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12/11/2014

KR'TNT ! ¤ 209. CURSE / RINGTONES / M.E.N. / WARD LEONARD / VOIX DU BLUES ( I)

 

KR'TNT ! ¤ 209

 

KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME

 

A ROCK LIT PRODUCTION

 

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

 

13 / 11 / 2014

 

 

CURSE / RINGTONES / M.E.N. / WARD LEONARD

  VOIX DU BLUES ( I )

 

 

LES TROIS PIECES / ROUEN / 23 – 09 – 14

 

CURSE

 

CA SE CORSE AVEC CURSE

 

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Les deux premières choses qu’on remarque quand on examine la pochette de l’album des Curse paru en 2011, ce sont les noms de Tomas Skogsberg et de Hasse Ostlund. Hasse pourrait bien être celui que tout le monde appelle Hans, le brillant guitariste des Nomads.

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Tomas Skogsberg est LE producteur suédois par excellence, l’équivalent scandinave de Jim Diamond. Tomas Skogsberg opère dans son repaire, Sunlight, studio mythique d’où sont sortis - entre autres - les bombes de Super$hit 666, des Hellacopters («Payin’ The Dues»), des Deadbeats et des Backyard Babies. En gros, ce sont des groupes qui jouent la carte de la saturation maximale du son. Tomas Skogsberg ne fait que restituer le son d’un groupe qui joue avec les volumes d’amplis à fond et le diable sait à quel point ça peut devenir infernal et donc techniquement ingérable. Steve Albini relève exactement le même genre de défis. C’est un amateur d’extrêmes et les groupes vont le trouver pour ça.

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Quand Ginger et Dregen ont formé Super$hit 666 et sont allés voir Tomas Skogsberg, c’est parce qu’ils rêvaient d’un son extrême. Le mini-album de Super$hit 666 fait partie des classiques du power-trash-rock et se situe, par l’excellence de la démarche, au même niveau que le «Fun House» des Stooges, qui eux aussi cherchaient à modeler le chaos. Peu de groupes se risquent à ce petit jeu prétentieux. On les compte sur les doigts d’une main : Stooges, Ministry, Super$hit 666, Chrome Cranks et Killing Joke. Ces gens-là ne raisonnent qu’en termes de chaos. Sur les cinq groupes cités, deux existent encore, ce qui relève du miracle. Ni les Chrome Cranks ni Jazz Coleman ne s’assagiront. Al Jourgensen a dû se calmer pour écrire son autobiographie et Ginger est revenu à des choses plus power-pop. Quant à Iggy, c’est autre chose. Avec la disparition des frères Asheton, il a perdu les deux roues motrices de son bolide. Donc pour lui l’aventure est terminée. Et puis, l’âge fait que...

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Les Curse tombent à pic. Ils reprennent les choses là où les Hellacopters, Hardcore Superstar et les Nomads les ont laissées. Ils rallument le brasier d’un rock qu’on appelait à une autre époque le garage punk viking, un rock énergétique qui plonge ses racines dans la fameuse scène de Detroit. Tous ces groupes scandinaves ne juraient que par les Stooges et le MC5. Les Curse s’inscrivent dans cette mouvance et ils ont le talent qui leur permet de sortir un premier album qu’il faut bien qualifier de miraculeux. Pas un seul déchet. Tous les morceaux sont solides, inspirés, bien chantés, pas révolutionnaires, c’est sûr, mais suffisamment décidés pour interloquer. Tous les fans des Hellacopters et des Nomads vont pouvoir revenir s’abreuver à cette source d’où sont sortis beaucoup de bons disques.

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On trouve au moins quatre énormités d’antho à Toto sur « Suck It In Spit It Out». La première s’intitule «Perfect Crime». Voilà une pièce de gros garage impératif. On croit toujours avoir fait le tour du garage, mais un groupe comme Curse réussit encore à nous surprendre. D’autant que Hasse/Hans des Nomads joue dessus, en tirant ses petites notes fatales de bas de manche. Monté sur un riff qui rappelle celui de «I Can Only Give You Everything», le morceau titre sonne comme un hymne garage, mais avec une profondeur sulfureuse en plus, quelque chose qui évoque les secrets de la puissance cabalistique. Vous êtes prévenus, ces Suédois sont très forts. Autre énormité suffocante : «Superficial Jerk», hit toxique monté sur l’un des riffs les plus insistants de l’histoire de l’insistance. Cette bordée nous démâte le boîtage d’un seul coup et nous envoie par le fond en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. S’il fallait trouver une illustration sonore pour le mot imparable, alors ce serait «Superficial Jerk». Nouvelle énormité avec «We’re Going Nowhere», un cut qui semble foncer dans un tunnel vers le néant. Ces gens-là ne s’intéressent qu’à une chose : l’énergie du chaos qui est la source de la vie.

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Tous les autres cuts du disk sont excellents. «I’ll Never Cry Again» ? Irréprochable. Ces mecs possèdent les quatre armes fatales : le pound du pauvre et l’acier du riff, le sac de son et l’épée de Damoclès. «Street Of Dispair» ? Magnifique montagne de son traversée d’éclairs de guitare, ciels déchirés surplombant des torrents soniques, une aubaine épistémologique, une fourmilière d’allégories, et la voix d’Anders Gustawsson est tellement ténébreuse. «Don’t Fuck It Up» ? Un mid-tempo embarqué pour Cythère, doté d’un son de rêve. «In These Eyes» ? Une belle pièce fumeuse noyée dans l’épaisseur du son, et on reste dans cette veine hallucinante pour «No Way In Hell», où on retrouve cette charpente en chêne doublée de béton armé, une atrocité exemplaire, un battage médiatique dynamiteur de consciences flétries. On pourrait s’arrêter là et ranger le disque en disant : «Oh c’est bon, j’ai mon compte !» Mais ce serait dommage, car il reste au moins deux autres belles pièces à découvrir : «Too Late To Be Sorry» (monstrueux de teignasserie, ce truc s’accroche à la peau comme un cancrelat déterminé à vaincre - les Curse sont aussi puissants que les Hellacopters - la teignasserie est une tradition suédoise qui remonte aux Vikings). Et puis il faut absolument écouter «Down The Drain», même pulsion invincible, les Curse semblent jouer coiffés de casques ailés. Ils ne brandissent pas des guitares, mais des haches de guerre à double tranchant. Ils pratiquent la soif à volonté et la pluie d’accords. Ils jouent avec un son plein et leur cœur bat comme ceux des guerriers qui ne craignent pas la mort. Ba-boum ba-boum ba-boum.

