Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

14/11/2013

KR'TNT ! ¤ 163. CAT O' NINE TAILS / JAMES LEE BURKE / BRIAN NEVILL / NOIR DESIR / CHRONIQUES VULVEUSES /

 

KR'TNT ! ¤ 163

 

KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME

 

A ROCK LIT PRODUCTION

 

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

 

14 / 11 / 2013

 

 

CAT O' NINE TAILS / JAMES LEE BURKE / BRIAN NEVILL / NOIR DESIR / CHRONIQUES VULVEUSES

 

 

CALE SECHE / PARIS XX° / 08 - 11 – 13

 

 

CAT O' NINE TAILS

 

 

La teuf-teuf ronronne de joie, deux fois qu'elle vient à Paris à une semaine d'intervalle et elle retrouve sa place de stationnement, à croire qu'aucun véhicule n'a depuis osé fouler la trace de ses pneus. Non je ne remets pas mon Gibus sur la tête, j'ai rendez-vous à la Cale Sèche avec le Chat A Neuf Queues. Je vous en prie Mesdemoiselles, ne rosissez pas de plaisir, ce n'est pas l'ustensile ménager que vous escomptez, s'agit d'un instrument de torture, celui dont on se servait dans la marine anglaise pour fouetter le dos des marins récalcitrants. Mais peut-être avez-vous écouté un peu trop Lou Reed – actualité oblige - chantonner Venus In Furs sur le premier Velvet...

 

 

Ne dites pas que vous ne les connaissez pas : reportez-vous à notre première visite à la Cale Sèche ( voir KR'TNT N° 147 DU 07 / 06 / 13 ), Arnaud qui officie aussi dans les Lucky Gamblers est le guitariste de Cat O'Nine Tails, et le chanteur invité qui était venu balancer deux titres de sa superbe voix et qui nous avait lâchement abandonnés était en fait le soliste du chat à multi prises. Tout s'éclaire !

 

 

PREMIERE QUEUE

 

 

Le bar ne s'est pas agrandi depuis le mois de juin. Tout en longueur, mais des progrès, ce soir ce n'est pas la soupe aux légumes que l'on sert mais une sangria. Nettement plus appétissant. Je n'ai pas fait trois pas dans le café que mon esprit déductif digne d'Edgar Poe a tout de suite localisé les musicos. L'est vrai qu'ils sont en train de jouer. Par contre peut-être serez-vous incapables de déchiffrer l'acronyme C.O.N.T sur leur T-shirt Blanc. Nettement plus rapide à prononcer que Cat O' Nine Tails, à peu près le même sens, mais vu sous son côté féminin.

 

a1202cont.jpg

 

Quant à l'inscription Cale Sèche, si elle est un hommage au bar elle est aussi le titre du nouvel album des Cat O' Nine Tails. Pourquoi pas après tout. A une certaine époque de ma vie je faisais adresser mon courrier à mon café préféré, j'étais sûr d'y passer au moins tous les jours. Chez moi, c'était plus aléatoire.

 

 

DEUXIEME QUEUE

 

 

Trente-sept secondes de musique, quatre essais de voix, et plus personne. La soirée était prévue à huit heures, mais un contre-ordre du grand amiral qui officie derrière le comptoir, la repousse à neuf heures ce qui ne manque pas de cohérence quant au neuf queues du groupe. Le pacha connaît l'état de la mer, car de grosses vagues de clientèles ne vont pas tarder à submerger la dunette. La Cale Sèche est remplie à ras-bord comme un baril de rhum. Ca déborde même sur le trottoir de temps en temps.

 

 

Mais les Cat O' Nine Tails sont envoyés dans la mâture pour hisser un cacatoès blanc contre le mur. Sont même obligés de surfer entre les consommations sur les tables pour se livrer à ce périlleux exercice. Marine à voile mais technologie d'avant garde, un petit clic sur le rétro-projecteur et l'insigne pirate de deux sabres d'abordage entrecroisés s'affichent sur l'écran blanc de fortune.

 

 

TROISIEME QUEUE

 

 

 

Programme aux porte-voix microphoné : premièrement le visionnage du Clip, deuxièmement l'écoute de l'album sur la sono du bar, troisièmement, petit set du groupe. Mais en acoustique. Car il ne faut pas réveiller les voisins chagrin. Ce n'est pas un concert à proprement parler, mais une petite réjouissance pour fêter la sortie du nouveau disque. Je m'exprime mal : crise économique incapacitant et nouvelles technologies aidant, Cale Sèche est disponible uniquement par télé-chargement. Voici la clef d'accès du coffre au trésor :

 

<ahref="http://player.zimbalam.com/links/fr/0/673697/"><img src="http://player.zimbalam.com/buttons/dms/1-0-fr.png"></a>

 

 

QUATRIEME QUEUE

 

 

Silence dans l'entrepont ! Philippe Villeneuve appuie sur le bouton fatidique et les premières images défilent. Black Cat Jack, c'est le titre. Comme l'oreille du rocker prime sur son oeil, vous causerai d'abord du morceau. Hyper bien foutu, tempo rapide, guitares lourdes, reprises speedées, voix posées à merveille, un stoner comme l'on n'en fait que trop rarement en notre douce France. Je serais directeur de programme radio, je vous jetterai le chat noir dix fois par jour sur l'antenne. De quoi faire sauter la banque. Ne rêvez pas, le jour où l'on verra une station miser sur le rock ( je n'ai pas dit pop ) n'est pas encore prêt à se lever. Que voulez-vous il est inutile, il est nuisible, de rendre les foules intelligentes.

 

 

CINQUIEME QUEUE

 

 

Comme tout clip qui se respecte, Black Cat Jack est constitué aussi d'images. L'art du clip est aussi difficile que le sonnet. Les contraintes imposées sont fortes et les réussites inversement proportionnelles à leur nombre incalculable. N'importe qui aujourd'hui est à même de tourner un clip de trois minutes, ne serait-ce qu'avec son téléphone portable. De plus, le clip-rock véhicule une mythologie traditionnelle peu originale aussi passe-partout que les compliments hyperboliques attendus dans les sonnets d'amour.

 

a1199clipruines.jpg

 

Pierre Villeneuve n'a pas transigé avec les données de base ; décors suburbains crasseux, parties de cartes de la dernière chance, bagarres et bastons, groupe sur scène, nana nue en dessert gourmet. Pas de quoi fouetter un chat. La différence, c'est l'art et la manière. Le montage séquentiel des images qui s'entrechoquent, les plans qui s'entrecroisent et qui sont engagées dans une course-poursuite virevoltante et diabolique. Pas de temps mort, des échos incisifs mais pas de mornes répétitions. Le tout enveloppé comme dans l'ancien temps du cinéma muet. Noir et blanc, et apparition de cartons noir avec écriture blanche qui résument l'action et vous aident à la comprendre.

 

a1200cartes.jpg

 

Version numérisée, mais tournée en super-huit. Plus lent, plus cher, mais qui peut être montré en festival. Ouvertures pour jeunes cinéastes. Les Cat O' Nine Tails ont non seulement une bonne bande pour les passages radio mais aussi un super outil d'appel pour passage TV. Gisement qui a toutes les chances de rester inexploitable... Les bravos crépitent. Clip ! Clip ! Clip ! Hourrah !

 

 

SIXIEME QUEUE

 

 

Pour l'écoute de l'album, vous repasserez. La perfection formelle du clip a délié les langues. La Cale Sèche bruit de mille gosiers assoiffés. Les conversations vont bon train, on interpelle les Cat d'un bout à l'autre du local pour les féliciter, même avec la sono poussée à fond l'on n'entend rien. Je tends les deux oreilles, tel un sioux sur le sentier de la guerre, hormis les basses qui caracolent à fond la caisse, je ne distingue rien de bien probant. A peine si je parviens à reconnaître dans cette chienlit généralisée Black Cat Jack que je viens d'écouter. Foutrement bien construit.

 

a1197calesèche.jpg

 

SEPTIEME QUEUE

 

 

Je ne peux pas le certifier, mais je ne pense pas que les C.O.N.T. aient laissé les onze plages de l'enregistrement s'écouler jusqu'à la fin. Se saisissent de leurs instruments et tentent de se débattre dans leur deux mètres carrés contre la horde envahissante du public qui ce soir possède une âme de squatters sans vergogne. Le batteur a trouvé refuge sur son caisson. Pas fou, l'a compris la règle du cat perché, tant que je bouge pas, personne ne prendra ma place. L'est aussitôt imité par Nox le guitariste qui se réfugie sur un tabouret de comptoir, l'est juché sur son nid de poule et tel Jim Hawkins dans L' Île au Trésor l'on sent à fine moustache effilée qu'il vous videra le barillet de son pistolet dans votre corps si vous tentez de le déloger. Pour les deux autres c'est plus difficile, le chanteur essaie de se cacher derrière le micro et le bassiste s'en sortira vivant non sans avoir fracassé de son manche de basse quelques cranes trop entreprenant. Ce dont personne ne se plaint. Quand un groupe est près de son public, celui-ci lui pardonne tout.

