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06/03/2019

KR'TNT ! 409 : JOHNNY STRIKE / TONY JOE WHITE / GLORY JIZZY / L'ECHO RÂLEUR / AMERICAN BANDSTAND / FLÂÂÂSH

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 409

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

07 / 03 / 2019

 

JOHNNY STRIKE / TONY JOE WHITE

GLORY JIZZY / L'ECHO RÂLEUR / FLÂÂÂSH /

AMERICAN BANDSTAND

TEXTE + PHOTOS SUR :  http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Le Crime était presque parfait

Johnny Strike vient de casser sa pipe en bois. Ce nom pourtant frappant ne parlera qu’aux seuls fans de Crime, le groupe phare de la scène punk de San Francisco en 1976, et très certainement l’un des groupes les plus intéressants de l’histoire de la scène californienne. Ils initièrent le punk-rock américain avec «Baby You’re So Repulsive», un single qui par sa violence reste l’un des modèles absolus du genres. Mais Johnny Strike et ses amis cultivaient une autre obsession : la stoogerie à deux guitares. Frankie Fix et Johnny Strike croisaient le fer dans les flammes : on parle ici de Frankie & Johnny, la renaissance du mythe.

C’est James Conrad qui raconte l’histoire de ce groupe invraisemblable dans un vieux numéro d’Ugly Things. Il titre : ‘Too wild for the radio’ et c’est parti ! Conrad en fait quatorze pages ! C’est illustré avec les photos de James Stark. Flying V, Les Paul, perfectos, biker caps, ces quatre mecs ne lésinaient pas sur l’attirail. Conrad rappelle qu’aucun groupe de San Francisco ne sonnait comme Crime - Their music was loud, raw, untamed and agressive - Frankie & Johnny avaient pour influences le Velvet et les Stooges. En peu de temps, ils allaient créer leur légende avant que les problèmes d’ego, d’échec commercial et d’héroin addiction ne viennent à bout de leur détermination.

Frankie & Johnny ne sont pas californiens. Ils ont grandi en Pennsylvanie. Ils se sont rencontrés très jeunes. Avant de s’appeler Fix, Frankie s’appelait Marc d’Agostino et Johnny s’appelait Gary John Bassett. Pourquoi le choix de Johnny Strike ? C’est tout simplement un hommage à Johnny Thunders, qui était son guitariste favori. Quand plus tard les Dolls viendront jouer à San Francisco, Johnny Strike sera très fier de transporter Johnny Thunders dans sa ‘52 Buick Special.

Un goût prononcé pour la musique et la délinquance rapproche les deux amis. Ils collectionnent les délits de fuite, fument de l’herbe et se livrent au vandalisme. Un flic prend Johnny en grippe et le met dans son collimateur, alors Johnny comprend qu’il faut s’arracher vite fait. Où ? En Californie. La Pennsylvanie présente tous les défauts : répression policière et hivers rigoureux, alors que la Californie présente tous les avantages : tolérance policière et soleil à gogo. Ha ha ha, le choix est vite fait !

En 1972, Johnny se tape un trip en Angleterre et tombe sur Bowie, Roxy et la tournée des Dolls. Wham bam ! À son retour, il propose à Frankie de monter un groupe. C’est aussi simple que ça. On part toujours de triple zéro. C’est la partie la plus précieuse d’une vie de rocker, celle du rock’n’roll dream.

Johnny explique dans une interview qu’en 1976, il n’y a pas de scène à San Francisco. Pour lui les Tubes sont du bad glam. Berk ! Il trouve les Flamin’ Groovies médiocres. Il les connaît bien, puisqu’ils répètent au même endroit. Mais les Groovies se moquent du look dollsy de Frankie & Johnny, alors Johnny leur rend la monnaie de leur pièce : Fuck those guys ! Ils se prennent pour qui, ces branleurs ? Le plus drôle de l’histoire est que Frankie & Johnny récupèrent Ron the Ripper qui était le batteur des Chosen Few, c’est-à-dire les pré-Groovies. Ron the Ripper qui s’appelait en réalité Ron Greco explique qu’il a été viré du groupe suite à un show au Fillmore en première partie de l’Airplane. Ils s’étaient retrouvés sur une scène immense et ne s’entendaient pas les uns les autres. Manque d’expérience. En 1965, il n’y avait pas de retours sur scène. Comme tout foirait et que Cyril était en colère, Ron a servi de bouc émissaire, même s’il continuait à jouer correctement.

Frankie & Johnny commencent par abandonner leur look glam pour aller sur un look cuir noir - Very lean and mean - En hommage aux Spiders From Mars, ils choisissent de s’appeler the Space Invaders, puis ils optent pour Crime. Ils enrôlent un batteur nommé Ricky Tractor et en 1976, ils entrent au Blue Bear Studio enregistrer leur premier single, «Hot Wire My Heart»/«Baby You’re So Repulsive». Wham boom boom boom/ Shoot you right down ! - Three-chords blietzkrieg powered by chain saw guitars and sloppy drums - Ça reste imbattable.

Et c’est là que commence le chemin de croix de Crime. Ils jouent leurs slabs de controlled chaos dans des clubs de San Francisco et se taillent très vite une belle réputation de violence sonique. Et pas que sonique. Ricky est rapidement viré du groupe. Il prend trop de drogues et un certain Brittley Black le remplace. Frankie & Johnny ne voulaient pas entendre parler du look punk importé d’Angleterre dès le début de l’année 1977. No way. Comme les Nuns, ils tenaient à leur identité visuelle qui était le cuir noir. Ils allaient même commencer à porter des uniformes de flics américains. Dans les concerts de Crime, on se bat et les flics font systématiquement des descentes. Les photos de scène de James Stark ne montrent que du Raw Power. Quand les Pistols viennent jouer leur dernier show au Winterland de San Francisco, on propose à Crime le third slot sur l’affiche, c’est-à-dire la troisième position. No way ! Pas question de jouer avant les Pistols, ni même avant les Ramones. Ils préfèrent aller jouer au San Quentin State Prison. Ils montent sur scène fringués en flics et la femme de Frankie danse avec le groupe. Vous voyez le délire ?

Et puis un jour Hank Rank devient le batteur/manager du groupe. Son plus gros boulot consiste à maintenir le groupe en état de fonctionnement. Frankie & Johnny commencent à se chamailler. Johnny est trop prolifique et Frankie lui en veut. Et plus, Frankie veut arrêter la guitare pour devenir le chanteur du groupe, alors Johnny doit le recadrer. No way ! Hank fait un véritable travail de régulateur - Frankie had an out-of-control ego and an out-of-control drug problem - Ça fait beaucoup. Puis Hank finit par se lasser et il quitte le groupe - It became painfully clear that when heroin came into the band, we were doomed - D’où le titre de cet énorme album compilatoire, San Francisco’s Still Doomed paru en 2004 sur le label de John Reis, Swami Records. Les ceusses qui n’ont pas le single y retrouveront l’apoplectique «Baby You’re So Repulsive», qui est au rock américain ce que «New Rose» est au rock anglais : un réveil en fanfare. Mais l’album grouille de smoking beasts, comme dirait Tim Warren, du calibre d’«I Knew This Nurse», extrêmement punk mais heavy, au sens stoogien du terme. On dira la même chose de «San Francisco Doomed», qui est même encore plus stoogy, avec un incroyable déploiement d’énergie. Frankie & Johnny n’en finissent plus de stooger leur viande, et quand on aime ce son, alors c’est une sorte de paradis infernal, une luxation du luxe intérieur dans l’émancipation caractérielle des affres schizoïdales. Avec «Piss On Your Dog», ils tapent dans le génie sonique, ils chantent à deux voix avec une grosse cocote au cul du cut. C’est d’une rare élégance, Frankie & Johnny remettent le trash-punk sur son trente-et-un. Encore deux stoogeries patentées avec «I Stupid Anyway» et «Twisted», tous les deux remontés à la manivelle de tortillette, réflexe purement ashetonien. Ces mecs jouent au long du cut, ils tapent dans l’ambiance de Search & Destroy, c’est le même son efflanqué, mauvais, hagard. On peut même dire que «Twisted» est stoogé dans l’âme, car monté sur la descente d’accords de Wanna Be Your Dog. Oui, Crime est le groupe le plus stoogé du ciboulot d’Amérique. Ils repartent de plus belle en B avec «Rockabilly Drugstore». On sent chez eux le même genre de cohérence que chez les Dwarves. Ils savent exactement ce qu’ils veulent. Il y a moins de son en B, car s’est une session différente enregistrée en 1978. Par contre, on voit remonter d’autres influences, comme celle des Heartbreakers dans «Flipout», avec un around digne d’Iggy, et celle des Dolls dans «Yakusa». Retour aux Stooges avec «Rockin’ Weird» et un violent cocktail cocotal. Ils font du pur Raw Power, ils jouent en permanence avec le feu. S’il fallait résumer leur son d’un seul mot, ce serait virulence.

