10/05/2013
KR'TNT ! ¤ 143. / CONGO SQUARE / BLACKFACE /
KR'TNT ! ¤ 142
KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME
A ROCK LIT PRODUCTION
LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM
09 / 05 / 2013
CONGO SQUARE / BLACKFACE |
LES ORIGINES NOIRES DU ROCK'N'ROLL
FREDDI WILLIAMS EVAN
CONGO SQUARE
RACINES AFRICAINES DE LA nOUVELLE-ORLEANS
( Collection Histoire & Patrimoine / Editions de La Tour Verte )
Sera difficile de remonter plus haut. Le livre commence en 1699 sur les bords du Mississipi en un lieu sacré pour les Indiens et qui deviendra la Nouvelle-Orléans. Les esclaves n'arriveront que vingt ans plus tard, un peu moins de cinq cents directement importés de l'Afrique. L'en viendra d'autres. Beaucoup, notamment plus de 3000 en 1809 en provenance d'Haïti emmenés par leurs maîtres blancs qui fuient le soulèvement de la population noire, l'Indépendance de l'île et la proclamation de la République Dominicaine. Comme par hasard éclate en 1811 la plus grande révolte d'esclaves que connaîtra la Nouvelle-Orléans. Vite matée.
Une population difficile à gérer : les autorités naviguent à vue, tantôt coup on interdit tout regroupement, tantôt on permet des activités festives. Deux coups de bâtons pour un coup de carotte. Parfois on permet les amusements hors des fortifications, puis on les enferme à l'intérieur de la ville, parfois on les scinde en plusieurs emplacements, souvent on les réunit en un seul lieu. Ce sera Congo Square. La municipalité s'acharnera à en varier la dénomination, mais l'appellation a traversé les siècles et a fini par s'imposer officiellement dans les années 1970.
Congo, parce qu'une fraction importante des masses d'esclaves sont originaires de ce royaume d'Afrique, même si énormément d'ethnies y furent représentées et finirent par s'entremêler. Square c'est un peu poétique, un espace libre, de l'herbe, quelques arbres selon les décennies. Les noirs – esclaves et colorés ( esclaves affranchis qui sont devenus par ce fait des hommes libres ) – peuvent s'y retrouver le dimanche après-midi, après la messe matinale et pas plus tard que dix-huit heures.
TEMOIGNAGES
L'on ne sait pas grand chose. Quelques notes rapides et elliptiques dans des journaux de voyageurs de passage qui rapportent qu'ils ont vu : de loin quelques attroupements de nègres qui s'adonnaient en un sauvage tintamarre à leurs danses de sous-civilisés et à leurs rituels habituels. Freddi William Evans s'en empare et les décortique afin d'en tirer quelques renseignements fiables.
S'intéresse d'abord à la vie de cette population servile. C'est elle qui par son travail édifiera la ville : défrichera les terrains, élèvera les levees, ces fameuses digues que rompit l'ouragan Kaltrina, bâtira les habitations et surtout grâce à sa science agraire importée d'Afrique permettra la culture du riz et donc le décollage économique de la cité... La plupart mal nourris et mal habillés se livrent sur leurs heures de repos ( repas et dimanche après-midi ) à de petits activités commerciales qui leur permettent d'améliorer l'ordinaire ou au bout de plusieurs années d'acheter leur liberté.
C'est en ces difficiles conditions que le peuple noir s'ingéniera à perpétuer ses traditions originelles. Congo Square fut le lieu qui permit le sauvetage de leur identité africaine. Bien sûr en voulant préserver leurs racines ils en créèrent une nouvelle, métisse, – afro-américaine – qui les mènera beaucoup plus tard à leur émancipation. Mais ceci est une autre histoire que nous n'aborderons pas. Congo Square est le berceau du jazz et ce partant de ce qui nous intéresse le plus : le rock'n'roll.
