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22/05/2019

KR'TNT ! 420: SAM PHILLIPS / MIKE WILHELM / CRITTERS / PANIK LTDC / NAKHT / RAT TAT TAT TAT / DIG IT ! / WASSUP ROCKER ?

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 420

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

23 / 05 / 2019

 

SAM PHILLIPS / MiIKE WILHELM

  CRITTERS / PANIK LTDC / NAKHT

RAT TAT TAT TAT / DIG IT ! / WASSUP ROCKER ?

TEXTES + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Uncle Sam

Quelque part au fond d’une humble cellule cistercienne, le moine Guralnick se livre corps et âme aux affres des vertiges de l’abnégation maximaliste. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, mais son esprit ronfle comme le turbo-réacteur d’une centrale atomique. Il a déjà consacré dix années de sa féroce dévotion à Saint-Elvis dont il relate la geste en deux tomes, avec la minutie d’un apothicaire et l’acuité introspective d’un confesseur. Par son côté pénétrant, le verbe du moine Guralnick frise parfois le blasphème. Ses pairs comme ses lecteurs se demandent parfois jusqu’où le moine Guralnick peut aller trop loin.

Du haut d’une chaire en bois sculpté, Cowboy Jack Clement déclara un jour : «Si Elvis est une star, alors Sam Phillips est une superstar !» Cette sentence teinta tant et tant aux oreilles du moine Guralnick qu’il décida voici quelques années de se jeter à nouveau corps et âme dans l’étude de la vie d’un Saint. Il s’agissait bien sûr de Saint-Uncle Sam. Ce qui nous vaut un copieux volume, capable de caler la plus branlante des armoires normandes. L’objet vaut le coup d’œil : plus haut que large, râblé, court sur pattes, bien ramassé, aussi orange que le logo d’une entreprise de travaux publics, une vraie bible de sinécure !

Le moine Guralnick nous brosse dans cette saga le portrait d’un homme qui échappe définitivement aux normes. Il le rencontre pour la première fois lors d’une inondation et le compare à un prophète de l’Ancien Testament, à cause de son aspect et de sa façon de s’exprimer. Le moine Guralnick apprend ensuite que la famille Phillips accueillait sous son toit les nécessiteux. Quoi que vous puissiez désirer, nourriture, vêtements, abri, affection ou amour, les parents d’Uncle Sam vous laissent entrer chez eux. Ils recueillent notamment Silas Payne, un vieux métayer noir devenu aveugle des suites de la syphilis. Le vieillard est un génie du poulailler qui, même aveugle, sait compter les poules sans se tromper. Adopté par la famille, Silas Paye devint Uncle Silas. Il baptise chacune des poules, elles sont des centaines, chante des chansons et raconte au jeune Uncle Sam une Afrique qu’il n’a jamais connue. Il vivra chez les Phillips jusqu’à sa mort. C’est auprès de lui qu’Uncle Sam découvre la liberté émotionnelle et cette incroyable générosité que savent prodiguer les plus pauvres parmi les pauvres. Ces valeurs intéressent au plus haut point l’Uncle Sam en herbe.

Dès le début du récit, on voit Sam Phillips enseigner à ses fils Jerry et Knox l’importance de devenir soi-même, la nécessité de devenir rebelle sans basculer dans la marginalité, de toujours choisir l’individualisme plutôt que le conformisme. C’est son crédo : «You don’t need to be an outcast to be a rebel !» Il dit aussi un jour au moine Guralnick : «Ne laissez jamais la célébrité et la richesse interférer avec ce que vous ressentez au fond de vous, moine Peter, si vous vous savez créatif.»

À l’aube de l’ère du 706, Uncle Sam en bave des ronds de chapeau. Pas seulement au plan économique. Comme Uncle Sam reçoit des nègres dans son studio, les voisins blancs lui font des remarques perfides - Everybody laughed at me - L’humour trash des rednecks dégénérés peut aller très loin, si loin vers l’horizon : «Oh tu sens bon aujourd’hui, Sam. Comme si t’avais pas traîné avec cette bande de nègres.» Il en faut bien davantage pour détourner Uncle Sam de son objectif. En attendant, il se tape son assistante Marion Keisker qui lui est tellement dévouée qu’elle dit être son esclave, une expression d’usage courant dans cette partie du monde. L’autre personnage clé de cette époque, c’est bien sûr l’immense Dewey Phillips, le prince de l’inconvenance, le faramineux animateur de l’émission Red Hot & Blue que tous les branchouillards éclairés de Memphis écoutent, comme on écoutait le Pop Club au temps de José Arthur.

Dans la période qui précède la création de Sun Records, Uncle Sam doit travailler avec Leonard Chess et les frères Bihari, mais il comprend très vite qu’il ne fonctionne pas de la même façon. Les Bihari jouent un double jeu qui ne lui plaît pas, et Leonard Chess ne tient pas sa parole. Pour Uncle Sam, business et honnêteté sont deux mamelles libidinales indissociables. Pire encore : il découvre que Leonard le renard s’intéresse plus à l’excitment qu’au feel. Uncle Sam ne vit que pour le feel et voilà toute la différence. Tout le Sun System se situe là. Quand il dit au pauvre Malcolm Yelvington venu auditionner que sa country music ne l’intéresse pas, Malcolm lui demande ce qu’il cherche et Uncle Sam lui répond qu’il ne sait pas. Il saura quand il aura trouvé. On appelle ça une démarche intuitive. Il est en outre convaincu que la clé du mystère réside dans la connexion entre les races, il sait qu’il existe une relation spirituelle entre les blancs et les noirs, un héritage culturel qu’ils partagent depuis la nuit des temps du Tennessee. En attendant de trouver ce qu’il cherche, Uncle Sam se morfond dans son petit bouclard du 706 : «Ahhhhh, si seulement je pouvais trouver un blanc qui sonne comme un nègre et qui a le Negro feel, je pourrais devenir millionnaire !» S’il est venu s’installer à Memphis, la raison est simple. Il nourrit une conviction : cette ville regorge de talents qui n’attendent qu’une seule chose. Quoi ? Qu’on les découvre. Oh no no no, ce n’est pas une théorie de tour d’ivoire, c’est the goddamn truth ! Mais il lui faut un capital. Il va réussir à le constituer en vendant le contrat d’Elvis pour 40 000 $. Uncle Sam devient avec ce coup-là le Clausewitz du rock.

Quand il commence à travailler avec tous ces petits rockers blancs, il est convaincu qu’il tient la solution. Il a tout essayé auparavant, le hillbilly, le blues, le R&B, mais ça ne vend pas. Sun ne fait que survivre. Pénible situation. Uncle Sam sent bien que cette nouvelle musique que le Billboard qualifie de rockabilly va exploser dans le monde entier - This revolutionary music that combined raw gutbucket feel with an almost apostolic sense of exuberance and joy (Cette musique révolutionnaire qui combine le raw du slap avec une exubérance quasiment apostolique) - Aux yeux d’Uncle Sam, cette musique incarne l’essence du futur, la puissance du progrès, l’ivresse du défi, tout ce en quoi il croit mordicus cubitus. Sun Records devient vite une vraie usine. Tout repose sur la confiance qu’Uncle Sam a en lui. Eh oui, cette écurie de stars n’est en réalité qu’une petite boutique, a one-man operation. Uncle Sam encourage, enregistre, produit, diffuse, vend, promeut, il est partout. Les gens qui le voient parlent non seulement de l’intensité de sa ferveur mais aussi du vif argent de son regard. Uncle Sam est hanté par le wild sound du rockabilly, un mot qu’il déteste. L’intensité de son regard est telle qu’elle fout la trouille aux gens ! Jack Clement, du haut de sa chaire en bois sculpté dit même que «le cœur du génie de Sam était de savoir inciter les artistes à vouloir lui plaire». Ce bon Jack Clement dit aussi qu’Uncle Sam est le mec le plus dynamique qu’il ait jamais croisé dans sa vie. «There’s nobody like Sam. Il fout vraiment la trouille aux gens.»

Uncle Sam réalise soudain que le rock’n’roll peut changer le monde, grâce au défi qu’il incarne, grâce à sa liberté émotionnelle, grâce à son essence spirituelle. Il s’enflamme très vite : «Chacun des artistes qui est entré dans mon studio portait un lui une sorte croyance en Dieu, qu’il en fut conscient ou pas, qu’il l’ait exprimée ou pas, mais ils ont tous fini par me la révéler dans la façon dont ils faisaient ce qu’il faisaient.» Eh oui, pour Uncle Sam, tout cela relève de l’essence même de la spiritualité. C’est avec l’explosion de Jerry Lee dans le petit studio du 706 qu’Uncle Sam mesure l’incalculable portée de sa vision, car au commencement était non pas le Verbe, mais un tout petit laboratoire du son qui aurait su mettre le paquet sur la spontanéité plutôt que sur la perfection - A minimum of polish and a maximum of spontaneity.

Uncle Sam est un mec sérieux. Il s’angoisse facilement et un jour son médecin Henry Moskowitz lui conseille de boire un verre ou deux de temps en temps, juste pour calmer la tension intellectuelle. Relax ! Uncle Sam n’y avait jamais pensé. Il suit le conseil du bon docteur et se met à siffler des verre de whisky avec du lait. Il est ravi de constater que ça le relaxe et il est d’autant plus ravi qu’il se découvre un nouveau rayon d’ouverture d’esprit.

Lorsque Carl Perkins et Johnny Cash le trahissent en allant signer en cachette chez Columbia, Uncle Sam encaisse bien le coup. Il commence par éviter de s’apitoyer sur lui-même et se dit que la vie lui va lui réserver d’autres belles surprises. Alors here we go ! Depuis toujours, il croit dur comme fer au pouvoir de la pensée positive - the power of positive thinking - Au fond, il se dit que les pauvres Carl et Cash se font rouler par «a bunch of bullshitters talking big money» (une bande de baratineurs à la mormoille qui promettent monts et merveilles). Même chose avec Roy Orbison, lui aussi attiré par les sirènes de la bonne fortune. Mais avec Roy, c’est encore un autre problème : Roy est un perfectionniste et le perfectionnisme terrifie Uncle Sam.

Et puis à un moment donné, il finit par perdre confiance dans ses deux mamelles, le business du disque et le défi que constitue la gestion d’un label indépendant. Il voit venir les rouleaux compresseurs. Il voit venir l’emprise du very big business sur le marché du disque et le danger que ça représente pour le processus créatif. Uncle Sam décroche. Il se met à boire. Ça le relaxe. Il adore ça. Avec son gros nez rouge, il s’intéresse à l’actualité et admire Fidel Castro, c’est un héros, un révolutionnaire digne de la Révolution Américaine. L’épisode de la Baie des Cochons le choque par son côté stupide : comment ont-ils osé s’attaquer à un homme comme Castro qui défend les intérêts de son peuple ? Au plan personnel, Uncle Sam fait exactement comme bon lui semble. Il reste marié avec Becky, mais vit avec Sally. Jamais d’explications. C’est comme ça et c’est pas autrement. Si t’es pas content, c’est la même chose. He doesn’t give a fuck, comme on dit dans la région. Il se fout éperdument de ce que pensent les autres. Vers la fin de sa vie, Uncle Sam se met à prêcher des heures entières, avec ses cheveux et sa barbe rouge. Il se livre à ce que Jack Kerouac appelle the spontaneous bop prosody, ce qu’Uncle Sam appelle le free spirit.

Il accepte de tourner un docu avec Morgan Neville. Le plan de Morgan est de laisser Sam talk himself out, c’est-à-dire parler jusqu’à plus soif. Mais dans la vie de tous les jours, c’est exactement la même chose. Certains soirs, Uncle Sam convoque la famille, Jerry, Knox, Sally et leur enseigne les aspects psychologiques du business. Jerry n’en peut plus : «Ça devient ridicule, on est assis là pendant dix heures à l’écouter parler.» Uncle Sam place désormais toute sa foi dans le Verbe, non seulement pour modifier la structure des molécules et déplacer des montagnes, mais aussi pour ramener Jésus et le Rock And Roll Hall Of Fame à Memphis. Il s’épuise en vain. Le Hall reste à Cleveland et Uncle Sam ne pardonnera jamais à Ahmet Ertegün d’avoir influé pour le choix de Cleveland alors que de toute évidence, le choix de Memphis s’imposait.

Le chemin de croix de Saint-Uncle Sam est jalonné de pierres blanches, c’est-à-dire de rencontres toutes plus spectaculaires les unes que les autres. Sans Uncle Sam, pas de rock, pas de rien. On en serait restés à Perry Como. C’est aussi simple que ça. B.B. King est l’un des premiers à entrer dans le studio d’Uncle Sam, mais il joue dans un style trop prévisible, même s’il tape dans le wonderful old Mississippi feel. Mauvaise pioche, car B.B. est le cousin de Bukka White, sans doute plus intéressant. Par contre, l’exubérance de Joe Hill Louis parle plus à Uncle Sam - Let’s go hey Caldonia ! - oui, le pouvoir hypnotique de ce boogie lui plaît infiniment, il dévore des yeux un Joe Hill Louis qui se met en transe - crude, raw, perfect in its imperfection - Uncle Sam envoie l’enregistrement de «Boogie In The Park» à Jules Bihari, mais comme personne n’a signé de contrat, Bihari dit à Uncle Sam qu’il n’y a pas de deal donc il n’y a rien. Uncle Sam est tellement choqué par cette arnaque de bas étage, par cet ignoble degré de bassesse, par l’horreur de cette infamie qu’il songe à monter un label. En attendant de prendre une décision, il découvre Roscoe Gordon qui selon lui, ne joue ni du blues, ni de la pop, ni du rock - So we’re gonna call it Roscoe’s Rhythm, lui dit Uncle Sam, qui hennit d’enthousiasme comme un étalon sauvage.

Un beau jour Leonard le renard débarque à Memphis. Il flashe sur Uncle Sam et son studio. Il voit tout de suite le blé qu’il peut tirer d’un partenariat et lui propose un deal à 50/50 à la tope-là mon gars. Le premier cut qu’Uncle Sam lui envoie par la poste, c’est le fameux «Rocket 88» d’Ike Turner, qu’on dit être le premier disque de rock’n’roll. Grâce à ce coup fumant, Leonard le renard va se faire des couilles de veau d’or. Pas Uncle Sam.

Et donc enter Ike, qui vient de Clarksdale. Ike fait un carton dans le petit studio d’Uncle Sam, debout derrière son Wurlitzer et tapant comme un brute sur ses touches. Et comme l’ampli guitare est crevé, le son sort en fuzz. Dans la cabine de contrôle Uncle Sam exulte. Il saute en l’air. Cet Ike que les gens n’aiment pas va rester l’un des plus grands admirateurs d’Uncle Sam, et ce jusqu’à la fin, comme on peut le voir dans le film de Dick Pearce, On The Road To Memphis. On voit en effet entrer dans le champ un Ike dressed to kill en pantalon jaune et chemise mauve et quand Uncle Sam légèrement déstabilisé par un échange musclé lui demande : «Do you love me ?», Ike lui répond sans ambages : «You know I love you. Ain’t gonna never change.»

Après Ike, un autre géant se pointe au 706 : Wolf. Et son guitariste Willie Johnson, cherubic face and haunted eyes, qui semble jouer sur deux guitares à la fois - The dirtiest sound you could ever imagine - Uncle Sam frétille comme un saumon en rut. À ses yeux, Wolf est l’artiste définitif, «he sang with his damn soul». Wolf emprunte son howl au blue yodel de Jimmie Rodgers, mais aussi à Tommy Johnson, le bluesman de Crystal Spings, Mississippi, qui ponctuait son blues de worldless falsetto ululations. Avec Wolf, Uncle Sam trouve enfin ce qu’il cherchait : something different - The most different record I ever heard - Aux yeux d’Uncle Sam, si on ne fait pas quelque chose de différent, on ne fait rien. Quand Wolf part à Chicago en 1954 au volant d’un pick-up de 4 000 $, avec en poche les 3 900 $ tirés de la vente de la ferme que lui avait laissée son grand-père, Uncle Sam verse des larmes de sang - Wolf aurait amené une autre approche du rock’n’roll, l’équivalent d’Elvis - Et il ajoute : «J’ai eu beaucoup de chance, mais je regrette d’avoir perdu Wolf. Ça paraît dingue de dire ça, mais c’est un fait. Personne n’a pris autant de plaisir que moi dans la musique de Wolf.»

Puis il flashe comme un psychopathe sur Harmonica Frank, a beautiful hobo, short, fat, very abstract. Uncle Sam dit de lui qu’il avait une extraordinaire largesse d’esprit - He had the greatest mind of his own - Et ajoute que ceux que Kerouac appelait les clochards célestes ont par nature l’esprit beaucoup plus ouvert que la moyenne des gens - and that fascinated me from the beginning - Le problème, c’est qu’Harmonica Frank est dur à vendre. Pourquoi ? Parce qu’il faut le voir jouer. C’est un visual act, il chante avec un harmo dans sa bouche, a very fascinating character et Uncle Sam dit qu’on ne gaspille pas les fascinating characters.

Bon, Uncle Sam renâcle à monter son label. Il sait que ça va lui bouffer du temps, alors que seule la partie créative du process l’intéresse. Certainement pas la compta. Un jour Sleepy John Estes débarque au 706. Il est aveugle depuis deux ans et vient de s’acheter un dentier. Il commence à chanter et comme son dentier le gêne, il le jette à travers la pièce. Paf ! Ça frappe beaucoup Uncle Sam qui adore les gens authentiques. Alors il lui demande de ramasser son dentier et lui dit : «Save them teeth, you might have a girlfriend that you want to see» (Ramassez votre dentier, ça peut vous servir pour draguer une copine).» Malheureusement, Uncle Sam ne parvient pas à vendre Sleepy John Estes. Cet enregistrement qu’il considère comme priceless ne sortira que trente ans plus tard, en Angleterre. Voilà où réside le génie d’Uncle Sam : dans le temps qu’il accorde à tous ces artistes extraordinaires. Et c’est loin, très très loin d’être fini. Rufus Thomas passe aussi au 706 pour enregistrer le fameux «Bear Cat», pompé sur le «Hound Dog» de Big Mama Thornton, ce qui vaudra à Uncle Sam un procès intenté par Don Robey, le propriétaire du hit. Ah et puis tiens, voilà Elvis. Première session et découverte d’un son nouveau avec un Uncle Sam qui depuis la cabine lance aux apprentis sorciers : «Try to find a place to, start and do it again !» - Et vlan, c’est «That’s Alright Mama» en une prise, sans studio tricks - There was just the purity of the music - Après cette session qu’il faut bien qualifier d’historique, quand Elvis, Scotty et Bill sont repartis chez eux, Uncle Sam reste seul au 706 pour savourer ce moment. Il vient de découvrir un continent. Mais à la différence de cet abruti de Christophe Colomb, Uncle Sam ne fera pas de mal aux gens, bien au contraire. Le sommet de sa collaboration avec Elvis sera «Mystery Train» : à la fin, on entend Elvis éclater de rire. Il croyait que la prise était finie, mais non, la bande tournait - It was in Sam’s mind the very essence of perfect imperfection (dans l’esprit de Sam, on avait là l’essence de la parfaite imperfection).

Uncle Sam vend donc Elvis pour sauver Sun, mais il ne peut pas schmoquer le Colonel. D’ailleurs, il l’appelle Tom, et non Colonel, et n’a absolument aucun respect pour ce porc qui l’a insulté en insinuant qu’Elvis n’aurait jamais connu le succès s’il était resté sur un petit label comme Sun. Uncle Sam a vu en outre Parker phagocyter le pauvre Bob Neal et réussir à récupérer le management d’Elvis. Uncle Sam a une sainte horreur des manigances. Alors on imagine sa tête quand il entend dire, bien des mois avant la vente effective du contrat, qu’Elvis est à vendre. Oh, une simple rumeur ! Mais ça le rend fou, car ça met sa boîte en danger. Alors il tape du poing sur la table et appelle Bob Neal pour lui demander des comptes. Il explique à ce con de Bob que cette rumeur est non seulement en train de couler Sun, mais pire encore, elle met sa vie en danger, you’re messing with my life. Il atteint un niveau de colère homérique : «That has got to stop !» (Il faut arrêter ça immédiatement). Mais c’est trop tard.

C’est là qu’il comprend qu’il doit vendre. Il doit passer par cette ordure de Colonel et ça le débecte, il ne supporte pas qu’on l’oblige à agir contre son gré, mais en même temps, la froideur de son intelligence lui commande d’agir et de vendre. Le génie d’Uncle Sam consiste à transformer une situation éminemment périlleuse (les manigances du Colonel dans son dos) en remise à plat financière, celle qui va lui permettre de continuer à découvrir des artistes différents en toute liberté, dans la joie de Sun et dans la bonne humeur du power suprême. Ce dont sont manifestement privés RCA et le Colonel. Quand Uncle Sam entend le premier single d’Elvis sur RCA, le fameux «Heartbreak Hotel», il grommelle - It was just too goddamn slow for a rhythm man - Et ajoute que ça sonne comme a morbid mess. Uncle Sam dit et redit à Steve Sholes, le mec qui a financé le rachat du contrat d’Elvis : «N’essayez pas de transformer Elvis en ce qu’il n’est pas. Ce serait une grave erreur que de vouloir en faire some damn country artist, ou n’importe quoi d’autre, si ça ne lui correspond pas. Just keep it as simple as possible.» Évidemment, ces pommes de terre vont faire tout le contraire et transformer un mec aussi parfait qu’Elvis en baudruche. Bien des années plus tard, Elvis invite Uncle Sam à venir le voir chanter à Las Vegas. Ils se retrouvent après le concert et Uncle Sam lui dit que «Memories» est une chanson qui plombe le set. Mais Elvis lui répond : «Mais Monsieur Phillips, j’adore cette chanson». Et bien sût il va continuer de la chanter. Et quand Uncle Sam déclare qu’Elvis est depuis Jésus le plus grand homme qu’on ait vu marcher sur terre, il est obligé de préciser : «Je ne parle pas de lui en tant qu’individu mais en tant qu’influence.»

Et puis voilà Carl Perkins. Uncle Sam entend tout de suite quelque chose dans sa voix There was some real push to the way this old lantern-jaws farm boy played and sang (Il y avait vraiment un truc puissant dans la façon dont jouait et chantait ce plouc à gueule de lanterne) - Il sonnait comme un hopped-up Hank Williams par la façon dont il sautait sur le râble de ses paroles. Mais Uncle Sam est encore plus éberlué par sa façon de gratter sa gratte, par les dancing little fills qu’il place entre deux hoquets spasmatiques, par la façon dont il alterne la chant et la guitare, avec un naturel qu’il n’a encore jamais vu chez les autres hillbillys. Uncle Sam est complètement fasciné par Carl’s coutagiously upbeat, shimmering hop style. Il dit à Carl qui rougit de fierté : «You’re my rocker now !» Sacré compliment, surtout après le départ d’Elvis. «Blue Suede Shoes» explose la boutique Sun. Les ventes atteignent les 865 000 copies durant le deuxième trimestre 1965. Au secours ! Ils ne sont que trois chez Sun, Uncle Sam, Marion et Sally - The world had turned upside down - Ils y passent les jours et les nuits, à faire les cartons, à taper les factures, l’enfer ! Pour Carl, Uncle Sam est un dieu : c’est lui qui lui paye ses premières fringues chez Lanski, puis sa première Cadillac. Mais quand il vient la chercher pour aller enregistrer sa première télé à New York, elle n’est pas prête. En attendant, Mr. Canepari lui propose une Chrysler Imperial huit places de 1953, «built like a railroad car», oui, solide comme un wagon de chemin de fer. Quand Dick Stuart s’endort au volant de la Chrysler, la bagnole fait quatre tonneaux et plonge droit dans un ravin. C’est la solidité de la Chrysler qui sauve la vie de Carl. Merci Mr. Canepari !

Mais comme chacun sait, Uncle Sam ne s’entend pas aussi bien avec tout le monde. Exemple, Charlie Feathers, the cream of the crop, un esprit incandescent basé à Shayden, Mississippi, pas loin d’Holy Springs. Un Charlie Feathers élevé au bluegrass de Bill Monroe et au cotton-patch blues, mais doté d’un sale caractère. Il ne croit personne. Il fatigue tout le monde. Uncle Sam n’en veut pas. Trop country.

Épisode beaucoup plus épineux : Johnny Cash. Aux yeux d’Uncle Sam, Johnny Cash n’est pas simplement un nouveau bon chanteur, c’est un chanteur différent - a singular one - Uncle Sam le fabrique littéralement. Il en fait une star. Le problème c’est que Johnny Cash se conduit comme la dernière des bordilles. Il signe en cachette un pré-contrat chez Columbia qui prend effet le jour où son contrat Sun s’achève. Méchante connerie. Johnny Cash ne sait même pas comment il va pouvoir annoncer la nouvelle à Monsieur Phillips, un homme auquel il doit tout, absolument tout, sa chemise, sa bagnole et sa femme. Sans Uncle Sam, Cash n’est rien. Sans Uncle Sam, Cash n’est qu’un con. Et ce con réussit l’exploit de lui faire un enfant dans le dos. Ah ils sont forts, les Walk the line ! Évidemment Uncle Sam entend parler de cette histoire de pré-contrat. Mais il refuse d’y croire. La rumeur persiste, véhiculée par les distributeurs. Même genre de rumeur que celle qui annonçait la vente du contrat d’Elvis. Mais si, il a déjà signé chez Columbia ! Uncle Sam n’y croit pas. Il fait confiance. Si c’était vrai, Johnny lui aurait dit. Et si c’est un problème d’argent, une augmentation du pourcentage des royalties, on règle ça d’homme à homme. Hélas, il finit par apprendre la vérité. Il appelle aussi sec ce con de Bob Neal qui est forcément au courant et lui dit qu’il arrive dans cinq minutes et qu’il veut voir Cash. Il voit Cash et lui balance, en le fixant dans le blanc des yeux : «Alors tu as signé avec un autre label ?» Et Cash répond, en fixant le sol : «Oh non, Monsieur Phillips, c’est pas vrai !» Uncle Sam est atterré. Il a des bulles au coin de la bouche. Cash lui ment ouvertement - The man was lying to him to his face - Il ment comme un arracheur de dents. Une authentique sous-merde. La reine des fiottes. Le pire résidu de fausse-couche qui ait jamais existé ici bas. Uncle Sam sait qu’il ment car il a mené l’enquête en se rendant à l’American Federation of Musicians à New York. Il sait que Cash a signé un agreement. Cash continue à nier. La scène est tellement atroce qu’on souffre avec Uncle Sam. L’air devient irrespirable. Le pauvre Uncle Sam rôtit en enfer à cause de cet homme en qui il plaçait toute sa confiance. Plus question d’écouter les disques d’un mec comme Cash.

