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30/01/2018

KR'TNT ! 359 : MARK E. SMITH / RICK HALL / ELI D'ESTALE / ARTIFEX / NAKHT / VELLOCET / DOPPELÄNGER / MAURICE ZYTNICKI

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 359

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

01 / 02 / 2018

MARK E. SMITH / RICK HALL

NAKHT / ELI D'ESTALE / ARTIFEX /

VELLOCET / DOPPELGÄNGER /

MAURICE ZYTNICKI

 Texte + photos sur :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Fall de toi

Ah, quelle histoire ! Il faut remonter aux années 2000. Je venais de m’inscrire à l’université de Salford, située à trois kilomètres à l’Ouest de Manchester. Je comptais y suivre un cursus de design et surtout parfaire mon Anglais. Lorsqu’on sort du campus pour aller faire un tour en ville, on tombe rapidement sous le charme des vieux quartiers de Salford, notamment le quartier des docks. 

Par un beau matin d’automne, j’aperçus pour la première fois le tonneau de Mark E. Smith. Je flânais justement sur les docks. Un homme assis devant un gros tonneau installé comme une niche grignotait des chips. Je m’approchai de lui. Il devait avoir une bonne quarantaine d’années. Une mèche de cheveux blonds lui balayait le front. Il avait le visage sec. Ses grands yeux cernés semblaient excentrés. Le personnage ne laissait pas indifférent. Il se dégageait de lui cette sorte d’élégance saccagée qu’on trouve aux aristocrates déchus et aux aventuriers recrachés par les mers du Sud. J’étais loin de me douter que cet homme comptait parmi les légendes vivantes du rock anglais. Me voyant stationner à proximité, il leva la tête. Il attendait que je parle. Ce que je fis :

— Bonjour, monsieur. Puis-je vous aider ?

— Oui, mec. Pousse-toi, tu vois bien que tu me caches le soleil.

Il baissa la tête et plongea la main dans son paquet de chips. Je fouillai dans ma poche et en tirai un billet chiffonné. Je le lui tendis :

— Tenez, monsieur, voilà de quoi vous offrir un repas décent...

— Thanx, poto, mais je ne fais pas la manche.

Je lui souhaitai une bonne journée et m’éloignai rapidement.

Les jours suivants, je pris des renseignements. On m’indiqua que le Diogène des docks s’appelait en réalité Mark E. Smith, qu’il était le leader de The Fall depuis trente ans, qu’il refusait toute compromission et qu’il passait aux yeux de tous pour un irréductible doublé d’un amateur de chaos. Aiguillonné, je pris aussitôt un bus pour le centre-ville de Manchester et fonçai droit chez Piccadilly Records. Je fus effaré par le nombre d’albums de The Fall qu’on trouvait à la lettre F. Je fis une sélection rapide et regagnai ma chambre, au foyer universitaire. Je commençai par This Nation’s Saving Grace, enregistré par The Fall en 1988. Après la douche froide de «Mansion», un instrumental visiblement destiné à éloigner les curieux, une basse ouvrait «Bombast», un morceau épais comme un pudding ranci et truffé de groove. «Bombast» semblait avancer sur place et n’avoir aucun sens, hormis servir de prétexte aux déblatérations d’un Mark E. Smith qui flagornait et croassait comme le corbeau d’Ice Cream For Crow. Le cut roulait bien et s’arrêtait soudain au bord d’un break pharaonique. La basse glissait en travers, produisait un son qui tenait à la fois du vomissement et de la chute d’un train dans un ravin, et se remettait dans le circuit trois secondes plus tard, comme si de rien n’était. C’était si gonflé, si nouveau, si imprévisible qu’il me fallut écouter «Bombast» plusieurs fois de suite pour prendre la mesure de l’événement. Un morceau intitulé «What You Need» partait en se dandinant, comme si le Magic Band accompagnait Mark E. Smith. Un petit riff vaudou avançait comme un crabe sur le sable rose de mes fantasmes. Mark E. Smith geignait et hululait. Un peu plus loin, une nommée Brix attaquait «Vixen» en feulant tragiquement, jusqu’au moment où Mark E. Smith entrait en scène, plaçant son timbre et les intentions de son timbre en-dessous de la ceinture. Ils recréaient tous les deux une ambiance sacrément belle et digne des heures chaudes du Velvet. J’allai de merveille en merveille, effaré par la maîtrise du groupe, et tombai sur «Cruiser’s Creek», un classique magic-banditisé à souhait, estourbeur, bien posé, cisaillé par les guitares, couiné, grincé, pulsé par ce géant de la désaille qu’était Mark E. Smith l’édenté. Je compris soudain que The Fall comptait parmi les meilleurs groupes anglais. Complètement sidéré, je glissai dans le lecteur le dernier album en date, Fall Heads Roll. «Ride Away» s’envolait sur un sale beat balloche, et une certaine Elena Poulou donnait la réplique à l’édenté. Les couplets de Mark E. Smith traînaient la savate, soutenus par un gros son de basse. Sur chaque morceau, notre homme s’entourait de prodigieuses rythmiques. «What About Us» sonnait comme une horreur rampante. Mark E. Smith y balançait des bah-bah-bah dignes des Troggs et des Oh Yeah à la Iggy Pop, sur un tempo très musclé. C’était à la fois stoogien, impartial et monstrueux. La basse relançait sans cesse. Mark E. Smith chantait le rock des enfers, druggzee !, malaxant ses stances, ouvrant une orgie de ruckus stoogien qui plongeait ses racines dans l’hypno de Can. Il générait plus de bonheur, plus de vérité, plus d’élégance, plus de hargne, plus de soul-shaking que n’en généra jamais Mick Jagger. Mark E. Smith était le vrai rocker anglais, celui qui savait faire ronfler les basses comme des dragons. J’arrivai enfin à la reprise de l’album : «I Can Hear The Grass Grow» des Move. Une véritable horreur ! La voix tombait comme un couperet. Mark E. Smith transformait ce vieux classique des sixties en hit planétaire. Un peu plus loin, «Ya Wanner» arrivait comme une nouvelle abomination au beat carré. Mark E. Smith dépassait vraiment les bornes, il allait plus loin que les Damned ou le Roxy Music d’«Editions Of You». Cet homme chantait comme une bête, une carne, un irascible, un impérissable, un prince méprisant, un violent contradicteur. 

Dès le lendemain, je retournai le voir. Il rongeait un os de poulet et buvait une Guiness au goulot.

— Salut, Mark, j’ai écouté deux de vos disques hier, et je suis sous le choc...

— Si tu veux qu’on cause, fucking mate, ramène un fucking pack de fucking ‘ness.

Un quart d’heure plus tard, j’étais de retour avec deux packs de Guiness.

— J’espère que t’es pas un fucking journaliste...

— Non, je suis français, inscrit à l’université.

— Aw aw aw, un fucking Frenchie, hein ? À la tienne, alors.

— Pourquoi vous vivez dans un tonneau ?

— À part des fucking touristes comme toi, personne me fait chier. J’ai une paix royale. J’ai fait le tour du fucking problème, poto, je peux plus blairer les fucking journalistes, les fucking maisons de disques et tous les fucking bâtards de rock city. J’ai une sainte horreur de la bêtise. Les cons me donnent des boutons. Quand t’auras fait le tour du fucking problème, tu feras comme moi, tu habiteras dans un tonneau et tu chercheras les humains en plein jour avec ta lanterne, aw aw aw ! On vit une époque terrible, frenchie. Aussi terrible que celle des fucking années soixante-dix, quand t’avais les Elton John et les Clapton. T’as remarqué ? Ils sont toujours là, toujours aussi vénérés. Même le premier ministre dit qu’il aurait aimé être l’un deux. C’est révélateur de l’époque où nous vivons aujourd’hui. Je ne lis même plus les fucking papers. Trop triste. Tous ces journalistes lèchent les bottes du premier ministre. C’est embarrassant. Je ne veux plus perdre mon temps. Je préfère écrire des fucking chansons. T’es sur terre pour produire. Carlyle a dit ça. Produis, produis. C’est pour ça que t’es sur terre ! Écris des chansons, fais ton truc, suis ton instinct. Tous ces fucking journalistes n’ont jamais rien compris à The Fall. L’honnêteté, ils sont incapables de comprendre ce que c’est. En écrivant n’importe quoi sur The Fall, ils se sont grillés. Comme le fucking Réplicant de Blade Runner, j’ai vu trop de choses, poto. J’ai vu parader ces pâles bâtards de Spandau Ballet et de Costello au sommet des fucking charts. J’ai fait la première partie des Clash pendant leur tournée américaine et je les ai vus agir comme ceux qu’ils condamnaient, à traiter le public comme du bétail. Je hais les groupes qui se prélassent dans la dépression, les Echo et compagnie. J’ai toujours fait des disques pour ceux qui ne veulent pas se faire enculer, tu vois ce que je veux dire, ceux qui veulent encore se battre.

— Mais pourquoi vous vivez dans un tonneau ?

— Je viens de te l’expliquer. J’écris des chansons. Avant, j’étais trop bien installé. Avec le confort, on finit par trouver des excuses pour ne plus écrire.

Mark vida sa canette. Il en ouvrit une autre avec son briquet.

— J’aime bien votre reprise d’«I Can Hear The Grass Grow» des Move. Vous êtes le seul qui ayez osé remettre ce hit au goût du jour...

— Fucking brillant ! J’adorais les Move. J’aimais bien aussi ces fucking groupes de Liverpool, les Searchers et les La’s, ils écrivaient des chansons solides. Les seuls qui comptent vraiment à mes yeux sont les gens authentiques. Des mecs comme Jerry Lee, Johnny Cash, Bo Diddley et Link Wray. Ils tirent leur art de leur expérience. C’est autre chose que les Franz Ferdinand qui vont se tortiller le cul devant des caméras de télé toutes les cinq minutes, tu crois pas ? Tiens, je vais te donner quelques disques.

Il entra dans le tonneau et alla fouiller dans un carton.

— Écoute ça et reviens me voir quand tu veux. Maintenant, laisse-moi tranquille, j’ai trop parlé. J’ai besoin d’être seul.

En rentrant, je mis The Real New Fall LP dans le lecteur. Dès le premier morceau, «Green Eyed Loco Man», je me retrouvai plongé dans l’univers déjanté de Mark E. Smith. Il était à la fois le suborneur de la racaillerie électrique et l’orfèvre du crouni. Sa musique rêche me grattait la couenne. On aurait dit un tuberculeux qui cracherait ses poumons rien que pour déconner. Il me faisait penser à une Marguerite Duras chantant par la trappe qu’on a ouvert dans sa gorge et tirant sur une Gitane maïs rien que pour emmerder les cancérologues. Dans «Mountain Energei», il cassait des mots en deux, étirait les syllabes de fin, tirant sur les s pour qu’ils sonnent comme des serpents à sonnettes. Avec «Last Command From Xyralothep Via M.E.S», petit chef-d’œuvre d’ingéniosité hypnotique, Mark se transformait en Léon Zitrône, nous commentant une virée intergalactique larsenée de guitares, ballottée par des riffs de basse, charcutée par des coups de synthé. La reprise de l’album était un morceau de Lee Hazlewood, «Loop41 Houston», qu’il tirebouchonnait pour en faire une fallerie titubante absolument somptueuse.

Je poursuivis mon enquête sur le campus. La plupart des Mancuniens considéraient The Fall comme un phénomène post-punk sans grande importance. Ils attachaient plus de prix aux Buzzcocks, aux Smiths et aux Stone Roses. Quand je demandais s’ils écoutaient les disques de The Fall, ils me répondaient évasivement. The Fall semblait dériver dans une mer d’indifférence. J’étais sidéré. La nausée me gagnait. Je finis par résilier mon inscription à la fac et m’en fus investir mes dernières économies dans un gros tonneau à bière que je fis livrer sur les quais, à côté de celui qu’occupait Mark. Il commença par protester, disant qu’il voulait rester seul. Devant mon obstination, il finit par céder.

— À ta guise, fucking frenchie... Je te préviens, tu vas te les cailler, cet hiver.

— Je préfère affronter l’hiver près de vous plutôt que de supporter la stupidité des gens d’ici. Et puis j’ai ramené mon balladeur. Il marche avec des piles. Comme ça, j’aurai le temps d’écouter tous vos disques.

— Tu peux me tutoyer, fucking mate.

La première nuit, j’eus le privilège d’entendre Mark ronfler. Avec la caisse de résonance du tonneau, j’avais l’impression que tout le quartier en profitait. Le matin, il se leva et pissa contre mon tonneau. Par chance, le tonneau que j’avais acheté à prix d’or était bien hermétique. Il passa ensuite un grand manteau par dessus son jumper Armani et m’emmena faire les courses. Il vola quelques canettes de Guiness et nous regagnâmes nos quartiers.

— Breakfast, poto.

Nous descendîmes quelques Guiness et rotâmes de bon cœur. Puis il alla farfouiller dans son carton et revînt avec du papier et un stylo. Il écrivit quelques paroles de chansons. 

Comme j’écoutais tous ses disques, un par un, j’en arrivais chaque fois à la même conclusion : comment pouvait-on écouter autre chose après The Fall ?

— Aw fuck ! J’ai encore une dent qui brêle !

Mark plongea les doigts dans sa bouche, agita fiévreusement la dent branlante, l’arracha et cracha juste devant mes pieds. Même un molard de Mark E. Smith avait quelque chose de spectaculaire. Et puis un jour, les musiciens américains qu’il venait d’engager vinrent lui rendre une petite visite. Mark fit les présentations. Il prévoyait d’enregistrer un nouvel album. Il allait donc s’absenter une bonne semaine. Il me demanda de rester sur place pour éviter que des clochards ne vinssent s’installer dans les tonneaux. Il les disait trop durs à déloger. 

