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03/05/2019

KR'TNT ! 417 : IDLES / SCOTT WALKER / DICK RIVERS / JOHNNY CASH / PETE TOWNSHEND

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 417

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

02 / 05 / 2019

 

KR'TNT ! SINCE 01 / 05 / 2009 !

 

IDLES / SCOTT WALKER 

DICK RIVERS

JOHNNY CASH / PETE TOWNSHEND

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Idles des jeunes

 

Mine de rien, les Idles font l’actu dans la presse anglaise : les voilà en couverture de Vive Le Rock et mieux encore, leur deuxième album Joy As An Act Of Resistance y est classé album de l’année. Les Idles partagent la couve avec Captain Sensible, c’est dire si. On les qualifie d’inspiring and cathartic, infectuous and raw et leur énergie transcende tous les genres, le punk, le rock et tout ce qu’on voudra bien transcender. Paula Frost rappelle que le groupe tourne maintenant dans le monde entier. Ils sont lancés, mais mettent à point d’honneur à soigner leurs shows - The shows are what’s important.

Il suffit de les voir sur scène pour mesurer la portée d’un tel propos. Leur show est en effet un mélange de tout ce qu’on aime dans le rock : un somptueux mélange de bravado, de démesure, de tatouages, de blasting, de hits de hutte et surtout d’un mépris souverain du qu’en-dira-t-on. Joe Talbot et ses amis jouent leur va-tout à chaque instant. On aurait tendance à penser que c’est facile quand on a de bonnes chansons. Non, il faut en plus savoir se jeter dans la bataille, ce que font très bien les deux guitaristes. D’ailleurs, Mark Bowen arrive en short sur scène, comme ça au moins les choses sont claires. Les Idles sonnent la charge dès «Heel/Heal», ils renouent avec cette tradition qu’on croyait en voie d’extinction des grandes fêtes scéniques du rock. Ils sont trois à mener le sabbat en bord de fosse et ils vont rallumer un par un les brasiers entassés sur leurs deux albums. Ils jouent à fond la carte du télescopage, ils storment leur sugarshit, ils enfoncent des clous et pillent les imaginaires comme on pillait autrefois les cités, ils entrent dans les cervelles au galop en poussant de cris de victoire. Il n’existe pas des masses de groupes aussi physiques que les Idles. Les seuls qui s’en rapprochent sont les Oh Sees et les Schizophonics. Après chaque cut, on rallume les lumières et Joe Talbot parle aux gens. Il reprend son souffle. Il adore Louen, il adore les people, il fuck le brexit et il fuck Trump, comme tout le monde aujourd’hui. Et paf, il réarme sa grosse Bertha avec «Never Fight A Man With A Perm», ça va très vite, le deuxième guitariste Lee Kieman se jette dans la mer humaine avec sa guitare et disparaît au loin. Les Idles construisent sur le chaos. Metallic KO ? Follow that ! La pétaudière n’en peut plus. Elle va craquer. «Well Done» tombe comme un sort sur la salle. Cette nouvelle rasade d’apocalypse pourrait faire baver d’envie les quatre Cavaliers. On croirait même entendre les Pistols à un moment, tellement le raunch de «Faith In The City» laboure les consciences. Les Idles cumulent tous les charmes, les charmes velus de la bourre-moi-s-y, les charmes décrets du bourre en joie, les charmes gratinés du bourg crazy, les charmes de charcle du bout de la nuit, mais pas n’importe laquelle, la nuit célinienne, oui, car l’héroïsme athlétique de Joe Talbot génère des touches du fort en gueule Destouches, des éclats dégingandés de damné des tranchées, mais attention, cette brute ruisselle aussi d’atours buñuelliens de démesure andalouse et même d’ange exterminateur, et si on voulait encore pousser le bouchon, son profil de boxeur du XIXe ne vous rappelle personne ? Oui, Cravan, l’autre fort en gueule, ‘regardez-moi les gars, je vais le dégommer’, un Cravan-Talbot Lago assez anglais par le port de moustache pour rappeler qu’il pourrait être le neveu d’Oscar, mais pas le Wilde, l’autre, le wild, car il court sur place comme le sportif de Marey, il boxe le rock et gueule sa rage avec cette niaque de nique typique des Britanniques en pic d’heroic coleric. «Colossus» ratiboise les collines et ils enchaînent avec «Mother» histoire de raser ce qui reste du ghetto, tel que nous le montrait Polanski dans Le Pianiste. La seule métaphore possible pour illustrer le génie sonique des Idles est malheureusement celui de la destruction massive. Et pourtant, ils construisent de la légende. Combien de temps tiendront-ils à ce rythme ? On s’inquiéterait presque pour eux. Ils terminent leur set avec «Rottweller». Pas de rappel. À quoi bon ? Ils ont aplati la messe comme une crêpe.

Brutalism est paru en 2017. Appelons ça un énorme album, si vous voulez bien. Dès «Heel Heal», ils ne décrochent pas la timbale, ils la dégomment. Insanité totale. On n’avait plus entendu un tel rumble depuis des lustres. Tout est pulsé au tatapouf maximalistic, ils sonnent comme l’invasion des Huns - I’m done/ What fun - Joe Talbot répète son couplet d’I want to move into a Bovis home, c’est d’une puissance inégalable. Cette façon de monter en puissance est inédite. Leur sens du power blast n’a strictement rien à voir avec le punk. Musicalement, on ne pourrait même pas les comparer à un autre groupe. Too much power business. Ce mec s’adresse à nous directement, mais avec une hargne épouvantable. Dans «Well Done», il raconte qu’il ferait mieux de se couper le nez - I’d rather cut my nose off to spite my face - Ce Well Done sonnerait presque comme le «Boredom» des Buzzcocks. C’est admirablement dévoyé et battu comme plâtre. Alors on entre dans cet album comme dans une ville conquise, l’âme au pillage. Il faut les voir démolir «Mother» au metallic bassmatic des forgerons d’Angleterre. Et cette façon de screamer son mother fucker ! C’est une chanson politique anti-tories (conservateurs) - The best way to scare a torie/ Is to read and get rich - éminemment inflammatoire, policard en diable, mother fucker ! Ces mecs sont dessus, ils sont dedans, ils sont partout. Follow that ! Nouveau coup de génie avec «Date Night». C’est tout simplement la charge de la brigade légère. Personne ne peut échapper à ça. Ces mecs développent des dynamiques stupéfiées d’avance et Joe Talbot s’en vient faire son Johnny Rotten avec encore plus de niaque dévertébrée, son ai ai ai est une horreur ambulatoire. On croit qu’ils vont se calmer. Ah mais non ! Avec «Faith In The City» on se croirait encore chez les Pistols, ils font planer la menace à coups de one two three four - Praise the Lord - Et paf, ça repart en mode policard, there’s no jobs in the city, Joe Talbot fait l’apologie de l’horreur sociale, ça charge à coups de Benedictine monks et de peace with God, eh oui tu peux prier Dieu, ça ne sert à rien car t’es marron. Plus loin, ils nous pilonnent «Stendhal Syndrome» comme si c’était le ghetto de Varsovie. Jamais vu ça. Ils compressent leur drumbeat dans le croupion de la dinde qui du coup se met à tousser. Joe Talbot fait des évocations stupéfiantes de Bacon, de Basquiat et de Rothko. Il fait son Johnny Rotten. Ça pourrait être un hit des Pistols , mais les Idles sont dix mille fois plus puissants que les Pistols. C’est un autre monde. On voit aussi qu’il savent tarpouiller un cut avec rien : la preuve se trouve dans «Divide & Conquer». Ces mecs disposent d’une forme de génie sonique devenu rare. Ils bâtissent leur fascinant empire à la force de leurs petits bras, et c’est extrêmement édifiant. Et puis à un moment, le cut explose et ça gicle dans tous les coins. On voit aussi avec «Rachel Khoo» que tout est calibré pour fendre la vulve de Shiva. Ils explosent même l’alignement des planètes cher aux Aztèques. Appelons ça un avantage culturel. En écoutant cet album, on a vraiment l’impression d’évoluer spirituellement.

Sur la pochette de leur deuxième album Joy As An Act Of Resistance, on voit une bagarre. Joe Talbot explique ce choix d’image : «White old men ruining it for the rest of us.» Pour lui, c’est du langage artistique. Ils reprennent le vieux hit de Solomon Burke, «Cry To Me», mais pour créer les conditions du chaos tout puissant. Ils le bombardent de son et Joe Talbot hurle par dessus les toits. Quel festin de son ! On va encore une fois d’énormité en énormité sur ce deuxième album, à commencer par «Colossus». On sent le souffle du power dès le tac tac et le doom de basse. Ils démolissent immédiatement les colonnes du temple. Here go the Idles ! Ces mecs tiennent le futur du rock dans leur paume. Ils savent embarquer leur monde. Real power ! Ils font une sorte de prog explosif et Joe Talbot sings is mind out, de toute évidence. Voilà un doom qui tombe du ciel. Le seul groupe auquel on pourrait les comparer, ce serait le Killing Joke de Hosannas From The Basement Of Hell. S’il fallait qualifier «NFAMWAP», il faudrait parler de fureur apocalyptique. Ces mecs tapent si haut qu’on chope le torticolis. Ils démultiplient à l’infini les exceptionnelles exceptions d’excerpts de soundalikes. Ça n’en finit plus d’exploser sous les pas, on irait même jusqu’à se prosterner devant d’aussi fabuleux soudards. On comprend qu’un canard comme Vive Le Rock les vénère. Encore une merveille avec «I’m Scream» monté sur un violent drumbeat. Oui, ils semblent réactualiser l’ancien power de Killing Joke. Les Idles réinventent le heavy punk-rock britannique. S’ensuit un «Danny Nedelko» battu si sec et chanté à si pleine gueule qu’on s’en étonne, comme si le rock anglais redevenait abrasif. Ils embarquent «Samaritans» au pire beat de l’univers. Le barrage de son est si brutal qu’il assomme, surtout à l’heure où la lune devient rouge. Ils font du Killing Joke, mais avec quelque chose d’encore plus spectaculaire dans la démesure. On sent chez eux une disposition à défoncer les annales du rock anglais, une unbelievable puissance de l’être son. On les voit encore déployer des trésors de power dans «Great». Ça double à la batterie, tout est joué dans l’absolu gras double du pandemonium. Joe Talbot revient faire son Johnny Rotten dans «Gram Rock». On a là une sorte de gros beat turgescent joué sous un boisseau tout de même secoué d’atroces violences intrinsèques.

Signé : Cazengler, l’idlot du village

Idles. Le 106. Rouen (76). 20 avril 2019

Idles. Brutalism. Balley Records 2017

Idles. Joy As An Act Of Resistance. Partisan Records 2018

Paula Frost : Love what you love and don’t apologize. Vive Le Rock #59 – 2018

 

Scott land

 

Scott Walker et les Walker Brothers occupaient dans la pop anglaise une place à part. Ces trois Californiens venus faire carrière en Angleterre mirent comme PJ Proby un point d’honneur à se détacher du lot. Ils surent rester profondément américains dans un swinging London phagocyté par les Beatles et le British Beat.

Gary Leeds fut le premier batteur des Standells. Quand PJ Proby lui proposa de l’accompagner à Londres en 1964, Gary accepta. Il allait perdre sa place dans les Standells, remplacé par Dick Dodds, mais à son retour en Californie il se mit à jouer avec Scott Engel et John Maus. Ils allaient former tous les trois les Walker Brothers. C’est à Gary Leeds que revint l’initiative de lancer les Walker Brothers à Londres. Il pensait qu’il serait plus facile de percer à Londres qu’aux États-Unis. John Maus : «He said that London was really hip and that there was a great music scene here.» Bien vu Gary ! Ils débarquèrent à Londres le 17 février 1965. Leur première grande surprise fut de découvrir la neige qu’ils ne connaissaient pas.

Gary Leeds et John Maus relatent leurs souvenirs dans un très beau livre, The Walker Brother - No Regrets. C’est certainement l’ouvrage de référence en la matière. Ils passent d’ailleurs leur temps à corriger les erreurs qui fourmillent dans A Deeper Shade Of Blue qu’on tenait auparavant pour ouvrage de référence. Gary et John éliminent une à une toutes les rumeurs qui ont couru et dont sont friands les amateurs d’anecdotes, des choses relatives à l’homosexualité ou aux drogues dont on se fout éperdument. On décrivait les trois Californiens comme the new lords of London pop’s aristocracy, roulant en Lamborghini. John Maus affirme qu’il n’a jamais possédé de Lamborghini. Juste une Marcos.

Comme au début le trio n’avait pas de nom, John Maus proposa de le baptiser The Walker Brothers Trio. Ils se produisaient au Gazzari’s et c’est Nick Venet, l’A&R de Mercury qui fut le premier à flasher sur eux. Il commença par simplifier le nom du trio pour en faire les Walker Brothers, en écho à Warner Brothers, l’emblème de l’industrie hollywoodienne. Puis tout le gratin dauphinois débarqua chez Gazzari’s pour voir jouer le trio, y compris les movie stars d’Hollywood, sans oublier les Stones et les Byrds.