Bien atteint malgré tout le power of positive thinking, Uncle Sam tente de redémarrer avec des gens comme Warren Smith et Sonny Burgess, mais la magie Sun en a pris un coup dans le casque. Bon, Uncle Sam trouve que Warren Smith dispose d’un potentiel illimité pour la country, donc c’est pas sa came. En plus, Smith n’est pas particulièrement bien apprécié par ses musiciens. Uncle Sam ajoute que Smith est le genre de mec qui a besoin d’être adulé. Mec compliqué. Par contre, c’est beaucoup plus simple avec Sonny Burgess qui ramène chez Sun un peu de ce mayhem qu’apprécie tant Uncle Sam. Il enregistre une version pourrie de «Red Headed Woman». Sonny veut la refaire mais Uncle Sam la trouve parfaite. Pareil avec le «Come On Little Mama» de Ray Harris, joué et chanté à la maniacal energy. Les paroles sont incompréhensibles et Uncle Sam adore ce genre de frichti éruptif. Roy Orbison ramène aussi sa fraise au 706 et comme il voit qu’Uncle Sam ne s’intéresse pas assez à lui, il quitte Sun dans la foulée de Carl Perkins et de Johnny Cash. Uncle Sam ne fait rien pour le retenir. Roy est trop parfait. C’est pas sa came. D’ailleurs, il avait confié à son nouveau lieutenant Jack Clement le soin d’enregistrer et de produire Roy Orbison. Clement voulait aussi produire Cash et Carl Perkins, mais Uncle Sam se les réservait.

Un beau jour, Jerry Lee débarque chez Sun avec son père Elmo et annonce qu’il est le Chet Atkins du piano. Comme Uncle Sam est en déplacement, c’est Jack Clement qui l’auditionne. C’est même tellement bien qu’il l’enregistre. De retour au bercail, Uncle Sam écoute la bande et s’exclame : «Now I can sell that !» Il veut Jerry Lee au 706 aussi vite que possible. Il s’aperçoit très vite que Jerry Lee est le mec le plus talentueux qu’il ait rencontré. Pas le plus charismatique (c’est Elvis), pas le plus menteur (c’est Cash), pas le plus profond (c’est Wolf), mais le plus musical, celui qui shoote le plus de jus dans sa musique. Un type capable de s’approprier n’importe quelle chanson pour en faire du Jerry Lee. Uncle Sam n’a encore jamais rencontré un type doué d’une telle confiance en lui. Et tout explose avec l’enregistrement de «Whole Lotta Shakin’ Goin’ On», a breathtakingly iconic moment, J. M. Van Eaton et Roland Janes accompagnent ce démon de Jerry Lee, puis ils enregistrent l’encore plus faramineux «Great Balls Of Fire» composé par un nègre nommé Otis Blackwell. Jerry Lee monte à New York et débarque devant les caméras du Steve Allen Show et à la fin du set, il donne un violent coup de talon dans son banc de pianiste. Comme par réflexe, Steve Allen renvoie le banc d’un coup de pied sur scène. Godness Gracious ! «Whole Lotta» se vend à un million d’exemplaires. Jerry Lee explose Sun à son tour. Puis le scandale éclate à Londres et la carrière du pauvre Jerry Lee bat de l’aile. Uncle Sam fait partie de ceux qui prennent sa défense. Ses cachets passent de 10 000 $ à 250 $. Jerry Lee sait qu’il ne peut rien faire. Se jeter par terre et pleurer ? No way. Il reste Jerry Lee, the only one.

Avec Billy Lee Riley, Uncle Sam rencontre le même problème qu’avec Charlie Feathers : temperamental and difficult to work for. Surtout quand il a bu. Et ses disques ne sonnent pas comme des hits aux oreilles d’Uncle Sam, ce qui est bien pire. Mais quand il se rend à Chicago et qu’il voit Chuck Berry en session chez les frères Chess, Uncle Sam voit toute la différence. Pour lui, Chuck a cet abandon. Rien ne peut résister au génie de Chuck. Dernier essai avec Charlie Rich, un pianiste extraordinairement doué et amateur de jazz. Aux yeux de Barbara Pittman, la compagne de Jack Clement, Elvis était mignon, mais Charlie est vraiment un bel homme - Handsome - Uncle Sam voit clairement son potentiel artistique. Charlie Rich amène un autre genre de sex appeal chez Sun, avec ses cheveux grisonnants et sa forte stature.

Autour d’Uncle Sam gravitent son frère Jud et ses fils Jerry et Knox. Jud s’est mis à boire pour de vrai, il boit en allant se coucher et il boit dès le réveil. Mais il est tellement flamboyant qu’on ne sait jamais s’il a bu ou pas. Jerry commence à se faire tatouer et Uncle Sam s’en aperçoit. Il lui lance : «Man, if you want to be a freak why don’t you just cut your damn arm off ?» (Fils, si tu veux te rendre intéressant, pourquoi ne te coupes-tu pas un bras ?). Une sortie digne des oracles de Delphes qui reste dans la légende de la famille Phillips.

Mais au fond de lui, Uncle Sam en a marre. Il songe déjà à vendre Sun. Il voit comment évolue l’industrie musicale et il sent que les jours des labels indépendants sont comptés. Inutile de se raconter des histoires et d’en raconter aux autres, surtout aux artistes sous contrat. Le 1er juillet 1969, il vend Sun à Shelby Singleton. Il faut savoir que Warner Bros. a racheté Atlantic en 1967 pour la coquette somme de 17,5 millions de $ et Leonard le renard a vendu Chess à GRT 6,5 millions de $ en décembre 1968. Le moment est venu de passer à autre chose. Jerry Lee en veut terriblement à Uncle Sam : «Sam Phillips screwed everything up». Après la vente, Uncle Sam décide de se retirer et pendant vingt ans. C’est simple, il disparaît complètement des radars. Il vit de ses rentes et gère des stations de radio. Il se laisse pousser les cheveux et la barbe et teint tout ça d’une couleur qui mettra un peu de temps à se stabiliser. Méchant look ! Pour lui, c’est plus une question d’obligation que de vanité de soigner son look.

Lorsque le docu de Morgan Neville est présenté à Memphis, on organise à la suite un concert en l’honneur d’Uncle Sam. Fier d’avoir été avec les Jesters le dernier artiste produit par Uncle Sam, Jim Dickinson monte sur scène et claque une violente version de «Cadillac Man». Puis Billy Lee Riley, costard rouge et white hair rocks the house avec son vieux «Red Hot». S’ensuit Ike Turner, aussi jeune de corps et d’esprit qu’Uncle Sam, qui s’en vient stormer Memphis avec «Rocket 88». C’est à Jerry Lee que revient l’honneur de fermer la marche des géants, ce qu’il fait in typical Jerry Lee Lewis fashion, avec un coup de talon dans le banc de pianiste.

Uncle Sam est un gros veinard. Ses deux femmes, Sally et Becky l’ont adoré jusqu’au bout. En 1993, pour le cinquantième anniversaire de leur mariage, Becky lui écrivit : «Mon très cher Sam. Voici cinquante ans, j’ai offert mon cœur à l’homme de mes rêves. Dès le premier moment où je t’ai vu, ce jour de pluie en septembre, j’ai su que tu serais l’homme que l’allais aimer ma vie entière. C’était un sentiment vraiment surprenant. J’en étais convaincue, sans même y avoir réfléchi. J’éprouvais réellement ce sentiment... alors que je te voyais pour la première fois avec ce vent et cette pluie sur tes cheveux.»

Signé : Cazengler, Sam Syphilis

Peter Guralnick. Sam Phillips. The Man Who Invented Rock’n’Roll. Little, Brown 2005

 

Le dilemme de Wilhelm

Un vieux copain d’enfance me disait l’autre jour : « La dernière fois que je t’avais vu dans les années soixante-dix, tu avais l’album de Mike Wilhelm dans les mains. Et quand je t’ai revu trente ans plus tard au salon, tu avais le même disque dans les mains. Bizarre, n’est-ce pas ? »

Bizarre en effet. J’avais ramené cet album de Londres en 1976. Mike Wilhelm était entré chez moi par la grande porte avec Loose Gravel et le single « Frisco Band » et il faisait alors partie de la bande des héros, au même titre que les Groovies, les Stooges et Captain Beefheart, Jerry Lee, Wolf et Jesse Hector. Il est vrai qu’à l’époque de la parution du single, nous écoutions « Frisco Band » en boucle. Et cet album ramené de Londres - simplement titré Wilhelm - n’en finissait plus d’épater la galerie. On trouvait sur ce disque des versions imparables de classiques du blues, de type « Dust My Blues », que Mike envoyait dans la barbe d’Elmore, il fallait voir comme. On sentait tout de suite que Mike Wilhelm était un éminent spécialiste du blues. Il sortait un son énorme, avec ce vieux standard. Chris Wilson faisait partie de l’équipe qui jouait « Slow Blues », un blues classique joué dans la meilleure des traditions. On trouvait aussi sur cet album le fameux « Junko Partner » dont parle Dr John dans se mémoires, le chant des taulards d’Angola. Dennis Wilson se trouvait dans les chœurs. Mike Wilhelm tapait aussi dans le folk-rock dylanesque avec « Goin’ To Canada ». Il chantait à la force d’une voix terrible. Et on tombait ensuite sur « Styrofoam », popularisé par Sean Tyla, pur jus de blues-rock monté au gimmick marche-arrêt dans une fantastique ambiance de son clair. Encore plus spectaculaire : « Black Mountain », fouillis de guitares monté sur drumbeat choo-choo train, fantastique épopée et l’harmo fait le sifflement du train round the bend. Puis Mike tape dans une subtile compo de John Phillips, « Me And My Uncle » et en fait un blues de desperado, c’est la vraie voix du blues blanc - Texas cowboys rode into town - Il tape ensuite dans le psyché californien de très haut vol - type Moby Grape - avec « Hear The People ». C’est le grand rock californien pris dans la vélocité des nappes de bottleneck ensoleillées. S’ensuit un fantastique heavy blues, « Bad News », amené au stomp, et on sent la merveilleuse alchimie de la moutarde qui monte au nez. Il termine sur un hommage sidérant à Robert Johnson, « Phonograph Blues », qu’il joue seul. Vous cherchez un grand disque ? En voilà un.

Pour ceux qui voudraient écouter « Frisco Band », rien de plus facile : on trouve ce cut magique sur une espèce de compile parue en 1996, « Thanks For The Memories ». Il semble que Loose Gravel ait été enregistré en 1976 dans un café de Frisco. Les morceaux sont exceptionnels. Mike Wilhelm et ses deux collègues jouent une sorte de folk-rock acide, au sens ravageur du terme. Avec « Blue Skies & Sunshine », il tape dans l’atmosphère des bouges. « Can You Do it/ Waiting In Line » est un vieux boogie blues sans espoir. Mike Wilhelm attaque « Frisco Band » au bottleneck et emmène le cut aussi sec à l’autel des dieux du rock. Il chante ça au velouté, avec un léger parfum de gangstérisme - We’re a Frico band in your town - Il enchaîne avec le « Love In Vain » de Robert Johnson et indique que le vieux Robert l’a volé à Mick Jagger en 1936. Hommage stupéfiant. Il fait décoller ce truc et bricole une chute terrible - All my love in vain - Il continue avec du Robert Johnson revu et corrigé par Johnny Cash : « Travelin’ Riverside Blues ». On tombe sur le vieux tagaga des Memphis Three. Mais Mike en fait une horreur de blues rock. Puis c’est « Gravel Rash », boogie blues rock embarqué pour le meilleur et pour le pire - Gravel rash baby ! - et il revient au heavy blues pour « Sittin’ On Top Of The World ». On trouve à la suite des versions superbes de « Styrofoam » et de « Dust My Broom ». Mike chante comme un bandit de grand chemin. Il tape aussi dans le fameux « The Last Time » des Stones pour rigoler. Le riff est là, fidèle au poste. Pour un disque passé inaperçu, c’est pas mal, non ?

Desperado ? Charlatans ? Loose Gravel ? Avec Mike Wilhelm on entre dans un univers exceptionnellement riche. Il suffit de voir les rares photos de Loose Gravel, ce trio de bikers californiens chevelus qui ressemblaient à de vrais truands. Mike Wilhelm portait les cheveux longs séparés par une raie sur le côté, une longue barbe et du cuir noir. Ses joues étaient creuses et sa mine rébarbative. Sur son site, il fait mention de la piraterie et rappelle qu’il existe un lien entre San Francisco et les pirates, par le simple fait que Robert Louis Stevenson y séjourna. Stevenson ? Oui, l’auteur de L’Ile Au Trésor et donc de la fameuse chanson « The Derelict » qu’on retrouve sur le mini-album « Back On The Barbary Coast » qu’il enregistra avec Chris Wilson - Fifteen men on a dead man’s chest/ Yo ho ho and a bottle of rum ! - Mike et ses frères de la côte - James Ferrel, Danny Mihm et Chris Wilson - trinquaient à la santé du diable avec « The Derelict ». Ils entonnaient cette chanson de pirates avec ferveur et nous donnaient à savourer un pur moment de sauvagerie mythologique.

Il faut dire que Mike Wilhelm est une force de la nature. Il parle comme Mark Lanegan d’une voix naturellement grave, joue de la guitare comme un virtuose et combine tout ça avec une physionomie d’aventurier, visage taillé à la serpe avec des pommettes hautes et le regard plissé d’un homme qui ne craint ni la mort ni le diable.

L’amusant de la situation est qu’il a, comme beaucoup d’artistes cultes, échoué à une époque sur New Rose : on trouvait sur ce label si injustement critiqué des gens comme Bruce Joyner, Jeffrey Lee Pierce, Chris Bailey et Tav Falco, pour ne citer que les plus connus. Mean Ol’ Frico parut sur New Rose en 1985 dans la plus parfaite indifférence, et pourtant, quel album ! Mike y chantait « A Moving Experience » d’une voix de crocodile et attaquait ensuite un boogie blues affolant de tenue et d’intégrité, « Can’t Bank On You ». On trouvait dans son backing band des gens comme John Cipollina et Greg Elmore, de Quicksilver. Cipo passait une fantastique partie de slide dans « Howard Hughes Bughes » et on se retrouvait dans une espèce de Chicago blues à la Butter avec de l’harmo, des cuivres et un joli driving beat. Wow, quel son ils sortaient ! Puis Mike tapait dans une vieille compo de Van Dyke Parks, pur country-rock lumineux qui renvoyait au temps béni des Charlatans. On avait là une vraie chanson au son plein et imprégnée d’esprit intrépide. Mike Wilhelm jouait comme un dieu. Précisons qu’à cette époque, on trouvait très peu de disques de ce niveau. Puis il nous gâtait avec une reprise sublime de « Chimes Of Freedom » et marquait ainsi son allégeance à Bob Dylan. Sur la B, il repassait au son classique californien avec « Jamming In The Park » qui sonnait comme Quicksilver, logique, vu qu’on y retrouvait Cipo, Greg Elmore et le beat de « Mona ». S’ensuivait un « Bead Deal Blues » intense et suivi à la clarinette et Mike revenait à Dylan avec « From A Buick Six » superbe d’embarquement pour Cythère. Pour finir, il rendait deux hommages vibrants : le premier à Muddy avec « All Aboard (Mean Ol Frisco) » chanté dans l’esprit et battu à la diable par Greg Elmore, et le second à Big Bill Broonzy, « Keys To The Highway » qu’il jouait à la décontracte absolue. Ah mais quel fantastique bluesman !

Autre album de Mike Wilhelm sur New Rose : Wood And Wire. C’est l’occasion de tirer un coup de chapeau à Patrick Mathé, le boss de New Rose, qui fit paraître un album condamné d’avance. Mike Wilhelm joue ses cuts à l’ongle scintillant et au picking éclairé, avec un son extraordinaire. Avec « Charlie James », on s’ébahit de la virtuosité de ses ongles. Ah il faut l’entendre ramener sa grosse voix de bouc ! Il chante « 500 Miles » comme un punk et joue en picking. Il gratte tous ses trucs à l’ongle sec. Ce picking de cordes claires finit par monter au cerveau. Avec Nob Hillbillies », on voit qu’il en pince de plus en plus pour le picking. Mike Wilhelm pourrait bien être l’orfèvre florentin du bluegrass d’herbe grasse. Il joue « C Street Rag » au coin d’un chariot de la Conquête de l’Ouest. Franchement, le mec de New Rose était courageux de sortir un album aussi âpre - comme le sont tous les albums de puristes, Don Cavalli, John Fahey, etc. - Mike Wilhelm prend « Devil’s Gate » à l’haletante. Il joue des arpèges mystérieux et passe à la virtuosité survoltée. Avec « I Saw Her », on croirait entendre Alexandre Lagoya au coin de feu, dans les ruines d’un ranch isolé. Il a une flèche plantée de la dos et au loin hurlent les coyotes. Il va bientôt s’écrouler dans les braises. Puis il claque « Ghost Train » à l’ongle SNCF et tape « Love Is Strange » à l’arpège cavaleur. Il y a dans cet album un brouet de technicité qu’on ne voit pas couramment.

Les Charlatans étaient comme les Groovies, un gang à part. Ils s’habillaient avec des costumes « victoriens » et sur pas mal de photos, on les voit porter des armes. C’est l’époque où ils jouaient au Red Dog Saloon, à Virginia, dans le Nebraska. Ils portaient des armes, parce que dans ce patalin, tout le monde en portait. Mike portait un Colt 45 Peacemaker et les autres avaient des Derringers. Il avait aussi un 357 Magnum chargé dans la poche arrière. Michael Ferguson portait en permanence un Beretta. Mike explique qu’il n’y avait que 5 flics dans tout l’état et des rednecks partout. Alors forcément, comme les Charlatans portaient les cheveux longs, ils se mettaient en danger. Les gens disaient à Mike :

— T’as l’air d’un freak et tu portes une arme ? Alors tu ne dois pas être si con que t’en as l’air.

À l’époque des Charlatans, Mike est surtout fasciné par Nervous Norvus, Johnny Cash et Carl Perkins qu’il tient pour l’un des plus grands guitaristes de rock. Il écoute aussi John Lee Hooker et B.B. King (« Powerful stuff »). Il rappelle surtout qu’il s’est mis à jouer de la douze cordes à cause de Leadbelly. Sa première douze fut une Dan Electro puis quand il en eut les moyens, il s’offrit une Rickenbacker.

L’album officiel des Charlatans sort en 1969. Il s’ouvre sur un énorme classique folk-rock digne des Byrds, « High Coin ». On sent immédiatement la classe dominante. On trouve quatre brillantes compos de Darrell De Vore sur cet album, à commencer par « Easy When I’m Dead » joué avec le brio du brillant. « Time To Get Straight » est digne de figurer sur l’album « Five Dimensions » des Byrds, ainsi que « Doubtful Waltz » et « When The Movies Are Over ». Cette belle pop psyché sonne au velouté du gros cirque californien. Ces morceaux envoûtent littéralement. Mike Wilhelm se réserve la part du lion avec « Folsom Prison Blues ». Il sort sa meilleure vox populi et joue ce cut culte au picking des Appalaches mâtiné de bluegrass d’Orzac. Wow, quelle petite pêche alerte ! Ça grouille de jus. Mike prend son « Wabash Cannonball » au débotté et en fait un sacré rock’n’roll de country-size des collines de la frontière sauvage. Ce mec sait rester altier. Mike Wilhelm fut conçu pour jouer et chanter du rock, ça ne fait aucun doute, il a toutes les incitations, toutes les déclinaisons, toutes les dispositions et toutes les installations pour ça.

Deux albums des Charlatans sont sortis dans les années 80 : Alabama Bound et The Autumn Demos. L’un comme l’autre sont hautement recommandables car très joués. C’est la branche swing de la scène de San Francisco. Quand on écoute « Alabama Bound », on voit que ces musiciens sont très sérieusement ancrés dans le son bluegrass d’accords clairs. Ils jouent comme de parfaits démons. Voilà ce qu’il faut bien appeler un jug-band, comme l’étaient les Groovies au temps de Sneakers. De la même façon que Jim Dickinson, ils se passionnent pour le « Codine » de Buffy Sainte-Marie. Le morceau-phare de l’album s’appelle « Devil » - I’d like to be the devil to satisfy my man - Sacrément accrocheur, arpeggié dans l’âme. Et on a ce fabuleux country-rock à la suite, « Long Came A Viper », beau brin de hit dylanesque, avec exactement la même diction. Sur « By Hook Or Crook », ils sonnent carrément comme les Stones d’« Off The Hook » et sur « Baby Won’t You Tell Me », Mike Wilhelm prend un solo à la sauvage incroyablement dédouané. L’A s’achève sur l’excellence ferroviaire de « Side Track ». Ils démarrent la B avec une reprise des Coasters, « The Shadow Knows » et enchaînent avec « 32-20 » de Robert Johnson, emmené à grand train de choo-choo et joué à la dentelle des enfers par l’ami Mike. Ah quel rythme ! Ce mec est beaucoup trop doué. Quant au mimi-LP des Autumn Demos, c’est encore pire. On goûte à l’incroyable vitalité du son dans « The Blues Ain’t Nothing ». Ces gens-là ont le diable dans le corps. En B, on tombe sur « No 1 », une belle pièce de folk-rock qui sonne comme un hit inconnu et qui est une parodie des hits sixties. Quant à « Jack Of Diamonds », c’est joué au tagada, mais pas celui de Johnny Cash, c’est un tagada beaucoup plus soutenu. On est là dans le far-west de saloon. Simple souci cohérence.

Mike Wilhelm est toujours d’actualité. En 1997 paraissait Live In Tokyo et bien sûr il attaquait avec « Banzai Boogie », un énorme raid de boogie. Plus loin il présentait « Charlie Jones » : « This is a song I learned from Mance Liscomb, from Texas. It’s called Charlie Jones ! » - Et il nous claquait ça à l’arpège ultime. Puis il annonçait « Stateboro Blues » : « This is by Blind Willie MacTell ! » Et il jouait des milliers de notes claires. Ça devenait particulier, car on entendait beaucoup trop de notes. Même chose avec « Friend Of The Devil », trop chargé de notes claires. Mike nous chantait ça au beau baryton tout en démultipliant ses kyrielles de notes translucides. Puis il allait chercher « Fresno Shuffle », un vieux shuffle des années cinquante. Il swinguait bien son chant, oooh bah doo bee doo wapp ! Il revenait au blues des origines, avec Robert Johnson et son fameux « Come On In My Kitchen » et comme John Hammond, il enchaînait avec « Walking Blues » - My favorite memory of Pigpen playing guitar for the Grateful Dead - Il présentait chaque fois ses chansons d’une manière spéciale. Pour « C Street Rag », il lançait aux Japonais : « That sounded like many pianos pushed down a cliff. This is my attempt to recreate that sound ! » - Et il bouclait son set avec un fantastique « Love Is Strange » joué en duo avec un guitariste japonais - When you get it you never want to quit !

En 2002, il sortait « Junko Partner », encore un sacré disque, qui est aussi une sorte de compile, puisqu’on y retrouve pas mal de choses connues de nos services. Elle vaut évidemment d’être traquée et rapatriée, car c’est du double concentré de Mike Wilhelm. On y retrouve le fantastique « Goin’ To Canada », fantastique aventure folk-rock des familles, ainsi que « Styrofoam », vrai punk-rock stratosphérique. Mike revient à l’Americana des Appalaches avec « Black Mountain » et c’est avec une joie non feinte qu’on retrouve sa fabuleuse version du « Me And My Uncle », le folk-blues signé John Phillips. Avec « Slow Blues », on est au cœur du blues à l’état le plus pur et Mike enchaîne avec sa version sauvage de « Dust My Blues ». Merveilleuse pièce que ce « Bad News » heavy-boogie joué à la slide. Puis il sort sa meilleure voix de crocodile pour « A Moving Experience ». Comme tous les grands chanteurs américains, il bouffe tout. Il passe ensuite au heavy blues avec « Can’t Bank On You » et nous gratifie d’une belle dégelée atmosphérique. Et voilà une version magique de « High Coin », l’un des hits de l’album des Charlatans. Rien d’aussi lumineux, Mike l’emmène au paradis du picking enchanté. C’est mélodiquement pur et rehaussé de tortillettes country. Hallucinant ! Pur génie. On voit rarement des cuts aussi effervescents. Puis il explose littéralement le beau « Chimes Of Freedom » de Dylan. Il rejoint son idole à l’angle de la mélodie. Il rend aussi hommage à Bo et à Quicksilver avec « Jammin’ In The Park », puis avec « From A Buick To Six », il devient carrément violent. Ça reste hot jusqu’au bout du disque, avec d’autres merveilles du type « All Aboard » ou « Keys To The Highway » de Big Bill Broonzy. Encore un album dont on sort sur les genoux. Trop de qualité et trop de densité. C’est le genre du disque qu’il faut éviter lorsqu’on sait sa constitution fragile.

Live At The Cactus date de 2007. C’est toujours Patrick Mathé qui veille au grain puisque l’album est paru sur Last Call, qui est la suite de New Rose. Ce disque propose un concert enregistré au Cactus, à Rennes, en 1993. Le syndrome Wilhelm se reproduit : trop de virtuosité. Il tape dans les Byrds avec une reprise de « Feel A Whole Lot Better » qu’il pince et qu’il repince à la folie. Puis il passe à Dylan avec « Chimes Of Freedom ». Ce mec joue vraiment comme un démon. Les notes jaillissent de partout. This is a train song, lance-t-il pour présenter « 500 Miles » et le train accélère. Il noie ça dans les arpèges. Il joue à l’effervescence pure. Il claque des vieux accords de blues pour « Slow Blues ». Il chante ça d’une voix de mentor et éclate un nouveau coup de « Devil’s Gate ». Il prend « If You Live » de Mose Allison au boogie blast et claque des vieux coups de night time pour « Night Time Is The Right Time ». Mike Wlihelm est un bouffeur d’écran. Il perd patience et attaque fiévreusement son « Dust My broom ». Il passe ensuite au saint des saints avec une version hallucinante de « Shake Some Action ». Il joue le riff à merveille - I will fly away/ to get to you some day - Et il redescend comme il faut sur le petit passage d’accords du refrain. Il sait aussi jouer le ragtime, comme on le constate à l’écoute de « Make A Pallet On Your Floor ». C’est énorme d’Americana patentée. Le voilà qui s’en prend à « Statesboro Blues » qu’il chante avec force et il met « Johnny B. Goode » en charpie. Il explose tout.