MUSIQUE ET DANSES
A priori rien de bien effrayant. Les nègres se retrouvent entre eux, ils boivent de la bière, s'interpellent gaiement, jouent de la musique, rient, hurlent, dansent et font un boucan de tous les diables. A part que le diable n'est pas là. Robert Johnson n'est pas encore né et à part quelques serpents apprivoisés, il ne montre pas trop sa queue fourchue ; faudrait peut-être moduler, nous sommes en terre vaudou au bon temps de Marie Laveau la prêtresse du culte semi-clandestin qui possède son propre reptile, les blancs se méfient du vaudou dont la pratique n'a pas été étrangère au soulèvement d'Haïti, les noirs ne sont pas idiots, ne vont pas se mettre à égorger des poulets en public, pratiqueront leurs cérémonies dans les arrière-cours discrètes ou dans les bois esseulés. De toutes les manières le vaudou a enveloppé ses mystères de linges catholiques. Les noirs ont su s'adapter à leur nouvel environnement culturel.
La danse reste l'activité la moins inaccessible aux regards profanes, peut-être justement parce qu'elle se déroule en public au vu et au su de tout le monde. Faut mater avec attention pour s'apercevoir que les chorégraphies sont ultra-codifiées même si les mouvements des protagonistes peuvent paraître le résultat de leur seule fantaisie. Cela n'a l'air de rien, mais la structure se révèlera excessivement germinative pour l'avenir de la musique populaire américaine : les danseurs forment un cercle. Peut compter jusqu'à une centaine de participants. Selon l'importance de la foule le nombre de cercles varient. Beaucoup se contentent d'être spectateurs.
Ont très vite pris le nom de ring shouts. Tout le monde pense au blues shouters. Congo Square n'est peut-être pas à l'origine du blues – faudra attendre pour cela que l'individu ait pris pleinement conscience de sa volonté de se détacher du groupe social indistinct – mais les origines africaines du blues sont indéniables quand on sait que lui aussi repose sur cette structure d'appel et de réponse que l'on retrouve dans la dramaturgie de ces anneaux de cris.
Les danseuses sont au centre, elles roulent des jambes, des fesses et du sexe, sans jamais lever le pied du sol ni bouger la partie supérieure de leurs corps, les danseurs viennent tour à tour faire leur parade nuptiale, puis rentrent dans le rang une fois leur numéro de séduction terminé. Parfois hommes et femmes placés sur deux cercles concentriques, se rapprochent , les cuisses mâles touchent les cuisses femelles et l'on repart en arrière pour revenir encore et encore.
L'orchestre est constitué en sa grande majorité de percussions rudimentaires, peaux de chèvres jetées sur un baril ou sur le tronc d'un arbre creux. Pas de stradivarius, des mâchoires d'âne – on passe passe un bâton en guise d'archet sur les dents – les remplacent avantageusement.
ROCK'N'ROLL CIRCUS
Dans les années 1810 c'est exactement comme aujourd'hui, les cirques ont besoin de vastes espaces plats pour s'installer. Congo Square sera un endroit de stationnement idéal. Les directeurs et les artistes ont toujours besoin de nouveaux numéros. Ne tarderont pas à s'inspirer des ring shouts. Pour les besoins des spectateurs, ils couperont la poire en deux, se contenteront d'un demi-cercle, une dizaine de garçons de pistes viendront faire les drôles, à celui qui chante le plus faux, à celui qui se trémousse le plus, à celui qui réussit un double-salto arrière, très vite pour faire couleur locale les artistes se noirciront le visage, les Black Faces sont nés.
C'est une tradition qui remonte à loin, sans doute importée d'Europe, mais qui resurgit en quelque sorte à la Nouvelle-Orléans, en 1842 un certain Christy crée une troupe de Minstrels qui remportera un énorme succès à Broadway. Avec l'aide du musiciens J. S. Foster il remet en forme la musique, les pas de danse, la manières de chanter de Congo Square. L'influence des Black Faces et des Minstrels sera déterminante pour la naissance du rock'n'roll. Ce n'est pas un hasard si Parker s'est occupé d'Elvis Presley. Le Colonel venait du cirque, Elvis ne pouvait que bien s'entendre avec lui, tous deux avaient des racines communes.