Pour l’anecdote : la veille de leur départ à Londres, les Walker Brothers enregistrèrent au studio RCA de Los Angeles un premier single, «Love Her», avec Nick Venet et Jack Nitzsche comme producteurs. Au moment où ils entraient dans le studio, les Stones en sortaient. Ils venaient d’enregistrer «The Last Time». John Maus raconte que quelques mois plus tard, invité à Ready Steady Go, Cathy McGowan lui demanda de présenter le nouveau single des Stones, «The Last Time».

Gary rappelle que John Maus est un excellent guitariste et qu’ado il fréquentait Dave Marks et Carl Wilson qui allaient former les Beach Boys. Non seulement il les fréquentait, mais il les aidait à progresser. D’un côté les Beach Boys, de l’autre les Standells, nous voilà à l’aube du California Beat.

Gary revient aussi longuement sur l’homme qui sans même le savoir fit basculer le destin des Walker Brothers : PJ Proby. Il avait été invité en 1964 par les Beatles à participer à un show télévisé, Around The Beatles et fut tellement impressionné par Londres qu’il décida de s’y installer pour faire carrière. C’est à son retour en Californie qu’il proposa le job de batteur à Gary Leeds qui découvrit Londres à l’été 64 : «Nous rencontrâmes les Pretty Things et PJ devint le pote du chanteur, Phil May qui nous invita chez lui à Chelsea le jour suivant. Là, on se retrouva assis autour d’une table immense avec Brian Jones qui était aussi un ami de Phil. Brian ne se souvenait pas de moi, mais on s’était rencontrés chez Gazzari l’année précédente. On était assis à la même table et il m’avait demandé un fag, ce qui m’avait choqué car à Hollywood, un fag veut dire pédé. Quel ne fut pas mon soulagement quand je compris qu’il demandait une cigarette.» Il revient aussi sur la fameuse mews house de Shirley Bassey à deux pas du Royal Albert Hall : c’est le lieu de débauche qu’évoque Kim Fowley dans ses souvenirs. Gary ne cite ni Kim Fowley, ni Viv Prince, par contre il cite Diana Dors, une movie star qui appréciait beaucoup PJ. Elle s’appelait en réalité Diana Fluck et après quelques verres, PJ et Gary ne pouvaient s’empêcher de l’appeler par son vrai nom et ça devenait vite tendancieux.

Les Walker Brothers furent rapidement confrontés à la walkermania, l’hystérie collective. Comme ils étaient grands et beaux, les filles étaient folles d’eux. Walkermania et Beatlemania même combat. Scott qualifiait le style des Walker Brothers de ‘neurotic romanticism’. Imparable. Les filles tombaient comme des mouches - Our songs were loaded with drama - Gary, Scott et John n’avaient encore jamais vu un tel degré d’hystérie, même à Hollywood. La sécurité était dépassée. Dans leur livre, Gary et John n’en finissent plus de rappeler à quel point c’était dangereux, car les filles arrachaient tout, les fringues, les cheveux, tout ce qui pouvait être arraché. Le problème était de savoir comment entrer puis sortir d’une salle de concert sans se faire alpaguer par les hordes de fans - It became an increasingly frightening situation - Les trois Californiens crevaient de trouille.

Leur premier album Take It Easy With The Walker Brothers paraît en 1965. C’est le début d’une fructueuse collaboration avec le producteur John Franz. Scott impose déjà sa pop hollywoodienne avec «Make It Easy On Yourself», une compo de Burt. On reste dans l’ambiance de «The Sun Ain’t Gonna Shine Anymore» (qui ne figure pas sur l’album) : mélodie imparable et orchestration grandiloquente. Ils font quelques reprises, comme «Dancing In The Streets», «Land Of Thousand Dances» et «Love Minus Zero». Ils tapent dans le mur du son pour Dancing et proposent un fabuleux take down in New Orleans, mais ce n’est pas Scott qui chante. Leur clin d’œil dylanesque est absolument parfait. Comme tous les autres groupes phares de l’époque, ils payent leur tribut au grand Bob. Et c’est avec «I Don’t Want To Hear It Anymore» que Scott emporte la partie. Il chante cette merveille signée Randy Newman de main de maître. Scott voulait aussi enregistrer le «Don’t Make It Over» de Burt, mais Dionne la lionne était déjà passée avant.

Le deuxième album Portrait paraît l’année suivante. Comme le rappelle John Maus, Curtis Mayfield ne voulait pas que des blancs reprennent son «People Get Ready», mais il fit une exception pour les Walker Brothers. L’autre grosse reprise de l’album est le «Summertime» de Gershwin qu’ils tapent à deux voix sur un tempo très ralenti. On voit Scott prendre son envol et déployer lentement ses ailes. Ça vire groove de jazz. Ils en ont les moyens. Le vrai hit de l’album s’appelle «Saturday’s Child», monté sur un big bassmatic sur fond de wall of sound. Avec la voix de Scott, nous voilà dans ce qui rend le rock des Sixties irremplaçable. C’est l’épitome de chèvre du Sixtes Sound System. Même puissance que «River Deep Mountain High». «Hurting Each Other» sonne comme «The Sun Ain’t Gonna Shine Anymore». On a là toute la magie des Walker Brothers - A sound so palpable you can almost touch the reverberating cymbals, nous dit Keith Altham au dos de la pochette. En B, ils reprennent aussi le «Living Above Our Head» de Jay & the Americans, une pop bien fuselée adossée elle aussi au wall of sound. Pure merveille que ce beat puissant.

Avec Images, Scott commence à jouer avec le feu. Il n’ose pas encore taper dans Brel, il se contente pour l’instant de Michel Legrand, avec deux titres, «Once Upon A Summertime» et plus loin en B, «I Will Wait For You» tiré des Parapluies de Cherbourg. Fabuleux choix, c’est d’une perfection mélodique à toute épreuve. Scott Walker chante Michel Legrand au suspendu. Ça jazze dans le magnifique. Toute la magie de Paris est là dans le Summertime, bercée par des vagues de violons. Dès l’«Everything Under The Sun» d’ouverture de bal d’A, on reconnaît la griffe des Walker Brothers : voix de Scott et orchestration. C’est très spécial, très collet monté, au sens hollywoodien de la chose. Sous un casque, les Walker Brothers prennent du volume. Par contre, les compos de Scott refusent obstinément de fonctionner. Rien à faire. Manque d’éclat. John Maus se fend lui aussi de deux compos, dont un petit jerk nommé «I Wanna Know». Le pauvre John Maus essaye de créer la sensation à l’ombre des jeunes filles en fleurs. Ils font une version extrêmement groovy de «Blueberry Hill» et le hit du disque pourrait bien être la reprise de «Stand By Me» qu’ils tapent à la hollywoodienne, c’est bardé de son et noyé dans l’écho du temps. Gary précise qu’ils détestaient tous les trois la pochette de l’album qui était du simili-Warhol. Il ajoute que John Franz s’intéressait uniquement à Scott et qu’il voulait le lancer comme il avait lancé Dusty Springfield en la sortant des Springfields. En 2008, RPM réédite l’album et ajoute quatre bonus qui en disent long sur le pouvoir séculaire des bonus. On tombe sur une hallucinante version du «Stay With Me Baby» rendu célèbre par Sharon Tandy. Scott does it right. Il peut monter chez Sharon et exploser l’eau et le gaz à tous les étages, oh yeah, he can. Il faut le voir grimper lentement sur son Stay, et ça explose dans une sorte d’apothéose qui nous réconcilie avec la vie. Remember ! C’est orgasmique. Merci RPM. Et ça continue avec «Turn Out The Moon», and the stars in the sky, pur jus de Walker Brothers. On est dans l’orchestration d’overdose avec un Scott indomptable. Nouvelle secousse sismique avec «Walking In The Rain». Menés par un leader comme Scott, les Walker Brothers étaient tout simplement invincibles. Du coup leur pop devient sculpturale. C’est littéralement bardé de son et de Scott. Tu connais le «Walking In The Rain» des Walker Brothers ? Non ? Il est là. Ils terminent ce carré d’as avec «Baby Make It The Last Time», un vieux mambo dément des Walker Brothers. Scott l’éclate à la pointe du menton. Tous les superlatifs quittent le navire. Il est temps de couler, les amis.

Et comme toutes les bonnes choses, l’histoire des Walker Brothers se termine. Malgré les millions de disques vendus, Gary dit qu’il se retrouve sans un rond et qu’il doit tellement de blé aux impôts qu’il va mettre cinq ans à rembourser. John Franz voulait transformer Scott en Sinatra et continuer à enregistrer avec le même son. Pire encore, il faisait bien comprendre aux deux autres qu’ils n’étaient pas vraiment indispensables. Il régnait une telle tension dans le groupe qu’à la fin Scott, John et Gary ne se parlaient plus. Scott faisait une consommation abusive de valium et John buvait comme un trou. Le pauvre Gary qui était à l’origine du projet souffrait de le voir tourner en eau de boudin. John fut le premier à quitter le groupe - We each simply went our own ways - there were no goodbyes - Ils décident tout simplement d’arrêter. Terminé, tout le monde descend. Évidemment, ils n’ont aucune idée de la façon dont est géré leur blé chez Capable Management, l’agence de Maurice King qui s’occupe d’eux. Comme par hasard, la caisse et vide. Vide ? Oui, vide. Nos trois bellâtres sont consternés. Pire encore, ils découvrent un peu plus tard qu’on imitait leurs signatures pour détourner des chèques de royalties. Eh oui, les pop stars anglaises, ça rapportait gros et les corbeaux a-do-raient le fromage.

Comme on le sait, Scott va embrayer avec sa carrière solo. De son côté, Gary Leeds va monter Gary Walker & the Rain et embaucher Joey Molland, l’une des futures âmes de Badfinger. Gary sait qu’ils vont faire un carton au Japon, et Brian Epstein accepte de les manager. Gary sait qu’il va repartir à la conquête du monde et puis un jour il reçoit un coup de fil d’Allan McDougall : «Brian Epstein is dead !» Patatrac ! Tout s’écroule. Mais Gary décide de continuer et décroche un deal chez Polydor. Il embauche Charlie Crane des Cryin’ Shames comme chanteur et ils tournent trois semaines au Japon où on les accueille comme des stars, avec des banderoles «Welcome to the Rain». Mais bizarrement, ça ne prend pas en Europe et the Rain arrête les frais.

Gary, John et Scott ont une relation tellement saine qu’ils parviendront à surmonter toutes les manigances du business. Il finiront par échapper à John Franz pour se reformer un peu plus tard et signer avec un nouveau label, GTO - Basically, as long as John Franz and Maurice King weren’t around, the three of us were fine - Ils vont enregistrer une petite série d’albums qui hélas n’iront pas marquer les mémoires au fer rouge.

Malgré tout le plaisir qu’ils éprouvent à se retrouver tous les trois, ils ne parviennent pas à retrouver le filon des années de braise. Paru en 1975, No Regrets déçut énormément. Scott a beau faire des numéros de cirque avec sa voix, l’émotion brille par son absence. Et si John Maus se met à chanter, ça retombe aussitôt comme un soufflé. Un léger sentiment d’ennui s’élève de «Boulder To Birmingham», même si Scott chante. On le voit en B faire du gringue à Kris Kristofferson à travers «Got To Have You», mais on comprend un peu mieux pourquoi cet album ne pouvait pas marcher. Ça manque tragiquement de grosses compos. Même le «Burn Our Bridges» pourtant signé Jerry Ragovoy ne marche pas. C’est de la Soul destinée aux blackos, pas de la pop.

Lines paraît en 1976. Gary dit que «Lines» était la chanson préférée de Scott. Il y fait un joli numéro de cirque. Mais c’est avec le «We’re All Alone» de Boz Scaggs qu’il va sauver l’album. Voilà en effet un cut assez pur au melodic et presque joyeux au mimetic. On savait Boz Scaggs grand auteur, mais Scott apporte encore autre chose, le vernis d’un interprète hors normes. Très haut niveau, très orchestré. Enfin un bon choix. Ouf ! Ils terminent avec un «Dreaming As One» beaucoup trop délicat. Scott y atteint les limites du genre. C’est quasiment un cut préraphaélite.

Gary Leeds dit que Nite Flights paru deux ans plus tard est son album préféré des Walker Brothers. Ils proposent en effet avec cet album un son nouveau qu’il est impossible de catégoriser. Mais c’est l’album des Walker Brothers qui se vend le moins. C’est aussi l’époque où Scott développe une phobie de la scène. C’est avec cet album que Scott révèle un goût pour une musique plus expérimentale. Eh oui d’ailleurs l’album est comme coupé en deux : une première partie avec les cuts de Scott domine largement la deuxième partie qui propose les cuts de Gary Leeds et de John Maus. Dès «Shutout», on sent Scott motivé. Peut être même un peu trop. Le bassmatic flirte dangereusement avec la diskö. Et un guitariste nommé Les Davidson passe un gros solo diabolo. Et bien sûr, avec «Fat Mama Kick», Scott prépare le terrain pour la suite. Il s’appuie sur une débauche de beat et un salmigondis de sax free, ça tourne alors à l’éberluante modernité. Plus rien à voir avec la mollesse des deux albums précédents. La tendance se confirme avec le morceau titre, laminé par deux basses et visité par des vents mauvais. La voix de Scott Walker domine la pop, il chante comme une espèce de dieu volant. Dernier coup de Jarnac avec «The Electrician» et son texte préfigurateur des disk-books à venir - He’s drinking through the Spiritus Sanctus/ Tonight thru the dark hip falls/ Screaming Oh you Mambos/ kill me - C’est fascinant d’inventivité, comme si Hollywood basculait dans le monde de Scott. Il est capable de prodiges dévertébrés et on entend Big Jim Sullivan jouer des notes sculpturales dans l’écho du temps. Puis l’album part à vau-l’eau avec des choses privées d’intérêt.

