04/10/2017
KR'TNT ! ¤ 342 : CEDELL DAVIS / LINDSAY HUTTON ( + NBT ) / ABK6 / SKYVOX / MOVIE / CORA LYNN & THE RHYTHM SNATCHERS / YANN THE CORRUPTED / BLACK PRINTS / ANDY WARHOL ( + ULTRA VIOLET )
KR'TNT !
KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME
LIVRAISON 342
A ROCKLIT PRODUCTION
05 / 10 / 2017
CEDELL DAVIS / LINDSAY HUTTON ( + NBT ) ABK6 / SKYVOX / MOOVIE CORA LYNN & THE RHYTHM SNATCHERS YANN THE CORRUPTED / THE BLACK PRINTS ANDY WARHOL ( + ULTRA VIOLET ) |
Textes + photos sur :
http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/
Cedell ne cède pas
Cedell Davis vient de casser sa pipe. Le cœur. De toute façon, il était baisé d’avance. Paralysé de partout, coincé dans un fauteuil roulant, écrabouillé par la main de Dieu, et malgré tout ça, il a réussi à se tailler une solide réputation de real raw bluesman. Il utilisait un couteau à beurre en guise de bottleneck, oh il n’était pas aussi précis qu’Eric Clapton, mais à la limite, ne préférerait-on pas que tous les guitaristes de blues jouent comme Cedell Davis, un peu au pif ?
Cedell était un vieux de la vieille d’Helena, dans l’Arlansas. Un proche d’Isiah Doctor Ross. Il vit Robert Johnson quand il était môme et il connaissait Elmore James avant que celui-ci n’entrât dans la légende. Cedell reconnaissait volontiers qu’Elmore jouait mieux que lui - He was a better guitar player than I was - Elmore venait jouer chaque week-end chez le père de Cedell, dans un bar sur Plaza Street, à Helena. Le pauvre Elmore avait déjà un gros problème avec l’alcool - And the doctor told him : Elmore don’t mess with that whiskey - Et il savait bien sûr jouer de la slide - Elmore James could slide - Taquin, Cedell ajoutait : «Savez-vous de qui il tient ça ? De Robert Nighthawk ! Robert Nighthawk was the best slide man you could find back in them days !» Pendant dix ans, de 1953 à 1963, ce veinard de Cedell accompagna Robert Nighthawk.
Dans un très bel article paru dans Blues Magazine, Alice Clark raconte que Cedell a fait une crise cardiaque en 2015. Depuis, il ne peut plus jouer de guitare. Il ne pouvait déjà plus marcher et il était aussi quasiment sourd. Mais Cedell ne cède pas. À 88 ans, il répétait qu’il ne céderait jamais - I am the type of person who is not going to give up - Comme Jerry Lee, il peut se permettre d’intituler un album «Last Man Standing», version américaine du S’il n’en reste qu’un je serai celui-là. Cedell rappelait qu’Helena et West Memphis, Arkansas, étaient les biggest music towns, bien avant Memphis, Tennessee. Cedell vit aussi jouer Robert Lockwood. Rice Miller voulut le prendre avec lui en tournée, mais Cedell se méfiait de lui. Rice Miller avait pour habitude de disparaître avec la recette des concerts.
Son premier album The Horror Of It All est sorti en 1988 sur Fat Possum, évidemment. On l’adore pour son primitivisme enragé. Il suffit d’écouter «Chicken Hank» pour comprendre que Cedell ne se mouche pas avec une cuillère en or dans la bouche. Rien de plus primitif que ce cut tapé sur une caisse et chanté au chicot qui tombe dans la soupe au chou - Uh ! Uh ! - Cedell hoquette le blues et derrière ça bat très approximativement. Ah t’as voulu voir la cabane ? Eh bien voilà la cabane ! Même le solo est pourri, ça pue le vieux bidon. Ils font n’importe quoi ! On a le même genre de désaille avec «I Want You». Cedell fait les choses à sa façon, au mépris qu’en dira-t-on - I love ya baby - Il gratte son vieux riff tout seul - I’m gonna do the best I can - Tu parles, qui voudra de toi, cripple ! Kenny Brown ramène sa fraise sur «If You Like Fat Mama», un heavy blues de boogie boogah classique. On se régale aussi de «Coon Can Mattie», un vieux heavy blues chanté à l’édentée, sauf que Cedell le fait pour de vrai. Il n’a plus de jambes, plus de dents et plus de bras. Un pervers ajouterait : pas de chocolat. Mais son «Keep On Snatchin’ It» vaut tous les coups de bastringue du monde. C’est joué à la ramasse et gratté à la va-comme-je-te-pousse, au pur Grosjean-comme-devant du pousse-toi-de-là-que-je-m’y-mette. On reste dans le pur approximatif avec «Come On Baby». Cedell y va au pif du groove et avec sa guitare, il fout le souk dans la médina. Il joue tout ça à la mesure aventureuse. On l’entend gratter ses cordes au couteau à beurre dans «Cold Chills» - You know baby/ She told me so this morning - Il joue son blues de cabane pourrie, celle qu’on voit là-bas, tout au bout de ce champ abandonné par les patrons blancs dégénérés.
Sur la pochette de Feel Like Doin’ Something Wrong, Cedell ressemble vraiment au diable. Attention, c’est un album terrifiant de qualité, l’un des grands disques de blues contemporain. On est littéralement happé dès «Don’t Know Why», bien soutenu et plein de son. C’est Robert Palmer qui produit. Nous voilà donc dans le saint des saints. Cedell claque son boogie à l’édentée. Handicap man est un sacré meneur. Cripple man est protégé des dieux. Il chante son boogah à la pure perfe et gratte ses cordes au couteau à beurre. Alors forcément, ça tourne vite à l’énormité cavalante. Avec «Everyday Day Every Way», Cedell invente un genre nouveau : le blues du bord du fleuve au couteau à beurre. Il sonne comme un délinquant atroce, sa voix traîne dans le caniveau. Plus primitif, ça n’existe pas. Il fait tout à l’ancienne. Il gratte tout à la lame. Il tape dans John Lee Hooker avec «Boogie Chillum Nb2» et chante ça avec une voix de mauvais bougre de la frontière. Puis il tape son «Baby I Want You So» au groove problématique. Avec Cedell, il faut s’attendre à tout. Il a un petit côté trash qui finit par le rendre indispensable. Il traite «If You Like Fat Woman» à l’édentée pure et dure. Sa langue chuinte à travers les gencives abîmées. C’est raide, il faut bien l’avouer. En plus, il s’amuse à gratter en décalage, histoire d’effaroucher les puristes. Mais il faut l’entendre chanter «Feeling Rain Blues». C’est pas compliqué : il chante comme un dieu du blues. Cedell Davis pourrait ben être le vrai truc, au sens où RL Burnside et T-Model Ford pouvaient l’être. Avec «In The Evening», il chante du nez à la délinquance suprême. Voilà la vraie heavyness du fleuve. Mais tout cela n’est rien en comparaison de ce qui arrive. Il claque «Sit Down On My Knee» à la violence de voyou malveillant. Cedell joue comme un punk des bas-fonds d’Helena. Il gratte comme il peut et ses notes traînent la savate. C’est tellement mal joué que ça en devient idéal. Il est le plus crade des bluesmen. Il tape dans Lowell Fulson avec «Reconsider Baby». C’est faux mais c’est bon. Son «Got To Be Moving On» est aussi complètement faux, mais ça passe bien, car c’est l’apanage du diable. À la limite, on préfère Cedell le trash à Steve la gerbe. Il termine avec une reprise de «Green Onions». Il y va au couteau à beurre !
Cedell Davis et Herman Alexander se partagent Highway 61 paru en 2003. Herman est excellent, mais ce n’est pas lui qu’on filoche. Il joue le blues qu’on a envie d’entendre, dommage. Et dès qu’on arrive chez Cedell, on sent la différence. Cedell ne rigole pas. Avec «Blues For Big Town», il gratte la cabane. Il explose le blues. C’est Cedell qu’il vous faut. Dans «When I Woke Up This Morning», il fait le show à l’harmo. Il chante comme un soudard, à pleine bouche. Il tape dans «Sugar Mama» et il écrase le blues comme une merde au coin de la rue. Il nous refait le coup des coups d’harmo. Oh il bat Taste, c’est sûr ! Le blues revient toujours au black, c’est son truc. Les petits culs blancs n’ont qu’à se rhabiller, sauf Bonnie, bien sûr. Il joue «Got To Move Down The Road» à la cabane branlante. C’est le style de Cedell, prince de la désaille de fauteuil roulant. Il est dans la précarité du blues, c’est qui fait sa grandeur. Il claque «74 Is A Freight Train» à l’éclaircie du heavy blues. Terrible et patibulaire à la fois. Ce black est un punk du blues, il est mille plus violent que Wolf. Il pousse ses syllabes très loin et il joue faux. Il gratte «Hard Luck Blues» au désespoir d’une vie baisée. Cedell remonte à la surface, on sent son haleine chaude. Ce vieil infirme a le génie du blues.