 

 

HUITIEME QUEUE

 

a1201groupe.jpg

 

N'auraient même pas eu besoin de s'excuser en début de set en précisant que d'habitude ils jouent en électrique, car avec leurs sèches branchées sur un ampli qui doit d'être un accessoire des poupées Barbies, ils dégagent sans problème un boucan de tous les diables. Génèrent une énergie folle. Pas pour rien qu'ils se définissent tant bien que mal comme un groupe punko-alternatif pirate. Surtout pavillonné de noir. Nous voici embarqués en haute mer et ça tangue méchant. Ben vous tape sur sa caisse à outils comme un cachalot qui file des coups de tête à vous couper un deux un récif, les guitares balancent une houle de huit mètres de creux, mais ô mon coeur entend le chant des matelots, sont trois à se relayer aux vocaux, tous sauf celui qui bat le beurre à cent noeuds à l'heure. Voix rauques, puissantes, viriles, qui vous emportent en plein milieu des océans, vers de maelstroms géants.

 

 

NEUVIEME QUEUE

 

a1203drapeaupirate.jpg

 

Zut deux morceaux et une déjà une escale. Avec un nouveau marin qui monte à bord. Ah ! une Marine ! ou plus exactement Marianne. Tient son alto d'une main et son équilibre de l'autre. Une vraie femme pirate qui n'a pas peur de se pencher sur les gouffres amers de l'onde remuante, sera obligée de jouer pliée en deux, tout en prenant soin de ne pas crever les yeux des spectateurs – de temps en temps elle les repousse d'un coup d'épaule - trop proches de son archer. Vous n'allez peut-être pas me croire mais le violon sur la grande tempête qu'est Black Cat Jack n'arrondit en rien les angles, au contraire a tendance à les aiguiser et à les rendre plus tranchants. Dès sa première intervention Marianne reçoit une magnifiques rincée de cris d'extases et d'exhortations exaltées ( quand je pense qu'en guise de récompenses dans des concerts moins rock'n'roll les altistes reçoivent des bouquets de roses Hi ! Hi ! Hi ! ), reste à son poste sous la mitraille sans fléchir.

 

 

Après le matou noir, l'on aura droit à un hymne à toutes les Bloody Mary qui ont écumé les mers, et à Drunken Sailor. Que ce soit chanté en français ou en anglais, les vocaux vous râpent le gosier comme de l'eau-de-mort de contrebande. Moonfleet sur les vergues et l'Olonnois sur le tillac. Les Cat O' Nine Tails, nous fouettent à tour de bras. Et l'on en redemande. Mais en véritables sadiques du rock qui ne veulent pas faire plaisir à leurs victimes consentantes, ils entrent au port et amarrent le bateau. Tous à terre.

 

 

ENCORE ! ENCORE !

 

a1198concertsuivant.jpg

 

Fini. Terminé. Nous ont abandonné sur une île déserte. Juste une petite demie-heure. Une croisière touristique. Pour chevaucher les ouragans, rendez-vous à la Cale Sèche le vendredi 22 novembre, à 19 heures 30. Ce coup-ci ils auront droit à l'électricité, puisque c'est dans le cadre du Festival Culture-Bar-bars.

 

 

Les Cat O' Nine Tails nous ont ravi. Un groupe qui nous sort de la triste galère de notre morne quotidien.

 

 

Damie Chad.

 

 

LA PLUIE DE NEON / JAMES LEE BURKE

 

 

BURKE NOUS MENE EN BARQUE

 

 

Un paquet vient de tomber dans la boîte aux lettres. Trente secondes plus tard, il livre son contenu : un petit polar de James Lee Burke qui s'intitule «La Pluie de Néon». Wow ! It comes from John Ives, my old mate.

a1189neon.jpg

 

Le héros de James Lee Burke s'appelle Dave Robicheaux. C'est un flic du PDNO, c'est-à-dire le Police Department de la Nouvelle Orléans. On a vu Robicheaux à l'écran, incarné par Tommy Lee Jones, dans un film tiré d'un autre polar de Burke, «Dans la Brume Électrique Avec les Morts Confédérés». Bertrand Tavernier signait ce film superbe. Tavernier, Robicheaux, Burke, ça finit par faire beaucoup de monde.

 

Les films tirés de bons livres sont généralement des classiques du cinéma et quand Tavernier s'intéresse à un auteur, il fait systématiquement un carton. Par exemple avec Georges Simonon (L'Horloger de Saint-Paul), Jim Thompson (Le Coup de Torchon), Roger Vercel (l'extraordinaire Capitaine Conan) et donc Burke. Tavernier est allé tourner son film en Louisiane et il nous emmène en balade dans le bayou. Dépaysement garanti. On y croise des personnages irréels : Levon Helm, par exemple, appuyé sur une béquille de fortune et vêtu d'un uniforme gris clair fatigué et d'un chapeau d'officier de la Guerre de Sécession. C'est le fantôme du général John Bell Hood. Il parle avec l'accent traînant du Sud. Il se planque dans le bayou, avec les quelques hommes qui lui restent. Ils bivouaquent et tentent de préserver un minimum de discipline militaire. On croise aussi un black d'un certain âge assis sur un perron avec une guitare dans les pattes. Oh mais c'est Buddy Guy ! Il joue le rôle du mystérieux Sam Patin, celui qui peut fournir de précieuses informations. Robicheaux le consulte car il enquête sur la mort d'une femme dont on a retrouvé le corps dans le bayou. Il sait que ce n'est pas un alligator qui a fait le coup. C'est forcément un petit blanc dégénéré, l'un de ceux qui traitent les noirs, les Vietnamiens et les Irakiens comme des mégots qu'on écrase longuement, jusqu'à ce qu'ils ne fument plus. «La Pluie de Néon» est donc un vrai polar, plein de bons rebondissements, de petites scènes de violence bien troussées et de plans qui illustrent bien le racisme endémique propre à cette région du monde. À un moment, on voit un noir enchaîné courir dans le bayou, avec de l'eau à mi cuisse et bien entendu, une balle le rattrape et le frappe dans le dos. Une petite bite a tiré, juste pour le fun.

a1190brume.jpg

 

Ce film ne fait que rappeler à quel point les noirs avaient raison d'avoir peur. Ils servaient parfois de gibier à des petits blancs haineux qui les lâchaient dans la nature puis qui les traquaient pour les abattre. On voit ça aussi dans «Mississsipi Burning» d'Alan Parker. Vas-y mon gars, on te laisse dix minutes d'avance. T'es libre si tu cours assez vite. Évidemment, le malheureux black n'a aucune chance d'échapper aux chiens et aux chasseurs montés à cheval et armés de fusil de chasse.

 

Dans le film de Tavernier, on ne sent pas trop la chaleur de la Louisiane. On sent plutôt l'humidité. Par contre, dans «La Pluie de Néon», on sent cette chaleur cuisante, propre aux tropiques. James Lee Burke excelle à peindre l'ambiance de sa Louisiane natale, lorsqu'il installe son héros sous «une marquise de grands chênes», attablé devant une bière Jax et une torpille, le sandwich local qu'on bourre de crevettes, d'huîtres, d'oignons, de tomates, de feuilles de laitue et de sauce pimentée. Et pour parfaire l'image d'Épinal, on entend au loin la voix caverneuse d'un vieux black qui s'accompagne à l'accordéon.

 

Burke nous emmène aussi faire un petit tour dans la taule d'Angola, rendue jadis célèbre par Chuck Berry qui y fit un premier séjour alors qu'il était encore adolescent et qu'il venait d'attaquer un automobiliste simplement pour lui piquer sa bagnole et poursuivre sa fugue.

a1194affichenglish.jpg

 

Si Burke écrit des polars, c'est aussi pour évoquer le charme de sa Louisane natale. Burke délègue tout à son héros Robicheaux qui est donc un pur Cajun. Ses parents parlaient français quand il était petit et il se souvient que son père («Cajun rieur à la peau sombre, aux dents blanches et aux yeux turquoise qui avait grandi, nourri de boudin, de cush-cush et de boulettes de viande de lépidostée») lui offrit pour son anniversaire «des balles minié datant de la Guerre de Sécession et un revolver rouillé de l'armée confédérée qu'il avait déterré d'une berge de Bayou Teche». Un peu plus loin, il fait parler son père et là on se régale : «Bien plus que l'aigle, c'est l'écrevisse qui devrait être le symbole des États-Unis. Si tu mets un aigle sur une voie ferrée et si un train arrive, qu'est-ce qu'y va faire, l'aigle ? Y va s'envoler, li. Mais tu mets une écrevisse sur c'te voie ferrée et qu'est-ce qu'elle va faire ? Elle va se dresser, mandibules en avant pour l'arrêter, le train.»

