malheureusement pas à la hauteur des attentes. On ne peut pas gagner à tous les coups. Lee Brillaux joue de l’harmo sur «(It’s A) Long Way To Paradise» et Rory Gallagher de la slide sur «Human Shield». Curieux cut que ce «Human Shield», on y retrouve le gargouillis que Joe Perry jouait avec Run DMC. Henry Cluney fait pas mal de miracles sur ce disque, notamment dans «Each Dollar A Bullet» et dans «The Game Of Life», joliment riffé. Deux cuts sortent du lot : «Johnny 7», riffé par Henry le héros, avec un refrain propulsé au drumbeat exacerbé par Dolphin le dauphin. Puis «No Surrender», petit chef-d’œuvre de power-pop, éclaté aux beaux accords et percé en son centre d’un solo d’antho à Toto.
En 1994, Henry est viré du groupe, pendant l’enregistrement de «Get A Life». C’est le manager qui l’appelle pour lui annoncer la bonne nouvelle. Henry panique car son vieux copain Jake ne veut pas lui répondre au téléphone. Jake dira plus tard à Link qu’Henry n’avait pas travaillé les morceaux de l’album et qu’il s’amusait à jouer en studio des riffs de Metallica. Les Stiff se retrouvent donc à trois pour enregistrer «Get A Life» : Jake, Bruce et Dolphin. Pas de problème. Jake sait jouer de la guitare. Avec le morceau titre qui ouvre le bal, ça commence à chauffer. Bruce fait de gros glissés de manche sur sa basse. La flamme des Stiff crépite de plus belle. Jake sait encore fabriquer des gros cuts virulents. On retrouve la très grand power-pop avec «Can’t Believe In You». Jake pulse le power de la pop par dessus les toits, épaulé par le jeu incroyablement dynamique du bassman Bruce. C’est du très haut de gamme hanté par la basse du Fox. Dans «No Laughing Matter», Jake cocote comme un beau diable. On croirait entendre un vieux cut des Troggs noyé de fuzz et soudain, il part en vrille pour un véritable killer solo. Il renoue avec le génie en prenant le refrain de «Forensic Evidence». Voilà le secret de Jake Burns : éclater au firmament avec un refrain en deux temps. Il continue de nous épuiser les oreilles avec «Baby Blue», cut terriblement batailleur et il revient un peu plus loin au chant policard avec «When The Stars Fall Down From The Sky» où il évoque les exploits de la police française lors de la ratonnade de 1961 qui fit 200 victimes parmi les Algériens - Put the bastard underground/ Buried every black in town/ Who dared to raise his voice - Et Jake arrose ça d’un solo de rêve.
Cinq ans plus tard, ils enregistrent «Tinderbox» à trois : Jake, Bruce et Steve Grantley qui remplace Dolphin. On les sent à l’aise dans ce format. Il faut savoir que sur chaque album des Stiff se niche un hit planétaire. «You Can Move Mountain» sonne même comme un hymne - Don’t give up the fight - Jake adore les hymnes. C’est son péché mignon. Il a cette facilité. Il balance là l’un de ces refrains dont il s’est fait une spécialité et il l’arrose d’un solo superbe. Rien d’aussi beau sur cette terre que ce refrain. Dans «The Message», Jake ressort le gargouillis de Joe Perry/Run DMC. Franchement, c’est excellent, d’autant que Jake contrebalance ça à vieux coups de solos. Il joue comme un démon du Labrador. Depuis qu’Henry est parti, il ne se sent plus. Jake n’éprouve aucune difficulté à régner sur le rock anglais. S’ensuit un cut exceptionnel de qualité mélodique : «Dead Of Night». En voilà encore un qui sonne comme un hit. Avec «A River Flowing», Jake tape son couplet au beat cokney d’Irlande et il tire son train sous le tunnel de la grande démesure. Mais à force de vouloir trop bien faire, il finit par sonner comme les Clash. Il ressort le riff de Joe Perry dans «In Your Hand» et passe à la pop hyper orchestrée avec «Dust In My Eye». Jake s’amuse bien, il touche à tout, y compris à la grosse prod. Voilà un cut stupéfiant d’envergure et bardé de cuivres.
Pour enregistrer «Hope Street», Jake recrute le guitariste Ian McCallum. Qui a dit que les Stiff étaient cuits, à l’époque ? C’est tout le contraire. Ils n’ont jamais été aussi bons. Quatre énormités sur ce disque. Un, «Bulletproof», où le Fox fais son bassman et on n’entend que lui. Le cut vire à l’énormité progressivement et le son accourt au rendez-vous. La structure reste classique mais Jake et ses copains remplissent tout l’espace sonore à ras-bord. Deux, «Tantalise», un cut incroyablement éloigné des préoccupations des Stiff. Jake y fait son Dylan et ça devient vite terrible de galvaudage car Jake a percé le secret des relances qui était celui du grand Bob. Et ça devient hallucinant de morphisme highway-sixty-sixtique. Jake plonge dans les vagues avec la rage d’un gosse des rues qui découvre la mer pour la première fois de sa vie. Jake Burns sait brasser les influences. Trois, «Hope Street», belle pièce de pop-punk chantée à l’angle des rues, bardé d’esprit 77 avec des chœurs de mortadelle. Bruce la brute broute sa basse. Ce Fox sait faire claquer le métal d’une corde de basse. Et du coup, Jake renoue avec la pire ampleur qu’on puisse attendre d’un disque de Stiff. Basse furibarde, mélodie increvable et grandeur du bon Burns. C’est lui l’âme. C’est lui le créateur du mythe. Quatre, «All The Rest» - Shout it out - encore un cut qui tombe du ciel. Ils font le break du garage fermé le lundi et ça vire à la pépite de juke. «Hope Street» était un double album. Le second disque proposait un Best Of de morceaux live sélectionnés par Jake. Tout y est. Chaque fois qu’on réécoute ça, on se dit que la messe est dite depuis longtemps. Amen.