Alors bien sûr, Gary Leeds et John Maus apportent des éclairages intéressants sur le pauvre Scott qui vient tout juste de casser sa pipe en bois. Il faut savoir qu’au départ, Scott jouait de la basse dans un surf band californien. Il vivait avec sa mère que tout le monde appelait Mimi dans un immense château à tourelles sur Scenic Drive, à Hollywood. Scott est toujours resté très discret sur sa vie privée. Il avait des copines, mais il n’en parlait jamais. Il voulait être peintre et prenait des cours à l’Académie Juilliard. Scott était un mec très distant qui ne sympathisait pas facilement. Gary dit que la seule fois où il l’a vu copiner en public, ce fut avec Marc Bolan qui le faisait beaucoup rire. Gary ajoute que Scott était l’intello du groupe et qu’il s’intéressait de près à l’existentialisme de Sartre, à Camus, Ingmar Bergman et au jazz. John et Gary trouvaient d’ailleurs tout cela ennuyeux - Boring ! - Scott préférait le noir et blanc à la couleur et détestait la fumée de cigarette. Il s’en plaignait constamment car évidemment, les deux autres fumaient comme des pompiers.

On considère encore aujourd’hui ses quatre premiers albums solo comme de grands albums classiques. Il démarre en trombe avec Scott. D’autant plus en trombe qu’il attaque avec le «Mathilde» de Jacques Brel. Il faut se souvenir qu’en 1967, Brel est encore extrêmement populaire, et rares sont les chanteurs qui osent toucher à son répertoire. Scott Walker chante son Brel à pleins poumons - Mathilde’s coming back to me ! - C’est extraordinairement orchestré, secoué par une fantastique dynamique philharmonique, mais bien sûr, il faut aimer ce mélange détonnant de puissance vocale et d’arrangements babyloniens. Les trompettes se battent avec les violons, et ça donne un son d’essaims furibards. Scott tape aussi dans «Amsterdam». C’est amené au bandonéon et soudain, il l’embarque sur cet air d’accordéon qu’aimait tant Brel, chauffe Marcel ! Allez vas-y mon gars, Scott Walker a compris toute l’urgence du génie de Brel et là ça décolle au delà du cap de Bonne Espérance, in the porrrt of Amsterdam qu’il explose. Le reste de l’album est moins dense, mais très captivant. Tout est over-blasté d’orchestration. Il tape dans l’«Angelica» de Barry Mann & Cynthia Weil, cut parfait et comme étalé à la surface des choses. Scott lui donne des ailes. Il tape à la suite dans «The Lady From Baltimore» de Tim Hardin, classique pop-rock soutenu à la flûte et aux accords psyché. Tout est chanté au maximum de possibilités. «When Johanna Loved Me» reste stupéfiant de tenue, l’orchestration est tout simplement criante de vérité. Il revient à Brel avec «My Death» et nous replonge dans une fantastique ambiance hollywoodienne avec «The Big Hurt». Tiens, encore de la prod over-blasted avec «Such A Small Love» et son orchestration démentielle. Scott Walker chante dans les éclairs de dithyrambe biblique, il provoque des fracassements d’éléments philharmonques comme s’il frappait le sol d’un coup de bâton magique - Such a small love ! - Stupéfiant ! «You’re Gonna Hear From Me» est violonné d’avance, il fait du pur Judy Garland, c’est hollywoodien jusqu’à l’os de la mortadelle. Il va chercher l’essence du kitsch, mais avec une tenue aristocratique. Il sonne comme une star hollywoodienne montée en neige du Kilimandjaro.

On retrouve des chansons de Brel sur Scott 2 paru l’année suivante. Cette fois il démarre avec «Jackie» - If I could be for only one hour/ Cute cute and stupid as well ! - Ça prend autant d’éclat qu’avec Brel. Il grimpe sur ses grands chevaux pur gueuler cute ! cute ! C’est très spectaculaire. Pas pop, c’est sûr, mais quel interprète ! En B, il tape dans «Wait Until Dark» d’Henri Mancini. Nous voilà dans l’ultra kitsch de dégoulinade et les nappes de violons coulent comme des rivières de miel. Effarant ! Il retape dans Brel avec «The Girls And The Dogs». On peut dire que les Anglo-Saxons ont compris deux choses de la France : Brel et Gainsbarre. Dans le cas de Scott Walker, il faudrait ajouter Michel Legrand. Cet album développe la même ampleur catégorielle que le précédent. Scott prend «Black Sheep Boy» de Tim Hardin à l’acou et ce côté folky transbahute le classical énergétique. Affolant ! Avec un artiste comme Scott Walker, on est obligé de parler en termes de souffle, comme s’il s’agissait de littérature. Il tape dans l’une des plus difficiles chansons de Brel : «Next», l’histoire du fameux conseil de révision. Mais c’est trop Kurt Weillien, c’est presque un hommage à l’Opéra de Quat’ Sous. Scott Walker est gonflé de proposer ce genre de cut à un public anglais plus friand de pop que de chanson française. «The Girls From The Streets» s’étend à l’infini, sombre et toxique. C’est joué à l’accordéon - Tonite we’ll sleep with a girl from the street - Fantastique tourbillon, il reste dans l’énergie de Brel. Il revient à Burt avec «Window Of The World». Il chante Burt avec beaucoup moins d’agressivité que Brel. Par contre, ses propres compos peinent à plaire. Il cherche à faire décoller «The Bridge», mais c’est beaucoup trop hollywoodien, au sens glamourous du terme, trop hors de portée des Droogs et du public working-class. Scott Walker et la CGT ne font pas bon ménage.

Il est important de préciser que Scott Walker renouait avec une tradition britannique qui est celle du dandysme, telle que définie par George Brummell au XIXe siècle. Une tradition relayée ensuite par des sommités comme Barbey d’Aurevilly, le connétable des lettres, Robert de Monstesquiou, Oscar Wilde et plus tard, par les figures de proue de l’aristocratie rock, Brian Jones, Syd Barrett et les frères Davies. Cette lignée s’éteint doucement avec les ultimes dandys du rock que sont Peter Perrett et Tav Falco. Scott Walker appartenait à cette caste.

Paru un an plus tard, Scott 3 semble s’essouffler. Scott Walker compose quasiment tous les cuts de l’album, toute l’A et les trois premiers de la B. Et il termine avec trois reprises de Brel. Difficile d’évoquer cet album difficile. Il semble que Scott Walker reprenne vie avec Brel. «Sons Of» est la version anglaise de l’excellent «Fils De». En passant au tango avec «Funeral Tango», il renoue avec le big business. Scott ne fait pas de cadeaux - Oh I see all of you - Tav Falco doit adorer ce remake. Et puis on atteint des sommets avec la version anglaise de «Ne Me Quitte Pas» qui devient «If You Go Away» - If you go away on this summer day - Scott s’enfonce dans le désespoir de Brel. Il recrée l’espérance perlée de sueur du grand Jacques, but if you stay, mais cette salope va se barrer, il demande juste un peu d’amour to fill up my hand et il s’élance, le cœur battant - But if you stay/ I’ll make you a night - C’est là où Scott Walker prend tout son sens - For the good’s gone from the world goodbye - Inutile de supplier, ça ne sert à rien. Bien sûr, des choses comme «Rosemary» valent aussi le détour. Comme Brel, Scott Walker façonne son son comme une supplique monumentale qu’il exploite à tire-larigot - Watching trains go by/ From platforms in the rain - C’est très imagé, mais un peu trop grandiloquent. Scott Walker avoine ses cuts pour avoir du son. On voit aussi avec «We Came Through» qu’il se dégage de ses obligations envers la pop anglaise. Il est hors compétition. Il fait du Brel hollywoodien avec des clairons et un tambour battant. Il n’en finit plus de monter son brouet en épingle. Mais on sent qu’il s’épuise, il ahane comme un saumon pelé. Il grandiloque de plus en plus. On s’étonne même parfois qu’il ait pu atteindre un tel degré de popularité avec des chansons aussi hermétiques que «Winter Night».

Scott 4 paraît la même année. Le coup de génie de l’album s’appelle «The Old Man’s Back Again», chanson éminemment politique puisqu’il s’en prend à Staline. Mais quelle tempête mélodique ! C’est joué au drive de basse, c’est du Dr Jivago rock’n’roll, fantastique éclat - His mother called him Ivan/ Then she died - Il est important de préciser que Scott Walker signe toutes les compos de l’album. «The Seventh Seal» d’ouverture de bal d’A sonne donc comme un film hollywoodien. Scott Walker voit toujours les choses en grand. Tout est sculpté dans la matière du son, on a même une cavalcade, des rebondissements, des trompettes et des clameurs de chœurs. «The World’s Strongest Man» est certainement sa chanson la plus pop - And didn’t you know I’m not the world’s strongest man - Fantastique pop d’entraînement, c’est un hit pour le moins extraordinaire. On voit bien avec «Angels Of Ashes» qu’il vise systématiquement la beauté extravertie. Scott Walker est un explorateur d’étendues sauvages, une luciole qui s’en va se cogner aux luminaires, il a une façon unique de dorloter la mélodie - And he walked like St Francis/ With love - «Boy Child» semble joué par vagues. Scott Walker adore les vagues, il se prélasse dans un univers de ressac - Cause he came without a name - C’est excellent. Voilà le genre de disque qu’on réécoute de loin en loin. On le voit venir avec «Hero Of The War» : il n’aime pas la guerre, alors il joue ça à gros coups d’acou.

Malgré sa très belle pochette (un portrait en gros plan de Scott), Til The Band Comes In n’est pas l’album du siècle, loin de là. Il faut attendre «Joe» pour voir les choses bouger, car c’est un groove de jazz que Scott chante à la revoyure de la belle allure, c’est un enchanteur florissant, comme dirait un Apollinaire gascon. Ça pianote jazz derrière et Scott swingue son chant cachalot blanc. On va retrouver ce même groove de jazz dans «Time Operator» - Take the time to take the time/ Caus’ we got so much in common - On note la fantastique pureté intentionnelle de «Thanks For Chicago Mr James». Même s’il ne choisit pas les bonnes chansons, Scott se débrouille toujours pour forcer l’admiration. Il laisse la place à Esther Ofarim pour «Long About Now» qu’elle chante par dessus les toits. En B, «Stormy» plaira pour son côté Brel des relations orageuses - Hey my storm bring back the sunny days - Admirable - I need you Stormy ! - Il fait encore un peu de country et ça se termine comme d’habitude, par la fin.

Avec The Moviegoer, Scott Walker se livre à un petit exercice de style. Il reprend les chansons tirées de BO connues, comme par exemple The Godfather, ou «Summer Knows» que Michel Legrand avait composé pour Un Été 42, et bien sûr, ce n’est pas la meilleure compo de Michel Legrand. Le seul cut qui force l’admiration se trouve en B : Scott tape dans le «Joe Hill» que Joan Baez chantait a capella à Woodstock - Says Joe you’re ten years dead/ I never died said he - Fantastique chanson d’espoir en hommage à un vieux héros des syndicats américains, au temps où ces mecs risquaient leur peau pour défendre l’intérêt collectif des ouvriers. Ça a l’air con écrit comme ça, mais cette culture fait partie des fondations du monde moderne, au même titre que le rock et les grands auteurs littéraires. Scott groove Joe Hill différemment, mais il nous sert le couplet magique que tout le monde connaît par cœur sur un plateau d’argent : «From San Die/ Go /Up to Maine/ In every mine and mill/ Where every man defends their rights/ It’s there you’ll find Joe Hill/ Its’ there you’ll find Joe Hill.» Peu de chansons ont su traduire ce sentiment si particulier qu’est l’espoir d’une justice humaine. Joe Hill rivalise de puissance universaliste avec L’Internationale.

Sur Stretch paru en 1973 se niche l’une des huitièmes merveilles du monde : une reprise d’«A Woman Left Lonely», l’un des hits de Dan Penn. Scott entre dans cette chanson comme s’il entrait dans un jardin magique. S’ensuit un «No Easy Way Down» extrêmement chanté. Scott plie la chanson à sa volonté. C’est signé Goffin & King et donc imparable. On ne peut se lasser d’un chanteur comme Scott Walker. Il tape aussi dans le fameux «That’s How I Got To Memphis» dans lequel tout le monde a tapé, Lee Hazlewood, Schmoll, Solomon Burke et les autres. Même Sid Selvidge sur I Should Be Blue. Par contre ses hommages à Mickey Newbury («Sunshine» et «Frisco Depot») ou Randy Newman («Just One Smile») retombent une fois de plus comme des soufflés. Mauvaises pioches. Par contre, les Box Tops savaient taper dans les chansons de Mickey Newbury («Weeping Analeah» et «Good Morning Dear» sur Cry Like A Baby). Rien n’est plus difficile que de choisir des chansons, lorsqu’on est interprète. C’est la raison pour laquelle Chips Moman et Jerry Wexler mâchaient le boulot des gens qu’ils recevaient en studio. En B, Scott rend hommage à Jimmy Webb en reprenant son «When Does Brown Begin». Il transforme cette romance en gros balladif de rêve. Il réussit à prendre son envol - Lord where does this brown begin - Dommage qu’il n’ait pas choisi «MacArthur Park». On se serait régalé.