Paru en 2013, Murder By Guitar 1976-1980 - The Complete Studio Recordings fait un peu doublon avec l’album précédent, puisqu’on y retrouve tous les gros cartons de Crime, mais cette compile propose des cuts complémentaires sur lesquels il n’est décemment pas possible de faire l’impasse. Un bon exemple avec «Maserati», fantastique hymne au iron jet, cut de rock extraordinairement profilé au beat dansant, that’s right ! Autres exemples avec ce rockab criminel qu’est «If Looks Could Kill» et cette horreur rampante qu’est «Lost Soul», montée sur un heavy drive de Ron The Ripper. Sinon, on retrouve toute la collection des hits fatidiques, «Terminal Boredom» (il s’ennuie comme un rat mot, le Boredom de Crime est encore pire que celui des Buzzcocks), «Dillinger’s Brain» (fantastique partie de chœurs d’artichauts, punk-rock dynamique en diable, Frankie & Johnny avaient the power !), «Cime Wave» (lancé aux sirènes de police, yeah yeah, tension maximaliste), «Piss On Your Dog» (gras et rampant, on descend à la cave), «Rocking Weird» (emmené ventre à terre), «San Francisco’s Doomed» (joué aux pires clameurs de Frisco), et puis bien sûr «Hot Wire My Heart» (tout Sonic Youth vient de là, de cette tension et de ces chœurs ressuscités d’entre les morts) et «Baby You’re So Repulsive» (l’archétype du punk-rock universel, chanté au dégueulis de baby baby t’es si dégueulasse). Frankie & Johnny avaient une aisance indiscutable, un son, une insistance et une sacrée longueur d’avance sur toute cette scène punk californienne un peu inepte qui allait tenter de les égaler sans jamais y parvenir.

Brittley Black revient battre le beurre dans Crime qui enregistre son troisième single, «Maserati»/»Gangster Punk». Joey D’Kaye remplace Ron the Ripper. Quand Ron revient dans le groupe, Joey passe au synthé. Mais Brit aime trop le booze, la coke et les pills, et les concerts commencent à se raréfier. B-Square, le label qui vient de les signer, les paye en coke : one bag chaque semaine. Avec ça, ils ne vont pas loin. Johnny propose d’arrêter les drogues et de repartir à zéro en écrivant de nouveaux cuts, mais Frankie ne veut pas. Johnny : «So that was that». Joey : «Basically, Crime ended not with a bang but a whimper.» Un gémissement.

Johnny monte ensuite un duo electropunk avec Joey D’Kaye : Vector Command. Ils font tous les deux de la sinister lost sci-fi darkwave qui n’intéressera que les amateurs de ce son. Ils disent chercher la voie de l’electro cyberpunk et des primitive drum machines, the Blade Runner aesthetics, the Velvet Underground deconstructed noise. Très ambitieux. Leur album intitulé System 3 finit par paraître en 2018. Il faut savoir rester patient !

On trouve un autre album de Crime sur le marché : Hate Us Or Love Us We Don’t Give A Fuck, considéré par Conrad comme un semi-bootleg. Niveau son, on a une purée de rêve digne de Metallic KO. Dès «Raw Rumbe», on les sent hantés par le Raw Power. Ils plongent «Hot Wire My Heart» dans une mélasse stoogienne et ce diable de Johnny Strike n’en finit plus de multiplier ses incursions intestines. Ce boot est un document précieux car il permet de mesurer l’énergie considérable que dégageait ce groupe sur scène. Ils enfilent leurs cuts comme des perles et l’ensemble donne une superbe purée dégénérée. En B, on trouve une version live de «Baby You’re So Repulsive» encore plus dévastatrice que l’original, comme si c’était possible. On entend aussi une annonce radio pour la promo du groupe : «Frisco only rock’n’roll band !» Ça se termine avec un «Pregnant & Punished» allumé à coups de Strike. Ils développent une énergie à la MC5, c’est très spectaculaire, mille fois plus punk que les Damned.

Après la fin de Crime en 1982, Johnny Strike reste inconsolable. Pour lui, Frankie était un terrific vocalist and my favorite guitarist. Johnny se désintoxe et ne voit plus Frankie. En 1989, il apprend que Frankie remonte Crime avec Brittley et Ripper. Johnny refuse de participer à la reformation. Quand il voit le groupe sur scène, il est horrifié : «Après deux morceaux, Frankie allait changer de costume. Jusqu’au moment où il se retrouva enfermé dans la loge. Alors le guitariste se mit à chanter. Il sonnait comme un mauvais Neil Young.» Frankie essaye ensuite de redémarrer une carrière solo, mais tout foire. Il se retrouve à la rue, homeless. Joey le voit faire la manche sur Polk Street. Il lui file vingt bucks en chialant et quelques mois plus tard, le premier août 1996, Frankie Fix meurt à l’hosto. Il a 47 ans. Johnny et Hank assistent aux funérailles. Fin du rock’n’roll dream. Ricky Tractor avait déjà cassé sa pipe en bois. C’est ensuite le tour de Brittley Black, en 2004. À l’age de 48 ans.

Après Crime, Hank Rank se recycle dans le cinéma underground. The Devil And Daniel Johnston, c’est lui. Il gère aussi une grosse galerie d’art, The Complex, sur Market Street.