Sur la pochette de Last Man Standing Cedell ressemble encore plus au diable. Décidément, ce mec fait tout ce qu’il faut pour hanter les imaginaires. En fait, Last Man Standing est couplé avec When Lightning Stuck The Pine, le quatrième album de Cedell. Le mec qui joue de la batterie sur ces disques n’est autre que Barrett Martin, le batteur des Screaming Trees. Avec «Catfish & Cornberead», Cedell le punk va chercher son catfish au fond du deep blue sea. Oh yeah, il tape dans le punk-blues, le vrai, celui du couteau à beurre. Ce cut d’ouverture est terrible de heavyness et de son. Si on aime le vrai blues à diction mouillée, alors il faut écouter Cedell Davis. Sur «Party Woman», Cedell duette avec une fille et ça devient vite gras et déconnant. Avec «Who’s Loving You Tonight», Cedell passe au heavy-très-heavy blues. Il règle ses comptes - But that’s alrite/ I know you don’t love me no more - Et il envoie sa gerbe de that’s alrite. Dans «Mississippi Story», il évoque Howlin’ Wolf et Doctor Ross - We were born on the same farm - Il fait le talking blues le plus trash de l’histoire du blues. Et Cedell nous plie «Need You So» en quatre avant de trasher «Yackety Yack» jusqu’à l’os. Il embraye son orchestre à la volée et bascule dans la démence de l’instance furtive. Il faut l’entendre chanter «Everyday Seems The Same». Comme il va - Everyday ! Everyday ! - Spectaculaire ! Et il revient au heavy blues de rêve avec «Further Up On The Road» qu’il chante du haut de sa classe épouvantable.
Le second disque s’appelle When Lightning Stuck The Pine. Les gens qui accompagnent Cedell Davis ont bien compris qu’ils allaient jouer du punk-blues. Et ça démarre en trombe avec «Pay To Play». Le vieux Cedell y va franco de port. Il n’a plus rien à perdre. Il s’inscrit dans LA tradition, la vraie, celle des blacks qui n’ont absolument plus rien à perdre. Il reprend le flambeau des géants qui l’ont précédé, comme Muddy et Wolf, avec une niaque exceptionnelle. Il enchaîne avec un heavy blues infernal, «Come On And Ride With Me». Il peut se montrer terrifiant de grandeur bluesy - Please come and stay with me - Il faut entendre Cedell gratter dans la clameur. Il attaque «Woke Up This Morning» avec une violence de soudard. Sa voix grasse à l’édentée fait tout la différence. Retour à la heavyness des enfers avec «So Long I Hate To See You Go». Non, Cedell ne cède pas. Il ne cédera jamais. Il tape là dans la pire des heavyness qu’on ait pu voir ici bas, avec un son exceptionnel. Avec «Give Me That Look», ça déboule aussitôt. Quelle violence dans le riffage ! Cedell en profite car il a le son. Même chose pour «Love Me A Little While». Il reprend «Cold Chills» et en refait une énormité. On n’est plus à ça près. On y entend le son monter brutalement, comme la marée dans la vallée de la mort. Puis il attaque «One Of These Days» à l’assaut frontal. Il rend hommage à T-Bone Walker. Il chante ça à l’énergie du désespoir. C’est vrai qu’il dégage une énergie phénoménale. Il prend «Propaganda» au low-down de la lo-fi et nous envoie valser une fois de plus au fond du marigot de la heavyness avec «Rub Me Baby». Cedell connaît les femmes, alors pas de problème. Derrière lui, ça pulse avec un son dément - Rub me everyday ! - On sort complètement rubbé de ce disque.
Son dernier album Even The Devil Gets The Blues vient de paraître. Matthew Smith et toute la bande de Detroiters qui accompagnaient jadis Nathaniel Mayer sont là, derrière Cedell le punk pour «Play With Your Puddle». Ce sont les mecs des Screaming Trees qui font la rythmique. Nous voilà donc une fois encore dans le saint des saints. Ça envoie des coups de trompette dans la gueule du drive ! Et la trompette wha-whate, mon pote, alors attention aux yeux ! Ils jettent du Miles Davis dans la fournaise. Heureusement, ils se calment avec le deuxième cut, «The Silvertone». Ouf ! On l’a échappé belle ! Cedell chante à la cancéreuse, il n’a plus de dents depuis longtemps. De toute façon, il s’en branle des photographes, il rampe jusqu’au micro, alors inutile d’aller le faire chier. Faites pas chier Cedell Davis. C’est une certaine Annie Jantzer qui attaque «Love Blues», elle est bonne, mais quand Cedell entre au cinquième couplet, il fait du Wolf ! Quel fabuleux duo ! La petite Annie a du chien à revendre. Puis Cedell prend «Crap House Bea» à la voix de corbeau poitrinaire, un truc unique au monde. Il reprend aussi «Can’t Be Satisfied». Tu m’étonnes ! Pas facile d’aller limer une gonzesses quand tu rampes par terre comme une limace. Il n’empêche qu’il chante le blues comme un dieu du delta. Il explose «Kansas City» here I come, il en fait un heavy blues exceptionnel. Encore du heavy blues d’exception avec «People Of The Mountain», un truc de zone terminale. Cedell semble remettre tous les compteurs à zéro, tellement il sonne comme le diable. C’est explosé à la pire heavyness qui se puisse imaginer ici bas. On reste dans le même genre d’enfer pour «Cold Chills». Il continue de chanter à l’édentée, et le son accourt au rendez-vous. Tiens, encore une énormité avec «Catfish Blues» et son deep blue sea et ses women fishing afeter me, c’est ultra cuivré et même complètement apoplectique. S’il tape dans le mythe, c’est à l’article de la mort. Avec lui, le blues reprend tout son sens. Les frères Van Conner viennent taper la note dans «Gandma Grandpa» et tout ça se termine avec une version terrible de «Rollin’ And Tumblin’» jouée à la folie avec cette petite folle d’Annie. Voilà le genre de version qui résistera à toutes les critiques, surtout que Cedell entre dans la danse d’une manière plus que déterminée. Les intonations d’Annie sont un modèle du genre. Le vieux Cedell ne fournit plus aucun effort. On assiste en direct à l’explosion d’un vieux classique. Amen.
Signé : Cazengler, Séquell Davis
Disparu le 27 septembre 2017
Cedell Davis. The Horror Of It All. Fat Possum Records 1998
Cedell Davis. Feel Like Doin’ Something Wrong. Fat Possum Records 1994
Cedell Davis & Herman Alexander. Higway 61. Wolf Records 2003
Cedell Davis. Last Man Standing/ When Lightning Stuck The Pine. Sunyata 2015
Cedell Davis. Even The Devil Gets The Blues. Sunyata Records 2016
Lightning Strikes Again by Alice Clark. The Blues Magazine #19 - February 2015
Cause you know baby it’s the Next Big Thing
S’il en est un qui fait autorité aujourd’hui en ce bas monde, c’est bien Lindsay Hutton. Il suffit de feuilleter le Special Issue de The Next Big Thing (Teenage, Excitement, Romance and Mystery) pour s’en convaincre une bonne fois pour toutes. Pour les quarante ans de ce zine de zone, Lindsay Hutton s’est fendu de ce qu’on appelle un bel objet : un 32 pages au format 45 tours enfermé sous pochette plastique avec, comme par hasard, un joli 45 tours des Dahlmans, un couple assez doué en matière de power-pop. Sommaire très copieux avec notamment des textes d’Amy Rigby et d’Art Fein, le mec qui a tout fait pour essayer de manager les Cramps. Les dernières pages sont bourrées de chroniques lapidaires, typical Hutton style, quelques 45 tours - Still the vessel of choice in the bunker - dont un du Dictator Scott Kempner - This guy is one of the greats - et quelques 33 tours dont celui de Full Toilet - Possibly my record of the year for 2016 - Et voilà comment il le présente : «Imagine the Angry Samoans shredding Peter Brotzmann’s ‘Machine Gun’ while Derek and Clive have a sherry in the background. Don Sheets, the man behind this outrage is a genius» - C’est vrai qu’on a tous tendance à crier au génie, ces temps-ci, mais il se pourrait que Lindsay Hutton soit le plus habilité à le faire.