La neige commença à tomber. Je fis un raid sur les chantiers voisins pour récupérer des bouts de bois et faire du feu. J’écoutais Post TLC Reformation, l’un de ses albums les plus récents. On y retrouvait tout le bastringue habituel, le rejeté décadent, la distance hautaine, la grain tellurique, le lâcher de syllabes acrobatiques, la gouaille des bas-fonds, le rocailleux d’une glotte imprégnée de mauvaise bière, la hargne working-class, la lutte contre la bêtise établie, le haro sur le rock, la culture des influences manifestes qui vont de Can à Captain Beefheart, en passant par Public Image et Desmond Decker. Il torturait sa syntaxe, il avançait de travers, sur des rythmiques sublimes de bassmatic. Il chantait dans sa salive, renouant avec les chinoiseries du Spotlight Kid. Reformation tapait directement dans Can. Mark s’y connaissait en canneries, il savait dérouler l’écheveau, sur un riff de basse incommensurable - Black river ! Ford Motel ! - Il clamait des atrocités en bambou - Go flesh go ! - La reprise de l’album était «White Line Fever» de Merle Haggard. Mark en faisait une merveilleuse gabegie, soulignée à la basse pouet pouet. Il traitait Merle Haggard à la traînarde. Dans le cut suivant, «Insult Song», Mark réinjectait de la black river, du all over and over again, du Ford motel, de la white line fever, il singeait Beefheart à la perfection, faisait du bababa et des breaks vocaux à la Jim Morrison, il travaillait son jerk blues, accompagné par une guitare fantôme. «Systematic Abuse», dernier titre de cet album dément, était du pur Fall, rond et têtu, traîné à la voix. Genoux raclés dans la caillasse. Ardeur et dureté. Swing du néant. Cancer et boules de gomme. Pas d’amour heureux à Manchester. Ses refrains puaient la tripe. Le rythme était gris comme un couloir d’hôpital. Les mots fumaient légèrement. Il les avait aspergés de pisse. Il badigeonnait ses émotions à la nicotine. Je voyais nettement son sourire d’ange aux dents pourries.

Une nuit, je m’endormis, mais ne me réveillai pas. Quelques jours plus tard, Mark me trouva allongé dans le tonneau, le casque du balladeur sur les oreilles. Il vit tout de suite que j’étais raide comme un glaçon. Il me traita de fucking frenchie et retourna s’asseoir à l’entrée de son tonneau. Son nouvel album allait sortir. Quelques critiques allaient probablement le saluer. Mark se mit aussitôt à écrire de nouvelles chansons. Il scrutait le ciel. L’inspiration coulait en lui comme un torrent. 

Signé : Cazengler, Fall du régiment

 

Mark E. Smith. Disparu le 24 janvier 2018.

Mark E. Smith. Renegade - The Lives And Tales Of Mark E. Smith. Viking Penguin 2009

 

Hall right now

 

L’étoile d’une légende du Deep Southern Soul vient de s’éteindre. Rick Hall est parti rejoindre ses vieux copains au paradis, à commencer par Sam Phillips, originaire comme lui de Florence, Alabama.

Dans la cour du lycée, on disait aux autres : sans Sam Phillips, pas d’Elvis, pas de Jerry Lee, pas de Wolf, pas de Carl ni de Cash, pas de rien. On peut dire exactement la même chose de Rick Hall : sans Rick, pas de FAME, pas de Clarence Carter et donc de Candi Staton, pas d’Arthur Alexander, pas de rien.

L’occasion est trop belle de ressortir ce texte déjà bloggotisé sur le mighty KRTNT, histoire de faire gicler une fois de plus tout le jus qui se trouve dans le recueil de souvenirs de Rick Hall, ce redneck qui aimait tellement la musique noire qu’il décida dans les early sixties de monter un studio pour enregistrer des disques. Et pas n’importe quels disques, ceux des sales nègres, en plein cœur du coin le plus raciste du Sud des États-Unis, l’Alabama. Son recueil de souvenirs s’appelle The Man From Muscle Shoals. Le nom tinte bien à l’oreille des fans de Soul : Muscle Shoals se situe au bord de la Tennessee river et c’est là que Rick Hall installa dans les sixties son studio/label FAME, un label qui par la force des choses devint aussi légendaire que Stax, Tamla ou Atlantic.

Généreux, l’éditeur offre avec le livre le DVD du film qui raconte la fascinante histoire de Muscle Shoals. Alors, comme le dit Aznavour dans sa chanson, ils sont venus, ils sont tous là : Keith Richards, Percy Sledge, Wilson Pickett, Candi Staton, on assiste dans ce film à un incroyable défilé de stars, y compris les dispensables comme ce Bono qui a pris la détestable habitude de ramener sa fraise quand on ne l’a pas sonné. Et puis bien sûr, le film donne la priorité à Rick Hall qui raconte son histoire, mais avec tout le pathos du Deep South. Les rednecks ont toujours des histoires épouvantables à nous raconter. Le meilleur exemple reste bien sûr Erskine Caldwell. On se souvient aussi de Roy Orbison qui vit sa maison brûler avec ses gosses à l’intérieur. Eh bien, la vie de Rick Hall, c’est à peu près la même chose. S’il se plante devant la caméra pour raconter ses déboires, c’est avec une voix d’outre-tombe et le souffle dramatique d’un William Faulkner. Un vrai pâté de pathos ! Ça commence quand il est jeune marié et qu’il perd le contrôle de sa bagnole. Bim, bam, plusieurs tonneaux. Il survit aux tonneaux, mais pas sa poule. Il raconte aussi son enfance très pauvre à la cambrousse, et l’histoire de son petit frère, tombé dans le bac à lessive quand l’eau était en train de bouillir. Il entre bien dans les détails, nous raconte l’hôpital, et les médecins qui retirent les vêtements et la peau qui vient avec. Et trois jours plus tard, plus de petit frère. La mère en veut au père qui n’était pas là et le père en veut à la mère qui ne surveillait pas les enfants. Alors la mère abandonne sa famille et s’en va faire la pute en ville. Red district ! L’œil humide, Rick indique qu’il ne reverra plus sa mère. Oh mais attendez, ce n’est pas fini ! Il raconte plus loin que son père était un paysan tellement pauvre qu’il n’avait jamais pu se payer un tracteur. Alors son fils Rick lui en paye un. Et puis un jour, sa belle-mère voit par la fenêtre les roues du tracteur, mais en l’air. Elle se dit à juste titre que ça ne présage rien de bon. Évidemment, le père est sous le tracteur. Comme les auteurs grecs de l’Antiquité, les rednecks ont un sens de la tragédie qui flirte avec le génie. Et ce sont des blancs ! Alors vous imaginez bien que lorsqu’un nègre du coin raconte sa vie, comme le fit T-Model Ford, c’est mille fois plus violent. Il suffit de lire les mémoires d’Ike Turner dont le père mit trois ans à mourir, suite à un passage à tabac gracieusement offert par le KKK. En ce temps là, on ne soignait pas les nègres. On leur installait une tente dans le jardin et on leur laissait le choix entre deux options : survivre ou mourir.

Quand Keef dit que Rick Hall est un type dur (tough guy), il ne croit pas si bien dire. Rick Hall rappelle en effet qu’il a grandi «comme un animal», dans cette cabane au fond des bois, sans eau ni électricité ni plancher ni lit. Il dormait sur un tas de paille et se lavait à la rivière, hiver comme été. C’est peut-être cet endurcissement précoce qui va lui permettre de survivre à tous ses déboires, et pas seulement les pré-cités, il y a aussi ceux de sa vie professionnelle : les gens du business ne l’ont pas ménagé, à commencer par ses deux associés des débuts qui l’ont viré parce qu’ils l’accusaient de bosser comme un dingue - I licked my wounds and drowned my sorrows in moonshine whiskey (il lécha ses plaies et noya son chagrin dans de l’alcool artisanal) - Rick Hall va ensuite zoner pendant cinq ans puis il décide de monter son studio et de tout reprendre à zéro. Il démarre FAME avec un hit de Jimmy Hugues («Steal Away») puis il lance Arthur Alexander, avec un premier hit planétaire, «You Better Move On» que vont s’empresser de reprendre les Stones. Pouf ! Rick est lancé ! Il devient un producteur de renom. Il monte son house-band avec Roger Hawkins (drums), David Hood (bass) et Jimmy Johnson (guitar), des gens qui vont devenir célèbres, eux aussi. Dans les parages traînent aussi Spooner Oldham et Dan Penn, compositeurs et musiciens de génie underground.

L’histoire de Rick Hall, c’est aussi la valse des anecdotes extraordinaires. Un jour, un petit black vient faire un bout d’essai dans son studio, mais Rick Hall n’accroche pas. Oh, le petit black ne se décourage pas ! Il va trouver un autre patron blanc, Quin Ivy, qui a monté un studio à Sheffield, toujours en Alabama. Ah au fait, un détail qui a son importance : le petit black s’appelle Percy Sledge. Il travaille à l’hôpital local. Très peu de temps après, Quin Ivy demande à voir Rick. Il veut lui faire écouter la démo qu’il vient d’enregistrer avec Percy Sledge. Le cut s’appelle «When A Man Loves A Woman». Quin n’a absolument aucune idée de ce que ça vaut. Rick l’écoute une fois et demande à la ré-écouter. Il dit à Quin que c’est un smash. Quin tombe des nues :

— Ha bon ?

Il ravale sa salive et demande :

— Qui pourrait publier ce smash ?

Rick sait. Il répond :

— Jerry Wexler !

Quin ne sait pas qui est Wexler. Alors Rick appelle Wexler un dimanche après-midi.

— Qu’est-ce tu veux, baby ?

Wexler lui dit qu’il a du monde chez lui et qu’il n’a pas de temps à perdre. Rick insiste :

— J’ai un smash, un vrai smash !

Wexler lui dit :

— Envoie-moi ça par la poste, baby, j’ai des saucisses sur le barboque. See ya !

Quand il reçoit la démo chez lui, Wexler n’est pas sûr que ce soit un smash. Il rappelle Rick :

— T’es sûr que c’est un smash, baby ?

Rick est scié. Il insiste :

— Mais oui ! C’est un No. 1 record worldwide !

Et il ne se trompe pas. Quel flair de cocker ! On peut dire que Percy Sledge lui doit une fière chandelle.

C’est là que démarre une relation professionnelle avec Jerry Wexler (co-directeur d’Atlantic) qui va durer dix ans - The heads of Atlantic records, I later learned, were looking for a way out of their rut (j’appris plus tard que les patrons d’Atlantic cherchaient à sortir de leur ornière) - Wexler flashe complètement sur Muscle Shoals et sur la qualité du house-band de Rick. Il découvre en effet que les musiciens travaillent sans partition, alors qu’à New York, chez Atlantic, tous les musiciens jouent sur partitions. Cette décontraction fascine Wexler qui décide alors d’envoyer ses stars en stage chez Rick Hall. Il commence par envoyer Wilson Pickett qui n’en revient pas de voir un studio de patrons blancs installé en plein cœur des champs de coton où travaillent encore des nègres. C’est là, dans cet endroit pour le moins insolite que Wilson Pickett enregistre ses plus gros hits, «Mustang Sally», «Land Of 1000 Dances», «Funky Broadway» et même «Hey Jude», suite à une suggestion de Duane Allman. Puis Wexler lui amène Aretha qu’il vient de signer sur Atlantic. La première journée de session se passe merveilleusement bien, avec l’enregistrement d’«I Never Loved A Man», lancé au pur feeling sur les accords de Spooner. Puis une shoote éclate entre l’époux d’Aretha, Ted White, et un joueur de trompette du house-band. Ted White qui a trop bu accuse le trompettiste de draguer sa femme. Puis il accuse ensuite un saxophoniste de la même chose. Chaque fois, il ordonne à Rick de les virer. Compliqué, car ce sont des amis. Rick demande conseil à Wexler assis à côté de lui. Wexler ne fait pas de chichis : Fire them ! Vire-les ! Mais ça ne suffit pas. L’ambiance est explosive. Aretha et Ted quittent le studio en claquant la porte et rentrent à l’hôtel. Rick veut aller les voir pour tenter de calmer le jeu, car plusieurs journées de sessions sont prévues. Wexler lui interdit formellement d’y aller. Rick reboit un gros coup de vodka et y va quand même. Les rednecks sont têtus comme des bourriques. Il tape à la porte de la chambre. Ted White ouvre et l’insulte, alors une bagarre éclate. Le lendemain, première heure, Aretha et son mari reprennent l’avion pour New York. Devant ce désastre, Wexler est fou de rage. Il annonce à Rick qu’il va l’anéantir - I’ll burry your ass ! - Mais on ne parle pas comme ça à un dur à cuire comme Rick - No, you won’t burry me, you old fart ! I’m a lot younger than you, and I’ll be around long after you’re gone ! - Et c’est exactement ce qui va se passer, Rick va survivre à Wexler qui à l’époque est déjà assez âgé. Mais du coup, Rick perd son principal client. C’est cuit ? Non ! Il contacte Leonard Chess à Chicago qui lui propose d’envoyer Etta James. Rick est ravi car c’est la chick qu’il préfère - My favorite chick of all time - Elle enregistre cet incroyable album qu’est Tell Mama à Muscle Shoals et du coup elle relance sa carrière. Mais Rick est mauvais après Chess qui ne lui paye pas son travail de producteur. Pas un cent, rien ! Mais grâce à ce disque, il redore son blason de producteur. C’est un véritable soulagement - Every record, my life depended on it - Et il ajoute que si tu n’as pas de hit en tant que producteur, on ne te rappelle pas. Puis Duane Allman propose de ramener les Allman Brothers à Muscle Shoals, mais le rock blanc n’intéresse pas Rick. Il passe à côté de la fortune, mais tant pis. Il préfère la musique noire. Rick Hall est un exemple assez rare d’intégrité artistique.