 

C'est bien joli, tout ça, mais où sont passés nos chers alligators ? Ils arrivent, toujours par la voix du père : «Mais il était un conseil important qu'il avait coutume de nous donner (...) : quand tu as battu tous les marais à la recherche du gros gator qui t'a dévoré ton cochon et que tu reviens les mains vides, repars de là où t'étais parti et recommence. Parce que tu lui es passé dessus en chemin.» 

a1195bookfrenc.jpg


 

James Lee Burke traite ses scènes de violence avec une certaine bonhomie et les amateurs de polar y trouveront leur compte. Une fois qu'on a Tommy Lee Jones en tête, on voit bien Robicheaux, même s'il n'a pas la mèche blanche, comme dans le roman. Alors, on voit Tommy Lee Robicheaux cogner des voyous black - et parfois blancs - pour leur arracher des infos, entrer nuitamment chez les gens sans mandat et sortir son fusil à pompe juste avant la scène finale, pour éradiquer le mal. Les méchants n'ont absolument aucune chance de lui échapper. Et comme Robicheaux est un bon flic, il recevra l'absolution.

 

C'est peut-être là où Burke devient pénible. Il nous fait l'apologie du flic et franchement, on s'en passerait bien. Pas besoin d'épiloguer. Sir Arthur Conyan Doyle n'a jamais fait l'apologie de Sherlock Holmes. Il laisse le locataire du 221 Baker Street se shooter à la coke et donner libre cours à sa misogynie.

 

Avant de refermer ce livre, je jette un coup d'œil à la page «Du même auteur». Burke a écrit une vingtaine d'ouvrages et certains titres semblent assez attirants. Mais le polar ne fait pas partie des priorités. Il faut d'abord attaquer la pile qui prend un malin plaisir à grandir. Juste à côté d'elle se dresse fièrement la bouteille de rhum des Boucaniers qui, bizarrement, me fait un clin d'œil putassier. Bon d'accord... Une dernière rasade et au lit !

a1192dessinburke.gif

 

Je suis réveillé par des cris d'oiseaux. Je mets un pied au sol. De l'herbe ? Un type est assis tout près du lit, sur une chaise. Sa silhouette m'est familière. Mince ! C'est le général confédéré ! Je me pince. Non ce n'est pas un rêve. Qu'est-ce que c'est que cette histoire à dormir debout ? Un peu plus loin, je vois quelques soldats confédérés sortir du bois en portant des fagots.

 

-- Je suis le général John Bell Hood, du Quatrième Bataillon d'Infanterie du Texas et du Second Régiment de Cavalerie du Texas...

 

-- Oui, oui, je vous reconnais... Mais que faites-vous chez moi ?

 

-- Réveillez-vous, mon garçon ! Nous sommes au cœur du Bayou, à l'abri des obus de l'Union, que vous entendez au loin.

 

Nous nous trouvons effectivement sur un îlot. Je jette un coup d'œil circulaire et je vois tout autour un rideau d'arbres et de lianes, des flots de lumière filtrés par les hautes branches. Tous ces grands arbres majestueux sortent d'une eau couleur émeraude.    

 

-- Vous ne craignez pas les alligators, Général ?

 

-- Du tout, mon garçon. Les 'gators du bayou sont nos alliés. Ils ne dévorent que les cochons et les homme de Sherman. Tous ceux qui ont tenté d'entrer dans le bayou pour nous encercler pourrissent désormais sous l'eau. Les racines des palétuviers sont leur ultime demeure. Les Yankees sont jaloux de cette alliance secrète qui unit les hommes du Sud aux éléments de la nature divine. Les Yankees préfèrent pactiser avec des machines à vapeur et des prodiges architecturaux lancés à l'assaut du ciel et c'est la raison pour laquelle nous ne pourrons jamais nous entendre et que nous devrons nous faire la guerre. Nous divergeons singulièrement, en tous points de vue. Mais Dieu reconnaîtra les siens et nous donnera la victoire.

a1196sudistes.jpg

 

Visiblement, le pauvre général ne connaît pas le dénouement de cette guerre civile. Inutile d'aller lui causer du chagrin. Le pauvre vieillard est déjà assez abîmé comme ça, avec une jambe en moins et un bras raide. Ces superbes officiers confédérés inspirent un mélange d'admiration et de pitié. Plus que chez les autres, le panache se mêle étroitement au tragique, comme chez Don Quichotte. Leur combat est perdu d'avance. Ils défendent l'indéfendable, et notamment une notion de profit basée sur l'esclavage.

 

-- Excusez-moi, Général, mais je ne sais pas grand chose de la guerre que vous livrez aux armées du Nord. Vous savez, ici en France, les profs d'histoire nous racontent plus volontiers les exploits du petit Napoléon Bonaparte...

 

-- Lequel Bonaparte fut un stratège exemplaire, mais pas aussi puissant que Clausewitz, que nous étudions tous avec ardeur à West Point... Trève de balivernes. Nous sommes au repos, pour une durée indéterminée et je me sens d'humeur badine. Distrayons-nous. Connaissez-vous la musique de ce pays ? Je vous sens novice, dites-moi si je me trompe...

 

-- Vous parlez du tex-mex rock de Doug Sahm et des groupes de San Antonio ?

 

-- Oh, non, je ne connais pas l'homme dont vous me parlez. Le Texas a certes une frontière commune avec le Mexique, mais je vous parle de la Louisiane, où nous nous trouvons, et donc du Bayou. D'extraordinaires artistes are bluesin' by the bayou, le saviez-vous ?

a1191discblues.jpg

 

-- Oh j'ai entendu quelques morceaux de Lighnin' Slim, sur un Best Of Excello. Si mes souvenirs sont bons, il est louisianais, comme Jerry Lee et Huey P. Meaux, n'est-ce pas ?

 

-- Parfaitement exact, mon garçon. Lightnin' Slim est l'un des plus grands bluesmen qu'on ait vu jouer ici bas, de ce côté-ci du paradis terrestre. Je recommande toujours aux gens que je croise, que ce soit dans les salons d'Atlanta ou dans les campements de campagne, un morceau de Lightnin' Slim qui s'appelle «Big Fat Woman». Grand dieu ! C'est la huitième merveille du monde, un blues frappé sec, hypnotique et primitif, the real thing, croyez-moi ! Pour voir Lightnin' Slim, vous devrez vous rendre chez J.D. Miller, à Crowley, une bourgade située sur la route qui va de Lafayette à Lake Charles. Je dis toujours que Lightnin' Slim est un personnage haut en couleurs, sans mauvais jeu de mots. C'est un séducteur né et vous ne verrez jamais la même femme à son bras. Il a aussi un faible pour les chaussures neuves dont il finit toujours par couper le bout pour libérer ses orteils persécutés. Écoutez aussi «I Ain't Got No Money», un vrai blues de voyou nègre, salement gratté, secoué de spasmes et de licks malsains. The real punk ! Rien que pour ça, il aurait pu finir pendu à la branche d'un gros chêne. Il n'y encore pas si longtemps, on accrochait des nègres aux branches pour moins que ça, par ici. Croyez-moi, Lightnin' Slim est une sale bête, un guitariste particulièrement hargneux, et c'est pour ça qu'on l'adore. Et puis si vous appréciez particulièrement les blues hantés, je vous recommande vivement d'écouter «Stranger In Your Town». Vous y entendrez ce maudit délinquant cracher dans le micro et traîner ses paroles dans la vase du delta - I'm a lonely boy yeah, darling/I'm a stranger in your town - oui, vous allez palper l'âme du blues - What time do your next train leave goin' to East ? - et je vous vois déjà tressaillir au moment où Lightnin' Slim s'adresse à son complice Lazy Lester : Aaah blow it son ! Et Lazy embouche son harmonica pour un moment de pure magie.

 

Effectivement, le général semble ensorcelé. Son visage s'éclaire et ses petits yeux clairs noyés dans l'ombre du chapeau dardent de mille feux.

 

-- Lazy Lester ?

 

-- Eh bien oui, le fabuleux Lazy Lester qui dormait dans le studio de Miller les nuits où il ne dormait pas en prison pour ivresse sur la voie publique. Lazy Lester appartient à cette caste de nègres anormalement doués qui finissent par gagner notre sympathie. Écoutez donc «Late In The Evening» et ti m'en diras des nouvelles, ti, comme disent les Cajuns. Late est un blues frappé en continu, à la spatule. Lazy Lester chante en laid-back, avec de la purée de maïs plein la bouche. Vous ne trouverez jamais plus primitif que cet enregistrement de Lazy Lester. Ça traîne et ça joue de l'harmonica comme nulle part ailleurs. Vous serez encore plus subjugué par ce morceau qui s'appelle... attendez donc une seconde, ça va me revenir... Ah oui, «I'm Gonna Leave You Baby», un monstrueux heavy blues. Cette limace infecte de Lazy Lester hantera votre imagination, quand vous l'entendrez mâcher son texte avec mauvaiseté. Une vraie limace du bayou, je vous le dis, surmontée d'une banane crépue. Il buvait de tout et à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. À ce qu'on m'a rapporté, il serait encore de ce monde. J'aimerais aussi vous parler d'un autre phénomène régional qui s'appelle Taddeus Declouet et d'un de ses blues qui s'appelle «Catch The Morning Train». Vous avez là un blues rock qu'il faut bien qualifier d'épais - au sens de la boue du delta. C'est un gros brouet teinté d'accordéon, ou si vous préférez une grosse dégelée macacrush-crush pimentée dont les origines remontent à la préhistoire. Taddeus vit à Lake Charles et enregistre très peu. Par contre, Clifton Chenier multiplie les prouesses. Il est d'ailleurs devenu le roi du Zydeco...