Mais les deux choses qui pourraient rendre cette lecture indispensables aux yeux de tout amateur éclairés sont l’édito fait main de Lindsay Hutton et le texte surprise d’un revenant, Long Gone John, qu’on croyait installé sur une île déserte depuis longtemps.
Lindsay Hutton travaille comme Peter Frame : non seulement il dessine ses textes à la main, mais il remplit l’espace imparti. C’est un exercice passionnant et extraordinairement difficile à réussir. Ça se joue au mot près. Si j’en parle, c’est tout simplement parce que je me suis prêté deux fois à ce petit jeu. D’abord pour un portrait d’Oscar Wilde écrit à la plume sur un bristol A4, à partir des citations que je trouvais les plus remarquables : les pleins et les déliés re-dessinaient l’ombre de son visage. Le portrait parut voici trente ou quarante ans dans un petite revue littéraire. Puis je fis le même travail pour le Service Culturel d’une mairie de la banlieue Ouest qui voulait célébrer le centenaire de la disparition de l’un des mes anciens chouchous, Guy de Maupassant. Je fis donc un portrait écrit, en tirant de ses nouvelles des extraits consacrés au canotage sur la Seine : Maupassant y évoquait bien sûr les rats et ces filles légères qu’il embarquait pour les baiser aussitôt après le premier coude de fleuve. Les pleins et les déliés dessinés à la plume reconstituaient l’ombre du visage familier de Maupassant. Comme je travaillais au service d’une municipalité conservatrice, le texte fut censuré et je dus opérer quelques corrections, mais globalement, je réussis à sauver ce portrait qui devint une affiche.
Alors bien sûr, le travail de calligraphe de Lindsay Hutton ne laissera pas indifférents ceux et celles que cette forme d’art peut intéresser. Il écrit son édito en deux parties, la première en pleine justif sur la deux de couve, et la fin sur une colonne qui fait les deux tiers de la page en vis-à-vis. Il compose son texte d’une écriture serrée, extraordinairement bien dessinée. On sent l’homme versé dans les arts graphiques, dans le goût de l’imprimé, dans ce qui fait le charme de cette culture qui remonte au fond des âges. Écrire comme il écrit, ça s’apprend, ça répond à un besoin de produire du beau, ce qu’on appelle des gris typographiques parfaits. Il interligne très serré, mais il prend soin de créer des quarts de blancs entre ses paragraphes, car il connaît son code typo, l’animal. Si vous voulez être lu, apprenez à composer vos textes : c’est ce qu’on vous enseignait à l’École Estienne, au temps d’avant. Il faut aussi savoir qu’il existait encore, voici quarante ou cinquante ans, des gens qui dessinaient des caractères à la main. Des fous ! C’est vrai qu’il existait alors une passion pour la typographie qui depuis lors semble avoir disparu. De toute évidence, Lindsay Hutton s’ancre dans ce monde sacré.
Voilà en gros ce qu’on peut dire pour la forme. Mais comme Lindsay Hutton est un homme de l’art, il veille à la cohérence : à quoi lui servirait de soigner la forme s’il ne soignait le fond ? S’il dessine des petit caractères calligraphiés, c’est pour mettre sa pensée en forme. Et comme il parle essentiellement de rock - une culture qui nous intéresse - alors ça prend une tournure fascinante, au moins aussi fascinante que les Rock Family Trees de Peter Frame.
Il s’exprime si bien, dans un ton si franc, qu’on croit parfois entendre sa voix - I had a thought while scribbling this stuff - Sacrée entrée en matière ! Il pense à un truc alors qu’il commence à dessiner ses lettres patiemment. Il se demande s’il peut encore amener quelque chose, amener a tangible alternate to the bullshit we have to put up with on a daily baisis. This is my shot at providing escape - Comme beaucoup de gens, Lindsay Hutton tente de lutter conte le mal du siècle, la médiocrité, et il voit son zine comme un moyen de lutter. Il rappelle que ses chroniques sont laconiques - The thesis was never my style - Puis il ente dans une polémique justifiée et s’en prend à tous ces phénomènes commerciaux contemporains qui tuent l’esprit de collection de disques, comme ce qu’il appelle the fucking R*cord St*re D*y, qui comme toutes les bonnes arnaques, pave le chemin de l’enfer - down the road to hell - Et puis comme tous les gens de sa génération, il commence à comprendre qu’il ne pourra pas emmener sa collection de disques dans la tombe et qu’il va falloir lâcher du lest - The notion that ‘you can’t take it with you’ is something that could barely have been though possible - c’est amené à l’humour d’Écosse, alors attention aux yeux. Il y pense s’y mettre rapidement - It’s all set to swing into action - Il rend hommage à son vieil imprimeur Martin Lacey qui est toujours en activité. Et en tant que vieux pro, Lindsay reconnaît que tout a changé du tout du tout - et pas en bien - dans ce qu’on appelait autrefois la chaîne graphique - I know that technology in that industry has changed out of all recognition. Once again, not necessarily for the better - Il finit en remerciant les gens qui l’ont suivi depuis le début. Il rappelle qu’il approche de la soixantaine et qu’il a fait ça durant les deux tiers de son existence. «Il n’est pas possible d’aider ceux qui ne s’aident pas eux-mêmes et si tu es entrain de lire cette ligne, c’est qu’elle est la dernière» - Then I do believe that we’ve made the finish line - Quel style !
Long Gone John refait surface pour annoncer qu’il sort un nouvel album, après dix années de silence radio. Le groupe s’appelle the Schizophonics. Il en fait un apologie long-gone-johnienne, et comme il fait partie des gens dont on boit les paroles, alors on boit. Chez les amateurs éclairés, Sympathy For The Record Industry fait partie des trois ou quatre labels de référence. Long Gone John raconte que la scène actuelle ne le fait plus trop bander, mais en découvrant ce groupe, son vieil instinct s’est réveillé - And that was so great I simply could not refuse - Refuse de quoi ? Redémarrer Sympathy, bien sûr !
Long Gone John raconte que Pat et Lety Beers se sont un jour installés à San Diego et ont commencé à écouter le John Reis Swami Sound System weekly radio slow. Ils se goinfraient déjà de MC5, de Stooges, d’Hendrix et de James Brown, alors ils se sentaient en terrain de connaissance. Ils ont donc monté le groupe et sont vite devenus les chouchous de Mike Stax qui a sorti un single sur Ugly Things - I think the Schizophonics are an amazing force, deserving attention - Et ce fier poète qu’est Long Gone John ajoute que trop de bons groupes disparaissent dans l’indifférence générale, while stylish derivative piles of useless wet shit continue to flourish and thrive (tirade scatologique que je traduirai pas, car ça sentirait mauvais dans la machine de Damie Chad). Long Gone John termine en conseillant vivement d’aller voir les Schizophonics sur YouTube, et surtout d’aller les voir jouer en concert. You will love them and you can thank me later.
Le problème c’est que ce numéro spécial de The Next Big Thing tiré à 300 exemplaires est déjà épuisé.
Mais on peut suivre les conseils de Lindsay Hutton et de Long Gone John, en écoutant simplement les albums qu’ils recommandent si chaudement. À commencer par l’excellentissime All Dahled Up des Dahlmanns, certainement ce qui se fait de mieux aujourd’hui en matière de power-pop. Un son, oui, mais surtout la voix de Line Dahlmann qui nous entourloupe dès «Candy Pants». Tout y est : le sucré de femme avertie, une réelle prestance, la furia del sol d’une power-pop éclairée et le solo vertigineux. Quelle fabuleuse explosion de beauté diaphane ! Line Dahlmann ensorcelle par le seul timbre de sa voix rose et humide. Ils sont tout bêtement effarants de professionnalisme. Même s’ils vont parfois du côté de Blondie, ça reste power-poppé jusqu’à l’os de la gidouille. On entend une belle basse bouger derrière dans «Wake Me Up Tonight», encore un cut d’une rare puissance motrice et «Going Down» semble sacrément bien tenu en laisse. Il semble que ce cut pourrait mordre, car il est acéré et acidulé comme pas deux. On ne peut pas se passer d’un tel son, et s’il n’existait pas, il faudrait alors l’inventer. Merveilleux hit que ce «Love The Haters» profilé sous le vent de la meilleure power-pop qui soit ici bas. C’est à la fois éclaté et porté aux nues, chanté à la candide et porté par le vent du son. Ils passent en mode mid-tempo avec «This Time», alors oui, I can pretend this time, pure énormité, ça vaut tous les hits séculaires de Jackie De Shannon, c’est même une bénédiction de bénédictin, appelons-ça du génie à la fraise, si vous voulez bien, un génie qui scintille à la lumière du jour, c’est tout simplement effarant d’allure édulcorée. On tombe ensuite sur un «Bright City Light» plus banal mais sacrément joué. Dans les remerciements, on trouve les noms de Lindsay Hutton, Andy Shernoff et Amy Rigby. Mais ce n’est pas fini, car voilà l’énorme «Get Up Get Down» monté sur les accords de «Louie Louie», assez cousu, donc, mais Line est une diablesse, elle grésille de génie vocal sur fond de pur power surge. On voit rarement des phénomènes soniques aussi spectaculaires. C’est au-delà de toute expectation, avec en prime un solo killer de congestion fatale, et Line repart à l’assaut du ciel. Quelle extraordinaire débauche d’énergie ! Quand on écoute «Teenage City», on comprend que Line sait attaquer le mâle. Ils font aussi un clin d’œil aux Ramones avec «I Want You Around», certainement le cut que les Ramones auraient rêvé d’enregistrer et ça se termine avec un «Smash You» en forme d’extraordinaire fin de non-recevoir. On ne croise pas souvent des fins d’albums aussi surpersoniques que celle-ci. Il y est question de picker a fight, on est dans les sixties délinquantes, c’est juvénile et terriblement juste - Pick a fight !