Il est en train de relancer la machine FAME lorsque soudain se produit une nouvelle catastrophe : cette ordure revancharde de Wexler lui pique son house-band. Il le soudoie en douce et l’installe à ses frais à l’autre bout de la ville. Roger Hawkins, David Hood et Jimmy Johnson abandonnent lâchement le mec auquel ils doivent tout. Absolument tout. Rick Hall tombe des nues. Bhaaaam ! Quand il raconte cet épisode, trente ans plus tard, sa voix chevrote encore. C’est vrai qu’un coup pareil ferait débander un âne. Les traîtres sont rebaptisés Swampers par Denny Cordell et Leon Russell.

Une fois de plus, le pauvre Rick mord la poussière. Par contre, les Swampers croulent sous les commandes : Wexler leur envoie tout le gratin du rock des seventies. Même les Stones débarquent à Muscle Shoals. Pas chez Rick Hall mais chez les Swampers. C’est là qu’ils enregistrent «You Gotta Move», «Brown Sugar» et «Wild Horses» qu’on retrouve sur Sticky Fingers. La session est filmée : on voit les vieilles boots en peau de serpent de Keef et, à côté de lui, Jim Dickinson. De l’autre côté de la ville, complètement ratatiné, le pauvre Rick réussit à redémarrer avec une petite chanteuse black que lui présente Clarence Carter. Elle s’appelle Candi Staton. Puis après avoir passé un accord avec Capitol, Rick commence à recevoir dans son studio des stars énormes comme Bobbie Gentry, Joe Tex, King Curtis et surtout les Osmond Brothers qui lui feront gagner pas mal de blé. Il décroche aussi la timbale avec Patches, ce bel album de Clarence Carter. À l’époque, tout le monde veut aller jouer à Muscle Shoals, alors tout le monde débarque soit chez Rick, soit chez les Swampers qui tournent au rythme de quarante albums par an.

L’épisode de la rencontre avec Bobbie Gentry vaut son pesant d’or. Elle veut enregistrer une chanson qui s’intitule «Fancy». Sachant pourtant qu’il s’agit d’un hit, Rick s’y refuse, d’abord parce que la chanson traite d’infidélité et d’inceste et ensuite parce qu’elle dure douze minutes :

— Ça ne passera jamais à la radio, my godness girl.

Bobbie insiste, alors Rick lui répond :

My goodness girl, if we record that, these Southern townspeople will ride us both out of town on a rail» (ma puce, si on enregistre ça, on risque les pires ennuis avec les gens du coin).

Rick a du génie, alors il adapte la chanson et en fait un hit planétaire. Il se dit complètement fasciné par cette femme qui chante avec une «dark sexy voice» et qui s’accompagne d’une «little gut-string Martin guitar» aussi grande qu’un ukulélé - C’était une femme de contact qui savait ce qu’elle voulait et comment l’obtenir. - Et pour qualifier son style, il déploie sa plus belle prose : «She was telling the dark and mysterious story of her life with those Mississippi Delta strings playing back-porch blues guitar riffs like I had never heard before.» (Elle racontait la sombre et mystérieuse histoire de sa vie en grattant des accords de back-porch blues comme j’en avais jamais entendu).

Rick Hall écrit dans une langue très rock’n’roll. Quand il évoque ses souvenirs de dragueur, il sonne littéralement comme Roy Orbison dans «Domino» : «Terry and I were a couple of semi-cool dudes on the prowl who wanted to dress in black tuxes, cumbernurns, cut our hair in flat tops with duck tails, play some hipper music, make some cash and meet a fresh crop of much prettier girls.» Rick sait swinguer sa langue et ramener toute l’imagerie du kid américain des early sixties qui savait se coiffer en pompadour, se tailler des rouflaquettes, jouer de la bonne musique, faire un peu de blé et draguer des petites gonzesses. Les fils spirituels de Michel Audiard se régaleront aussi des formules de Rick, comme lorsqu’il dit : «Hansel and I were happy as two dead pigs in the sunshine». En France, on dirait heureux comme deux cochons en foire. Rick voit plutôt des cochons crevés au soleil. En fait, il s’exprime dans cette vieille langue redneck si imagée et si différente de l’Anglais qu’on pratique habituellement. Il sonne exactement comme Sam Phillips. Il règne dans leur façon de s’exprimer une sorte de conviction, un sens du martèlement poétique, leur phraséologie relève même du langage biblique. Quand il parle des difficultés qu’il rencontre à produire des nègres dans son coin, il s’exprimer exactement comme Sam Phillips qui fut confronté au même problème : «I was earning the reputation as ‘that redneck white boy in Muscle Shoals who is cutting all those hit records on black artists’.» (Je me taillais la réputation du petit blanc qui enregistrait des hits d’artistes nègres). C’est la même musique linguistique. Quand il fait le portrait de Bill Lowery, il swingue ses mots : «He was a white-haired, 250-pound, Big Daddy-looking guy with an appreciation for good music, good food and good liquor.» Il fait aussi un portrait savoureux de Don Robey, le label-boss de Duke Records, sur lequel ont démarré Clarence Carter et Bobby Bland : «On racontait que Robey frappait les gens qui osaient l’affronter avec son flingue. Certains des artistes signés sur son label le suspectaient de détourner les royalties, mais ils le craignaient tellement qu’ils évitaient de faire des vagues.»

Parmi les portraits fabuleux que brosse Rick Hall, on trouve celui de Dan Penn, qui admirait Bobby Bland et Ray Charles, et qui avait, nous dit l’auteur, une voix aussi belle que celle de Ben E. King - Dan used to say ‘I’m white but I’m alright’ (Fabuleux Dan Penn qui avait pour habitude de se moquer des racistes en disant : c’est vrai, je suis blanc, mais je suis correct) - Rick raconte qu’en chantant, Dan était si intense qu’il rougissait comme une tomate. Il rappelle aussi que Dan fut son meilleur ami, son confident et qu’ils composaient ensemble. Chaque fois que Rick a été trahi ou jeté par les autres, Dan lui est resté fidèle - Dan is a warm, caring and loyal man with an abundance of music savvy - et il ajoute que son précieux ami a les meilleures oreilles «in the whole wide world of music». C’est Dan qui a l’idée de lancer le label FAME pour presser 2 000 exemplaires de «Steal Away», le hit de Jimmy Hugues qu’ils viennent d’enregistrer, et d’aller faire la tournée de toutes les stations de radio noires du Deep South pour le refiler aux DJs. Rick n’a pas les moyens de leur glisser un billet, aussi leur propose-t-il à la place une bouteille de vodka. Et Dan dira : «Je ne me suis jamais autant marré que lors de ce voyage à travers le Deep South, quand avec Rick on distribuait ‘Steal Away’ dans toutes ces stations de radio noires.» Rick raconte aussi qu’une nuit, Dan est arrivé dans le studio avec un pack de bière, trois paquets de cigarettes, sa précieuse guitare et accompagné d’un jeune mec nommé Spooner Oldham. Ils se sont assis à même le sol, ils ont éteint les lumières et ont composé «Let’s Do It Over» qui allait être le prochain hit de Joe Tex. C’est à cette occasion que débuta leur longue et prolifique collaboration.

Si on aime les portraits de personnages légendaires, il faut lire ce recueil de mémoires. Rick fut le seul à croire en Arthur Alexander. Il se fit jeter par tous les labels locaux et quand «You Beter Move On» commença à marcher, un certain Tom Stafford emmena Arthur à Nashville, privant ainsi Rick du bonheur d’enregistrer le premier album. Rick apprendra plus tard par la fille d’Arthur que son père était fier du premier single FAME qu’ils avaient enregistré ensemble.

L’autre géant que défendait Rick fut bien sûr Clarence Carter auquel il consacre des pages émouvantes. C’est même l’histoire d’une amitié profonde, basée sur le respect mutuel et la qualité artistique. Rick se souvient des débuts de Clarence Carter, qui était à l’époque aussi pauvre que lui. Quand il entrait en studio, Clarence Carter était parfaitement au point, parce qu’il misait tout sur la musique qui était, comme pour Rick, sa seule planche de salut. Clarence jouait alors en duo avec son pote organiste Calvin sous le nom de Clarence & Calvin - Clarence and Calvin were both natural-born clowns who laughed and cut up in the studio, but were as serious as a bleeding ulcer about their music (ces mecs savaient se marrer, mais ils étaient sérieux comme des papes dès qu’il s’agissait de jouer). Rick conclut ce chapitre avec un petit épilogue en forme d’hommage définitif : «Je reste convaincu que Clarence Carter aurait pur être aussi énorme, voire plus énorme, que Ray Charles s’il avait bénéficié du même type de support financier, ou s’il n’avait pas eu le malheur de mener sa carrière en même temps que celle de Ray. Ils étaient tous les deux aveugles, noirs, ils venaient tous les deux du Sud et étaient tous deux des génies. Leur son est un mélange de Soul et de country unique au monde. Clarence est resté mon ami et il utilise encore mon studio pour enregistrer ses albums.»

Oh et puis ce portrait de Wilson Pickett. Rick le dit précédé par sa mauvaise réputation et il ne peut pas résister à l’envie de lui demander si l’histoire du flingue sur la tempe du label-boss est vraie. Et Wilson lui répond : «J’ai pris l’ascenseur pour monter au bureau du patron, je suis entré, je lui ai mis mon bras autour du cou et un calibre 45 sur la tempe et je lui ai demandé de me rendre mon contrat, alors il a ouvert un tiroir et me l’a donné sans discuter.» En fait Rick explique que Jerry Wexler misait sur le fait que Wilson et lui, tous deux nés en Alabama dans la plus grande pauvreté, allaient bien s’entendre et que Rick allait pouvoir gérer les soirées alcoolisées et les tensions des séances d’enregistrement. «Jerry pensait que j’étais le seul mec capable de gérer Wilson Pickett et j’étais bien décidé à lui montrer qu’il ne se fourrait pas le doigt dans l’œil.» Quand Rick voit Wilson pour la première fois, il le compare à une panthère noire à la peau luisante. Cette rencontre est hilarante, car Rick qui ne connaît pas Wilson s’attend à voir débarquer du DC3 un gros black du genre Solomon Burke, et Wilson est horrifié de voir que le mec de Muscle Shoals est un blanc. En fait, ce qui horrifie le plus Wilson, c’est de découvrir que les champs de coton existent encore et que la situation des noirs n’a guère évolué depuis que sa famille est remontée au Nord, lorsqu’il avait seize ans. C’est Chips Moman qui va jouer de la guitare sur les fameuses sessions d’enregistrement de Wilson Pickett. C’est aussi Chips qui sort le double-octave riff d’intro de «Mustang Sally». Et tout le reste n’est que littérature.

Signé : Cazengler, un Rick hard sinon rien

Rick Hall. Disparu le 2 janvier 2018.

Rick Hall. The Man From Muscle Shoals. My Journey From Shame To Fame. Heritage Builders 2015

 

Moissy-cramayel / 26 – 01 – 2018

les dix-huit marches

ELI D'ESTALE / ARTIFEX / NAKHT

FEU FALLEN EIGHT

C'est aux 18 Marches que nous avions rencontré pour la première fois Fallen Eight – le 02/ 10 / 2015 pour être précis - un des groupes phare de la jeune génération Seine & Marnaise dont nous avons suivi régulièrement les aventures dans nos colonnes. Nous attendions le prochain album. Mais le 12 janvier dernier la nouvelle est tombée, en préambule d'un long communiqué. Chute du huit. Fallen Eight se sépare. Divergences musicales qui n'annulent point l'amitié qui les unit... Le rock'n'roll use ses groupes bien plus rapidement que l'océan ses galets. Après Klaustrophobia, Beast, Scores, Fallen Eight n'est plus qu'une coque rouillée – dont la légendaire épopée ne tardera pas à se former - dans la darse des souvenances et des regrets. Nous restent les disques, les photos, les chroniques et les rencontres suscitées par leurs tumultueuses apparitions. La vie est ainsi, une vague se retire pour laisser place à une autre. Dans tous les sens du terme le rock'n'roll est une musique mortelle.