Sur son avant-dernier trente-trois tours l'on peut entendre Gene Vincent chanter en français ( avec son merveilleux accent étranger ) le refrain du vieux traditionnel Colinda, charmante demoiselle qui doit son nom à la Calinda autre nom, avec la Bamboula, de la Congo Dance dans les années 1840 ! Et puisque l'on est dans les pionniers rappelons que les premiers disques de Fats Domino et de Little Richard furent enregistrés à quelques dizaines de mètres de Congo Square. La flamboyance vestimentaire de Little Richard correspond exactement à ces noirs ( souvent libres ) qui s'en venaient danser à Congo Square dans leur costume de dandy hyper hype...
MUSIC MAESTRO !
Nos sauvages n'étaient pas aussi frustes qu'ils en avaient l'air, surtout ceux qui provenaient d'Haïti. Avaient côtoyé leurs maîtres blancs d'origine européenne. Avaient entendu toutes sortes de musique occidentales, quadrilles, menuets, polkas... bref l'on peut se poser des questions sur l'africaine pureté des rythmiques de Congo Square. Les musicologues ont étudié la question : ils parlent simplement de cellules rythmiques authentiquement venues d'Afrique que les musiciens noirs se sont transmis de génération à génération à un tel point que l'en retrouve la prégnance dans le blues comme dans le jazz, dans le rhythm'n'blues et le rock'n'roll. Sont au nombre de trois : la habanera, le tresillo et le cinquillo. Ne soyez pas étonné par la langue espagnole : au sortir d'Haïti blancs et noirs avaient fait escale à Cuba où ils restèrent jusqu'à ce qu'éclate un conflit entre la France et l'Espagne.
Serais moins affirmatif que nos universitaires. Les influences furent multiples, par exemple le rythme ternaire de la valse a autant marqué son emprise sur le blues que le tresillo congolais.
CONGO SQUARE
Aux alentours de 1880 les tambours ont cessé de battre sur Congo Square, la guerre de Sécession est la véritable ligne de démarcation. Aujourd'hui Congo Square, après bien des vicissitudes déclaré site historique, est une portion du vaste complexe ( parc -auditorium – théâtre ) qui porte le nom de Louis Armstrong. L'a fallu un grand homme pour que l'on daigne se souvenir de milliers d'anonymes...
Le livre de Freddi Williams Evans – par trop universitaire par certains aspects répétitifs – vient fort à propos nous rappeler ces milliers de mains noires qui donnèrent le jour à nos musiques préférées... Freddi Williams Evans est d'origine afro-américaine, l'on est jamais mieux servi que par ses frères.
Damie Chad.
BLACKFACE
AU CONFLUENT DES VOIX MORTES
NICK TOSCHES
Traduction d’HELOÏSE ESQUIE
( Editions ALLIA / 2003 )
Toujours plus haut dans les racines du rock’roll. Véritable quête du graal. Ou plutôt comme la remontée du Nil. Le graal l’on part du principe qu’il n’a jamais existé ce qui rend sa recherche éminemment passionnante. Quand on le trouve l’on est sûr de ne pas se tromper de mensonge. Le rock and roll c’est comme le Nil, personne ne doute de son existence mais quand on amonte le courant l’on se perd dans les marécages. L’on pourrait s’en tirer en exhibant la pancarte origines multiples, mais ce n’est pas si simple. Nick Tosches nous en offre une démonstration éclatante.
Peut-être ne vous êtes-vous jamais couché le soir en vous demandant qui était au juste Emmett Miller, ou alors cette question ne vous a jamais empêché de dormir. Nick Tosches lui le problème l’a tarabusté. Y a consacré des heures et des heures de recherche durant des années. Vingt-trois ans. Et encore il suffit de lire les trois dernières pages de son livre pour comprendre qu’il doit encore s’atteler à la tache, en cachette, sans le dire à personne.