Les Stiff se reforment en 2003 pour enregistrer «Guitar And Drum». La formation n’a pas bougé. On retrouve Jake, Bruce, Ian McCallum et Steve Grantley. Quel album ! Tout est bon sur ce disque. Jake ouvre le bal avec «Guitar & Drum» d’une voix toujours aussi perchée. Dans «Strummerville», il rend hommage à Joe Strummer et derrière lui, un excité gueule «Clash City Rockers !». Ça s’épaissit avec «Can’t Get Away With That». Jake chante ça avec une rage ancienne. Puis il revient à la sauvagerie avec «Still Burning», histoire de rassurer les inquiets. Son activité volcanique est intacte, rassurez-vous. Le son est toujours là et la voix parfaite. Ian McCallum fait un fantastique travail souterrain. Dès l’intro, «Walkin’ Dynamite» sonne comme un hit hymnique. McCallum est un démon, il explose toutes les molécules du cut avec son picking. On a là un véritable inventeur de son - And you were walking dynamite - Ah ! ces éclats de McCallum ! Ce mec allume tout, il joue à l’enroulée dans le clair esprit du vif argent et Jake brûle encore, bien qu’ayant tout brûlé, oui il brûle encore, même trop, même mal. Encore plus énorme : «Dead Man Walking» ! C’est un balladif qui se traîne à la façon du «Groovin’» des Young Rascals, parfaitement indigne des jukes rouillés de Belfast, mais Jake en fait un cut dément, qui sonnerait presque comme le «Have You Ever Seen The Rain» de Creedence. Et la fête continue avec «Empty Sky», punk-rock battu à la brutale, véritable blast d’Irish punk, un vraie giclée dans l’œil. Tous ceux qui imaginaient que Jake s’était ramolli devraient écouter ce cut. Retour au gros son avec «I Waited». Quel son, Sam ! C’est encore McCallum qui fait des prodiges dans son coin. Vous ne verrez pas souvent des prodiges de cet acabit. Belle pièce de jakerie que ce «Achille’s Heart» qui suit. Il sait rester incendiaire, l’animal. Son Achille est violent et bien senti. Ce mec reste un héros. Il a une vraie voix et un vrai son. On assiste à une terrifiante entrée des guitares dans l’écho séculaire des vampires. Retour à la fantastique énergie dévastatrice pour «Who Died And Made You Elvis». C’est encore bardé d’éclats de guitare démoniaques. Cet album est une bombe. Qu’on se le dise.
Ils viennent de réchauffer l’actualité avec «No Going Back», un album tout aussi gesticulant que le précédent. Et là, on comprend subitement que les Stiffs sont des êtres flamboyants. Ils nous souhaitent la bienvenue au club des menteurs avec «Liars’ Club». On retrouve la vraie jakerie un peu plus loin avec «I Just Care About Me», où il dénonce le plus grand fléau des temps modernes : l’individualisme - And don’t forget the mantra/ Me ! Me ! Me !/ I don’t care about nobody else/ I just care about me - Et les choses prennent une sale tournure avec «Throwing It All Away». Ça éclate comme du gros rock américain. On se croirait chez Hold Steady. Leur truc est beaucoup trop épique pour être vrai. Mais comme on vénère Jake, alors ça devient un hymne, car c’est solide comme un hymne stiffien. Encore du gros Jake avec «Good Luck With That», merveilleuse purge de répondant et de ruckus. La guitare sonne comme un lance-flamme. Et voilà le hit idéal : «Since Yesterday Was Here». Pur Stiff politique - Poll tax minor strikes MLK Margaret Thatcher CNA and Watergate Again ! - Ils en font un refrain révolutionnaire qui devrait rameuter les foules. Ils bouclent cet album superbe avec «When We Were Young» un beau cut de distance, gratté à la cocotte. L’immense Jake nous ficelle ça vite fait bien fait et c’est embarqué au grattage supérieur. Ça se termine bien sûr par un final de pure folie.
Alors évidemment, quand les Stiff sont revenus jouer en France, on s’est précipités pour aller les revoir. Impossible de rater un tel événement. Tagada Tagada. Arrivée en avance à Paris et donc petite tournée des disquaires, suivie d’une tentative ridicule de traverser Paris en voiture à une heure où on sait qu’il vaut mieux prendre le métro. Résultat : arrivée en retard au Batofar. En nous voyant arriver avec nos mines consternées, la gamine à l’accueil fut prise d’un fou rire. Écroulée sur son comptoir. On n’a même pas sorti les billets.
— Zont commencé ?
— Ben oui, zont commencé. Pfffff !
Ce n’était pas la peine de poser la question, on les entendait depuis le quai.
— Depuis longtemps ?
— Oh ben non.
Elle ré-éclata de rire et chercha dans son sac un kleenex pour s’essuyer les yeux et se moucher. Comme elle n’en trouvait pas, elle demanda, l’air hagard :
— Zauriez pas un kleenex ?
— Ah ben non.
Je me tournai vers mon compagnon d’infortune :
— T’en as, toi ?
— De quoi ?
— Ben des kleenex !
— Oui, j’en ai un, mais il a déjà servi...
Elle, hilare :
— Arrêtez, je vous en supplie...
L’entrée de la soute où se déroulait le concert se trouvait à quelques mètres. C’était plein à ras-bord, jusqu’en haut des marches. Impossible de se faufiler entre les gens pour descendre. Même un pygmée ne serait pas passé. Au loin, on voyait Jake le ventru jouer «Nobody’s Hero». Il remontait de la soute un violent remugle d’étuve. C’est vrai que pour descendre là-dedans, il faut penser à s’habiller légèrement, car il y fait toujours une chaleur à crever. On vit d’ailleurs de malheureux amateurs s’extraire péniblement du tas de viande en sueur pour aller respirer l’air frais du quai. Au-dessus de la gamine de l’accueil était suspendue une petite télé dans laquelle on voyait Jake le ventru gratter sa guitare blanche. On aurait très bien pu se contenter de voir le concert à la télé, mais non, décision fut prise de monter au bar qui se trouve sur le pont supérieur. Il y régnait une sordide ambiance techno. Bien sûr, le DJ avait mis le volume à fond pour couvrir le raffut qui montait de la soute. Étant donné l’état foireux de la soirée, cette misérable techno tombait vraiment à pic. En pour couronner le tout, les bières n’étaient pas fraîches.
Quand le concert rouennais des Stiff fut annoncé, on se mit à genoux pour remercier Dieu de ce miracle. Et le soir dit, on les vit entrer sur scène un par un, le petit McCallum, le grand Ali, le solide Steve Grantley puis Jake Burns, bien ventru et tout de noir vêtu. Premier coup de pied dans la fourmilière avec «Nobody’s Hero», histoire de bien chauffer la salle et rincette avec «At The Edge». Quand il chante, Jake Burns ne donne jamais l’impression de forcer sa voix. Il va au chat perché naturellement. Et à sa façon de promener les yeux sur les premiers rangs, on sent chez lui une sorte de timidité.
Dans son livre, Link fait parfois référence à un besoin maladif d’être reconnu pour ce qu’il est. Ian McCallum semble être lui aussi un personnage très réservé, car il ne se met jamais en avant. Le fait qu’il porte des espadrilles renforce encore le sentiment de modestie qu’il inspire. Ali reste fidèle à son image de bassman sautillant et merveilleusement volubile. Comme tous les vétérans de la scène anglaise, les Stiff sont capables d’aligner une série de hits imparables. Pour finir, il enchaînent trois belles bombes, «Wasted Life», «Tin Soldiers» et un «Suspect Device» qui fait trembler les colonnes du temps. Comme le public n’est pas encore au tapis, ils reviennent comme Cassius Clay pour balancer un uppercut intitulé «Alternative Ulster».