 

-- Le zi quoi ?

 

-- Oh, le Zydeco est le nom qu'on donne à cette musique typiquement louisianaise - l'ancien Zarico - et qu'on chante dans un patois de Français et en s'accompagnant à l'accordéon. Clifton a enregistré sur de nombreux labels comme Imperial, Specialty, Chess, Arhoolie puis il a fini par enregistrer avec Huey P. Meaux sur son label Crazy Cajun. C'est là qu'on l'a couronné roi du Zydeco et qu'il s'est mis à porter cape et couronne sur scène. «Worried Life Blues» est une fantastique mélasse de blues électrique et d'accordéon, un son unique au monde, une pure dégelée d'exotisme pernicieux. Vous n'en reviendrez pas. Vous savez, c'est en écoutant «Walkin' Out My Door» de Blues Boy Dorsey que j'ai pris conscience d'une chose fondamentale. Le point fort du blues, mon garçon, c'est la détermination. Les vieux nègres avancent d'un pas ferme. Ils clouent leurs mots au tronc d'un bouleau et se tiennent raides comme des piquets sous le soleil des plantations. Ils savant balancer, ce que ne sauront jamais faire les blancs. Un autre exemple avec «In The Dark In The Park» de Jimmy Anderson. Vous avez là le swing, le vrai, et Jimmy Anderson y pose sa voix de miel. Nous ne somme plus dans la succulence accordéonique de Clifton Chenier, nous sommes dans le swing tribal, tel qu'on pouvait encore l'entendre au début du siècle à Congo Square. Le swing de Jimmy Anderson vous accrochera et ne vous lâchera plus. Vous verrez luire cette face noire dans la nuit. Cette maladie du bayou se glissera sous votre peau, mon garçon, et pour rien au monde, vous voudrez la chasser. Jimmy Anderson est la cerise sur le gâteau pichegrain. Vous verrez de quelle façon il traîne en chantant. Tout un art. J'ai reçu une éducation qui ne me permettait pas de réfléchir à la condition humaine de tous ces noirs qui peuplent nos villes et nos campagnes. C'est seulement en écoutant les disques de tous les personnages dont je viens de vous parler que j'ai commencé à me poser des questions que ne se posent jamais les gens d'ici. Il faut bien avouer que dans tous les états de l'ancienne Confédération, tous les systèmes mentaux sont construits sur une haine absolue du nègre. Aucune remise en question de ce postulat n'est envisageable, malheureusement. Le racisme est passé de l'état philosophique - dont on peut discuter - à l'état génétique - incurable. Et fort souvent, je me suis rendu à l'évidence : des nègres qui n'avaient pas plus d'espoirs que les chiens ou les mules chantaient comme des dieux. Mais comme j'appartiens à l'armée de Robert E. Lee, je ne puis malheureusement plus revenir en arrière. Je dois continuer à me battre pour les valeurs que nous défendons et dont, hélas, mille fois hélas, fait partie cette culture de la supériorité de la race blanche. Il m'est même très souvent arrivé de penser qu'un nègre exploité par le patron d'un label régional a mille fois plus de dignité que le blanc qui fait du profit sur son dos, parce que, justement, il chante comme un dieu et s'il existe une justice divine, comme je le crois volontiers, il finira par entrer dans l'histoire, au contraire du blanc malhonnête qui finira au fond de l'une de ces tombes à trois sous que viennent dévaliser les hyènes du Bayou.  

 

-- Seuls les géants comme Howlin' Wolf et Muddy Waters entrent dans l'histoire...

 

-- Certes, mais je ne vous parle pas de la grande histoire, mon garçon, je vous parle de la petite histoire, la vôtre, celle des gens qui s'intéressent aux vrais artistes, vous comprenez ? Quelqu'un après moi parlera de Lightnin' Slim ou de Lazy Lester à quelqu'un d'autre et ainsi de suite. Les disques de ces nègres fabuleux continueront de voyager de la main à la main et des gens continueront de s'étonner le l'incroyable modernité des blues de la Louisiane. Lorsque vous écouterez «Forty One Days» de Boozoo Chavis, vous serez le premier à aller crier sur tous les toits le nom de Boozoo Chavis, car vous aurez subi comme moi le délicieux assaut des accordéons, vous aurez subi la souffle de ce merveilleux démon, vous l'aurez comme moi entendu monter en température à grands coups d'accordéon et vous n'aurez de cesse de vanter partout les mérites de cette monstruosité gorgée de sel et d'humidité. Et comme moi, vous supplierez Silas Hogan : Oh Silas, faites-moi danser ! Et alors, il vous servira son brouet infernal, son infernale gratouillade dégoulinante de sauce piquante. Et Slim Harpo ? On ne peut plus se passer de lui, dès lors qu'on a mis le doigt dans son pot de confiture. Un seul exemple avec «That's Alright», un boogie-woogie strummé à l'oignon frit, enragé, tendu comme la corde du pendu, sacrément orchestré et tenu de main de maître. Savez-vous qu'avec Lightnin' Slim, ils écumèrent ensemble les clubs de Baton Rouge ? Dites-vous bien qu'on n'est pas prêts de revoir passer sur scène une paire de nègres aussi talentueux. Bon, je dois passer mes hommes en revue. Quelles que soient les circonstances, nous devons respecter les consignes du code militaire, sans quoi nous aurions vite fait de basculer dans l'infâmie, ce que je ne puis souhaiter ni à mon ennemi Sherman ni au déserteur qui finira par fuir le campement lors de l'une de ces prochaines nuits. Tant qu'il me restera une jambe ou un bras, je poursuivrai le combat et je continuerai d'espérer la victoire. Veuillez donc m'excuser de vous avoir tiré de votre profond sommeil et de vous avoir assommé avec mes histoires. Permettez-moi donc de vous souhaiter une bonne continuation. Merci, mon garçon, pour votre attention.

 

Signé : Cazengler l'embayouté 

 

James Lee Burke. La Pluie de Néon. Rivages/Noir 1999

 

Bertrand Tavernier. Dans La Brume Electrique. DVD TF1 Video

 

Bluesin' By The Bayou. Ace Records 2013

 

 

 

BOOM BABY / BRIAN NEVILL

 

 

LA VIE DE BRIAN

 

 

Brian Nevill vient de faire paraître un petit recueil de souvenirs intitulé «Boom Baby». En quatrième de couverture, l'éditeur prévient que si on veut lire des choses concernant le Swinging London, alors ce n'est pas le bon livre.

 

C'est la meilleure des bonnes raisons pour s'intéresser à ce petit livre. On échappe enfin à l'événementiel assommant des grosses bios, à la valse des célébrités, aux voyages au Japon et à Los Angeles, aux rencontres dans les palaces et aux surenchères toxico-sexuelles. On ne voit plus des mecs comme Dave Grohl vouloir tout le temps devenir les meilleurs du monde et jouer avec les plus grandes stars, comme si le rock n'était plus qu'un incessant concours canin. Au moins, avec Brian Nevill, on souffle un peu et on retombe dans un genre classique qui est celui d'une vraie  littérature rock : un type cultivé écrit ses souvenirs ordinaires. C'est évidemment à la portée de tout le monde, mais il faut tout de même posséder un minimum de talent et un certain style. De ce côté-là, Brian Nevill n'a absolument aucun souci. Il dispose même de l'arme suprême : le fameux humour anglais. Quand Mick Farren choisit de fermer un chapitre avec une formule spectaculaire, Brian Nevill préfère, lui, l'anecdote hilarante.