Johnny Strike devient auteur à succès underground, après avoir suivi les cours de littérature de William Burroughs à l’université de Boulder, au Colorado. Et en 2005, il remonte Crime avec Hank Rank ! Wham bham boom again ! Johnny n’accepte pas l’épitaphe de Joey : «Crime ended not with a bang but a whimper, but too bad he wasn’t around for the bang to come !» Eh oui, Johnny veut le bang ! Il embauche Pat Ryan des Nuns, Mickey Tractor des Phantom Surfers et Michael Lucas on bass. On les invite à jouer au festival punk Road To Ruins en Italie. Here we go ! Et en 2007, ils enregistrent Exalted Masters. C’est une bombe, une de plus. Au dos de la pochette, on voit que Johnny Strike et Hank Rank ont pris un coup de vieux. Brett Stillos, aka Count Fink, remplace Pat Ryan et Michael Lucas. Le groupe n’a rien perdu de son extrême virulence. Johnny chante «Across The USA» et installe Crime dans le chaos d’antan. On entend même le solo du «Fat Back» de Link Wray repris par Ivy. Que de son ! L’ombre de Johnny Strike plane au-dessus du disque comme celle d’un vampire. Il joue «Clown Bitch» aux clameurs du MC5, avec des intrusions intestines. Quelle présence diabolique ! Quel beau rock à guitares ! Et ça continue avec «Lil Sis», Hank Rank claque ça à la claquemure et les deux guitares cramoisies vitriolent le son, ces mecs sur-jouent le rock, ils fonctionnent à l’énergie marémotrice, les deux guitares mènent la meute, on se croirait à Detroit. Ils sortent un son moderne et classique à la fois, ils fondent leurs chorus dans d’indescriptibles brouettes de brouets. Retour aux Stooges avec «SS Blues» - Ain’t got nothin’ to lose - Et le lose pourrait bien être celui d’Iggy. Ils terminent cette fulminante A avec un «Yeh Yeh Girl» visité par les vents violents du Sonic trash. Ils nous refont le coup du Search & Destroy en B avec «Your Generation», ils créent la même tension dans l’épaisseur de la nuit urbaine, comme s’ils se stoogifiaient à vue d’œil. Mais c’est avec «Hate Train» qu’ils remportent la victoire définitive. Johnny Strike connaît tous les secrets du Hate Train. Il sait lancer son affaire, il sait foncer dans la nuit et pousser des ah-ah ouuuh d’antho à Toto. C’est embarqué ventre à terre, avec tous les réflexes stoogiens de come around à la clé - Into the wild blue/ On and on and on and on and on - Ça file, c’est fou ! Fin de party glorieuse et tellement électrique.

Puis Johnny a l’idée de mettre ses textes sur des background soundscapes. Il baptise le projet Naked Beast. Hank Rank qualifie ça de «pretty dark and Crimey.» L’album paraît en 2017.Pas facile à trouver. Mais quel album ! En plein dans le mille, une fois de plus. Dès «Gnostic Wolf», on constate que la niaque de Strike est intacte - Come on baby/ Take a ride/ On the magic bus - Il sort sa plus belle cocotte. C’est encore un long cut gorgé de Detroit Sound, avec de vieux relents stoogy, in the deep blue sea and under the moon. «Emergency Music Ward» qui ouvre le bal de la B vaut aussi le détour. Johnny Strike reste fidèle à ses allégeances, il recharge sa chaudière en permanence. Il fait aussi un joli coup de spoken word envoûtant avec «Crazy Carl’s Thing». C’est une présence à la Henry Rollins, mais en plus chaleureux. Johnny sait riffer un cut, comme on le constate encore une fois à l’écoute d’«Another Station» - One two three four five - Il égrène les chiffres de sa bonne vieille riffalama d’exception. Hank Rank bat bien le beurre et Roger Strabel ramène un excellent bassmatic. Ils bouclent ce très bel album avec «Remote Viewers», une grosse débinade de garage punkoïde. Johnny Strike reste irréprochable jusqu’au bout du bout. C’est lui le real Godfather of American punk. Il n’a jamais baissé la garde. Il nous dit adieu avec cette fabuleuse fin de non recevoir.

Il existe un autre projet parallèle de Johnny Strike : TVH. Un album intitulé Night Raid On Lisbon Street est sorti en 2002. Biff O’Hara (drums) et Jimmy Crucifix (bass) l’accompagnent. Ils reprennent le vieux hit de Crime, «Hot Wire My Heart» et c’est atrocement bon. Johnny Strike n’a rien perdu de sa niaque. On retrouve une fabuleuse ambiance à la Crime dans «Yo Slim Fats». Johnny Strike balance sa purée, c’est un vieux riffeur, il se livre à son sport préféré. C’est du punk-rock de Frisco, coco. Johnny Strike ramène toute sa vieille hargne restée intacte. C’est gagné d’avance, ce mec ne sait faire qu’une chose : jouer à la vie à la mort. Voilà bien une fantastique descente aux enfers - You better watch out - Encore un extraordinaire shoot de Strike of it all dans «Tibetan Head». Ces mecs sont bons, ça riffe à qui mieux-mieux. Ils développent tous les trois des dynamiques vertigineuses. Encore pire : «Last Fair Deal Gone Down». Johnny Strike gratte sa vieille cocotte - I love the way you do - Effarant, c’est bardé d’ultra-présence in the face, avec une admirable descente de basse sous la cocotte. Voilà encore une énormité monumentale, oh Johnny. Ces mecs ne s’arrêtent jamais, surtout pas Johnny Strike. Il se livre ici à une stupéfiante lysergie de rockalama de Rocamadour. Le problème, c’est que tout est bon sur cet album, on voit Johnny Strike descendre les accords des Buzzcocks sur «Wigger» et donner une belle leçon de morale avec «Black Light». Ils rampent dans l’ombre humide comme ce n’est pas permis. Johnny Strile est un peu comme son idole Johnny Thunders, un jusqu’au-boutiste patenté. Ils tapent «Pacific Coast Highway» au punk de Crime de Strike, c’est une reprise de Sonic Youth, un tintinnabulage de punk-rock new-yorkais, un chaos sonique qui convient parfaitement à un expert du chaos. On reste dans le festin de son avec «Ghost Town». Ces mecs cuttent leurs cuts avec une aura légendaire et des chœurs des Carpathes. Johnny Strike joue dans le cambouis et fait voler sa Flying V. Fuck the world qui est passé à côté de Johnny Strike ! On assiste plus loin avec une fantastique glissade dans le gloom avec un «Dope Dolls» qui sonne comme une véritable déclaration d’intention - When I saw you at the night club - Sacré Johnny, always on the run.

Tant qu’on y est, on peut aussi jeter un coup d’œil sur le petit livres d’images de James Stark, The Band Crime Punk 77 Revisited, paru en 2009 chez un petit éditeur de San Francisco. Stark y raconte sa relation avec le groupe et avec ce punk-rock qu’il aimait tant, loud, out of tune and in your face. Quand il voit Crime pour la première fois, ça lui rappelle the Velvet at Andy Warhol’s Eploding Plastic Inevitable, at the Dom - The music was loud and dissonant - Comme Danny Fields, James Stark est aux premières loges. Il apprécie le fait que Crime organise ses concerts, fabrique ses affiches et distribue ses disques. Pour lui, Crime devait devenir énorme, mais le sort en a décidé autrement. Dans les pages d’introduction du livre, un nommé Jack H. se souvient que Stark pilotait une Norton Commando et qu’il était à l’affût du next big thing. Il rappelle aussi que Stark a dessiné le logo de Crime, qu’il leur a fait des posters, qu’il les a photographiés et qu’il les a aidés à trouver un vrai look. En gros, nous dit H, Stark a joué un rôle considérable dans ce qu’il appelle the Crime mystique.

Stark : «I went to the first Crime show in early 1977 and walked out thinking, ‘Boy, did they look cool...’» Stark raconte aussi l’épisode de l’enregistrement du premier single au Blue Bear Studio, en novembre 1976. L’ingé son leur dit qu’ils ne peuvent pas jouer aussi fort. Wham bham boom ! Frankie & Johnny jouent à fond, comme ils ont envie de jouer - They were after an authentic sound, something like an old Charlie Patton blues record - Le son, toujours le son. Rien que le son. Puis Stark raconte qu’à l’arrivée d’Hank Rank, ses rapports avec le groupe ont changé. Il ne s’entendait pas bien avec Rank qui prenait un peu trop le leadership du groupe - He seemed like a spoiled rich kid, so I moved on to other things - Voilà comment et pourquoi James Stark a pris ses distances avec ce groupe qu’il appréciait au plus haut point.