L’album des The Schizophonics s’appelle Land Of The Living. Il bat tous les records de pétaudière et vaut aussi largement le rapatriement. D’ailleurs on sent que c’est un gros disk rien qu’en contemplant la pochette. Une pure merveille ! On les voit tout les trois photographiés au fish-eye et serrés dans un cadre ovale. Ils ont des gueules de bouffeurs d’écran. Pas beaux mais spéciaux. Comme leur son. Le hit de l’album s’appelle «In Mono». Ils nous tombent dessus à bras raccourcis. Ô puissances des ténèbres ! C’est le riff qui gouverne. On peut parler ici d’impact cataclysmique, et même de meilleur son qu’on ait entendu depuis des lustres. C’est shaké des reins et roulé dans la farine du pur Detroit Sound. On peut même parler de son très intense qui se situe au-delà de toute attente. Tous les diseurs de bonne aventure qui prétendent que le rock est mort vont pouvoir fermer leur boîte à camembert, car avec les Schizo, le rock n’a jamais été aussi vaillant. Surtout quant Pat prend son solo de Krakatoa. Voilà des kids américains qui redonnent au rock ses lettres de noblesse, hey hey, ils démolissent tout sur leur passage, il regorgent de hargne et de son, ils jouent le heavy beat marmoréen et les chœurs font ‘Mono’ ! Pur génie ! Encore du sacrément haleté avec «This Train» - Waiting for the tain - Voilà encore une supercherie bien énervée. Ils sont à cran. Ils grattent si sec. Ils s’exacerbent dans leur coin. Ils font leur truc. Rien à voir avec les Stooges ni le MC5. C’est leur truc, et donc leur force. Pat prend encore un solo qui démolit tout sur son passage. Il riffe à la barbare sur fond de heavy Diddley beat et les descentes vont droit en enfer. Ça syncope comme une bite qui tousse dans le feu de l’action. Les Schizo ont le génie du sonic démento. Ils jouent tout à la clameur extrême et Pat farcit sa dinde de cris de harpie. Ce vieux pirate de Long Gone John avait raison : les Schizos sont taillés pour la route. «Streets Of Heaven’s Hell» dégouline de son. Pat chante ça au pantelant. Il gratte ses puces à sec. Il nous plonge dans le confort d’un enfer sonique brûlant et radicalement inventif. Encore du visité de l’intérieur avec «Make It Last». Pat génère du ouh de combat. C’est infesté de fièvres intestines. Tout est bon sur cet album, ils enfilent les hits comme des perles et réveillent tous les vieux démons du rock incendiaire, celui de No Sleep Till Hammersmith et de Super$hit 666, de Super Shitty To The Max et de Kick Out The Jams. Tiens, justement, puisqu’on parle du MC5, voilà «Welcome», qui sonne comme un hommage aux géants de Detroit. Pat peut pulser du pur jus de MC5, il t’envoie te faire foutre, même rythmique, on se croirait au Grande Ballroom, exactement le même pathos de pétaudière, peut-être même encore plus défenestré du bigorneau et ce démon nous enveloppe tout ça au solo de gras double. Pur démence, il pousse des ouh de vierge folle. Ça MCifayote dans les brancards. Notre héros passe aussi un solo de cathédrale engloutie dans «Open The Door» - Don’t you open the door - Il invente un concept : le heavy-dudisme. Quasiment psyché dans l’os. Encore une petite giclée de MC5 dans «World Of Our Own». Pat ne se prend pas la tête : il rejoue le riff de «Kick Out The Jams». Même tension de ventricule palpitant, même bah-boom de niaque invétérée, yeah in a world of our own, on y est, l’animal repart en solo démentoïde, il Kramérise tout sur son passage et en prime, il renoue avec le génie vocal de Rob Tyner. Qualifions ça d’hommage du siècle ! Et tous les amateurs de killer solo flash se régaleront de celui qui traverse «Move» - Yes you want move - et Pat relance, ça claque des clameurs de red sky, ça tombe bien car voilà «Red Planet», barbouillé au violent fuzz movin’ trash. Ils jouent tout à la non-accalmie, dans la plus parfaite exaction intrinsèque. «Red Planet» sonne les cloches à la volée, tout sent le Kramé à la Kramer sur cet album, jusqu’au dernier cut, allumé en pleine gueule, alors qu’il ne demandait rien à personne.
Dans Shindig, Paul Osborne demande à Pat s’il se revendique de Wayne Kramer et de James Brown. Pat s’esclaffe : «I’ll never be as badass as them but I’m very influenced by James Brown and Little Richard.» Il dit aussi admirer la façon dont Jimi Hendrix bougeait sur scène tout en claquant ses notes d’une main pour les laisser résonner dans l’écho du feedback. «I could try some kind of punk version of that technique.» Et Osborne indique que leur album pourrait bien faire d’eux one of the most exciting bands on the planet. Grosse tournée anglaise en octobre, deux dates en Espagne et que dalle en France.
Signé : Cazengler, Next Big Singe
The Next Big Thing 40th Anniversary Issue 199-77/2017 (Merci au Professor Von Bee)
The Dahlmanns. All Dahled Up. Pop Detective Records 2012
The Schizophonics. Land Of The Living. Sympathy For The Record Industry 2017
Paul Osborne. The Schizophonics. Shindig #69 - July 2017
PARIS / 28 - 09 – 2017
QG OBERKAMPF
SKYVOX / DANIEL ABK6 / MOOVIE
RDV ABK6 O QG. Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas les messages chiffrés de l'armée. Généralement dans les films les QG se situent dans de beaux et spacieux châteaux entourés de vastes pelouses verdoyantes, le Quartier Général d'Oberkampf n'arbore point une telle noblesse, à l'intérieur c'est plutôt spartiate, à peines quelques tables et chaises le long des murs, mais méfiez-vous, l'endroit n'en possède pas moins son quadrilatère de lanceurs de missiles rock : une scène qui accueille chaque soir un ou plusieurs groupes, plus un véritable public d'habitués qui viennent pour écouter les combos.
SKYVOX
L'en manque un à l'appel. Un tire au flanc. Un certain Pierre qui a préféré rester au lit avec ses microbes. Prennent une décision – qui se révèlera décevante – de ne jouer qu'une demi-douzaine de morceaux. Ce qui est une erreur. Auraient pu doubler la mise, parce que même sans batterie, le set avait du charme. Ne sont plus que quatre. Trois tisseurs de cordes et Sophie au micro. Ne se sont pas moqués d'elle, lui ont tricoté de belles broderies planantes et nuancées, et la grande Sophie devant, deux bras blancs – Saint-Pol Roux aurait parlé de deux serpents de lait – longues jambes gainées de cuir noir, fine silhouette qui impose de par sa seule apparence une présence indiscutable. Belle diction avec parfois comme des intonations d'outre-Rhin qui apportent ce soupçon de mystère qui transcende les quotidiens les plus ternes. Qu'elle chante en anglais ou en français importe peu, sait faire passer les émotions des jours de déception et des nuits d'angoisse, raconte des histoires, dessine avec les mots, les situations et les scènes de la vie qui nous accapare et qui finira par nous tuer. Hervé souligne la noirceur de l'existence de sa basse alors que le contre-chant emmêlé des guitares de Florent et John insiste sur les éclats doucereux de lumière qui éclairent le chemin. Faut voir le geste de la main de Sophie lorsque le morceau s'achève – rien que pour cela le set vaut la peine d'être épié – ces doigts écarquillés qui s'abaissent vers le sol, l'on ne sait plus si elle caresse cérémonialement sans y penser un chien fidèle ou la musique aimée. Une atmosphère versicolore, drama-pop, qui vous prend à la gorge et vous file une pêche extraordinaire. A savourer. Lentement, mais sans clore les yeux, sinon vous ne verriez plus Sophie l'ensorcelante. Ce qui manquerait de sagesse.