ELI D'ESTALE

Nouvelle formule d'Eli d'Estale. Je dirais presque mathématique. Rien à voir avec le groupe qui growlait tant à mort que l'on avait avait l'impression que le son brouillait l'image qu'ils voulaient imposer ( Voir KR'TNT du 27 / 10 / 2016 ). Ont réduit la voilure, ont profilé l'étrave. Ont jeté par-dessus bord tout ce qui n'était pas indispensable. Sont parvenus à une esthétique racée, corsaire. N'offrent que le minimum. Mais vital. Aussi létal. A l'image de la guitare – Boden Original 7 - de Rémi Goetz dont on se dit qu'un fauve affamé a dû croquer un morceau. Un son réduit à l'essentiel, d'une rècheté désertique, sec comme un arbre mort, sans une goutte de lyrisme. La piqûre du serpent sans la consolation de l'antidote. Rien de trop. Rien de moins aussi, pas de flamme mais le feu, pas d'emphase mais la netteté du claquement d'une culasse de sniper. Alexis Godefroy est à la basse, jamais instrument n'a porté aussi bien son nom, un son sans rotondité, la dureté d'une écaille d'arapaima, totalement imité par Paul Alexandre Dournel à la guitare, la colère mais froide, la rage mais contenue, style classique qui évite les adjectifs ronflants et les figures de style à la-m'as-tu-vu. Musique sans complaisance envers elle-même. Et le public. Toutefois Eli d'Estale possède une quatrième cartouche de dynamite. Gilles Romain, debout sur son caisson tel un orateur antique sur la tribune des rostres. Démultiplie l'impact sonore de ses acolytes. Une gestuelle sobre mais théâtrale, la voix qui djente et les mouvements maniérés des mains autour de son visage qui en renforcnte les effets. Froideur passionnée. L'attire les regards. Invective et convainc. Accusateur public et couperet de guillotine. Enfermé en lui-même, isolé en sa propre représentation, et par ce fait-même totalement fascinant. Le groupe donne l'impression de résoudre une équation qui permet de tracer une droite brisée d'un genre nouveau que l'espace des courbes se voit contraint d'admettre et d'accepter, une espèce de zig-zag à angles morts porteur d'une foudre capable de déstructurer tous les champs magnétiques de la pensée humaine. Ce qui ne manque pas de se produire, les esprits captifs de l'assistance, entièrement phagocytés par cette musique, un composé d'essentiel et d'énergie, leur font un triomphe.

ARTIFEX

Artifex sera la révélation de la soirée. Entre une statuette du Buddha et le micro. Entre vide et silence. Faudra attendre le déroulement du second morceau pour saisir l'originalité intrinsèque du groupe. Nombreux sont les combos qui débutent par un instrumental. Dark Forest avec ses ramures sombres et ses sentes obscures avaient séduit l'auditoire. L'on attendait que Brendan à la basse et en position centrale s'emparât du chant, mais il n'en fit rien. Ni cris, ni chuchotements, ni hurlements, ni growl, ni djent. Artifex redéfinit le genre. Trash exclusivement instrumental. De l'instrumentrash. Cela change la donne. Eveille l'esprit et vous oblige à écouter autrement. D'autant plus que l'évidence s'impose très vite. Le chant ne manque pas. Son absence n'est pas perçu comme un défaut. Sa présence serait même de trop. La musique se suffit à elle-même. Le fruit de l'arbre ne nécessite aucune adjonction.

Pahaad Ke Raaja, que la répétition des A ne vous égare point. Artifex n'est pas adepte des musiques répétitives, ces boucles qui se superposent inlassablement, qui ne changent que d'un écart de dixième de ton à chaque tour et qui finissent par vous endormir. Mickaël est assis aux drums, avec ses longs cheveux blonds l'a le look solide d'un jarl à la poupe d'un drakkar qui dirige ses berserkers à l'assaut des tempêtes. Frappe lourde et puissante. Roulements de toms et tintamarre de cymbales, infléchit par son jeu la course des guitares. Thomas et Victor se partagent les bordées. Thomas est l'adepte des vagues déferlantes et tumultueuses qui vous secouent salement, ses riffs grondants sont des coups de boutoirs, ne durent jamais très longtemps mais sont suffisants pour vous faire craindre tous les naufrages. Victor tout au contraire joue dans l'écume déferlante. Ne se repose jamais, pétrel dans la tempête, au ras des lames, aux ailes infatigables. Ses doigts courent d'accord en accord sans jamais se lasser. Une longue jam lui permettra – non pas une démonstration car il possède une retenue individuelle qui lui interdit de se mettre en avant – de donner, et de partager, toute cette habileté cordique qui le pousse dans ses propres retranchements. Une note ne saurait être gratuite, elle se doit d'être prolongée par une seconde qui reprend l'héritage et le fait fructifier, tant au niveau de sa limpidité harmonique que de sa coloration phonique. La troisième ainsi de suite, tout morceau possédant ainsi sa part d'improvisation vivante. Avec en plus ces moments où les deux guitaristes ne jouent pas l'un à côté de l'autre, mais ensemble tous deux en complément de l'autre, chacun devenant tour à tour et le tuteur et la plante grimpante qui s'enroule autour du bâton propitiatoire. Brendan à la basse n'a pas le rôle le plus facile, ou appuyant les basculements de son drummer ou devant s'immiscer en finesse entre les interstices des deux guitares. S'en sort magnifiquement, le rôle ingrat du passeur qui vous aide à traverser les rivières les plus dangereuses mais qui ne peut vous suivre car déjà sa présence est nécessaire sur l'autre rive. L'intercesseur par excellence. Une fonction qui lui revient aussi dès qu'il faut entre deux morceaux établir le contact avec le public conquis. Les trois derniers titres, précédés d'un court sample où une guitare dépose des gouttes de rosée sur l'herbe de l'aurore, seront plus brutaux – Thomas s'en donne à coeur-joie vous pétarade les riffs à la moto-cross tandis que Victor se réserve les pointes de vitesse – Mickaël poussant la mécanique dans ses derniers soubresauts. Metastasis et The One & Only terminent le set en beauté, ovationnés par l'assistance ravie...

NAKHT

Les deux groupes précédents ont mis la barre haute. Nakht contre-attaque séance tonnante. Danny, le grand Danny, juché sur son trône de fer, spot rouge en dessous dont le faisceau montant ruisselle sur tout son corps, mène l'assaut. L'a sa voix des mauvais jours. Celle du grizzly qui growle à mort. Une voix qui contient le monde entier, des meutes de milliers de chiens sauvages qui courent et aboient derrière le grand charroi de la mort, des grouillements de soudards incendiaires qui s'attaquent au pont levis malgré l'huile bouillante et les rochers qui leur tombent dessus, les clameurs des momies qui subitement se lèvent dans les musées, arrachent leurs bandelettes et de leur museaux musqués, le visage rongé par la pourriture et la vermine et s'en viennent réclamer aux vivants épouvantés le culte que ces impies ne leur ont pas rendu.

Nakht déboule sur vous. Une boule de feu pétrifiante. Saccage tout sur son passage. Vitrifie les ruines et transforme les vivants en statue de sel que les vents érodent déjà. Nakht la puissance implacable. Nakht, une puanteur d'éternité. Trois guitaristes qui s'agitent tels des pantins monstrueux, marionnettes folles de la colère de Seth, vous découpent des riffs aussi tranchants que des arrêtes de pyramide. Et Damien qui au fond de sa batterie pilonne des blocs de pierre taillées aussi hautes que des immeubles de trois étages.

Nakht n'akhrrête jamais. Pas une seule seconde de calme, Artefact, Apophis, Walking Shade, les titres titanesques se suivent et se ressemblent, de monstrueux scarabées piétinent les cités en flammes et les esprits qui agonisent au-dessus des flaques de cervelles écrabouillées. Vous avez voulu Nakht. Vous avez espéré Nakht. Vous avez attendu Nakht. Le voici dans la splendeur immémoriale de sa dureté. De sa cruauté. Grabuge dans la salle. Tourmente dans les âmes. Nakht passe comme les ouragans de sable dans le désert. Nakht engloutit. Nakht efface. Nakht écrase. Nakht vous efface de la surface de la terre.

Nakht s'éloigne. Et les voix des survivants interrogent : quand est-ce que reviendra Nakht, que les temps de désolation et de destruction se hâtent, ils sont nos seules raisons de vivre.

Ce soir-là Nackht fut éblouissance.

Damie Chad.

JOUARRE / 27 – 01 – 2018

SIGVALD'S MOTOR CLUB SEINE & MARNE

VELLOCET / DOPPELGÄNGER

La nouvelle est tombée sans prévenir. L'était prévu de se rendre à l'anniversaire de Johnny au nouveau local des Sigvald's – nous avions trop aimé la fête du Dixième Anniversaire du Motor Club ( voir KR'TNT ! 329 du 18 / 05 / 2017 ) - d'autant plus qu'était prévue la venue de Doppelgänger, lorsque l'annonce de la participation de Vellocet a éclaté comme une grenade au champagne. Vellocet, nous les avions admirés plusieurs fois chez les Rednecks de Provins, nous leur avions consacré le numéro 16 de KR'TNT ! Du 08 / 07 / 2010, version papier, et les revoici qui paraissent sans crier gare...

La teuf-teuf sait où trouver les locaux de bikers, là où on peut faire du bruit sans déranger d'éventuels voisins abrutis de télé, s'engouffre dans la zone industrielle et la rue de la Grange Gruyère – une crème de nom délicieux - ne tarde pas à se présenter. Nombreuses voitures sur les trottoirs. Les motos sont parqués à l'intérieur de l'enceinte d'un vaste bâtiment dont les Sigvald's occupent une grande pièce précédée d'un large auvent. Camion-pizza à l'extérieur, bar à l'intérieur. Le paradis doit ressembler à cela. Des bikers de partout, l'en arrivera sans arrêt toute la soirée – cuirs souriants, serrement de pognes, embrassades fraternelles – l'ambiance est chaleureuse à souhait.

VELLOCET

Le gang est à son poste. Eric Colère attend le retour de Johnny au premier rang pour lancer la machine à amphétamine rock. S'étire comme un fauve qui s'apprête à partir en chasse, s'arque-boute contre le micro, balaie l'air de sa longue crinière qui retombe dans son dos. Départ en trombe, le combo en place comme jamais, Hervé Gusmini carbure derrière sa batterie, Bruno Labbe profile les riffs et Christian Verrecchia verrouille les fondements du background des grondements de sa basse. Musique noire, sourde et explosive. Vellocet, ascenseur vers l'extase, la brûlure et la jouissance. Tous sont les vecteurs du vocal d'Eric. Totalement amalgamé à l'incandescence du son, ne faisant qu'un avec l'urgence turbo-réactrice du groupe et en même temps propulsé en avant, tel le missile sorti des soutes à munitions pour être envoyé sur la cible projetée.

Une majorité de morceaux issus du dernier album en français. Aux Miroirs, A l'Ombre des Latrines, Gethsémani, les titres parlent d'eux-mêmes, encore faut-il les expectorer avec la violence nécessaire. Eric y excelle, les crache de toute sa colère qui n'est que la fureur rock, les prononce deux fois, une fois les profère, les hache, les tord, les mord, hors de sa bouche, et une seconde fois par la pantomime de son corps désarticulé qui les met en scène, les campe comme des blasphèmes, les habille de menaces, les sculpte au scalpel de la haine. L'on ne peut parler de chant proprement dit mais de lutte avec la matière des mots, desquels il extrait le venin et le non-dit, les serre à la gorge, les étrangle, les étripe, les réduit en charpie, pour se jeter au plus vite sur les suivants qui affluent sans fin, armée de larves dont il convient d'assumer le possible de toutes les métamorphoses.

Derrière lui, on n'effeuille pas les marguerites, le moteur se permet des changements de régime hallucinant, il y a de ces tutoiements de paliers infernaux, des brisures qui vous font craindre l'arrêt définitif ou des emballements qui prophétisent l'explosion, mais tout est contrôlé de main de maîtres, des plongeons de toms , des loopings de basse et des glissades verglacées de guitare à vous déchausser les dents, et dans le public l'on en avale pas moins les couleuvres écarlates de ces trous noirs de concentré d'énergie rythmique, le souffle coupé, la bouche béante d'admiration.

Deux titres en anglais, Monday Morning Blues et Shotgun House, juste le temps pour Eric de montrer qu'il connaît les canonnades trafalgariennes sur le bout de la langue, entrelardés de Que la Nuit l'Emporte et en final Au Nom de Dieu, dernier outrage, ultime splendeur sombre comme la main de la mort. Mais il est hors de question qu'ils s'arrêtent si tôt. Nous lâchent leur grand classique Mona Lisa et terminent sur Assis.

Presque huit ans que je n'avais entendu Vellocet en live. C'est encore meilleur qu'avant. Un set auquel on ne reprochera que sa brièveté, mais époustouflant. Méfiez-vous, Vellocet a repris la route. Se confirme qu'il est un des groupes kérozène du rock'n'roll français. Maillon fort.

REFLEXIONS PHILOSOPHICO-EXISTENTIELLES

Publicité mensongère. Ne faut pas toujours croire ce qui est écrit. Remarquez j'avais un doute. Je cite leur présentation : ''Le calme n'est rien sans la violence, la lumière n'existe pas sans l'obscurité. C'est sur ce principe que le groupe puise sa force, la musique est exutoire''. Désolé pour ceux qui aiment les moments de calme et de quiétude, les promenades au clair de lune et les soirées à rêvasser au coin de la cheminée. Je ne saurais expliquer pourquoi mais dès que vous rencontrez un doppelänger dans votre vie, ce n'est jamais la face douce et sympathique du personnage. Toujours, le côté obscur de la force. Ce sont ses côtés les plus pervers et maléfiques qu'il tourne vers vous. Peut-être parce que, au fond de nous-mêmes ce sont ces aspérités que nous préférons. J'avoue que si Doppelgänger s'était révélé être un groupe de folk acoustique à tendance papillons roses et petites fleurs bleues, j'aurais été déçu. De toutes les manières ce genre de nuisibles ne courent pas les rues chez les Bikers.

DOPPELGÄNGER

Un sound-check prometteur. De ces bourdonnements de guitares qui laissent présager que bientôt vous allez vous retrouver entouré de l'essaim furieux au grand complet, et Cyrco qui essaie des growlements à vous faire croire qu'il crache des poumons sanguinolents de tuberculeux à chaque fois.