 

Quand on parle d'humour anglais, on parle généralement de la partie visible de l'iceberg, celui des films des Monthy Python. Tout le monde connaît la fameuse scène de crucifixion sur le Golgotha transformée en comédie musicale. Mais c'est une forme d'humour - caustique et particulièrement irrésistible - qu'on retrouve surtout dans la vie de tous les jours, en Grande-Bretagne. Un jour je me suis retrouvé à table dans un repas de famille, quelque part dans le Kent. Des gens ordinaires discutaient de tout et de rien, entre le mouton à la menthe et aux green peas et le pudding. Un oncle très âgé expliquait qu'il n'avait plus assez de force dans les mains et qu'il lâchait son verre lorsqu'il voulait le tenir. Juste en face de lui, une tante toute aussi âgée répondit qu'elle avait strictly le problème inverse. Quand elle tenait son verre, sa main se coinçait et elle ne pouvait plus le lâcher.

a1188dessinevil.gif

 

Au beau milieu de son livre, Brian Nevill relate le souvenir d'un concert que Roy Harper donnait dans une petite cave. Pour faire un peu d'air, il n'y avait qu'un gros ventilateur bruyant - a big noisy fan. «Roy Harper once called for it to be turned off during his performance but some wit warned him that it wasn't a good move as it was the only fan he had in there.» (Roy Harper voulait qu'on l'éteigne, mais un esprit avisé lui conseilla de ne pas faire ça étant donné que c'était le seul fan qu'il avait dans la salle).

 

Né en 1948, Brian Nevill fait partie de la génération du baby boom qui est arrivée juste après la guerre, comme Lemmy, Mick Farren et des centaines de milliers d'autres. Il se situe parmi les «faceless faces» qui ont vécu l'âge d'or du rock anglais des sixties et des seventies. Comme nous sommes tous des faceless faces, alors on ressent une sorte de familiarité. On se demande par exemple comment il s'y prenait pour vivoter - à l'époque on ne parlait pas encore de survie, comme on le fait aujourd'hui - et quels concerts il allait voir, car Brian Nevill avait l'immense avantage de vivre à Croydon, au Sud de Londres.

 

Quand on était ado et qu'on vivait encore chez ses parents, nos seules préoccupations étaient d'ordre secondaire : fringues, disques et parfois deux roues. C'est d'ailleurs cette courte tranche de vie qui va conditionner tout le reste, et notamment l'attitude qu'on s'efforce d'observer tout au long de sa vie. L'ado Brian Nevill roule en moto et nous livre des pages exceptionnelles sur l'univers des bikers anglais. «On était des gamins, on traînait à l'intérieur du café, on mangeait des œufs et des frites, on buvait du café, on mettait des pièces dans le jukebox, on comparait nos casquettes et les décorations de nos blousons. On se peignait et on frimait. Les vrais bikers, ceux qui portaient des blousons de cuir Lewis, restaient dehors. Ils parlaient de motos, ils les examinaient, ils riaient et ils fumaient. Les motos, c'était quelque chose de très sérieux.» Et il attaque une page sur les Harleys : «Les Harleys 1250 cm3 sont arrivées. C'était énorme. Mais les motards anglais les snobaient. Trop lentes, trop lourdes, trop m'as-tu-vu. On a entendu dire qu'il y avait un modèle en 750 cm3. Même les mecs de notre gang disaient : 'N'achète pas d'Harley, ça consomme trop, et on ne trouve pas de pièces. Et tu ne pourras jamais la revendre.' Je voulais absolument une 1000 cm3. J'étais obsédé avec ça. Et soudain, j'ai vu qu'une Ariel Four Square 1948 était à vendre.»

 

L'ado Brian Nevill choisit donc son camp qui est celui des bikers du Sud de Londres. Mais il observe attentivement les Modernists : «Les Modernists en pinçaient pour le sharp et le cool. Ils ont commencé à porter ces costumes stricts à vestes trop courtes, plutôt que le costume edwardien des Teddy Boys. Les Modernists portaient les mêmes fringues que les jazzmen noirs américains qu'ils admiraient. Ils préféraient les vêtements fabriqués à l'étranger, les chemises à pointes de cols boutonnées et les cravates ficelles. Plutôt que de lire, ils préféraient s'intéresser de près aux films de la Nouvelle Vague française.» Brian Nevill décrit les fringues, les chaussures et les coiffures méticuleusement, histoire de rappeler l'importance que ça pouvait revêtir quand on était ado. Il décrit avec une incroyable délectation les coiffures extravagantes de deux Teds montés à l'étage du bus. Puis un autre jour, toujours à l'étage du bus, il voit arriver deux well-suited Mods : «Ils portaient aux pieds des Clarks en daim clair. Je louchais dessus. Je me demandais comment j'allais pouvoir intégrer des Clarks dans ma panoplie de Rocker.»

booknevill.jpg

 

Il évoque à longueur de pages ses copains d'alors, et à travers son regard, on voit la culture rock évoluer très vite, d'année en année. Ici, il évoque le souvenir de Billy Fury («Billy et Dickie Pride enjambèrent les portières de leur décapotable. Ils portaient tous les deux des pantalons de cuir de gauchos, avec les médailles et les lacets sur le côté des jambes. Absolute rock'n'roll cool») puis on passe très vite à l'ère psychédélique et aux drogues. Évolution des fringues, avec «les chemises de John Stephens sur Carnaby Street que tout le monde copiait», les pantalons aux couleurs criardes, «like green or mustard». Le soin qu'il met à détailler ce genre de souvenir rend toutes ces pages particulièrement appétissantes, car elles réactualisent des choses depuis longtemps enfouies dans les tréfonds de la mémoire, le détail des vêtements qu'on achetait à Kensington Market ou à Portobello Road, ces vestes en velours d'un joli vert foncé ou d'un éclatant bleu nuit, ces écharpes en soie à motifs imprimés et ces cuban heel boots si fragiles qu'on ramenait en France comme de précieux trophées.

 

Vu le niveau littéraire auquel il fait naviguer son récit - et sans la moindre prétention - on ne sera pas surpris de tomber sur des paragraphes consacrés à Dada ou aux Situationnistes. Brian Nevill évoque le souvenir d'un copain Mick qui portait un Dada badge à l'école, et qui avait les cheveux longs mais d'une longueur tout juste tolérée par le règlement, avant expulsion. C'est toujours grâce à ce copain Mick et aux slogans figurant sur ses badges qu'il se voit confronté à l'idéologie révolutionnaire situationniste conçue à la fin des années cinquante et popularisée en France par cet immense écrivain que fut Guy Debord. Brian Nevill s'intéresse vivement à l'idéologie situationniste, ce qui lui permettra de fréquenter Jamie Reid, le célèbre graphiste anarcho-situationniste qui a signé la pochette de «Never Mind The Bollocks» et la fameuse affiche «God Save The Queen». Avec une modestie qui l'honore, Brian Nevill évoque sa relation d'amitié avec Jamie Reid, sa contribution au fanzine Suburban Press, et évoque accessoirement l'ombre du boutiquier de World's End, tout au fond de Kings Road : «Il me parlait d'un copain de lycée nommé Malcolm qui avait ouvert une boutique de fringues rock appelée Let It Rock sur Kings Road. Les Teds lui en faisaient voir des vertes et des pas mûres parce qu'il avait oublié de soigner certains détails sur les costumes qu'il leur vendait. Mais Malcolm n'avait aucun souci à se faire, car des jours meilleurs allaient arriver, grâce au talent visionnaire de Jamie et à l'aide de sa femme, Vivienne Westwood.»

 

Avec un luxe de détails effarant, Brian Nevill décrit les lieux successifs qu'il a occupé, le plus souvent des pièces minuscules dans lesquelles vivaient plusieurs personnes. Comme beaucoup de jeunes gens à cette époque là, il se contentait du strict minimum : un endroit où dormir, une chaîne stéréo, une collection de disques et quelques livres. Les copains venaient pour prendre un trip, dormir et éventuellement taper l'incruste, le temps de trouver un autre plan. On le suit de lieu en lieu, et c'est vrai que les choix de vie menaient à une époque à une certaine forme de précarité, surtout lorsqu'on se contentait de petits boulots mal payés. Mais il régnait dans ce chaos un gigantesque parfum de liberté.

 

La co-location était certainement le mode de logement le plus courant. À plusieurs reprises, Brian Nevill loue des chambres chez des gens. Les portraits qu'il fait alors des co-locataires sont quelques fois délicieux : «La cuisine semblait être le territoire d'un type qui s'appelait Demented Dan. Dan adorait se balader à poil et il vint même ouvrir une fois la porte d'entrée à ma mère. Elle fut tellement impressionnée par les bonnes manières de Dan qu'elle ne remarqua même pas ses couilles.»

 

Il se souvient avec une précision diabolique des drogues qu'il prenait. À cette époque, on en faisait tous un usage démesuré. Fumer de l'herbe ou prendre un acide, c'était alors d'une effarante banalité, comme ça pouvait l'être de boire des bières au bar du coin. Il fallait juste faire très attention à ne pas éveiller les soupçons des parents ou pire encore, de la flicaille. Car ça pouvait prendre des tournures plutôt cauchemardesques.