ABK6
Lui, l'est venu tout seul. Enfin presque, avec sa guitare et sa voix. Ce qui suffit amplement. Acoustique mais tonitruante. Prend toute la place. Un peu comme Bonaparte sur le pont d'Arcole. Et le public qui suit de plus en plus fort à chaque morceau. C'est que Daniel ABK6 sonne américain mieux que personne en notre douce France. Naturellement. Sans effort. La voix et le jeu. Au fond vous trouvez l'or du blues, le vieux blues des marais, prend garde à ne pas déverser toutes les eaux du Mississippi, l'est plus malin que cela ce diable d'ABK6, juste quelques gouttes qu'il extrait de son tube métallique, des espèces d'écorchures qui vous remuent le fond de l'âme comme la cuillère qui tourne la mayonnaise dans son pot, mais ne vous laissez pas dévorer par les varans du désespoir, le son s'amplifie et vous emporte, le bottle neck disparaît dans la paume de sa main. Maltraite ses cordes, tout autre que lui en romprait une en moins de deux minutes, l'a la pesée exacte, la prestesse et la prestance.
N'a pas de voix. L'en a deux. Une forte, grondante, virile, et l'autre luminescente, les emploie en alternance, la seconde plus claire comme un rai de soleil pour rendre par contraste l'autre plus sombre, une pour vous oppresser et l'autre pour vous laisser respirer. Forêt et clairière. Montagnes rocheuses et prairie. Le miracle, c'est toute la mythologie de l'Amérique qui défile dans ses doigts et sous sa voix. Paysages, nature et villes, naïveté et turpitude, tout ce que le rock des amerloques véhicule dans ses veines. Cette transfusion de lymphe qui nous irrigue de fond en comble depuis l'adolescence, d'instinct avant même que nous parvenions à déchiffrer un lambeau de refrain. ABK6 restitue cette innocence première, cet instant magique, cette ouverture à un idiome étrange dont les clefs sont fournies au moment même où le rock'n'roll s'est emparé de vous, il y a longtemps à l'orée fondatrice de votre véritable naissance.
Expression méchamment doorsienne m'étais-je dit lorsqu'il a annoncé le titre phare de son nouvel album, Summer's Gone, vous avez envie d'ajouter almost comme le grand Jim. Attention ni le placement de la voix ni la structure du morceau ne sont ni veule citation ni vile inclusion, juste la réminiscence d'un esprit qui n'appartient à personne mais qui s'incarne en quelques uns. De même si Celebration évoque directement Ian Curtis et Jim Morrison, ce n'est en rien imitation de peau de lézard ou de corde plastifiée.
Les yeux sont rivés sur lui. Capte toute l'assistance, mais il n'est plus là, son timbre éclate, sa guitare tonne, mais lui est ailleurs, incliné sous sa casquette, comme enfermé dans la tourmente dévastatrice d'une musique qui n'appartiendrait qu'à lui, quelque part entre les rives d'un rêve qu'il est en train de toucher de la main et les applaudissements qui lui sont renvoyés en écho. Démonstration magistrale de cette force titanesque que le rock'n'roll infuse dans les individus qui les emporte quand ils ont pris la décision de chevaucher le tigre. Et ce soir, celui qu'a enfourché Daniel ABK6 nous a emmenés avec lui sur son dos.
MOOVIE
Ne sont que trois. Vont faire leur cinéma. Amateurs de films intimistes avec couple qui se déchire dans une deux-pièces-cuisine d'Habitation à Loyer Modéré, hâtez-vous de changer de salle, car ici c'est le film d'aventures, Armagueddon ou La Horde Sauvage, choisissez votre scénario vous-mêmes, eux ils vont peaufiner la bande-son en direct. Le public agglutiné en guise d'images mouvantes et trépidantes. Trois, mais du raffut comme un régiment – dans un quartier général, ça s'impose – aurait dit Tante Agathe. C'est que quand ils branchent le compteur, ils ne mégotent pas. Vous enfilent les morceaux comme porcelets en broche. Ne soyez pas pressés, vos oreilles vont siffler et pourtant ils ne parlent pas de vous.
Je vous fais défiler le générique. Gros plan sur le pistoléro number one, Franck Ederhi aussi connu sur les avis de mise à prix sous le nom d'Albert Franck – l'est sur votre gauche avec gouaille et guitare. Arrêt sur image sur l'homme aux poings d'or, au fond, de noir vêtu, s'apprête à saccager une batterie innocente qui ne lui a rien fait. Enfin à droite, Lulu Bass, le taciturne qui parle peu mais dans trois minutes fera main basse sur vos oreilles.
C'est ce que les énarques au ministère de l'économie appelle la théorie du ruissellement. Archi-simple à comprendre. Dès qu'ils ouvrent le robinet du rock'n'roll le déluge s'abat sur vous. Une orgie de sonorités électriques, un torrent de décibels qui déboule sur vous et la crue vous bouffe tout crus. Pas de délais avec les delay. Franck effleure une corde et une infinité de modulations s'enroulent autour de vous tels des mambas affamés, le bassiste préfère les coups bas et tordus qui partent en vrille et qui se plantent entre vos omoplates, quant à Jérôme Jabordes abordez-le avec politesse car il est du genre à vous polir votre carrosserie faciale à coups de marteaux, déploie une imagination débridée à ce jeu dangereux. Qui les amuse. Moultement. Tous ensemble. Se lancent des regards de farces et arttrape-moi-ça-si-tu-peux en faire quelque chose. Soudés comme les trois mousquetaires qui n'auraient même pas besoin de d'Artagnan pour s'emparer des douze ferrés de la reine.
Pour les paroles Tout y Passe de Dans La peau de Frank Sinatra à Hero Rebelle Destroyer, Franck vous débite les lyrics alternativo-punk à toute vitesse, l'air de s'en défaire au plus vite pour se consacrer à ses échoïtiques orchestrations guitaristiques, d'ailleurs leurs douze morceaux réglementaires menés à fond la caisse, ils se regardent, clignent de l'oeil comme le dernier des hommes dans le Zarathoustra de Nietzsche et sous prétexte d'un dernier rappel, ils se lancent dans un opéra électrique de vingt minutes mené à bride abattue qui explose la tête de toute l'assistance. S'arrêtent sur les rotules, z'ont encore envie mais muscles et doigts doivent être fourbus. C'est Chris qui sauve la mise. Le programmateur du QG, gueule à la serpe, coupe à la Ron Wood, qui prend le micro – belle beuglante, et c'est parti pour une ultime sarabande des mieux syncopées toute bruissante d'électricité avec présentation classique des trois musiciens, deux minutes vingt-cinq secondes de gloire en solo pour chacun d'eux. Mais point trop n'en faut le trio se reforme pour vider les cartouchières et la sarabande instrumentale finale. Certains en redemandent mais Moovie débranche les instruments pour inscrire le mot fin sur la pellicule du plaisir. Ce soir le Quartier Général a gagné la guerre du rock'n'roll !
Damie Chad.
30 – 09 – 2017
TROYES / LA CHHAPELLE ARGENCE
BOP ROCKABILLY Party # 4
CORA LYNN & THE RHYTHM SNATCHERS
YANN THE CORRUPTED / THE BLACK PRINTS
L'on attendait le Bop Rockabilly Party # 4 pour le mois de juin. Tout le monde. Sauf Billy. Manifestement n'était pas pressé de nous faire son Bop à Billy. Le mois de Junon se profilait à l'horizon et pas une annonce, pas une affiche, rien. Billy restait serein. Pas du tout genre organisateur dévoré d'inquiétude et de tics. Faut que j'en parle à la mairie, se contentait-il de répondre. Parce que Billy quand il organise il donne la liste des groupes qu'il invite, après c'est l'intendance municipale qui se charge du reste. Grand seigneur Billy ! Son job, c'est de téléphoner aux copains pour qu'ils emmènent leurs voitures américaines sur le parvis de la Chapelle Argence et puis de monter sur scène pour présenter les combos. L'a enfin lâché la nouvelle, ce sera en septembre. L'a encore fallu attendre jusqu'au dernier jour ! On lui a pardonné, car maître Billy nous a proposé des plats de choix et de roi.