Ils ont collé Loule tout au fond contre le mur, l'on se demande comment il arrive à respirer. Doit avoir l'habitude car dès qu'il démarre, la houle de Loule se déchaîne, des cymbales partout, une grosse caisse disposée selon un angle inhabituel, fait des ricochets sur les toms, et vous décoche des plots soniques à vous fracturer les tympans, à vous déchirer les lobes. C'est l'ouragan de fond. La plage idyllique aux cocotiers de cartes postale est définitivement ravagée par un tsunami mortel. Un temps idéal pour les crocodiles qui n'ont jamais eu autant de cadavres à mastiquer en toute impunité. Vous avez réveillé le doppelgänger autant dire que vous avez dopé le danger.

Devant cette toile de fond une diagonale de folie. Deux guitaristes à chaque bout, le chanteur au milieu. Qui par un étrange effet de géométrie désorientée se retrouve au plus près du public. Sacré boulot pour Thydo et Nicba, z'ont à devancer l'avalanche drumique de neige noire qui fond sur eux, vitesse et précipitation sont leur seul mot d'ordre, plus la lourdeur du son carbonique, un Doppelgänger en action ne marche pas sur la pointe des pieds, il ébranle le sol et fissure les murs. Se propulse à toute vitesse aiguillonné par la force du mal et la volonté de nuire.

Dans cette nuisance généralisée Cyrco ne possède que sa voix à ajouter au désastre, il se doit d'en exprimer la quintessence nauséeuse, hurlements de loup solitaire qui conjure la lune noire des cauchemars, des serpents nichent dans son œsophage ils soufflent sur les tisons de la haine et du désespoir, dans ses cordes vocales retentissent les échos perdus des ruts brutaux des dinosaurus disparus, le cri des suppliciés et les suffocations des fous dans les asiles ajoutent leurs notes discordantes à ces éboulements tectoniques de blocs de vocaux de pyramides écroulées.

Sur le côté droit, troisième angle à la base de deux triangles inversés – si vous voulez suivre les doppelänger à la trace il est nécessaire de vous représenter les patterns idéens algorithmiques qui président à leur déplacement, car leur disposition épouse ce que les alchimistes appelaient la structure maudite mais opératoire du quinconce exalté - la haute silhouette de Sebvi. Le seul qui puisse vous rappeler que le doppelänger est aussi un homme qui vous ressemble. Le sourire aux dents carnivores et la basse constructive. Là où les autres propulsent il creuse les fondations sur lesquelles reposent les catapultes de la déraison.

Doppelänger, un set de cauchemars irréprochables, mettent en scène les archétypes fondamentaux de votre imaginaire – voir le second Faust de Goethe – les font apparaître en résurgences mentales ataviques, encore faut-il avoir le courage de les identifier. Métallurgie imaginale. La force au service des empreintes psychiques. Décollement intérieur des rétines du troisième œil. Rock'n'roll perforatif. Un grand groupe.

Damie Chad.

DELOK / ARTIFEX

AS I LEAVE / DARK FOREST / METASTASIS / PAHAAD KE RAAJA / CONTEMPLATION / SCENERY / SABHIATA / POST SCRIPTUM.

L'album Délok paru le 11 novembre 2017 a été précédé d'un premier album intitulé The One & Only, la pochette ne laisse aucun doute sur l'identité du seul et unique : Buddah. Et pas un autre. Ce qui nous permet d'identifier sans coup férir la moitié du visage qui figure sur le noir recto du CD. L'Illuminé en personne.

 

L'ont peut avoir quelques doutes de la sérénité dont se prévaut Artifex. Délok est manifestement traversé de bruit et de fureur. Apparemment la délocalisation spirituelle n'est pas une affaire de tout repos. A moins que le chemin du trash ne soit qu'une voie étroite, celle de la main gauche, dite aussi du serpent. La matière n'est qu'un fleuve de feu nous avertissait Héraclite. L'on n'aime guère s'y retremper par deux fois, mais Artifex n'hésite pas à retenter l'expérience.

Nous pourrions aussi nous interroger sur cette notion d'Artifex. Il est tentant de rapporter le terme à la figure de l'Eveillé. C'est ainsi que d'après nous l'a pensé le groupe. L'Artifex suprême, seul capable d'arrêter la roue du temps et de l'illusion. Mais tout symbole est réversible. Loin de la sagesse indienne, dans notre culture occidentale, c'est par ce mot qu'au moment d'expirer Néron se définit. Qualis Artifex Pereo ! s'exclama l'empereur de la toute puissance dissolue avant de sombrer dans le dernier sommeil. Sans doute la musique d'Artifex est-elle actée par cette contradiction qui réunit la recherche de la plénitude du néant avec le vide pascalien des divertissements humains auxquels s'adonna sans ennui l'Imperator Suprême.

 

As I leave : pureté extrême d'un chant féminin qui s'élève tandis que batterie et guitares s'introduisent en catimini par en-dessous. S'emparent petit à petit de tout l'espace phonique, d'abord assez sagement, édifiant comme des fondements de basalte, mais bientôt c'est la cavalcade avec apparition de motifs orientaux suivis d'accélérations constantes. Un druming qui pousse et des guitares qui tirent, atterrissage final en douceur. Dark forest : résolument rock, guitare et batterie qui se relancent sans arrêt, avec ces battements d'ailes spasmodiques qui semblent annoncer une descente mais préfigurent une montée victorieuse. Reprise du leitmotiv oriental en plus rapide, passé à la moulinette d'un rotor d'hélicoptère. Réapparaît à plusieurs moments, qu'il soit égrené lentement ou vaporisé rapidement, il n'est que prélude à de nouveaux galops insatiables. Metastasis : un rythme syncopé de base plus rock, du coup les guitares n'en bourdonnent que plus fort un son davantage saturé, ruptures cymbaliques et réassort sauvage dans les secondes qui suivent. La guitare miaule et déchire le motif initial, nous sommes dans une véritable oeuvre musicale continue, avec ses bruissements telluriques et ses enclumes siegfrédiques. Pahaad Raaja : guitare partout, omni-présente, s'adjuge toute l'ampleur du son, mais la batterie ne lâche pas le combat, reprend le dessus, s'adjuge les meilleurs coups, tout cela se résout par un envol éthéré. Deux géants qui se combattus à mort, leur âme plane sur leur corps mais n'en continuent pas moins à se poursuivre dans les dimensions éthériques. Contemplation : calme et zénitude, l'on croirait entendre des orgues mâtinés de trompes tibétaines, la guitare s'égrène et s'ouvre comme fleur du lotus. Ce n'était qu'une étape, la course insensée reprend et la batterie appuie beaucoup plus rageusement selon un contretemps outrancier, chant des guitares qui jaillit comme flèche sans cible qui n'en finissent plus de parcourir la rotondité parfaite du monde. Hachis de tambour et retour au prologue matutinal. Scenery : excitation de toms et menace de guitares, grand opéra orchestral, exclamations tribales, envolées gitanes, scènes de danse. Fin brutale. Sabhiata : levée d'orages et de tempêtes. Cris de guitares, exaltation de batterie, galops insensés, ballet de feu et gigantesque coups de balais qui relèguent au loin les miasmes putrides des pesanteurs terrestres. Post-Scriptum : matin du monde, chant d'oiseaux et cris inquiets d'animaux, les nuages s'amoncellent, la foudre s'accumulent, et la pluie tombe. Vient-elle pour laver le monde ou l'engloutir ? Les dernières mesures semblent se nuancer d'une grande tristesse. Un accomplissement spirituel n'est-il pas toujours corrodé du souvenir de la précédente incarnation ?

Une oeuvre à écouter et à réécouter. Finement composée et détentrice d'une savante architecture. Un véritable oratorio. Violence et méditation.

Damie Chad.

*

Y a des gens qui ont du courage. Ouvrir une librairie dans un village ariégeois relève de l'héroïsme. Oui mais certains ont aussi de l'imagination. Le Relais de Poche sis 2 rue de la République 09 340 Verniolle à Verniolles est aussi une Tartinerie. Avec plusieurs couches de beurres et quelques strates de confitures. Dégustation pour tous les goûts. Des livres – coin enfants, espace polars, présentoir poésie, pool critique politique, étagères d'occasions. Vous n'y trouvez pas toutes les dernières publications. L'on essaie d'y présenter celles qui font sens. Quelques tables pour déguster des produits du terroirs, et une salle de spectacles pour causeries, concerts, discussions... Accueil chaleureux. J'en suis ressorti avec un recueil de Serge Pey et :

LETAL ROCK

MAURICE ZYTNICKI

( Editions Loubatières / 2010 )

 

N'ai pas choisi au hasard. Rock, nécessairement. Se passe aussi à Toulouse. Où j'ai beaucoup vécu. Un avantage sur la plupart des lecteurs, un nom de rue et je visualise aussitôt. Bien que cela n'aide en rien à la réception de l'intrigue. Donc Rock avec juste ce qu'il faut de drogue et pas mal de sexe. Par contre question rock, serais plutôt enclin à parler de variété. Ou alors vous faites comme Rock & Folk et vous déclarez que Fauve c'est du rock. C'est que Zytnicky nous nique un peu. Difficile de se faire une idée du style du groupe Track Sys. Des jeunes gens modernes, imaginez-les tout de même plus près d'Etienne Daho ou de Taxi Girl que des Stooges. Deux garçons, une fille. Se sont rencontrés au lycée, ont passé leur bac ( d'abord ) et ont décidé de fonder un groupe. Et le succès qui leur tombe dessus. Pas toujours facile à gérer. Argent, dope, dépression. Mais pas la peine d'épiloguer, surtout que les boys ne vont pas tarder à se faire assassiner. C'est ici qu'entre en jeu la police. Que voulez-vous, tout le monde ne la déteste pas puisque le Capitaine Leïla Hilmi est l'héroïne du livre. Quoique Lorraine la rescapée chanteuse du trio en soit la star. Pas de chance pour les rockers elle réoriente sa carrière vers la dance pour midinettes 12-15 ans... Et l'on assiste à l'enquête. Je ne vous donnerai pas le nom de l'assassin. Ni son motif. Cette partie du livre nous éloigne du rock'n'roll. Est plutôt bien traitée, relève davantage de l'analyse psychologique du polar-gore bien crade.

Un polar qui n'a pas pour but de nous relater le crime parfait, il vaut mieux le lire en tant qu'enquête sociologique sur les métamorphoses et les dérives de la société française. Permissivités, reconnaissance ( à défaut de lutte ) de classes, féminités affirmées, masculinités déglinguées, générations issues de l'immigration, jeunesse déboussolée, attrape-nigauds spirituels, manipulation médiatique des masses... Un potage peu appétissant, mais un constat factuel asse proche de la réalité. Zytnicki est un malin. Ne dénonce pas. Ne critique pas. Montre les contradictions. Un miroir. Chacun s'y reconnaîtra. S'il en a le courage.

Damie Chad.

24/01/2018

KR'TNT ! 358 : WAYNE COCHRAN / LYSISTRATA / POGO CAR CRASH CONTROL / MIKE FANTOM AND THE BOP A-TONES / ROCKABILLY GENERATION NEWSTHOUSAND WATT BURN

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 358

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

25 / 01 / 2018

 

WAYNE COCHRAN

LYSISTRATA / POGO CAR CRASH CONTOL

MIKE FANTOM AND THE BOP A-TONES

ROCKABILLY GENERATION NEWS

THOUSAND WATT BURN

TEXTE + PHOTOS SUR :

http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

Non, Cochran ne crâne pas

 

L’un des géants du r’n’b américain vient de casser sa pipe. C’est l’occasion rêvée de lui rendre hommage. Wayne Cochran faisait marrer certains disquaires qui le prenaient pour un clown. Sans doute à cause de son côté kitsch : sur les pochettes d’albums, on le voyait en effet conduire des motos et porter une grande pompadour blanche.

Les moqueurs ne comprenaient pas que le kitsch est l’une des composantes essentielles du statut de shouter américain. Les exemples d’Esquerita, de Little Richard et d’Howard Tate n’en finiront plus de le rappeler. Qui plus est, Wayne Cochran naviguait au même niveau de raunch que les pré-cités. Il était probablement le seul blanc à pouvoir chanter le r’n’b aussi bien qu’Otis ou James Brown. Quand Alec Palao évoque le personnage, il parle de mesmerizing performer, et les disques sont là pour le prouver. On l’a aussi surnommé the White Knight of Soul, ou encore the Blue Eyed Soul Brother. Excepté l’album d’instros High And Ridin’, tous ses disques sont des pétaudières indispensables, à condition bien sûr d’aimer le raw gutbucked rhythm & blues.

Comme beaucoup d’Américains de sa génération, Wayne Cochran fut un country boy tombé très jeune amoureux du rhythm & blues. Comme il vivait en Georgie, pas loin de Macon, ça facilita grandement les choses, car James Brown qui fut son idole y vivait aussi. Précisons à toutes fins utiles qu’Otis et Little Richard grandirent eux aussi à Macon.

N’allez surtout pas prendre les gens de Macon pour des cons.

Wayne Cochran se lança donc à corps perdu dans une carrière de Soul Brother. Il réussit l’exploit spectaculaire de se faire accepter par les géants du genre, Jackie Wilson, James Brown et Otis. Comme le dit Alec Palao, Wayne Cochran was the real deal.

Nous voilà en 1962. Le jeune Wayne commence par devenir pote avec Otis qui enregistre ses premières démos chez un certain Bobby Smith. À l’époque, Otis chante pour Johnny Jenkins & the Pinetoppers dans des clubs locaux. Puis Wayne va monter son premier groupe et commencer à tourner dans les clubs. C’est l’époque du Cochran Circuit qui va devenir le CC des CC Riders, le nom de sa Soul revue.