Signé : Cazengler, Little Finger dans l’œil
Stiff Little Fingers. Le 106. Rouen (76). 5 décembre 2016
Stiff Little Fingers. Inflammable Material. Rough Trade 1979
Stiff Little Fingers. Nobody’s Heroes. Chrysalis 1980
Stiff Little Fingers. Hanx ! Chrysalis 1980
Stiff Little Fingers. Go For It. Chrysalis 1981
Stiff Little Fingers. Now Then. Chrysalis 1982
Stiff Little Fingers. No Sleep Til Belfast. Kaz Records 1988
Stiff Little Fingers. Flags And Emblems. Essential 1991
Stiff Little Fingers. Get A Life. Essential 1994
Stiff Little Fingers. Tinderbox. Spit Fire 1997
Stiff Little Fingers. Hope Street. Oxygen Records 1999
Stiff Little Fingers. Guitar And Drum. EMI 2003
Stiff Little Fingers. No Going Back. Rigid Digits 2014
Roland Link. Kicking Up A Racket. The Story Of Stiff Little Fingers 1977-1983. Appletree Press 2009
Stiff Little Fingers. Still Kicking. DVD Secret Records 2015
De gauche à droite sur l’illustration : Ali McMordie, Jake Burns, Steve Grantley et Ian McCallum.
Addendum.
Vient de paraître sur Secret Records un CD/DVD intitulé «Still Kicking» qui propose un concert filmé à Londres en 2004. Il s’agit de la formation précédente des Stiff, avec Ian McCallum, Steve Grantley et Bruce Foxton à la basse. Idéal pour le fan des Stiff, car on y voit l’immense Jake Burns régner sur un monde qu’il a créé de toutes pièces, grâce à une voix perchée et un peu rauque, un sens inné du refrain hymnique, une solide technique de guitare et une énergie hors du commun. On le voit faire une fantastique prise de solo sur «Taking Dynamite». Il présente quasiment tous ses morceaux. Il dédie «Is This Why You Fought The War For ?» à Tony Blair et balance un peu plus loin en guise de réponse : «For the oil !» Jake saute encore en l’air. Pas très haut, mais il saute. La fin du set est une lente montée vers l’explosion finale - I was only 19 years when I wrote this song. This is called Wasted Life - Il enchaîne avec «Tin Soldier», «Suspect Device», «Guitar & Drum», «Back To Front» et il joue l’intro magique d’«Alternative Ulster».
3 B / TROYES / 11 – 12 - 2015
JAKE CALYPSO AND HIS RED HOT
Rarement une journée aura si mal commencé. Des barbares s'en sont pris à un être innocent. Que j'adore. L'amour de ma vie. Celle qui depuis des années, sans cesse à mes côtés, me suit sans rechigner dans les pérégrinations rock and rolliennes les plus hasardeuses. La fidèle d'entre les fidèles. Qui ne dit jamais non. Qui répond toujours oui. Et la voici pantelante, agonisante, sur le trottoir. La teuf-teuf, la teuf-teuf mobile, qui me jette des regards désespérés. La colère me gagne, m'enveloppe d'un voile de sang. Je vois rouge. Les envies de meurtres tournoient dans ma tête. On lui a volé une roue ! Lamentable, elle agonise sur trois pattes, pauvre petite bête. En pleine nuit, devant la maison, alors que je dormais comme un bienheureux, entre les bras de Morphée. J'accuse le monde entier, les services secrets, le libéralisme financier, la ligue anti-rock and roll. Un complot d'envergure planétaire. L'est sûr, certain, et avéré que des puissances occultes veulent m'empêcher de rendre compte du concert de Jake Calypso and his Red Hot, ce soir au 3 B.
Mais on arrête pas un rocker aussi facilement qu'une division blindée à coups d'ogives nucléaires. D'abord j'administre les premiers soins à ma fidèle compagne – je vous rassure, elle survivra. Et le soir-même je fonce à toute allure vers ma destination initiale. Mister B est au volant de son cabriolet grand sport de luxe. Sous ses pneus le bitume s'enfume et l'asphalte s'exalte. Et son coursier pétaradant pénètre en moins d'une heure dans la préfecture de l'Aube. Un véritable cheval de Troyes.
Dans le 3 B, l'on pressent la foule des grands jours, le Hot Red est sur le pied de guerre, Thierry essayant de régler son compte au flipper Elvis Presley. Au fond je note un jeune escogriffe qui tripatouille la contrebasse. Quel est cet inconnu qui se permet de pianoter sur l'instrument de Maître Loison ? Vraiment, la jeunesse ne respecte plus rien, fauche les roues des teuf-teuf mobiles et tripote d'une manière éhontée tout ce qui passe à portée de leurs mains. Je vous le dis... bon mais vous n'êtes pas ici pour entendre des jérémiades sur le déclin de la civilisation européenne. Je passe tout de suite au concert.
PRESENTATION
Enfin ! Mister Loison tapote le micro. Le Red Hot est au complet. Je recompte sur mes doigts. En tout normalement ils sont deux, Christophe Gillet à la guitare, Thierry Sellier on the drums, mais non, après vérification additionnelle, ils sont bien trois, apparemment le grand jeune homme de tout à l'heure, est préposé à la up right bass. Sont beaux comme des sous neufs, brillants comme une pièce de neuf sous. Chemise saumon pour Loison, veste bringée pour Hervé, costume sombre sous casquette plate pour le walkin' new guy, cravate tomate pour le drinkin' new guy – Guillaume pour les intimes, Durieux pour les notaires. Prudents et avisés, Christophe et Thierry se sont affublés d'une chemise légère.
DEEP IN THE SOUTH
Dès la première mesure, l'on est loin de Troyes. A Memphis exactement. Suis à même de localiser, avec la précision d'un GPS sous connexion satellitaire. 706 Union Avenue. En plein studio Sun. Pas la réverb, mais le son est là, magnifique. Y a sans doute eu quelques milliers de combos qui à l'époque étaient capables de reproduire l'apple pie sonique, sans y penser, naturellement, jusqu'à ce qu'Elvis attirât l'attention dessus, et que le monde entier s'aperçût, que bon dieu, c'était bien cela. C'est par la suite que l'on a perdu la recette. C'est comme le Graal, tout le monde le recherche, et personne ne le trouve. L'on y passe à côté sans y prendre garde. Evidemment c'est qu'il y a erreur dans le processus de recréation. L'on essaie d'attraper, de rattraper, de retenir le son, mais Hervé et ses sbires ont compris que ce n'est pas par là que la bête a creusé son terrier. Faut pas se mettre en quête du son. Mais de l'esprit. Et tout de suite tout s'éclaire. Simple comme bonjour, mais faut avoir sacrément turbiné le problème pour le résoudre.