CORA LYNN & THE RHYTHM SNATCHERS
Petit bout de femme en robe rouge sur le devant de la scène. Un triangle de cadors autour qui ne la quittent pas des yeux, veillent sur elle, elle est la perle et eux l'écrin. Pas question de lui faire écran. Lui tissent un fond de ce byssus dont on faisait les voiles de pourpre les plus fins pour la parure des statuts des déesses dans les temples antiques. Trame millimétrée et résistance indéchirable. De la belle ouvrage comme on n'en trouve plus dans le commerce, denrée rare. Précise et précieuse. Alexis Mazzoleni à la guitare. Pas un en France qui ait un jeu aussi sec. Jamais trop, pèse ses interventions au trébuchet. Juste ce qu'il faut. Pas plus, ni moins. La hauteur de son exacte, celle qui s'encastre si parfaitement dans l'ensemble qu'elle consolide l'édifice, la pierre de clef de voûte. Z'avez l'impression qu'à chaque fois il résout un calcul infinitésimal. Réponse exacte sans défaut. Dix-huit chiffres après la virgule. Ne s'agit pas de pousser le rocher de toutes ses forces pour qu'il dévale la pente en emportant tout sur son passage, le nécessaire et l'inutile gaspillage du superflu. Mazzoleni évite ce genre de dégâts collatéraux. Frappe au cœur de la cible. Rien de plus. Tireur d'élite qui élimine la difficulté. Froide précision d'un bouton tourné d'un quart de millimètre et d'un doigté de corde différentiel. A ma connaissance l'est l'unique à user pour une seule note du vibrato avec une parcimonie si réfléchie qu'elle en devient méditative, effet d'une brièveté si confondante qu'il continue à résonner dans votre tête non pas en tant qu'onde sonore mais en tant qu'irremplaçable concours à une perfection architecturale qui n'existerait point sans sa pointilleuse participation. Red Denis adopte le même point de vue. Avec sa carrure de géant ne lui faudrait pas se forcer pour vous produire ces roulements titanesques dont il ne se prive pas en d'autres occasions. Mais là, l'est à l'unisson, l'est au service de Cora Lynn, pas question d'écraser la pitchoune sous un tonnerre de fûts cycloniques, retient ses bras, frappe dure mais constructive. Pas les coups de boutoir à exploser le mur de pierres sèches empilées au millimètre près par Alexis, au contraire, pose des arcs-boutants qui consolident le tout. N'allez pas croire qu'il joue en sourdine, vous assène de ces tabassages de gong à chaque frappe qui s'ouvrent comme pétales d'une fleur carnivore géante qui entend dévorer un rhinocéros. C'est Red Denis qui donne l'ampleur, vous construit les volumes, vous élève un palais sonique somptueux pour la princesse, vastes salles et couloirs démesurés pour que Cora ne soit pas à l'étroit. La tâche la plus délicate échoit à Andras Mitchell, silhouette racée et contrebasse blanche, l'est celui qui est au plus près de la gamine, la précède, court au-devant de toutes ces fantaisies, la protège en la suivant trois pas derrière, ou chevauche à ses côtés, sa big mama dessine des arabesques qui répondent à ses caprices, peut s'aventurer où elle veut, l'est toujours là au plus près, l'enveloppe de courbes phoniques nerveuses, l'agite des foulards de toutes les couleurs, bleu-bop, rose-rockab, mauve-swing, s'adapte à toutes les inflexions coralynéennes, droit comme un I-talique, cérémonialement, impeccablement, immobilement, très légèrement penché sur son instrument, seuls ses doigts trahissent, traduisent et répercutent la tension stylée de son corps qui se découpe dans la lumière des projecteurs, avec la classe du soliste d'un orchestre symphonique.
Tous pour une, et une pour le chant. Avec de telles tapisseries de parade feutrées derrière elle, Cora Lynn est dégagée de tout souci. Elle chante, et eux s'adaptent. Verbe haut et clair. Tranchant et virevoltant. Perso j'aurais préféré quelques harmoniques dans les dégradés, mais ses goûts et ses couleurs, elle ne les discute pas. L'a le timbre tourné vers ses modèles, Brenda Lee, Wanda Jackson, Janis Martin, rapide et péremptoire, la voix ne s'attarde jamais, syllabes claires et propulsées au bon endroit, ne se retourne jamais, ne revient jamais sur les cristallineries, les jette et les oublie à la seconde suivante. L'en a toute une flopée de scintillances amadantines, elle rejaillit de joailleries, qu'elle puise à une fontaine intarissable comme la jeune fille du conte de Perrault. Enchaîne les titres, ne prend même pas le temps de respirer, ou alors des phrases rapides qu'elle lâche avec un petit sourire mutin, mais l'est pressée de s'envoler, de bondir vers le faîte de l'arbre, de fendre l'air avec une facilité déconcertante. Fujiyama Mama pour s'envoler vers les sommets éruptifs, Crazy Beat pour moduler les arpèges en apnée, My Boy Elvis pour la légende dorée du rockabilly féminin, Telephone Boogie pour enflammer le bal des pompiers, la salle ondule de plaisir et ronronne de satisfaction comme une chatte qui allaite ses petits, un petit Shakin' All Over comme le dernier verre de l'amourtié avant de reprendre la route. Fêtée comme une reine, musiciens applaudis comme des princes. Billy monte sur scène pour un rappel, Mercy beaucoup, c'est peu mais le show must go on !
YANN THE CORRUPTED
Changement de casting. Après l'américaine princesse au petit pois, l'invasion des voyous de l'autre côté du channel. British inspiration, ainsi les présente Billy. Texas est le premier sur scène à brancher sa basse électrique. La grande classe, drap jacket – le smoking des Teds – favoris blancs qui agrémentent sa figure comme neige qui épouse la forme stylée des parterres du jardin. Souriant, relax, mais impatient de jouer. Jacky Lee cale sa batterie, l'a intérêt dans quelques secondes il va casser du bois, ses favoris à lui dessinent comme deux haches d'abordage que les vikings manipulaient en les âges de fureur quand leurs drakkars couraient à la rencontre de l'ennemi. Yann s'installe au micro. Lorsque sept ou huit titres plus tard il se sera dédrapé de son edwardienne jacket, l'exhibera une tenue bleu sombre sur laquelle le rouge de sa guitare tranche comme une blessure sanglante.
Ne vous fiez pas à son nom, contrairement à ce qu'il affiche Yan the Corrupted est beaucoup plus corrupteur que corrompu. N'a pas entamé Hang Loose depuis trente secondes que déjà vous êtes séduit, perdu, pourri jusqu'à la moelle épinière. Que vous vous voudriez ne pas apprécier que vous êtes emporté par le torrent tumultueux, inutile de résister, les Corrupted vous emmènent avec eux comme fétu de paille balayé par la tempête. Un titre de Whirlwind - combo germinatif du mouvement de renaissance rockabilly-ted en Angleterre à la mi-temps des années soixante-dix pour confirmer que le vent souffle en tempête. Le phrasé de Yann écume et se bouscule sur la crête de chaque nouveau morceau, lame de fond qui déferle sans que rien ne puisse l'arrêter. Ne se regardent même pas, connaissent la feuille de route par cœur, assez simple en vérité, vite balancé au milieu et bien appuyé sur les bords. Enchaînent les tsunamis sans faiblir. Une précision diabolique. Une régularité époustouflante. Jacky Lee tape plus vite que ses baguettes, se démène, enfile les breaks sans débander une seconde, ça roule et ça cabosse de tous les côtés. Corvette pirate qui se joue des creux de quinze mètres et qui file droit face à la lame, toute voilure dehors. Volcan en éruption. Nous sommes tous Pompéi, rayés de la carte, ensevelis sous les cendres qui n'arrêtent pas de pleuvoir.
En capitaine qui tient la barre Yann se permet quelques mots affectueux vis-à-vis de Texax, qu'il présente fièrement comme son père – comme quoi les teds n'engendrent pas des moitiés de cageots sans poignée - attention l'ancêtre en a vu d'autres, c'est lui qui a conseillé et aguerri les chatons, sont grands maintenant, griffent de leurs propres pattes, mais le matou ne se laisse pas distancer, les mène au bal des ardents, vous souffle sur la fournaise, de longues échappées de flammes noires comme l'enfer sortent de sa basse et poussent les deux incendiaires à se surpasser. Comment Yann fait-il pour assurer en même temps sur sa Gretsch et au chant ? Certes n'est pas le seul dans le métier, mais avec les Corrupted les mots s'entrechoquent et les notes se bousculent. L'en cassera une corde. Juste le temps de se saisir de sa seconde guitare déjà prête, la malmène comme les flambeaux que les phalanges d'Alexandre agitaient dans les salles du palais de Persépolis qu'ils réduisirent en cendres. Just for fun. Le plaisir de jouer et l'impact de vaincre.