Il devient ensuite pote avec James Brown qui se balade dans Macon en Cadillac. Wayne Cochran est dingue de Mr Dynamite - The great thing about James Brown was that he was totally, absolutely original - Cochran explique que James Brown a inventé le funk, il ne faisait pas de r’n’b - The way he performed, the songs he wrote, the band arrangements, he created all that: JB was JB - Oui, JB a tout inventé. Et Wayne Cochran se mit à porter les fringues les plus voyantes, il étudia tous les pas de James Brown, et comme il sentait qu’il lui manquait encore un truc pour attirer l’attention, il opta pour la pompadour platinum. L’idée lui vint lorsqu’il vit les frères Winter jouer dans un club de Shreveport en 1965 : avec les jeux de lumière, les cheveux des deux albinos changeaient de couleur. Wayne décida donc de se teindre les cheveux en platinum et copia la pompadour de James Brown. Voilà, c’est aussi simple que ça. On l’a déjà dit : dans le processus de gestation d’un mythe, le moindre détail revêt une importance considérable.

Wayne Cochran établit sa crédibilité en jouant dans les fameux black theaters : l’Apollo de Harlem, le Regal de Chicago, l’Uptown à Philadelphie. Partout on l’accepte et on l’ovationne. Sa version d’«Harlem Shuffle» démultiplie l’énergie de la version originale de Bob & Earl. Il fait aussi une version fracassante du fameux «Get Down With It» de Bobby Marchan. Pour se faire une idée de ce que représentent ces pétaudières, il suffit de mettre le grappin sur Goin’ Back To Miami, une compile éditée par Ace. Wayne Cochran fait en effet d’«Harlem Shuffle» une version endiablée, chauffée à coups de c’mon baby. Ah il faut l’entendre hurler dans le feu de l’action ! Il chante «Get DownWith It» à la pire effervescence de la Soul. Il screame dans tous les coins, c’est une horreur. Il relance en permanence. Il propose un traitement différent de celui de Slade mais c’est tout aussi inflammatoire, on a là une sorte de cross over dévastateur qui tient à la fois de James Brown et du rock’n’roll. Et sur cette compile, tout est littéralement chauffé à blanc. Tiens, par exemple, le morceau titre : on a l’impression qu’il est joué aux chaudières, c’est plein de sax et de renvois de chœurs frénétiques, de relances de batterie et de hard beat. Tous les cuts s’enchaînent à un rythme infernal, Wayne fait son Otis dans «Which One Should I Chose» et son James Brown dans «When My Baby Cries». Ce mec est brillant, profondément hanté par la Soul. Quand démarre sa reprise de «Get Ready», on tombe de sa chaise. Ce diable de Wayne est dessus, avec du trémolo de white niggah dans le fond du gosier - Look out baby here I come - Encore plus défenestrateur, voilà «You Got It From Me». Il avance à marche forcée, quelle démesure ! Il avance au gros popotin staxy, il ramone au moins autant que Wilson Pickett et c’est peu dire. Il fait un break de voix éteinte. On croit entendre Nathaniel Meyer ! Il refait son James Brown dans «Think». Il interfère exactement de la même façon que son mentor. Et sa version de «You Can’t Judge A Book By Its Cover» explose littéralement. Cet enfoiré est dessus, il est bien meilleur que ses pairs, ah c’mon ! Il prend ça au meilleur heavy groove de Soul de la planète. Il gueule en amont et en aval, il y revient inlassablement. Il retape dans le popotin staxy avec «The Peak Of Love», il est bon sur tous les coups, il est invraisemblable, cette compile sonne comme un rêve de hot Soul. Il emmène «I’m In Trouble» à la force du poignet et gueule comme un con. Il retrouve les accents fêlés de James Brown pour minauder dans «Little Bitty Pretty One». On croit entendre les retours d’accords de Steve Cropper. Il attaque «Somebody Please» à la pire fournaise qui soit ici bas. Il fait du pur Mr Dynamite ! Quel incroyable rebondissement ! Il roule aussi «Hoochie Coochie Man» dans sa farine. Il en fait une mouture spectaculaire, il y va au gros guttural, il ravage des montagnes et déraille dans le raunch. Ce mec n’en finit plus d’épater la galerie des glaces. Même avec le romantico, il brille au firmament : «Up In My Mind» sonne comme un hit intemporel, allumé par des guitares et des échos de «My Girl». «If I Don’t Fit Don’t Force It» vaut aussi pour un joli blast de good-timey Soul de juke. On s’en étourdit. Il fait monter sa sauce avec un brio incomparable. En lui brûle le feu sacré. Il faut prendre ce mec très au sérieux, car il dispense de très belles apothéoses. Nouveau coup de génie avec «My Machine» : c’est noyé de cuivres et embarqué au drive de jazz. Chez Wayne Cochran, tout et bon. Rien à jeter.

Il devient vite un phénomène au Barn de Miami où il décroche une residency - He tore up the joint night after night - Eh oui, on comprend ce qui pouvait se passer au Barn quand on écoute le fameux live jamais sorti et que propose Ace sur le dik 2 de la compile pré-citée. Il attaque avec une reprise de «Dance To The Music». Quelle fanfare ! Les CC Riders s’amusent comme des gosses. Wayne fait son Sly, mais trop guttural. On frise à chaque instant l’overdose de Soul. D’autant qu’il enchaîne avec une version surchauffée de «Soul Man». Quelle audace ! Il ose taper dans Sam & Dave. C’est pulsé à outrance. Wayne Cochran fait partie des géants de cette terre. On l’attend au virage pour «Try A Little Tenderness» : il l’attaque avec un courage exceptionnel. Il le prend avec toute sa poigne et en fait une version intensément vécue de l’intérieur. Il devient encore plus viscéral qu’Otis, il déploie des trésors de puissance et de no no no et il arrache tout, absolument tout, il fait basculer le cut dans la folie, yeah yeah yeah, il s’en explose la rate et s’en dilate le fion. Il enchaîne avec une cover de «Can’t Turn You Loose» toute aussi explosive. Ce mec est un diable ! Il faut aussi entendre sa version dévastatrice d’«Hold On I’m Comin’». Avec lui, il faut se méfier, il peut exploser Sam & Dave sans prévenir. C’est trop hot ! Mais comment fait-il pour rebondir de manière aussi superbe ? On se posera la question jusqu’à la fin des temps.

Puisqu’on est dans les compiles de burning hell, Raven a sorti en 2005 un 24 titres intitulé Get Down With It qui fait un peu double emploi avec la compile Ace, mais on y trouve des titres comme «Last Kiss» ou «The Coo» qui ne figurent pas sur Miami. On ne se lasse pas de «Last Kiss», cool as fuck, ni de «The Coo», groové jusqu’à l’os. On retrouve donc cette ribambelle de reprises superbes, «Harlem Shuffle», «Get Down With It» et l’infernal «Going Back To Miami» chanté avec toute la bravado d’un pur fan de Soul. On retrouve aussi l’excellent «Some A-Your Sweet Love» chanté à la démesure des enfers et screamé à outrance. On tombe aussi sur une jolie version de «Boom Boom» et son «Peak Of Love» vaut tout Wilson Pickett. «Up In My Mind» sonne comme un hit de Phil Spector. Il faut aussi l’entendre chauffer «Sleepless Nights» à blanc. Non seulement c’est admirablement chanté, mais c’est en plus très inspiré. Wayne Cochran chante comme un dieu. Dans «Sitting In A World Of Snow» et «We’re Gonna Make It», il sonne exactement comme Otis. Il se prélasse dans le lit du fleuve. Son «CC Rider» est terrifiant de santé et derrière, on entend des chœurs de filles soumises. Quelle démence ! Ce mec est increvable. Il ne baissera jamais sa garde. Il charge sa chaudière jusqu’au bout de la nuit. Quel fabuleux shoot de r’n’b américain ! Rien d’aussi parfait sur cette terre ingrate.

S’il débarque en 1967 à Muscle Shoals pour enregistrer l’album Wayne Cochran, c’est parce qu’il vient de virer tous ses musiciens. Ils devenaient trop gourmands, alors Wayne fut contraint de s’en débarrasser. L’album va sortir sur Chess sous une belle pochette noire, mais Wayne n’apprécie pas le choix du producteur Abner Spector qui selon lui ne connaît rien au r’n’b. C’est là, sur cet album, que se trouvent ses plus gros coups : «Get Ready», «Boom Boom» (l’idée de ramener du raw de r’n’b dans Hooky est géniale), «The Peak Of Love» (il fait Sam & Dave à lui tout seul), «You Don’t Know Like I Know» (toujours du Sam & Dave). Wayne Cochran ne jure que par la grosse efficacité. Tout est bon sur cet album. En B, on tombe sur sa reprise de «You Can’t Judge A Book By Its Cover», puis sur le «Big City Woman» d’Eddie Hinton, et il ramène toute la hargne de Georgie dans «Hoochie Coochie Man». Quand on écoute «Get Down With it», on voit bien que l’album souffre d’une mauvaise prod. C’est pourquoi la compile Ace vaut le détour. Notons enfin que les photos du dos et de l’intérieur de la pochette sont prises au Barn de Miami.

Wayne Cochran raconte qu’il tournait toute l’année, sept jours sur sept. Il avait quatorze musiciens dans les CC Riders, plus trois choristes, un roadie et un chauffeur de bus. Un vrai business - You gotta make that payroll whether you’re working or not - Et quand il s’installe à Vegas, il crée la sensation - Taking the place with a distinctly southern fried soul revue. Vegas was agog - Oui, Vegas tombe sur le cul. Elvis vient le voir et Wayne lui offre ses deux costumes taillés chez Nudie. Puis c’est la consécration : Wayne ouvre pour Elvis à L’International Lounge de Las Vegas. Et pour couronner le tout, la Soul Revue d’Ike & Tina Turner accompagne Wayne sur scène.

En 1970, paraît High And Ridin’, un album d’instros. C’est l’époque où Wayne découvre la moto. Les quinze CC Riders posent avec lui sur la pochette, chevauchant des Triumph. Inutile d’aller cavaler après l’album, il ne propose que des versions instrumentales des grands hits de l’époque, «Ode To Billy Joe», «Satisfaction», «Hey Jude». On note cependant que les CC Riders savent jouer, car tout est embarqué au groove de jazz, surtout «Better Get It On Your Soul». Et au dos de la pochette, Wayne pilote la Harley d’Easy Rider, avec le réservoir décoré et stars and stripes. Pourtant, Wayne s’en défend. Il ne voulait pas devenir un hippie outlaw - He was an entertainer, the lounges were his true environment and R&B was his bag - Pour lui, le phénomène hippie n’avait pas d’identité, pas de rien. Il préférait mille fois Sly.

La même année paraît Alive And Well, produit par John Wagner. Belle pochette : on y retrouve Wayne sur une bécane. Au verso, on le voit de dos, torse nu, foncer sur une route du Nevada. On entend des motos partout sur cet album. C’est là-dessus que se niche l’énorme «My Machine». Les CC Riders règnent sur l’empire du shuffle américain, au moins autant que le mighty Electric Flag. Et c’est d’autant plus vrai que le bassman qui doit être Artie Glenn joue aussi bien qu’Harvey Brooks. Wayne propose un très joli «Sunday Driver» (il y rappelle qu’il n’est pas un motard du dimanche) et derrière lui roule l’un des meilleurs backing-bands d’Amérique. En B, on tombe sur un spectaculaire et interminable «Let Me Come With You», joué au bassmatic intensif. Cet Artie-là épate vraiment la galerie et on entend pas mal de belles motos dans le voisinage. Ils enchaînent avec l’excellent «CC Rider». C’est un modèle de shuffle et certainement l’une des meilleures versions avec celle d’Eric Burdon. Ils bouclent cet album étonnant avec «Chopper 70», l’un de ces beaux instros dont ils ont le secret, bardé de son, de swing, de shuffle et de cuivres.

En 1972 paraît sur Epic son dernier album avec les CC Riders, Cochran. Si on ouvre le gatefold, on tombe sur une photo de Wayne et de ses quinze CC Riders. Spectaculaire image ! Il attaque avec un hommage à Sly Stone intitulé «Do You Like The Sound Of The Music». Il chauffe son funk avec toute l’abnégation du monde, ça grouille de wha-wha et d’escalades de nappes de cuivres. Fantastique ! On se régale aussi de «Somebody’s Been Cuttin’ In On My Groove», admirable groove de good time music, chanté à la force du poignet. Il revient au Staxy Sound System avec l’excellent «Sleepless Nights». Il y rend hommage à Otis à coups de gotta-gotta. Et il boucle l’A avec l’un de ces coups de Trafalgar dont il a le secret : «Boogie», un jive de funk de congestion à la JB, monté au bassmatic de Georgie. Stupéfiant ! Il retire un coup de chapeau à Otis en B avec «Circles» et dans «Sitting In A World Of Snow», il chante ses teardrops à la puissance des bubbles. Il ravage toutes les contrées. Ce mec ne jure que par la puissance intensive. Il fait son Marvin avec «I Will», accompagné à la flûte. Ça a l’air con, comme ça, mais c’est admirable de présence. Et voilà, l’heure de se quitter approche et il finit en beauté avec «We’re Gonna Make It», un slowah à la Otis. Irréprochable. Mais Epic ne l’aide pas. Découragé, Wayne rappelle qu’il doit tourner constamment pour payer ses musiciens. Aucun label ne lui a jamais donné les moyens d’enregistrer. Alors il arrête net sa carrière discographique et reprend la route. Au moins, là il sait qu’il ne dépend de personne en Harley Dacidson.

Quand épuisé par quarante années de route, il finit par jeter l’éponge, il fait ce que font ses mentors blacks : il devient pasteur. Amen.