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Merveilleuse coïncidence, ils étaient de passage dans une cave rouennaise l’autre soir pour promouvoir les ventes de leur deuxième album, tout juste paru sur Closer : «World Domination». Inutile de tergiverser : le set et l’album sont excellents. Si on aime ce rock haut de gamme, c’est une occasion en or, comme dirait un marchand de voitures. En voyant les Curse sur scène, on a l’impression de revoir les Nomads, c’est dire s’ils sont bons. D’ailleurs, Anders Gustawsson connaît bien Hans Ostlund : ils ont grandi ensemble. Anders porte aussi sur l’épaule un gros tatouage LAMF. Son pédrigree tient la route (tous ceux qui ont vu jouer les Nomads sur scène savent que Hans Ostlund a décoré sa Les Paul noire d’un beau LAMF). Sur scène le groupe répond à toutes les attentes : attaque sonique en règle, drumming implacable, guitariste en chemise à jabot rouge et en lunettes noires qui revoie à un mélange MC5/Cyril Jordan, bassman atteint de la bougeotte jambaire et au jeu bien gras, c’est le groupe idéal. Pas de reprises, et leurs compos tiennent sacrément bien la route. Ils reprennent le flambeau des géants du rock garage suédois - Nomads et Hellacopters - et vont même un peu plus loin car la qualité de leurs compos sent bon l’ambition. Dès les premières mesures, on voit bien que ça ne les intéresse pas de tourner en rond. Ils font de fantastiques versions de «Perfect Crime», de «World Domination», de «Shut Your Mouth», et puis de toute façon, tout est bon, il n’y a rien à jeter dans leur set. Avec leurs deux albums, ils ont largement de quoi fourrer la dinde d’un set, par devant et par derrière.

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«World Domination» est du même niveau que leur premier album. Avec le morceau titre, on retrouve la veine flamboyante des Nomads. On retrouve cette pulsasivité qui faisait la grandeur du quatuor de Solna, cette élégance héroïque qui les distinguait des groupes garage américains comme les Gories ou les Oblivians. Pas compliqué, «World Domination» sonne comme un hit. Et dans tous les autres morceaux de l’album, on va retrouver ce son plein, hyper-saturé, cette tension de cocotte-minute surchauffée et toutes les conditions de l’explositivité des choses, mais avec la garantie d’une mélodie chant. Chez eux, tout est allumé au riff, comme ce «I’m Done» qui semble errer dans les rues d’une ville en flammes. Ils tortillent tout ça à la sauce stoogienne et on retrouve cette vieille niaque d’essence mortifère. Anders Gustawsson est un chanteur extrêmement doué et doté des meilleures réserves de cavalerie. «Shut Your Mouth» est une pièce de juke classique sacrément bien envoyée et montée sur une belle pulsion fatidique. Le hit de l’album est sans aucun doute «I’m Not The One To Blame», qui rampe sur ces fameux pavés de l’enfer dont on dit qu’ils font les bonnes intentions. Le riffage de Kjell Carllson tue les mouches, les cafards et les cloportes. Il balance en outre un solo spatio-temporel qui sidérerait Major Tom. Ces quatre Suédois s’amusent. Ils font exactement ce qui leur plaît. On pourrait même dire qu’ils jouent les doigts dans le nez. Et c’est battu heavy, avec une classe épouvantable. L’Anders chante ça au petit timbre pointu. Ils nous réservent encore un bel exercice de dévastation avec un «Hey Sucker» embarqué à la basse Göstassique. Ils nous font ensuite le coup de la stoogerie fatale avec un «Smell Like Elvis», monté sur une ligne de basse léopard. C’est vraiment monstrueux, car frappé dans le lard par du beat de soudard, et le solo se répand comme une bouillasse toxique échappée de cuves d’une centrale éventrée. Chez eux tout est embarqué au sale riff. Rien ne leur résiste. C’est le genre d’album qui laisse de bons souvenirs pour les vieux jours.

 

Signé : Cazengler, en fin de Curse

 

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Curse. Le Trois Pièces. Rouen. 23 septembre 2014

 

Curse. Suck It In Spit It Out. Pitshark Records 2011

 

Curse. World Domination. Closer Records 2014

 

Sur l’illustration, de gauche à droite : Kjell Carlsson (guitare), Anders Gustawsson (chant), Bentan (drums) et Hakan Göstas (bass)

 

 

LAGNY-SUR-MARNE

 

07 – 11 – 14 / LOCAL DES LONERS

 

RINGTONES

 

La teuf-teuf a désormais mémorisé le labyrinthe. Nous a déposés sans l'ombre d'une hésitation devant le local des Loners. Encore un effort et elle parviendra à se diriger les yeux fermés - pardon, les phares éteints – dans les dunes du Sahara, ce qui ne nous sera d'aucune utilité puisque je doute qu'il y ait souvent des concerts de rockabilly organisés dans les immensités sableuses du désert. Quoi qu'il en soit, nous sommes à pied d'oeuvre, prêts à dévorer des oreilles la prestation des Ringtones.

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L'on est en avance, la caisse n'est même pas encore prête à l'entrée, ce qui nous donne le temps de saluer les loners bikers à l'accueil toujours aussi chaleureux et de nous lancer dans une discussion à bâton rompus avec les Ringtones de laquelle je me contenterai de vous divulguer la sensationnelle et inédite conclusion finale : notre monde va mal et la situation ne semble pas vouloir s'améliorer. Mais vous le saviez déjà ? Alors pour ce soir consolons-nous en écoutant un bon concert de rockabilly. Difficile de vous offrir mieux.