CROSSROAD
C’est qu’Emmett selon Nick Tosches on le retrouve au four et au moulin. Noire suie et blanche farine. Au croisement du country, du blues, du jazz et de la variétoche. Tosches dit pop. L’a déjà barjoté sur sa figure durant deux chapitres entiers dans son premier livre sobrement intitulé Country alors qu’il ne savait pratiquement rien de lui. Et voici qu’avec Blackface il entreprend la chose du côté obscur de la force.
Si vous êtes le genre de gars expéditif, bim-bam-boum, vite fait bien fait, je vous déconseille fortement la lecture du bouquin. Vous ne supporterez pas, au mieux vous tomberez en dépression, au pire vous vous éclaterez la tête sur le coin de votre lavabo pour en finir au plus vite. C’est qu’il ne faut pas confondre la croisée des chemins avec le labyrinthe sans retour. Nick vous nique tout en jouant à la sainte n’y Tosches. Le coup du reporter sérieux qui vous déroule le fil d’Ariane avec lequel il vous ligote. Pour le restant de vos jours. Remarquez il a l’art et la manière, ne recule devant rien, le genre de mec qui a recourt aux présocratiques pour vous expliquer le jeu de piano de Jerry Lou. Difficile de faire plus approfondi. En plus il a l’art d’enfoncer les portes du politiquement correct fermées à double tour, ce qui nous le rend des plus sympathiques.
A TÂTONS DANS LE NOIR
La première fois qu’il a entendu un disque d’Emmett Miller, Nick Tosches n’en a pas cru ses oreilles, était-ce un noir avec la voix d’un blanc ou un blanc qui chantait comme un noir ? Se sont mis à plusieurs pour décoder l’énigme : journalistes rock, professeurs d’université, passionnés de musique populaire, collectionneurs de disques, amateurs de curiosités... Pour la petite histoire je rappelle la déclaration de Sam Phillips qui cherchait désespérément un petit blanc capable des mêmes performances vocales qu’un blackos de derrière les fagots d'ébenne. Comme quoi nous sommes bien au cœur du problème, mais avec quelques longueurs d’avance. Plus d’un quart de siècle car Emmett roucoulait déjà en 1927 alors qu’Elvis poussa la porte des disques Sun en 1954.
C’était un blanc ! Toutefois pas pour autant un visage pâle, non un blackface comme déjà à l’époque on n’en faisait presque plus. Emmett Miller naquit en 1900 en Georgie, à Macon, bénissez cette ville qui fut aussi le lieu natal de Little Richard. L’aurait pu faire comme tous les petits garçons, rêver de devenir pompier ou aviateur. Son père eut le tort de le laisser assister tout petit à un spectacle de minstrels, n’avait pas dix ans qu’il avait décidé de son avenir : serait minstrel ou rien. Aurait dû devenir diseur de bonne aventure car durant la première prtie de son existence il fut minstrel, et plus rien du tout dans la seconde.
MINSTREL
Minstrel, ce n’est pas rien. Un ministère artistique vieux de plusieurs siècles qui provient du Moyen-Âge européen. Et encore sans doute faudrait-il fouiller du côté d’une filiation beaucoup plus antique, celle qui remonte des ménestrels médiévaux jusqu’aux mime romains des célèbres atellanes.
De par chez nous les minstrels ont mauvaise presse. Condamnation de principe : la démarche de ces comédiens blancs qui se noircissaient le visage pour imiter les attitudes des nègres nous paraît pour le moins sujette à caution. Nous les accusons de s’être moqués allègrement des esclaves et des affranchis tout en pillant leur patrimoine musical.
Nick Tosches remet les pendules à l’heure. Cite Shakespeare et Othello pour rappeler que les acteurs n’ont pas attendu la colonisation des Amériques pour se grimer en noir, et inverse la tendance du copier-coller. Les minstrels se sont bien inspirés des chants de rue et de travail des pauvres noirs exploités mais ceux-ci ne se sont guère gênés pour faire main basse sur toute les productions musicales blanches. On ne s’embarrassait guère à l’époque pour les droits et les copyright. L’on pourrait parler d’une création collective, l’on empruntait sans permission, l’on transposait sans respect, l’on réécrivait les rimes et les arrangements sans se poser de problèmes moraux. Ce qui était à toi m’appartient maintenant jusqu’à ce qu’un plus malin se l’approprie sans autre forme de procès. Et ce n’était pas que les blancs contre les noirs. L’on ne se faisait pas plus de cadeaux entre noirs qu’entre blancs.