Les albums de Scott Walker se suivent et se ressemblent. Any Day Now paraît la même année que Stretch et joue son rôle d’huître puisqu’on y trouve une perle. Une, pas deux. Il s’agit du «When You Get Right Down To It» de Barry Mann. Scott Walker se balade dans la classe du son américain. Il y injecte toute la splendeur interprétative dont il est capable. C’est là que le génie de Scott Walker prend toute son ampleur. Avec cette admirable légèreté de l’être qui tient plus de Gatsby que de Kundera. Faramineux shoot de shake. Il démarre son bal d’A avec un morceau titre signé Burt, mais ce n’est pas le meilleur Burt. Scott Walker choisit toujours les chansons difficiles. Il enchaîne avec Jimmy Webb et «All My Love’s Daughter», une compo ambitieuse qui ne marche pas non plus. Il tape dans les meilleurs auteurs et choisit toujours les cuts les moins accessibles. C’est une manie. Il faut le voir entrer dans ce joli balladif extraordinaire qu’est «Do I Love You» et dégager soudainement le ciel. L’homme est puissant, doué de souffle. Il s’élève bien au dessus de la pop et de tout le tintouin, secoué par de violentes tornades de violons. En B, il tente le «Ain’t No Sunshine» de Bill Whiters qui ne marche pas et dans «The Me I Never Know», il presse bien la poire de la discordance pour créer la sensation. Comme il aime bien Jimmy Webb, il tente le coup avec «If Ships Are Made To Sail» et termine avec «We Could Be Flying» bien embarqué au groove de jazz et au trumpet drive. C’est jazzé dans l’âme, on est dans Michel Colombier, ce diable de Scott a le bec fin.

Paru l’année suivante, We Had It All est un album country. Scott s’est acheté un jean et un âne. Le morceau titre est une compo de Donnie Fritts assez pure au plan mélodique. Scott s’y élève comme une libellule dans l’air parfumé d’une belle chanson d’été. Autre chose : Scott adore Billy Joe Shaver. Il reprend quatre de ses cuts sur cet album. C’est de la country pure et dure avec des histoires à la clé et du clinquant de pedal steel en veux-tu-en-voilà. Dire que des gens vont aller payer des fortunes pour cet album qui par con côté country devient atrocement banal. Trop country pour être honnête, dit-on. Au fond Scott Walker est un homme extrêmement austère. Il ne choisit jamais les chansons d’abord facile. Plus c’est âpre et plus ça l’intéresse. Alors évidemment, les fans s’ennuient un peu. Il adore les mélopifs paumés au coin des bois. Mais il finit toujours par soûler la compagnie. Il va même taper dans Gordon Lightfoot qu’on a jamais pu schmoquer. Scott tente d’imposer sa conception du beau avec cette reprise de «Sundown», mais c’est âpre. On s’éloigne de la rive.

Paru en 1984, Climate Of Hunter pourrait bien être l’un de ses meilleurs albums. Il nous plonge dans une certaine inquiétude dès «Rawhide», et parmi les tintements de cloches de brebis, voilà ce mec qui s’abat sur nous comme la peste sur l’Europe, il chante vraiment comme un fléau de Dieu, ce fléau qu’on appelle de tous ses vœux pour qu’il nettoie une fois encore la terre de la misère humaine, comme au temps du déluge. Oui, Scott Walker chante comme s’il allait nettoyer la terre, c’est-à-dire comme un dieu. Il nage ensuite jusqu’à la rive. Il reste très hautain avec «Dealer». Il plante un décor qui relève à la fois du palais d’un empereur et d’une casemate de va-nu-pied. Il est vrai que les empereurs de Nubie ne possédaient rien, hormis leur voix. Des flûtes font mal aux oreilles. Ce sont bien sûr des flûtes de perdition. Plus loin, il chante son Track 5 («It’s A Starving») à la suspension de la mort. Puis il accepte le Say it got late du Track 6 avec l’affabilité d’un seigneur vampire. Il fait du rock volant de Carpathes. Il n’en finit plus de renouer avec ce style échevelé et grandiloquent qu’il affectionne depuis des siècles.

Son goût pour le jazz et les arts en général va le conduire tout naturellement vers la musique expérimentale, et plus précisément vers la musique concrète de Pierre Schaeffer, échappant ainsi à toutes les lois de la physique et à tous les genres. S’ensuit une série d’albums très spéciaux, qui ne sont en tous les cas pas destinés au grand public et encore moins aux amateurs de pop. C’est du Scott Walker, âpre, déroutant et indiciblement fascinant.

Paru en 1995, Tilt est le premier épisode d’une trilogie expérimentale dans laquelle on s’enfonce comme on s’enfonce dans une forêt inexplorée. Ambiance très grégorienne. Le son s’étend à l’infini. Il déclame son art moderne au mépris de toutes les conventions, surtout celles de Genève. Et comme tous les chanteurs de son niveau, il fait de sa voix un instrument. L’impression de découvrir un monde nouveau se précise au fil des cuts, clickely click/ Clickely clic. Premier émoi garanti avec «Bouncer See Bouncer», un exercice de style avant-gardiste qui dure huit minutes. Scott y évoque le powder (la poudre) sur la trompette de Gabriel - Don’t play that song for me - ça sonne exactement comme un acid trip, on a tous halluciné sur des images de la Vierge - All the powder on a Magdelene Mary - Et on entend battre un cœur. Il termine en apothéose walkerienne avec un Mama danced four feet away, c’est battu au beat des galères - Gotta dance four feet away - Retour au frisson avec «Bolivia 95» - Opiate me with that/ Key doctor babaloo - Il syncope son heavy doom serti de clochettes de brebis - Lemon bloody cola - Il passe en mode transe - Gonna sponge you down - C’est une chanson éminemment politique, bien sûr - Save the crops and the bodies - Et il retombe dans la transe du lemon bloody cola. C’est assez fascinant, on donnerait son royaume non pas pour un cheval mais pour cet opiate me just with that babaloo et ses clochettes de brebis. Scott Walker est aussi capable de power surge comme le montre «Patriot». Le mur du son s’écroule et Scott nous révèle son monde. Accompagné par un orchestre philharmonique, il s’élance de plus belle - As-in-the tacks/ As in the wrists - C’est très spectaculaire. Il faut pouvoir suivre ce déroulement avant-gardiste si on veut comprendre quelque chose au génie visionnaire de Scott Walker. Il termine avec le morceau titre, monté sur une carcasse de pop song mais il vrille un brin ses syllabes, they’ll turn the buffalo. Il est vif comme l’éclair - Get out of the way/ They’ll turn the buffalo - C’est presque du heavy rock. Le guitariste s’appelle David Rhodes et c’est un bon.

Deuxième volet avec The Drift paru en 2006. C’est encore un disk accompagné d’un petit livre contenant les textes. Il attaque avec l’extraordinaire «Cossack Are» qui est en fait une chevauchée fantastique - With an arm across the torso/ Face on the nails - Il décrit musicalement la charge des Cosaques, c’est d’une grande violence - Cossacks are charging in - Il raconte ensuite l’histoire de Clara, la compagne de Mussolini qui demanda à être exécutée en même temps que son amant. Scott Walker nous fait un film avec chaque chanson. Il soigne ses moments d’intensité dramatique. Et ça continue avec «Jesse», qui est en fait l’histoire du jumeau d’Elvis mort à la naissance, alors Scott imagine Elvis under Memphis moonlight - Jesse are you listening ? - Plus loin, il demande ce que Seoul et Sudan ont en commun. Both start with a S. C’est un prétexte à musique. On sent Scott partir à la dérive avec «Hand Me Ups» : il sent le clou lui traverser le pied, puis un autre lui traverser la main - Rub a dub God/ Beat the band/ I tried/ I tried - Il conduit ses chansons comme des orchestres. Il nous plonge chaque fois dans un expressionnisme radicalement différent, il travaille son «Psoriatic» dans la matière du sommeil d’un dieu. Sa respiration rythme le cut. Il termine cet album fascinant avec «A Lover Loves», qu’il joue sur deux notes et fait pstt pstt comme s’il sifflait des fantômes - And everything within reach - Pstt ! Pstt !

Dernier volet de la trilogie des disk-books avec And Who Shall Go To The Bail ? On y trouve quatre longs morceaux élégiaques et encore plus déroutants que ceux des volets précédents. Il est dit que cet album ne sera jamais réédité. Il vaut peut-être mieux, en effet. C’est du son. Vous qui cherchez de la pop, passez votre chemin. On est avec cet album chez Kantor et chez les inventeurs de voies nouvelles. Scott Walker expérimente à gogo. Pas de chant, ni sur le «Part 1» ni sur le «Part 2». Scott semble se contenter de créer du son qui crée de l’image. Avec le «Part 4», on se croirait chez Pierre Boulez. La modernité rôde au coin du bois. Ce diable de Scott Walker déconstruit le déconstructivisme à coups de poêle. C’est d’une grande puissance inconvenante. Comme s’il s’amusait à chasser les miasmes. Admirable Rebel Rouser. Son monde est sans doute un monde dans lequel il faut avoir les moyens d’entrer. Sans clés, c’est bien sûr impossible.

Nouveau disk-book conceptuel avec Bish Bosch en 2012. Scott peint Bish Bosch sur une grande toile et attaque avec un «See You Don’t Bump His Head» battu à la dure aux tambours du Bronx en caoutchouc dur - While plucking feathers/ From a swan son - C’est son leitmotiv. Il chante sur le beat alors que soufflent des vents mauvais, horizon to horizon. On est là dans quelque chose de très littéraire, à la Michaux. Scott chante son «Coups de Blah» dans les corridors glacés de sa folie. Il erre - Macaronic mahout in the mascon - Débrouille-toi avec ça. Il s’enfonce dans un délire d’ultra-sons et de DA DA DA un brin dada. Il adore déclencher des hostilités bibliques. Il démarre son «Phrasing» en bon préraphaélite avec un pain is not alone chanté à l’octave de l’ange Gabriel, celui de Burne-Jones, bien sûr. Il chante comme un stentor à l’agonie qui supplie Dieu de l’achever. Et puis avec «SDSS1416+13B», il passe à Fellini et la fait la BO de l’Antiquité. C’est d’une violence évocatrice assez rare. On est dans Satyricon, inutile de tergiverser. Une fois de plus, Scott Walker organise son album comme une série de saynètes, il vient d’Hollywood, ne l’oublions pas. Il monte son «Dimple» au structuralisme expressionniste. Il met en scène sa poésie destructurée - Jacharoo in the stew - et termine avec un truc appelé «The Day The Conducator Died». Pour les ceusses qui ne s’en souviendraient pas, le conducator était Ceaucescu.

Attention à cet album intitulé Soused. C’est en fait le dernier album de Scott Walker. Il est accompagné par les metallers de Sun O))). On ne peut pas imaginer mariage plus satanique. Scott Walker démarre avec un «Brando» plongé dans la désolation. Encore une fois, ce n’est pas accessible à n’importe qui. Des gens vont trouver ça bien, d’autres non. La vie est ainsi faite. Scott Walker met sa voix au service au grand néant interstellaire et ça donne un joli coup de drone de doom. Le pire est que cet album nous avale. Avec «Bull», la fière équipe repart pour 9 minutes de drone dans la pampa. Il est évident qu’ils explorent des contrées de l’inconscient satanique. Ça sonne comme une messe noire du Chanoine Docre, avec des voix issues des ténèbres. Scott Walker se pointe dans ce drone de chapelle mal famée. Quelle évolution, depuis Brel et Michel Legrand ! De toute évidence, ce son intoxique. C’est sa vocation. Scott semble crucifié sur l’autel des noires considérations, il chante à l’implorée dans cette ambiance digne de Eyes Wide Shut, le dernier film de Stanley Kubrick. Sacré Scott Engel, le voilà barré dans les turpitudes qu’illustre si bien la scène de la naissance du fils du diable dans Rosemary’s Baby. Cet album nous plonge dans des ambiances à la fois hautaines, gothiques et dramatiques. Ces gens-là ne rigolent pas avec la marchandise. Scott Walker semble trouver un exutoire dans cette ambiance, il explose tous les mysticismes, tous les gadgets de la weird exotica. Avec «Fetish», le satanisme se précise et l’album fascine outrancièrement - The body including the face. On a bed in the dark - C’est du satanisme fellinien claironné dans la folie - There is nothing else - C’est donc une illusion. Scott boucle définitivement sa boucle avec «Lullaby» et annonce que son assistant va passer parmi vous avec sa casquette. Il chante en suspension au dessus du néant abyssal, sa voix résonne à l’infini - Hey non-e/ Non-e - Scott fait littéralement la bande son du Là-bas de Huysmans, il fait monter la pression, lullaby la la. Il n’y a que lui qui puisse faire ça.

Petit conseil d’ami : évitez soigneusement son dernier album paru en 2016, The Childhood Of A Leader. C’est la bande originale d’un film et il ne chante pas. Boring.