Un seul instant de douceur, The Rose of Love, déjà présent sur leur premier CD Dangerous Youth, dernière ballade que Gene Vincent enregistra à la guitare sèche en compagnie de Ronny Weiser qui garda précieusement la bande. Les Corrupted rajoutent quelques épines aux rosacées, ne vont pas jusqu'à faire de ce bouquet d'amour une gerbe de haine, mais ont choisi de remplacer l'eau du vase par une belle rasade de Jack, les pétales n'en sont que plus vifs. Mais la course reprend aussitôt Fool's Paradise de Buddy Holly survitaminé, Teddy Boy Boogie de Crazy Cavan classique ted incontournable entonné par toute la salle, de même que plus tard We are the Teds, hymne fédérateur de la nation édouardienne. Les filles ne seront pas oublié avec le viril She's the One to Blame juste pour leur apprendre à être trop belles.
Z'ont aussi des originaux, présenteront même des titres du prochain album en préparation à la hauteur des hymnes légendaires, mais ils n'en abusent guère, ne sont pas du genre à dédaigner l'héritage, le gardent vivant, l'entretiennent, le bichonnent et le respectent... Les Corrupted nous ont offert une heure de bonheur au milieu du cœur brûlant du pur rock'n'roll. Se retirent sous une monstrueuse ovation.
BLACK PRINTS
Billy prévient les âmes sensibles. Nous annonce une véritable tuerie. Se révèlera un excellent prophète en son peuple de rockers. Ne prenait pas trop de risque le Billy, les Black Prints se sont formés autour des frères Clément, voici six années, résurgence d'une formation culte du mouvement french rockabilly, les Dixie Stompers. Pouvait pas me faire un plus grand plaisir Billy, un de mes groupes phares, tous styles confondus, de la scène française actuelle, pas vu depuis deux longues années.
J'observe leur installation. N'ont pas changé, enfin si, si Thierry Clément et son frère Olivier restent identiques à eux-mêmes, il y en a deux qui ont pris une sacrée assurance, rien qu'à voir la manière dont Yan Leignel s'accapare la batterie et le sourire carnassier avec lequel Jean-François Marinello ceint sa basse l'on sent qu'ils ne sont pas venus pour compter les hirondelles. Voudrais pas vexer les guys, mais je – et ne suis pas le seul - ne leur accorde qu'un rapide regard. C'est qu'un nouveau guitariste est en train d'escalader les marches d'accès à la scène. Mistake, it's a fake ! pas un, une. Et pas n'importe qui. Emilie Credaro herself. Je l'aurais reconnue entre mille. A son allure de lakota squaw, visage serein et détermination de guerrière sur les pistes les plus dangereuses.
Change la donne. Teinte l'empreinte noire de bleu. Sombre comme la tristesse du monde et insidieux comme la rage de vivre. Le son du groupe en est transformé. Certes Olivier assure la rythmique avec l'arme royale et tutélaire du rockabilly, la Gretsch, mais Emilie sur sa Godin – burst flame si j'en puis juger sous les lumières déformantes des projos - ouvre des gouffres et soulève les nuages, un son fabuleux, fabluesleux, elle apporte toute la terre du Delta et l'incoercible puissance du Mississippi, donnant au vieux rockab des familles un espace sonore de déploiement illimité. Emilie libère les forces. Yann Leignel s'engouffre dans cet horizon, y déploie une énergie extraordinaire, commence par inverser la hiérarchie drumique, tant pis pour la caisse claire, la reine est détrônée, Yann ne marque pas le rythme, il l'explose. Une orgie de tambours. L'emboutit le son, bye-bye le cliquètement solitaire des sabots d'un mustang au petit matin, nous convie à un stock-car faramineux, chocs et contrechocs se succèdent sans faiblir d'une seconde, fracasse le décorum traditionnel et fonce à tout instant dans les décors. Genre c'est encore mieux quand le sang des spectateurs que je viens de faucher ruisselle sur la carrosserie déglinguée. Sauvage le Yann, une boule d'énergie pure, crie dans le micro, entonne le début des morceaux, agite sa monstrueuse choucroute de cheveux dans tous les sens, une tignasse sauvage, hors-norme, la sueur dégouline sur ses vêtements, l'est obligé toutes les trente secondes de ramener la grosse caisse qui se carapate en douce sous la violence de ses coups. Barbare batterie. Baratte incessante de baraterie naufragère.
Jean-Pierre Marinello n'est pas en reste. Joue de la basse comme le renard du désert chasse la faim qui lui tord le ventre. N'en finit pas de bouger. Voûté, tordu sur son instrument, le compas de ses jambes explorent les sentiers de fuite mais il revient toujours au centre de son territoire. Essore le son. Le torture, l'assombrit, le noircit à outrance, le ronge tel un chacal qui a déterré un os de momie dans un tombeau égyptien et qui se régale de mastiquer à pleines molaires la mort anibusienne dont il abuse d'un sardonique rictus qui tue. L'est à lui tout seul la marque maudite de l'Empreinte Noire, le sceau fatidique et le sourire fatal, la morsure du cobra et le crachat du naja. Violemment applaudi à plusieurs reprises.
Thierry Clément en a vu d'autres. Rockabilly man par excellence. Bottes, jeans, chemise black country à liseret blanc et son éternel chapeau. Tambourin en main. L'assure le fil, les petits cailloux du rythme basique qui ne doit jamais être rompu. Aux autres tous les écarts possibles. Thierry trace la piste, celle qui s'enfonce dans les régions inconnues encore aux mains des peaux-rouges. Qu'Arthur Rimbaud qualifiait de criards dans son Bateau Ivre.
Olivier Clément et sa Gretsch au centre. La prestance et la grâce incisive. Grand, mince, une silhouette aussi fine qu'une lame de poignard. Two-tones shoes creeperiennes, sombre futal, chemise blanche immaculée, la classe du dandy, l'élégance du rocker. Une voix d'une netteté incroyable. Flexible et vibrante. Un timbre qui s'adonne à toutes les suavités déclinantes comme à toutes les échoïtés métalliques. D'une clarté irradiante et d'une plasticité formelle sans équivalence. Se plie et se plaît à toutes les inflexions, parfaite pour le rockabilly, car dominatrice et apollinienne, toute la furia instrumentale s'ordonne autour d'elle. Axis Mundi la qualifieraient les tenants des doctrines ésotériques.
Essaime sa rythmique cochranique insoutenable sur ses cordes sur laquelle vient se greffer la lead d'Emilie, leur faut un doigté extraordinaire pour faire convoler en justes noces de notes l'oronge triomphante du pur rockabilly avec le sombre azur primordial du blues rampant. N'a pas touché une seule fois le bottle-neck qu'elle avait pris soin de déposer soigneusement à ses pieds, cela ne l'a pas empêché de donner l'impression de jouer en slide toute la soirée, agit en prise de terre qui permet de maîtriser les éclats de foudre et les boules de feu du rock'n'roll en les ramenant à la glaise nourricière originelle et semencielle. Des titres comme Restless, Shakin'All Over, Brand New Cadillac en sortent magnifiés, la guitare d'Emilie monte d'autant plus haut qu'elle s'élève de plus bas. Marche aisément sur les traces de Joe Moretti qui joua sur les trois plus grands classiques du rock anglais. Là-haut, Thierry Crédaro doit être salement fier de sa fille.
La musique ne suffit pas. Le rockab impose le style. L'on n'y chante pas le nez sur le micro comme quand tante Agathe reprise vos chaussettes. Et à ce jeu-là, Olivier emporte la mise. L'a la souplesse féline de Vince Taylor et la sûreté du geste du jeune Elvis, n'en abuse pas, seulement de temps en temps mais alors là la salle exulte. Ce qu'il en reste car les Black Prints l'ont atomisée, que ce soit avec Long Blond Hair, leur époustouflant Stray Cat Strut, ou leur Ready Teddy dévastateur. Une très belle interprétation de Dixie, guerrière et campagnarde, façon de rappeler que le rockabilly est né sur la terre des plantations et le sang des esclaves, qu'il est le pays lointain et mythifié de Julien Green, la terre natale des fantômes d'Edgar Poe et des fêlures de Tennessee Williams, ors et misères mêlées, corps de colères entremêlés.
Un dernier Train Kept A Rollin' explosif et Billy qui vient remercier le public invite le Trio Corrompu et Cora Lynn accompagnée de ses arracheurs de sacs à mains de vieilles dames à monter sur scène. Trois guitaristes confirmés au style différents réunis, voilà de quoi entamer non pas un boeuf musqué mais une corrida meurtrière sur l'heure. Mais non, redescendent sous les applaudissements, nous ont tous tellement donné qu'on est rassasiés jusqu'au gosier.