 

Comme il fait constamment allusion à ce qu'on appelle la culture Mods, il en arrive fatalement à évoquer la technique des uppers et les downers. En France, on appelait ça les amphètes et les mandrax. «Il faut dire que même si les mandies te rendaient sympa, ils te donnaient un air vraiment stupide. Mais j'aimais bien en prendre. Une fois j'en ai gobé deux d'un coup pour passer la soirée. Je me suis endormi et j'ai roupillé devant Led Zeppelin, pendant tout leur set !» Et quand il attaque la période LSD, alors on se pâme de rire. Lorsque Ace Kefford des Move évoque le souvenir de ses trips à l'acide, il parle d'une véritable descente aux enfers. Brian Nevill a dû avoir toutes les peines du monde à rédiger ses souvenirs de trips, car il devait être plié de rire : «Deux autres copains sont arrivés dans la soirée et je ne les ai pas laissés entrer, car ils ressemblaient à deux gnomes rigolards. Quand j'y repense, ils devaient eux aussi avoir pris un truc psychédélique car l'un d'eux n'arrêtait pas de me dire que je ressemblais à un morse - je m'étais en effet laissé pousser une grosse moustache après avoir quitté l'appartement de George.» Pages cossues aussi où il parle du Demerol et de la Dexedrine comme s'il parlait de choses ordinaires. Brian Nevill n'est pas dans le pathos romantico-morbide des types qui évoquent leurs souvenirs glauques de camés notoires, comme s'amusent à le faire les m'as-tu-vu californiens de Motley Crüe, par exemple. Il situe tout cela dans une normalité urbaine et avec une fraîcheur de ton qui ôte toute ambiguïté. N'oublions jamais que les Mods travaillaient toute la semaine et prenaient des amphètes le vendredi soir pour pouvoir profiter pleinement de leur week-end, c'est-à-dire sans dormir. Ces pratiques n'avaient rien à voir avec la déchéance à laquelle on a par la suite associé la culture des drogues. Les chauffeurs de poids lourds américains se shootaient à la benzédrine pour ne pas s'endormir au volant. Ginger Baker allait voir un médecin qui lui prescrivait de l'héroïne sur ordonnance, parce qu'il jouait mieux sous héro. Quand on attaque un long trajet de nuit au volant, on prend obligatoirement des trucs pour ne pas avoir à lutter contre le sommeil. Les fanzines anglais des sixties donnaient les adresses des endroits où l'on pouvait se procurer certaines drogues - et parfois les prix - et sensibilisaient les novices aux effets de ces drogues, et notamment les descentes. La drug-culture faisait partie intégrante de la culture alternative. On ne pouvait pas concevoir l'écoute d'un disque d'Amon Dull ou de Van Der Graff sans fumer de la bonne herbe. Et dans les parcs de Londres, les mecs la vendaient vraiment pas cher. Ça faisait partie des choses normales de la vie de tous les jours. De la même façon que les chasseurs ne conçoivent pas de partir en battue sans être complètement bourrés.

 

C'est la grande force de ce recueil de souvenirs. Brian Nevill resitue tout cela dans une sorte de normalité et avec un humour qui ne cède en rien à la facilité.

 

Et la musique ? Elle est partout, mais ce n'est pas vraiment le sujet principal de ce livre. Brian Nevill alterne les jolis coups de chapeau avec les souvenirs amusés, comme celui d'une série de six concerts de Fats Domino au Saville : «C'était la première fois que Fats venait en Angleterre. En première partie, il y avait Gerry & The Pacemakers, toujours managés par Epstein, me semblai-t-il - il organisait aussi les concerts au Saville - et les Bee Gees, qui eurent à affronter la fureur des Teds et les objets volants, pendant toute une semaine.»

 

Fabuleux coup de chapeau à Gene Vincent. À une certaine époque, Brian Nevill louait une chambre chez un nommé Johnny Hawkins à Tamworth Road. Il décrit notamment la cave qui servait de local de répète aux Wild Angels : «C'était une pièce carrée parfaitement immonde. Humide, crade et mal éclairée. On avait fixé aux murs des matelas dégueulasses pour insonoriser la pièce, car les Wild Angels l'utilisaient pour répéter.» Et plus loin, Brian parle d'un documentaire consacré à Gene Vincent, filmé lors de sa dernière tournée anglaise en 1971. Les Wild Angels accompagnaient Gene, pour cette ultime tournée : «Ce que ne restitue pas ce documentaire, c'est l'impression de profond dégoût qu'on pouvait éprouver en descendant dans cette cave dégueulasse. À ça, il faut ajouter le fait qu'un des artistes les plus importants de son temps fut contraint de se rabaisser à descendre dans un tel endroit.»

 

Powerful Nevill.

 

Les hommages aux rockers et aux groupes qu'il a croisé, comme tout amateur averti, sont toujours majestueux, comme par exemple ce coup de chapeau aux Pretty Things : «Un autre single, un de ceux que j'ai achetés, 'Dimples' de John Lee Hooker, entra dans le top 30 ce mois-là. Le jour où j'ai acheté le single de John Lee Hooker, j'ai aussi acheté 'Rosalyn' des Pretty Things, qui par bien des côtés, étaient nettement meilleurs que les Stones.» Au fil des hommages, Brian Nevill devient une sorte de copain. On s'aperçoit qu'on apprécie les mêmes choses. Il flashe aussi sur la bible de Milton Mezz Mezzrow, «Really The Blues», devenu en France «La Rage de Vivre» et pour bon nombre d'entre nous, l'une des plus grandes révélations littéraires de tous les temps. «Ça cristallisait pour moi certaines choses que je voulais suivre, faire, être - do, be. Doo Bee Doo - pendant plusieurs mois, j'ai parlé le slang de Mezzrow au lycée.» Ce livre de Mezzrow n'a rien perdu de sa modernité. Si l'on considère la rock culture dans son ensemble, peu d'ouvrages se sont situés au niveau du livre de ce fou de Mezz Mezzrow.

 

Il rend aussi des hommages spéciaux au MC5 ou à Jerry Lee : «Je possédais une copie du Live At The Star Club de Hambourg à laquelle je tenais comme à la prunelle de mes yeux. On pouvait difficilement rester assis quand on écoutait ce disque. Une fois, Chris réussit à sauter, avec une sorte d'exubérance incontrôlable, droit sur le tourne-disque alors qu'on écoutait mon Jerry Lee. Je n'arrivais même pas à lui en vouloir, même si je voyais le premier d'une longue série de copies de cet album finir de la sorte.» Coups de chapeau furtifs à John Hammond et à Charlie Musselwhite, «qui traînait avec Elvis à Memphis et qui était alcoolique». Coup de chapeau aux Nice, «J'ai toujours bien aimé le rocking Hammond, depuis la grande époque de Georgie Fame and the Blue Notes». Mais il se fout de la gueule à Keith Emerson : «The Nice n'était pas vraiment un groupe qui m'intéressait et encore moins les extravagances du groupe qu'a monté le leader après. Je ne veux d'ailleurs pas lui faire la grâce de citer son nom ici. (Pour ceux qui sont trop jeunes pour savoir, ou qui ont trop honte d'admettre qu'ils savent, je peux bien vous le dire : le leader c'était Keith Emerson et le trio qu'il a monté après The Nice était un groupe prog réputé dans le monde entier pour son côté horriblement m'as-tu-vu). Coups de chapeau - sous acide - à Doctor John et à Charlie Mingus. Puissant hommage à Lord Sutch : «Son altesse arpentait la scène, mettait le feu ici et là, engueulait le public, hurlait à s'en arracher les poumons, il était capable de tout faire sauf de chanter. Il ne savait pas chanter. Son groupe, les Savages, était fantastique.» Comme tout le monde à l'époque, il était fasciné par Julie Driscoll. «Elle m'a subjugué avec son énorme afro et sa voix profonde. J'ai d'abord cru que c'était un mec. Elle était magnifique, je n'avais encore jamais vu ni entendu une chanteuse aussi bonne.» Hommage vibrant à Bert Jansch «qui a eu sur le rock (et une génération) plus d'influence qu'on ne le croit». Et il salue au passage des tas d'autres personnages comme Martin Stone (The Action, Chilli Willi & the Red Hop Peppers, Mighty Baby et Pink Fairies - devenu un ami), Champion Jack Dupree (le premier qu'il ait vu porter des boucles d'oreilles), Mick Taylor (à l'époque des Gods avec Ken Hensley) ou Jimi Hendrix («une nuit de septembre 66, down at Cousins, juste après son arrivée à Londres»).

 

Brian Nevill est aussi batteur. Il raconte quelques épisodes de sa vie de batteur dans des groupes de rock londoniens. À une époque, il vit au 102 Edith Grove, à Chelsea. Adresse connue comme le loup blanc, car c'est celle du flat autrefois occupé par les Stones. Brian et ses copains répètent. Évidemment le voisin tape dans le mur et balance la formule qui tue : «D'accord, les Rolling Stones m'ont pourri la vie ! Mais certainement pas des gens comme vous !»

 

Phillippe qui m'a conseillé la lecture de ce livre me confiait en prime que Brian Nevill avait accompagné Teddy Paige et joué sur certains morceaux des Gorillas. Qu'il avait été le premier employé officiel de Ted Carroll chez Rock On. Gros parfum de légende, mais tous ces petits détails qui valent leur pesant d'or n'apparaissent pas dans le livre. C'est dire la modestie de l'auteur. Surtout pas question de la ramener. Il laisse le m'as-tu-vu à ceux que ça intéresse. 