Signé : Cazengler, water browser

Scott Walker. Disparu le 22 mars 2019

Walker Brothers. Take It Easy With The Walker Brothers. Philips 1965

Walker Brothers. Portrait. Philips 1966

Walker Brothers. Images. Philips 1967

Walker Brothers. No Regrets. GTO 1975

Walker Brothers. Lines. GTO 1976

Walker Brothers. Nite Flights. GTO 1978

Scott Walker. Scott. Philips 1967

Scott Walker. Scott 2. Philips 1968

Scott Walker. Scott 3. Philips 1969

Scott Walker. Scott 4. Philips 1969

Scott Walker. Til The Band Comes In. Philips 1970

Scott Walker. The Moviegoer. Philips 1972

Scott Walker. Stretch. CBS 1973

Scott Walker. Any Day Now. Philips 1973

Scott Walker. We Had It All. CBS 1974

Scott Walker. Climate Of Hunter. Virgin 1984

Scott Walker. Tilt. Fontana 1995

Scott Walker. The Drift. 4AD 2006

Scott Walker. And Who Shall Go To The Bail ? 4AD 2007

Scott Walker. Bish Bosch. 4AD 2012

Scott Walker. Soused. 4AD 2014

Scott Walker. The Childhood Of A Leader. 4AD 2016

John and Gary Walker. The Walker Brothers. No Regrets. John Black Publishing 2009

 

 

DICK'N'ROLL !

 

C'est le mal aimé du rock'n'roll français. Le Poulidor de la troisième position. Et encore souvent on le place derrière Ronnie Bird. Faut dire que les deux grands frères, Mitchell et Hallyday, depuis le jour qu'il s'est cassé avec la caisse, lors d'un spectacle à trois, font tout pour ne jamais le citer. Tu peux marcher sur mes pompes de daim bleu, mais ne touche pas au fric !

Et puis Dickie c'est l'empêcheur de rocker en rond. S'est radiné du fond de sa province natale pour jouer les trouble-fêtes dans un mini-périmètre qui englobait le berceau du rock français : au sud pas plus bas que Créteil, au nord pas plus haut que l'Eglise de la Sainte-Trinité, à l'ouest pas plus loin que le Golf-drouot. Y avait tout juste de la place pour deux, alors le troisième larron il était un peu de trop.

Et teigneux avec ça. Une voix de velours et un sale caractère. Déjà rien que dans son groupe, il griffait un max. S'en est plus vite dégagé qu'Eddy de ses vieilles chaussettes, sans compter que sur scène avec ses Chats Sauvages, il se la pétait grave, capable de faire le répertoire en langue anglaise, comme un grand. Un fils de petit-bourgeois avec de l'instruction diront les mauvaises langues. Plutôt un gamin fou d'Elvis qui faisait tout ce qu'il pouvait pour donner l'illusion d'être comme lui.

Bon, arrêtons les pleurs. C'est quand même lui qui – dans la série j'aime que l'on me haïsse - vient de déclarer : «  Je ne suis pas riche mais je paye l'impôt sur les grands fortunes ». L'a tout de même tiré son épingle du jeu le grand garçon ! Doit être plus futé qu'il n'y paraît. Je ne suis pas là pour vous parler du dernier Rivers – bonnes critiques un peu partout – ni du premier, genre virée dans la folie des early sixties où tout le monde était beau et gentil. Non je veux simplement revenir sur des années cruciales pour le rock français, celles du tout début des seventies.

AVANT 70

Commençait à patiner dans la choucroute l'ami Dick, après mai 68. L'avait bu à toutes les sources les années précédentes. Couleurs un peu de folk à la Donovan, Qui se cache, du sitar à la George Harrisson, du proto heavy-rock avec C'est ça la vie emprunté aux Animals, et du pompier pompéïen avec Les Portes de la Nuit, avec attention George Martin le preneur de son des Beatles in person à la console. S'était même très bien tiré de sa session cuivrée au Muscle Schoals Studio que lui avait refilée Mitchell qui revenait d'enregistrer Alice et six autres petits frères qui feront le succès de son 33 De Londres à Memphis.

L'avait eu un déclic salvateur en mai 68. L'avait mis en boîte une version de Summertime Blues d'Eddie Cochran, un peu sauvage, un peu déjantée, brouillonne mais qui avait du punch, assez proche dans l'esprit de celle des Blue Cheer. Elle passa de rares fois sur Europe 1, et ne fut disponible l'année suivante que pour les encartés de l'officiel Fan Club Dick Rivers, la fameuse Rivers Connection. Un coup d'épée dans l'eau ?

C'est qu'à l'époque Rivers cherchait un peu la quadrature du rock, un truc rythmé avec des violons, un accompagnement symphonique avec des cuivres qui rockent. Une espèce de rythm'n'blues qui fasse musique de chambre et opéra wagnérien. Un monstre introuvable, mais l'époque était farcie d'électricité qui pétouillait dans tous les sens. La moindre idée devenait un double-album, tout était permis puisque rien n'était interdit.

Le pire c'est qu'à force de tourner autour du pot en l'an de grâce 1969, Dick Rivers va accoucher du chef d'oeuvre. L'en a vendu quinze mille exemplaires en quarante ans de L'? ! Ca vous interroge ? Normal, c'est un trente-trois tours intitulé L'Interrogation. La pochette ressemble à une pissenlit mauve que l'on vous suggèrerait d'effeuiller. Un peu, beaucoup, n'allez pas jusqu'au bout, vous n'aimerez pas du tout.

Un truc innommable. Un concept-album, une comédie musicale, un pot-pourri de rythmes divers, de la samba à Pierre Henry, cent pour cent variétoche, mais boursoufflée à en crever. L'histoire de monsieur tout le monde qui se demande pourquoi il vit puisqu'il finira comme tout le monde par crever. D'ailleurs sans surprise il meurt sur le dernier morceau qui nous refait le Crépuscule des Dieux de Wagner en moins bien, mais avec quatre-vingt musiciens qui déchirent. Entre les morceaux vous entendez la voix funèbre de Gérard Manset qui joue le Monsieur Loyal du Destin.

En son style unique c'est insurpassable. Et je ne crois pas que dans les deux siècles futurs qui se profilent à l'horizon temporel quelqu'un osera se lancer dans la compétition. Les jours où l'envie de vous tirer une balle dans le caisson rôde d'un peu trop près autour de votre cervelle, je vous en conjure ne l'écoutez pas, même si vous pensez qu'après, plus jamais une question angoissante ne viendra vous inquiéter.

C'est tout ce que vous voulez, mais ce n'est pas du rock. Deux ans après, en mai 71 Dick nous refile, la queue entre les jambes, un lot de consolation. Pas très fameux. Rien que le titre phare Bye by Lili avec son pseudo-arrangement Paris-Accordéon vous colle des boutons en trente-sept secondes. Pauvre Dick, le soldat perdu du rock'n'roll.

 

DICK'N'ROLL

Ce qu'il y a de bien, c'est que le soldat Rivers va se sauver tout seul. Comme un grand. Sans crier gare. Tout seul, pas vraiment. Avec Labyrinthe. Pour le grand public un de ces nouveaux groupes des années 70 qui ont les dents longues et qui font de la pop-music. Par quel miracle vont-ils se retrouver avec Dick Rivers sur le Dick'n'Roll ? C'est que Labyrinthe ne sort pas du néant. A l'origine dans les années 60 nous avons Jean-Pierre et les Rebelles, puis les Rebelles et au gré de multiples ramifications et scissions et ajouts divers nous passons par les Tarés qui accompagnèrent Ronnie Bird, puis les Problèmes qui furent derrière Antoine et qui devinrent les Charlots. Une grande bouffonnade qui aurait pu se terminer tristement si de tout ce magma n'était sorti Labyrinthe.

Le milieu rock français est minuscule : les mêmes noms se retrouvent partout. L'on se repasse les bons plans et l'on se refile les bonnes adresses. C'est Madame Andrée David-Boyers, la future belle-mère de Dick Rivers qui logera dans sa villa les Rebelles. N'est pas que la belle-maman de Dickie, l'est aussi la principale réalisatrice – plus de cinq cents tournages à son actif – des films Scopitone. C'est chez elle que seront filmées les plus belles images de Vince Taylor. Les Chaussettes noires aussi.

Dans notre mini-hexagone l'on se soucie peu de nos cousins canadiens. Dick a remporté ses plus beaux succès en ces lointains arpents de neige. Il y emmènera les musiciens de Labyrinthe en tournée. Bernard Photzer à la guitare, Donald Rieubon à la batterie, Raymond Bureau à la basse, Claude Arini aux claviers, Rivers au chant. Le succès est au rendez-vous chaque soir. Revenu en France le même phénomène se reproduit. C'est un véritable groupe soudé qui carbure à fond et qui fait la différence. Une évidence s'impose, pour corriger les errements sirupeux de sa récente discographie, un retour au rock s'impose.

C'est ici que le génie de Rivers nous surprend. Il aurait pu se lancer dans n'importe quelle aventure. La pop-musique lui tendait les bras. Le public lui aurait tout pardonné. Pourvu que ça pulse et que ça déménage. Les oreilles sont grandes ouvertes et prêtes à recevoir le nouveau rock'n'roll. Mais non, ce sera le retour à la case départ. Quinze vieux rock comme on n'en fait plus. On ressort les partoches de Buddy Holly et de Little Richard. Ce que Mitchell avait réalisé après s'être débarrassé des Chaussettes, Rivers va-t-il nous le refaire dix ans après avoir lâché les Chats ?

En plus, il prend tous les risques, Eddy in London sonne tout de même mieux que Dick à Toulouse. Car Rivers emmène son monde dans la capitale du cassoulet. L'on sent le roussi, les heures de studio sont moins chères en province, un disque enregistré à la va-vite, à l'économie. Stupeur dans les bacs à galettes. Dès le mois de septembre Dick'n'Roll est disponible chez les disquaires.

Question pochette, rien à redire. Salement rock'n'roll. Même Mondino qui par la suite habillera souvent les 33 de Rivers ne la surpassera. J'avoue avoir tiqué en étudiant le dos. Un bon point pour la Harley, un peu convenue tout de même, une tracklist cent pour cent rock'n'roll, mais Labyrinthe reste le gros point d'interrogation. Sont bien les mêmes qui ont commis une reprise de Jacques Brel ? Attention danger !

A première vue tout est correct. La plupart des morceaux ne dépassent pas les deux minutes. L'on pressent le un, deux, trois partez boogie à fond, quatre, c'est terminé. Du vite-fait bien fait. Sans fioritures ni chiures de mouches. Le chanteur devant et le combo qui donne la chasse par derrière. Du classique. Pour un peu on ne l'écouterait pas. On l'a déjà entendu dans la tête, ce n'est pas la peine de perdre du temps. Le rock'n'roll est une musique platonicienne, vous pouvez atteindre à son étincelante beauté rien qu'en imaginant l'épure du morceau avec votre intellect.

En fait ça, ce sont les théories que je sors pour impressionner ma copine qui prend des cours de piano au conservatoire mais qui n'avait jamais entendu parler de Jerry Lee Lewis. C'est son prof qui a été surpris quand elle le lui a fait écouter : «  C'est un très bon pianiste ! » a-t-il déclaré. Mais on le savait déjà.

Bref à peine chez moi, me suis précipité sur le pick up pour juger de la bête. Aujourd'hui, l'on comprend mieux. Enfin si vous arrivez à l'écouter in extenso, car ce n'est pas le disque de Rivers le mieux mis en avant sur le Net. C'est surtout un disque que l'on a passé à la trappe de l'Histoire du Rock'n'roll français. Que voulez-vous ce n'est que du rock'n'roll !

C'est beaucoup plus que cela. Rien de plus que le chaînon manquant entre le rock des pionniers et les Stray Cats. Je n'ai ni nommé les Cramps ni les Flamin'Groovies. Exactement ce que Lennon aura été incapable de faire sur son Rock'n'roll qui n'est qu'une copie conforme sans âme et sans originalité des disques originaux. Malgré l'imagerie du Star-Cluberienne l'ensemble pue la contrefaçon et le faussaire sans génie.

Tout le contraire du Dick'n'Roll. Tous les morceaux sont revisités et réinterprétés. Les frères Jacques et Pierre Ploquin jouent des cuivres. Pas question d'une section à la Stax, l'on privilégiera les aboiements de meutes et les trompettes de jugement dernier. Pas d'instrumentation, mais un son. Mirifique et pourrave. Vous pouvez ne pas être d'accord. Mais chaque piste est un coup de poing sur la gueule. Une pêche terrible. L'esprit du rock'n'roll est là. Avec en plus le bruit et la fureur. La voix est trafiquée, la réverb est utilisée à contre-emploi, non pour acérer le son et le rendre coupant et rebondissant, ici au contraire elle l'écrase et le fragmente en mille chuintements. Même Led Zeppe sur ses bootlegs n'a su faire preuve d'autant d'imagination lorsqu'ils se lancent dans un meddley de reprises de Cochran ou de Presley.

Le problème c'est que le Dirigeable ne fait que des reprises. Plus tard Rivers nous donnera tout un disque de reprises de Buddy Holly et même qu'il l'adaptera par la suite en langue française. Mais avec Dick'n'Roll, nous sommes hors du champ hommagial. C'est plutôt du dynamitage. Le but n'est pas de reprendre mais de métamorphoser. Jamais le vieux rock n'aura alors sonné comme cela. Même le Summertime blues des Blue Cheer – voyez comme nous retombons sur nos pieds – malgré sa démesure sonique n'est parvenu à un tel point de désintégration phonique.