Signé : Cazengler, Johnny (la) trique

Johnny Strike. Disparu le 10 septembre 2018

Crime. Hate Us Or Love Us We Don’t Give A Fuck. Planet Pimp Records 1994

Crime. Murder By Guitar 1976-1980. The Complete Studio Recordings. Kitten Charmer 2013

TVH. Night Raid On Lisbon Street. Flapping Jet Records 2003

Crime. San Francisco’s Still Doomed. Swami Records 2004

Crime. Exalted Masters. Crime Music 2007

Naked Beast. Naked Beast. Guitars And Bongo Records 2017

Vector Command. System 3. HoZac Records 2018

James Stark. The Band Crime Punk 77 Revisited. Last Gap Of San Francisco 2009

James Conrad. Crime. Too wild for the radio. Ugly Things #43 - Winter 2016/2017

Sur l’illusse : Johnny & Frankie.

 

White spirit - Part Two

 

— Vous avez vu cet homme qui rampe, là-bas ?

— Il n’a pas l’air d’aller bien... Il me fait penser au sergent Diggles qui rampait avec une flèche dans le dos, après l’attaque des Mescaleros, à San José...

— Sauf que cet homme n’a pas de flèche dans le dos, mais vous avez raison, il paraît mal fichu. Approchons-nous et voyons si on peut encore lui venir en aide...

L’homme est en effet très mal en point. Au prix d’efforts surhumains, il a réussi à s’adosser à une palissade en bois et tente de retrouver son souffle. Il avoisine la soixantaine mais le cheveu ne blanchit pas. Il porte un grand chapeau noir et des lunettes noires très ordinaires. Il ne porte d’ailleurs que du noir. Caractéristiques d’un caractère bien trempé, deux plis profonds encadrent une bouche aux lèvres minces et s’achèvent en bajoues. Ses doigts courts et boudinés indiquent la pratique d’un instrument à cordes. Il respire faiblement.

— Monsieur ! Monsieur ! Comment vous sentez-vous ?

L’homme répond en chantant, mais dans un râle à peine audible.

— I got so lonely... Yes so lonely... I could die...

— Mais je connais cet air... Bon dieu, mais c’est bien sûr ! Il s’agit d’«Heartbreak Hotel» ! Monsieur ! Monsieur ! Êtes-vous chanteur ?

— Well since my baby left me...

— Non, ça ne peut être Elvis, car il est déjà mort et enterré... Mais cette belle interprétation vaut largement la sienne !

— Plutôt que de s’extasier, ne ferait-on pas mieux d’appeler un médecin ? J’ai vraiment l’impression qu’il va nous claquer dans les pattes !

Au prix d’efforts encore plus surhumains, l’homme reprend son chant de mort :

— You keep Bad Mouthin’/ I’m sure gonna put you down...

— Extraordinaire ! Voyez comme cet homme swingue son mood sur le beat de «Memphis Tennessee» ! Soit il est mourant, soit il est vermoulu. Au fond, c’est la même chose. Vous allez me demander pourquoi je vous dis que c’est la même chose. Très simple, cet homme chante le swamp, le swamp mythique où tout meurt pour renaître.

Après un long moment de silence, l’homme psalmodie un air connu :

— Baby please don’t go... Down to New Orleans...

— Aw my God ! Cet homme chante comme une vieille star ensorcelante ! Cette voix moribonde portée par un tempo séculaire nous plonge au plus doux du Bayou. Quel sortilège ! N’incarne-t-il pas le mystère des bayous de Louisiane ? Je suis prêt à parier vingt euros que l’homme que nous voyons là en train d’agoniser n’est autre que Tony Joe White ! Vous tenez le pari ?

— Oh c’est trop facile ! Je l’avais reconnu avant vous. On devrait se dépêcher d’appeler un médecin ! Il a l’air de baisser...

— Non attendez, il a encore un truc à nous dire...

— I’m gonna move to the country... And find a piece of ground...

— Apparemment, il aimerait bien trouver un petit coin de terre pour sa tombe.

— No, no, no... A cool town woman... Who sure enough would hunt me down...

— Ah il veut refaire sa vie avec une Cool Town Woman. Fantastique ! Il nous fait vraiment du swamp cadavérique. Mais il ne le fait pas à l’édentée, comme un nègre, c’est encore autre chose. Son style relève plus du gondolage que provoque l’humidité. Profitons-en avant qu’il ne s’éteigne, car il s’agit d’une véritable aubaine !

— You knock me out... Right off my feet... Hoooo hoooo... Talk that talk...

— Vous l’avez reconnu, ce truc ?

— Ben oui, c’est «Boom Boom», le vieux hit de John Lee Hooker...

— Bravo ! Ce mourant rivalise de magie noire avec ce vieux Hooky qui assommait ses conquêtes pour les ramener chez lui et les baiser dans son lit, gonna shoot you right down, right off your feet, and take you home with me, ce vieux gredin d’Hooky ne faisait que du hot sex dans son Boom Boom, et il aimait bien quand elle lui chuchotait des cochonneries dans le creux de l’oreille, le whisper in my ear, on voyait bien qu’il bandait, I love that talk, tell me that you love me, talk that talk, on a là l’un des plus gros grooves sexuels du siècle ! Du niveau de James Brown dans «Sex Machine» !

L’homme aspire une grande goulée d’air et reprend péniblement :

— Just hand my head and cry...

— Voilà qu’il nous fait le coup du slow blues. Tendons l’oreille, car sa voix faiblit terriblement. Il nous plonge avec ce blues dans les profondeurs du désespoir !

— In a mighty long time... If I don’t hurry up and go... I think I’ll go on out of my mind...

— Il va finir par mourir de désespoir s’il continue ainsi. Ce slow blues résonne dans la nuit du Sundown des champs de coton. N’avez-vous pas l’impression que les fantômes d’esclaves s’expriment à travers ce moribond ? Brrrrrrrr. Pour un peu, il nous foutrait la trouille, avec ses conneries !

L’homme reprend, toujours plus lancinant :

— This woman got a three bedroom condominium...

— Encore une histoire de bonne femme ? Il conserve tous ses réflexes, apparemment, même si son histoire de Rich Woman Blues sonne comme un blues de dernier râle. Il veut rendre un dernier hommage à cette femme riche qui lui filait du blé quand il crevait de faim. Voilà qui est très chevaleresque. À l’article de la mort, la grande majorité des gens sont plus préoccupés d’eux-même que des autres. Prenez-en de la graine !

Après d’interminables minutes de silence, l’homme lâche dans un souffle :

— I don’t know where I’m going... Going to heaven or hell...

— Il ne fournit plus aucun effort. Il joue le blues du long fleuve tranquille et évoque ses Awful Dreams. Ça ne sert à rien d’appeler le médecin. De toute façon, vu la classe de cet homme, ça m’étonnerait qu’il accepte de finir sa vie dans un Epad. Regardez, mes paroles semblent le galvaniser !

En effet, l’homme s’agite :

— Can’t go down... Any dirt road... by myself !

— Il tatapoume son boogie-blues tout seul. On dirait un vieux classique de Charley Patton, oui, c’est ça ! «Down The Dirt Road Blues», que Wolf avait appris à jouer avec son vieux maître ! C’est le boogie blues des origines, écoutez ce qu’il en fait, c’est très édifiant ! Sa vieille glotte flappie bat la chamade ! Vous savez à quoi me fait penser ce dernier spasme ? À celui de Johnny Cash. Les grand hommes ont ceci de commun qu’il s’arrangent toujours pour impressionner le monde jusqu’à leur dernier souffle. Vous vous souvenez des dernières paroles d’Apollinaire ?