Aujourd’hui il n’explose plus rien, puisqu’il vient de casser sa pipe en bois. Voilà un autre géant qui disparaît de la surface de la terre, mais ne cédons pas à la tristesse, car Mike Wilhelm ne rêvait que d’une chose : monter au paradis des nègres retrouver tous ces vieux crabes qui le fascinaient, à commencer par Mance Liscomb et Robert Johnson. Il est d’ailleurs l’un des rares blancs avec Jim Dickinson autorisés à entrer là-haut.

Signé : Cazengler, le Wilhain petit connard

Mike Wilhelm. Disparu le 14 mai 2019

Charlatans. The Charlatans. Phillips 1969

Mike Wilhelm. Wilhelm. United Artists ZigZag 1976

Mike Wilhelm & The Frisco Jammers. Mean Ol’ Frisco. New Rose Records 1985

Mike Wilhelm. Wood & Wire. New Rose Records 1993

Loose Gravel. Thanks For The Memories. Bucketfull Of Brains 1996

Mike Wilhelm. Live In Tokyo. PSF Records 1997

Mike Wilhelm. Junko Partner. Mis 2002

Mike Wilhelm. Live At The Cactus. Last Call 2007

Charlatans. The Autumn Demos. Line Records 1982

Charlatans. Alabama Bound. Eva Records 1983

Cream Puf War #2. February 1993

17 / 05 / 2019MONTREUIL

LA COMEDIA

KRITTERS / PANIK LTDC

La teut-teuf carbure, je suis à la bourre, l'a beau slalomer et griller les feux, elle ne s'appelle pas Marcel Proust, elle ne peut pas rattraper le temps perdu, comble d'énervement la radio ne diffuse que de la daube noire, un truc à pousser les auditeurs sur les rails du premier train qui passe. Bref entubé dans l'embouteillage, j'en viens par désespoir à caler le poste sur Europe 1. C'est ici que se révèle l'influence protectrice que les Dieux de l'ancienne Hellade exercent sur ma modeste personne, depuis le premier jour de mon existence, voire même depuis l'instant originel de ma conception, car de cette position ondine des plus humainement raplapla, naîtra tout à l'heure une de ces coïncidences extraordinaires, qu'André Breton a théorisé sous le concept de hasard objectif. Mais je ne vous en dis pas plus pour le moment. La conjonction suprême s'établira plus tard. En attendant l'animatrice Emilie Mazoyer annonce sans s'y attarder la sortie du nouveau disque de Christophe composé de duos, intitulé Christophe, ETC.

I'M NOT YOUR ANIMAL

Pas du tout une profession de foi personnelle, perso I' wana be your vicious beast si, et uniquement si, vous êtes belle et très riche, c'est le nom du groupe que je n'ai pas vu. Plus exactement à la prestation duquel je n'ai assisté qu'à la toute fin de la prestation, un morceau et demi. Puis toujours me vanter d'avoir vu la queue, renardière, de l'animal enfui. Comme dit Platon, c'était beau, juste et vrai. Mélodie – pas du tout en sous-sol – mais superbement envoyée, du vent portant dans les voiles et une belle allure. De l'americana pur jus, normal puisque Dave Rosane, d'origine américaine, reste impassible sous sa casquette et au vocal, le restant de l'équipage s'active au doigt et à l'œil, et l'ensemble vous a un de ces goûts de revenez-y, un peu comme la boite à gâteaux en fer dans laquelle vous n'arrêtiez pas de puiser toutes les cinq minutes lorsque vous étiez un insupportable gaminos. Bref à revoir in extenso.

CRITTERS

Changement de climat. Proviennent d'un pays dans lequel la mélodie n'existe pas. Vous montent le son comme vous dressez un mur de parpaings devant la porte de votre perception. Esthétique béton armé. Sont les adeptes d'un punk trash citadelle. Autant pour se défendre que pour attaquer, rien de plus jouissif que de faire s'écrouler les murs que l'on vient de construire sur le corps de vos ennemis afin de faire sauter les cadres vermoulus de notre vieux monde. Guitares incisives, batterie broyeuse, voix caninesque, les Critters ont les dents longues, un seul programme déchirer la bêtise ambiante, mastiquer les mastodontes qui nous écrasent. Les Critters produisent le son qui tue, qui vous tombe dessus et vous plaque contre vous-mêmes. Pas moyen de transiger, cette musique est un appel à la résistance totale, sans rémission. Un réservoir d'énergie brute dans lequel il faut prendre des forces, se ressourcer, acquérir une nouvelle vigueur. La set-list est toute une programmatique : Crève, Guerre, Illusion, Contrôle, Marche, Délirium, Mort, Retour, une rage sublunaire, hécatienne, ne vous laissent aucun répit, adoptent la technique du punk bulldozer, là où ils passent les illusions ne repoussent pas. Baptiste, Ben, Raphaël et Dagon – bonjour Lovecraft – nous offrent le punk du non-retour à la situation initiale, sont à vos trousses, vous poussent, et vous mordent cruellement les talons et les tympans pour vous embarquer dans leur croisière destructrice. Rajoutent le zeste empoisonné de l'humour au cyanure, rien de tel pour remplacer le sel que l'on étale sur les blessures que l'on vient d'occasionner. Un set mené tambour-battant qui vous revivifie et vous file l'impression que vous vaincrez un jour ou l'autre.

PANIK LTDC

Pas de panik, les troubadours du chaos sont de retour. Avaient fait leur apparition au début des eighties, enregistré un album en 1983 devenu légendaire, puis s'étaient volatilisés comme un sel de nitroglycérine qui ne supporte pas les états de grande stabilité. Ont dû s'apercevoir qu'ils manquaient à l'équilibre des forces en présence car ils se sont reformés et les voici de nouveau pour continuer le combat rock.

Quatre sur scène. Rey Ducul est à la batterie. L'a la haine, ou un amour démesuré – les sages nous ont appris que toute passion est à proscrire – en tout cas cela l'habite et lui file un pêchon inimaginable. L'objet de sa plus grande convoitise ou de son ire dévastatrice, c'est sa caisse claire. La regarde d'un air sombre. Y revient toujours, n'a pas batifolé sur un tom ou sur une cymbale qu'il se retourne vers lui, et en avant la castagne, vous l'azimute salement, l'est pris d'une fureur sacrée, on ne sait pas pourquoi mais en tout cas le résultat est d'une efficacité redoutable, avec un tel élan le combo ne peut que rocker à mort. Train d'enfer et rocket man.

Faux flegmatique Denis de Wiz, l'a sa technique à lui pour coller ses lignes de basses sur la cataracte de son drummer, en épouse toutes les secousses avec une facilité déconcertante, un hercule de foire qui vous sinuoïse les barres d'acier suédois sans effort apparent, il vous les ondule comme de vulgaires élastiques, ressemblent aux méandres de la Seine sur la carte de France, vous les sort et vous les tord en style toboggan de la mort. Z'avez intérêt à avoir les oreilles bien accrochées pour suivre le déferlement des vagues tempêtueuses.

Dans sa chemise à carreaux et son pantalon noir, avec son air sage et concentré, vous pensez que c'est le seul membre de cet équipage de forbans que Tante Agathe admettrait de recevoir à sa table. Ne l'invitez point, l'est du genre à cacher un explosif dans la soupière fumante. L'a sa manière à lui de poser le riff Papagaz APoil, ne vous le brosse pas du tout dans le sens indiqué par son surnom, ne l'enveloppe pas dans la gaze, vous fait exploser la bouteille de butane, au moment où vous ne vous y attendiez pas, vous prend par surprise, par traîtrise, et puis il se retourne vers sa guitare comme si c'était un objet des plus anodins. Furie froide.

Un trio d'enfer, qui vous charge les canons des deux côtés par la gueule et la culasse. Mais tout cela ce n'est rien. Pouvez avoir le meilleur des bands, mais ce sera la débandade si vous n'avez pas un chanteur, un vrai, qui vous prend les choses en main. Suffit de pas grand-chose, un micro, une voix et l'autorité naturelle du torero qui vous guide le taureau vers la mise à mort sans état d'âme. Christian Panik a tout en magazin. Un look de pirate, crête d'iroquois et tatouages de flibustier, au Louvre vous pourriez étiqueter la réplique en bronze de son chef, tête de gladiateur ou d'empereur, Spartacus ou Commode, en tout cas pas un commode, ne venez pas lui marcher sur les arpions, l'est le punk survivor, mais attention grattez l'écorce, vous trouverez le rocker, cette manière de brandir le micro à la Gene Vincent, ou de s'y plier dessus, comme s'il regardait un cobra entre les yeux... ne chante pas, il éructe, vous assène les mots comme la bôme folle de la voile d'artimon qui s'en vient fracasser les crânes, l'a le verbe haut qui saccage les consciences, les vocables-torpilles qui décanillent les certitudes, les phrases-oriflammes qui s'enflamment et vous marquent le cerveau au fer rouge, l'a l'air terrible du vieux boucanier qui ne fait pas de quartier, pas jeune mais encore vert, met genou à terre, reprend souffle contre un baffle, se relève et repart au combat, avec encore plus de rage.

Les Paniks sont bien les fils du kaos. Vous tourneboulent la salle comme une serpillère, devant la scène c'est le souk, la chierie chérie des anarchistes, la chienlit, le pandemonium... total Panik !

Damie Chad.

P. S. : non je n'ai pas oublié ce que je vous ai promis dans l'intro, c'est dans la chro suivante.

 

AUJOURD'HUI PLUS QU'HIER...

PANIK LTDC

( 2018 / Combat Rock / CR 095 )

Guy Benarroch : guitare / Christian Rivi : chant / Guillaume Medard : basse / Reynald Melloni : batterie

Couverture esthétique minimaliste punk, deux couleurs : noir désespoir et vert cru. Nous ne sommes pas loin de la couverture du disque des Pistols, mais le montage photos trash à l'intérieur se rapproche de l'iconographie de Clash.

L.T.D.C. : pure french punk, l'est clair que la voix est posée devant, l'accompagnement derrière, montées et retombées de guitares, le message est privilégié, un hymne à la fidélité à la soi-même, Les Troubadours Du Chaos sont de retour, ne renient rien de leur passé, le monde a peut-être changé, mais le punk est toujours là, la situation a empiré, il y a encore, et plus que hier, besoin de L.T.D. C. Ton existence : ne pas être un convaincu de sa propre insuffisance est un constat de vaincu. A chacun sa responsabilité existentielle. Se faire violence est nécessaire. Ne pas se plaindre, ne pas avoir pitié. Ne pas creuser sa propre tombe, c'est ainsi que l'on apprend à vivre. Juste un vieux punk : ouverture mélodramatique la batterie embraye et les guitares s'embrasent, parfois l'on donne l'image d'une tour de guet délabrée rongée par le lierre mais la fierté est toujours là, la guerre n'est pas terminée, le vieux punk est de retour et son chien a les crocs, étendard d'un slogan et feu nourri de guitares comme un ultime baroud d'honneur. Aujourd'hui plus qu'hier : le chant de la survie et de la renaissance, il est temps de sortir de la chrysalide dans laquelle on s'était laissé enfermé, les guitares se taisent et la voix scande son désir de vivre encore ses rêves au grand jour sur les barricades de la faim du monde, sifflottement de Gavroche final. J'ai pas envie : longue intro musicale, un regain d'adolescence, le refus du monde tel qu'il se présente, simplement être soi contre tous, pas de solution, revendication stirnérienne de sa propre unicité, envers et contre tout. Ne rien vouloir du monde et des autres. Ethique punk. Juste avoir les mots qui cartonnent et détruisent. Je ne suis pas un gourou, juste un accélérateur de particules humaines. Un agrégateur de colères brutes. Superstar : critique sardonique du star system médiatique, à chacun sa voice, dénonciation de l'intérieur, parfois il est nécessaire d'endosser le costume de la médiocrité affligeante pour mieux en dévoiler les insuffisances, entre l'être et le paraître il faut savoir choisir. Ils sont tous là : belle intro pulsative, qui crache sa violence à la gueule du monde, dans la série il vaut mieux être seul que mal accompagné, ne pas céder aux belles promesses, aux sourires enjôleurs, ce sont des plantes carnivores qui te font signe pour mieux t'assimiler, une seule échappatoire : rester dans la tribu des irréductibles. Julia : rien à voir avec une chanson d'amour aussi creuse qu'un arbre mort, mais un refrain d'avertissement, petite le monde n'est pas un conte de fée, la vie est un combat, ne jamais transiger avec ses rêves, vaincre la tentation du néant, la route est dure mais tu en es capable. Ton sourire en est la preuve. La nuit je mens : reprise vitaminée de Bashung, faut du culot pour transformer l'onde crépusculaire en cri de haine et de colère, en sentier de feu, être sa propre murène se mordre les flanc de rage devant l'inconstance du monde et de soi, parfum subtil d'auto-dérision, il ne faut s'en prendre qu'à soi-même. Une relecture décapante, un a-romantisme cruel. Toujours tourner le couteau contre soi-même. Version scalpel. Après le set Cristian Rivi m'apprend que Christophe lui a demandé de partager un de ses duos. La vie que j'aime : c'est ainsi et rien d'autre. Être soi et le crier bien fort. Vivre à fond. Idées et désirs. Délires d'éros et franc-parler. Punk for ever. Never dead.

Il existe une profonde contradiction entre le nihilisme fondamental du punk et la revendication claire et précise de son éthique. L'anglais monosyllabique bouffe et brouille les mots, les ravale à peine prononcés, dévalue en quelque sorte leur portée ''philosophique'', teinte de dérision toute déclaration de principe. La clarté élocutoire des voyelles françaises interdit ce genre de subterfuge. Panik s'est attaqué à cette gageure, énoncer clairement le message, le revendiquer, l'articuler proprement. La voix de Christian Rivi n'est donc pas noyée dans le fond sonore. Les guitares grondent méchamment et la batterie est une véritable chasse à courre. Mais le chant mixé devant, cette option est d'autant plus accentuée que dans plusieurs morceaux la voix se retrouve seule en première ligne, ou soutenue par les chœurs. Ce parti-pris sera jugé par certains comme une transgression, une dérogation aux lois vocales du chant rock, mais le punk n'est-il pas lui-même une transgression ! L'on peut aimer, ou ne pas aimer, mais cette tentative ne laissera pas l'auditeur indifférent. Risque même de le séduire.

Damie Chad.

SUDDEN / NAKHT

( Vidéo-clip / 2019 )

Soirée apérock au Chaudron, au Mée-sur-Seine, non il ne s'agit pas d'un concert, mais de la projection du clip du premier single du prochain album de Nakht, l'est déjà sur le net depuis une dizaine de jours, mais ce soir, c'est sur grand écran et le réalisateur et le groupe sont là pour répondre à toutes les questions. C'est aussi une très bonne occasion pour la soixantaine de participants de se rencontrer et de discuter entre amis, connaissances et amateurs...

Nous ne sommes qu'en partie responsables de nos actes créatifs, écrire un livre, enregistrer un disque, tourner un film, signifie certainement que l'on a envie de dire quelque chose de précis, peut-être pas un message destiné à bouleverser l'humanité entière, mais au moins trouver un écho ( si possible favorable ) chez quelques uns de nos semblables humains, oui mais parfois il vaudrait mieux ne pas savoir comment l'ont interprété, lecteurs, auditeurs, spectateurs... Si l'on savait ce qui se passe dans la tête des gens, l'on risquerait d'être fort surpris. Je prends un cas au hasard, le mien. J'ai vu le clip de Nakht avant cette soirée du 15 mai 2019, je l'ai analysé à ma manière que j'expose ci-après en un premier temps, pour en une seconde temporalité la confronter à la vision de ses géniteurs.

VISION 1

Une chose est sûre l'objet est à la démesure de Nakht, Alain Lebon a su capter et traduire la force et la puissance du groupe. Couleur froide, un bleu blême, seulement percé d'éclats éteints d'un orange blafard, d'un orange d'ange déchu, avec en contrepoint un jeu d'ombres menaçants et de blanc mortel. L'ensemble prend très vite l'apparence d'un film, c'est bien une histoire qui nous est mise en scène, mais découpée en tranches, distribuées en un incessant désordre flashique. Julien Lebon a opté pour un principe simple : le visionnage du clip doit se révéler aussi insupportablement délicieuse, aussi agressivement délictueuse, aux yeux des spectateurs que la musique grondeuse de Nakht à leurs oreilles. S'agit de forcer le barrage mental des cerveaux, d'entrer par effraction, de court-circuiter vos défenses protectives intérieures, et de greffer la violence du monde directement sur la coordination centrale de vos neurones qui régissent vos attitudes face à l'agressivité extérieure. Cela n'a d'autre but que la manipulation de programmation engrammatique de votre sensibilité. Introduire en vous des désirs, des peurs, qui ne vous appartiennent pas.

Donc une histoire. Un quidam qui se promène sur le Pont des Arts et qui se baisse pour ramasser un truc bizarre qui a attiré son œil, gros plan qui permet de reconnaître les vertes élytres d'un scarabée. Animal sacré par excellence chez les Egyptiens. A partir de cet instant, tout se passe dans la tête, en une autre dimension. Nakht, le groupe joue, vous l'entrevoyez, vous le devinez, toutes les poses hiératiques et rock'n'roll d'un groupe de metal répertoriées à grande vitesse, rien que de très normal, pour les amateurs de base, mais dans ce hachis sonore et visuel, sont entremêlés de très courtes images à rôles subliminaux, profil de savant fou, horloges du temps arrêté, grouillements plastifiées, engouffrement tsunamiques de vagues projetées comme des cris de haine, explosions que l'on pressent atomiques... mais toutes ces calamités ne sont en rien inquiétantes si on les compare à l'entrecroisement des bandes de tissu blanc suspendues au dessus du combo. L'on se croirait dans un hôpital de fortune, qui mettrait à sécher, après les avoir lavées, les pansements retirés aux blessés vraisemblablement morts entre temps ou bandelettes de momies-zombies... la lumière cliquette, des maisons s'écroulent, un palmier agonique que l'on jugerait tout droit échappé de la pochette de Miami du Gun Club s'agite, le monde entre en déliquescence, la silhouette de Danny au micro, enveloppée dans son capuchon noir ressemble de plus en plus à une personnification de la mort et l'on arrive à la scène choc, un bandeau blanc est fixé aux yeux des musiciens, sont maintenant face à des ombres noires, pas le temps de réfléchir, nous revoici avec notre quidam sur le Pont des Arts et la réalité du monde qui se remet en place...

L'on en ressort un peu commotionné. La mort serait donc l'unique passage vers l'immortalité symbolisée par le scarabée initiatique de l'antique Egypte et logo de Nakht. L'on a envie de reprendre Le Livre des Morts égyptien, qui raconte les dures épreuves que doit subir l'âme qui quitte le corps pour les champs de Ialou. Explication terriblement mythologique, j'en conviens.

VU DE NAKHT

Le dialogue s'engage dès la projection et les applaudissements terminés. L'on débute par les anecdotes du tournage, le producteur qui devait tourner le film qui ne donne plus de nouvelles, Julien Lebon ( le bon choix ) pressenti ex-abrupto quatre jours avant le tournage, les murs du local qu'il faudra repeindre de toute urgence en noir, les gros champignons hallucinogènes qui ornaient les parois n'étant en rien au diapason de l'ambiance pressentie, le drone utilisé pour certaines prises de vue définitivement scratché, le masque de l'alien récupéré par le plus grand des hasards dans des détritus – à la question posée par une jeune fille, je m'aperçois que je ne suis pas le seul a l'avoir identifié comme une gueule de poisson mort, probablement encouragé à cette lecture par la pochette de Trout Mask Replica de Captain Beefheart – l'on passe aux choses sérieuses : que veut signifier cette cascade affolante d'images ?

L'on redescend sur terre. Sur notre planète. Qui va mal, très mal. Sans cesse agressée par l'inconscience de l'homme. Le scarabée en exemple de l'extermination des espèces, les images choc représentent des différents outrages que nous occasionnons à la vieille Gaïa. Quant aux bandes blanches, elles sont le symbole de notre refus de voir la situation catastrophique, et les ombres qui regardent – en fait le groupe qui se dédouble et qui se regarde bander les yeux - la pleine conscience de ceux qui savent, et qui ne font rien pour s'opposer à cet état de méfait. Aveuglement écolo-clip-trash en quelque sorte !

Dans tous les cas, un beau clip, très esthétique, une réussite parfaite, rappelons que Julien Lebon exerce aussi le leadering-vocal dans le groupe Atlantis Chronicles.

Damie Chad.

12 / 05 / 219 - MONTREUIL

la grosse marmite

BAR ZINES 11

J'avais prévu d'y passer l'après-midi mais la police – il paraît que tout le monde la déteste - en a décidé autrement. L'a fallu toute la journée soutenir une jeune militante, devant le Commissariat 12° arrondissement, mise en garde à vue pour avoir exprimé son opinion peu favorable, il faut le reconnaître, à notre gouvernement, sur une pancarte. Mise en garde à vue illicite mettant en cause le principe de liberté d'expression qui serait l'un des fondements de cette sacro-sainte démocratie dont on nous rebat et rabat d'autant plus fort les merveilles qu'on ne se gêne guère pour en bafouer les principes de base.

Beaucoup d'affluence, La Grosse Marmite est pleine comme un chaudron de cannibales en les jours fastes de capture d'un groupe de touristes égarés dans la forêt vierge, difficile de circuler entre les tables d'exposition, ce qui est très bon signe. Pressé par le temps me suis donc contenté d'un tour rapide me fiant à mon fier flair légendaire de rocker pour dénicher les perles de culture fanzinesques rares. Coup triple. Que je vous présente ci-bas, je donne le tiercé dans le désordre, parce que l'ordre n'est pas la première notion conceptuelle qui se rencontre dans le cerveau des créateurs de fanzines underground.

RAT-TAT-TAT-TAT.

( N° 2 / Février 2015 )

Je ne l'ai pas prise parce qu'elle se trouvait sur la table de la revue Kronick ( où sévissent entre autres Pierre Lehoulier de Crashbirds et l'infâme papillon sphinx Jokoko ) dont nous avons déjà dénoncé à plusieurs reprises la pestilentielle influence sur les esprits sains et naïfs dans votre blog-rock favori. Non, par atavisme pavlovien. Je n'y peux rien mais c'est ainsi. Parfois j'agis stupidement comme un CRS qui ne peut s'empêcher de tirer quelques rafales de LBD dès qu'il voit un drapeau noir s'agiter au milieu d'une manifestation. Moi les étamines noires du camarade Bakounine ça ne suscite chez moi aucun émoi, par contre dès que j'aperçois un portrait d'Edgar Poe sur une couverture, il me le faut, à tout prix, ferai n'importe quoi pour m'en emparer, s'il le fallait je n'hésiterai pas à pousser une Lénore perdue sous le métro, alors là non seulement il y avait Edgar, mais en plus perché sur son épaule, le satané corbeau malédictif ! N'ai eu à commettre aucun crime, 120 pages pour deux euros, l'on ne peut pas dire que c'est du vol, fût-il de corbeau !

Soyons franc, à l'intérieur Edgar et son volatile préféré se font remarquer par leur absence. Si ce n'est l'abominable X-Comix for freaks Chewbacrunk & Doctorg Jokoko et DEE-6 qui se débrouillent pour vous refiler au milieu d'un scénario chaotiquement improbable un replay totalement déjanté du Double Assassinat de la Rue Morgue, dans la série la BD ne passera pas, dût-elle me passer sur le core. Grave, très grave. Gavez-vous en, parce qu'après l'on change de registre. La revue est principalement constituée de très longs interviews d'agitateurs punk. De tous pays. Le groupe Shining d'Amsterdam, Xhansolox de Milan, un état des lieux de la scène portugaise du skateboarding, Hondartzako Hondakinak ( groupe basque ), Thierry Alcouffe de Rodez créateur de la mythique revue Rest, Pervers et Truands ( groupe de Saint-Etienne ), Frédéric Flurry dessinateur BD, Abby Portner californian boy et cinéaste. Vous noterez aussi une intéressante réflexion sur le travail qui est censé, d'après certains, libérer l'homme mais que les punks redoutent comme la peste, allez savoir pourquoi.

J'ai tout lu soigneusement, et je vous livre mes conclusions. D'abord mon ignorance, au minimum cent cinquante noms de groupes, punk, hardcore, grind, etc... que je ne connais pas. Une galaxie à explorer. Deuxièmement un constat aigre-doux, chez la plupart des interviewés, surtout chez les plus âgés qui doivent être dans la tranche des 40-50 ans, les idéaux de jeunesse vivaces au fond du cœur mais raboté par les nécessités, boulots, gamins... L'on y croit un peu moins, mais on persévère tout de même... Ensuite, même chez les plus jeunes, un regard critique porté sur le milieu punk, la distinction à faire entre les faiseurs et les authentiques. Le punk est ( a été, sera ) aussi une mode. Pas très différent en cela en tout autre mouvement qu'il soit underground ou mainstream.

Malgré ce petit coup de rétro-nostalgie, les interviewés, adeptes du DIY, débordent de fougue et de créativité. N'ont pas l'impression d'avoir perdu leur vie à la vouloir vivre intensément. Beaucoup d'humour et de dérision mais une véritable spectographie géologique d'un mouvement qui dure depuis quarante ans. Une belle carotte analytique. Plus réfléchie qu'elle n'en a l'air. Foutez-vous là dans le cul ! Et ne faites plus chier le monde !

DIG IT !