Paroles et musiques certes mais pas uniquement, les genres et le style aussi. Ainsi les noirs ne tardèrent pas à créer leur propres troupes de minstrels noirs qui n’hésitaient pas à se noircir le visage pour se moquer d’eux-mêmes. Parodie et auto-dérision. Appât du gain ? Succès d’une mode ?
Ce qui est sûr c’est que le blues, le jazz, la comédie musicale, la country et tout le reste ne sont pas nés de ventres différents. La bête qui les a engendrés étaient assez féconde pour mélanger les semences des divers mâles qui l’engrossèrent. La pureté raciale des grands genres musicaux de l’Amérique est un mythe dont vous devez faire votre deuil.
Si le minstrel a duré si longtemps c’est parce qu’il était aussi un mélange de genres : chants, danses, récitations, dialogues comiques, exhibitions musicales, théâtres, acrobaties, projection de films, chacun des artistes d’une troupe avait la possibilité de donner le meilleur de lui-même lorsque arrivait son tour de gloire… Un véritable foutoir hyper-organisé avec ses deux entractes, entre opérette déjantée et cirque ambulant.
MINSTRELS PARTOUT
Vous ne pouvez tomber sur une histoire du blues ou du jazz sans qu’en une quinzaine de lignes l’on ne vous évoque le souvenir des minstrels et des medecine-shows. Ces derniers sont à considérer comme les minstrels du pauvre, quelques gus désargentés qui essaient de jouer dans la rue un spectacle qui n’est qu’une pâle copie de ceux donnés par les grandes troupes iinérantes de minstrels professionnels. L’on évacue très vite la problématique pour descendre dans les chaleurs moites du Delta et des des bouges de la New-Orleans.
Pas d’affolement s’écrie Nick Tosches. Les premières évocations des minstrels remontent à 1832. Dans les décennies qui suivent c’est le genre musical dominant. La ségrégation oblige à des troupes de minstrels noirs pour la population noire et à des compagnies blanches pour les blancs. Mais il serait difficile à un artiste de percer sans être passer par cette école. L’hégémonie des minstrels durera un siècle, grosso-modo de 1830 à 1930. Gardons à l’esprit que Presley est né en 1935 et Emmett Miller en 1900. Pour ne citer que des artistes que nous avons plus ou moins longuement évoqué dans KRTNT, rappelons que W. C Andy le créateur de St Louis Blues, la première partition écrite de blues était un artiste minstrel tout comme Bob Wills et Jimmie Rodgers les fondateurs émérites de la country music qui ont eux aussi débuté en tant que minstrels…
EMMETT MILLER
Et Miller là-dedans ? Toshes s’intéresse à lui car il aurait enregistré une dizaine de faces splendides. Des chef d’œuvres oubliés. Que seuls les spécialistes et de très rares fans portent au pinacle. Et c’est tout. Pour sa carrière, pas de chance. Entre 1927 et 1929 il tutoie la gloire. Les journaux locaux louent sa manière de chanter. Il est le meilleur de la troupe. Il suffit que résonne sa voix pour que les spectateurs manifestent leur satisfaction. Doit bisser toutes ses chansons.
Mais le monde change. L’on commence à se fatiguer des spectacles minstrels, on les trouve d’un autre temps, vieux jeux, l’on s’entiche d’un Bing Crosby, issu du minstrel lui aussi mais qui préfère exorciser l’angoisse du chanteur face à la solitude de son micro que se reposer sur la chaleur sécurisante de toute une troupe professionnelle. Miller a souvent travaillé avec Tommy Dorsey qui donnera bientôt sa chance à un certain Franck Sinatra, à trente-cinq ans Emmett Miller est devenu un has-been. Survit comme il peut, s’épuise en tournées qui ont de moins en moins de succès, s’adonne au whisky, et finit par mourir dans le plus complet aonymat en 1970.