 

RINGTONES

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Pb, deux initiales discrètes au bas de la grosse caisse, une gretsch azuréenne, rien que cela, ça vous remonte le coeur, l'outil de perforation de vos tympans appartient à Phil Baston. Assurance tous risques, métronome de fer, horloge suisse, régulateur SNCF, tout ce que vous voulez, mais quand Phil Baston prend ses balais en main ce n'est pas pour chasser les araignées au plafond, vous êtes sûr que vous êtes sur les bons rails et pas de souci à vous faire pour les changements de tempo, et les aiguillages rythmiques délicats. S'est placé un peu en retrait, manière de vous prendre les oreilles en biais et surtout ce plaisir de le voir à la manœuvre. Ne s'affole jamais le Phil, un geste chirurgical, un praticien chevronné, la bonne frappe au bon moment. Même pas un milliardième de seconde de retard, et tout cela avec une économie de gestuelle étonnante, style adepte de karaté qui vous étale dix gugusses à terre en levant le petit doigt de dix centimètres. Avec un tel moteur sous le capot, les Ringtones peuvent cavaler sans avoir de souci à se faire.

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Il y a peine trois semaines Gilles Tournon, lors du concert sur cette même scène de Tony Marlow ( voir KR'TNT 206 du 17 octobre 14 ) était à notre gauche, cette fois l'est à notre droite. Nous avait impressionnés. L'a réussi à faire mieux. Nous a pulvérisés. Faut le voir les jambes écartées courbés sur sa contrebasse, s'est adonné toute la soirée à une furieuse danse du slap. Une tribu de guerriers sioux en train de déterrer la hache de guerre à lui tout seul. La big mama se croit dans un film, sous les gifles de Gilles elle imite la bande-son d'un troupeau de dix mille bisons en pleine charge, ça vibre et ça bourdonne de tous les côtés, l'on a l'impression de recevoir des mottes de terre arrachées par des sabots furieux en plein visage. Non les Ringtones ne possèdent pas une section rythmique à proprement parler, plutôt un pulsateur à la place de la batterie et un pulvérisateur en guise de big mama.

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Vous êtes en train d'écrire une lettre de condoléances pour le guitariste. Comment voulez-vous qu'il en place une entre ces deux mastodontes ? A l'impossible nul n'est tenu. Bandes de défaitistes ! L'on voit que vous ne connaissez pas Philippe Fessard. Pas le genre de truc à l'émouvoir. Vous plante de ces banderilles sur le dos des deux mammouths comme s'il écrasait un moustique avec une tapette. Et il fait mouche à tous les coups. Ah ! Voulez du tonitruant, en voici, avec en plus l'art et la manière, le style et la fluidité. La subtilité et le poignard aiguisé. Se glisse partout, comme s'il était chez lui. Même que de temps en temps il s'en va faire joujou sur sa steel guitar, et le tube d'acier au doigt, il éparpille des cascades de notes acidulées comme des gouttelettes d'eau rafraîchissantes. Ne le remerciez pas l'est déjà revenu sur sa guitare et il vous vrille de ces riffs sous la peau à vous faire tomber à genoux. Rien à dire, nous sommes en face à un power trio fou qui dégomme.

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Vous croyez en avoir fini avec cette triade démoniaque. Erreur fatale. L'en reste un, Tom de Sousa, tout sourire venu tout droit d'Angleterre ( en passant par l'Amérique et autres pays européens ), le sourire aux lèvres, si grand qu'il pose son micro au bas de la scène afin de le dominer, légèrement penché vers nous donc – c'est pour mieux vous attrapez mes petits – même pas peur, mais le timbre de voix qui vous enchante et qui vous fait oublier toute prudence, et vite céder à son charme. Un crotale rockabilly avec une voix de sirène. Gentil comme pas deux, se tire au fond de l'estrade chaque fois qu'un des trois frères Jesse James s'enflamme dans un solo, mais dès qu'il revient ce n'est pas pour prier le papa noël, vous assène de ces shoots de pur rockab à tétaniser une baleine franche. L'a de l'allure avec sa rythmique tenue haut sur son coeur, mais en plus cette classe so british lorsqu'il nous parle en anglais. Quel accent ! Personne ne comprend, mais l'on se croirait dans un pub enfumé de London, le 2i's Coffee Bar par exemple, à la bonne époque.

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Y a tout juste dix mois tout rond que l'on a vu les Ringtones pour la première fois au Martingo ( voir KR'TNT ! 174 du 30 / 01 / 14 ), le groupe était avec Andras à la contrebasse. Que de progrès accomplis en si peu de temps. Et que de changement ! Sonnait à l'époque très sixties – et la réverbération des vastes surfaces vitrées du café avaient dû accentuer le phénomène – ce soir je suis un peu embêté pour définir leur son. C'est qu'ils en ont modelé un qui n'appartient qu'à eux. Peut-être une petite gousse d'ail country sur les trois premiers morceaux, mais après et durant les trois sets une déferlante inédite. Les Ringtones sonnent comme seuls les Ringtones résonnent. Ont trouvé leur potion magique et nous l'ont distribuée généreusement. C'est le moment idéal pour enregistrer un disque, pour montrer ce que l'on sait faire et se démarquer de la concurrence. Nous l'annoncent en fin de concert mais ce n'est pas vraiment une surprise puisque une bonne moitié des morceaux nous furent totalement inconnus, sont justement en train de bosser au studio, et tous ces titres qui s'intercalent sans problème entre un opus de Carl Perkins et de Charlie Feathers, ou de Johnny Cash et de Johnny Carroll, nous paraissent gorgés d'un suc hautement vitaminés.

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Un superbe concert, propre à rendre un rocker heureux, mais ce qui frappe encore le plus ( non, ce n'est pas Phil Baston pour une fois ) mais leur plaisir à jouer ensemble. S'amusent comme des gamins. Sont là parce que l'envie d'apporter leur petite pierre voire leur gros caillou au rock and roll les démange encore. Et le public qui a vécu la soirée n'est pas prêt de l'oublier.