Regardez Thierry Tellier, n'en fait pas des tonnes. D'ailleurs à ses débuts Elvis, n'avait même pas songé à prendre un batteur. Alors Tellier, d'une caisse claire, il en a dix fois trop. Se contente de la portion d'une assiette à dessert. Le reste est superfétatoire. Un coup de cymbale de temps en temps, et un boum de grosse caisse pour agrémenter le plaisir, mais sinon tout réside dans la subtilité de la frappe. Passe le balai, paresseusement. Un technicien de surface pas du tout stakhanoviste. Inutile de vous monter le marlouf et de décréter que vous en faites autant, même par vent d'autan. C'est que la frappe Sun, c'est en même temps la chaude moiteur alanguie d'un après-midi d'été et l'impétuosité de la crue du Mississippi. Ceux qui croient tout savoir urinent juste du Mississippipi de hilbilly cat. Mais ils sont en plein dans le mille à côté. Un balancement moutonnier de taureau de combat. L'impossible alchimie. La lenteur majestueuse des Dieux et le feu brûlant des forges de l'enfer.
C'est sur ce tempo suggestif que Loison accompagne de son acoustique électrifiée. C'est cela le rock and roll, le battement d'un coeur humain et le crin-crin de cordes malmenées. La sauvagerie maximale obtenue avec un minimum de moyen phonique. C'est avec la plus grande retenue d'eau que vous produisez le maximum d'électricité. Heatbeat disait Buddy Holly, et la voix. Tortillarde et nasillarde, mais toujours juste. Quand ils descendent des collines les péquenauds des monticules ont les poings chauds. Question bagarre, faut pas leur en promettre. Hervé qui chante c'est le dindon qui glousse et le cochon qui grogne, plus la voix qui galope avec la nervosité d'un étalon qui n'a pas sailli de juments depuis trois mois. Un autre grand secret du rock and roll, le feu qui couve sous la cendre, le désir qui court dans vos veines, le corps qui bande et le sexe en feu qui brûle.
En théorie, vous n'avez pas besoin d'autre chose. Vous pouvez renvoyer les figurants, l'on a les deux acteurs principaux. Oui, mais dans la pratique, l'existe des invités de seconde zone qui s'imposent et qui finissent par décrocher les rôles de première main. Je vous refile les deux méthodes pour réussir en cet emploi. La voix apollinienne, celle de Christophe Gillet. De l'interventionnisme actif. Nécessite la vision d'ensemble. Tout voir, tout entendre, tout comprendre. Et puis parachever. Porter l'incandescence à son ultimité. Vous rajoutez le codicille qui manque à l'absolu. Vous dépassez l'indépassable. Au début vous vous contentez d'accompagner. Vous êtes la doublure. Et lorsque vous devez rentrer sagement dans la boîte à jouer, vous balancez ce que l'on n'attend pas, et juste à ce moment précis vous créez le manque qui ne manquait pas, mais votre action devient l'expression même de son impérieuse nécessité. Christophe Gillet, c'est à tout moment le point d'orgue de la symphonie. Sans lui, elle demeurerait inachevée.
Deuxième méthode. La dionysiaque. Qui exige la foudre et la fougue de la jeunesse. Indispensables attributs de Guillaume. Sans lui, le set serait un film muet. L'apporte la bande sonore. C'est sur l'époussetage de son diplodocus que les trois autres argousins bâtissent leur empire. L'est la toile de la peinture, et le granit de la sculpture. Et le son de la musique. N'apporte pas sa pierre. Impose son menhir. L'a ciré sa big mama comme l'armoire de Tante Ursule. Au début on n'y fait pas gaffe, mais l'on est obligé de s'apercevoir qu'elle dispose d'une infinité de tiroirs. Les ouvre et les referme avec la plus grande rapidité. Les notes se bousculent et ruissellent en torrents impétueux. Z'ont un jeu avec Christophe, c'est Gillet qui ouvre les vannes et c'est Guillaume qui libère les eaux. L'un ébranle le sol avec le trident de Poseidon et l'autre bouscule les cavales de Neptune.
L'ATTAQUE DE LA DILLIGENCE
Le rock and roll c'est comme dans les films. Quand il ne se passe rien, l'on s'ennuie. Mettez une banque, sans hold up la vie de guichetier serait bien terne. Faut du sang, du meurtre et du pillage. Avec Hervé Loison et ses Red Hot, un malheur n'arrive jamais seul. Vous aurez droit à l'intégrale, la révolte des tribus indiennes et l'invasion des zombies qui sortent des marécages. Avant de coucher les enfants laissez-les écouter Lovin' Heart un doux christmas song ( un peu énamourant ) avec le Hot du Père Noël qui gazouille comme des pinsons.
Toute mécanique bien huilée doit casser. C'est la loi du genre. N'ont pas commencé depuis trois morceaux qu'une corde d'Hervé tirebouchonne et finit par pendouiller lamentablement. Pas de panique, encore deux morceaux Downtown to Memphis, et celle du bas se fait la malle à son tour. Signe évident que l'ensemble pulse à toute vapeur. D'ailleurs plus tard nous aurons droit à un Train Kept A Rollin, très vite sorti des rails avec tout l'assistance qui monte dedans et braille la tête hors des portières. Mais en attendant Hervé s'enferme dans la cuisine pour réparer la bécane. Laisse les trois autres soudards nous régaler d'une impro musicale, vicieuse et méchante qui déchaîne l'enthousiasme. Quand il revient, nous fait le coup du grand trémolo, yodellise comme au pays d'Heidi des Montagnes, comme Jimmie Roger n'a jamais osé le faire, pas du Blue Yodel N° 1, du Red Hot Yodel, number 1000. Et puis nous enseigne le B. A. Ba du rock and roll. Ba-Ba-Ba-Ba-Ba répétez cent fois à la suite et tout le monde s'applique et annone la leçon. Ça ressemble un peu à un cours de langue pour allophones atteints de bégaiements prononcés, mais sapristi quel pied ! Magie incantatoire de la répétition. La fièvre monte à El paso. L'on est définitivement sorti de l'Union Avenue, l'on commence à arpenter Beale Street. Loison sort son harmonica et son rock and blues. Se roule un peu par terre. Mais dans les limites d'une stricte décence. Fin du premier set. Laisse l'assistante excitée. Le chien à qui on a proposé le plus bel os à moelle de l'abattoir, avant de le lui retirer A la limite de la frustration.