 

 

Signé : Cazengler, boomé net

 

Brian Nevill. Boom Baby. McZine 2013

 

Voir aussi : KR'TNT 106 du 12 / 07 / 12 pour La Rage de Vivre de Milton Mezz Mezzrow.

 

 

DE NOIR DESIR

 

A BERTRAND CANTAT

 

 

PIERRE MIKAÏLOFF

 

 

( J'ai Lu / 2013 )

 

 

Un livre sur Téléphone au mois de septembre, un autre sur Noir Désir ce mois-ci, Pierre Mikaïloff met les bouchées doubles. Les fidèles lecteurs de KR'TNT se souviendront de notre recension de son livre Kick Out The Jam, Motherfuckers ( Livraison 121 du 06 / 12 / 12 ) consacré à l'histoire du punk. Pierre Mikaïloff fait partie de cette frenchy génération suscitée par l'english punky explosion, ces jeunes gens modernes qui ont dans l'ensemble beaucoup plus promis que donné car il n'est pas souvent facile de réaliser ses rêves rock dans une société fondamentalement hostile à ce vecteur de rébellion culturelle qu'est notre musique. Pierre Mikaïloff ne s'est pas au long de son existence contenté de commenter l'histoire du rock avec sa plume, l'a aussi tenu la guitare au coeur des Désaxés et plus tard derrière Jacno.

 

a2006bookmikalioff.jpg

 

Autant mettre tout de suite les poings sur les i de Noir Désir, je n'ai jamais été un grand fan du groupe. Voici quatre ou cinq ans devant l'insistance de ( faux ? ) amis qui me conjuraient de sortir de la disco de Gene Vincent et Eddie Cochran ( + quelques autres ) j'ai saisi ma bonne volonté de mes deux mains et suis allé emprunter tous les CD de Noir Désir à la médiathèque voisine : j'ai tout écouté, plage par plage, sans en omettre une seule. Le résultat a été sans appel, me suis ennuyé quelques heures, et n'ai plus recommencé depuis. Motif, ai trouvé que ça ne sonnait pas vraiment rock, que c'était un peu trop catalogué chanson française de qualité, certes avec un effort d'électrification, mais un ORCI ( objet rampant clairement identifié ) venu d'une vieille planète. C'est mon avis personnel et je le partage. Maintenant, m'étant de toujours intéressé au rock français, je ne me suis pas désintéressé du book de Pierre Mikaïloff, ne serait-ce que pour complaire à ma fille adorée qui me tarabuste depuis plusieurs années avec Noir Désir.

 

 

Plus de trois cents pages pour suivre la carrière de Noir Désir et de son leader minimo ( j'emploie ce terme pour ne pas froisser les idées d'égalités individuelles qui furent une constante de base de l'idéologie qui présida au fonctionnement du combo ) du tout début à la parution du prochain album Bertant Cantat. Beaucoup de documents, je ne parle pas du mini cahier central des photos de Youri Lenquette qui auraient mérité un format plus développé, mais des innombrables citations collectées par Pierre Mikaïloff, dans la presse spécialisée ( Best, Rock & Folk, Les Inrockuptibles ), dans les différents témoignages recueillis auprès de quelques uns qui ont croisé à divers titres la route de la formation, et dans les livres suscités par la trajectoire du groupe. A tel point que l'on en vient à regretter que l'auteur n'intervienne pas plus souvent et souhaiter qu'il pousse ses analyses personnelles un peu plus loin.

 

 

UN GROUPE ETHIQUE

 

a1204dis1.jpg

 

Si l'aspect purement musical de Noir Désir me laisse aussi froid qu'un iceberg encore rattaché à sa banquise, je dois avouer que la démarche du groupe ne me déplaît pas. J'irai même jusqu'à dire qu'à certains égards elle m'agrée. Partis de rien, quatre ados qui doivent reconnaître à la première répétition qu'ils ne savent ni jouer ni chanter et qui intuitent qu'ils doivent avant tout se mettre au travail, cela me semble le minimum syndical. Mais au bout de plusieurs années de galères nos quatre héros comprennent que rien ne sert de se précipiter, ni de partir avant les autres. C'est que Bordeaux peut au début des années quatre-vingt aligner des formations qui tiennent la route de Strychnine à Gamine, mais Noirs Désirs ( l'on supprimera les S plus tard ) ne veut pas tirer deux cartouches et puis plus rien. Face à Barclay, ils dédaignent le single proposé et exigent un album, finiront par couper la poire en deux et se contenteront d'un six-titres. Ne voir aucune trace de mégalomanie dans cet entêtement, ils ont simplement conscience qu'un petit quarante-cinq tours serait incapable de rendre justice à leur musique, qui a besoin d'un plus vaste espace pour se développer.

 

 

Veulent bien mettre de l'eau dans leur verre mais sans la mélanger à leur vin. Noir Désir ne cède pas aux sirènes de la Major qui les signe. Se battront pas à pas pour imposer le choix et le style de leurs morceaux et la manière dont ils entendent être promus. Refusent les participations aux émissions télévisées débiles dont le contenu idéologique est en contradiction flagrante avec la vision de leurs textes, à dominantes alternatives dirons-nous pour faire vite. Les nécessités économiques se doivent de céder le pas devant l'impératif poétique.

 

a1205disc figure.jpg

 

Mais rien n'est jamais acquis. Le monde bouge sans cesse et vos principes reposent leurs pieds douillets sur des réalités instables. Dès le second disque, le succès arrive et la donne change. Ne pas décevoir un noyau de fans purs et durs reste dans les limites du possible, ne pas être compris de vastes foules qui viennent vous acclamer vous oblige à rester sans arrêt la garde haute. Mais tout cela dépend de vous. Les rachats successifs et la concentration des labels – sur lesquels les artistes n'ont aucune prise – feront qu'un beau matin Noir Désir se réveillera dans les mains de la multinationale Universal. Ce n'est pas qu'on ne les laisse pas tranquilles. Apportent assez d'argent à chaque nouvel album pour qu'ils puissent diriger leur barque musicale tous seuls. Pire on leur permet d'autant plus de liberté qu'ils servent de caution morale à la variétoche de merde produit par Vivendi. La chanson est connue : « Chez nous les artistes sont libres d'enregistrer ce qu'ils veulent : vous n'avez qu'à écouter toutes les condamnations sans ambages du capitalisme dont Noir Désir emplit ses cd. » Lors de la remise des trophées des Victoires de la Musique en 2002, Bertrant Cantat lira devant des millions de spectateurs une lettre à son camarade-PDG dont il expose la stratégie libérale mais pas du tout libertaire...

 

 

EXPLOSION

 

 

Les pressions, la fatigue, les excès, l'afflux d'argent, les tournées finiront par imposer de longues périodes de repos qui ne nuisent pas à la réception du groupe. Fidèle à ses idées, Noir Désir, soucieux de ses fans qui achètent ses créations, négocie avec sa maison de disques un prix bas pour toutes ses productions et même n'exige pour certains de ses spectacles que le défraiement du staf technique... Vingt ans que le groupe existe et sa cote d'amour auprès du public ne baisse pas. C'est alors que survient l'impondérable.

 

 

Je ne m'étendrai pas sur cette lamentable affaire. Bertrant Cantat se retrouve accusé du meurtre de Marie Trintignant, sa compagne. L'affaire éclate comme un coup de tonnerre en juillet 2003 et divise la France en deux camps. Encore pire que l'affaire Dreyfus. Par exemple, sur le marché de Provins circule une pétition dénonçant la conduite hystérique de Marie... Beaucoup trop de bruit pour une querelle d'amoureux qui tourne mal. Comme le rappelle fort opportunément Pierre Mikaïloff, Jerry Lee Lewis a dû commettre bien pire dans sa vie. Mais s'en est mieux tiré – normal, c'est un rocker-crotale notre Jerry Lou bien-aimé - que Cantat qui écopera de huit ans de prison – de fait quatre avec la libération anticipée - et de plusieurs années de mise à l'épreuve. L'on profitera qu'il soit enfermé pour très courageusement incendier sa maison... Ces derniers jours – dix ans après les évènements - des féministes enragées ( Orphée est mort déchiré par des Ménades jalouses de son inappétence envers leurs précieuses personnes ) cherchent encore à le traduire devant la justice pour avoir moralement, psychologiquement, et physiquement poussé sa femme Krisztina au suicide...

 

a1206lost.jpg

 

Cantat mettra du temps à se remettre de l'affaire qui rebondit pratiquement à chacune de ses apparitions publiques... Nous lui souhaitons des temps plus cléments... L'est sûr que ses nombreuses déclarations politiques en ses heures de gloire ne lui auront pas fait que des amis et qu'il est plus facile de frapper votre ennemi lorsqu'il est à terre que lorsqu'il est reconnu par des dizaines de milliers de fans comme le porte-parole de toute une génération.