 

Damie Chad.

( Les photos ne correspondent pas au concert )

 

MONTEREAU - FAULT - YONNE

 

08 – 11 – 14 / BEBOP

 

M.E.N. / WARD LEONARD

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Vingt ans de Bebop ( il n'y a pas de lula après ), ça se fête. Un simple café, le haut lieu de rendez-vous de la jeunesse monteauroise, bien plus remuante que celle de la cité endormie de Provins sise à tout juste trente kilomètres. Entre les deux villes, c'est le jour et la nuit. Particulièrement endiablée cette dernière, les samedis soirs au Bebop qui offre souvent des groupes locaux à sa clientèle. C'est en cet endroit que nous avions vu pour la première fois les langoureuses Jallies ( voir KR'TNT ! 121 du 06 / 12 / 12 ), donc pas tout à fait une surprise si la première personne que nous avisons en rentrant dans ce lieu de réjouissances musicales n'est autre que la pétulante Céline. Elle préside une tablée de musiciens affamés. Pas tout à fait une tablée royale. La salade de riz y voisine avec le cageot à mandarines et les calendos plâtreux. Je n'y ai vu voler ni ortolan ni ortorapide. N'empêche que ça bâfre avec appétit et gaité. Dessert gobé à toute vitesse, il est temps de penser à travailler.

 

MEN

 

Jusqu'au début tout était normal. Deux saxophonistes qui prennent leur place devant leur micro. Tout de suite après ça se complique. Arrivent par vagues, comme les barbares sur l'Empire Romain. Mais ici, l'espace imparti aux musicos n'a rien à voir avec l'immensité de l'Imperium. Quatre mètres carrés en tenant compte des rebords de la fenêtre. Donc, un batteur, un trompettiste, un bassiste, un claviériste, un guitariste. N'en jetez plus, l'on se croirait sur les poutres mal équarries du Radeau de la Méduse du sombre Géricault. Avec l'impossibilité d'en pousser subrepticement deux ou trois dans les mâchoires de requins compatissants et décidés à vous aider à régler vos problèmes de surpopulation. Comme dans toutes les situations de crise, il y a toujours une cerise qui vient se surajouter aux gâteaux. Pour faire bonne mesures, ici ce seront deux belles bigarrettes. Des sherries à l'eau de vie. Deborah et Céline. Que les gars pas bêtes ont mis devant, en devanture. Je ne m'attarde pas sur les récriminations féministes des deux copines qui m'accompagnent, s'appellent M.E.N. mais ils ont deux femmes avec eux. Et alors, en quelle meilleure compagnie voulez-vous qu'ils soient ? Pour les prénoms des messieurs je pense en avoir oublié, que voulez-vous, je suis chroniqueur de concerts mais pas moniteurs de colonie de vacances. Au contraire de Céline qui ne tarde pas à mettre de l'ordre dans la troupe des gamins turbulents qui ont du mal à contenir leur immobilité de sardines en boîte. Surtout le petit Jérôme qui n'arrête pas de s'extraire du magma humain pour aller se rincer les amygdales dans son verre posé sur une table voisine. Car dans ce groupe empli comme un neuf, l'est impossible d'instiller le volume d'une goutte d'eau. Je vous rassure ce n'était pas de la rosée matutinale qui emplissait la coupe roborative et il s'agit bien du même Jérôme qui s'en vient très souvent donner un coup de main et de trompette aux concerts des Jallies.

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Un, deux, trois, c'est parti. Céline au chant. Dans un registre de voix très différent de celui sur lequel elle batifole avec les Jallies. Plus ample, plus mélodique. Avec un arrière-fond swing jazz des mieux venus. Mais j'avoue que je suis surtout attiré par le background instrumental par derrière. Ah ! Cette section de cuivres ! L'on se croirait revenu au bon vieux temps de Stax. De la charpente métallique nickel chrome. Et tous les ostrogoths qui se passent les tuiles les uns aux autres et le dernier de la file qui pose avec des gestes d'une précision absolu. En plein dans le vieux Rhythm and Blues des familles. A chacun son tour. C'est ça le R'N'B, du boulot pour tout le monde, mais dans l'ordre, chacun son rôle, on ne se marche pas sur les pieds. L'on est dans une œuvre collective, au service de l'effet total et final. Attention à l'équilibre, que personne ne dépasse la dose prescrite. Faut pas aller au-delà des ordonnances du bon vieux doctor Feelgood. Toute surdose nuirait à la composition du baume à appliquer sur notre pauvre cœur malade.

 

Je passe aux deux instrusmentaux, des crumbles tout chauds sortis du four, deux rumbles de tous les diables avec des chorus de sax à vous faire monter au plafond et puis des chasses à courre de guitare solo à damer les pavés des places publiques, la guitare jouée en tant qu'instrument de percussion – la grande leçon de James Brown - du hachis menu mais à la hache d'abordage, ce qui change tout. Nous réduisent l'âme en copeaux, la transforment en litière pour pur-sangs fiévreux. Crottins funk et sabots soul. Gerbes d'applaudissements pour saluer ces deux éclats de diamant.

 

Céline mène le jeu, tambourin en main, mais elle cède la plupart du temps le micro à Deborah – la fameuse entraide sacrée des copines, le complot sempiternel à l'encontre des poor boys qui triment sans désemparer pour que ces demoiselles puissent minauder à l'envi sur le résultat de leur dur boulot, les dindons de la farce des poulettes adorées – Deborah débourre les grands hits d'un répertoire éclectique – d'Amy Winehouse aux Doobie Brothers, des Jackson Five à James Brown, bonne voix de gorge et de groove, toute plastique capable d'assumer tous les infléchissements, cascadés ou roucoulés, exigés par la partition.