UN SET DE FOLIE
Deuxième mi-temps. Tout le monde se hâte vers le lieu de la catastrophe prévisible. Thierry lance les tambours. Pas ceux du Bronx, ceux des réserves indiennes sur le sentier de la guerre et de l'explosion. Loison est à la tête de la cavalerie légère. Tour à tour il yodelle comme un cow-boy et hou-houte comme un peau-rouge. En trois minutes, c'est le grand déferlement. Le grand sachem a prononcé les mots magiques, le cri de ralliement des razzia mortelles, Hot Chikens ! Et c'est l'abandon final, les digues cèdent, et la transe collective débute. Dédoublement schizophrénique généralisé. Duduche s'est emparé d'un tambour et tape de toutes ses forces, Dominique s'est accaparé la guitare d'Hervé et se trouve catapulté dans le rêve de sa vie, sur scène avec une foule en liesse qui l'acclame, pour ma part je me fais les griffes sur les cordes de la contrebasse de Guillaume ( plus Durieux, définitivement furieux ) qui joue à fond comme si sa vie en dépendait. D'ailleurs elle en dépend. Jake Calypso est sur tous les fronts, meuglant sur le sol, debout sur les tables, porté en triomphe et allongé sur le comptoir dont il s'échappe pour se lancer dans une nouvelle improvisation rock and roll blues démente, fait le poirier, le pommier, le cerisier et tous les arbres de la création, les racines des pieds qui gesticulent vers le ciel, la tête frondaison plantée dans le sol, ou délicatement posée sur la cymbale que Thierry malmène avec sadisme, Christophe lâche des déferlantes de guitare qui vous knock oute le cerveau, les doigts de Guillaume montent et descendent le long de son manche comme les ascenseurs dans la tour infernale, maintenant debout sur une cloison de séparation Calypso se jette dans le vide, suicide immédiatement arrêté par une bande échevelée de rockers qui l'attrapent en plein vol et lui font visiter l'établissement à la vitesse d'un avion de chasse. L'est immédiatement imité par un fan résolu qui le suit dans l'espace, sans parachute ventral de secours, s'écrase sur le sol comme un fruit trop mûr et se relève en clopinant et en jurant, mais trop tard qu'on ne l'y reprendrait plus. Indescriptible pâmoison. Par trois fois Calypso nous promet trois morceaux avant un dernier pour terminer. Mais arrivé au terme de ses promesses, il est le premier à repiquer dans l'oeil de l'ouragan, obligé de resserrer d'un cran la ceinture de son pantalon qui devant la déviance généralisée aurait tendance à prendre la tangente et les jambes à son cou. C'est la fin. La moitié de l'assistance est couchée par terre et l'autre tient debout par miracle. Un concert dont on se souviendra après notre mort.
POTINS MONDAINS
Gentleman, Duduche félicite Jake Calypso pour la naissance de sa petite-fille. Avec les gènes de son grand-père, sans doute une vedette... Grande chance aux générations futures. Le bar est assailli une dernière fois et la divine Béatrice pourvoyeuse de ces concerts pharamineux ne sait plus où donner de la tête... Dans la voiture je m'aperçois que Mister B est tombé amoureux. Une brune piquante ? Une rousse flamboyante ? Une blonde pétulante? Vous êtes loin de la vérité. De la guitare de Christophe Gillet. Ah, ce son, et il se met à rêver à voix haute...
Bon, gardons la tête froide. D'après moi va falloir mettre ce Guillaume et son groupe The Walkin' and the Drinkin' Guys dans les radars.
Damie Chad.
( photos : FB Béatrice Berlot, featurin' Duduche )
PHOTO-ROCK
Le temps court à sa perte. La nôtre et celle du monde. Et pour le cas très particulier qui nous occupe présentement, les concerts de rock. Sont voués à être stockés et engloutis dans nos capacités mémorielles. Nous avons toutefois élaboré des stratégies de survivance. Je dis nous, car il s'agit d'un problème d'interdépendance universelle. Seul, nous ne pouvons grand chose. Mais nous possédons des béquilles, des appareils enregistreurs, de sons, d'images immobiles ou mouvantes. Plus une culture d'usages et d'usures à laquelle nous empruntons, nos manières de faire, sauce commune des protocoles d'utilisations, sans pour autant oublier de rajouter notre petite pigmentation individuelle, notre minuscule pimentation personnelle. De laquelle nous sommes souvent si fiers, alors que la modestie devrait nous inciter à modérer nos propres jugements.
Voici longtemps que j'ai pris la décision de ne pas prendre de photos des concerts auxquels j'assiste. Outre le fait que je ne possède aucun appareil de duplication de la réalité du monde. Point par manque de moyen financier, plutôt par une désappétence naturelle. D'abord parce que plutôt maladroit de mes gestes je ne me sens guère à l'aise quand il s'agit de me pencher sur le fonctionnement capricieux de tels ustensiles. D'autre part, si je n'éprouve qu'une confiance limitée en mes sens pour me permettre d'accéder à une illusoire objectivité de la préhension du spectacle d'un phénomène qui s'offre à moi, je pense que le fait de le médiatiser au travers d'un artefact technologique aurait davantage tendance à m'en éloigner qu'à m'en rapprocher.
Vision toute égotiste qui n'engage que moi. La preuve pour illustrer mes articles, j'use sans vergogne du FB des artistes, des amis, des connaissances, de la banque de données internet... Les arts graphiques – dessins, peinture, gravure... - m'étant interdits par de graves incompétences congénitales - ne me reste plus que la roue de secours de la pratique d'écriture. Non sans une espèce de fatuité idéologique. Non que je tienne mes textes pour des chef-d'oeuvres de la littérature mondiale ! Mais pour de simples objets mentaux, au même titre qu'une photographie ou une vidéo. Avec toutefois, cette différence, me semble-t-il, de pouvoir agir beaucoup plus directement sur la représentation de la chose représentée. En d'autres termes, l'écriture me permettrait une interprétation beaucoup moins tautologique que la reproduction visuelle.
N'empêche que tout acte d'un sujet pensant est forcément subjectif. Mais beaucoup de photographes s'en tiennent à une simple lecture miroitique et réflexive de la réalité du monde. L'écume de l'apparence leur suffit. Ils apportent ainsi des documents indispensables sur le déroulé de la phénoménisation captée. Mais quant à l'essence de ce qui a eu lieu, ils s'en moquent, ils l'ignorent. Le ressentent parfois, mais ne cherchent pas à le transcrire, à l'expliquer. La photo du criminel enfonçant son couteau dans le corps de sa victime est un témoignage de première main. Mais qui ne nous apporte rien de bien précis quant aux motivations du criminel, ni de celles, peut-être plus surprenantes, de la victime, et encore moins de celles du poignard délictueux, ainsi que le présupposaient les attendus motivés de l'antique droit romain... L'écriture permet de telles approches insidieuses. Si nous la considérons comme une suite téléguidée d'errements généalogiques, qui instinctivement se portent au cœur essentiel et profondément enfoui en sa plus lointaine origénéité de cette fragmence de réalité soumise à question.