 

 

THE END

 

 

Comme dans tous les drames il faut toujours un traître pour hâter la fin. Ce sera le compagnon de la première heure Serge Teyssot-Gay - sans doute a-t-il pensé que rien ne recommencerait comme avant avec la même intensité musicale et qu'il valait mieux se saborder que se survivre - qui annoncera unilatéralement en novembre 2010 la dissolution de Noir Désir... L'épopée se termine en eau de boudin noir.

 

a1207rarities.jpg

 

Livre idéal – mise à jour de la première édition parue en 2009 chez Alphée - pour ceux qui voudraient avoir une vision chronologique du parcours de Noir Désir. Donne à réfléchir sur la main-mise de l'artiste rock sur sa propre musique. Le système est prêt à vous en déposséder promptement. Les parcours de groupes comme BB Brunes ou Mustang sont plus qu'éloquents quant à l'infléchissement musical auxquels une formation rock peut être soumis plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement, en notre pays. Le brin d'originalité qui caractérise un combo de débutants n'est pas à proprement parler ce qu'un label tentera de développer. Noir Désir aura réussi à devenir ce qu'ils voulaient être. Sans y laisser trop de plumes. Ce n'est déjà pas si mal.

 

 

Damie Chad.

 

 

CHRONIQUES VULVEUSES

 

 

DIXIEME EPISODE

 

Résumé de l'épisode précédent : L'agent Damie Chad 009891 du SSRR ( Service Secret du Rock'n'Roll ) est envoyé de toute urgence en Ariège afin d'enquêter sur l'inquiétante entreprise terroriste de déstabilisation psycho-culturelle surnommée La Conjuration Vulvaire. Tous les faits rapportés dans cette oeuvre à enrobage littéraire affirmé sont tirés de la réalité la plus triste, les documents officiels de la justice et des gendarmes sont là pour en apporter la preuve définitive.

 

 

36

 

 

«  Je vois, je vois » murmura le Chef en se reversant pour la dix-septième fois une chope de sky dont le cercueil à roulettes devait contenir une inépuisable provision. Je doutais de sa faculté de compréhension mais lorqu'il résuma le long exposé de trois heures que nous relata Claudius, je dus m'avouer que le problème était parfaitement exposé point par point, avec une clarté d'eau de roche ( vulvaire ) :

 

 

Point 1 : après avoir bourlingué aux quatre coins du monde Claudius de Cap Blanc vous revenez vous installer dans votre Ariège natale.

 

Point 2 : c'est dans la charmante ville du Mas d'Azil que vous mettrez en oeuvre votre Affabuloscope.

 

Point 3 : les autorités voient d'un bon oeil cet établissement culturel qui ne peut qu'aider à promouvoir le tourisme local.

 

Point 4 : Tout commence à dérailler lorsque vous vous mettez à graver des pierres vulvaires que vous déposez dans des endroits stratégiques : sentiers de grande randonnée, monuments aux morts, divers édifices publics.

 

Point 5 : les pouvoirs publics reçoivent quelques lettres indignées de vertueux citoyens éminemment choqués par l'érection de ces pierres vaginales.

 

Point 6 : les plaintes émanant de citoyens et d'associations commencent à pleuvoir. La justice immanente des hommes réagit sans retard et vous êtes condamné : une amende et l'interdiction de recommencer. Hélas vous persévérez dans votre lamentable erreur.

 

Point 7 : les services du tourisme départemental vous font savoir que désormais ils ne feront plus mentions dans leurs dépliants de l'existence de l'Affabuloscope. Ce que l'on appelle une extinction programmée.

 

Point 8 : jusqu'à lors nous sommes en présence d'une simple éruption de puritanisme républicain. Faut croire que nos élus et nos dirigeants laïques sont aussi coincés du postérieur que les représentants de la très Sainte Eglise Catholique Apostolique. Il faut reconnaître qu'en gravant des représentations stylisées du sexe de la femme, vous réveillez tous les phantasmes, notamment la grande peur de la bouche d'ombre insatiable qui vient jusque dans nos campagnes pomper le sperme de nos concitoyens.

 

 

  • Chef, je ne savais pas que votre verbe pouvait atteindre à une si haute poésie !

  • Agent Chad, taisez-vous !

 

 

Point 9 : C'est à ce moment que le Département, suivant en cela la dernière mode initiée par le Château de Versailles, décide d'inviter des artistes actuels dans la grotte du Mas d'Azil afin de mettre en résonance la création contemporaine et l'art pariétal préhistorique...

 

Point 10 : Lorsque vous apercevez la première de ces oeuvres – ce que nous appelons le troboscope d'Hawkwind - et que vous apprenez que pour celle-ci et une deuxième exposée dans les parties visitables de la grotte, le Conseil Général s'est généreusement départi d'une somme de près de 150 000 euros, vous décidez d'agir.

 

Point 11 : vous qui êtes déjà victime d'une amende vous pensez que vos pierres vulvaires sont beaucoup plus en relation avec l'art préhistorique qu'un troboscope d'Hawkwind, et sans vous poser davantage de questions, vous convoquez la presse pour qu'elle puisse vous admirer en train de tracer au pochoir quelques signes vulveux sur les constructions inhérentes à la grotte.

 

Point 12 : la presse ne sera pas au rendez-vous, il semble que de mystérieux coups de fil aient eu raison des volontés d'informer et de la sacro-sainte liberté de ladite presse. Néanmoins, tel ces racailles de grapheurs qui inondent de leur immondes tags les murs de nos radieuses cités, vous perpétrez cet acte de rébellion caractérisé.

 

Point 13 : les réactions ne se font pas attendre : vous êtes mis en garde-à-vue, déféré devant un juge et condamné à rembourser les travaux d'effaçage de vos vulves dégradatives que la mairie chiffre à près de 7000 euros.

 

Point 14 : l'est sûr que vous gênez, l'on veut se débarrasser de vous, on y réussit si j'en juge cette pancarte de mise en vente de l'Affabuloscope que vous étiez en train de fignoler lorsque nous sommes arrivés.

 

Point 15 : pour mieux vous enfoncer l'on se livre en haut lieu à une grande manoeuvre de manipulation, l'on signale au SSRR l'émergence d'une organisation terroriste internationale que l'on surnomme La Conjuration Vulveuse.

 

Point 16 : lorsque je suis informé du danger imminent. Je n'y crois point. C'est pour cela que j'envoie le pire de nos agents, le matricule 9981 dans le secret espoir que sa teuf-teuf mobile rende l'âme sur la Nationale 20, ou que son insupportable cabot profite d'une pause-pipi pour jouer la chienne de l'air. Bref que l'équipe de bras cassés et de pattes brisées que je délègue ne parvienne jamais à rallier le 09.

 

 

    • Chef, vous subodorez que...

    • Taisez-vous matricule 9981 !

 

 

 

Point 17 : hélas une fois sur place, notre malheureux missionnaire prend son rôle si au sérieux que dans les sphères supérieures l'on a peur qu'il ne découvre le pot aux roses. Dans un premier temps l'on procède à son arrestation, dans un deuxième temps par un principe de précaution l'on coupe le bras véreux. Le SSRR est liquidé. Naturellement j'en réchappe. Et je descends en Ariège afin de prendre l'affaire en main.

 

 

C'est à cet instant précis que l'on entendit un chuintement étrange. Nous nous précipitâmes aux fenêtres, mais dans la clarté lugubre du petit matin nous ne vîmes rien. Les poils de Molossa se hérissèrent si droit qu'elle ressemblait à un opaque porc-épic épique.

 

 

    • Je me demande à quoi peut correspondre cet étrange bruit s'interrogea à mi-voix Claudius

    • Je sais, c'est un convoi de CRS, ils ont entouré les pneus de leurs camions avec des chiffons de feutre pour mieux nous surprendre, lui répondit le Chef, qui n'était pas né de la dernière pluie. Ni de l'avant-dernière.

    • Chef, je suis sûr que là-dessous il y a mon ami le proc, ce porc de 008 !

    • Agent Chad, à m'écouter parler vous devenez intelligent !

    • Je sens que vous allez encore avoir besoin de vous laver les dents, s'écria Claudius, que l'imminence du danger galvanisait comme un fil de fer.

    • Bien non, figurez-vous qu'au dernier moment j'ai remplacé ma vingtaine de désintégrateurs par autant de fioles de sky, s'exclama le Chef le sourire aux lèvres.

 

 

Etrangement son optimisme ne se communiqua point à Claudius qui proféra ce magnifique mais funèbre alexandrin, à superbes rimes intérieures.

 

 

    • Alors on est foutu, on l'a tous dans le cul !

    • Mais non, mais non, le rassura le Chef, nous allons leur faire le coup du cheval de quatre !

 

FIN DU DIXIEME EPISODE

 

 

 

 

 

 

Les commentaires sont fermés.