*
Ne reste plus à Billy qu'à préparer la programmation de la Bop Rockabilly Party 5. Au vu de cette quatrième saison qui fut une splendide réussite, nous pouvons lui faire confiance.
Damie Chad.
MA VIE AVEC ANDY WARHOL
ULTRA VIOLET
( Albin-Michel / 1989 )
Folles années soixante ! Un vent de liberté soufflait sur les arts, la musique et les mœurs, une tornade qui est passée et dont on retrouve encore aujourd'hui bien des traces dans notre quotidien mais qui n'a pas emporté avec elle l'Establishment politicien, peut-être parce que ce qui semblait les signes avant-coureurs d'une révolution n'était que la mue nécessaire aux adaptations des mutations productivistes du capitalisme. Andy Warhol est une des légendes de cette grande secousse qui commotionna bien des existences. Fut un précurseur, et beaucoup plus qu'on ne le croit, il ne révolutionna pas l'art comme on le dit souvent, mais les rapports de l'Artiste avec le public, institua une règle simple, la reconnaissance de celui-ci ne passe plus par le rapport direct avec l'œuvre produite mais par le truchement productif de sa communication. L'a eu des précurseurs, certains éloignés comme Dada qui désacralisa la notion d'œuvre d'art, Picasso qui rompra et déstructurera les canons intangibles de la représentation de la beauté classique, et beaucoup plus contemporain par son utilisation des media, Salvador Dali qui fut un fabuleux metteur en scène de l'artiste en jeune chien fou fauteurs de multiples troubles à qui les maîtres pardonnent toutes les turbulences en expliquant qu'il est génial...
Comme par hasard Ultra Violet fut présentée à Andy Warhol par Salvador Dali. En vérité elle s'appelle Isabelle Collin Dufresne. Ne sort pas de nulle part. Est née avec une grosse cuillère en argent dans la bouche. N'y a que la tendresse que l'on ne déverse pas à la louche dans la famille. Dynastie bourgeoise, retenue de rigueur. L'enfant se rebelle, après maintes admonestations, se retrouve en pension chez les bonnes Sœurs. S'ennuie, fugue – en profite à quatorze ans pour perdre sa virginité en l'ayant cherché mais sans l'avoir voulu – bref l'est la brebis noire de la couvée, on l'éloigne chez une de ses sœurs à New York. In the Big Apple. Non, ça ne signifie pas Trognon Pourri mais ça y fait penser.
Lui arrive alors ce qui n'advient jamais au peuple anonyme des sans-dents : un petit héritage à point nommé qui lui sert d'argent de poche. Se trouve en sus un amant richissime et passe son temps à courir musées et galeries d'art. Ce n'est pas en ces lieux que l'on pourrait accroire prédisposés qu'elle va rencontrer le grand adorateur de la Gare de Perpignan et du chocolat Lanvin, l'est envoyée chez lui par une ancienne dame d'honneur de la Reine d'Egypte ( en exil ), c'est ce genre de personnes qu'elle fréquente, le gratin des salons les plus huppés. Devient en quelques heures l'égérie du grand Catalan, davantage porté sur la mise en scène de l'acte sexuel que sa réalisation proprement dite. Nous dresse un beau portrait de la mise en œuvre quotidienne de cette paranoïa critique qui reste la philosophie essentielle de la démarche du Maître. Elle saura retenir la leçon, jamais avec, jamais pour, jamais contre, une marionnette est faite pour être manipulée. C'est Dali qui lui présente Andy Warhol.
L'est subjuguée par Warhol. Ce sera du donnant-donnant. Lui, il lui ouvre la Factory et l'admet dans son premier cercle. Elle apporte ce qu'il n'a pas : un monstrueux carnet d'adresses. Le haut du panier : artistes reconnus, millionnaires, hommes politiques, dirigeants de sociétés, actionnaires fortunés... Warhol n'est pas ébloui, il a juste ferré une prise juteuse. N'est à l'époque qu'un artiste de seconde zone. L'a gagné ses galons dans la publicité et la mode. De la broutille. L'a une autre ambition. L'a tout compris du monde des affaires. Principe de base : gagner de l'argent, beaucoup d'argent, très vite, sans travailler. Laisser cette pénible tâche aux autres. Si possible sans les payer. Lui, il donne l'idée. Ne va pas la chercher bien loin, se contente de reproduire ce que tout le monde connaît, la figure de Marylin Monroe comme les boites de conserves les plus utilisées par la ménagère américaine. Touche le moins possible ses ustensiles, laisse faire ses aides, peinture et signature comprise. Si c'est mon nom dessus, l'argent de la vente me revient à cent pour cent. C'est son apport à la création artistique. N'est qu'un réaliste mais aussi le père de l'art conceptuel moderne.
Sa grande affaire ce n'est pas la peinture, mais le cinéma. Tourne sans arrêt des films. Qui ne lui coûtent pas chers. Impose son mode de production : décors naturels, une seule caméra – ce n'est pas lui qui la tient -, en temps réel, une heure de film égale une heure de tournage, pour les acteurs propose à n'importe qui qui veuille bien accepter, l'on se bat autour de lui, certains de ses proches ( rares) finiront par faire carrière. Le sujet gravite autour du sexe. Pas comme les ailes des moulins de Don Quichotte, préfère les gros plans fixes, visages comme trous du cul. Films pour petits publics présentés dans les universités aux étudiants sensibles à ces expérimentations.
Moment d'introduire la grande trilogie : sex, drugs and rock'n'roll. Mon premier a déjà pointé sa bite dans le paragraphe précédent. Priorité donnée à l'homosexualité. L'on baise à couilles rabattues et à bouches pleines dans tous les coins de la Factory. Froidement, sans émotion, sans manifester de plaisir, un acte naturel dépourvu de tout romantisme. On ne donne pas dans la sublimation érotique. Un besoin pornographique. Point à la ligne. La drogue est là, partout présente, forte. Speed et héroïne. Warhol devance son temps. Certes l'arrive dix ans après l'éclosion rockabillique mais le rock'n'roll rapidement écarté par les autorités jouit d'une sulfureuse réputation. Trouvera son groupe. N'est pas meilleur que les autres, mais il joue plus fort que tous. Impossible de ne pas le remarquer. Et puis le timbre si particulièrement monocorde de Lou Reed, si lisse, si éloigné de toute expressivité grandiloquente ! Le groupe possède une curiosité, l'a un batteur femme. Warhol double la mise : impose Nico au chant. Ultra Violet ne concède qu'un chapitre au Velvet, en profite pour dire beaucoup de mal de cette dernière. La présente un peu comme une poupée atone. L'on sent qu'elle a surtout peur que Andy ne la place au plus près de lui...
N'a pas trop à craindre. Warhol n'est pas sempiternellement confiné dans sa manufacture. Saisit toutes les occasions. Ne lui suffit pas d'être riche, veut aussi être célèbre. Se doit d'être partout. Où traînent le journalistes, épluche les compte-rendus des expositions et des soirées de la hight society aime voir son nom cité... Vise à la gloire, pour les autres il a théorisé le concept du quart d'heure de célébrité pour tous... Ultra Violet lui ouvre des portes qui seraient restées fermées autrement, le suit aussi dans ses achats compulsifs chez les brocanteurs, les antiquaires et les marchands de tableaux...
De 1964 à 1973 Ultra Violet sera de toutes les parties, nage dans le bocal warholien comme un poisson violet. En 1968 Andy a échappé à la mort, Valerie Solanas militante féministe radicale lui a tiré dessus. Ce geste fascine Ultra – tonton Freud parlerait de la mort symbolique du père. Le retour de bâton dû à la coupure du cordon phallique tardera à se faire sentir mais en sera d'autant plus violent. Dépression. Un an au lit... et son bon sang bourgeois la rattrape, juge sévèrement son passé, lit la Bible, adopte une conduite davantage en accord avec les principes chrétiens, se réconcilie avec sa famille, se range des excès en gagnant sa vie dans la mode... Décevante. Même si elle ne renie pas l'artiste qui lui a tant apporté. Andy a déménagé sa Factory, est devenue une véritable entreprise de vente et d'expédition de ses productions. N'a plus le temps aux fariboles. L'a obtenu ce qu'il a voulu, la gloire et l'argent. N'est plus que la reproduction répétitive de ce qu'il est.
Le vedettariat médiatique d'Andy Warhol n'est pas sans analogie avec la super-starisation des vedettes rock des années soixante et soixante-dix, pas un hasard si nous croisons les noms de Mick Jagger et de David Bowie dans ces mémoires de petite fille riche. Comme quoi la richesse mène à tout à condition de ne pas en sortir. Sort toutefois de ce monde en 2014.
Damie Chad
11:25 | Lien permanent | Commentaires (0)
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