 

Ne regardez pas la salle, vous penserez que vos forces vous abandonnent ou que vous avez bu trop d'alcool, car ça tangue salement autour de vous. Ne vous accusez pas d'une honteuse faiblesse ou d'une prochaine attaque épileptique, c'est tout le public qui gigote sur place, les privilégiés assis comme les accoudés au comptoir, ou la majorité debout pressée dans les rares espaces suroccupés. Unanimité pas du tout suspecte. M.E.N. nous remplit de joie. Un superbe moment de bonheur. J'en oublierais presque le rugissement de panthère noire de Céline pour ponctuer le Feel Good de James Brown. Un truc à vous glacer le sang.

 

L'on me dit qu'à l'origine M.E.N. était un groupe composé de professeurs de lycée – M.E.N. signifierait Ministère de l'Education Nationale ! - et puis le combo s'est ouvert à tous sans distinction de provenance professionnelle. L'on comprend pourquoi pendant une bonne heure nous avons été à si bonne école.

 

WARD LEONARD

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Sont tous sortis. Sauf Richard qui est sagement resté assis derrière ses claviers. L'on n'a pas tardé à comprendre pourquoi. D'abord Rémi qui a glissé son imposante stature derrière les fûts. C'est en deuxième ligne que ça s'est complexifié. Quatre guitares, dont une basse, alignées, avec les quatre manches qui dépassent d'un bon mètre sur le côté comme les anses des théières sur l'étagère du buffet, ça avale de l'espace, attention à ne pas se prendre une gifle de tête à clefs sur la joue droite. Ce qui d'habitude n'incite pas à tendre la gauche.

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C'est les vingt ans du Bebop, mais Ward Leonard – nom de machinerie d'ascenseur ! - n'est pas non plus né avant-hier soir. Presque des centenaires, le groupe remonte à 1987. Nous aurons droit à d'anciens musicos qui viennent pour quelques morceaux remplacer les titulaires du moment. Inutile de vos faire un dessin, avec une telle armada de cordes métalliques Ward Leonard flirte de près avec le hard rock, ou pour être plus précis avec le hard rock and roll. Et Tristan, Louis, Tantris ( et puis Christophe ) et Thibault vont nous dresser de ces murs de sons pharamineux. Mais pas de déluge sonore. D'abord nous sommes dans un café et ils n'ont pas dû amener toute leur collection de Marshalls, ensuite Ward Leonard possède aussi un chanteur. Bien posté en avant. Et il est hors de question que la musique mange les paroles.

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Laurent a fait son choix. Compose, chante et écrit en français. Ce qui n'est pas des plus faciles. Le rock est si consubstantiellement lié à ses origines anglo-saxones que ceux qui s'expriment en douce langue françoise semblent des traîtres en puissance. Mais comment se faire comprendre en massacrant l'idiome de Dylan Thomas ? Surtout lorsque l'on a des choses à dire. Laurent ne se satisfait pas de nous raconter comment on lutine a sweet little sixteen sur la banquette arrière d'une automobile paternelle. Le rock possède sa philosophie-attitude de rébellion. C'est celle-ci que Laurent entreprend de nous exposer. Mais pas du tout dans une nostalgie pro-fifties mythyfiées en laquelle bon nombre de groupes rockab actuels se complaisent. L'inscrit dans une problématique des plus actuelles. Nous parle de notre monde et de nos conditions sociales d'existences. Tourne le dos à toute sorte d'auto-apitoiement lénifiant, son message est limpide et sans concession, faut faire front, refuser les évidences, chercher à y voir clair, ne pas se perdre en de fausses solutions, regarder la réalité en face. Faut chercher La Bagarre. C'est le titre qui clôturera le troisième et dernier set. Non pas l'accrochage à la Vince Taylor avec un de vos clones avec qui vous entretenez un différent – le plus souvent une mesquine histoire de fille, alors que d'habitude vous sifflotez qu'une de perdue, dix de retrouvées - mais avec le monde qui n'en finit pas de semer des chausses-trappes sur tous les chemins de libération individuelle que vous désirez emprunter. Des lyrics qui sonnent très adolescents mais qui jurent un peu avec l'apparence de notre chanteur. Mais à y bien réfléchir, l'âge est écrit dans votre tête, pas sur votre apparence physique. Et mieux vaut grandir en état de révolte permanent, qu'être jeune avec un cerveau de grabataire néo-conservateur.

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Ce qui me chagrine davantage c'est que Laurent reste trop prisonnier d'un phrasé à la française, la voix se pose et même se superpose sur la trame des guitares sans s'y intégrer. Manque de plasticité évident. Le français si l'on n'y fait pas gaffe aime une certaine déclamation, vous embobine avec ses grandiloquences versifiées, le génie de notre langue se répand souvent sous la forme de grandes nappées emphatiques que l'on pourrait comparer à des cérémonies funèbres sur fonds d'orgues majestueuses. La grande pompe des sermons de Bossuet.

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On écoute les paroles, mais on n'entend plus la musique. Stéréo dont un des deux canaux empêche d'écouter l'autre. Ce qui est dommage car derrière, ça s'active sec. Ce parti-pris obère la frappe puissante de Rémi, et les rares soli de guitares qui parviennent à prendre le dessus sur le flot des lyrics. Les musicos devraient s'activer à encadrer d'un peu plus près leur lead singer, à se mettre eux-mêmes plus en avant tout en l'intégrant davantage dans les articulations de leur pâte sonore. Le groupe gagnerait beaucoup à une répartition beaucoup plus harmonieuse des interventions de chacun.

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En contrepartie de nos critiques, il faut reconnaître que Ward Leonard possède ses fans, qui connaissent les textes par cœur et qui n'hésitent pas une demi-seconde pour s'emparer du micro et accompagner en double-voix ou en solo - car Laurent ne monopolise pas la prise de paroles, l'est trop généreux pour cela – le groupe qui étincelle de mille feux électriques. Folle ambiance. Les vingt ans du Bebop resteront dans les anales monteauroises. Merci à M.E.N. et à Ward Leonard.

 

Damie Chad.