( N° 74 / Janvier 2019 )

Jerry Nolan qui ondule sur la couverture je prends d'office avant même de m'apercevoir qu'il s'agit de Dig it ! - pas vraiment un zine inconnu mais à ne pas confondre avec Now Dig This, revue anglaise consacrée au rock'n'roll des pionniers et aux nombreux revivals qui ont suivi – Dig It ! c'est garage, toutes réparations et cabossages assurés, avec cet immense avantage d'être rédigé en french language. Si vous n'aimez pas lire, dédaignez le trésor, 58 pages en petits caractères mais si vous êtes gourmands d'informations achetez-le les yeux fermés. Rouvrez-les toutefois pour commencer votre lecture.

Erreur funeste, car mauvais conseil, gardez-les plutôt bien clos pour les huit premières pages de l'allée des supplices et des tentations, la chro alléchante des nouveautés de Lo' Spider, car vous risquez d'en ressortir plus pauvre que lorsque vous y êtes entré. Puisque vous avez su déjouer les perfides tentation du Serpent Maléfique de la Consumération Boulimique. Vous avez droit à la suprême récompense, un article de Loser – je parie que le SSR ( Service Secret du Rock'n'Roll ) n'aurait aucun mal à retrouver l'identité de cet agent expérimenté ) - sur le bouquin de Curt Weiss, Jerry Nolan's Wild Ride. A Tale – difficile de faire plus Edgar Poe – of Drugs, Fashion... Un magnifique portrait de Jerry et au travers de sa manière de vivre la saga des Dolls et des Heartbreakers. Kurt Weiss nous restitue la splendeur kaotique de Jerry, cette énergie dispensée sans retenue, cette appétence de gloire et de dope qui étaient pour lui les moteurs d'appoint du rock'n'roll. Jerry n'eut qu'un véritable défaut, celui d'être musicalement en avance sur son temps. Le genre de chose que les has-been du présent ne comprennent pas, ne tolèrent pas, et les petits malins qui intuitent mieux que le troupeau se hâtent de vous doubler sur votre gauche. Jerry en est arrivé à haïr la terre entière, mais il n'a jamais voulu déroger de ses rêves et de sa vision du monde. Le livre est à l'image de Jerry sans concession, ne fait pas l'impasse sur les travers du héros, certains fans s'en sont émus, mais Jerry était ainsi, pour le meilleur et le pire, de son existence, de sa survie, de sa mort, et du rock'n'roll. Quitte à empiéter quelque peu sur les autres, mais l'on ne fréquente pas les volcans sans risque d'éruption, sachez où vous mettez les pieds. Jerry n'a jamais transigé avec lui-même, et cela peu de monde peut s'en vanter.

Complément obligatoire, plus loin une présentation du livre de Thierry Saltet, Return to Thunders dans lequel le Loser rend hommage à Marc Zermati, cheville ouvrière du rock français, une couronne de lauriers amplement mérités. Et comme un Loser peut en cacher un autre, reportez-vous au bel article consacré aux Hypnotics. Et tentez de ne pas vous faire écraser avec le petit topo sur les Freaks Of Nature. Du coup vous allez directement à la case Cosmic Trip,

C'est la corne d'abondance ce machin, Pachuco nous raconte L'Histoire des Septs Filles en Sept jours, autant dire sept de trop, dans la série mythes et légendes du rock'n'roll en en terre Melbournienne Alain Feydri – l'était déjà dans l'aventure Nineteeen - nous fait part de ses aventures au pays des kangourous, bref le Dig It c'est comme le millefeuille, plus vous tournez les pages, plus vous en trouvez, une sacrée revue, je ne vous laisse pas découvrir, vous connaissez déjà !

Born Toulouse.

WASSUP ROCKER ?

( N° 3 / Novembre 2018 )

Beau petit format. Rien à dire, le carré c'est carrément bien. Couverture couleur, papier glacé, belle mise en page. Surtout pour les BD. Fanzine rock un peu décalé. Moins d'information, davantage de réflexion. Quoi de neuf Rocker ? Les questions que tout le monde se pose et auxquelles personne n'a envie de répondre. Du genre quel futur pour le présent du rock'n'roll en notre douce France ? C'est Rat Bat de Diego Pallavas qui s'y colle. Les questions sont orientées. L'on parle bien du groupe mais on l'interroge surtout sur les salles par où il passe. Galères diverses ( toute une armada ), contact avec le public, prix d'entrée, intermittence, professionnalisation, boulots, survie sociale...

Plus loin vous avez le coup de gueule de Mélie, photographe Rock qui nous parle du bonheur de voir des groupes dans les petites salles suivie d'une interview de membres de SMD et Union Jack qui racontent leur expérience en ces lieux qualifiés de café-concerts comme la Comedia par exemple. Soyons directs, ce n'est pas tant l'existence de ces endroits dont on cause, mais de leur raréfaction, de leurs fermetures administratives, de leurs fragilités municipales... En contre-exemple une mini BD sur le bonheur industriel des grands fêtes festivalières, perso j'ai toujours pensé que le rock et bien des groupes perdent leur âme à participer au jeu de dupe de ces miroirs évènementiels qui vous manipulent et métamorphosent votre rage en sous-produits culturels de consommation de masse... à l'investissement financier, mon hum( hum-hum )ble flair de rocker a sempiternellement privilégié le DIY...

Arrêtons les idées noires, rions avec Nicopirate et ses icônes pleines pages, ou comment raconter la légende déjantée du rock'n'roll en remontant à ses plus improbables origines qui se situent à Brême comme chacun ne le sait pas. Multiplicité obsidionale de la culture populaire européenne ! Manolo Prolo, décidément un des rouages essentiels du zine, revient au thème du numéro, traite le sujet de deux manières, constat amer des mieux argumentés et mise en image fracassante d'un concert rock standard...

Un seul regret après avoir achevé le zine, n'avoir pas acquis les deux premiers numéros, je vous refile l'adresse : Wassup Rocker ? ( Rockzine Asso ) 4 rue Saint-Nicolas, F 57100 Thionville. En plus le thème du futur quatrième est alléchant : Le punk, la grande escroquerie du rock'n'roll.

Damie Chad.

13/03/2019

KR'TNT ! 410 : JOHN DWYER / LAUGHING HYENAS / SOLITARIS / NAKHT / GRAVITY / CAB CALLOWAY

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 410

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

14 / 03 / 2019

 

JOHN DWYER / LAUGHING HYENAS

SOLITARIS / NAKHT / GRAVITY

CAB CALLOWAY

TEXTES + PHOTOS SUR  : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

I can see Oh Sees (for miles and miles)

- Part Two

 

C’est Stevie Chick qui s’y colle dans Mojo : six belles pages sur John Dwyer et ses mighty Oh Sees, héritiers du grand Frisco Sound, et certainement l’un des groupes les plus passionnants des temps modernes. Il est indispensable de les voir sur scène. See thee Oh Sees and die, c’est-à-dire voir les Oh Sees et mourir. Ils valent largement Rome. Stevie Chick les traite de most blazing live rock’n’roll band. C’est criant de vérité. On ne ressort pas indemne d’un show des Oh Sees.

Pas plus qu’on ne sort indemne de leurs dix-neuf albums enregistrés en vingt ans. Chick rappelle que ça a commencé avec des lo-fi experiments et que ça a muté en overdriven Nuggets-esque garage rock mayhem, pour finir en proggish punk-psych avec Orc, paru l’an passé. On pourrait même parler de far out so far out schtroumphé à sec. John Dwyer s’amuse avec les idées de son, il joue «The Static God» en flux tendu, il fabrique du cumulus d’exaction somatique, un authentique tagada teutonique. Ce mec ne tient pas en place. Il joue le rock avec son cerveau. On le voit passer au heavy groove de sludge avec «Animated Violence». Il y raconte l’histoire du warrior à la Corben qu’on voit sur la pochette. Quand on passe sur l’autre versant du disk 1, on part aussitôt en voyage avec «Keys To The Castle». C’est une belle virée à travers des paysages variés et richement colorés, selon le vieux principe du prog éculé par tant d’abus. Ça passe, car il s’agit de John Dwyer, mais il est bien évident qu’on n’accepterait pas ça d’un autre zigoto. S’ensuit «Jettisoned», admirable groove d’élégance intrinsèque. La basse gronde bien sous la peau du groove. John Dwyer chante ça du doux de la glotte - Who likes sugar in their coffin/ The underground is twice as nice - et il explose le concept guitaristique de la guitare senventies. C’est là où ce mec est très fort. Il joue avec les concepts soniques comme le chat avec la souris. D’autres jolies choses guettent le musardeur impénitent en C, comme par exemple «Cavader Dog», où il se prend pour Monster Magnet - I hear a whistle/ It comes from the sky/ So run & hide your family - Il joue le heavy sludge d’apothicaire. Comme il veut jouer le jeu du prog jusqu’au bout, il nous colle un solo de batterie en D. Ce n’est pas l’envie qui manque de le traiter de pauvre con.

Les Oh Sees sont si bons qu’ils sont devenus un phénomène. Ils ont tout bêtement réussi à ressusciter la scène de Frisco, une scène qui fut jadis si révolutionnaire. Ty Segall sort directement de ce vivier. Kelley Stoltz aussi. Sur Castle Face, le label de John Dwyer, on trouve d’autres luminaries underground comme Male Gaze, Feral Ohms ou les Flatworms. D’ailleurs, Chick a beaucoup de chance de rencontrer un John Dwyer qui ne donne généralement pas d’interviews. Il préfère se concentrer sur les concerts, lorsqu’il est en tournée et sur Castle Face, lorsqu’il ne l’est pas. John Dwyer est réputé pour son enthousiasme élégiaque, comme d’ailleurs Henry Rollins. John explique qu’il ne poursuit qu’un seul but dans la vie : ne pas avoir à se lever tôt le matin pour aller bosser. Il raconte que son beau-père le réveillait à quatre heures du matin pour l’emmener faire le ménage dans des banques. Ce n’était pas dû à la pauvreté, mais le beau-père avait deux boulots pour se faire plus de blé. Maintenant, John se lève quand il veut - I wake up whenever the fuck I want.

Comme HP Lovecraft, John Dwyer a grandi à Providence, Rhode Island. C’est pour ça qu’il est un peu chtulhuté du bobinard. Ado, il était assez mal barré car il écoutait Slayer et Anthrax, mais le Monster Movie de Can l’a remis sur le droit chemin. C’est Can qui lui donne envie de jouer. Et comme on l’a vu dans le Part One, les clins d’œil à Can pullulent sur les albums des Oh Sees. Quand il s’installe à Frisco, il joue dans une multitude de groupes, dont Sword And Sandals, Pink And Brown et les avant-pranksters Hospitals. Et bien sûr les Coachwhips, qui finissent par entrer dans le rond du projecteur garage. John Dwyer précise que le groupe était driven by amphetamines and drink, but in a weirdly wholesome way, oui d’une façon étrangement créative, une formule qui pourrait aussi définir le style des Oh Sees. Les Coachwhips allaient trop loin et il arrivait à John Dwyer de tomber dans les pommes sur scène - I just got burned out on being too loud - Il jouait beaucoup trop fort. Ah cette façon qu’ont les Californiens de toujours vouloir en faire trop ! John Dwyer jouait alors la carte extrémiste, comme le faisait Lemmy en Angleterre. Il suffit d’écouter les cinq albums des Coachwhips pour comprendre ce que Dwyer entend par extrême. Get Yer Body Next Ta Mine paraît en 2002 sur un petit label local et n’a donc aucune chance. Ni au plan distributif, ni au plan artistique. John Dwyer fait tout ce qu’il faut pour se faire haïr par les oreilles. C’est un parti-pris. Il se montre en plus d’une grande indigence compositale. Il annonce vite fait ses titres, one two three four et ça trashe dans la cuvette. Il nous coule un de ces bronzes ! C’est hot ! Il joue même des atonalités sur sa SG. Surchauffe garantie. Question trash, on est servi. Il bat tous les records. Son «Tonight The Night» ne doit rien à Patti Smith. Il s’amuse tout seul. Et il s’amuse bien. C’est le principal. On le voit partir dans ses petites combines. Il ne reste plus grand monde dans la salle. Ah pour bombarder, il bombarde. Il trashe systématiquement tous ses cuts jusqu’à l’os de la mortadelle. Et soudain, voilà «UFO Please Take Her Home», avec des appels d’accords superbes. Il frappe son beat à coups de bâton de pèlerin. Il s’amuse avec les dynamiques et rappelle son couplet à l’ordre. Il ne baisse jamais les bras. On le sent dévoué à son art. Avec «Couldn’t Find Love», il nous propose sa version du garage moderne. Il sort tout le tremblement : l’orgasme, les accords, les solos flash, la carte de France, tout ! Et il enchaîne avec un «Nite Fight» terrible, embarqué au beat surexcité. C’est vrai hit de fight, John Dwyer donne toute la mesure de sa violence. Il fait de l’art sur mesure, au millimètre près. On lui dit : tu pars à l’envers (sur «My Baby I Killed Her»), il repart à l’endroit. Yeah ! Il atteint le summum du trash, ce summum réservé à quelques élus. En fait, tout est parfaitement cadré, même si les cuts semblent dévolus au trashbin. John Dwyer tire tout son trash au cordeau, il est exceptionnel de ponctualité et de célérité. Il noie même tout dans des nappes. Il termine cet étrange album avec le morceau titre et le tape au heavy sludge dwyerien. Il se prend pour Albert King. C’est bien vu. Ce qu’il joue à la guitare n’est jamais gratuit. Dwyer just do it. Il sait allumer la gueule d’un cut, en jouant les petits blacks en culottes courtes.

La même année paraît Hands On The Controls. Pour illustrer le concept, il met les pieds dans la pizza. Enfin ça ressemble à une pizza. Ou une paella. On ne sait pas trop ce que c’est. En tous les cas, il joue avec une énergie du diable. Il sur-blaste. Il fait de l’Action Art, et pas du rock. On le voit passer un killer solo flash d’ultra trash boom uh-uh dans «Ok Next Day» et puis il enchaîne deux monuments dignes du marteau-pilon des forges du Creusot : «Look Into My Eyes When I Come» et «Wheelchair». John Dwyer se livre à un badaboum d’exaction paramilitaire. Il n’existe rien d’aussi destructeur ici bas. Plus loin, il passe le rock sixties de «Cary» à la moulinette. Et avec «Yeah yeah yeah», il scie bien la branche sur laquelle il est assis. John Dwyer est un jusqu’au-boutiste, et il ne faut pas le perdre de vue. Il gave ses cuts d’énergie, il dwyerise tout, on le voit même faire de la powerhouse sixties dans «By The Way».

Un loup blanc des steppes et un mouton noir s’embrassent sur la pochette de Bangers Vs Fuckers paru l’année suivante. C’est encore un album de blast, comme l’étaient ceux de Motörhead à l’âge d’or. On est tout de suite subjugué par la violence du son. Quelle fabuleuse tartine de crève-cœur ! On a même l’impression que John Dwyer surpasse Motörhead. «Extinguish Me» bat tous les records, c’est un shoot de non-retour, tout est poussé à l’extrême. Il monte la violence de son delta punk en épingle. Defeaning, comme dirait Liza Minnelli. Personne ne peut tenir dans la fournaise de «Dancefloor Bathroom» et encore moins dans celle d’«I Drank What». Shoot de shit délibéré. Il n’existe rien de plus blasté sur cette terre qu’«Evil Son». John Dwyer est perdu pour la cause. «(Harlow’s) Muscle Of Love» sonne comme du mauvais punk mais Dwyer pulse sa purée à jets continus. Tout est dans le rouge, comme dirait Larry Hardy.

Avec Peanut Butter And Jelly Live At The Ginger Minge, John Dwyer semble encore monter d’un cran dans l’excès. Ce quatrième album est une belle collection de blasters impénitents, à commencer par «I Made A Bomb», une espèce de blast définitif qui paraît insurpassable. C’est à la fois puissant et violent. John Dwyer semble dominer le monde. À ce niveau d’exaction, le langage n’est plus d’aucun secours. On sent que le son californien a évolué depuis l’Airplane et les Beach Boys. Avec «Ya No Ya Wanna», John Dwyer propose un rock hirsute, mais extrême, il blaste jusqu’à plus soif et il passe au heavy blues avec «What Do They Eat». Mais devant une telle horreur, le heavy blues se carapate. Ce mec est atrocement bon, il blaste tout sur son passage, il écrase les cars de CRS comme des mégots et renverse les pouvoirs. Quelle fantastique liberté de ton ! Il joue au pur blast d’excellence dévastatoire. Il crée son monde. Il termine cet album inqualifiable avec «Your Party Will Be A Great Success», un cut assez heavy et bien accueilli. Du grand Dwyer. Cette belle démesure de heavyness est bienvenue dans le sein de l’église du Seigneur père des hommes. Alors John Dwyer fait couiner sa vieille SG, il connaît bien les secrets de la bête à cornes, inutile de lui raconter des histoires, il n’est pas né de la dernière pluie, il connaît l’envers du paradis comme sa poche et adore rissoler à la broche dans le brasier crépitant des décibels. Chaque fois qu’on l’écoute, on a les oreilles qui sifflent. Ce mec-là fait tout ce qu’il faut pour nous importuner.

Il semble que le Double Death paru en 2006 soit l’album ultime. John Dwyer monte encore d’un cran dans la violence du son. Cet album est sans doute le plus violent de l’histoire du rock, et ça reste du rock parce qu’il s’agit de John Dwyer. Il faut avoir écouté ça au moins une fois dans sa vie. Cet homme se donne les moyens de sa vision et pour lui, «Mr Hyde» doit sonner ainsi, cisaillé à l’extrême brutalité sonique. Ils jouent tous les trois tellement fort qu’ils couvrent parfois la voix de John Dwyer. «Prisoner 119» bat tous les records de blast et après un faut départ, Dwyer remet «I Don’t Need You» sur les rails : Go ! Avec lui, il faut que tout s’écroule et ça s’écroule. On le sent complètement barré dans «ATM», il va bien au-delà du cap de Bonne Espérance. Il explose «We Are In Love» et atteint à une sorte de génie atomique. Il échappe à tout, et même à la gravité. Il donne chaque fois le top départ de ses petites apocalypses, et il n’existe rien de plus trash ici bas que «Hands On». Il y extermine le garage punk. Il nous ramone «Hey Fanny» d’entrée de jeu, il claque du riff à la folie, il crée son monde en permanence, tout est très moderne et très brut de fonderie. On aurait tendance à croire qu’il fait n’importe quoi. Mais non, c’est tout le contraire ! Encore une fois, John Dwyer joue avec son cerveau : «Brains Out», justement, one two three four, ultime blast furnace, non, il n’y a plus rien au dessus, c’est hurlé dans le rouge, on a là le génie blast à l’état le plus pur. Avec «Ringing The Cowbell», on assiste à une vraie dégringolade d’absolue dévastation, ce mec joue sa santé mentale à chaque cut, sa voix se fond dans la matière sonique en fusion, c’est d’une brutalité artistique hors du temps et des modes, il semble sculpter dans la masse vibrante cette violence extrême. En donnant libre cours à sa folie, John Dwyer montre l’ampleur de son génie. Il n’existe rien de plus dépavé au plan sonique que «Fight With My Heart». John Dwyer y dépasse toutes les limites, même celles dont on ignorait jusque-là l’existence. On se perd avec lui dans les Sargasses du blast et cet album n’en finit plus de cracher de nouvelles œuvres d’art extrême, comme cet «I Don’t Know», il y passe carrément les Them à la moulinette. Voilà bien le pire garage de l’univers, la purée est là, comme claquée dans le mur avec la pire des violences intentionnelles. Tout ici n’est plus que collision d’exaction monothéiste.

Le yin du ear-aching yang des Coachwhips s’appelle Orinoka Crash Suite, plus connu sous le nom d’OCS, un duo que monte John Dwyer en 2005 avec Patrick Mullins. Après la l’ultra-pétaudière des Coachwhips, Dwyer passe à un subtil mélange de broken folk et de subterranean drones. C’est là que Brigid Dawson fait son entrée. Elle adore le quiet band et le beautiful guitar sound de John. OCS est toujours en activité, comme le montre Memory Of A Cut off Head paru en 2017. Alors si on aime le soft rock chanté à deux voix, on se régale. Dans le cas contraire, on s’emmerde comme un rat mort, pour reprendre l’élégante formule du Professeur Choron. On voit Brigid et John se lancer dans l’exercice d’un folk-rock confidentiel qu’on dirait chuchoté au coin de Castle Face. C’est tout de même étonnant de la part d’un vieux Coachwhip qui worshippait tant l’hyper-blast. En plus il faut s’armer de patience, car c’est un double album. On croise en B un groove qui se laisse écouter, mais qui ne provoque aucune réaction. John nous la joue douce, au c’mon c’mon. Il tape même dans l’extrême délicatesse avec «Neighbor To None» et Brigid ramène son suave filet de voix ici et là. Et puis soudain, c’est la surprise : John joue «The Chopping Block» sur les accords de «Space Oddity». Curieuse osmose. Il gratte les vieux accords de Ziggy et soliloque - I thought I heard a distant brash - Oui, il a entendu aboyer dans l’espace. Serait-ce Major Tom devenu fou ? Il cultive à son tour l’intense mélancolie de la perdition. Et comme si tout cela ne suffisait pas, Brigid se prend ensuite pour Nico dans «Time Turner». C’est comme on dit la face des pastiches, et non le gang des postiches.

Mais OCS ne sera qu’un très court répit. L’appel du mayhem est le plus fort. En 2006, OCS se métamorphose en Thee Oh Sees. John Dwyer revient alors à ses premières amours, le drum-heavy psych-punk et les éboulis de wild guitar. Après avoir essayé de bosser avec un label indé, il décide de monter Castle Face pour avoir la paix. Il bosse avec des gens qu’il aime bien comme White Fence, The Fresh & Onlys et produit le premier album de Ty Segall. Un Segall qui lui reste infiniment reconnaissant de lui avoir épargné le music-industry bullshit. Avec le temps, les concerts des Oh Sees sont devenus violents et incontrôlables. Et comme John Dwyer semble avoir déjà tout essayé, il improvise de plus en plus. Sans doute est-ce aussi l’âge, pense-t-il à voix haute. Chick qui l’adore le qualifie de punk rock Popeye, sous son mop of hair. Tous ses amis pensent qu’il va commencer à ralentir avec l’âge - 43 balais - mais on, il annonce au contraire qu’il va écraser le champignon. Il indique aussi qu’il réduit sa conso d’alcool car la gueule de bois du matin ne l’amuse plus, mais il fume encore des tonnes d’herbe en studio - Because it keeps me from being a total asshole probably - Sacré John Dwyer !

Retour aux affaires sérieuses avec Smote Reverser et une pochette qu’on dirait taillée sur mesure pour Monster Magnet. Dans la presse, les critiques s’empressent de qualifier le son de wild psychedelia, mais la dominante reste bien Can, notamment dans «Beat Quest» qu’on trouve au bout de la D. Les Oh Sees renouent avec le long groove processionnaire dont ils se sont fait une spécialité. Ils se trouvent très exactement au dessus de Babaluma. Quels merveilleux acteurs de la longévité underground ! Ils vont aussi chercher le groove de Can dans le «Sentient Oona» d’ouverture de bal d’A. Avec «Anthemic Aggressor», ils mettent la pression du jazz-rock. John Dwyer y passe des solos excédés, comme le veut la loi du genre. Il s’amuse comme un gosse dans cette grosse mélasse bien secouée de la paillasse. Tout aussi ambiancier, voici «Nail House Needle Boys». Les vertus du Dwyer system s’imposent : créativité à tout crin et énergie virulente. Lui et Ty Segall ont tout simplement décidé de vivre libres dans le monde du rock. Alors tout est permis, comme de passer au shuffle d’orgue dans «Enrique El Cobrador». Le cut bascule littéralement dans la musicalité à outrance. Il semble que la seule chose qui puisse intéresser ces mecs, c’est de jouer. Alors ils montent des plans pour jouer, et ils jouent vite, très vite, car la vie est courte. Ils se hâtent de jouer et filent ventre à terre. John Dwyer n’a plus alors qu’à glisser des petits solos instinctifs dans le fracas de la cavalcade. Et puis soudain, voilà qu’arrive un cut nommé «C». On sent chez ces mecs une sorte de facilité à se jouer des lenteurs administratives. Ce «C» ne peut que plaire au petit peuple. John Dwyer le glisse entre les cuisses d’Hermaphrodite, la bonne du Péloponnèse qui travaille chez Monsieur Stéphane Coup-de-Dés, domicilié aux mardis de la rue de Rome. On voit aussi les mighty Oh Sees se fourvoyer dans ce heavy psyché qu’illustre la pochette avec un morceau qui s’appelle «The Last Peace». Le cut met un temps fou à se réveiller et soudain le son jaillit comme un geyser. John Dwyer ne se refuse aucune giclée, aucune démesure, il ne vit que pour l’ampleur de sa volonté de procréation, il ne pense qu’à se jeter dans la mêlée et dans les bras de la vie, toute son énergie rejaillit dans le cœur vivant de cette Last Peace. Ce mec joue au petit jeu de l’extravagance comme d’autres jouent contre joue. On le voit ensuite délier un nouveau shoot de psyché avec «Moon Bog». Nouvel exercice de style hors du temps, d’une beauté sculpturale, il laisse la vie s’écouler à travers son corps. C’est une démarche très personnelle, bien sentie, une décision bien pesée. Il pourrait jouer sans jamais créer d’ennui. D’ailleurs, c’est ce qu’il fait.

Signé : Cazengler, Oh sick

Coachwhips. Get Yer Body Next Ta Mine. Show And Tell Recordings 2002

Coachwhips. Hands On The Controls. Black Apple Records 2002

Coachwhips. Bangers Vs Fuckers. Namak Records 2003

Coachwhips. Peanut Butter And Jelly Live At The Ginger Minge. Namak Records 2005

Coachwhips. Double Death. Namak Records 2006

Oh Sees. Orc. Castle Face 2017

Oh Sees. Smote Reverser. Castle Face 2018

OCS. Memory Of A Cut Off Head. Castle Face 2017

Stevie Chick. Psych Ops. Mojo # 297 - August 2018

 

La rigolade des Laughing Hyenas

 

Avec le nom qu’ils portent, on pourrait croire les Laughing Hyenas installés dans le désert. Mais non, ces quatre candidats au chaos demeurent à Ann Arbor, Michigan, charmante localité connue pour avoir abrité au temps jadis le MC5 et les Stooges. Deuxième point fondamental concernant les Laughing Hyenas : ces gens-là ne rigolent pas, contrairement à ce que voudrait nous faire croire leur nom de groupe. Ils penchent plus pour le côté sombre, voire désespéré des choses de la vie. Leur musique coupe la chique à l’espoir et s’interdit d’aller bien. Par la qualité de leur malaise, on pourrait les comparer aux Chrome Cranks, car ils aspirent aux mêmes torpeurs. Ils dégagent la même ambiance de catacombes.