Signé : Cazengler, Wyane Cocrade

Wayne Cochran. Disparu le 21 novembre 2017

Wayne Cochran. Wayne Cochran. Chess 1967

Wayne Cochran. High And Ridin. Bethlehem Records 1970

Wayne Cochran. Alive And Well. King Records 1970

Wayne Cochran. Cochran. Epic 1972

Wayne Cochran. Get Down With It. Raven Records 2005

Wayne Cochran. Goin’ Back To Miami. Ace Records 2014

MAGNY-LE-HONGRE / 19 – 01 – 2018

FILE 7

LYSISTRATA / POGO CAR CRASH CONTROL

 

C'est râlant, mais il y a des soirs où vous ne pouvez pas vous en prendre à la terre entière. Une route déserte, la Teuf-teuf qui vous dégotte un itinéraire ultra-rapide, ultra-simple, et une place de stationnement capable d'accueillir un terrain de foot-ball. Même pas une goutte de pluie alors qu'il est tombé des averses dantesques en fin d'après-midi. En fait quand tout va bien dans votre vie, c'est peut-être encore pire que quand tout va mal. Si l'on vous enlève la possibilité de fulminer contre le monde et les Dieux, l'on vous supprime les trois-quarts de votre déraison de vivre. Et comme un malheur ne vient jamais seul, les Pogo Car Crash Control – sublimation rock – passent au File 7. Le bonheur est une idée neuve dixit Saint-Just, s'est trompé, c'est surtout une idée insupportable.

LYSISTRATA

Trois gars qui ont pris un nom de fille. Pas n'importe laquelle, l'égérie aristophanesque de la grève du sexe. Diable si l'on supprime le premier élément de la sainte trinité du rock 'n' roll que reste-t-il de viable en ce bas monde ? La réponse ne se fera pas attendre : Lysistrata. Ne sont que trois. Font du bruit pour trente. Ont même tout un tas de gadgets électroniques pour en rajouter quelque peu, au cas où. Manifestement ne sont pas venus pour passer inaperçus. Commencent par vous asséner trois monstruosités rythmiques. Le genre de babioles qui réconcilient avec le marteau de Thor et le galop de Sleipnir. Ben Amos Cooper trône derrière sa batterie installée sur piédestal. Tape fort et mitraille vite. Puissance de frappe de cataphracte infatigable. A ses pieds sont deux. Face à face. Séparés par deux vastes plateaux, déposés à leurs pieds, surchargés d'effets soniques clignotants, ressemblent à deux champions qui vont s'affronter pour la place de chef de la harde. Max est le Roy de la basse. Pas question d'accompagnement monocorde, l'est un fervent de l'orchestration tonitruante, à jeu égal avec la batterie, lui vole, une fois sur deux, les breaks échevelés – ceux qui poussent les bricks sur les écueils – ou vous relance la course en pleine mer selon de monstrueuses vagues dévastatrices. Montagnes d'eau forte qui s'écroulent sur les spectateurs ravis. Théo Guéneau oscille entre violence et subtilité. Avec ses lunettes et sa coupe blonde au bol, comparé à ses deux grands gaillards de compagnons qui agitent en tout sens de noires chevelures broussailleuses l'a un peu l'air de l'intellectuel du groupe. Question hurlevent, course de côtes et chasse à courre, ne faut pas lui en promettre, tient avantageusement sa place. Mais Lysistrata sont des adeptes des climax. Zones anticycloniques, et aires de dépression. Furiosités et curiosités. Théo sololise. Batterie et basse en appoint, en réserve lorsqu'il enregistre ses propres boucles de guitare et y parsème notes creuses comme gouttes échappées d'un robinet d'eau tiède. Un peu long, parfois. Lui manque une virtuosité blues qui serait comme un fil conducteur avec les grands moments des fureurs métalliques. L'on comprend le nom de Lysistrata, guerre et grève. Guerre napolénonienne et paix tolstoïenne. Cannonades et prairies de brumes ensoleillées. Faut reconnaître que les interventions de Théo ravissent le public goûteux. Perso je préfère les grandes chevauchées de conquérants affamés de splendeurs spadassines. Trop grande disparité entre les différents moments, Lysistrata use d'une alternance trop simpliste, c'est au cœur des plus grands tumultes que devraient s'élever les passages d'accalmie, la rupture n'en serait que forte puisqu'ils bénéficieraient de l'élan vital des frénésies enchâssantes. A chaque fois que Lysistrata revient au cœur de la tourmente, c'est un régal. Rare. Sacré boulot de Ben qui insuffle un groove échevelé, qui ne vous laisse pas un seul instant de repos. Tam-tam sur les toms, bousculade sur les cymbales, Ben remballe grave, tient le groupe sur le bout de ses baguettes. Délimite le champ de l'affrontement cordique fraternel. Max nous fait le coup de la grande menace sur sa basse, vous refile de grands coups de pied en l'air à chaque fois qu'il envoie un riff, la larsène contre l'ampli, finira par un grand pandémonium, descendu dans la foule il en frotte le manche contre le rebord de la scène, l'en tire un grondement apocalyptique du meilleur aloi. Théo est à genoux, tripote les boutons à la manière d'un fakir qui affute les pointes de sa planche à clous. Se lève s'en va taper sur un tambour de guerre, récupère une baguette pour jouer une espèce de slide bâtonné de dynamite qui vous explose le bulbe rachidien. Jettent leurs instrument et s'en vont comme ils étaient venus dans le bruit et la fureur.

INTERMEDE

Les Lysistrata nous ont bien maltraités. Juste comme on aime. Ça s'affaire salement pour dégager le plateau. Jamais vu autant de roadies. Vous rembobinent des kilomètres de fil en un tour de main, vous transportent le matos comme les malfrats vous entassent les valises bourrées de billet dans le coffre de leur voiture, vous installent les retours au centimètre près, effectuent un ultime check-point quasi-silencieux pour la sono, tout est prêt ne manquent plus que les Pogo qui se font attendre...

POGO CAR CRASH CONTROL

We want the rock, and we want it now ! Les Pogo ont tout compris. Nous donnent tout, et tout de suite. D'entrée. Et de sortie. Question Grèce antique, ils se sont contentés de piquer deux concepts à Aristote. Pas les moindres. Les deux principaux. Celui du départ et celui de l'arrivée. Energeia et catharsis. Tout le reste n'est que du blabla littéraire. L'énergie et l'extase. Le fouet et la jouissance. Si vous voulez davantage c'est que vous n'êtes pas morts à Eleusis. Relisez Le Puits et le Pendule d'Edgar Poe. Mais après cette introduction théorique, passons à la praxis.

D'abord – faites attention parce qu'il n'y a pas d'après – le son. Une terreur phonique qui s'abat sur vous, une onde cataclysmique qui vous étreint et vous tord dans tous les sens. Pogo joue depuis une seconde et déjà ils ont tout donné. Du condensé. Vous n'en n'aurez jamais plus. Vous n'en aurez jamais moins. Atome initial et terminal. Entre temps, trou noir et vortex maléfique. La terre n'existe plus, les Pogo l'ont annihilée. Le temps de vous rendre compte qu'ils ne sont que quatre. Lola Frichet, the only gal. Toute seule, l'ouvre de grands yeux étonnés de petite fille à qui l'on refuse un dix-septième sucre dans son café-au-lait matinal, et qui vient brutalement de comprendre que l'on ne pactise pas avec le monde, qu'il faut le détruire, irrémédiablement. Surtout pas pour le remplacer par un autre. Alors elle se permet de hâter le processus, frappe du poing sur sa basse et l'on a l'impression que tout en bas Cerbère aboie de toutes ses forces de ses trois gueules sanguinolentes. Avertissements sans frais qui fait chaud au cœur. Parfois elle se plante devant Louis Pernot, le provoque, pour qu'il batte plus vite, pour que la fournaise rougeoyante qu'il dégage se transforme en éruption volcanique. L'a les bras qui batifolent dans tous les sens Louis, une pile au radium, torse nu et musclé comme un éphèbe grec, un hoplite spartiate dans toute la splendeur dangereuse de sa beauté, une machine à tuer, un massacreur transphonique, il est la force irradiante des Pogo, la forge des épées fatidiques. Ces épingles cruelles que l'Aphrodite de Pierre Louÿs enfonçaient dans le sein de sa servante. Simon Péchinot n'hésite pas à se hisser sur la grosse caisse de Louis, en statue du Commandeur qui s'en vient ramoner nos âmes. Sinon Simon officie à sa guitare. Etoffe le son. Pousse la sourdine dans le rouge. Glisse de la tonitruance. La fosse aux serpents à lui tout seul. Partisan du riff dangereux, la longue dague qui s'enfonce en vous, vous traverse de part en part sans même que vous vous en soyez aperçu. S'infiltre dans la forteresse par le conduit des égouts. Ne déboule pas en ami qui vous veut du bien. A peine est-il entré en scène qu'Olivier Pernot se débarrasse d'un fort coup de tête de son bonnet Be Ambitious. L'a dépassé cette étape. Mission accomplie. Boule de feu hirsute, surgie des espaces stellaires, secouée des spasmes de rage et de de colère, venue pour les chants de la désolation et de la rancœur revendiquée. Il ne chante pas, il vitupère, comme la couronne de vipères qui nimbe la trogne menaçante de la Gorgonne, il hurle les stances haineuses de Royaume de la Douleur, Hypothèse Mort, Crève, Déprime Hostile, le constat de la faillite de toute une civilisation.

Dans la salle c'est la chienlit, une sarabande folle emporte les corps et les esprits. Rien ne sert de pleurer. Joie nietzschéenne sans égal. Sans égards pour la tristesse d'un monde qu'il convient de fouler aux pieds, de piétiner, de réduire en néant dans une suprême exaltation sauvage. La musique des Pogo est un ouragan qui balaie les miasmes délétères des angoisses modernes. Elle est un cyclone festif qui souffle sans à-coups. Un tournoiement sans fin, l'on se cogne sans agressivité, les corps se cherchent et se trouvent comme ces nuages d'orages qui se rencontrent afin que la foudre puisse signifier le monde d'un éclair vengeur. Les Pogo sont venus, les Pogo sont partis. Un barrouf de ouf. Le rock'n'roll a triomphé.

Damie Chad.

TROYES / 20 01 – 2018

3B

BAR BEATRICE BERLOT

MIKE FANTOM AND THE BOP A-TONES

 

Fume c'est du Belge. C'est le programme du 3 B, ce soir. Une importation. Du grand Nord. Z'étaient déjà venus l'année dernière, z'avaient fait un tabac, alors dans la série un tiens vaut mieux que deux tu l'auras, ils reviennent. Béatrice Berlot n'est pas écossaise, mais question fantôme elle sait reconnaître les esprits frappeurs.

MIKE FANTOM

AND THE BOP-A-TONES

Un fantôme ? Inutile de crier au secours. Rien à voir avec une mystérieuse tache sanglante qui apparaît sur le mur de votre salle de bain, un géant, un vrai, bien en chair, visage éclairé d'un franc sourire, pour le moment il se cache, l'a beau s'être enroulé dans le rideau, il dépasse un peu. N'a pas de souci à se faire. Les Bop A-Tones assurent sans lui. Un de ces instrus – titré Fantomas Rock - qui vous trouent la peau encore plus sûrement que trois bastos de colt. Un sacré tireur à la guitare. Un impitoyable. Le genre de maniaque qui n'utilise que les munitions les plus précieuses. Sa marque de fabrique. Un bienfaiteur de l'humanité, vous truffe la cervelle avec des balles d'or fin – cela enrichit vos idées - du vingt-huit carats ciselé. Un artiste. Vous met au diapason tout de suite. Un roi de la gâchette. Précision et beauté du son. Velouté sixty et aileron white-rock de requin affamé. Additionné de surfin' sauvagement raffiné. Se nomme Patrick Ouchene, le genre de gars qui vous tient tout le plaisir du monde entre ses six cordes. N'est pas seul, derrière lui Pascal Lunari, barbichette satanique, regard de renard malicieux, le suit comme son ombre. Quand la guitare explose, il vous fracasse l'étrave d'un brise-glace sur la banquise, quand elle s'envole dans la brise matutinale il vous l'accompagne d'un rythme printanier pour mieux galoper à la tête d'une horde mongole, et sur le côté Bart Crauwels, armoire à glace débonnaire qui surplombe sa contrebasse comme un python des Rocheuses s'enroule autour d'un buffle, une pin-up fuselée tatouée sur son avant-bras, bastonne à tout rompre sans avoir l'air d'y penser. Mais voilà Michel Texier qui s'avance cérémonieusement, se plante sur le micro et tout de suite il nous fusille d'un Too Hot To Bop de la mort qui vous entraîne au pays magique du rockabilly. Sont comme cela, trois sets de quinze morceaux, du meilleur tonneau, de grande cuvée. Avec une facilité déconcertante, une évidence désespérante.