 

THE ROCK MACHINE

L'année suivante en avril 1972, Rivers nous livre le tome 2. La donne a quelque peu changé. Dick'n'Roll s'est écoulé à plus de soixante dix mille exemplaires. Bashung a rejoint l'équipe. Restera des années avec Rivers à apprendre les finesses du métier. Donnera un superbe morceau de sa propre plume, le titre ronfle comme un tube des années rock, Hold on qui emporte la mise et propulse l'ambiance très haut. Malgré cela ce deuxième volume est légèrement inférieur au Dick'n'Roll. L'album est bâti sur le même principe. Il n'en est que plus étoffé et quelque part plus sage.

Vous pouvez préférer ce dernier et même vous abandonner aux volutes du Dick Rockin' along... The Rivers, mais Dick a changé le fusil d'épaule. Pente country, de la belle ouvrage, en anglais, Bashung aux manettes, mais je préfère chouchouter les trois quarante-cinq tours suivants aux pochettes superbement dessinées par David Rochline. Trois des plus originales covers de simples français.

Du cousu main. Des textes mijotés à la virgule près par Bashung, Koolen et Mya Symille, nostalgie rock et revival à tout berzingue. Avec les deux trente-trois précédents, ils ont dû salement impressionner deux de nos héros qui moulinent depuis quelques temps sur braquet de pédalos asthmatiques. En 1974 Eddy s'envole pour les USA et revient avec son Rocking in Nashville. Comme l'on ne prête qu'aux riches les journalistes s'extasieront sur ce rocker qui le premier de sa génération est retourné au rock. Si j'avais été Dick je l'aurais encore mauvaise. En 1975 c'est autour de Johnny de pousser ses petits couplets sur Rock à Memphis.

Sans compter dès 1972, le dernier retour de Vince Taylor, sur le devant de la scène. Bientôt suivis de Bill Haley, Fats Domino, Little Richard, Chuck Berry et jusqu'à Jerry Lee Lewis, le gentleman sudiste, à la Fête de l'Humanité en septembre 1972.

En attendant repassez-vous et caressez Marilou et Sherry dans le sens du poil pubien et surtout goûtez la guitare électrique de Jean-Pierre Alarcen sur Rock'n'roll Star. Un de nos rares guitar-héros qui se perdra dans les méandres du prog et du jazz rock. L'emmènera avec lui Rieubon et Arini du Labyrinthe. Mais un inconditionnel à sa manière. Un pur qui préfèrera sa musique à l'argent facile. Et que l'on a fini par oublier alors qu'il est un de nos musicos les plus talentueux.

Vous raconterai une autre fois la suite des aventures de Monsieur Rivers comme s'amusait à l'appeler Gérard Klein un des rares animateurs de France-Inter – viré après 68 - qui ait tenté de le programmer un peu systématiquement. Je vous laisse sur le single Brother Jack + There ain't no blues sky qui accompagnait la sortie de The Rock Machine. Retenez toutefois l'essentiel, le rock français remis sur orbite grâce à l'irremplaçable legs des pionniers. Ce n'est pas un hasard si les Stray Cats ont trouvé la gloire en France. Dick'n'Roll avait préparé les oreilles.

C'était dans la série : les très riches heures du rock'n'roll français : Dick Rivers !

Damie Chad.

In KR'TNT ! 79 du 05 / 01 / 2012.

Disparu le 24 avril 2019.

 

DICK RIVERS / MISTER D

ENTRETIENS AVEC SAM BERNETT

Editions Florent Massot / 190 pp / Octobre 2011

 

Deux fois Dick Rivers, pratiquement coup sur coup, ça risque de râler dans les chaumières. L'on avait prévu de commencer l'année avec Deke Rivers, une des appellations incontrôlées du King, mais au moment de livrer le bébé s'avère qu'il faut pratiquer une césarienne mémorielle non prévue au programme de notre ordi. Avec un peu de chance vous aurez Elvis la semaine prochaine.

Mais en attendant ce sera Dick. Mais vu de l'intérieur. Non plus le regard du fan éploré mais la vision du maestro sur sa propre personne. S'est amusé à un drôle de jeu, celui de la vérité. S'y sont mis à deux, chacun pourra ainsi dire que c'est l'autre qui a menti. C'est Bernett qui joue l'Oncle Sam de la soirée, celui à qui l'on peut tout dire puisqu'avec lui l'on est sûr que tout sera répété.

Pour ceux qui auraient encore la tête prise par les nocives vapeurs des deux derniers réveillons, nous rappelons que Sam Bernett n'a pas l'habitude de garder sa langue dans sa poche et Jim Morrison dans sa baignoire. Sa dernière biographie du Roi Lézard, qui fit quelque bruit, nous donne une version de sa mort un peu moins coulante que le bain matinal qui l'aurait emporté... En tant que patron du Rock'n'Roll Circus, Sam était pour ainsi dire aux premières loges.

Mais ici, tout est calme, luxe et volupté, bons cigares et mugs de thé à gogo, en tête à tête avec Dick Rivers dans l'appartement parisien de notre rocker national. Bernett reste discret, il sait relancer la conversation avec une innocente perfidie mais il n'abuse pas de sa situation de psychologue. Remarquez, avec un patient comme Dick Rivers c'est du tout cuit. Pas du tout cuir. Ceux qui pensent trouver des révélations fracassantes et inédites sur la carrière de leur chanteur préféré risquent d'être déçus.

Totalement schizo, le Dick, séparation nette entre Dick Rivers et Hervé Fornéri. Et c'est Hervé qui parle de Dick. Pas le contraire. L'homme avant le chanteur. L'individu avant le rocker. Sacré courage, parfois il vaut mieux continuer à ressembler à ce que l'on n'est pas, qu'être ce que les autres n'aimeront pas forcément que l'on soit. Je ne voudrais pas vous faire un dessin, mais vous-mêmes hypocrites lecteurs, si nous regardions d'un peu plus près les troubles motivations qui vous poussent à lire cette chronique, ne risquerais-je pas d'être fort chagriné ?

 

LAMENTO

Envoie la moutarde extra-forte dès les premières lignes notre rocker. Ce sera le leitmotiv principal, celui qui reviendra systématiquement en contre-point à toutes les lignes mélodiques qui égaient le récit. En a plus que marre d'être le numéro trois du tiercé gagnant. Johnny et Eddy tout devant, et lui tout derrière. L'infamante troisième place. Le mari trompé de la renommée. Le cocu de la gloire. Ce n'est pas qu'il leur dénie la première et la deuxième place, c'est le trop grand écart entre les deux premières et la troisième qui le gêne. Sur le podium, mais il arrive après la limite du temps réglementaire. L'on ne pense pas à lui, l'on s'en souvient en dernier ressort, à posteriori.

Ne le mérite pas. A souvent fait avant les autres, et la reconnaissance du public n'est jamais venue. L'on ne prête qu'aux riches, et le mérite est allé à ceux qui sont arrivés juste à point pour récolter ce qu'il avait semé. Plus encore le vexe l'indifférence du métier. L'on sait tout ce que l'on lui doit mais l'on renvoie rarement l'ascenseur. L'a mis le pied à l'étrier à plus d'un, qui se sont dépêchés de l'oublier. Ne se gêne pas pour régler les comptes et donner les noms, Dick. Un exemple parmi tant d'autres, Gérard Jourd'hui en prend plein les dents. Mais je vous laisse vous régaler de tous les autres.

Va pas se faire que des amis ! L'on n'est pas prêt de l'entendre sur les radios avec les accusations qu'il porte sur la conjuration du silence des programmateurs à son encontre. En plus, il n'a pas tort. En deux mois pas entendu une seule fois un extrait de son dernier disque sur les ondes. Je ne parle pas de programmation régulière mais du simple droit à l'information du public.

Faut dire que le gazier doit être sacrément pénible. Toujours pendu au téléphone à se rappeler à votre bon souvenir. A du mal à comprendre que les temps ont changé, qu'il n'est plus le roi des années soixante mais selon les jeunes générations, qui n'ont pas été biberonnés au son des Chats Sauvages, un misérable hasbeen qui s'entête à vouloir survivre dans un monde qui n'a plus besoin de lui. Peut se faire noircir les cheveux par Babette sa femme chérie, les jeunes filles d'aujourd'hui ne sont pas enclines – et qui le leur reprocherait sinon le principal intéressé - à mordre dans sa banane. Encore moins à acheter ses disques. Qui se téléchargent gratuitement sur le net.

Ce qui le met en joie notre rocker. Ne pleure pas sur les royalties qui ne tombent plus dans les poches des majors. Se pourlèche les babines à l'idée de leur ruine future. Même s'il doit être lui aussi emporté dans la débâcle.

 

HERVE FORNERI

Inutile de sortir votre mouchoir et de casser votre tirelire pour venir en aide au pauvre nécessiteux. L'a pas mis tous ses lingots dans le même bateau. N'a pas touché à l'héritage du papa. Couplet larmoyant sur le jeune boucher qui s'est fait tout seul. Qui a bossé toute sa vie à charrier des carcasses de boeufs à s'en faire péter les vertèbres. Quand on connaît les couilles en or que se sont fait les petits commerçants dans les années cinquante et soixante l'on commence à entrevoir la fin de l'histoire.

Et que j'achète un petit appartement avec les premiers bénéfices de la boucherie, et un second avec le loyer des locataires, et un troisième avec... j'arrête la chanson. Vous imaginez la suite. Dick Rivers avoue candidement qu'aujourd'hui il payse l'impôt sur les grosses fortunes. Sans être riche précise-t-il pour nous rassurer. Se contente de faire fructifier le pactole de son papa. Quand on connaît le prix du mètre carré à Nice, l'on relativise... Pas lui. S'inquiète de tous ces travailleurs – il comprend leurs difficultés et n'échangerait pour rien au monde leur vie avec la sienne – qui se sont battus pour leur retraite. Mais faut savoir faire des sacrifices. Ne pas se laisser aller à la facilité. La vie est pleine d'injustices, quant on pense à ces malheureux riches soumis à la vindicte de l'ISF, une véritable prévarication communiste, qui paient sans rien dire, il faudrait tout de même que les pauvres suivent le bon exemple. D'autant plus comique que vingt pages plus loin, il se plaint des papiers d'assedic qui n'ont pas été signés par ses tourneurs, ce qui le gêne pour toucher... sa retraite !

Que chacun reste à sa place et les bonnes fortunes seront bien gardées. Dick le rebelle mais Hervé l'homme d'ordre. Les esprits chagrins diront que ce n'est pas une attitude très rock'n'roll. N'auront pas tort. Ni raison. Les grands rockers ne furent jamais de grands révolutionnaires. Musique populaire certes. Mais le peuple a souvent les idées à droite. Sans quoi ce ne serait plus le peuple, exploitable à merci. Terrible contradiction entre ce qui se passe dans la tête et ce qui se réalise dans les faits. Le rock porte les rêves, il en exprime l'incoercible désir mais est incapable de les traduire dans la réalité sociale. Alors que c'est cette même réalité sociale qui a induit la nécessité culturelle de la révolte.

Rivers est en froid avec le show-biz. Mais Fornéri cautionne le même système économique qui lui rapporte des royalties immobilières. On ne peut pas toujours gagner sur les deux tableaux. Vie publique et vie ( si justement nommée ) privée. Parfois les deux se rejoignent, aucun de ses disques ne lui a rapporté autant d'argent que sa publicité sur les piles Wonder. C'est ce qui s'appelle jeter une lumière trouble !

 

PETIT ELVIS

Il y a des similitudes entre Elvis et Dick. Les rejetons préférés de leur maman. La mama italienne dans toute sa splendeur, à se couper en quatre pour son enfançon Dickie. Catho comme une rital, mais prête à se damner pour son fils. Lui passera tous les pêchés, les capitaux et les capiteux. Le fiston chéri, leçon de morale à toutes les marches de l'escalier, même si c'est celui qui mène à l'enfer du rock'n'roll. Ne travaille pas à l'école, Maman cache le carnet de notes, sèche les cours, Maman rédige les mots d'excuse, veut se saper comme les voyous, Maman remue tout Nice pour trouver la paire de jeans idoine.

Quant au père, il ne dit rien. N'a pas intérêt à moufter, admettra sans problème que le fiston monte à Paris avec son groupe de rock. Signera même sans s'en vanter les chèques pour le loyer. Faudrait ici l'intervention d'un psychanalyste : c'est grâce à la mère qu'Hervé Fornéri est devenu Dick Rivers, mais c'est du père qu'il parle tout le temps. Plus il vieillit, plus il veut lui ressembler. Admiration forcenée pour cet homme taciturne qui lui aura enseigné l'essentiel : quelle que soit la situation, il suffit de rester droit dans ses bottes, pour au moins donner l'illusion d'avancer.

Pour la carrière elle-même vaut mieux se rabattre sur Rock'n'Roll récit de Dick Rivers ( avec la collaboration d'Allan Penniman et Mary Anderson ) paru chez Le Pré aux Clercs en 2006. C'est que contrairement à Elvis, Dick ne se fait plus guère d'illusion. Il n'espère plus vraiment un come back éblouissant. Bien sûr il rêve d'un ultime tube, un deux cents, un trois, un cinq cents mille exemplaires. Manière de partir en beauté. Mais au fond de lui-même, même s'il continue son rock'n'slow comme il l'aime l'affirmer, il n'y croit plus beaucoup. Quand on sait que Mitchell avec toute la pub et l'artillerie médiatique n'a vendu que vingt mille albums de son dernier disque...