L'écriture permet de telles approches. La photographie aussi. Encore faut-il que la photographe s'appelle par exemple Guendalina Flamini.
GUENDALINA FLAMINI
Des photos de concerts de rock and roll, nous en avons tous vu quelques milliers. Je parle ici des amateurs de cette musique. Certaines remontent à des années où nous n'étions pas encore nés. Nous les tenons alors pour de rares et précieux documents. Depuis la généralisation du portable, les clichés du moindre évènement abondent. Dans les stades de la société du spectacle et des barnums communionnels du rock and roll circus, il est plus facile d'entrevoir les stars internationales, reléguées à l'autre bout de la pelouse, sur les écrans géants obligeamment mis à notre disposition, que le groupe inconnu, entassé au fond d'un petit bar, submergé par une forêt de smartphones complaisamment brandis à bout de bras par leurs amis proches.
Nous avons rencontré Guendalina Flamini au concert de Jon and The Vons et des Howlin' Jaws, organisé à La Mécanique Ondulatoire, le 6 novembre dernier ( voir KR'TNT ! 255 ). Facile à remarquer, toute emprise de grâce romaine et de vivacité italienne, avec son appareil de pro en bandoulière. Avons un peu parlé, de rock and roll et de son habitude de suivre les concerts de rock, et par goût personnel, et en free-lance. Photographe et vidéaste. Si vous vouez en savoir plus, ne manquez pas de visiter son FB : Guendalina Flamini Photographer ( et par ricochet son blogue pro ). Vous y retrouverez sans difficulté un choix de photos des deux groupes qui animèrent la soirée. De celles des Howlin' elle nous avait permis d'en prendre quelques unes pour notre chronique, quant à celles de Jon and the Vons elle n'avait pas eu le temps de les tirer. Alors nous cédons au plaisir de les regarder.
GUENDALINA FLAMINI
REGARDE
JON AND THE VONS
Vous avez la kro du concert dans KR'TNT ! 155 du 12 / 11 / 2015, je résume pour ceux qui n'ont aucune envie de flashbacker, quatre garçons et une fille sur une scène exigüe qui délivrent un garage surfin' rock. Un public emporté en un remuement tourbillonnant intempestif et prolongé, le tout selon une montée d'adrénaline contenue. Dans cette étuve bouillonnante, n'y a que Guendalina Flamina qui garde la tête froide. Reporter du combat rock, elle est au premier rang multipliant les angles de vue.
Sont mignons les Vons avec leur tenue rayée, vous rajoutez le joli minois de Sally – merveilleux prénom rock – et vous avez les plus jolies cartes postales du monde, avec un petit côté sourire kitch, rétro-rock comme on en fait plus depuis au moins... demain. Pas de chance pour les amateurs de la réalité sans aspérité du monde, Guendalina Flamini est une photographe-rock.
Pas le genre, du bruit, de la lumière, je rentre, je me fade trois vues d'ensemble and away les voiles, j'aurais toujours cela dans mon port-folio. L'a une une connaissance intuitive du rock, l'apparence flashy, les couleurs criardes, l'ambiance festive, fun, fun, fun, la jeunesse s'amuse au spectacle du rock and roll circus. Z'oui, pour ceux qui ne savent pas gratter le palimpseste du réel. Suffit de retirer la pellicule du vernis véhiculatoire pour retrouver la peau squameuse du reptile rock and roll. Musique borderline, au bord de l'abysse, sur la crête des tsunamis dévastateurs, angoisse, colère et frustration des générations perdues, des enfants qu n'acceptent ni leur avenir, ni leur passé. Encore moins leur présent.
Beaucoup de blanc et de noir dans les photos flaminiennes. Le vide des existences et l'extrême condensation des énergies existentielles. Le rock and roll est sans arrêt au milieu du gué, entre le bord d'ombre et les plages de sable. Pas de couleurs, des teintes, du rose d'innocence fanée au mauve des perles mortuaires. Presque un bistre de transparence boueuse, le fauve cru des crues du Delta tapi dans l'inconscient collectif des adeptes de cette musique qui charrie autant de cadavres d'illusions perdues que de menstruations souveraines.
Photo 1 : Admirez cette sobriété de touche. Cordon ombilical de guitares, micro à terre, plan américain guillotiné, juste le cri munchien au fond qui s'échappe du point focal de la bouche ouverte en un zéro concentrique. Saisissant raccourci du rock and roll, les instruments et le néant. Circulez, il y a tout à voir.
Photo 2 : La gueule ouverte et la profération labiale. Guitares boucliers en avant, l'essentiel est derrière, l'ampli et le micro, car quand il n'y a rien à dire, il faut le crier sur les toits et le moi des mots qui n'ont pas fui. Car ici le silence de la photo est élocutoire. Le rock entre prière soumissive noire et revendication adolescente de la jeunesse fuyante. Sur cette photo d'apparence toute simple, se dévoile l'art de Guendalna Flamina, elle rajoute du sens, ne se contente pas de mettre en cage la réalité, la prolonge, la transforme, la presse pour en extraire le suc essentiel.
Photo 3 : Le cercle de la vie et de la mort. L'arène du rock and roll. Le tambourin et le temps qui bout rien de joyeux. Le rond identificatoire des recherches policières. Le rock and roll est sous caméras de surveillance. Mais les suspects sont aussi des héros. Solitude de celui qui porte la voûte terrestres des fans sur ses épaules, et le fan solitaire qui guette le sourire compatissant qui ne vient pas.
Photo 4 :C'est bien le micro qui bouffe le chanteur. Ne soyez pas naïf. Lui il a compris, l'en a le t-shirt verdâtre de peur. L'on ne tourne pas impunément la langue sept fois dans un noeud de serpents sans dommage. Guendalina Flamini nous rappelle que le rock and roll est un jeu panique. Ce sont les dieux qui vous mordent au visage et pas le contraire.
Photo 5 : L'immobilité de la photo découpe les instants de transe. Vous vivez une grande cavalcade mais Flamini, vous sert le serpent en tranches. L'est toujours un moment de réflexion, de retenue et de silence. Le rock est la musique du diable car si vous croquez la pomme du monde sans réfléchir, cela ne compte pas, cela ne prend de sens que si avant de la réduire à son misérable trognon, vous réfléchissez à la signification de votre acte. Le désir est pétri d'innocence, mais la volonté du désir est criminelle. Le rocker plaide coupable. En toute connaissance de cause. Guendolina nous oblige au saut de la réflexion métaphysique.