— Sous le pont Mirabeau...

— Ah non, ce n’est pas ça du tout ! Ce que vous pouvez être con ! On parle de choses sérieuses et vous badinez ! Atteint de la grippe espagnole, Apollinaire supplia le médecin du fond de son lit : «Sauvez-moi, docteur, j’ai encore tant de choses à faire !»

Signé : Cazengler, Tony Joe Moite

Tony Joe White. Bad Mouthin’. Yep Rock Records 2018

 

01 / 03 / 2019MONTREUIL

LA COMEDIA

GLORY JIZZY / L'ECHO RÂLEUR

Je ne suis pas raciste mais enfin que font tous ces gens bizarros sur le trottoir de la Comedia, plus possible de poser un pied devant l'autre, z'ont un look étrange, un peu comme tout le monde mais légèrement décalé. Un je ne sais quoi, un presque rien jankélevitchien ( de garde ) qui attire l'attention, un peu tous les âges, partagent cet air de complicité innocente des larrons en foire qui s'apprêtent à subtiliser le porte-monnaie des ménagères de plus de cinquante ans. Je sais bien que tout le monde déteste la police, mais là une vérification d'identité s'impose, embarquez-moi ce ramassis d'individus suspects au plus vite ! Le pire c'est à l'intérieur. Me croyais en sécurité accoudé au comptoir, ne voilà-t-il pas qu'ils débarquent. Une file ininterrompue. Des sans-gêne, ne filent même pas une obole participative pour les groupes, passent tranquilles comme si le local leur appartenait. Ne savent même pas ce qu'ils veulent, dix minutes ne se sont pas écoulées qu'ils ressortent tous en groupe, je les suis discréto car ces gaziers mon flair me dicte de les tenir à l'œil. Traversent la rue et s'alignent sur le mur d'en face. Au moins on pourra les fusiller sans trop de mal, j'en profite pour les compter, vingt-huit, Se mettent à respirer très fort et à remuer leur langue dans leur bouche, ressemblent un peu à des handicapés mentaux évadés de l'asile, d'ailleurs le grand aux cheveux blanc dans son kilt on n'aura pas de mal à le rattraper, préfère ne pas vous parler des filles, elles ont entassé sur le devant de leurs corsages un véritable stand de brocante, et le gars au milieu avec cette espèce de débris de clavier de piano – ce doit être l'infirmier qui fidèle à son serment d'Hippocrate les a suivis dans leur évasion – il a bien du mal à calmer leurs simagrées. Les fenêtres du voisinage s'ouvrent et les gamins se pressent sur les balcons – comptez toujours sur l'indocile engeance des gosses pour les situations ubuesques. L'a enfin obtenu le calme notre carabin, appuie sur une touche, et hop, ils ouvrent tous le bec comme les chœurs de l'Armée Rouge à la veille de la bataille de Stalingrad, aux étages les pères de famille dégainent leur portable pour immortaliser la scène, j'y suis, que n'y ai-je pas pensé, le mystère s'éclaircit, l'énigme du sphinx est enfin élucidée, l'affaire des douze cadavres des catacombes est dénouée, c'est la chorale rock qui répète avant d'assurer la première partie des Glory Jizzy !

L'ECHO RÂLEUR

Occupent la grande salle, l'on a poussé les guéridons et calé les fauteuils de ( faux ) skaï contre le mur, les spectateurs sont coincés contre le bar ou agglutinés en des recoins improbables. Suis relégué derrière les messieurs, je ne vois que leurs mollets poilus qui surgissent de leurs kilts – z'en ont tous revêtus un – telles les fanes maigrelettes de radis étiques, j'avoue que cette vision ne me produit aucune émotion orgasmique, j'aurais dû intuiter et me retrouver de l'autre côté en bordures des filles, comme lot de consolation j'ai le bourdon de ces voix mâles et graves dans les oreilles. Si vous vous attendez à entendre le Requiem de Mozart ou celui – bien plus beau - de Gabriel Fauré, vous êtes dans l'erreur, d'abord notre formation n'est accompagnée par aucun instrument, même pas une paire de castagnettes ou un triangle isocèle, voire un meuglement discret de cloche à vache folle, non nos mâles highlanders ne font pas mumuse avec une cornemuse, et les fillettes fifrelettes ne s'embêtent pas de clarinettes, uniquement les voix nues. Bon maintenant ils agrémentent la tourmente, ne restent pas plantés comme des lampadaires éteints le long d'une rue cafardeuse, z'ont un plus : la danse. Je n'ai pas dit non plus que vous avez des tutus rose bonbon poursuivis par des satyres nijinskiens sur le plateau de l'Opéra Garnier, non une simple gestuelle qui oscille entre tectonique burlesque et ces ébauches de mimes rituels qui accompagnent les comptines enfantines des cours de récréation. Une espèce de commentaire des bras et des mains pour spectateurs malheureusement sourds. Se tapent sur le corps à l'instar des acteurs shakespeariens, font des mimiques humoristiques en guise de parlotes rigolotes, ressemblent un peu à ces politiciens qui gesticulent pour vous convaincre que si tout augmente, c'est pour votre bien.

Peut-être aimeriez-vous toutefois les entendre, tout au moins être abreuvés de notules pédagogiques quant à leur répertoire. Débutent par Les Négresses vertes. Je n'ai rien contre les négresses, ni les vertes, ni les pas mûres, ni de toutes les couleurs, mais perso le rock alternatif français des années quatre-vingt me hérisse, mauvais choix si j'en crois mes goûts d'autocrate chroniqueur, l'est vrai qu'ils se donnent du mal pour me faire avaler la pilule, notre quarterons de faux écossais mugit comme une corne de brume dans la tempête, et sur le rivage les voix aigrelettes des femmelettes en attente des hardis marins se font douces comme la funèbre prière des morts, l'on est tout de même loin des chœurs du Vaisseau Fantôme de Wagner. L'Echo Râleur c'est plutôt ambiance kermesse populaire. Frites molles et barbes à papa au poivre. Bons enfants, mais garnements qui lancent des pétards sous les jupes des matrones qui s'accaparent les slows ventripotiquement langoureux. Les titres frisent un peu trop avec la variétoche, bien sûr il y a le Cayenne de Parabellum et ils termineront sur la tarte à la crème, que dis-je la bouchée à la reine au ris de veau engraissé à la farine de poisson, Queen, la caution rock des bobos depuis que le public de la revue Rolling Stone leur a décerné le titre le plus grand groupe de rock du monde.

Excusez-moi de râler un peu, c'est l'écho sonore comme disait Victor Hugo qui m'y pousse. En leur genre ils sont très bien, mettent du cœur à l'ouvrage, z'ont le chœur qui bat fort, y eut des beaux tutti, fruités comme des truites saumonées dans les remous d'une onde claire coulant allègrement entre les rives escarpées d'un rapide torrent, des envolées lyriques en grands coups de vent talentueux qui vous transportaient très loin à la manière de la rafale qui souffle au début du Magicien d'Oz, des canons décisifs qui se répondaient à la façon des bombardes qui crachèrent le feu et emportèrent la décision à la bataille de Crécy. Cela se passait en l'an de grâce 1346, bonnes gens, fallut cent ans pour bouter les fils de la perfide Albion hors du royaume, un peu stupidement puisque six  siècles plus tard on accueillit leurs indignes et insignes rejetons avec une ferveur qui depuis ne s'est jamais démentie et qu'on leur tressa des couronnes de laurier à rendre Jules César jaloux lorsqu'ils revinrent au début des années soixante avec leurs divisions de choc : Shadows, Stones, Animals, Kinks, Who, Yardbirds, Pretty Things, les saintes phalanges des anges tonitruants...