Dès Come Down To The Merry Go Round paru en 1987, on constate que ça va mal. Mais vraiment mal. Le «Stain» d’ouverture de bal d’A bat tous les records d’insanité - Come and be my one and only - John Brannon hurle comme un emmuré vivant, il rugit comme un lion qui fait yeah - Stain the walls with love - Quel numéro de cirque ! On peut même dire qu’il hurle comme un démon qui serait devenu fou, comme si c’était possible. On ne peut qu’admirer la superbe dynamique de leur enfer gothique. L’insanité continue de sévir avec «Hell’s Kitchen». Au moins, avec ce genre de titre, on sait où on va - You better check the menu/ Wouahhhhhhh/ Something’s burning/ And I think it’s love - John Brannon est déchaîné, il délire complètement - Popeye the sailor man/ Goodbye - Et ça continue comme ça avec «That Girl», chanté à la pire désespérance qui soit ici bas. Brannon sonne parfois comme Jim Morrison - Now there’s too many people/ Telling me I’ve gone wrong - Mais tout ça va connaître une apogée en B avec «Gabriel», un véritable sommet du trash, dans la forme comme dans le fond - I woke up this morning/ And I had a vision/ I was a junkie gunslinger/ Shooting on the range/ And a one way ticket/ Straight to hell - Tout est dit, ils tapent là dans l’ultra-trash, John Brannon hurle tout ce qu’il peut hurler - Gabriel/ Help me understand/ Release my mind from this/ Gabriel/ Won’t you blow that horn - Rarement on entendit à l’époque homme hurler de la sorte. John Brannon atteignait les cimes du scream.

S’ensuit You Can’t Pray A Lie, deux ans plus tard. Dès «Love’s My Only Crime», on comprend que ça ne va pas s’arranger, oh no no no no. On voit Larissa Kirkland jouer avec la guitare sur les genoux. Si on chope des vidéos du groupe sur YouTube, on la verra même faire la danse du scalp avec une clope au bec. Cette fabuleuse poulette va mourir un peu plus tard d’une overdose en Floride. Mais en attendant, elle joue et John Brannon screame comme s’il brûlait vif sur un bûcher de l’Inquisition. Quelle équipe ! Ils font tous leur truc à la vie à la mort. Chez les Hyenas, il n’existe pas de demi-mesure, oh no no no no. Le «Sister» qui ouvre le bal de la B s’ancre lui aussi dans le chaos sonique absolu. Ils ne voudront jamais revenir au calme. Jamais. John Brannon ne plaisante pas. «Black Eyed Susan» se veut sur-puissant, harassé par le beat et harcelé par le jeu stressant de Larissa Kirkland. On voit aussi John Brannon screamer son ass off dans «Lullaby And Goodnight». Il est complètement out of it, out of his mind - Very Heyna - Mais si on réfléchit bien, on constate que tous les cuts de l’album sont construits sur le même modèle. On comprend alors que ce groupe ne pouvait pas durer éternellement. Ça reste intéressant au niveau des intensités caractérielles, mais ça tourne un peu en rond au niveau structurel.

Pas de changement avec Life Of Crime, paru l’année suivante. Les Laughing Hyenas renouent avec l’exaspération pathologique dès l’«Everything I Want» d’ouverture de bal. Ils s’ancrent dans le heavy sludge d’Ann Arbor. John Brannon hurle comme un chef de guerre ivre de rage et de mauvais vin. Cocktail d’autant plus capiteux que Larissa Kirkland vitriole le son à coups d’arpèges et que la basse buzze dans la fumée. «Let It Burn» porte bien son nom, c’est enragé jusqu’au bout des ongles. John Brannon chante avec une niaque inégalée. On continue de tourner en rond en B avec «Here We Go Again». Ce diable de John Brannon se jette dans la balance - Here we go again/ I said goooo - Chaque cut ressemble à un saut de carpe. «Wild Heart» est une sorte de carpe encore vivante qui voudrait échapper à la bassine d’huile bouillante. Cette façon qu’il a de screamer wild heart n’appartient qu’à lui.

Leur dernier album Hard Times sera donc la cerise sur le gâteau. Pochette et disk denses et ce dès «Just Can’t Win», fantastique dégelée de big heavy sound. John Brannon chevauche la chimère du rock comme un seigneur de l’An Mil, bardé d’acier et de bravado. Il wooahhtte comme un beau diable, pendant que Larissa Kirkland balaye la surface de la terre à coups de rafales soniques. On a tout dans ce cut : le pain, le vin et le boursin. C’est l’archétype du prototype de l’artefact de l’état de fait. Ce fantastique John Brannon chante ensuite son morceau titre à la force du poignet et plonge le rock dans un abîme de désespérance. Il rugit plus qu’il ne chante. Il roame son moan. Ici, tout n’est que deep atmospherix. Oh on peut aussi aller jeter un coup d’œil en B, mais on n’y trouvera rien de nouveau. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ça n’a pas marché. Tous les cuts sont traités sur le modèle heavy dark atmosphérix et plongés dans un bain de noirceur tempéramentale, même si ça reste très rock dans l’esprit. Du son, rien que du son. Normal, c’est enregistré chez Doug Easley à Memphis (alors que Butch Vig produisait les albums précédents). Attention, le hit du disk se niche en fin de B. «Each Time I Die» est le heavy slowah de la mort lente. John Brannon y aménage des passages vers un au-delà du pathos. C’est d’une rare puissance, avec un final en bouquet d’énergie vocale. Brannon style.

Singé : Cazengler, loathing hyena

Laughing Hyenas. Come Down To The Merry Go Round. Touch And Go 1987

Laughing Hyenas. You Can’t Pray A Lie. Touch And Go 1989

Laughing Hyenas. Life Of Crime. Touch And Go 1990

Laughing Hyenas. Hard Times. Touch And Go 1995

 

07 / 02 / 2019PARIS

LE KLUB

SOLITARIS / NAKHT / GRAVITY

 

Escalier plongeant, n'avez pas trop intérêt à glisser, tournez à droite, direction deuxième sous-sol, passage beaucoup plus étroit, nouvelles marches entrecoupées d'un faux palier, vous débouchez sur une espèce de corridor idéal pour le merchandising – diabolique tentation - passez la porte étroite et vous débouchez enfin dans le Saint des Saints. Plutôt étroit, diable si cela est une salle de concert, de retour à la maison je propose à la Marine Nationale de louer mon garage, de quoi mouiller deux sous-marins nucléaires et un porte-avions. Soyons juste, chez moi pas de belles voûtes de pierre qui surmontent deux travées parallèles à la manière des nefs d'église mais malgré le plafond plat un peu plus d'espace. Ce n'est plus le rock garage c'est le rock des caves ! Rock with a Caveman prophétisait Tommy Steele !

SOLITARIS

Brrr ! Tous quatre sanglés de k-ways noirs et le visage plus ou moins voilé de masques à la Dark Vador. Soldats de la galaxie des étoiles mortes. Immobiles, tandis que démarrent les samples, heureusement qu'ils sont soutenus par une cohorte de fans aux visages épanouis et de filles aux cheveux multicolores, sans quoi l'on se serait cru à l'enterrement du Comte d'Orgaz del Greco. Vos créanciers vous accablent de factures, Solitaris préfère vous soumettre au recouvrement des fractures. Emettent un bruit protéiforme destiné à vous saper d'emblée le moral. Au fond, Jarvis a décidé que rien ne sera comme avant, que désormais le monde sera réduit à un champ de ruines, casse systématiquement toute velléité de rythme, décapite toutes les têtes de serpents rythmiques qui se haussent et qui dépassent. Z'avez l'impression qu'il jette hors des plateaux de ses tambours tout ce qui aurait l'intention de manifester un signe quelconque d'existence. Vous comprenez le nom du groupe, vaut mieux être Solitaris que mal accompagné. A la basse un véritable fléau, ses amis ne l'ont pas surnommé Fléo pour rien, là où passe sa basse le son ne repousse pas. Vous le projette à terre sous forme de longues lignes sonores interminables comme des agonies. Le genre de mec qui vous gâche la soirée et l'envie de vivre rien qu'en appuyant un peu fort sur une corde. Normalement l'on devrait le renvoyer chez lui, mais à l'écouter vous entrez en communion avec l'étrange concept d'instinct de mort. Robin, au début vous faites semblant de ne pas l'entendre. Apparemment il ne fait rien pour attirer l'attention. Se contente de se fondre dans la noirceur ambiante. L'a la guitare commando. Au moment inadéquat il surgit comme la foudre et balance de ces dégelées de grésil à vous transpercer l'âme et l'anus. Et brutalement vous apercevez que Solitaris doit être une marque de bulldozer tout terrain dont vous ignoriez jusqu'à lors le nom. Le combo décape sec. Navigue vent arrière droit sur vous. A l'avant sur la proue vous avez une drôle de sirène. Pas Barbie, barbu costaud l'air méchant, chante par accoups, à chaque fois il vous donne l'impression de vous trancher la gorge. Chez lui, ça vient de loin, des tripes, exhale la colère et la rage de la bête entravée qui n'a aucune envie de se laisser mener l'abattoir. L'a décidé que ce sera plutôt votre tour d'y passer. Un mufle de taureau obstiné vous pousse sans pitié vers l'arène sanglante. L'a adopté la technique du dragon, actionne un lance-flammes dès qu'il ouvre l'orifice buccal. L'haleine du diable. Derrière Alex, leur frontman, les trois autres men in black de Solitaris carburent un carbone noir profond comme la nuit finale qui engloutira le monde. Quand ils terminent malgré la cohue des fans hurlante, vous vous sentez subitement seul. Coupé du cordon ombilical de la souffrance et de la mort. Vous êtes un survivant. Les tueurs solitaires vous ont trouvé indigne de mourir. Sans doute ont-ils eu raison.

NAKHT

Furent grandioses et sublimes. Au début vous craignez pour Danny. Lui si grand, qui a l'habitude de chanter juché sur un piédestal, comment va-t-il faire sous cette voûte si basse, le seul espace où il pourrait se redresser entièrement est encombré de projecteurs divers. Il est deux sortes d'êtres, ceux qui essaient en victimes résignées de s'adapter tant bien que mal aux avanies du destin et ceux qui transforment les obstacles en objets de force. Ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort a dit Nietzsche. Alors Danny nous a montré quel grand growler il était. Il ne peut se relever, il chantera courbé, il ne peut faire tournoyer ses bras à la manière de boomerangs mortels qui ramènent leur proie pantelantes, alors il tendra le visage vers le public. Toutes les émotions contenues de ses muscles affluent sur sa figure. Ses yeux clairs restent imperturbables mais les méplats de sa face s'animent et tout le peuple hiératique peint sur les couloirs des tombes pharaoniques se met en marche pour rendre un dernier hommage à celui qui va se confronter avec le grand serpent Apophys. Sa voix, venue d'un autre âge nous conte les péripéties du grand tourment. Sa bouche n'est plus qu'une excavation horrifiante par où les Dieux prennent la parole. Jettent leurs colères et diffusent les messages ultimes dont il vaudrait mieux ne jamais dévoiler le sens. Danny entonne le choral des Abyss et la musique cataclysmique de Nakht fond sur notre Destiny tel le vautour sur vos os abandonnés à la surface stérile des sables du désert infini.

Damien est invisible, l'est entouré du cercle d'or de ses cymbales, dispense et disperse un cliquètement infini de crotales en furie, la musique de Nakht s'élève de cet anneau maléfique, elle gronde et s'érige en tonnerres, en orages secs, en foudres irréductibles. Et toujours dans ces interstices miraculeux de ce qui pourrait être un moment infinitésimal de silence surgit, hoquet morbide, le raquèlement de la caisse claire, qui sonne comme un appel dans le hall du désir à la béance du monde. Et dès lors une pyramide sonore s'abat sur vous, un déluge de pierre tombales, un éboulement de rocs funéraires, qui cherchent à vous ensevelir vivant afin que le symbole de l'éternité s'inscrive en hiéroglyphes de feu sur votre chair.

Clément n'est guère clément. Sa basse gronde. Creuse des fondations. Charrie des blocs cyclopéens sous lesquels elle vous emprisonne. Elle agit comme un immense tournoiement infranchissable, elle fixe les limites, Nakht n'ira jamais plus loin que son amplitude géographique. Elle marque la frontière intangible qui sépare le profane du sacré. La fourmi humaine de l'ibis royal. Deux guitares, Pierre et Christopher, l'en faut deux pour entretenir la fournaise. Fournissent à eux deux le feu de salpêtre qui nourrit le mal des ardents et les assises du phénix qui renaît de ses cendres. Deux guitares, tour à tour mort et vie, extinction et renaissance. L'une serpent, et l'autre reptile. Nakht fournit une musique d'une force implacable et d'une richesse inouïe, lorsque je cherche dans ma mémoire je ne vois que l'agressivité tourbillonnaire de Magma, au début des années soixante-dix, à laquelle je pourrais la comparer, tout en étant conscient qu'ils ne doivent pas se revendiquer d'une telle généalogie, trop lointaine pour eux.

L'assistance comme envoûtée obéit en toute allégresse au doigt et à l'œil aux désidérata de Danny, commande les entremêlements des spirales prophétiques des ronds de feu walkyriens et des entrechocs armuriers. L'est à la fois, sous son capuchon noir et sa courte houppelande, sorcier maudit et imprécateur terminal. Nakht, Gollum maléfique et Golem élémental, nous a livré un set splendide.

GRAVITY

Le tout dans la vie est de ne point faillir de son centre de gravité, et le moins que l'on puisse dire c'est que Gravity s'est constamment tenu au cœur de son point G. Facile à définir. Plus près du Metal, mais pas très loin non plus du rock'n'roll. C'est l'imposante silhouette d'Alex qui nous a révélé la formule magique, en trois fois quelques secondes, juste avant que le set ne démarre, lui a suffi de gratouiller les cordes pour se délier les doigts, ou pour savoir s'il s'entendait bien, mais ces bribes de fureur lui ont permis de lever un ouragan, auquel il a à chaque fois coupé les ailes mais cela a suffi pour nous avertir. Donc nous ne fûmes pas surpris lorsque Ricky a lancé le galop tonitruant de son drumin' sauvage et lorsque Tim l'a suivi comme son ombre chevauchant sa basse comme un vol de sorcières se rendant au sabbath ( black de préférence ). Pendant ce temps Alex vous placarde ses riffs comme des listes de proscription sur la tribune des rostres de l'antique Rome. Jusque là tout était normal. L'on sentit que la situation était critique, mais l'on ne savait pas à quel point cela allait s'aggraver.

Inutile de nous prendre pour des enfants de chœur hypocrites, l'on n'attendait qu'elle. On la guettait. Du coin de nos deux yeux. Trop charismatique pour qu'on ne l'ait pas remarquée. De noir vêtue, nous tournant le dos, la tête enveloppée de son auburne chevelure, certes Emilie avait du chien, mais le problème était d'ordre théorique, comment et où allait-elle poser sa voix dans le capharnaüm sonique dégagé par le triangle maudit tapi derrière elle. N'a pas tardé à nous apporter la réponse. S'est retournée, a fait trois pas en avant, a porté le micro à ses lèvres et tout de suite l'on a compris ce qu'ont dû ressentir les mammouths de l'ère préhistorique lors de la grande glaciation subite qui les a congelés sur place. Les trois mameluks derrière ils ont disparu, rayés de la carte des vivants, n'y avait plus que ce hurlement de prophétesse en furie. D'ailleurs nous-mêmes l'on s'est demandé si l'on existait encore, si nous n'étions plus qu'une illusion perdue et évanescente. Trois fois elle a recommencé, et trois fois nous avons ressenti le froid de la mort s'installer dans nos veines. Mais sachez qu'Emilie n'est pas cruelle, une fois qu'elle vous a montré ce dont elle est capable, elle éloigne le micro de sa bouche, laisse tomber son bras le long de son corps et se recule en toute simplicité, sans la moindre cérémonie. Et comme par miracle vous intuitez que derrière les trois ostrogoths n'ont pas arrêté une demi-seconde leur cavalcade sauvage. Foncent sur vous avec la force d'un troupeau de cent mille bisons en fureur. Votre dernière heure est arrivée, mais ce funeste avenir proximal doit sembler trop lointain à Emilie, car l'infatigable   chasseresse reprend la tête du troupeau et de nouveau elle rugit dans le micro. Cette fois c'est fini. La catastrophe s'abat sur vous, le hibou noir de la nuit du monde vous recouvre de ses ailes. Au cas où, les lyrics sont en français, vous ne saisissez pas toujours les paroles en leur intégralité mais les titres suffisent, Noir, Le Porteur de Nuit, De l'Homme au Loup, La Dernière Empreinte...

Devant elle son fan-club est agitée d'une transe chamanique, l'âme des bêtes s'empare  de leurs esprits, perdent un peu la notion des normes, ricanent comme des corbeaux ironiques, se jettent les uns sur les autres tels des lions en cage rendus fous par leur captivité. Alex s'avance et les titille du doigt et du riff. Le corps de Ricky torse nu derrière sa batterie se couvre d'une sueur blanche de lune blafarde, et dix fois, cent fois, mille fois, Emilie s'en vient semer l'épouvante dans son micro. Tim dégringole des giclées de notes spermatiques qui vous rabotent le cerveau, Alex tonitrue sa guitare, et Gravity s'enflamme. Une pluie de météorites en feu s'abattent sur les toitures de votre imagination. Du fond de l'horizon cosmique un astre mort a surgi, son attirance est mortelle, il vous happe d'un seul coup, votre centre de gravité ne répond plus. Le chaos s'arrête, Emilie remercie l'assistance d'une voix fluette qui vous fait du bien. Vous avez rejoint le monde de la réalité. Toutefois, maintenant vous savez que vos cauchemars sont parfois plus beaux que vos rêves.

Damie Chad.

 

CAB CALLOWAY

( Long Box / Classic-Jazz Archive )

 

Sa maman reçut un beau cadeau de Noël puisqu'il naquit le même jour que le petit Jésus. En 1907. Fut-il un bébé vagissant, nous n'en savons rien. N'était pas le seul enfant de la famille. Blanche de cinq ans son aînée l'avait précédé. La sœurette lui montra-t-elle le chemin, toujours est-il que Cab n'était pas encore célèbre qu'elle chantait et jouait dans plusieurs revues à succès et avait même enregistré avec Louis Armstrong. C'est avec elle que tout gamin il débuta sur les planches à Baltimore et c'est encore elle qui lui procura une place dans la revue Plantation Days dans laquelle il se produisit à Chicago et avec qui il partit en tournée dans le Midwest. De retour à Chicago, on le retrouve à la batterie de l'orchestre du Sunset Cafe, n'hésitant pas non plus à endosser le rôle de maître de cérémonie – en français l'on userait plutôt de l'expression Monsieur Loyal – du spectacle présenté. Nous sommes en 1928, les années de formation sont terminées.

Cab Calloway occupe dans l'imaginaire populaire la place d'un amuseur public, l'on oublie trop facilement qu'il fut accompagné par toute une pléiade de musiciens, et non des moindres, qui durant les années vingt participèrent au surgissement du jazz. La fermeture du quartier chaud ( very hot ) de Storyville de New-Orleans, en 1917, contraignit les musiciens de jazz à l'émigration. Remontèrent en suivant le cours du Mississippi. Essaimèrent jusqu'à Chicago qui devint le point terminal de fixation, toutefois une partie d'entre eux se fixèrent à Saint-Louis et à Kansas City. Ces destinations ne furent pas sans influence sur l'histoire du blues et du rhythm'n'blues. Et du rock'n'roll. Lorsque le rhythm'n'blues prit son essor après la deuxième guerre mondiale, les blues shouters de Kansa City s'inspirèrent du travail orchestral et vocal de Cab Calloway. Si dans le creuset de Chicago le blues du Delta subit une profonde mutation s'intensifiant et s'électrifiant, à Kansas City une des rares villes aux mœurs légères des USA le jazz s'adonna à une certaine insouciance festive, les grands orchestres dont la volition première n'était pas de produire une musique savante voire '' symphonique'' mais de permettre au public de danser transformèrent et retrouvèrent quelque peu la tradition de ces spectacles itinérants qui sillonnaient les Etats-Unis. Si ces tournées avaient permis à de nombreux artistes noirs d'acquérir une grande popularité en leur milieu elles procédaient aussi d'une vision purement commerciale qui visaient à la satisfaction des instincts primaires du public. La musique n'y était pas considérée comme un art mais avant tout comme un moyen de délassement et d'amusement. La pratique de l'entertainment gommait la figure de l'artiste et le réifiait en bateleur du peuple. Dans l'inconscient ( pas si profond que cela ) du public blanc, le noir qui chantait devant un parterre de blancs était ravalé au niveau de la bête de foire. Particulièrement doué peut-être, mais pas vraiment un homme, tout au plus un singe très savant, et pourquoi pas, au mieux, un pitre. L'on retrouve cela dans le sourire et la bonne humeur débordante qu'arbore Cab Calloway dans les extraits des films qui nous le montrent en pleine action. Mais ce qui peut apparaître comme une bouffonnerie truculente renouait aussi avec l'art immémorial du cirque, le clown entrevu comme une pratique sonore ( parlée, chantée, musicale ) du mime. Très significatif nous paraît le fait que plus tard dans les années quarante c'est à Kansas City, la ville de l'amusement, que Charlie Parker débuta un parcours musical qui redonna au musicien noir sa dignité d'artiste souverain. Dialectiquement toute chose par le fait même de sa permanence engendre son contraire.

En 1928 Cab Calloway est le frontman occasionnel des Missourians et ses prestations à New York attirent l'attention. Dès 1929, Cab Calloway tourne avec les Marion Hardy's Alabamians, la formation la mieux payée de toute la région de Chicago, La crise de 29 eut raison des espoirs de l'orchestre. En manque de monnaie le jeune Calloway participe à la revue ( merci sœurette ) Hot Chocolate, le job terminé il rejoint les Missourians qui devant le succès remporté change de nom : s'appelleront désormais Cab Calloway & His Orchestra. Les Missourians ne sont pas des pieds tendres. La formation a été baptisée ainsi alors qu'il était en résidence au légendaire Cotton Club de New York, en alternance avec l'orchestre de Duke Ellington. En février 1930, Lockwood Lewis cède sa place de chanteur à Calloway, quatre mois plus tard le Cab Calloway & His Orchestra enregistre leur première cire.