 

( Les photos attribuées au père de Laura Cox ( voir KR'TNT 203 du 02-10-14 ) , prises au Festival Confluences de Montereau 2014 ont été glanées sur le site de Ward Leonard )

 

LES VOIX DU MISSISSIPPI (I)

 

LES RACINES DU BLUES

 

WILLIAM FERRIS

 

( PAPAGUEDE / Novembre 2013 )

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L'a des jours l'on devrait se tirer une balle dans la tête. Si par hasard vous suivez mon conseil essayez de viser un peu à côté. C'est que dans la vie, il ne faut jamais désespérer. Trois mois qu'il dormait sur une étagère, tout beau, tout bleu, tout gros. Et je n'y touchais pas. Pourtant un mal fou pour me le procurer. Epuisé. En réédition. La semaine prochaine ! Tu parles Charles. Tu déblatères Lothaire. L'est arrivé enfin. Mais le coeur n'y était plus. Une petite crise de blues. Ou alors la malédiction de Baron Samedi la face blanche de Papa Guédé – avatars de la mort dans le vaudou - qui enfonçait des épingles ( à nourrice ) dans une Damie Chaddoll ! Je ne sais, mais hier soir, une intuition – de l'ordre de celle qui illumina naguère le cerveau d'Einstein – m'intima l'ordre de me saisir de l'éléphantesque volume et d'en entreprendre la lecture. Pas pu le quitter avant d'avaler les trois cents pages d'un seul coup. Même pas une pause café.

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Le plus beau livre sur le blues que je n'aie jamais lu. Sur le blues, non. Du blues, si vous voyez ce que cela signifie. Mais commençons par le commencement. L'histoire de William Ferris. Un petit blanc de Vicksburg. Petit, petit, peut-être, mais enfin son frère a fini par devenir Sénateur de l'Etat, une consécration sociale qui ne classe pas la famille parmi les indigents. Not a white trash people, all the same ! Les parents possèdent une ferme. Disons une exploitation agricole. Et comme tous les fermiers du Sud, ils font travailler les noirs du coin. Une particularité sympathique chez les deux géniteurs : ne sont des léninistes convaincus, loin s'en faut, mais le racisme n'est pas inscrit dans leur ADN. Contrairement à l'immense majorité de leurs voisins qui voient d'un très mauvais œil le respect dont ils font preuve vis-à-vis de la population noire.

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Elevez vos enfants avec de tels mauvais principes mais ne vous étonnez pas si après ils tournent mal. Ça n'a pas manqué avec le jeune William, tout marmot sa brune nourrice l'emmène assister aux cérémonies religieuses dans l'Eglise de Rose Hill de la black community du coin. Ado, sous prétexte qu'il possède un magnétophone et un appareil photographique, il se prend pour Alan Lomax ( voir Au Pays du Blues in KR'TNT ! 119 du 21 / 11 / 2012 ) et entreprend de se constituer sa documentation sonore personnelle. Jeune homme il se pique au jeu, ajoute une caméra à sa panoplie et poursuit à l'université des études d'ethnographie. Pas envie de se perdre dans les futaies inviolées de l'Amazone, possède ses tribus inconnues tout près de chez lui. Tout au long de sa vie, il ne fera que descendre ou remonter les rives Mississippi, et parcourir le delta à la recherche de l'identité voilée des populations noires. Sera professeur d'université, écrira deux ouvrages essentiels pour la connaissance du Blues : dès 1970, Blues From The Delta, et en 2009 Give My Poor Heart Ease : Voices of the Mississippi Blues, en lequel votre esprit avisé n'aura pas manqué de reconnaître le titre original de la traduction qui nous occupe. Je vous épargne la longue liste des autres productions et titulatures. Par son enseignement, ses livres, ses films, ses disques, ses diverses fonctions honorifiques et son engagement personnel à la tête de plusieurs organismes, John Ferris aura beaucoup aidé à la reconnaissance culturelle du blues en son pays.

 

GENERATIONS

 

Les racines du blues. Mais pas les plus profondes. Les Lomax père et fils étaient respectivement nés en 1867 et 1915, William Ferris n'est pas un précurseur, la cigogne le livre à sa maman en 1942, juste à temps pour qu'il puisse se joindre en 1964 au mouvement de lutte pour l'émancipation, rappelons que Martin Luther King se fait assassiner en 1968. John Lomax est enfant au temps de l'esclavage, à la fin de son livre William Ferris regrette que la plupart des figures interviewées, entre 1968 et 1975, dans son ouvrage, n'aient pas vécu assez longtemps pour voir Obama occuper le poste de président. Mais n'auraient-ils pas été déçus en fin de compte, comme bon nombre de leurs descendants directs qui ne se sont pas déplacés pour voter en faveur de leur champion, aux dernières élections de mi-mandat de ce mois de novembre 14 ?

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LES DEUX BRANCHES DU DELTA

 

Ferris ne commence pas par se laver les mains dans les eaux boueuses du Mississippi. Reste sur les hauteurs. Là où souffle l'esprit comme nous l'apprennent les Evangiles. Le meilleur moyen de se protéger de la colère des eaux. Et de Dieu. Car c'est d'en haut que viendront la délivrance et la récompense éternelle. C'est l'os empoisonné que les missionnaires se sont dépêchés de faire ingurgiter aux esclaves. Z'avaient l'estomac solide. Ont survécu à la dose. Et ont même fini par aimer cela. Pas tous. Y'a toujours des têtes dures. Dans les premiers temps feront profil bas. Se joindront au troupeau en attendant mieux. Nous les retrouverons bientôt.