Terminent sous une pluie d'applaudissements, ils l'ont mérité, sont sympathiques, se mêlent au public de Glory Jizzy qui arrive en nombre, aident à vider les fûts de bière jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une seule goutte, et grâce à eux personne sur cette malheureuse planète en perdition qui est la nôtre ne pourra plus accuser le public de la Comedia d'obtuse intransigeance rockenrollesque, et de ce manque d'ouverture d'esprit si révélateur des chapelles rock.

GLORY JIZZY

Enfin du rock ! En grammage, face à L'Echo Râleur ils ne font pas le poids, ne sont que trois, mais proviennent d'une autre dimension. Sont jeunes, déjà quarante concerts à leur actif, les dents de lait, longtemps qu'ils les ont remplacées par des crocs de tigres cruelliques assoiffés de sang. Théo Enandora officie à la batterie. L'a le look des années soixante, chemise impeccable mais rehaussé d'une cravate colorée qui vous cingle les pupilles d'un coup de cravache. Un garçon pressé, l'est clair qu'il ne faut pas l'interrompre lorsqu'il speede sur ses fûts. Genre ne me dérangez pas, faut que je rattrape le train en courant, un jeu d'enfant pour moi, même s'il est parti depuis une demi-heure. L'assure grave, remplit toutes les cases, surfe sur la vague. Précis, rapide, efficace. Un pousse-au-crime, un hurluberlu avec des baguettes qui vous fait des crochets de libellules, des zigzags d'enfoiré, qui envoie à chaque fois le bouchon un peu plus loin. Je vous préviens un gars comme ça dans un combo, c'est un problème. Des robinets qui fuient de partout et la baignoire qui déborde à la manière d'un tsunami.

Sur sa gauche Arthur Larrouy. Facile à reconnaître, l'a l'œil qui saigne une bande écarlate zèbre son visage, une cicatrice sanglante, de celles que les pirates arboraient fièrement lorsqu'un sabre d'abordage leur avait entaillé la figure, outre cette peinture de guerre, s'affaire au chant et à la guitare. Pour la six-cordes l'a son parti-pris pour juguler le déferlement de son batteur. Fait comme vous quand vous noyez une portée de chatons, vous leur tenez la tête sous l'eau dans votre poing fermé, pas question qu'ils remontent le long de votre bras. Solution simpliste, suffit de passer par-dessus les rafales maximales de Théo, les recouvrir, d'une épaisse couche de riffs, bref vous en avez un qui se livre à un mouvement ascendant vers les astres et l'autre qui essaie de l'enfoncer au plus profond de la terre. Par contre l'a intérêt à foncer rapide comme l'éclair, car le Théo il n'a de cesse que de sortir du terrier obstrué. De cette complicité guerroyante naît une espèce de groove grommelant en sourdine alors que l'ensemble file à la vitesse d'un hors-bord souverain. Vous avez compris à eux deux, ils n'ont besoin de personne pour incendier l'atmosphère.

Oui, mais ils ont un bassiste. Porte sur sa tête des cornes de taureau démonique, torsadées comme les colonnes du temple de Dagon que Samson projeta à terre afin d'écraser ses ennemis. L'a un sourire ambigu. L'a rehaussé ses lèvres d'un rouge carminé, comme s'il voulait détenir et réunir en son être les symboles de l'unicorne virile et le signe de l'ouverture de la féminité exacerbée. C'est un bassiste. Je sais, je l'ai déjà dit, mais ce n'est pas de ma faute, c'est un bassiste. Je n'y peux rien. A peine Maxime Clair a-t-il touché sa basse, que vous faites la différence. Le bruissement d'un essaim de guêpes sauvages et mordorées emplit la salle. Rajoute sa tonne de grains de sel au combat contre l'ange que se livrent guitare et batterie. Vous vouliez du grunge, vous en remplit la grange. Une avalanche d'ambroisie fonce sur vous et vous submerge. Un velouté d'asperge au venin de mygale.

Les Glory Jizzy n'y vont pas de main morte, vous en donnent pour toutes les rivières d'argent et pour toutes les mines d'or que vous n'aurez jamais. En plus ils adoptent la tactique la plus explosive du rock'n'roll, vous refile une merveille pour commencer les festivités, mais chaque nouveau morceau se doit de reléguer le précédent au rang de vulgaire camelote. Vous croyiez avoir atteint le bonheur, mais ce n'était qu'une erreur, juste le paillasson boueux au bas de l'escalier des titans que vous allez escalader. Et sur ce, le balafré éructe dans le micro, Arthur vous hameçonne l'âme avec un méchant phrasé, puis il se retranche derrière sa guitare, pour mieux revenir et vous éviscérer de son vocal chirurgical.

Infernaux, devant la scène, c'est la chienlit absolue, difficile de savoir si le bras que vous agitez est le vôtre et votre corps tamponné ne vous appartient plus, les filles survoltées demandent à être promenées à bout de bras brandis comme des tomahawks, surnagent un moment sur le haut de la houle et puis elles disparaissent happées en d'insondables tourbillons. Jusqu'à maintenant les Glory Jizzy se sont contentés de déchaîner l'ouragan rock'n'roll, mais ils jugent le moment propice pour déclencher l'éradication des espèces vivantes – un truc pas vraiment écologique mais foutrement rock'n'roll - et Arthur nous promet deux titres punk. Deux trombes zombinoïdes apocalyptiques qui conduisent l'assistance aux portes de la folie impure. Heureusement il se fait tard, et il faut arrêter les frais ( particulièrement brûlants ), sans quoi vous n'existeriez plus à l'heure qu'il est. Nous non plus, mais l'on s'en moque, puisque l'on aurait eu le suprême avantage de voir les Glory Jizzy, avant de succomber en un spasme final. Gloire aux Jizzy !

Damie Chad.

 

AMERICAN BANDSTAND

DICK CLARK with FRED BRONSON

( COLLINS PUBLISHERS / 1997 )

 

L'ai saisi dans ma poigne d'acier dès que je l'ai aperçu sur l'éventaire de mon soldeur itinérant préféré. Je n'en ai qu'un seul exemplaire m'a-t-il informé. Arrivé à la maison j'ai compris pourquoi personne ne s'y était rué dessus, vient tout droit des Etats-Unis et l'est rédigé en langue ricaine. Un peuple malappris qui ne sait même pas parler le français. Mais comme ils ont inventé le rock'n'roll, on ne leur en tient pas trop rigueur. Bref me suis efforcé de le lire in extenso – y a beaucoup de photos - rien que pour vous en rendre compte. Chez Kr'tnt on ne sait pas quoi faire pour rassasier l'insatiable curiosité de nos lecteurs.

L'est ici question d'un temps que les moins de vingt ans ( multipliés par trois ) ne peuvent pas connaître. Comment le rock'n'roll né dans le minuscule studio de Sam Phillips in Memphis, Tennessee, a-t-il embrasé le monde entier ? Posée ainsi si péremptoirement la question exige une seule réponse. Bien sûr qu'il s'agit d'un phénomène d'une grande complexité, mais beaucoup de ceux qui ont participé de près ou de loin à sa naissance se sentent des ailes d'ange déchu leur pousser dans le dos d'autant plus longues à rayer les parquets de la renommée qu'ils furent davantage actés qu'acteurs.