 

Premier CD : Gotta Darn Reason Now ( For Bein' Good ) : 24 juillet 1930 : velouté de trombone et beurre de trompettes, pas d'erreur c'est bien le band qui se charge de l'essentiel du boulot, Calloway ne tire pas la couverture, l'est comme un invité qui préfère laisser parler ses hôtes, au début l'a une voix de fille mélodieuse, articule davantage par la suite, mais l'on admire avant tout la trompette de Roger Quincy Dickersonet et le trombone de Priest Wheeler qui cosigna les lyrics. En face B, un classique des classiques, de W.C. Handy, l'inventeur officiel du blues, St. Louis Blues : 24 juillet 1930 : n'a pas intérêt à être au-dessous de la moyenne le Cab, surtout que Satchmo a déjà enregistré le morceau l'année précédente, alors l'orchestre se la donne à donf, au début vous n'avez pas un trombone mais une souris qui grignote une croûte de pain dans votre dos, question blues, inutile de sortir votre mouchoir, imaginez un éléphant qui swingue à mort et là-dessus le Cab vous donne une leçon de chant, tout ce que vous ne pourrez jamais faire avec votre gosier, commence par appuyer sur une syllabe pendant trente secondes et ensuite il vous casse du bois de mille manières. Lorsqu'il arrête, la mission est accomplie. Les musicos autour de lui ne s'attardent pas. Pas la peine, Cab is the boss. Sweet Jenny Lee : 14 octobre 1930 : fox-trot, l'orchestre trotte, et Calloway musarde et renarde. L'est toute mignonne la Jenny Lee, le band en tressaute et sautille de joie, z'avez l'impression qu'ils jouent en serrant les fesses, Le Cab, il vous dessine la fine silhouette de la zamzelle du bout des lèvre avec un arrière fond nostalgie qui n'est pas sans rappeler la tristesse qui gît au fond de tout country qui se respecte. Sait parler aux damzelles, suis sûr qu'elle a succombé à son charme, l'orchestre confirme en se lançant dans un tutti d'enfer. Pour le deuxième couplet l'est trop occupé, les copains assurent à sa place. The Viper's Drag : 12 novembre 1930 : l'on en a fait un dessin animé, faut dire que Calloway vous sort le grand jeu, pas longtemps, mais il chante comme un sifflet de locomotive désespérée répercuté dans le grand canyon, et l'orchestre roule à toute pompe, se refile le bébé des soli à tour de rôle, pour mieux presser la machine, n'oublions jamais que la danse est l'autre mamelle du grand Cab. Qui d'autre que lui pouvait s'amuser à couiner sur le classique de Fats Waller ? Is That Religion ? : 23 décembre 1930 : devaient être en retard, jamais entendu un ragtime joué aussi vite, une machine à coudre en folie, non ce n'est pas Dieu qui les appelle, sans doute les jolies filles qui agitent leurs gambettes impatientes, le Cab ça doit le démanger encore plus vite que les autres car il vous tip-tope le vocal à la mitrailleuse. L'avait dû avaler un cheval de course le matin au petit déjeuner, vous expédie la choucroute en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, une fois qu'il a terminé l'orchestre a beau mettre les bouchées triples ils ne le rattraperont jamais. Some of These Days : 23 décembre 1930 : Monsieur dix pour cent. Sur trois minutes, chronomètre en main il chante trente seconde. Vous expédie le paquet d'une traite dans la cuvette WC, par avion. Après l'on imagine que puisque question rapidité il ne s'est pas économisé il s'en va danser comme la fameuse cigale. L'orchestre fait tout ce qu'il faut pour boucher le gros trou. Vous maçonne le mur comme des pros. Vous ne vous apercevez même pas qu'il n'y a pas plus de chanteur dans la chanson que de pilote dans l'avion. Nobody's Sweetheart : 23 décembre 1930 : plus tranquillou l'orchestre adopte la vitesse de croisière, le Cab prend sa voix de mijaurée pour commencer, ressemble à un matou qui s'étire, l'énergie lui revient, vous achève la marchandise en trois coups de cuillère à pot, les musicos prennent la suite, gentillous. Sans plus. St James Infirmary : 23 décembre 1930 : Armstrong en avait accouché d'un mélodrame, alors ils vous le commencent à l'espagnole, ensuite ils gardent le tempo, z'avez envie de leur souffler qu'il faut être triste, mais le Cab il brame comme un hippopotame et les musicos en profitent pour faire leurs petits numéros. Pour le final, la mise en terre au cimetière est rapide, poussent le corps dans la fosse à coups de pieds. Dixie Vagabond : 3 mars 1931 : c'est joli comme un générique de film. D'ailleurs Cab chante du nez pour que vous me croyiez, l'est le chanteur du charme qui cherche à embobiner, et les copains derrière essaient de ne pas lui foirer le plan en la mettant en sourdine, le temps que ses roucoulades conquièrent la position. So Sweet : 3 mars 1931 : encore de la douceur, ça larmoie , et le Cab module de toutes ses dents, l'a l'air d'un gigolo qui fait tout ce qu'il peut pour enchanter une rombière, idéal pour les frotti-frotta des slow langoureux, pour la proposition finale Calloway vous file un coup de main, reprend un deuxième couplet en coda. Remerciez-le, c'est emballé. Minnie The Moocher : 3 mars 1931 : le titre qui fit la gloire de Calloway, les musicos vous font une ouverture grandiloquente, mais le Cab a misé sur les valeurs sûres, reprise d'un vieux morceau folk et ligne mélodique pompée sur St James Infirmary. Plus tard le Cab vous en donnera des versions échevelées mais là vous conte la lamentable histoire de Minnie d'une voix éteinte qui contraste avec l'énormité des agissements de cette profiteuse de haut-vol. Rien de bien extraordinaire à première oreille, et pourtant vous vous surprenez à réécouter dix fois de suite. C'est en ce titre que vous rencontrez son célèbre hi-dee-ho. Doin' The Rhumba : 3 mars 1931 : étrange, l'entrée en matière ressemble comme une goutte d'eau à Ring of Fire de Johnny Cash, l'est vrai qu'entre mariachi et rhumba... La trompette se livre a un beau solo de klaxon, suivi de ce que l'on appelait un galop dans les salons du temps honni de la Restauration, et le Cab vous tricote le vocal avec une voix aussi aigüe qu'une pointe de punaise. Le combo conclut sans imagination. Farewell Blues : 9 mars 1931 : encore une fois un blues à grande vitesse, un rythme de train qui passe en trombe et le Cab qui vous imite le sifflet rageur des locomotives, derrière l'orchestre vous mime le couinement des wagons rouillés sans oublier le traditionnel shuffle de rigueur. Le convoi s'éloigne dans le lointain. I'm Crazy' Bout My Baby : 9 mars 1931 : les a rendus tous marteaux, les musiciens se lancent dans une introduction infinie, à croire qu'ils ne laisseront jamais au Cab le temps de s'exprimer. Le fait d'ailleurs à toute vitesse, les guys derrière ont encore bien de fooltitudes à exprimer. Creole Love Song : 6 mai 1931 : empruntée à Duke Ellington, musique de genre aussi câline qu'une nuit de chine, le Cab vous sort sa grosse voix la plus romantique à croire qu'il a attrapé la rougeole. D'ailleurs l'arrête les frais tout de suite. L'amour se chante plus vite qu'il ne s'expédie. The Levee Low-Down : 6 mai 1931 : tous en verve, une fanfare joyeuse qui dévale la rue, et le Cab qui accentue la joie de vivre, sur ce le band s'engouffre dans une espèce de charleston piqué des hannetons, y a un bugle qui vous épingle les insectes vivants sur le mur, une clarinette qui rigole et allegretto non moderato pour le tutti final. Blues in My Heart : 6 mai 1931 : pour être heureux soyons langoureux, cela pourrait s'appeler le blues des amoureux, petits pianotements sur les hanches, le Cab vous susurre à l'oreille des insanités avec sa bouche de crocodile grand-ouverte, l'insiste longtemps ( une fois n'est pas coutume ) l'orchestre tamise la lumière de l'abat-jour. Black Rhythm : 11 juin 1931 : aussi trompeur qu'une trompette qui ne se la pète pas. Tout doux malgré l'intitulé. Un hommage au blues. Conte l'histoire d'un pianiste au fond d'un bouge qui distille le rêve des notes bleues. Plus rien ne bouge. Les paroles sont de Irving Mills et de Donald Heywood, à mettre en relation avec The Weary Blues de Langston Hughes. Six or Seven Times : 11 juin 1931 : Irving Mills encore aux paroles, une mélodie de Fats Wallers, l'orchestre vous déploie la nappe en prenant son temps, le Cab déroule son innocence coquine, parlotte, scate un peu, sifflote avec désinvolture et les musicos reprennent leur broderie avec un soin maniaque. De la belle ouvrage. My Honey 's Lovin' Arms : 17 juin 1931 : encore une chanson d'amour à caresser les pubis dans le sens du poil. Peut-être la plus faible du CD. Peu d'imagination, beaucoup d'attendu. Aucune surprise. S'étire comme un élastique ou un fil d'haricot vert entre les dents. The Nightmare : 17 juin 1931 : dans la suite logique de la session, ce cauchemar vous endort plus qu'il ne vous réveille. Pour la sueur froide de la mort dans les draps moites, c'est raté.

 

Deuxième CD : It Looks Like Suzie : 9 juillet 1931 : fut enregistré par Blanche Calloway and His Boys Joy en juin 1931. Vous voulez du swing, en voili, en voiça, vous trouverez mieux ailleurs, mais le Cab vous sauve la mise, l'orchestre est au top mais pas assez débridé. Alors le Cab vous miaule la chute d'une voix bizarre. Sweet Georgia Brown : 9 juillet 1931 : le classique des classiques, même les Beatles l'ont enregistré, de Maceo Pinkard et Ken Casey, chanté pour la première fois en 1925 par Ben Bernie. Georgia a deux pieds gauches, cela a dû plaire au Cab car il vous sort spécialement un espèce d'étranglement dans le larynx, les boys derrière comprennent qu'ils ont intérêt à s'activer, ça se termine en style jungle de bon aloi. Basin Street Blues : 9 juillet 1931 : un classique du jazz, rappelons que Basin' Street était le nom d'une artère de Storyville. Peut-être que je me trompe mais il me semble que l'intro ressemble à l'entrée de La Mer de Debussy. Quoi qu'il en soit le combo se doit d'être au top, et ils vous l'interprète à la manière d'une symphonie jazz du pauvre, le Cab n'ose pas marcher sur ses boys, se contente de marmonner pour ne pas les gêner. L'arrive à être génial dans sa discrétion. Bugle Call Rag : 23 septembre 1931 : se rattrape sur ce morceau, Normalement sur ce ragtime devrait y avoir un piano fou, c'est Cab qui s'y donne de la première à la dernière note, l'a les dents qui ricanent comme les touches d'un clavier. Imaginez que le piano de Fats Wallers ait la voix de Calloway et vous comprenez la performance. Un des tout premiers morceaux de jazz enregistrés, un classique. Vocalement Calloway enfonce tout le monde. You Rascal You : 23 septembre 1931 : en France on connaît surtout la version des vieilles canailles Mitchell / Gainsbourg que j'ai toujours trouvée foireuse, Calloway en offre une interprétation fifreline, en avance sur son temps puisqu'elle évoque tant au niveau du traitement des cuivres et de l'inflexion vocale ce qu'en fit Louis Jordan, même si la clarinette l'inscrit tout de même dans le old style jazz. Stardust : 12 octobre 1931 : la chanson d'amour sentimentale, le genre de pacotille dont Sinatra aurait fait un trésor, pour Calloway ça manque de punch. L'on sent les impératifs commerciaux. Miaule avec une langueur monotone. You can't Stop Me From Lovin' You : 12 octobre 1931 : l'orchestre sourit doucement, rigole même franchement après le premier couplet, heureusement le Cab comprend que rien ne sert de larmoyer comme un dépressif, reprend du tonus et malgré les paroles navrantes il vous envoie valser le grand amour perdu au profit des dix occasions roboratives qui se profilent à l'horizon. You Dog : 12 octobre 1931 : jamais entendu un chien miauler de cette manière, le Cab vous sort le grand jeu, le combo se moque de lui, se fout carrément de sa gueule, le Cab a la voix qui fait patte de velours et promesse de griffes sanglantes. Cette histoire se terminera mal. Soyez-en sûr, humour noir se teintera de rouge sang. Somebody Stole My Gal : 12 octobre 1931 : interprétation dans la même veine, voix pleurnicharde au début, gymnastique vocale en fin de parcours. Ain't No Gal in This Town : 21 octobre 1931 : à ce qu'il paraît que le Cab chante sur ce morceau, c'est l'exacte vérité, et plutôt bien d'ailleurs, même que ces musiciens lui répondent en chœur lorsqu'il mugit comme une vache, mais tout cela vous ne l'entendrez pas, car en sourdine vous avez le piano qui égrène quelques notes et vous oubliez le reste du monde. Between The Devil And The Deep Blue Sea : 21 octobre 1931 : une création de Calloway devenu un classique. Faut dire que les paroles sont diaboliques, chacun peut interpréter à sa manière cette invitation au suicide baudelairienne. Calloway a choisi la plainte douloureuse. Scoubidouse sur la fin, un peu d'insouciance dans les situations extrêmes n'a jamais fait de mal. Trickeration : 21 octobre 1931 : cette session a dû être bénie des Dieux. Nous étions aux portes de l'enfer, ce coup-ci on y est carrément dedans. Bouquets de hanches en swing déhanché, l'orchestre joue au chat échaudé qui saute dans le feu, une fournaise pour les danseurs. Et mister Cab, l'est aussi à l'aise qu'une salamandre dans une cheminée sous François 1er . Sa voix n'a jamais autant épousé la subtilité des orchestrations. Kickin' The Gong Around : 21 octobre 1931 : une chinoiserie, avec la pince à linge sur le nez qui n'empêche aucune acrobatie. Se sont décidément amusés comme des jeunes chiots dans cette faste journée. Le Cab est bien le prince de l'Empire du Milieu. Down-Hearted Blues : 18 novembre 1931 : retour au blues, pas celui des douze mesures mortuaires, le blues à la pêche-melba, telle que l'on ne l'a jamais osé dans le Delta. L'oxymore musical du blues véhiculé par le premier jazz : le blues joyeux. Corine Corina : 18 novembre 1931 : z'ont couplé le précédent avec un vieux traditionnel de derrière les fagots. En profitent pour allumer un feu d'artifice de tous les diables. Encore une fois le piano de Bennie Payne se singularise. Je regrette de l'avouer dans ce morceau l'impact créatif est si fort qu'il pulvérise toutes les belles versions auxquelles les countrymen nous ont nourris au petit lait. The Scat Song : 29 février 1932 : le titre n'est pas une imposture. Méfiez-vous des premières mesures mélancoliques, les musiciens s'amusent très vite à dérouler le tapis de leurs chatoyances instrumentales et lorsque le Cab scate, l'est au sommet de son art, le monde vous paraît si facile que même les grattements du banjo deviennent agréables. Feast of friends. Cabin In The Cotton : 29 février 1932 : un slow pour reposer les danseurs, la danse est avant tout a sexual intercourse comme disent les ricains, alors là ce sera cheek to cheek, du coup le Cab en roule les R. S'y mettent à deux pour séduire la demoiselle. Ce titre n'est pas indispensable. Le Cat Zengler ne l'emportera jamais sur son île déserte. Je vous l'assure. Vous non plus. Strictly Cullud Affair : 14 mars 1932 : du Cab classique, mais de lui on attend toujours mieux, beaux passages de soli, d'ailleurs le Cab laisse his band s'amuser, mais nous devenons difficiles. Aw You Dawg : 14 mars 1932 : le truc sans défaut, mais parfois c'est comme les tapis persans faut ménager une erreur, l'entourloupe c'est le sel de la vie. Minnie The Moocher's Wedding Day : 20 avril 1932 : Buddy Holly nous a refait le coup avec Peggy Sue Got Married. Et Calloway ne fait pas mieux que le kid de Lubbock, ce mariage ne vaut pas les fiançailles premières. Certes tout le monde s'est bien tenu, mais l'on aurait préféré une sarabande infernale avec du dégueulis sur la nappe blanche, voire sur la robe de mariée. Dinah : 02 juin 1932 : un trombone épais comme une tranche de jambon, l'orchestre est vraiment le roi de ce morceau. Dancin'music. Cab vous fait les exercices à la barre fixe. L'on aurait préféré qu'il pratique le saut à l'élastique. Que voulez-vous dans la vie on ne peut pas tout avoir, le beurre et le prix du beurre. Même si Dinah la crémière est des plus appétissantes.

 

Les deux cd ne couvrent que le tout début de Cab Calloway. Les premiers morceaux sont les meilleurs, même si Cab ne s'y affirme pas encore vraiment. Mais l'osmose entre les musiciens et le chanteur est beaucoup plus authentique. L'on sent combien Calloway gagne à chaque session en maîtrise. Devient professionnel avec tout ce que cette assertion peut contenir de péjoratif. Mais il y en beaucoup qui vendraient père et mère et ( beaucoup plus grave ) leur chat et leur chien pour atteindre au dixième de sa virtuosité. Nous reviendrons une autre fois sur d'autres aspects de la carrière du grand Cab.

Regrettons toutefois l'absence de Zah Zuh Zaz de 1933 le titre qui donna son nom, en notre douce France occupée, à la mouvance zazou au début des années quarante. Z'adoraient le swing comme les premiers Teddy-Boys qui s'inspirèrent de leur accoutrement pour leur drape-jacket et qui abandonnèrent le swing pour le rock'n'roll.

Motherfuckers, tous les chemins mènent au rock'n'roll !

Damie Chad.

30/01/2018

KR'TNT ! 359 : MARK E. SMITH / RICK HALL / ELI D'ESTALE / ARTIFEX / NAKHT / VELLOCET / DOPPELÄNGER / MAURICE ZYTNICKI

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 359

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

01 / 02 / 2018

MARK E. SMITH / RICK HALL

NAKHT / ELI D'ESTALE / ARTIFEX /

VELLOCET / DOPPELGÄNGER /

MAURICE ZYTNICKI

 Texte + photos sur :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Fall de toi

Ah, quelle histoire ! Il faut remonter aux années 2000. Je venais de m’inscrire à l’université de Salford, située à trois kilomètres à l’Ouest de Manchester. Je comptais y suivre un cursus de design et surtout parfaire mon Anglais. Lorsqu’on sort du campus pour aller faire un tour en ville, on tombe rapidement sous le charme des vieux quartiers de Salford, notamment le quartier des docks. 

Par un beau matin d’automne, j’aperçus pour la première fois le tonneau de Mark E. Smith. Je flânais justement sur les docks. Un homme assis devant un gros tonneau installé comme une niche grignotait des chips. Je m’approchai de lui. Il devait avoir une bonne quarantaine d’années. Une mèche de cheveux blonds lui balayait le front. Il avait le visage sec. Ses grands yeux cernés semblaient excentrés. Le personnage ne laissait pas indifférent. Il se dégageait de lui cette sorte d’élégance saccagée qu’on trouve aux aristocrates déchus et aux aventuriers recrachés par les mers du Sud. J’étais loin de me douter que cet homme comptait parmi les légendes vivantes du rock anglais. Me voyant stationner à proximité, il leva la tête. Il attendait que je parle. Ce que je fis :

— Bonjour, monsieur. Puis-je vous aider ?

— Oui, mec. Pousse-toi, tu vois bien que tu me caches le soleil.

Il baissa la tête et plongea la main dans son paquet de chips. Je fouillai dans ma poche et en tirai un billet chiffonné. Je le lui tendis :

— Tenez, monsieur, voilà de quoi vous offrir un repas décent...

— Thanx, poto, mais je ne fais pas la manche.

Je lui souhaitai une bonne journée et m’éloignai rapidement.

Les jours suivants, je pris des renseignements. On m’indiqua que le Diogène des docks s’appelait en réalité Mark E. Smith, qu’il était le leader de The Fall depuis trente ans, qu’il refusait toute compromission et qu’il passait aux yeux de tous pour un irréductible doublé d’un amateur de chaos. Aiguillonné, je pris aussitôt un bus pour le centre-ville de Manchester et fonçai droit chez Piccadilly Records. Je fus effaré par le nombre d’albums de The Fall qu’on trouvait à la lettre F. Je fis une sélection rapide et regagnai ma chambre, au foyer universitaire. Je commençai par This Nation’s Saving Grace, enregistré par The Fall en 1988. Après la douche froide de «Mansion», un instrumental visiblement destiné à éloigner les curieux, une basse ouvrait «Bombast», un morceau épais comme un pudding ranci et truffé de groove. «Bombast» semblait avancer sur place et n’avoir aucun sens, hormis servir de prétexte aux déblatérations d’un Mark E. Smith qui flagornait et croassait comme le corbeau d’Ice Cream For Crow. Le cut roulait bien et s’arrêtait soudain au bord d’un break pharaonique. La basse glissait en travers, produisait un son qui tenait à la fois du vomissement et de la chute d’un train dans un ravin, et se remettait dans le circuit trois secondes plus tard, comme si de rien n’était. C’était si gonflé, si nouveau, si imprévisible qu’il me fallut écouter «Bombast» plusieurs fois de suite pour prendre la mesure de l’événement. Un morceau intitulé «What You Need» partait en se dandinant, comme si le Magic Band accompagnait Mark E. Smith. Un petit riff vaudou avançait comme un crabe sur le sable rose de mes fantasmes. Mark E. Smith geignait et hululait. Un peu plus loin, une nommée Brix attaquait «Vixen» en feulant tragiquement, jusqu’au moment où Mark E. Smith entrait en scène, plaçant son timbre et les intentions de son timbre en-dessous de la ceinture. Ils recréaient tous les deux une ambiance sacrément belle et digne des heures chaudes du Velvet. J’allai de merveille en merveille, effaré par la maîtrise du groupe, et tombai sur «Cruiser’s Creek», un classique magic-banditisé à souhait, estourbeur, bien posé, cisaillé par les guitares, couiné, grincé, pulsé par ce géant de la désaille qu’était Mark E. Smith l’édenté. Je compris soudain que The Fall comptait parmi les meilleurs groupes anglais. Complètement sidéré, je glissai dans le lecteur le dernier album en date, Fall Heads Roll. «Ride Away» s’envolait sur un sale beat balloche, et une certaine Elena Poulou donnait la réplique à l’édenté. Les couplets de Mark E. Smith traînaient la savate, soutenus par un gros son de basse. Sur chaque morceau, notre homme s’entourait de prodigieuses rythmiques. «What About Us» sonnait comme une horreur rampante. Mark E. Smith y balançait des bah-bah-bah dignes des Troggs et des Oh Yeah à la Iggy Pop, sur un tempo très musclé. C’était à la fois stoogien, impartial et monstrueux. La basse relançait sans cesse. Mark E. Smith chantait le rock des enfers, druggzee !, malaxant ses stances, ouvrant une orgie de ruckus stoogien qui plongeait ses racines dans l’hypno de Can. Il générait plus de bonheur, plus de vérité, plus d’élégance, plus de hargne, plus de soul-shaking que n’en généra jamais Mick Jagger. Mark E. Smith était le vrai rocker anglais, celui qui savait faire ronfler les basses comme des dragons. J’arrivai enfin à la reprise de l’album : «I Can Hear The Grass Grow» des Move. Une véritable horreur ! La voix tombait comme un couperet. Mark E. Smith transformait ce vieux classique des sixties en hit planétaire. Un peu plus loin, «Ya Wanner» arrivait comme une nouvelle abomination au beat carré. Mark E. Smith dépassait vraiment les bornes, il allait plus loin que les Damned ou le Roxy Music d’«Editions Of You». Cet homme chantait comme une bête, une carne, un irascible, un impérissable, un prince méprisant, un violent contradicteur. 

Dès le lendemain, je retournai le voir. Il rongeait un os de poulet et buvait une Guiness au goulot.

— Salut, Mark, j’ai écouté deux de vos disques hier, et je suis sous le choc...

— Si tu veux qu’on cause, fucking mate, ramène un fucking pack de fucking ‘ness.

Un quart d’heure plus tard, j’étais de retour avec deux packs de Guiness.

— J’espère que t’es pas un fucking journaliste...

— Non, je suis français, inscrit à l’université.

— Aw aw aw, un fucking Frenchie, hein ? À la tienne, alors.

— Pourquoi vous vivez dans un tonneau ?

— À part des fucking touristes comme toi, personne me fait chier. J’ai une paix royale. J’ai fait le tour du fucking problème, poto, je peux plus blairer les fucking journalistes, les fucking maisons de disques et tous les fucking bâtards de rock city. J’ai une sainte horreur de la bêtise. Les cons me donnent des boutons. Quand t’auras fait le tour du fucking problème, tu feras comme moi, tu habiteras dans un tonneau et tu chercheras les humains en plein jour avec ta lanterne, aw aw aw ! On vit une époque terrible, frenchie. Aussi terrible que celle des fucking années soixante-dix, quand t’avais les Elton John et les Clapton. T’as remarqué ? Ils sont toujours là, toujours aussi vénérés. Même le premier ministre dit qu’il aurait aimé être l’un deux. C’est révélateur de l’époque où nous vivons aujourd’hui. Je ne lis même plus les fucking papers. Trop triste. Tous ces journalistes lèchent les bottes du premier ministre. C’est embarrassant. Je ne veux plus perdre mon temps. Je préfère écrire des fucking chansons. T’es sur terre pour produire. Carlyle a dit ça. Produis, produis. C’est pour ça que t’es sur terre ! Écris des chansons, fais ton truc, suis ton instinct. Tous ces fucking journalistes n’ont jamais rien compris à The Fall. L’honnêteté, ils sont incapables de comprendre ce que c’est. En écrivant n’importe quoi sur The Fall, ils se sont grillés. Comme le fucking Réplicant de Blade Runner, j’ai vu trop de choses, poto. J’ai vu parader ces pâles bâtards de Spandau Ballet et de Costello au sommet des fucking charts. J’ai fait la première partie des Clash pendant leur tournée américaine et je les ai vus agir comme ceux qu’ils condamnaient, à traiter le public comme du bétail. Je hais les groupes qui se prélassent dans la dépression, les Echo et compagnie. J’ai toujours fait des disques pour ceux qui ne veulent pas se faire enculer, tu vois ce que je veux dire, ceux qui veulent encore se battre.

— Mais pourquoi vous vivez dans un tonneau ?

— Je viens de te l’expliquer. J’écris des chansons. Avant, j’étais trop bien installé. Avec le confort, on finit par trouver des excuses pour ne plus écrire.

Mark vida sa canette. Il en ouvrit une autre avec son briquet.

— J’aime bien votre reprise d’«I Can Hear The Grass Grow» des Move. Vous êtes le seul qui ayez osé remettre ce hit au goût du jour...

— Fucking brillant ! J’adorais les Move. J’aimais bien aussi ces fucking groupes de Liverpool, les Searchers et les La’s, ils écrivaient des chansons solides. Les seuls qui comptent vraiment à mes yeux sont les gens authentiques. Des mecs comme Jerry Lee, Johnny Cash, Bo Diddley et Link Wray. Ils tirent leur art de leur expérience. C’est autre chose que les Franz Ferdinand qui vont se tortiller le cul devant des caméras de télé toutes les cinq minutes, tu crois pas ? Tiens, je vais te donner quelques disques.

Il entra dans le tonneau et alla fouiller dans un carton.

— Écoute ça et reviens me voir quand tu veux. Maintenant, laisse-moi tranquille, j’ai trop parlé. J’ai besoin d’être seul.

En rentrant, je mis The Real New Fall LP dans le lecteur. Dès le premier morceau, «Green Eyed Loco Man», je me retrouvai plongé dans l’univers déjanté de Mark E. Smith. Il était à la fois le suborneur de la racaillerie électrique et l’orfèvre du crouni. Sa musique rêche me grattait la couenne. On aurait dit un tuberculeux qui cracherait ses poumons rien que pour déconner. Il me faisait penser à une Marguerite Duras chantant par la trappe qu’on a ouvert dans sa gorge et tirant sur une Gitane maïs rien que pour emmerder les cancérologues. Dans «Mountain Energei», il cassait des mots en deux, étirait les syllabes de fin, tirant sur les s pour qu’ils sonnent comme des serpents à sonnettes. Avec «Last Command From Xyralothep Via M.E.S», petit chef-d’œuvre d’ingéniosité hypnotique, Mark se transformait en Léon Zitrône, nous commentant une virée intergalactique larsenée de guitares, ballottée par des riffs de basse, charcutée par des coups de synthé. La reprise de l’album était un morceau de Lee Hazlewood, «Loop41 Houston», qu’il tirebouchonnait pour en faire une fallerie titubante absolument somptueuse.

Je poursuivis mon enquête sur le campus. La plupart des Mancuniens considéraient The Fall comme un phénomène post-punk sans grande importance. Ils attachaient plus de prix aux Buzzcocks, aux Smiths et aux Stone Roses. Quand je demandais s’ils écoutaient les disques de The Fall, ils me répondaient évasivement. The Fall semblait dériver dans une mer d’indifférence. J’étais sidéré. La nausée me gagnait. Je finis par résilier mon inscription à la fac et m’en fus investir mes dernières économies dans un gros tonneau à bière que je fis livrer sur les quais, à côté de celui qu’occupait Mark. Il commença par protester, disant qu’il voulait rester seul. Devant mon obstination, il finit par céder.