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N'empêche que les quelques dizaines de mètres carrés des églises furent les seuls terrains de pleine liberté octroyés aux esclaves. Pas question pour un blanc de se mêler à ces rituels endiablés de sauvages. Parole libre. Codée selon un jeu de questions réponses. Beaucoup de répétitions, de reprises, parlées, rythmées, chantées, de ferveur et d'exaltation, jusqu'à rentrer en pâmoison. Catharsis du chant. L'on crie, l'on gémit, l'on hurle, l'on s'évanouit. L'on s'émeut, l'on s'invective, un véritable pandémonium. L'on ne fait plus semblant, l'on ne courbe plus le dos devant les maîtres, l'on ne rase plus les murs de la liberté. L'on y apprend le double langage. Oh Lord délivre-moi de l'Enfer signifie seigneur ôte-moi les chaînes de l'esclavage, de la ségrégation et de l'apartheid. Les chemins du paradis s'assimilent aux sentes secrètes qui permettent de gagner les états du nord...

 

Certes l'âme noire s'imprègne d'une culpabilisatrice religiosité. Si le Seigneur a voulu que je sois esclave ou citoyen de troisième zone c'est qu'au départ je ne devais pas être tout à fait ripoliné au blanc de l'innocence candide au-dedans de moi... mais d'un autre côté les cérémonies du dimanche me lavent de toutes mes noirceurs intérieures, l'église est une grande salle de bain, un lieu d'expiation qui passe par la parole, le chant et la danse. Lieu d'intense libération hebdomadaire. Défoulement et soupape de sûreté. Lieu de communion, avec le christ peut-être mais avant tout avec la communauté en son entier. L'identité des afro-américains se construit en ces surfaces de réparation mentales que sont les églises. Plus tard, lors des grandes migrations vers le Nord, les familles tiendront à rapatrier dans le cimetière qui jouxte l'édifice sacré les corps de leurs défunts décédés parfois à des milliers de kilomètres de leur contrée sinon originelle du moins natale.

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Une trace indélébile dans la mentalité noire, marquée au fer rouge. Heureusement que les moutons noirs ne mangent pas de cette farine un peu trop transparente. Préfèrent les graminées, même ligneuses, davantage goûteuses. Sont vite transformées en brebis galeuses qui les ostracisent par un geste de charité bien peu chrétienne. Sont renvoyées hors du troupeau. Jusqu'à ce qu'elles fassent amende honorable et stricte repentance. Mais les barrières sont beaucoup plus perméables qu'il n'y paraît. Enormément de fidèles des plus pieux et des plus empressés lors des rendez-vous dominicaux s'entassent dans des bouges infâmes tous les vendredis et samedis soirs. L'ambiance y est aussi tumultueuse que dans les après-midi récréatives de la chapelle ardente, mais l'alcool, les femmes de mauvaise vie et les chanteurs de blues offrent des distractions qui vous enflamment encore plus rapidement l'esprit et la chair. C'est le rendez-vous du diable, la musique de Satan, mais c'est aussi bon que les réunions divines. Entre les deux mon cœur balance. L'on court de l'un à l'autre, sans trop se poser de problème de conscience. L'âme noire ressemble à celle de Baudelaire. Connaît la dichotomie du spleen ( aux Amériques nommé blues ) et de l'idéal. Si l'un des deux chemins vous conduit tout droit au Paradis et l'autre en Enfer, sont ma foi aussi agréables l'un que l'autre. Qu'importe la potion pourvu que l'on ait l'ivresse. Le Bien et le Mal ne se ressemblent guère mais sont interchangeables. Qu'importe, pourvu que l'on trouve du nouveau ! Mais ô mon âme entends le chant des bluesingots !

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C'est que le blues possède des racines antérieures à la formation des congrégations. Il est appel, cri d'appartenance et d'alerte. Les trilles du coucou avertit les autres animaux de l'intrusion proximale d'un danger, pour les noirs courbés sur les champs de coton le chant ou l'exclamation qui s'élève sert à signaler l'approche du maître ou du contre-maître. Faites gaffe, il va pleuvoir des baffes. Le blues a surgi de ces hollers poussés par les travailleurs de peine qui sont autant identification personnelle de l'individu qui l'émet que message de protection. Très vite, il véhiculera des informations secrètes de première importance comme l'arrivée de fuyards qui tentent de gagner les Etats Nordistes et qu'il faudra cacher, ravitailler, guider, et aider. Le blues possède les mêmes fonctions que le territoire en quelque sorte inviolable de l'église, mais dévolu au monde du dehors. On the road. La légende de Robert Jonhson est des plus symboliques. Ne se situe pas par hasard dans un croisement. Tout peut arriver à chaque coin de rue. A vous de vous débrouiller pour passer au travers du filet de la nasse. Si c'est le diable qui vous tend la main, ne la refusez pas. Vous n'êtes pas en position de négocier.

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Dehors le blues entre dedans. S'infiltre dans les maisons, se dilue dans le quotidien de la vie réelle et non plus rêvée. Le blues de survie et de conservation ajoute une corde sur l'entrée de derrière de la maison, ce sera le blues de la conversation qui évoque les joies et les peines de l'existence toute simple. Pas tous les jours la franche rigolade en cascade, mais l'on n'est pas tout le temps en train de tirer son mouchoir de sa poche. Le blues pleurniche souvent mais il sait sourire et rire aux éclats. Si l'environnement social est d'une grande coercition, l'on parvient à s'emménager ses petites zones interindividuelles de survie. Minuscules. Pas plus de deux personnes. Un couple. Souvent instable. Juste le temps d'épuiser le plaisir et de partir. Si l'autre veut changer de partenaire faudra laisser sa place et partir en essayant de garder sa dignité. Pas toujours facile. Du rire aux larmes. Tragédies et comédies humaines. L'amour se confond avec le sexe. Le blues est la musique du grand Cornu, ne l'oubliez pas.