 

DICK RIVERS INTIME

Mister D a le blues. Essaie de le cacher, mais n'y parvient pas. Ne s'anime vraiment que lorsqu'il flash-backe sur le bon vieux temps, tabacs, alcools, cartes et parties fines. Table ouverte, bonne bouffe et bandes de copains à domicile. La belle vie. Des femmes comme s'il en pleuvait, des amis à la colle, la jeunesse qui flambe et qui file, jusqu'à se retrouver petit à petit seul, avec en guise de lot de consolation juste ce refus obstiné de s'enfermer dans la tour d'ivoire aux souvenirs.

Son fils, ses trois compagnes, sa fille quasi-adoptive, que reste-t-il de tout cela ? Derrière l'orgueil du vécu l'on ressent comme une tristesse lamartinienne. Les rockers ne pleurent pas, mais l'existence ne fait pas de cadeau. S'est tissé un cocon douillet, le Dick, un peu coton tout de même. Le vieux matou s'ennuie. Ressasse ses échecs et ses déboires. Il est le mal-aimé ( cette fois-ci plus près de Claude François que d'Apollinaire ), regrette d'avoir abandonné la scène durant près de vingt ans au milieu des années soixante-dix. S'est coupé le bras droit lui-même. La perfusion d'adrénaline qui le reliait à son public. Tout le monde n'est pas Elvis à Graceland.

Le comprend mais ne l'enquille pas. N'y avait pas de place en France pour un troisième rocker. Ronnie Bird et Noël Deschamps en feront l'amère expérience. Milieu rock trop petit, et couverture médiatique inexistante. Ironie des choses, durant près de dix ans Dick Rivers survivra en étant animateur de radio, sur RTL et RMC. Deviendra le monsieur nostalgie de toute une génération. Ce qui s'appelle vivre sur ses acquis et même brûler ses navires. Allez balancer vos nouveautés lorsque vous vous êtes vous-même estampillé de facto le porte-drapeau des anciens combattants !

Ne supporte pas Johnny. Très critique quant à son envergure people. Parle avec déférence d'Eddy, plus fidèle envers son propre personnage. Mais possède son atout-maître. Qu'il sort à bon escient. Le quatrième mousquetaire celui qui a éclipsé les trois autres dans le coeur de notre belle jeunesse. Le d'Artagnan du rock français, de la même génération que les trois autres, mais qui s'est révélé alors que leur étoile avait commencé à sérieusement pâlir. Bashung, pour ne pas le nommer.

Rivers parle de leur complicité. Des trois disques qu'ils ont enregistrés ensemble - et pas des moindres – évoque l'admiration que Bashung lui témoignait, l'appelait même le roi... Avoue même que plus tard Bashung a fait la carrière qu'il n'a pas su faire. Rock'n'roll, mais pas copie conforme. Décalé, du rythme oui, mais une autre manière de chanter les mots. N'a pas pu. Lui a sans doute manqué les bons conseils. Un impresario – oubliez ce mot galvaudé qui pue la frime et le fric – un entraîneur capable d'extraire le meilleur de son poulain. Déjà monté en graine, un étalon sans cavalier en quelque sorte.

Dans sa biographie qu'il a consacrée à Bashung Marc Besse ne s'étend guère sur l'amitié qui lia nos deux rockers. Parle de la période toulousaine, confirme qu'avec Dick, Alain aura appris le métier, mais pour toute anecdote signale l'amour immodéré et exclusif de Rivers pour les hamburgers et les restaurants coréens qui finirent par gaver Bashung amateur de plats plus roboratifs... Le succès venu, Bashung ne semble pas avoir rappelé Dick, qui incrimine Chloé Mons qui montait une garde par trop vigilante et protectrice autour de son homme...

 

MORE ROCK'N'ROLL !

Mais il faut être franc, dans ce bouquin celui qui remporte la coupe de l'attitude rock'n'roll, c'est Hallyday. Juste deux ou trois lignes au détour d'une phrase, un soir de tournée, dans l'arrière-salle d'un resto provençal, Johnny et Nanette, totalement givrés, surpris en train de jouer à... la roulette russe. Il est vrai que Nanette Wokman c'était autre chose que Sylvie – la différence entre votre chat qui vient se frotter à vos jambes pour que vous lui ouvriez sa boîte de ron-ron et un tigre du Bengale mangeur d'hommes, rencontré en pleine jungle. Mille fois plus dangereuse. Une super chanteuse. Américaine. Choriste des Rolling Stones sur Let it Bleed et de John Lennon sur Power to the People, elle assura la première partie du Rock'n'roll Circus d'Hallyday... liaison torride entre les deux artistes, filtrera même la rumeur d'un mariage secret... une des histoires les plus hot du rock hexagonal.

RIVERS BLUES

Plein d'autres surprises dans ce livre. Un homme se penche sur son passé, ne regrette pas grand-chose, si ce n'est d'être passé à côté de son propre rêve, qu'il avait entrevu plus grand et plus coloré. Dick Rivers dit ce qu'il pense. On peut lui faire confiance. A sa place, beaucoup auraient gommé les aspérités et proposé quelque chose qui corresponde mieux à l'image... Pas très cool dans l'ensemble. Donc plutôt rock. Pari gagné.

Damie Chad.

In KR'TNT ! 77 du 15 / 12 / 2011

 

 

COMPLOTS A MEMPHIS.

DICK RIVERS

EDITION N° 1. 264 pp. 1989.

 

Le rock français doit à Dick Rivers quelques versions particulièrement teigneuses de standards superbement kaotisés. Je pense à un Summertime Blues de 1968 ou par exemple à un album comme Dick'n'roll. Liste non exhaustive.

Depuis des années l'on attendait le livre du frère ennemi Schmoll, et comme souvent Dick dégaina en premier. A l'époque je n'avais pas osé le lire. Dick le chat et ses combos sauvages, tant que vous voulez. Dick le violoneux et ses cordes à briser tous les hôtels de la planète, j'encaisse encore. Mais Dick romancier, même avec Brice Couturier comme ingénieur du son, laissez-moi hésiter.

Mea culpa. Par ma faute je me suis privé de dessert durant plus de six ans. Saint Hammett pardonnez-moi ! D'abord il y a cette joie d'écriture qui aligne cartons et cadavres avec un savoir-faire exquis. Ensuite notre héros, un privé américain qui pense plus vite que son ombre, qui court encore plus vite que Ran-Tan-Plan derrière les filles et les voitures en sifflotant des airs de jazz... Enfin il y a cette fin morale qui verra notre driver incomparable se convertir au rock'n'roll.

Et puis bien sûr il y a l'intrigue qui colle au plus près de la mythologie de cette musique de dégénérés blancs et noirs sordidement emmêlés. En prime un très beau portrait de Bo Diddley en cinq lignes suivi d'une admirable eau-forte en cinquante pages de Chuck Berry. Ballade en eaux troubles, de la mort de James Dean à celle de John Kennedy, le tout sur fond de R'N'R et de KKK.

Policier et politique, ce Complot à Memphis relève du roman à thèse. Notons que pour être un amateur inconditionnel de la musique et de l'époque de sa jeunesse Dick Rivers n'en a pas moins longuement réfléchi sur la signifiance historiale des sixties. It's not a rock'n'roll suicide, it's a rock'n'roll lucidity.

( Septembre 95 )

 

PS : deux pionniers peuvent en cacher un autre. La chronique n'y fait aucune illusion mais c'est bien Elvis Presley qui se trouve être la cible ultime de ce Complot à Memphis. Rassurez-vous, le roi du rock a plus d'un tour dans son sac. Pour la couronne, c'est une autre affaire... A lire absolument.

In KR'TNT ! 29 du 02 / 12 / 2010

 

CASH, L’AUTOBIOGRAPHIE

JOHNNY CASH

Avec Patrick Carr

 

( Le Castor Astral / Février 2006 )

 

Cash se raconte. Ne se justifie pas. Ne se disculpe pas non plus. Et l’on sait que pour un chrétien, faute avouée est à moitié pardonnée. Cash s’en moque. Assume tout. Le bon et le mauvais. De toutes les manières cela ne vous regarde pas. Ne sont que deux à être concernés. Cash et Dieu. Mais comme nous sommes de ceux qui préférons nous adresser à Cash qu’à Dieu, pour le moment nous ne nous intéresserons qu’à Cash. En plus il est notoirement connu que Dieu ne répond jamais aux questions du péquin de base. Ne fait signe qu’à ses saints et qu’à Johnny Cash, comme quoi il apprécie la bonne musique. Entre nous soit-dit Cash le traite cavalièrement, lui souhaite le bonjour quand il se réveille le matin, le remercie de la beauté du monde en enfilant ses pantoufles, et puis c’est fini. Se débrouille tout de même pour bâcler un Notre Père quand il y pense, mais il a tant de choses importantes qui l‘attendent…

Ne sort pas de la cuisse de Jupiter le petit Johnny, mais d’une haute lignée, issue de la Reine Ada, sœur de Malcolm IV, descendant du roi Duff, premier souverain d’Ecosse, c’est par la suite que ça a dû péricliter, car Papa Cash sera tout heureux de bénéficier aux lendemains de la crise de 29, d’une parcelle de dix hectares de terre à défricher, d’un an d’avance sur recette, d’une maisonnette, d’une vache et d’une mule, plus une espèce de coopérative pseudo-proto-communiste chargée de vendre le coton que récolteront tous les bénéficiaires de ce coin d’Arkansas… La famille ne mourra pas de faim, mais le travail se révèlera très dur. Johnny aura cinq ans lorsque son père abattra son chien d’un coup de fusil, la pauvre bête mangeait les restes qui auraient mieux profiter au cochon… Avec ses six frères et sœurs Johnny ramasse sans fin le coton, seule consternante consolation, le sol privé d’engrais s’épuisera très vite… La roue dentée du destin et de la scierie où il était parti gagner trois dollars transperce le corps de Jack son frère qui en meurt. Traumatisme. La vie n’est pas gaie, à part quelques parties de pêche, la radio et les chants religieux que la mère transmet à ses enfants… Johnny grandit, il et l’on s’aperçoit qu’il a une belle voix, retient sans peine des centaines de morceaux glanés de ci de là et sur les ondes...

Cash se raconte selon ce que l’on pourrait appeler un désordre chronologique, l’on porte son passé avec soi, à tous moments les souvenirs affleurent et viennent cogner à la porte de la mémoire et du présent. Au fil des pages il égrène des portraits hauts en couleurs. Passons sur son premier mariage et ses années de service militaire en Allemagne. Elvis dont il dit le plus grand bien. Un gars d’une gentillesse extrême, infatigable. Ce dernier adjectif pèse lourd sous la plume de Johnny Cash. Elvis est une véritable pile électrique, déborde d’une énergie incommensurable. Le guy qui n’a pas besoin d’additif pour rester en pleine forme, concert après concert. The man no addiction. Ne boit pas d’alcool, ne se ballade pas les poches pleines de pilules pour écarter les coups de pompe. Se rattrapera par la suite, mais Johnny l’a amplement devancé. Cash est tombé dans le piège. L’avale les cachets multicolores par poignées, lui faudra dix années pour parvenir à juguler cette terrible dépendance, foire une prestation sur deux, se sépare de son épouse, ne maîtrise plus grand-chose… Et surtout ce sentiment qui le taraude, de s’éloigner de Dieu, alors que ce dernier n’a pas fait un pas sur le côté pour s’écarter de lui…

N’est pas le seul à se débattre tant de tels errements de conscience. Jerry Lee Lewis est pire que lui. Vient de se faire jeter de son école religieuse lorsque Johnny le rencontre dans les studios Sun. Un drôle de zozo, sûr de sa supériorité sur tous les autres, mais notre grand gentleman sudiste n’est pas très différent des bluesmen noirs qui sont sûrs d’avoir choisi la musique du Diable. Jerry Lou le répète à l’excès, seront tous maudits, sont en train de perdre la vie éternelle puisqu’ils jouent la musique satanique, et hop, après son sermon apocalyptique il enfile un boogie démentiel sur son clavier. C’est plus fort que lui, les voies du Seigneur sont impénétrables, il vous attire malgré vous vers le mal…

Cash n’est pas aussi admiratif envers Sam Phillips. Lui reconnaît mille qualités. Sans lui et son intuition géniale du rock and roll, rien ne serait arrivé, ils lui doivent tout. Mais certains sont plus favorisés que les autres. Comprenez Johnny Cash. Sam offre une Cadillac à Presley et une Cadillac à Carl Perkins, les remercie pour leurs succès, mais lorsque I walk the Line troue les charts, macache pour le macaque Cash. Sam ne mélange pas les torchons et les serviettes. Les rockers ont droit à une Cadillac, mais pas le countryman…. Cash fait bon cœur contre mauvaise fortune, mais Sam Phillips refuse de surseoir au projet de Johnny qui rêve d’enregistrer un album de… gospel. Décidément pas le genre de la maison ! Cash changera de crèmerie. Ira sur CBS.