Nick Tosches a beau remonter la piste, plus personne ne se souvient de lui. Ses meilleurs amis comme les musiciens qui l’ont côtoyé au temps de sa maigre splendeur - les disques d’Emmett ne se vendirent jamais - l’ont oublié. N’est plus qu’un nom parmi des centaines d’autres de la musique populaire américaine…
ROCK’N’ROLL
L’on ne voudrait pas avoir le rôle du traître mais Miller lui-même a mal évalué sa propre spécificité. C’était avant tout un chanteur mais tout un pan de sa discographie est consacré à des dialogues minstrels blackface : imitation de noirs stupides à l’humour lourdingue qui ne fait plus rire personne aujourd’hui. Un peu comme quand vous racontez avec l’accent approprié une blague belge vaseuse et graveleuse dont tout le monde connaît la fin ...
Oui mais. Car il y a un gros mais. La rencontre hypothétique d’Emmett Miller avec Jimmie Rodgers. Rien ne l’accrédite, mais ils ont fréquenté les mêmes villes aux mêmes dates… et ce que j’ai tu jusqu’à lors. Miller n’était pas un crooner à la voix grave et onctueuse. Les contemporains comparent son organe à une clarinette, mais il avait une technique bien à lui, une spécialité qui fit sa renommée. Il yodelait à plaisir. Et ce bien avant Jimmie Rodgers. Voyez venir la locomotive, Rodgers aurait emprunté à Miller sa particularité yodelante. L’on retrouve sur leurs enregistrements une technique similaire qui tend à prouver que Rodgers s’est fortement inspiré de Miller. L’a eu raison puisque cela le rendit riche et célèbre.
Mais il y a encore mieux. Emmett Miller créera une version de Lovesick Blues qui influencera Hank Williams à tel point qu’il la reprit en en gardant tous les traits spécifiquement milleriens… Ce fut le premier grand succès du père fondateur de la country music moderne, le précurseur d’un mode de vie typiquement rock and roll… L’on comprend mieux l’acharnement de Nick Tosches à enquêter sur la vie d’Emmett Miller…
UN PEU DE BLUES
C’est la grande loi du rock and roll d’après Nick Tosches. Rien ne se perd. Tout se vole et se transforme. Inutile de crier au scandale. Que ne ferait-on pas pour amasser quelques dollars de plus ! Ne maudissez pas le méchant Jimmie Rodgers. Il y a très peu de chance pour que Miller n’ait pas fauché sa manière de yodeler à un troisième larron qui lui-même… Ne reste plus de traces tangibles, les preuves ont disparu dans le gouffre sans fond du passé, mais ne vous faites pas trop d’illusion.
Prenez le cas de Robert Johnson l’a piqué son jeu de guitare à Lonnie Johnson et les paroles de ses blues les plus authentiquement Robertiens sont pompés pratiquement mot à mot sur de vieux morceaux country… N’allez pas non plus pleurer misère sur les vieux bluesmen à la Son House et à la Charlie Patton. Sont les prototypes des zip coons - tirés à quatre épingles avec costars à rayures et chemises blanches - ces dandies noirs caricaturés par les minstrels newyorkais… N’étaient pas des misérables, seulement des gars un peu plus malins, un peu plus doués que les autres qui avaient compris la combine de la hype et du boulot pas très fatigant. Surtout quand on le compare à une journée dans les champs de coton. Un livre terriblement rock and roll puisque iconoclaste.
VOIX MORTES
Beaucoup d’appelés et peu d’élus. Dans sa traque infinie d’Emmett Miller, Nick Tosches nous révèle des pans entiers de la musique populaire des USA. Des bureaux de Tin Pan Alley au music-hall, de l’éclosion du ragtime au jump and jive, ce sont des centaines de noms, de dates et de lieux qui défilent sous nos yeux hagards et jaloux… Une véritable et indispensable préhistoire du rock and roll.
Damie Chad.
00:52 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.