— À ta guise, fucking frenchie... Je te préviens, tu vas te les cailler, cet hiver.

— Je préfère affronter l’hiver près de vous plutôt que de supporter la stupidité des gens d’ici. Et puis j’ai ramené mon balladeur. Il marche avec des piles. Comme ça, j’aurai le temps d’écouter tous vos disques.

— Tu peux me tutoyer, fucking mate.

La première nuit, j’eus le privilège d’entendre Mark ronfler. Avec la caisse de résonance du tonneau, j’avais l’impression que tout le quartier en profitait. Le matin, il se leva et pissa contre mon tonneau. Par chance, le tonneau que j’avais acheté à prix d’or était bien hermétique. Il passa ensuite un grand manteau par dessus son jumper Armani et m’emmena faire les courses. Il vola quelques canettes de Guiness et nous regagnâmes nos quartiers.

— Breakfast, poto.

Nous descendîmes quelques Guiness et rotâmes de bon cœur. Puis il alla farfouiller dans son carton et revînt avec du papier et un stylo. Il écrivit quelques paroles de chansons. 

Comme j’écoutais tous ses disques, un par un, j’en arrivais chaque fois à la même conclusion : comment pouvait-on écouter autre chose après The Fall ?

— Aw fuck ! J’ai encore une dent qui brêle !

Mark plongea les doigts dans sa bouche, agita fiévreusement la dent branlante, l’arracha et cracha juste devant mes pieds. Même un molard de Mark E. Smith avait quelque chose de spectaculaire. Et puis un jour, les musiciens américains qu’il venait d’engager vinrent lui rendre une petite visite. Mark fit les présentations. Il prévoyait d’enregistrer un nouvel album. Il allait donc s’absenter une bonne semaine. Il me demanda de rester sur place pour éviter que des clochards ne vinssent s’installer dans les tonneaux. Il les disait trop durs à déloger. 

La neige commença à tomber. Je fis un raid sur les chantiers voisins pour récupérer des bouts de bois et faire du feu. J’écoutais Post TLC Reformation, l’un de ses albums les plus récents. On y retrouvait tout le bastringue habituel, le rejeté décadent, la distance hautaine, la grain tellurique, le lâcher de syllabes acrobatiques, la gouaille des bas-fonds, le rocailleux d’une glotte imprégnée de mauvaise bière, la hargne working-class, la lutte contre la bêtise établie, le haro sur le rock, la culture des influences manifestes qui vont de Can à Captain Beefheart, en passant par Public Image et Desmond Decker. Il torturait sa syntaxe, il avançait de travers, sur des rythmiques sublimes de bassmatic. Il chantait dans sa salive, renouant avec les chinoiseries du Spotlight Kid. Reformation tapait directement dans Can. Mark s’y connaissait en canneries, il savait dérouler l’écheveau, sur un riff de basse incommensurable - Black river ! Ford Motel ! - Il clamait des atrocités en bambou - Go flesh go ! - La reprise de l’album était «White Line Fever» de Merle Haggard. Mark en faisait une merveilleuse gabegie, soulignée à la basse pouet pouet. Il traitait Merle Haggard à la traînarde. Dans le cut suivant, «Insult Song», Mark réinjectait de la black river, du all over and over again, du Ford motel, de la white line fever, il singeait Beefheart à la perfection, faisait du bababa et des breaks vocaux à la Jim Morrison, il travaillait son jerk blues, accompagné par une guitare fantôme. «Systematic Abuse», dernier titre de cet album dément, était du pur Fall, rond et têtu, traîné à la voix. Genoux raclés dans la caillasse. Ardeur et dureté. Swing du néant. Cancer et boules de gomme. Pas d’amour heureux à Manchester. Ses refrains puaient la tripe. Le rythme était gris comme un couloir d’hôpital. Les mots fumaient légèrement. Il les avait aspergés de pisse. Il badigeonnait ses émotions à la nicotine. Je voyais nettement son sourire d’ange aux dents pourries.

Une nuit, je m’endormis, mais ne me réveillai pas. Quelques jours plus tard, Mark me trouva allongé dans le tonneau, le casque du balladeur sur les oreilles. Il vit tout de suite que j’étais raide comme un glaçon. Il me traita de fucking frenchie et retourna s’asseoir à l’entrée de son tonneau. Son nouvel album allait sortir. Quelques critiques allaient probablement le saluer. Mark se mit aussitôt à écrire de nouvelles chansons. Il scrutait le ciel. L’inspiration coulait en lui comme un torrent. 

Signé : Cazengler, Fall du régiment

 

Mark E. Smith. Disparu le 24 janvier 2018.

Mark E. Smith. Renegade - The Lives And Tales Of Mark E. Smith. Viking Penguin 2009

 

Hall right now

 

L’étoile d’une légende du Deep Southern Soul vient de s’éteindre. Rick Hall est parti rejoindre ses vieux copains au paradis, à commencer par Sam Phillips, originaire comme lui de Florence, Alabama.

Dans la cour du lycée, on disait aux autres : sans Sam Phillips, pas d’Elvis, pas de Jerry Lee, pas de Wolf, pas de Carl ni de Cash, pas de rien. On peut dire exactement la même chose de Rick Hall : sans Rick, pas de FAME, pas de Clarence Carter et donc de Candi Staton, pas d’Arthur Alexander, pas de rien.

L’occasion est trop belle de ressortir ce texte déjà bloggotisé sur le mighty KRTNT, histoire de faire gicler une fois de plus tout le jus qui se trouve dans le recueil de souvenirs de Rick Hall, ce redneck qui aimait tellement la musique noire qu’il décida dans les early sixties de monter un studio pour enregistrer des disques. Et pas n’importe quels disques, ceux des sales nègres, en plein cœur du coin le plus raciste du Sud des États-Unis, l’Alabama. Son recueil de souvenirs s’appelle The Man From Muscle Shoals. Le nom tinte bien à l’oreille des fans de Soul : Muscle Shoals se situe au bord de la Tennessee river et c’est là que Rick Hall installa dans les sixties son studio/label FAME, un label qui par la force des choses devint aussi légendaire que Stax, Tamla ou Atlantic.

Généreux, l’éditeur offre avec le livre le DVD du film qui raconte la fascinante histoire de Muscle Shoals. Alors, comme le dit Aznavour dans sa chanson, ils sont venus, ils sont tous là : Keith Richards, Percy Sledge, Wilson Pickett, Candi Staton, on assiste dans ce film à un incroyable défilé de stars, y compris les dispensables comme ce Bono qui a pris la détestable habitude de ramener sa fraise quand on ne l’a pas sonné. Et puis bien sûr, le film donne la priorité à Rick Hall qui raconte son histoire, mais avec tout le pathos du Deep South. Les rednecks ont toujours des histoires épouvantables à nous raconter. Le meilleur exemple reste bien sûr Erskine Caldwell. On se souvient aussi de Roy Orbison qui vit sa maison brûler avec ses gosses à l’intérieur. Eh bien, la vie de Rick Hall, c’est à peu près la même chose. S’il se plante devant la caméra pour raconter ses déboires, c’est avec une voix d’outre-tombe et le souffle dramatique d’un William Faulkner. Un vrai pâté de pathos ! Ça commence quand il est jeune marié et qu’il perd le contrôle de sa bagnole. Bim, bam, plusieurs tonneaux. Il survit aux tonneaux, mais pas sa poule. Il raconte aussi son enfance très pauvre à la cambrousse, et l’histoire de son petit frère, tombé dans le bac à lessive quand l’eau était en train de bouillir. Il entre bien dans les détails, nous raconte l’hôpital, et les médecins qui retirent les vêtements et la peau qui vient avec. Et trois jours plus tard, plus de petit frère. La mère en veut au père qui n’était pas là et le père en veut à la mère qui ne surveillait pas les enfants. Alors la mère abandonne sa famille et s’en va faire la pute en ville. Red district ! L’œil humide, Rick indique qu’il ne reverra plus sa mère. Oh mais attendez, ce n’est pas fini ! Il raconte plus loin que son père était un paysan tellement pauvre qu’il n’avait jamais pu se payer un tracteur. Alors son fils Rick lui en paye un. Et puis un jour, sa belle-mère voit par la fenêtre les roues du tracteur, mais en l’air. Elle se dit à juste titre que ça ne présage rien de bon. Évidemment, le père est sous le tracteur. Comme les auteurs grecs de l’Antiquité, les rednecks ont un sens de la tragédie qui flirte avec le génie. Et ce sont des blancs ! Alors vous imaginez bien que lorsqu’un nègre du coin raconte sa vie, comme le fit T-Model Ford, c’est mille fois plus violent. Il suffit de lire les mémoires d’Ike Turner dont le père mit trois ans à mourir, suite à un passage à tabac gracieusement offert par le KKK. En ce temps là, on ne soignait pas les nègres. On leur installait une tente dans le jardin et on leur laissait le choix entre deux options : survivre ou mourir.

Quand Keef dit que Rick Hall est un type dur (tough guy), il ne croit pas si bien dire. Rick Hall rappelle en effet qu’il a grandi «comme un animal», dans cette cabane au fond des bois, sans eau ni électricité ni plancher ni lit. Il dormait sur un tas de paille et se lavait à la rivière, hiver comme été. C’est peut-être cet endurcissement précoce qui va lui permettre de survivre à tous ses déboires, et pas seulement les pré-cités, il y a aussi ceux de sa vie professionnelle : les gens du business ne l’ont pas ménagé, à commencer par ses deux associés des débuts qui l’ont viré parce qu’ils l’accusaient de bosser comme un dingue - I licked my wounds and drowned my sorrows in moonshine whiskey (il lécha ses plaies et noya son chagrin dans de l’alcool artisanal) - Rick Hall va ensuite zoner pendant cinq ans puis il décide de monter son studio et de tout reprendre à zéro. Il démarre FAME avec un hit de Jimmy Hugues («Steal Away») puis il lance Arthur Alexander, avec un premier hit planétaire, «You Better Move On» que vont s’empresser de reprendre les Stones. Pouf ! Rick est lancé ! Il devient un producteur de renom. Il monte son house-band avec Roger Hawkins (drums), David Hood (bass) et Jimmy Johnson (guitar), des gens qui vont devenir célèbres, eux aussi. Dans les parages traînent aussi Spooner Oldham et Dan Penn, compositeurs et musiciens de génie underground.

L’histoire de Rick Hall, c’est aussi la valse des anecdotes extraordinaires. Un jour, un petit black vient faire un bout d’essai dans son studio, mais Rick Hall n’accroche pas. Oh, le petit black ne se décourage pas ! Il va trouver un autre patron blanc, Quin Ivy, qui a monté un studio à Sheffield, toujours en Alabama. Ah au fait, un détail qui a son importance : le petit black s’appelle Percy Sledge. Il travaille à l’hôpital local. Très peu de temps après, Quin Ivy demande à voir Rick. Il veut lui faire écouter la démo qu’il vient d’enregistrer avec Percy Sledge. Le cut s’appelle «When A Man Loves A Woman». Quin n’a absolument aucune idée de ce que ça vaut. Rick l’écoute une fois et demande à la ré-écouter. Il dit à Quin que c’est un smash. Quin tombe des nues :

— Ha bon ?

Il ravale sa salive et demande :

— Qui pourrait publier ce smash ?

Rick sait. Il répond :

— Jerry Wexler !

Quin ne sait pas qui est Wexler. Alors Rick appelle Wexler un dimanche après-midi.

— Qu’est-ce tu veux, baby ?

Wexler lui dit qu’il a du monde chez lui et qu’il n’a pas de temps à perdre. Rick insiste :

— J’ai un smash, un vrai smash !

Wexler lui dit :

— Envoie-moi ça par la poste, baby, j’ai des saucisses sur le barboque. See ya !

Quand il reçoit la démo chez lui, Wexler n’est pas sûr que ce soit un smash. Il rappelle Rick :

— T’es sûr que c’est un smash, baby ?

Rick est scié. Il insiste :

— Mais oui ! C’est un No. 1 record worldwide !

Et il ne se trompe pas. Quel flair de cocker ! On peut dire que Percy Sledge lui doit une fière chandelle.

C’est là que démarre une relation professionnelle avec Jerry Wexler (co-directeur d’Atlantic) qui va durer dix ans - The heads of Atlantic records, I later learned, were looking for a way out of their rut (j’appris plus tard que les patrons d’Atlantic cherchaient à sortir de leur ornière) - Wexler flashe complètement sur Muscle Shoals et sur la qualité du house-band de Rick. Il découvre en effet que les musiciens travaillent sans partition, alors qu’à New York, chez Atlantic, tous les musiciens jouent sur partitions. Cette décontraction fascine Wexler qui décide alors d’envoyer ses stars en stage chez Rick Hall. Il commence par envoyer Wilson Pickett qui n’en revient pas de voir un studio de patrons blancs installé en plein cœur des champs de coton où travaillent encore des nègres. C’est là, dans cet endroit pour le moins insolite que Wilson Pickett enregistre ses plus gros hits, «Mustang Sally», «Land Of 1000 Dances», «Funky Broadway» et même «Hey Jude», suite à une suggestion de Duane Allman. Puis Wexler lui amène Aretha qu’il vient de signer sur Atlantic. La première journée de session se passe merveilleusement bien, avec l’enregistrement d’«I Never Loved A Man», lancé au pur feeling sur les accords de Spooner. Puis une shoote éclate entre l’époux d’Aretha, Ted White, et un joueur de trompette du house-band. Ted White qui a trop bu accuse le trompettiste de draguer sa femme. Puis il accuse ensuite un saxophoniste de la même chose. Chaque fois, il ordonne à Rick de les virer. Compliqué, car ce sont des amis. Rick demande conseil à Wexler assis à côté de lui. Wexler ne fait pas de chichis : Fire them ! Vire-les ! Mais ça ne suffit pas. L’ambiance est explosive. Aretha et Ted quittent le studio en claquant la porte et rentrent à l’hôtel. Rick veut aller les voir pour tenter de calmer le jeu, car plusieurs journées de sessions sont prévues. Wexler lui interdit formellement d’y aller. Rick reboit un gros coup de vodka et y va quand même. Les rednecks sont têtus comme des bourriques. Il tape à la porte de la chambre. Ted White ouvre et l’insulte, alors une bagarre éclate. Le lendemain, première heure, Aretha et son mari reprennent l’avion pour New York. Devant ce désastre, Wexler est fou de rage. Il annonce à Rick qu’il va l’anéantir - I’ll burry your ass ! - Mais on ne parle pas comme ça à un dur à cuire comme Rick - No, you won’t burry me, you old fart ! I’m a lot younger than you, and I’ll be around long after you’re gone ! - Et c’est exactement ce qui va se passer, Rick va survivre à Wexler qui à l’époque est déjà assez âgé. Mais du coup, Rick perd son principal client. C’est cuit ? Non ! Il contacte Leonard Chess à Chicago qui lui propose d’envoyer Etta James. Rick est ravi car c’est la chick qu’il préfère - My favorite chick of all time - Elle enregistre cet incroyable album qu’est Tell Mama à Muscle Shoals et du coup elle relance sa carrière. Mais Rick est mauvais après Chess qui ne lui paye pas son travail de producteur. Pas un cent, rien ! Mais grâce à ce disque, il redore son blason de producteur. C’est un véritable soulagement - Every record, my life depended on it - Et il ajoute que si tu n’as pas de hit en tant que producteur, on ne te rappelle pas. Puis Duane Allman propose de ramener les Allman Brothers à Muscle Shoals, mais le rock blanc n’intéresse pas Rick. Il passe à côté de la fortune, mais tant pis. Il préfère la musique noire. Rick Hall est un exemple assez rare d’intégrité artistique.

Il est en train de relancer la machine FAME lorsque soudain se produit une nouvelle catastrophe : cette ordure revancharde de Wexler lui pique son house-band. Il le soudoie en douce et l’installe à ses frais à l’autre bout de la ville. Roger Hawkins, David Hood et Jimmy Johnson abandonnent lâchement le mec auquel ils doivent tout. Absolument tout. Rick Hall tombe des nues. Bhaaaam ! Quand il raconte cet épisode, trente ans plus tard, sa voix chevrote encore. C’est vrai qu’un coup pareil ferait débander un âne. Les traîtres sont rebaptisés Swampers par Denny Cordell et Leon Russell.

Une fois de plus, le pauvre Rick mord la poussière. Par contre, les Swampers croulent sous les commandes : Wexler leur envoie tout le gratin du rock des seventies. Même les Stones débarquent à Muscle Shoals. Pas chez Rick Hall mais chez les Swampers. C’est là qu’ils enregistrent «You Gotta Move», «Brown Sugar» et «Wild Horses» qu’on retrouve sur Sticky Fingers. La session est filmée : on voit les vieilles boots en peau de serpent de Keef et, à côté de lui, Jim Dickinson. De l’autre côté de la ville, complètement ratatiné, le pauvre Rick réussit à redémarrer avec une petite chanteuse black que lui présente Clarence Carter. Elle s’appelle Candi Staton. Puis après avoir passé un accord avec Capitol, Rick commence à recevoir dans son studio des stars énormes comme Bobbie Gentry, Joe Tex, King Curtis et surtout les Osmond Brothers qui lui feront gagner pas mal de blé. Il décroche aussi la timbale avec Patches, ce bel album de Clarence Carter. À l’époque, tout le monde veut aller jouer à Muscle Shoals, alors tout le monde débarque soit chez Rick, soit chez les Swampers qui tournent au rythme de quarante albums par an.

L’épisode de la rencontre avec Bobbie Gentry vaut son pesant d’or. Elle veut enregistrer une chanson qui s’intitule «Fancy». Sachant pourtant qu’il s’agit d’un hit, Rick s’y refuse, d’abord parce que la chanson traite d’infidélité et d’inceste et ensuite parce qu’elle dure douze minutes :

— Ça ne passera jamais à la radio, my godness girl.

Bobbie insiste, alors Rick lui répond :

My goodness girl, if we record that, these Southern townspeople will ride us both out of town on a rail» (ma puce, si on enregistre ça, on risque les pires ennuis avec les gens du coin).

Rick a du génie, alors il adapte la chanson et en fait un hit planétaire. Il se dit complètement fasciné par cette femme qui chante avec une «dark sexy voice» et qui s’accompagne d’une «little gut-string Martin guitar» aussi grande qu’un ukulélé - C’était une femme de contact qui savait ce qu’elle voulait et comment l’obtenir. - Et pour qualifier son style, il déploie sa plus belle prose : «She was telling the dark and mysterious story of her life with those Mississippi Delta strings playing back-porch blues guitar riffs like I had never heard before.» (Elle racontait la sombre et mystérieuse histoire de sa vie en grattant des accords de back-porch blues comme j’en avais jamais entendu).

Rick Hall écrit dans une langue très rock’n’roll. Quand il évoque ses souvenirs de dragueur, il sonne littéralement comme Roy Orbison dans «Domino» : «Terry and I were a couple of semi-cool dudes on the prowl who wanted to dress in black tuxes, cumbernurns, cut our hair in flat tops with duck tails, play some hipper music, make some cash and meet a fresh crop of much prettier girls.» Rick sait swinguer sa langue et ramener toute l’imagerie du kid américain des early sixties qui savait se coiffer en pompadour, se tailler des rouflaquettes, jouer de la bonne musique, faire un peu de blé et draguer des petites gonzesses. Les fils spirituels de Michel Audiard se régaleront aussi des formules de Rick, comme lorsqu’il dit : «Hansel and I were happy as two dead pigs in the sunshine». En France, on dirait heureux comme deux cochons en foire. Rick voit plutôt des cochons crevés au soleil. En fait, il s’exprime dans cette vieille langue redneck si imagée et si différente de l’Anglais qu’on pratique habituellement. Il sonne exactement comme Sam Phillips. Il règne dans leur façon de s’exprimer une sorte de conviction, un sens du martèlement poétique, leur phraséologie relève même du langage biblique. Quand il parle des difficultés qu’il rencontre à produire des nègres dans son coin, il s’exprimer exactement comme Sam Phillips qui fut confronté au même problème : «I was earning the reputation as ‘that redneck white boy in Muscle Shoals who is cutting all those hit records on black artists’.» (Je me taillais la réputation du petit blanc qui enregistrait des hits d’artistes nègres). C’est la même musique linguistique. Quand il fait le portrait de Bill Lowery, il swingue ses mots : «He was a white-haired, 250-pound, Big Daddy-looking guy with an appreciation for good music, good food and good liquor.» Il fait aussi un portrait savoureux de Don Robey, le label-boss de Duke Records, sur lequel ont démarré Clarence Carter et Bobby Bland : «On racontait que Robey frappait les gens qui osaient l’affronter avec son flingue. Certains des artistes signés sur son label le suspectaient de détourner les royalties, mais ils le craignaient tellement qu’ils évitaient de faire des vagues.»

Parmi les portraits fabuleux que brosse Rick Hall, on trouve celui de Dan Penn, qui admirait Bobby Bland et Ray Charles, et qui avait, nous dit l’auteur, une voix aussi belle que celle de Ben E. King - Dan used to say ‘I’m white but I’m alright’ (Fabuleux Dan Penn qui avait pour habitude de se moquer des racistes en disant : c’est vrai, je suis blanc, mais je suis correct) - Rick raconte qu’en chantant, Dan était si intense qu’il rougissait comme une tomate. Il rappelle aussi que Dan fut son meilleur ami, son confident et qu’ils composaient ensemble. Chaque fois que Rick a été trahi ou jeté par les autres, Dan lui est resté fidèle - Dan is a warm, caring and loyal man with an abundance of music savvy - et il ajoute que son précieux ami a les meilleures oreilles «in the whole wide world of music». C’est Dan qui a l’idée de lancer le label FAME pour presser 2 000 exemplaires de «Steal Away», le hit de Jimmy Hugues qu’ils viennent d’enregistrer, et d’aller faire la tournée de toutes les stations de radio noires du Deep South pour le refiler aux DJs. Rick n’a pas les moyens de leur glisser un billet, aussi leur propose-t-il à la place une bouteille de vodka. Et Dan dira : «Je ne me suis jamais autant marré que lors de ce voyage à travers le Deep South, quand avec Rick on distribuait ‘Steal Away’ dans toutes ces stations de radio noires.» Rick raconte aussi qu’une nuit, Dan est arrivé dans le studio avec un pack de bière, trois paquets de cigarettes, sa précieuse guitare et accompagné d’un jeune mec nommé Spooner Oldham. Ils se sont assis à même le sol, ils ont éteint les lumières et ont composé «Let’s Do It Over» qui allait être le prochain hit de Joe Tex. C’est à cette occasion que débuta leur longue et prolifique collaboration.

Si on aime les portraits de personnages légendaires, il faut lire ce recueil de mémoires. Rick fut le seul à croire en Arthur Alexander. Il se fit jeter par tous les labels locaux et quand «You Beter Move On» commença à marcher, un certain Tom Stafford emmena Arthur à Nashville, privant ainsi Rick du bonheur d’enregistrer le premier album. Rick apprendra plus tard par la fille d’Arthur que son père était fier du premier single FAME qu’ils avaient enregistré ensemble.

L’autre géant que défendait Rick fut bien sûr Clarence Carter auquel il consacre des pages émouvantes. C’est même l’histoire d’une amitié profonde, basée sur le respect mutuel et la qualité artistique. Rick se souvient des débuts de Clarence Carter, qui était à l’époque aussi pauvre que lui. Quand il entrait en studio, Clarence Carter était parfaitement au point, parce qu’il misait tout sur la musique qui était, comme pour Rick, sa seule planche de salut. Clarence jouait alors en duo avec son pote organiste Calvin sous le nom de Clarence & Calvin - Clarence and Calvin were both natural-born clowns who laughed and cut up in the studio, but were as serious as a bleeding ulcer about their music (ces mecs savaient se marrer, mais ils étaient sérieux comme des papes dès qu’il s’agissait de jouer). Rick conclut ce chapitre avec un petit épilogue en forme d’hommage définitif : «Je reste convaincu que Clarence Carter aurait pur être aussi énorme, voire plus énorme, que Ray Charles s’il avait bénéficié du même type de support financier, ou s’il n’avait pas eu le malheur de mener sa carrière en même temps que celle de Ray. Ils étaient tous les deux aveugles, noirs, ils venaient tous les deux du Sud et étaient tous deux des génies. Leur son est un mélange de Soul et de country unique au monde. Clarence est resté mon ami et il utilise encore mon studio pour enregistrer ses albums.»

Oh et puis ce portrait de Wilson Pickett. Rick le dit précédé par sa mauvaise réputation et il ne peut pas résister à l’envie de lui demander si l’histoire du flingue sur la tempe du label-boss est vraie. Et Wilson lui répond : «J’ai pris l’ascenseur pour monter au bureau du patron, je suis entré, je lui ai mis mon bras autour du cou et un calibre 45 sur la tempe et je lui ai demandé de me rendre mon contrat, alors il a ouvert un tiroir et me l’a donné sans discuter.» En fait Rick explique que Jerry Wexler misait sur le fait que Wilson et lui, tous deux nés en Alabama dans la plus grande pauvreté, allaient bien s’entendre et que Rick allait pouvoir gérer les soirées alcoolisées et les tensions des séances d’enregistrement. «Jerry pensait que j’étais le seul mec capable de gérer Wilson Pickett et j’étais bien décidé à lui montrer qu’il ne se fourrait pas le doigt dans l’œil.» Quand Rick voit Wilson pour la première fois, il le compare à une panthère noire à la peau luisante. Cette rencontre est hilarante, car Rick qui ne connaît pas Wilson s’attend à voir débarquer du DC3 un gros black du genre Solomon Burke, et Wilson est horrifié de voir que le mec de Muscle Shoals est un blanc. En fait, ce qui horrifie le plus Wilson, c’est de découvrir que les champs de coton existent encore et que la situation des noirs n’a guère évolué depuis que sa famille est remontée au Nord, lorsqu’il avait seize ans. C’est Chips Moman qui va jouer de la guitare sur les fameuses sessions d’enregistrement de Wilson Pickett. C’est aussi Chips qui sort le double-octave riff d’intro de «Mustang Sally». Et tout le reste n’est que littérature.

Signé : Cazengler, un Rick hard sinon rien

Rick Hall. Disparu le 2 janvier 2018.