 

PRAXIS

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Décor et théorie. Nous avons posé le cadre général, reste maintenant à écouter évoluer les hommes et les femmes pétris de chair et de sang qui se sont cognés aux murs qu'on leur a imposés et qu'ils ont eux-mêmes élevés autant pour se protéger que pour s'évader. Ferris nous fait progresser de ville en ville. Un peu dans un désordre qui mécontenterait tout géographe par trop méthodique. L'on visite les lieux mythiques, Perchman, Jackson, Beale Street, Clarksdale. Rangez vos appareils photos. Ce n'est pas une visite touristique. Pour les monuments et les lieux célèbres, vous repasserez avec un car de japonnais. Ici l'on rentre chez l'habitant. Chez lui, et il vous emmène loin. Dans un passé pas si lointain. Chacun raconte son enfance, ses parents, ses amis, sa vie. Toutes se ressemblent. Misère partout, justice nulle part. Patrons iniques et policiers sadiques. C'est mieux à présent, mais pas de beaucoup. Une amélioration lente qui ne ferme pas les plaies du passé. Les coups de fouets ont davantage tuméfié les âmes que les corps. L'est des traumatismes dont on n'est pas prêt de s'extraire. Certains sont en colère mais d'autres espèrent encore un impossible dédommagement. Fantasment sur les blancs qui soudain reconnaîtraient leurs torts. N'en demandent pas davantage. Une amende honorable. D'autres expliquent comment ils s'en sont tirés. Sont un peu les fayots de service. Non seulement ils ont plié l'échine mais n'en ont pas raté une pour cirer les pompes. Ne pas se faire remarquer, si ce n'est par un surplus de servilité. Une forme de combat peu glorieuse, mais l'on se défend avec les épées émoussées que l'on possède. Passer sous les fourches caudines de l'auto-humiliation, de l'auto-mutilation de la virilité de son orgueil peut être aussi une arme de guerre.

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Il y a aussi ceux qui s'en sont sortis, qui ont su s'intégrer, qui font remarquer comment tout le monde les respecte, les noirs et les blancs, comme s'ils exhibaient comme caution morale le leur carte de bon citoyen, honnête et vertueux, dûment tamponnée et certifiée par toutes les patrouilles de police du coin. Me rappellent un peu la bannière « Paix aux hommes de bonne volonté » au-dessus du corps assassiné de Sitting Bull. Mais à leur place, qu'aurais-je fait ? Selon les visages pâles un bon indien n'est-il pas un indien mort ? William Ferris nous les présente comme des êtres d'exception, mais en rien exceptionnel. Un trait rouge mais de couleur bleue les relie tous. Même ceux qui se présentent comme des adorateurs du Christ car ils se sentent obligés de se définir par rapport à la musique diabolique, comme si la véritable frontière se trouvait là.

 

N'ont pas vécu contre les blancs. Ni à côté. Ni pour. Mais selon. Les récifs mortels autour desquels vous vous devez de louvoyer si vous ne voulez pas naufrager. Vous ne franchirez l'obstacle que si la mer est blues. Et le blues est là. Vous ne l'entendez même pas. Faut longtemps tourner les pages avant qu'il ne s'infiltre. L'air s'imbibe d'humidité. Vous ne le percevez pas sur l'instant. Mais la marée monte insensiblement, rien ne l'arrêtera. Ce n'est que peu à peu que vous ressentez que ceux qui parlent vivent une existence façonnée par le blues. Comme l'argile à qui le potier imprime sa forme. Toutefois ce n'est pas une relation à sens unique. Eux aussi incisent leur marque sur le blues. Une vie donnée, mais donnant donnant.

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Tout cela est magnifiquement mis en évidence dans les dernières parties du livre. Tour à tour Willie Dixon et B.B. King prennent la parole pour raconter l'histoire du blues, ce blues qui leur a permis d'atteindre à un statut de célébrité internationale mais dont ils ont été deux des principaux acteurs. Willie Dixon en devenant la cheville ouvrière des la compagnie Chess, B. B. King en devenant comme le consultant culturel officieux éminemment respecté – avec toutes les dérives par trop hagiographiques que ce genre de vedettariat risque d'induire – de la majorité blanche libérale. Cet adjectif n'ayant ici aucune connotation économique francisante mais essayant de se confondre avec le sens premier que les américains lui accordent, celui qui met en valeur les qualités d'ouverture intellectuelle et d'aptitude bienveillante à l'égard de tout changement sociétal anti-conservateur de l'individu à qui on l'applique.

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Les deux derniers chapitres sont la transcription de deux instants fondateurs de l'existence de la vie de la communauté noire. L'on passe tour à tour de l'Eglise à la maison, d'une cérémonie religieuse à une fête domestique. Un office célébré à l'église de Rose Hill et une house party chez Floyd Thomas. La house party est l'héritière de ces rent parties du début du siècle, l'on invitait chez soi les amis et le voisinage pour une soirée endiablée. Chacun des participants s'acquittant d'une quote-part qui permettait à l'hôte de réunir la somme nécessaire pour payer son loyer au propriétaire. La pression pécuniaire devenant moins oppressante la house party est une simple fête privée, entrée payante contre nourriture et boisson et participation d'un ou deux musiciens. Pas de récital à proprement parler, plutôt de longues improvisations durant lesquelles l'assistance ne se prive pas de rajouter son grain de sel. Plusieurs kilos ( de cette denrée qui était à en croire le petit Jésus la grande particularité de ses disciples ), car les paroles deviennent très vite assez salées, sur-entendus salaces, no sex à salement parler, mais beaucoup de gros cul débridé. Le côté trivial et burlesque du blues. Celui dont on ne cause pas beaucoup dans les livres sur le blues écrits par les blancs, on enfile vite une culotte pudique sur ces popotins fessus et charnus qui prennent un peu trop de place. L'aspect marrant du gros comique bien gras – cette impolitesse du désespoir – que beaucoup des interviewés se dépêchent de revendiquer dans leurs définitions personnelles du blues. Blues des pleurs et blues du rire. Mais je vois à votre œil égrillard que vous aimeriez en savoir plus, en entendre davantage, et voir un peu mieux. Pour les vicieux à la saint Thomas qui désireraient aussi toucher et palper, je ne peux rien pour eux l'internet en trois D n'étant pas encore au point, pour les autres qui n'expriment qu'une décente curiosité, faudra patienter jusqu'à notre livraison 210, car ces voix du Mississippi renferment encore d'autres coffres aux merveilles.

 

Damie Chad.