Photo 6 :Trois guerriers. Et l'offrande des mains ouvertes tout en bas de la photo. Y avait assez de charivari pour un beau cliché de mouvement de foule. Guendolina a préféré cette terrible solitude du sacrifiant et des sacrifiés. Suffit de l'hésitation d'un battement de main pour que tout disparaisse. Fragilité des présences humaines. Survie miraculeuse de l'instant arraché au fleuve de la vie qui gronde. Pour une fois, l'on peut se baigner deux fois dans la même eau gestatrice de notre destruction.
Photo 13 : La set list comme une aile d'ange qui flotte au vent. Sally visitée par l'annonciation. Le dieu du rock pénètre dans sa chair et elle nous délivre un sourire jouissif de jubilation charnelle et d'introspection divine. Aux racines du rock, les rythmiques païennes d'Afrique et les élévations des églises noires. Le dieu entre en vous, et c'est fuckin' bon.
Reste encore quinze photos à admirer. Je n'ai pas pris les plus belles. Elles sont toutes belles. Mais à la limite cela est secondaire. Ce qui est important c'est qu'au-delà de leur aspect bêtement documentaire ( concert de Jon and the Vons à la Mécanique Odulatoire le 06 octobre 2015 ) elles procèdent d'une esthétique généalogique. Sont des sentiers ouverts, des ouvertures de bouche d'ombre, que tout un chacun peut remonter. Mènent aux sources de la cristallisation originelle du rock and roll, pour mieux nous faire comprendre la survie agonisante du rock and roll en notre propre présence au monde. L'appareil de Guendalina Flamini s'accroche aux écailles de la bête sortie de son milieu naturel. Se tord de douleur et de rire – car pour être prédatrice elle n'est pas dénuée du sens de l'humour noir – l'a du mal à respirer et est une focalisation extrême de souffrances. Mais sa vue est un émerveillement perpétuel. Le python qui serait ressorti de l'invisible fissure des ruines du temple de Delphes. Et Guendalina Flamini sait tout cela d'instinct. Son secret est évident : l'est une fan de rock and roll. L'est vrai que ça aide. Mais ce n'est pas suffisant. L'a encore l'oeil limpide de l'Artiste. Pas une reproductrice. Rien à voir avec les mères porteuses qui accouchent de duplicata qui ne leur ressemblent pas. Celui qui traverse les ombres et trouve le minuscule rai de lumière qui permet de ramener au jour les aspects voilés de la beauté des mondes enfouis dans la noirceur ensorcelante de leurs propres mystères.
Pour une fois que l'on a déniché une véritable photographe rock, l'on va suivre régulièrement son travail sur KR'TNT. Comptez sur nous pour surveiller de près la flamme de Guendalina Flamini.
Damie Chad.
( Photos on FB : Guendalina Flamini )
( La justification des photos sur le blogue est très capricieuse... )
MARY BEACH / CLAUDE PELIEU
COLLAGES
( Catalogue de l'exposition qui s'est déroulée à la galerie Weiller, 5 rue Gît le Coeur
à Paris du 06 / 04 / 1999 au 03 / 05 / 1999 )
C'est qu'il s'agit de ne pas manquer en février 2000 la rétrospective des oeuvres de Mary Beach et de Claude Pélieu, organisée par les services culturels de Lorient et Ploemeur.
Confesser que ces deux artistes ( écrivain, poète, traducteur notamment de Burroghs, Ginsberg, Ferlinghetti... ) m'étaient inconnus me donne la chair de poule. Une grave lacune à combler... Pénétrer dans l'univers de ses plasticiens du collage, s'imprimer dans les déchirures qui plaquent le monde, le démontre et inocule le travers du risque pour mieux appréhender l'écorce de l'invisible donné à l'œil nu sans que jamais la face reconstituée ne puzzle l'interne frigidité, frappe du dire.
Désorganisation de l'image fixant l'uppercut bu à même un regard qui tourne le plan afin de se donner à lire hors du point déplacé. Punctum d'une autre dimension, comme gommée sous le rire sangloté. Hystérie de l'humain macabre se jouant de ses propres signes décalqués de l'humour intransigeant comblé de la cruauté circulatoire. Le mouvement est omniprésent, c'est encore le tempo des effets éclatés qui se charge des pertes sues à même l'éclat des formes...
« Un fameux choc. Les collages de Mary Beach vous giflent le coeur.
Leur histoire ressemble à la vôtre. Ils vous disent : marche les yeux ouverts, sois patient et traverse le feu. Le néant est en toi, vis avec, et sois joyeux. Au jour le jour. »
Bruno Sourdin.
« Dans le genre des villes de Rimbaud et autres illuminations électriques prosopoétiques, voici le Pélieu du temps des assassins ( … ) Je ne pourrais assimiler tous ces froids ciseaux mais leur coupe exacte atteint souvent sa cible ( … ) La poésie peut provoquer des bouleversements dans la société par le mixage des mots et des images ».
Allen Ginsberg.
C'est aussi du mot à l'ouvrage, la combinatoire des vides sanctifiés, les froissures pour ne faire entendre, pour ne plus libérer que l'ombre noire à s'en vêtir de toute urgence.
Eric Morandi.
Texte paru dans le mensuel de
Littérature contemporaine
Alexandre N° 55 ( Septembre 98 )
CLAUDE PELIEU
LEGENDE NOIRE
( Editions du Rocher / 1991 )
Y avait eu les deux bouquins à couverture bleu chez 10 / 18, Jukeboxes ( 1972 ) avec très vite le nom de Gene Vincent, dès les premières pages, à une époque post-morten durant laquelle on n'en parlait peu, et Tatouages Mentholés et Cartouche d'Aube ( 1973 ), l'on en trouvait partout et bientôt des stocks entiers chez les bouquinistes et les revendeurs. Après les deux il y avait eu, même éditeur, même non-couverture, De la Déception Pure. Manifeste Froid. avec Serge Sautreau, André Velter, Jean-Christophe Bailly, et Yves Buin. Bien décevant, surtout si l'on comparait avec Le Manifeste Electrique aux Paupières de Jupe ( paru au Soleil Noir, dès 1971 ) de Michel Bulteau et Mathieu Messagier, plus quelques autres dont Patrick Geoffroy dont je vous reparlerai d'ici quelques jours, ces trois derniers étant aux fondations des éditions Electric Press. En ces temps-là, la jeune poésie française remuait le cocotier et se chauffait salement au tout électrique. Esthétique plutôt chaise fatale que confort douillet quant au krématif traitement de l'écriture. L'était salement aimantée au rock and roll et à la Beat Generation.