En tout cas Dick Clark revendique sa part du gâteau. S'en explique longuement en quatre fois. Un chapitre pour chacune des quatre décennies durant lesquelles il présida la célèbre émission American Bandstand. N'en fut pas le créateur, l'était animateur de radio, comprendre disc-jockey et surtout money-entourloupeur entre édition musicale et création de labels lorsqu'il lui fut proposé de devenir le présentateur de l'émission télévisée Bob Horn's Bandstand à la place de Bob Horn qui possédait un taux de sang trop peu élevé dans son alcool. Bandstand à l'époque était une télé-diffusion locale sise dans la région de Philadelphie. Contrairement à ce que l'on pourrait accroire, ce n'était pas une émission spécifiquement musicale, elle était avant tout un programme de danse. Certes l'on interviewait quelques chanteurs, on passait quelques extraits filmiques dans lesquels ils interprétaient un de leurs succès, mais la séquence la plus importante consistait à écouter des disques. Comme à la radio, mais comme montrer un disque qui tourne en rond sur son électrophone risque de lasser le spectateur, l'on eut l'idée d'occuper l'écran en faisant danser des jeunes gens. Dick Clark hérita de cette formule. Il ne la révolutionna point mais il sentit le vent souffler. Prit ses fonctions en juillet 1956, l'année Presley par excellence. Rock'n'roll was here, l'était temps à Peggy Lee et à Bing Crosby de passer la main à la jeune génération. C'était la bonne idée, en 1957, ABC rachètera Dick Clark's Bandstand qui désormais diffusée nationalement se nommera American Bandstand.

Les années cinquante furent les années d'or de Bandstand. De nombreuses biographies de nos rockers préférés exaltent leur passage dans l'émission, mais c'est un peu la pointe de l'iceberg qui flotte au-dessus de l'eau, Clark s'intéresse avant tout à la montagne invisible sous les flots, les danseurs. Des jeunes gens, bien élevés, blanc de peau, souvent de confession catholique, propres sur eux, cravate pour les garçons, jupe  pour les filles, l'on danse ensemble, on évite les attouchements trop prononcés, dès qu'il est possible l'on sépare les sexes ( mot auquel l'on pense toujours mais que l'on se doit de ne jamais prononcer ) de chaque côté du plateau... De sages jouvencelles sont assises sur des bancs, jouent le rôle de potiches, Dick Clark debout derrière son pupitre mène le show, l'est armé d'un téléphone qui lui permet d'être en relation avec les équipes techniques et le staff qui l'avertit des problèmes qui surviennent inopinément.

Musicalement, mais répétons-le Clark ne s'attarde pas dessus, cite les noms et montre les photos de Bill Haley, Buddy Holly, Fats Domino, Jerry Lee Lewis, Little Richard, insiste surtout sur l'aspect sociologique de son émission. Grâce à lui le rock'n'roll entre dans les foyers et bon gré mal gré formate peu à peu les oreilles des parents qui apprennent à apprivoiser le monstre. A la manière de ces gens qui détestent les animaux mais qui prennent un chat pour faire plaisir à leurs enfants... Bandstand c'est aussi l'intrusion des noirs dans le paysage ambiant. Le rock n'est-il pas autre chose que de la musique de nègres chantée par des blancs. Ces années cinquante dureront jusqu'en 1964. L'on assiste au changement, au glissement intervenu au début des années soixante. Eclate le scandale payolaïque des dessous de tables que les compagnies de disques versent aux producteurs et disc-jokeys pour favoriser leurs poulains, une pratique commerciale des plus courantes dans tous les domaines économiques, mais l'establishment soulève ce faux scandale pour casser les reins à cette musique qui implique des changements de mœurs peu favorables au respect des institutions du système. Il ne faudrait pas que les jeunes soient gagnés par des idées utopiques voire révolutionnaires... Les patrons de Clark le contraignent à abandonner ses tripatouillages quant aux droits de certaines chansons, ou alors de quitter son rôle de présentateur. Clark assure qu'il fit le mauvais choix, il restera à la TV et perdra ainsi beaucoup d'argent que ses activités commerciales lui auraient rapportées... La programmation change. Fabian, Bobby Riddel, Bobby Vee, Frankie Avalon proposent un rock plus sucré qui enchante les jeunes filles... Le twist débarque avec Chubby Chekker... En 1961 Connie Francis ouvre la porte à la mode des groupes de chanteuses noires, Angels, Blossoms, Bobettes, Caravelles, Chantels, Chiffons, Chordettes, Cookies, Crystals, Dixie Cups, Jelly Beans, Martha and The Vandellas, Marvelettes, McGuire Sisters, Patti Labelle and the Blue-Belles, Ronettes, Secrets, Sensations, Shangri-Las, Sherry, Shirelles, Supremes, Sweet Inspirations, Toys se succèdent, souvent des voix de rêve ou d'innocence perverse... le son Tamla Motown domine le monde.

En 1963, le disque She Loves You des Beatles présenté à Banstand fait un flop. Swan Records qui n'a vendu que 50 000 exemplaires se retire du jeu et Capitol flaire le bon coup et prend la place. Les Fab Four éclateront vraiment en 1964. Une ère nouvelle commence. Bandstand s'ouvre au mouvement hippie. Les Mamas & Papas traumatisent Dicky, non seulement ils ne portent pas tous le même costume et l'un des membres ( il ne cite pas son nom ) ne correspond pas aux canons de la beauté habituelle, un peu trop enveloppé. L'aurait tout de même pu ajouter que Cass Elliot possédait une voix de miel. Le monde change. La jeunesse n'est plus ce qu'elle était. Elle se drogue. Quand on pense que lorsque Banstand a commencé il était stipulé dans les contrats des danseurs qu'il était interdit de boire des boissons alcoolisées et de fumer. Des cigarettes !

En 1964 Bandstand abandonne Philadelphie pour Los Angeles, trois ans plus tard la couleur envahit l'écran. Ce n'est pas un hasard si la plupart des photos du bouquin sont en noir & blanc. Ce sont les années 70 qui seront la grande décennie de Jim Clark, pour une raison qui ne nous agrée point. Le disco triomphe et Clark avoue son péché-mignon, c'est-là son style de musique préférée. Rock'n'roll, Bubblegum, Disco, la pente est rectiligne et signifiante, Clarky s'attarde sur les Osmond Brothers et Village People... programme Abba, Telma Hopkins, Donna Summer, Gloria Gaynor. L'impasse sur le punk reste impressionnante. Ce sont les années glamour de Bandstand, l'émission suit la courbe de l'évolution des mœurs et de la technique : le plateau de danse est plus vaste, les caméras portatives permettent de suivre au plus près les mouvements des danseurs, les éclairages sont plus brillants, filles et garçons se mélangent, blancs, noirs et minorités ethniques cohabitent et se touchent de près...

La dernière décennie sera mortelle. En 1981, MTV file un coup de vieux à Bandstand. La vidéo tue le cours de danse. Chaînes locales et nationales se sont multipliées, Bandstand ne règne plus en maître sur le marché, l'émission assiste impuissante à sa dégradation, elle qui présentait une heure et demie de programme cinq fois par semaine est réduite à la portion congrue, une demi-heure en dehors des heures de grand audimat... En 1987, Clarc essaie une dernière manœuvre syndicative, celle de vendre le contenu de l'émission à plusieurs diffuseurs. Les chaînes câblées ne se pressent pas, et quand elles achètent c'est pour remplir les créneaux de nuit, quels sont les ados prêts à se lever à trois heures du matin pour regarder des artistes qui passent sur d'autres chaînes à des heures d'écoute plus agréables !