L’on sent chez Cash un amour sans faille pour Carl Perkins. Le pense aussi doué que Presley, l’arrive même en première partie à enflammer la salle bien mieux qu’Elvis en vedette. Cash rappelle que le King n’a jamais composé un morceau, lorsque le fatidique accident de voiture coupe Carl de son succès et que désespéré par la mort de son frère il - lui qui n’avait jamais été le dernier à lever le coude – s’adonne à mort à l’alcool… Lorsque Carl part à la dérive, Cash lui propose la place de guitariste dans son orchestre. Tous deux se soutiendront tant bien que mal, et s’aideront à couper les têtes renaissantes de leurs hydres addictives respectives. Cash avoue qu’il a honte d’être sous le feu des projecteurs alors qu’un guitariste de la valeur de Perkins est derrière lui, dans l’ombre.

Un autre Perkins. Il existe des vidéos où l’on voit Luther Perkins jouer aux côtés de Cash. Son air affolé, ses regards qui cherchent du secours autour de lui, son attention inquiète dès que ses doigts touchent une corde de sa guitare, font rire. Luther n’était pas un virtuose, avait du mal à retenir un riff, l’était si maladroit que pour se tirer de la panade, il s’ingéniait à trouver des raccourcis pour jouer facilement les passages difficiles. Johnny n’est pas dupe du peu de capacité d’improvisation de son guitariste, n’en est pas pour autant dédaigneux de ce balancement rythmique qui est devenu l’ossature et la marque de fabrique du son unique de l’orchestre de Johnny Cash. Sans Luther, Cash aurait-il atteint à la virtuosité d’une redoutable simplicité qu’est le drapé funèbre de sa voix, ce phrasé si particulier qui tangue fortement dans les tempêtes les plus violentes et emporte les débris du monde sur son passage.

Très belle évocation de Roy Orbison, encore un transfuge de Sun. Habitèrent vingt ans côte à côte. Pour le meilleur d’une amitié sans faille et le pire. La mort de Claudette, la femme de Roy, disparue en 1966 dans un accident de moto, et celle plus mélodramatique de ses deux jeunes garçons en 1968, dans un incendie qu’ils avaient allumé en jouant avec des allumettes dans leur chambre… Roy inconsolable enfermé chez ses parents ne voulant recevoir personne… le grand trou, le passage à vide, la vie qui reprend peu à peu, un nouveau mariage, de nouveaux enfants, le succès qui revient après une longue éclipse et un malaise cardiaque fatal en 1988... Roy avait voulu que Cash rachète le terrain de la maison incendiée afin que personne d’autre ne s’installe sur les lieux. Après le décès de Roy, Cash offrira le terrain au fils de Roy.

Moins connu que les précédents, Jack Clement, qui travailla chez Sun et que Cash retrouvera à plusieurs reprises au hasard ( désiré ) de sa discographie. Loue sa manière de produire, de trouver d’instinct l’arrangement adéquat à chaque morceau, une manière de faire sans anicroche avec les musiciens, un jugement d’une grande justesse, une habileté diabolique, aussi à l’aise dans le studio qu’à traiter le business dans le bureau.

Réflexe de rocher, nous n’avons parlé que des rockers, Cash est avant tout un country man. Déroule toute l’histoire du country dans cette autobiographie, de la Carter Family à Emylou Harris, de Merle Travis à Gene Autry, s’emploie à expliquer ce qui le sépare du mouvement Outlaw, ce n’est pas qu’il ne partage pas la révolte d’un Waylon Jennings, d’un Willie Nelson, d’un Kris Kristofferson, mais sans insister il donne l’impression de penser que sa musique, textes et paroles, prend en compte une plus large dimension de l’Homme, qu’elle vise à une universalité qui n’appartient qu’à lui.

L’explosion country dans la société américaine ne le séduit pas entièrement. Dénonce la mode, la musique country est née d’une civilisation disparue. La misère et la dureté des temps l’ont engendrée, aujourd’hui l’on s’habille country, l’on mange country, l’on consomme country alors que les fans sont issus d’une civilisation urbaine et industrielle. Cash retourne à la maison de son enfance, il ne reconnaît plus rien, les bulldozers ont tout renversé et aplani. Toutes les parcelles ont été réunies en un vaste champ. Une société ‘’agricole’’ gère la production.

Cash ne se contente pas des noms célèbres, à plusieurs reprises il prend soin de citer et de détailler le rôle de tous ceux qui ont travaillé pour lui, autant le personnel de maison, que le staff organisateur de ses tournées et l’équipe qui l’accompagne aussi bien sur scène que derrière, et dans le bus. Connaît la valeur du travail, l’on ne sent chez lui aucune condescendance envers les petites mains qui s’agitent autour de lui.

Nombreuses pages sur sa famille, fier de ses enfants et de ses petits-enfants. Une attention particulière à ses beaux-fils qu’ils aient été remplacés ou encore présents. Tresse des couronnes de laurier à June Carter, sa femme. Il aime sa joie de vivre, sa sollicitude, elle l’a beaucoup aidé lorsqu’il est de nouveau retombé dans ses addictions. L’a failli en crever. Y rester. Mais dans sa tête de cabochard Johnny Cash n’écoute personne.

L’est sûr qu’il a tout connu. La misère, la richesse, les filles, la dope, la musique, le succès, les passages à vide, l’oubli, le mépris, la renaissance, la reconnaissance, la jeunesse et la vieillesse. L’a même vu la grande lumière lors de l’opération de la dernière chance due à une attaque d’autruche. L’a tourné un film sur St Paul et écrit un roman. Des années sur la route à sillonner les Etats-Unis, l’Europe et le reste du monde. La consécration. N’est jamais aussi bien que chez lui. La plupart des chapitres portent le titre de ses résidences préférées. Le retour au calme et à la terre. La joie de pouvoir enregistrer enfin des disques rien que lui et sa guitare. La voix cassée mais chargée de son poids de chair et de souffrance humaine.

N’y a qu’une chose qui manque à Johnny Cash. N’a pas besoin de Jacques Chancel pour lui demander en dernière et subsidiaire question : Et Dieu dans tout ça ? N’est pas plus absent à la fin du bouquin que présent à son début. Mentalité américaine bien profonde. Qui explique aussi bien des aspects réactionnaires d’une certaine idéologie nationale. Une ombre sur l’existence qui oblitère l’âme du pécheur moyen. Terriblement efficace. Cash se sent en règle. Se dit justifié. Il a fait tout ce qu’il faut, et tout ce qu’il ne faut pas. L’est pacifié. A confiance. Perso, beaucoup moins en Dieu qu’en Johnny Cash.

Damie Chad.

HORSE’S NECK

PETE TOWNSHEND

( Christian Bourgois Editeur / 1986 )

 

J’ignorais tout de l’existence de ce livre jusqu’à ce que je le trouve sur la brocante du coin. Encore une de ces petites merveilles dont se débarrassent systématiquement les bibliothèques publiques depuis ces dernières années, sans être complotiste, à voir tous les chefs-d’œuvre de la haute littérature que je n’arrête pas de récupérer pour quelques maigres oboles, j’en arrive à m’interroger sur l’existence d’un vaste plan secret d’abêtissement systématique de la population organisé, sans tambour ni trompette…

Le livre est sorti en langue anglaise en 1985, sa traduction française l’année suivante. Je me demande pourquoi a subsisté de par chez nous le titre original. L’expression horse’s neck aurait-elle une signification spéciale en le luxuriant shakespearian langage ? Cette encolure de cheval désignerait-elle une particulière courbure du corps féminin ?

Petite notification : Pete Townshend - précisons-le pour de jeunes lecteurs - fut le leader et l’acrobratique guitariste des Who, groupe mod qui fit avec les Rolling Stones, les Kinks et les Beatles les délices du Swinging London dans les années soixante. Townshend, pour avoir écrit les lyrics de My Generation et de Tommy, le presque premier opéra-rock de l’Histoire - fut très vite auréolé d’une flatteuse renommée d’intellectuel. Un peu comme John Lennon chez les Beatles, mais il faut dire que ce Horse’s Neck apporte une caution bien plus solide à cette réputation que le In His Own Write ( En Flagrant Délire ) Lennon, que nous avons chroniqué ( en je ne sais plus quelle livraison ! ) et qui malgré toute la sympathie que nous pouvons porter à la personne de son auteur, ne s’élève pas plus haut qu’une pochade dadaïsto-surréaliste.

Nonobstant le fait que les amateurs des Who ne trouveront rien à se mettre sous la dent dans ce bouquin quant à l‘existence de ce groupe culte, il faut avouer que Townshend atteint à une densité d’écriture qui peut rivaliser sans peine avec la majeure partie de la production littéraire contemporaine.

Mais de quoi parle cet opuscule - l’est vrai qu’il n’est pas très épais, moins de cent cinquante pages, et composé de treize textes plus ou moins indépendants. Pete Townshend nous prévient dans une très courte préface qu’il n’a pas raconté simplement sa propre vie, en effet ce n’est pas simple. S’amuse un peu avec les psychanalystes en décrétant que sa mère est un personnage de ce livre, mais qu’elle change d’apparence sans arrêt. Remémorons-nous la célèbre invitation de Jim Morrison à sa génitrice, ‘’mother, I want to violate you’’, de quoi mettre en émoi tous les adeptes lacaniens de service, oui certes baiser sa mère peut passer pour une agréable occupation, mais très vite notre narrateur abandonne celle-ci pour nous conter ses désirs, très souvent phantasmatiques, de jeunes filles. Comme par hasard notre héros est souvent membre d’un groupe de rock, qu’il soit une star ou un jeune ado, il semble avoir du mal à séduire les délurées, rame pas mal, et rien n’est vraiment certain, comme dit Eddy Mitchell dans sa chanson par hasard intitulée M’man : ‘’ ce n’est pas moi qui choisit’’. Pour la meilleure histoire de la série, Sherlock Holmes oblige, notre héros quitte son statut de rocker pour celui tout aussi intermittent de détective…

Et ce satané cheval quand est-ce que l’on aperçoit le bout de sa queue ? Dès le début. Bébé Townshend a été abandonné sur une dune, n’est pas mal installé, voit le sable, la mer et les bateaux, première fois - il a tout juste dix-huit mois - qu’il prend conscience de lui-même, qu’il existe - il jouit de la plénitude de sa propre présence mais n’est pas encore conscient du vide qu’il ressent. Et qui se concrétise. Son père et sa mère le rejoignent au galop de leurs chevaux, lui jettent un coup d’œil, s’embrassent à pleine bouche et s’éloignent aussitôt à toute vitesse. Baby Pete aurait aimé lui aussi que sa mère déposât un baiser sur ses lèvres mais elle avait apparemment mieux à faire.

Inutile de tourner autour du pot de chambre, un ou plusieurs chevaux passeront modestement leurs têtes, de temps en temps, au travers de ces textes qui parfois ressemblent à de véritables poèmes en prose. Les passionnés d’équitation n’y trouveront pas leur compte. Il est clair et net que nous avons affaire à des équidés symboliques. Nous éviterons le clin d’œil aux Horses de Patti Smith, ce n’est pas que tous les personnages du livre n’ont jamais touché à rien d’autre qu’une vulgaire cigarette, l’est clair qu’ils ont avalé ou inhalé des choses pas très catholiques, ne sont pas toujours clean, mais faut chercher dans une autre direction. A la limite l’on pourrait tenter une analogie avec l’intérieur de la tête qui ne tourne plus très rond de certains d’entre eux, mais ce serait exagéré de les assimiler aux coursiers de la folie.

Reste la solution qui saute aux yeux, ces étalons ne sont que les représentations métaphoriques des énergies sexuelles, souvent bridées par les réserves des cavales rétives. Les derniers textes confirment cette interprétation. L’auteur se retrouve tel qu’en lui-même la médiocrité le maintient. N’est pas meilleur qu’un autre, mais il se console en pensant qu’il n’est pas pire non plus. Même que parfois il a rêvé qu’il chevauchait une pouliche encore plus belle que sa mère. Rien de plus décevant qu’un complexe d’Oedipe dont on défait si facilement le nœud, vous tirez par un bout et hop tout vient. Du coup notre intellectuel nous sort son traité de sociologie comparée. Les temps ont changé, de nos jours on ne laisse plus les jolies petites filles se promener toutes seules dans la rue. Seuls les laids et les forts ont droit à la liberté. O tempora, o mora, a-t-on envie de s’indigner avec l’antique Cicéron, nous sommes à la fin du bouquin, et la morale finale est d’une décevante platitude !

Erreur, il reste encore deux pages, et Pete Townshend nous exécute un de ces sauts de l'ange qui firent sa gloire sur les plus grandes scènes du monde. Plus le moulinet donchiquotien et le riff destructeur qui allaient avec. Sûr qu’entre le rock’roll et la littérature, il existe quelques accointances. Ah, vous voulez de l’amour, en voici, sur la lagune, Le Jour de la Saint-Valentin, 1982, et bien non, vous obtiendrez encore mieux, vous aurez du sexe, ne se sent pas pousser des ailes mais un zizi dionysiaque avec lequel il embroche vigoureusement le cheval blanc qu’a emmené un couple de cavaliers, mais ce n’est pas tout, vous avez eu le sexe, voici maintenant le don divin du mythe, l’orgasme accompli, notre cavalier saute sur le dos de Tir-Na-Nog qui galope vers les écumeuses vagues océanes…

Un beau texte. Je vous en laisse percer la signification ultime. A thing of beauty is a joy for ever nous a dit John Keats, sans doute est-ce cette piste qu’il faut suivre…

Damie Chad.