Pélieu et sa compagne Mary Beach traduisirent Burroughs, Kérouac, Kaufman, Ginsberg et toute la cut up beat clique... Dès les années 90, la gloire de Claude Pélieu s'estompe. Délaisse quelque peu l'écriture pour la pratique du collage, n'arrête pourtant pas d'écrire. A peut-être payé sa résidence étrangère, très vite dès 1963, il est déjà aux Etats-Unis, l'est devenu un membre à part entière de cette beat generation poétique américaine qu'il a contribuée à révéler en France. L'on trouvera du Pélieu dans les petites revues underground, les gros éditeurs faisant semblant de ne pas savoir qu'il existe...
Légende Noire, à première vue un petit roman, avec une jaquette colorée qui attire l'œil. Collage de l'auteur, comme il se doit. De fait une histoire de l'Amérique. Contemporaine. 1963 – 1990. De la guerre du Vietnam à la fin de la Guerre Froide. Rien à voir avec un livre d'histoire. Déréliction des consciences confrontées à une vision métapolitique du monde. Pas étonnant que Pélieu ait été publié – ce qui le rendit célèbre dès 1968 - aux Cahiers de l'Herne, tenus par Dominique de Roux et Jean Parvulesco. S'agissait alors de mettre le feu au vieux monde, et d'en finir une fois pour toutes avec son obsolescente indigence.
Légende Noire nous raconte la fin de ce rêve. Nous démontre que ce ne fut qu'un long cauchemar. Les jeux étaient faits depuis le début. Fallait être naïf pour y croire. Manipulation. Théorie du complot. Les évènements ne sont jamais ce qu'ils paraissent être. Le poëte ne démontre rien. Profère. Une langue de feu. Des images, flammes porteuses de désespoirs incandescents et d'éclairs aveuglants. Rien n'est construit. La bouche d'ombre parle. Ecoutez et taisez-vous. Ce sont des traits de feu qui ourlent et hurlent les lèvres.
Ne laisse rien dans l'ombre et les jours qui restent n'en paraissent que plus noirs. Le monde se précipite dans ses propres sens interdits. Chaperon rouge se jette dans les babines retroussées du loup. Une histoire de sexe. Le seul briquet-kérosène dont dispose encore l'individu pour mettre le feu à toute son existence. Le sexe – de préférence homosexuel - et la drogue. Pour palier cette catastrophe qui vous tombe dessus, vous avez besoin de remontants. Amphétamines et alcools. Tous les produits sont permis à la seule condition qu'ils vous déchirent grave. Vous aident à vous tenir debout. Ce qui ne veut pas dire, droit. Le parallèle est à faire avec L'œil du Lézard de Richard Hell ( voir KR'TNT ! 247 du 18 / 09 / 15 ), ce road-movie punk, qui du coup en paraît quasi-guilleret.
Le monde est sans espoir. Les espions de l'Oncle Sam sont partout. Une seule consolation possible. Le rock and roll. Les souterrains de velours. Walk on the wild side. L'équipée sauvage débouche sur... la fin de la route. This is the end, beautifull Friends. L'autoroute du futur n'est pas achevée. Les travaux ont été stoppés. Inutile d'attendre leur réouverture. Ne reste plus qu'à faire demi-tour. Qu'à repartir en arrière. Amis rockers, au cas où vous n'auriez pas compris, c'est écrit en toutes lettres sur la première ligne du dernier chapitre : Gonna Back Up, Baby ! De Gene Vincent. Précise l'auteur. Pour les analphabètes du rock. Qui sont légion. Cette présence tutélaire de Gene Vincent, qui reste un point hors-limite de toute l'oeuvre de Claude Pélieu, nous agrée.
Encore un livre désenchanté sur l'Amérique maîtresse of the world déphantasmée. Le monde s'y bouscule, les lecteurs de KR'TNT ! Y retrouveront avec plaisir F. J. Ossang ( voir KR'TNT ! 256 du 19 / 11 / 2015 ) et Daniel Giraud – l'un de nos collaborateurs ( voir KR'TNT ! 257 du 26 / 11 / 2015 ) comme quoi le continent rock est un monde plus petit que l'on pourrait le croire !
Damie Chad
1978, NEW YORK IN COLOR
JEAN-LUC DUBIN
du 04 / 12 / 15 au 07 / 01 / 16
( A.A.R.E.C. 4, rue Garnier Pagès / PROVINS )
Une exposition photos de Jean-Luc Dubin à Provins. L'évènement n'est pas rare. L'habite à côté de la Belle Endormie. Pas vraiment un inconnu Jean-Luc Dubin, a voyagé et exposé un peu partout dans le monde et l'on ne compte plus ses publications. Mais cette fois-ci la thématique nous intéresse très précisément. New York, 1978. Lecteurs de KR'TNT ! ne sursautez pas, Jean-Luc Dubin n'est pas un admirateur patenté de rock and roll. Regarde plutôt les gens et les lieux où ils vivent. Ne va pas chercher les Ramones en studio, mais il déambule dans la grosse pomme comme le ver dans le fruit. Ne vous méprenez pas : c'est la big city qui est pourrie jusqu'au trognon, et l'œil de son objectif qui ne présente aucune difformité décadente.
C'est le Grateful Dead qui avait titré l'un de ses albums, American Beauty, que vous pouviez aussi lire comme American Reality, la médaille et son revers. Ne s'est pas laissé éblouir par la surabondancee des vitrines des beaux quartiers. A entamé ce que les situationnistes appelaient en leur temps une dérive. Facile comme tout. Se laisser porter par les courants ascendants et descendants, inscrire ses pas dans les itinéraires invisibles qui vous attirent et vous emmènent dans les sentes signifiantes. Harlem, Bronx, China Town, l'autre Amérique.
Douceurs des couleurs. Acidités des vues. Les marges et la déglingue. Des individus, des vaincus. Et ceux qui résistent. Apparemment des passants anonymes et interchangeables. C'est l'attitude qui les trahit. Une façon de poser son corps, plus solidement les pieds sur la terre. Pour le sacré vous repasserez. Petits trafics et grosses combines. N'y a que les voitures qui soient vraiment grandes. Mais pas de première main. Des épaves qui sauvent les apparences. Une Amérique que les mythes ont bouffé jusqu'à l'os. Des rues vides, une impression d'abandon et de solitude. Pas envie d'y aller
Prenez plutôt un coffret de six tirages. Objet de luxe réservé aux amateurs d'art, un peu cher pour les bourses de rocker. Je vous l'accorde. I got one hot dollar, comme chantait Gene Vincent.
Damie Chad.
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