Rick Hall. The Man From Muscle Shoals. My Journey From Shame To Fame. Heritage Builders 2015

 

Moissy-cramayel / 26 – 01 – 2018

les dix-huit marches

ELI D'ESTALE / ARTIFEX / NAKHT

FEU FALLEN EIGHT

C'est aux 18 Marches que nous avions rencontré pour la première fois Fallen Eight – le 02/ 10 / 2015 pour être précis - un des groupes phare de la jeune génération Seine & Marnaise dont nous avons suivi régulièrement les aventures dans nos colonnes. Nous attendions le prochain album. Mais le 12 janvier dernier la nouvelle est tombée, en préambule d'un long communiqué. Chute du huit. Fallen Eight se sépare. Divergences musicales qui n'annulent point l'amitié qui les unit... Le rock'n'roll use ses groupes bien plus rapidement que l'océan ses galets. Après Klaustrophobia, Beast, Scores, Fallen Eight n'est plus qu'une coque rouillée – dont la légendaire épopée ne tardera pas à se former - dans la darse des souvenances et des regrets. Nous restent les disques, les photos, les chroniques et les rencontres suscitées par leurs tumultueuses apparitions. La vie est ainsi, une vague se retire pour laisser place à une autre. Dans tous les sens du terme le rock'n'roll est une musique mortelle.

ELI D'ESTALE

Nouvelle formule d'Eli d'Estale. Je dirais presque mathématique. Rien à voir avec le groupe qui growlait tant à mort que l'on avait avait l'impression que le son brouillait l'image qu'ils voulaient imposer ( Voir KR'TNT du 27 / 10 / 2016 ). Ont réduit la voilure, ont profilé l'étrave. Ont jeté par-dessus bord tout ce qui n'était pas indispensable. Sont parvenus à une esthétique racée, corsaire. N'offrent que le minimum. Mais vital. Aussi létal. A l'image de la guitare – Boden Original 7 - de Rémi Goetz dont on se dit qu'un fauve affamé a dû croquer un morceau. Un son réduit à l'essentiel, d'une rècheté désertique, sec comme un arbre mort, sans une goutte de lyrisme. La piqûre du serpent sans la consolation de l'antidote. Rien de trop. Rien de moins aussi, pas de flamme mais le feu, pas d'emphase mais la netteté du claquement d'une culasse de sniper. Alexis Godefroy est à la basse, jamais instrument n'a porté aussi bien son nom, un son sans rotondité, la dureté d'une écaille d'arapaima, totalement imité par Paul Alexandre Dournel à la guitare, la colère mais froide, la rage mais contenue, style classique qui évite les adjectifs ronflants et les figures de style à la-m'as-tu-vu. Musique sans complaisance envers elle-même. Et le public. Toutefois Eli d'Estale possède une quatrième cartouche de dynamite. Gilles Romain, debout sur son caisson tel un orateur antique sur la tribune des rostres. Démultiplie l'impact sonore de ses acolytes. Une gestuelle sobre mais théâtrale, la voix qui djente et les mouvements maniérés des mains autour de son visage qui en renforcnte les effets. Froideur passionnée. L'attire les regards. Invective et convainc. Accusateur public et couperet de guillotine. Enfermé en lui-même, isolé en sa propre représentation, et par ce fait-même totalement fascinant. Le groupe donne l'impression de résoudre une équation qui permet de tracer une droite brisée d'un genre nouveau que l'espace des courbes se voit contraint d'admettre et d'accepter, une espèce de zig-zag à angles morts porteur d'une foudre capable de déstructurer tous les champs magnétiques de la pensée humaine. Ce qui ne manque pas de se produire, les esprits captifs de l'assistance, entièrement phagocytés par cette musique, un composé d'essentiel et d'énergie, leur font un triomphe.

ARTIFEX

Artifex sera la révélation de la soirée. Entre une statuette du Buddha et le micro. Entre vide et silence. Faudra attendre le déroulement du second morceau pour saisir l'originalité intrinsèque du groupe. Nombreux sont les combos qui débutent par un instrumental. Dark Forest avec ses ramures sombres et ses sentes obscures avaient séduit l'auditoire. L'on attendait que Brendan à la basse et en position centrale s'emparât du chant, mais il n'en fit rien. Ni cris, ni chuchotements, ni hurlements, ni growl, ni djent. Artifex redéfinit le genre. Trash exclusivement instrumental. De l'instrumentrash. Cela change la donne. Eveille l'esprit et vous oblige à écouter autrement. D'autant plus que l'évidence s'impose très vite. Le chant ne manque pas. Son absence n'est pas perçu comme un défaut. Sa présence serait même de trop. La musique se suffit à elle-même. Le fruit de l'arbre ne nécessite aucune adjonction.

Pahaad Ke Raaja, que la répétition des A ne vous égare point. Artifex n'est pas adepte des musiques répétitives, ces boucles qui se superposent inlassablement, qui ne changent que d'un écart de dixième de ton à chaque tour et qui finissent par vous endormir. Mickaël est assis aux drums, avec ses longs cheveux blonds l'a le look solide d'un jarl à la poupe d'un drakkar qui dirige ses berserkers à l'assaut des tempêtes. Frappe lourde et puissante. Roulements de toms et tintamarre de cymbales, infléchit par son jeu la course des guitares. Thomas et Victor se partagent les bordées. Thomas est l'adepte des vagues déferlantes et tumultueuses qui vous secouent salement, ses riffs grondants sont des coups de boutoirs, ne durent jamais très longtemps mais sont suffisants pour vous faire craindre tous les naufrages. Victor tout au contraire joue dans l'écume déferlante. Ne se repose jamais, pétrel dans la tempête, au ras des lames, aux ailes infatigables. Ses doigts courent d'accord en accord sans jamais se lasser. Une longue jam lui permettra – non pas une démonstration car il possède une retenue individuelle qui lui interdit de se mettre en avant – de donner, et de partager, toute cette habileté cordique qui le pousse dans ses propres retranchements. Une note ne saurait être gratuite, elle se doit d'être prolongée par une seconde qui reprend l'héritage et le fait fructifier, tant au niveau de sa limpidité harmonique que de sa coloration phonique. La troisième ainsi de suite, tout morceau possédant ainsi sa part d'improvisation vivante. Avec en plus ces moments où les deux guitaristes ne jouent pas l'un à côté de l'autre, mais ensemble tous deux en complément de l'autre, chacun devenant tour à tour et le tuteur et la plante grimpante qui s'enroule autour du bâton propitiatoire. Brendan à la basse n'a pas le rôle le plus facile, ou appuyant les basculements de son drummer ou devant s'immiscer en finesse entre les interstices des deux guitares. S'en sort magnifiquement, le rôle ingrat du passeur qui vous aide à traverser les rivières les plus dangereuses mais qui ne peut vous suivre car déjà sa présence est nécessaire sur l'autre rive. L'intercesseur par excellence. Une fonction qui lui revient aussi dès qu'il faut entre deux morceaux établir le contact avec le public conquis. Les trois derniers titres, précédés d'un court sample où une guitare dépose des gouttes de rosée sur l'herbe de l'aurore, seront plus brutaux – Thomas s'en donne à coeur-joie vous pétarade les riffs à la moto-cross tandis que Victor se réserve les pointes de vitesse – Mickaël poussant la mécanique dans ses derniers soubresauts. Metastasis et The One & Only terminent le set en beauté, ovationnés par l'assistance ravie...

NAKHT

Les deux groupes précédents ont mis la barre haute. Nakht contre-attaque séance tonnante. Danny, le grand Danny, juché sur son trône de fer, spot rouge en dessous dont le faisceau montant ruisselle sur tout son corps, mène l'assaut. L'a sa voix des mauvais jours. Celle du grizzly qui growle à mort. Une voix qui contient le monde entier, des meutes de milliers de chiens sauvages qui courent et aboient derrière le grand charroi de la mort, des grouillements de soudards incendiaires qui s'attaquent au pont levis malgré l'huile bouillante et les rochers qui leur tombent dessus, les clameurs des momies qui subitement se lèvent dans les musées, arrachent leurs bandelettes et de leur museaux musqués, le visage rongé par la pourriture et la vermine et s'en viennent réclamer aux vivants épouvantés le culte que ces impies ne leur ont pas rendu.

Nakht déboule sur vous. Une boule de feu pétrifiante. Saccage tout sur son passage. Vitrifie les ruines et transforme les vivants en statue de sel que les vents érodent déjà. Nakht la puissance implacable. Nakht, une puanteur d'éternité. Trois guitaristes qui s'agitent tels des pantins monstrueux, marionnettes folles de la colère de Seth, vous découpent des riffs aussi tranchants que des arrêtes de pyramide. Et Damien qui au fond de sa batterie pilonne des blocs de pierre taillées aussi hautes que des immeubles de trois étages.

Nakht n'akhrrête jamais. Pas une seule seconde de calme, Artefact, Apophis, Walking Shade, les titres titanesques se suivent et se ressemblent, de monstrueux scarabées piétinent les cités en flammes et les esprits qui agonisent au-dessus des flaques de cervelles écrabouillées. Vous avez voulu Nakht. Vous avez espéré Nakht. Vous avez attendu Nakht. Le voici dans la splendeur immémoriale de sa dureté. De sa cruauté. Grabuge dans la salle. Tourmente dans les âmes. Nakht passe comme les ouragans de sable dans le désert. Nakht engloutit. Nakht efface. Nakht écrase. Nakht vous efface de la surface de la terre.

Nakht s'éloigne. Et les voix des survivants interrogent : quand est-ce que reviendra Nakht, que les temps de désolation et de destruction se hâtent, ils sont nos seules raisons de vivre.

Ce soir-là Nackht fut éblouissance.

Damie Chad.

JOUARRE / 27 – 01 – 2018

SIGVALD'S MOTOR CLUB SEINE & MARNE

VELLOCET / DOPPELGÄNGER

La nouvelle est tombée sans prévenir. L'était prévu de se rendre à l'anniversaire de Johnny au nouveau local des Sigvald's – nous avions trop aimé la fête du Dixième Anniversaire du Motor Club ( voir KR'TNT ! 329 du 18 / 05 / 2017 ) - d'autant plus qu'était prévue la venue de Doppelgänger, lorsque l'annonce de la participation de Vellocet a éclaté comme une grenade au champagne. Vellocet, nous les avions admirés plusieurs fois chez les Rednecks de Provins, nous leur avions consacré le numéro 16 de KR'TNT ! Du 08 / 07 / 2010, version papier, et les revoici qui paraissent sans crier gare...

La teuf-teuf sait où trouver les locaux de bikers, là où on peut faire du bruit sans déranger d'éventuels voisins abrutis de télé, s'engouffre dans la zone industrielle et la rue de la Grange Gruyère – une crème de nom délicieux - ne tarde pas à se présenter. Nombreuses voitures sur les trottoirs. Les motos sont parqués à l'intérieur de l'enceinte d'un vaste bâtiment dont les Sigvald's occupent une grande pièce précédée d'un large auvent. Camion-pizza à l'extérieur, bar à l'intérieur. Le paradis doit ressembler à cela. Des bikers de partout, l'en arrivera sans arrêt toute la soirée – cuirs souriants, serrement de pognes, embrassades fraternelles – l'ambiance est chaleureuse à souhait.

VELLOCET

Le gang est à son poste. Eric Colère attend le retour de Johnny au premier rang pour lancer la machine à amphétamine rock. S'étire comme un fauve qui s'apprête à partir en chasse, s'arque-boute contre le micro, balaie l'air de sa longue crinière qui retombe dans son dos. Départ en trombe, le combo en place comme jamais, Hervé Gusmini carbure derrière sa batterie, Bruno Labbe profile les riffs et Christian Verrecchia verrouille les fondements du background des grondements de sa basse. Musique noire, sourde et explosive. Vellocet, ascenseur vers l'extase, la brûlure et la jouissance. Tous sont les vecteurs du vocal d'Eric. Totalement amalgamé à l'incandescence du son, ne faisant qu'un avec l'urgence turbo-réactrice du groupe et en même temps propulsé en avant, tel le missile sorti des soutes à munitions pour être envoyé sur la cible projetée.

Une majorité de morceaux issus du dernier album en français. Aux Miroirs, A l'Ombre des Latrines, Gethsémani, les titres parlent d'eux-mêmes, encore faut-il les expectorer avec la violence nécessaire. Eric y excelle, les crache de toute sa colère qui n'est que la fureur rock, les prononce deux fois, une fois les profère, les hache, les tord, les mord, hors de sa bouche, et une seconde fois par la pantomime de son corps désarticulé qui les met en scène, les campe comme des blasphèmes, les habille de menaces, les sculpte au scalpel de la haine. L'on ne peut parler de chant proprement dit mais de lutte avec la matière des mots, desquels il extrait le venin et le non-dit, les serre à la gorge, les étrangle, les étripe, les réduit en charpie, pour se jeter au plus vite sur les suivants qui affluent sans fin, armée de larves dont il convient d'assumer le possible de toutes les métamorphoses.

Derrière lui, on n'effeuille pas les marguerites, le moteur se permet des changements de régime hallucinant, il y a de ces tutoiements de paliers infernaux, des brisures qui vous font craindre l'arrêt définitif ou des emballements qui prophétisent l'explosion, mais tout est contrôlé de main de maîtres, des plongeons de toms , des loopings de basse et des glissades verglacées de guitare à vous déchausser les dents, et dans le public l'on en avale pas moins les couleuvres écarlates de ces trous noirs de concentré d'énergie rythmique, le souffle coupé, la bouche béante d'admiration.

Deux titres en anglais, Monday Morning Blues et Shotgun House, juste le temps pour Eric de montrer qu'il connaît les canonnades trafalgariennes sur le bout de la langue, entrelardés de Que la Nuit l'Emporte et en final Au Nom de Dieu, dernier outrage, ultime splendeur sombre comme la main de la mort. Mais il est hors de question qu'ils s'arrêtent si tôt. Nous lâchent leur grand classique Mona Lisa et terminent sur Assis.

Presque huit ans que je n'avais entendu Vellocet en live. C'est encore meilleur qu'avant. Un set auquel on ne reprochera que sa brièveté, mais époustouflant. Méfiez-vous, Vellocet a repris la route. Se confirme qu'il est un des groupes kérozène du rock'n'roll français. Maillon fort.

REFLEXIONS PHILOSOPHICO-EXISTENTIELLES

Publicité mensongère. Ne faut pas toujours croire ce qui est écrit. Remarquez j'avais un doute. Je cite leur présentation : ''Le calme n'est rien sans la violence, la lumière n'existe pas sans l'obscurité. C'est sur ce principe que le groupe puise sa force, la musique est exutoire''. Désolé pour ceux qui aiment les moments de calme et de quiétude, les promenades au clair de lune et les soirées à rêvasser au coin de la cheminée. Je ne saurais expliquer pourquoi mais dès que vous rencontrez un doppelänger dans votre vie, ce n'est jamais la face douce et sympathique du personnage. Toujours, le côté obscur de la force. Ce sont ses côtés les plus pervers et maléfiques qu'il tourne vers vous. Peut-être parce que, au fond de nous-mêmes ce sont ces aspérités que nous préférons. J'avoue que si Doppelgänger s'était révélé être un groupe de folk acoustique à tendance papillons roses et petites fleurs bleues, j'aurais été déçu. De toutes les manières ce genre de nuisibles ne courent pas les rues chez les Bikers.

DOPPELGÄNGER

Un sound-check prometteur. De ces bourdonnements de guitares qui laissent présager que bientôt vous allez vous retrouver entouré de l'essaim furieux au grand complet, et Cyrco qui essaie des growlements à vous faire croire qu'il crache des poumons sanguinolents de tuberculeux à chaque fois.

Ils ont collé Loule tout au fond contre le mur, l'on se demande comment il arrive à respirer. Doit avoir l'habitude car dès qu'il démarre, la houle de Loule se déchaîne, des cymbales partout, une grosse caisse disposée selon un angle inhabituel, fait des ricochets sur les toms, et vous décoche des plots soniques à vous fracturer les tympans, à vous déchirer les lobes. C'est l'ouragan de fond. La plage idyllique aux cocotiers de cartes postale est définitivement ravagée par un tsunami mortel. Un temps idéal pour les crocodiles qui n'ont jamais eu autant de cadavres à mastiquer en toute impunité. Vous avez réveillé le doppelgänger autant dire que vous avez dopé le danger.

Devant cette toile de fond une diagonale de folie. Deux guitaristes à chaque bout, le chanteur au milieu. Qui par un étrange effet de géométrie désorientée se retrouve au plus près du public. Sacré boulot pour Thydo et Nicba, z'ont à devancer l'avalanche drumique de neige noire qui fond sur eux, vitesse et précipitation sont leur seul mot d'ordre, plus la lourdeur du son carbonique, un Doppelgänger en action ne marche pas sur la pointe des pieds, il ébranle le sol et fissure les murs. Se propulse à toute vitesse aiguillonné par la force du mal et la volonté de nuire.

Dans cette nuisance généralisée Cyrco ne possède que sa voix à ajouter au désastre, il se doit d'en exprimer la quintessence nauséeuse, hurlements de loup solitaire qui conjure la lune noire des cauchemars, des serpents nichent dans son œsophage ils soufflent sur les tisons de la haine et du désespoir, dans ses cordes vocales retentissent les échos perdus des ruts brutaux des dinosaurus disparus, le cri des suppliciés et les suffocations des fous dans les asiles ajoutent leurs notes discordantes à ces éboulements tectoniques de blocs de vocaux de pyramides écroulées.

Sur le côté droit, troisième angle à la base de deux triangles inversés – si vous voulez suivre les doppelänger à la trace il est nécessaire de vous représenter les patterns idéens algorithmiques qui président à leur déplacement, car leur disposition épouse ce que les alchimistes appelaient la structure maudite mais opératoire du quinconce exalté - la haute silhouette de Sebvi. Le seul qui puisse vous rappeler que le doppelänger est aussi un homme qui vous ressemble. Le sourire aux dents carnivores et la basse constructive. Là où les autres propulsent il creuse les fondations sur lesquelles reposent les catapultes de la déraison.

Doppelänger, un set de cauchemars irréprochables, mettent en scène les archétypes fondamentaux de votre imaginaire – voir le second Faust de Goethe – les font apparaître en résurgences mentales ataviques, encore faut-il avoir le courage de les identifier. Métallurgie imaginale. La force au service des empreintes psychiques. Décollement intérieur des rétines du troisième œil. Rock'n'roll perforatif. Un grand groupe.

Damie Chad.

DELOK / ARTIFEX

AS I LEAVE / DARK FOREST / METASTASIS / PAHAAD KE RAAJA / CONTEMPLATION / SCENERY / SABHIATA / POST SCRIPTUM.

L'album Délok paru le 11 novembre 2017 a été précédé d'un premier album intitulé The One & Only, la pochette ne laisse aucun doute sur l'identité du seul et unique : Buddah. Et pas un autre. Ce qui nous permet d'identifier sans coup férir la moitié du visage qui figure sur le noir recto du CD. L'Illuminé en personne.

 

L'ont peut avoir quelques doutes de la sérénité dont se prévaut Artifex. Délok est manifestement traversé de bruit et de fureur. Apparemment la délocalisation spirituelle n'est pas une affaire de tout repos. A moins que le chemin du trash ne soit qu'une voie étroite, celle de la main gauche, dite aussi du serpent. La matière n'est qu'un fleuve de feu nous avertissait Héraclite. L'on n'aime guère s'y retremper par deux fois, mais Artifex n'hésite pas à retenter l'expérience.

Nous pourrions aussi nous interroger sur cette notion d'Artifex. Il est tentant de rapporter le terme à la figure de l'Eveillé. C'est ainsi que d'après nous l'a pensé le groupe. L'Artifex suprême, seul capable d'arrêter la roue du temps et de l'illusion. Mais tout symbole est réversible. Loin de la sagesse indienne, dans notre culture occidentale, c'est par ce mot qu'au moment d'expirer Néron se définit. Qualis Artifex Pereo ! s'exclama l'empereur de la toute puissance dissolue avant de sombrer dans le dernier sommeil. Sans doute la musique d'Artifex est-elle actée par cette contradiction qui réunit la recherche de la plénitude du néant avec le vide pascalien des divertissements humains auxquels s'adonna sans ennui l'Imperator Suprême.

 

As I leave : pureté extrême d'un chant féminin qui s'élève tandis que batterie et guitares s'introduisent en catimini par en-dessous. S'emparent petit à petit de tout l'espace phonique, d'abord assez sagement, édifiant comme des fondements de basalte, mais bientôt c'est la cavalcade avec apparition de motifs orientaux suivis d'accélérations constantes. Un druming qui pousse et des guitares qui tirent, atterrissage final en douceur. Dark forest : résolument rock, guitare et batterie qui se relancent sans arrêt, avec ces battements d'ailes spasmodiques qui semblent annoncer une descente mais préfigurent une montée victorieuse. Reprise du leitmotiv oriental en plus rapide, passé à la moulinette d'un rotor d'hélicoptère. Réapparaît à plusieurs moments, qu'il soit égrené lentement ou vaporisé rapidement, il n'est que prélude à de nouveaux galops insatiables. Metastasis : un rythme syncopé de base plus rock, du coup les guitares n'en bourdonnent que plus fort un son davantage saturé, ruptures cymbaliques et réassort sauvage dans les secondes qui suivent. La guitare miaule et déchire le motif initial, nous sommes dans une véritable oeuvre musicale continue, avec ses bruissements telluriques et ses enclumes siegfrédiques. Pahaad Raaja : guitare partout, omni-présente, s'adjuge toute l'ampleur du son, mais la batterie ne lâche pas le combat, reprend le dessus, s'adjuge les meilleurs coups, tout cela se résout par un envol éthéré. Deux géants qui se combattus à mort, leur âme plane sur leur corps mais n'en continuent pas moins à se poursuivre dans les dimensions éthériques. Contemplation : calme et zénitude, l'on croirait entendre des orgues mâtinés de trompes tibétaines, la guitare s'égrène et s'ouvre comme fleur du lotus. Ce n'était qu'une étape, la course insensée reprend et la batterie appuie beaucoup plus rageusement selon un contretemps outrancier, chant des guitares qui jaillit comme flèche sans cible qui n'en finissent plus de parcourir la rotondité parfaite du monde. Hachis de tambour et retour au prologue matutinal. Scenery : excitation de toms et menace de guitares, grand opéra orchestral, exclamations tribales, envolées gitanes, scènes de danse. Fin brutale. Sabhiata : levée d'orages et de tempêtes. Cris de guitares, exaltation de batterie, galops insensés, ballet de feu et gigantesque coups de balais qui relèguent au loin les miasmes putrides des pesanteurs terrestres. Post-Scriptum : matin du monde, chant d'oiseaux et cris inquiets d'animaux, les nuages s'amoncellent, la foudre s'accumulent, et la pluie tombe. Vient-elle pour laver le monde ou l'engloutir ? Les dernières mesures semblent se nuancer d'une grande tristesse. Un accomplissement spirituel n'est-il pas toujours corrodé du souvenir de la précédente incarnation ?

Une oeuvre à écouter et à réécouter. Finement composée et détentrice d'une savante architecture. Un véritable oratorio. Violence et méditation.

Damie Chad.

*

Y a des gens qui ont du courage. Ouvrir une librairie dans un village ariégeois relève de l'héroïsme. Oui mais certains ont aussi de l'imagination. Le Relais de Poche sis 2 rue de la République 09 340 Verniolle à Verniolles est aussi une Tartinerie. Avec plusieurs couches de beurres et quelques strates de confitures. Dégustation pour tous les goûts. Des livres – coin enfants, espace polars, présentoir poésie, pool critique politique, étagères d'occasions. Vous n'y trouvez pas toutes les dernières publications. L'on essaie d'y présenter celles qui font sens. Quelques tables pour déguster des produits du terroirs, et une salle de spectacles pour causeries, concerts, discussions... Accueil chaleureux. J'en suis ressorti avec un recueil de Serge Pey et :

LETAL ROCK

MAURICE ZYTNICKI

( Editions Loubatières / 2010 )

 

N'ai pas choisi au hasard. Rock, nécessairement. Se passe aussi à Toulouse. Où j'ai beaucoup vécu. Un avantage sur la plupart des lecteurs, un nom de rue et je visualise aussitôt. Bien que cela n'aide en rien à la réception de l'intrigue. Donc Rock avec juste ce qu'il faut de drogue et pas mal de sexe. Par contre question rock, serais plutôt enclin à parler de variété. Ou alors vous faites comme Rock & Folk et vous déclarez que Fauve c'est du rock. C'est que Zytnicky nous nique un peu. Difficile de se faire une idée du style du groupe Track Sys. Des jeunes gens modernes, imaginez-les tout de même plus près d'Etienne Daho ou de Taxi Girl que des Stooges. Deux garçons, une fille. Se sont rencontrés au lycée, ont passé leur bac ( d'abord ) et ont décidé de fonder un groupe. Et le succès qui leur tombe dessus. Pas toujours facile à gérer. Argent, dope, dépression. Mais pas la peine d'épiloguer, surtout que les boys ne vont pas tarder à se faire assassiner. C'est ici qu'entre en jeu la police. Que voulez-vous, tout le monde ne la déteste pas puisque le Capitaine Leïla Hilmi est l'héroïne du livre. Quoique Lorraine la rescapée chanteuse du trio en soit la star. Pas de chance pour les rockers elle réoriente sa carrière vers la dance pour midinettes 12-15 ans... Et l'on assiste à l'enquête. Je ne vous donnerai pas le nom de l'assassin. Ni son motif. Cette partie du livre nous éloigne du rock'n'roll. Est plutôt bien traitée, relève davantage de l'analyse psychologique du polar-gore bien crade.

Un polar qui n'a pas pour but de nous relater le crime parfait, il vaut mieux le lire en tant qu'enquête sociologique sur les métamorphoses et les dérives de la société française. Permissivités, reconnaissance ( à défaut de lutte ) de classes, féminités affirmées, masculinités déglinguées, générations issues de l'immigration, jeunesse déboussolée, attrape-nigauds spirituels, manipulation médiatique des masses... Un potage peu appétissant, mais un constat factuel asse proche de la réalité. Zytnicki est un malin. Ne dénonce pas. Ne critique pas. Montre les contradictions. Un miroir. Chacun s'y reconnaîtra. S'il en a le courage.

Damie Chad.