Clark plie boutique. En 1988 Bandstand entre dans la légende. Dicky atteint les soixante balais, l'est fatigué, l'est temps pour lui de profiter de la vie... Reste les photos à regarder. Le livre en est rempli, se termine sur un dernier bouquet, Jackson 5, Cyndi Lauper et Bon Jovi... Si nous étions américains sans doute déborderions-nous de souvenirs et aurions-nous de temps en temps l'âme empourprée de douces nostalgies, mais en tant qu'incorrigibles petits froggies nous préférons de loin notre vision mythique du rock'n'roll, tel que nous l'avons vécu, interprété, et recréé à l'image de nos rêves. Le parcours grand public de Dick Clark ne nous agrée pas. Trop entertainment à notre goût. Nous préférons la branche dissidente, elle peut croiser de temps en temps celle de Tin Pan Alley, mais elle prend racine davantage dans les eaux du Delta que dans les faux ors de Broadway...

Damie Chad.

 

FLÂÂÂSH

BENJO SAN & GROMAIN MACHIN

 ( COLLINS PUBLISHERS / 1997 )

 

Désolé ce n'est pas un livre sur les bienfaits de l'héroïne. Ni une chronique sur Flash le roman de Charles Duchaussois qui en 1970 fit triper toute une génération de lycéens. Ce Flâââsh-ci participe d'un innocente manie partagée par de nombreux contemporains. Celle du tatouage. Par chez nous elle est restée pendant très longtemps l'apanage des mauvais garçons, se cantonnait le plus souvent à quelques signes symboliques, le quinconce des cinq points d'enfermé entre quatre murs pour les prisonniers par exemple, au milieu des années soixante-dix les groupes proto-rockabilly l'adoptèrent sous forme de dessin colorés tout aussi déclaratifs, la tête de loup ou de renard transpercée d'un poignard et d'un commentaire vindicatif style Vaincu mais pas Soumis... Aujourd'hui cette pratique s'est largement répandue, l'est même devenue une mode bobo. L'on est parfois surpris en dénudant une jeune fille de bonne famille. Que voulez-vous, dans la société du spectacle même le fait de s'encanailler ne dépasse pas le niveau de l'image.

Ce n'est pas tout à fait un guide style tout ce que vous devez savoir sur le tatouage en dix leçons, plutôt un mix qui allie tatouage et bande dessinée. La rencontre paraît naturelle, c'est pourtant la première fois, à ma connaissance, qu'elle est mise en scène. Par la même occasion le bouquin renvoie à une mode qui envahit voici deux ou trois ans les étalages des distributeurs de journaux. Celle des albums de coloriage. Pour adulte. Le même procédé que pour les gamins, les contours d'un dessin que l'on se doit de colorier. Evidemment on y a trouvé d'autres enjeux que les infâmes barbouillages des têtes blondes, on ne les a pas affublés du nom péjoratif et subalterne de bariolages mais on les a présentés comme des albums anti-stress. Un bon coup publicitaire, qui consistait à appliquer l'esthétique du mandala à une occupation jusque-là dévolue aux mioches. L'on en a vendu quelques centaines de milliers d'exemplaires et puis le public s'est lassé...

Benjo et Gromain se sont partagés le boulot, ne perdez pas votre temps avec la généreuse idée de l'entraide mutuelle, vous savez dans la vie moins on en fait... je soupçonne ces deux lascars d'être des adeptes du Droit à la Paresse de Paul Lafargue, se refilent le bébé à la moindre échéance. N'ont peut-être pas tort, car le résultat est désopilant. Ce qu'il y a de terrible avec les tatoueurs lorsque vous vous promenez dans une convention tatoo c'est qu'ils ont tous d'immenses classeurs à vous proposer. Sont remplis de dessins – les fameux flashs – qu'ils se proposent de vous inoculer dans l'épiderme. Au bout d'une centaine, la tête vous tourne, vous ne savez plus où la donner – de toutes les manières personne n'en veut, preuve qu'elle ne vaut pas grand-chose – c'est comme quand Tante Agathe voulait changer la tapisserie du salon, et que vous feuilletiez les lourds registres des spécimens du tapissier, non celui-ci il est trop cela, et celui-là il est trop ceci...

Le Benjo San est un fin psychologue, l'a compris que le choix d'un tatou c'est comme la rencontre amoureuse, tout se passe dans les premiers instants, sans quoi vous aurez beau ramer pendant dix ans l'affaire ne sera jamais conclue, alors l'a demandé un coup de main à son pote Gromain Machin. Ecoute mec, on partage, cinquante-cinquante, toi tu baratines et moi je refourgue en bout de course les icônes. Alors le Gromain de sa petite menotte il s'est attelé à la seule chose qu'il sait si bien faire dans sa vie : une bande dessinée, vous met le Benjo San en scène dans son atelier de tatoueur - je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais si j'étais Benjo, j'aurais mis une petite note pour avertir le futur client qu'il ne ressemble en rien à cet Hamster Jovial dénudé et désopilant sans quoi terminé les clientes futures – et puis au fur et à mesure des désidérata de la clientèle, le Benjo il vous exhibe selon la thématique proposée quelques flâââshiques suggestions idoines. Homme libre toujours tu chériras la mer, ne faut pas contrarier les poëtes, alors sur cette thématique baudelairienne voici les fins voiliers et les portraits de pirates.

Arrêtez de rêver, le libéralisme triomphant de ces dernières années nous l'a appris, rien ne vaut la sous-traitance surtout quand c'est le client qui s'en charge, si voulez que la mer soit bleue et la barbe du capitaine rousse, prenez votre boîte à feutres et fiez-vous à votre sensibilité artistique, le Gromain vous file le cercle chromatique en coin de page pour vous rappeler qu'il existe des couleurs froides comme des serpents et d'autres chaudes comme des crêpes à la confiture à la framboise.

Fini l'océan sauvage, l'est rempli de plastique, alors on pour oublier, au client suivant l'on se rabat sur les petits oiseaux et les animaux tout mignonitos, j'ai l'impression que le tandem San-Machin bat un peu de l'aile romantique, car chacun dans son style rivalise en mauvais goût, je sais bien que ce dernier ne se discute pas plus que les couleurs, mais voici justement que quelques pages plus loin – je saute les têtes de mort qui pourraient renseigner le lecteur sur sa destinée finale – nous abordons la colorisation de la rose, question épineuse, si vous tartinez les pétales en monochrome, l'on ne voit plus rien, retour illico au circulo chromatoc, dans la vie tout est question de nuance et de doigté.

Le plus dur est à venir. Deux horreurs monstrueuses. Benjo San et Gromain Machin à colorier. Deux vieillards putrides présentés en nourrisson. Deux images aussi obsédantes qu'une nouvelle de Lovecraft. Deux visions symboliques de la décrépitude de notre société qui ne s'effaceront plus jamais du vitrail de votre conscience. En plus ne manquent pas de toupet puisqu'ils nous suggèrent de les embellir. Après tout chacun est libre de choisir son suicide.

Mais ce n'est pas tout. Pour une fois voici un livre qui conjugue beauté grimaçante et utilité pécuniaire. Pouvez aussi vous en servir comme album de découpage. Vous détachez - sans la déchirer, faites gaffe nom de Zeus, l'image que vous aimeriez vous faire tatouer une partie de votre corps ( je n'ose imaginer laquelle ) charnue ou rétractile, et vous courez à l'enseigne de La Brûlerie, le bourreau Benjo San fera son office. C'est le moment de nous quitter sur une poignée de Gromain Machin.

Damie Chad.