J'ai oublié de le dire mais Patrick Ouchene, est un teigneux. L'a le rock à fleur de peau. Le gars le plus gentil du monde entre deux morceaux, se repeigne, plaisante, rit, imite Dalida ou David Bowie, mais deux secondes plus tard, c'est la mue, la métamorphose, changement de registre, le rock'n'roll est une affaire trop sérieuse pour être laissé aux demi-sels, vous balance tout de suite du son de haute précision, aussi racé qu'une calandre de Cadillac, aussi griffu qu'une patte d'ours blanc que vous venez de déranger dans sa sieste sur son glaçon. En plus il chante, l'a tout ce qu'il faut l'urgence dans la voix, la fièvre au corps et cette plasticité émotionnelle qui vous transforme le moindre lyric en témoignage existentiel. Crauwels a les crocs. Ne le montre pas. Mais ça s'entend. Vous refile le swing sans rien dire, par en-dessous, la scansion et la vitesse à train d'enfer, parfois il se contente de slapper avec deux doigts, le gars qui vous frappe avec les deux bois du nunchaku pour mieux vous enchaîner par la suite, quand il arrête vous avez l'impression qu'il vous étrangle. Pendant ce temps je certifie que Lunari ne reste pas dans la lune, bosse comme un dromadaire et vous drosse comme un cachalot, l'a le beat insatiable, genre pendule que vous remontez une fois par siècle mais qui se permet tous les caprices du monde, hache le temps menu, ou vous le dilate à l'extrême. Applique la théorie du Big Band, une explosion initiale et toute la suite n'est que la résolution mathématique de ce grand tapage, l'a l'air de jouer tout seul, le copain qui ne vous refile jamais le ballon au foot, mais non au dernier moment il fait la passe à Ouchène qui vous riffe dans la lucarne, en plus ils en ricanent de plaisir de toutes leurs dents. Nos deux véroles connaissent leur rôle.

Je reviens sur Mike. Je vous ai fait attendre. Je n'y peux rien mais il m'énerve. L'est trop bon. Je suis jaloux. Avec lui tout paraît facile. Commence par vous expliquer l'origine du morceau – un max de compositions originales – et puis il se lance. Un peu obligé, parce que Patrick aime bien rentrer dans le vif du sujet pour voir si ses potes sont au taquet, et le Mike vous saisit le trapèze au vol sans même y prendre garde. Ensuite c'est la série des flip-flap arrière, des toboggan de la mort, des sauts de l'ange exterminateur, tout ce qui demande une attention vocale ultime, une précision au millionième de micron, il vous l'exécute avec l'indolence tranquille du gars qui jette une épluchure de banane dans la poubelle, I Bopped the Blues with Mary Lou, il lui en fait de toutes les couleurs, des vertes et des pas mûres, ou alors la petite Justine vaut mieux que je ne vous raconte pas tout ce qu'elle subit. Evidemment l'assistance n'en perd pas une miette auditive, tout le monde se trémousse comme dans une cabine collective de peep show stéréophonique. En plus il ne prend pas toute la galette et la fève pour lui tout seul, en distribue de gros morceaux à ses coéquipiers, des instrumentaux à la tord-boyaux, un Chicken Run brûlant, un Rawhide tout cru, un Jack The Ripper meurtrier, on un dernier Rumble de derrière les pavés, l'appelle Pascal au charbon, lui pique sa place à la batterie, et armé d'une électro-acoustique Pascal nous assène un The Rhythm Of The Train, un Molly Brown et en final un Pick A Bale of Cotton une scie musicale, particulièrement aiguisée et tranchante, qui nous emporte dans le Sud Profond, et qui plonge aux racines les plus traditionnelles du hillbilly. Guitar Breaker et Real Wild Child sont l'occasion parfaite pour Patrick pour vous donner une leçon de guitare inoubliable : sauvage contrôle et éreintement décapsulatoire. Ce mec là est capable de tout, de mener un train riffique d'enfer tout en prenant le temps de s'accorder longuement. Doit avoir cinq ou six doigts en plus que les autres. Termineront sur le Chicken Walk d'Hasil Adkins, vous plument le poulet jusqu'au trognon. Tout le monde aurait bien aimé en reprendre un morceau de plus, mais il faut savoir ne pas exagérer. Nous ont gavés de bonheur. Par les temps qui courent, est plutôt rare. Merci à eux.

Et à Fabien qui a assuré une sono impeccable, pas de la tarte de calibrer la claironnante guitare de Pascal Ouchene dans le 3 B ! Et à Béatrice qui nous annonce que le 7 avril 2018 nous aurons Crystal & Runnin' Wild, la fille d'un certain Ouchene Pascal. Bon sang ne saurait mentir.

Damie Chad

P. S. : trois groupes en deux jours. Lysistrata qui folâtre ( foalâtre serait plus explicatif ) dans l'envergure sonore, Pogo Car Crash Control qui cherche noise au rock'n'roll et Mike Fantom and the Bop A-Tones ( pas du tout atones ) mais qui se cantonnent dans un style que d'aucuns jugeraient dépassé. Les premiers sculptent l'ampleur du son, les deuxièmes expriment une rage et une hargne juvéniles qui sont au fondement du rock, et les troisièmes sont focalisés sur le rock d'avant. Merveilleuse amplitude du rock français si vous me permettez d'annexer la Belgique. After-pionniers, after-punk, after-metal pour faire vite. Et cette constatation que le rockabilly n'apparaît pas comme les parents pauvres du rock. Sans doute faudrait-il oser le concept de la définition du rock'n'roll en tant que bruit subtil chacun se plaçant sur l'un des deux versants... Aussi escarpés des deux côtés.

Damie Chad.

ROCKABILLY GENERATION NEWS N° 4

JANVIER – FEVRIER – MARS 2018

 

Superbe photographie de Crazy Cavan en couverture. Rockabilly Generation News prend sa vitesse de croisière trimestrielle. Le numéro 5 sortira au mois d'avril. S'affine et s'améliore à chaque parution. Cette livraison établit une parfait équilibre entre passé et présent, remémoration et actualité. Le rock'n'roll a la vie dure, cela fait septante piges que ça dure. Hommage au pionnier Fats Domino, qui dans les fifties et les sixties vendit plus de disques que nos légendes bien aimées, à l'exception d'Elvis, roi en toutes choses. Pour ceux qui savent écouter, il existe une filiation entre le phrasé décontracté du gros Fats et l'évidente facilité monstrueuse avec laquelle le King s'appropriait tout morceau qu'il daignait se mettre en bouche. Malheureuse actualité oblige la revue se termine sur un autre disparu : Johnny. Sous-titre, bien choisi : Un Phénomène Rock. Qui ne fait pas l'unanimité parmi les rockers. Mais à l'origine de l'implantation du rock'n'roll en notre pays, bien plus que les sinistres pantalonnades du trio Vian-Salvador-Legrand. Mais il est temps d'entrer dans le coeur de la livraison. Les Teddy Boys dont un article retrace la naissance du mouvement en Angleterre. Ceux qui ignorent leur Histoire se coupent de leur futur. Le rock'n'roll et le rockabilly doivent une fière chandelle aux Teddies, ont préservé cette musique, l'ont portée à bout de bras, l'ont transmise et se sont même permises de la faire évoluer. Certes il existe aussi un revival américain, beaucoup plus dispersé et dont on parle moins, mais en Europe ce sont bien les Teddies qui en furent le fer de lance, les Rockers restant obnubilés par les grands pionniers. Parler des Teddies sans évoquer Crazy Cavan relèverait de l'incongruité. Rockabilly Generation News nous offre la totale, présentation de la carrière du maître, interview inédite collationnée ( merci Bryan Kazh ) lors du concert de Toury, le 18 / 11 / 2017, chronique impartiale du concert, et présentation des Old Teds l'association qui organise les festivités rock'n'roll tourystiques. Profitons-en pour adresser notre salut à Texas, activiste émérite du mouvement Ted Hexagonal.

La terre arable du passé n'a de valeur que par les jeunes pousses qu'elle favorise : trois pages sont consacrées à Eddie Gazel qui se raconte, son premier groupe les Ol' Bry avec la présence tutélaire de Thierry Gazel ( que vous retrouvez tous les lundis à 18 h. 30 dans Try Rock & Roll sur www.radiolezart.fr ) son père et surtout Eddie and the Head Starts – prochainement de passage au 3 B, le 10 / 02 / 2018 – le nouveau combo qui marque les esprits partout où il passe. Reste encore les chroniques sur le festival Rock'n'Roll in Pleugueneuc et le Rockers Revival de Londres où les Spunyboys se permirent d'atomiser les anglais, juste avant Crazy Cavan and The Rhythm Rockers, impérial !

Rubriques disques, concerts, courrier dans lequel Vince Rogers nous fait part de la proximale sortie documentaire vidéo : The Real Rockin'Move Project, une hydre tentaculaire ( CD-romique et papier ) qui nous conte l'arrivée et le déploiement du rock'n'roll sur la côte d'Azur...

Un max de photos d'époques et de superbes photographies de Sergio Kazh, le tout sur papier glacé, pour quatre malheureux euros. Un collector dès sa sortie.

Damie Chad.

Editée par l'Association Rockabilly Generation News ( 7 hameau Saint-Eloi / 35 290 Saint-Méen-Le Grand ), 36 pages, 4 Euros + 3, 60 de frais de port pour 1 ou 2 numéros, offre abonnement 4 numéros : 20, 60 Euros, chèque à Lecoultre Maryse 1A Avenue du Canal 91 700 Ste Geneviève-des-bois ou paiement Paypal maryse.lecoutre@gmail.com. FB : Rockabilly Generation News. Excusez toutes ces données administratives mais the money ( that's what I want ) étant le nerf de la guerre et de la survie de toutes les revues... Et puis la collectionnite et l'archivage étant les moindres défauts des rockers, ne faites pas l'impasse sur ce numéro.

 

THOUSAND WATT BURN

( EP 1 * )

On les a vus sur stage voici un peu moins d'une quinzaine – vous savez ces concerts qui vous grignotent l'âme comme un cancer – nous ne tenons pas toujours nos promesses – les Dieux non plus – mais cette fois-ci c'est fissa !

 

My Darling : puissance, emphase et la voix qui explose, un volcan qui s'envole dans les airs, jet de lave brûlante, orchestration de foudre, et puis plus lointaine derrière un rideau de cendres avant le retour encore plus violent, susurre maintenant tandis que la guitare s'alanguit, mais bouffée d'orgueil tout de suite, et ce désir murmuré tout bas mais avec une franchise charnelle étonnante et tempête finale genre citron pressé à la Led Zeppe. Come to Me : orchestration tumultueuse, vocal en rush, l'on n'est pas loin du Dirigeable III, la voix se fond au background ce qui ne l'empêche pas de briser les verres sur la table. Finit par miauler comme une panthère, la batterie écrase tout et la guitare balaie les débris rageusement. She loves a girl : elle murmure mais vous avez l'impression qu'elle hurle, c'est d'ailleurs ce qu'elle se dépêche de faire, cavale lâchée en liberté après un mois d'écurie. Cymbales baffées, ponctuation rapide, guitare bolide, désir femelle envahit le monde. Panthères en folie. Fin brutale. Assouvissement terminal. Listen : l'on repart dans l'ampleur, la voix en écho et les boys qui ramonent dur. Veulent aussi leur part du gâteau. Alors ils enfournent sec, mais la diva ne se laisse pas distancer, les tient sous le chapiteau de sa robe, ils en sonnent les cloches tandis qu'elle psalmodie la fureur de vivre, renversent les riffs à grands coups de coeur rageurs mais elle vaticine comme le démon des fins ultimes. Ne lâchent pas le morceau? en rajoutent pour la submerger une bonne fois pour toute, la guitare avale le monde, la batterie le digère de coups reptatifs, croient-ils triompher l'avoir fait taire définitivement, non elle surgit comme une torpille et vous détruit le porte-avions en cinq secondes. Mortelles.

Superbe. L'enregistrement ne déçoit. Moins de réverbe sur la voix qu'en public. Z'ont chassé le hasard. Morceaux finement pensés, équilibre subtil entre la foudre instrumentale et l'épanouissement gravitationnel du vocal. Un groupe à suivre.

Damie Chad.

* Cet EP ne se présente pas sous la forme d'un artefact qui dans trois millénaires enchantera les archéologues. Pour écouter : cliquez sur thousandwattburn.bandcamp.com

17/01/2018

KR'TNT ! 357 : PINK FAIRIES / CLUB BOMBARDIER / THOUSAND WATT BURN / CRASH MIGHTY / AMERICAN DOG / ROGER KASPARIAN / HUGUES PANASSIé

KR'TNT !

KEEP ROCKIN' TILL NEXT TIME

LIVRAISON 357

A ROCKLIT PRODUCTION

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

18 / 01 / 2018

 

PINK FAIRIES / CLUB BOMBARDIER

THOUSAND WATT BURN / CRASH MIGHTY

AMERICAN DOG / ROGER KASPARIAN

HUGUES PANASSIé

TEXTE + PHOTOS SUR : http://chroniquesdepourpre.hautetfort.com/

 

Fairies tale

 

Comme leur nom l’indique, les Pink Fairies sont un conte de fées. Ils incarnent depuis plus de quarante ans la perfection du rock anglais, ce mélange de wasted elegance et de trash-power unique au monde. Avec les Hammersmith Gorillas, l’Edgar Broughton Band et les Pretties, il n’existe pas de groupe plus mythique en Angleterre.

Ce fantastique auteur qu’est Luke Haines résume bien les choses : «The Pink Fairies were born out of chaos : The Pink Fairies Motorcycle Gang And Drinking Club was in 1969 the worst fun you could have (...) Duncan Sunderson, Russell Hunter et Paul Rudolph sont bientôt rejoints par the former Tyrannosaurus Rex lunatic Steve Peregrin Took et l’ex-Tomorrow drummer and professional loose cannon Twink.» Ça sonne comme la description d’une lignée royale, pas vrai ? Quand Haines veut qualifier le Fairy style, il sort ses plus beaux effets : anarchy, smells and badass-as-fuck rock’n’roll. Les Fairies saisissent très vite l’importance vitale d’une double batterie : Russell Hunter et Twink jouent les locos. Pour Haines, «Do It» is stupendoulsly punk rock six years before time. On est en plein dans le proto-punk, les gars.

Ce groupe de vétérans qu’on croyait anéanti par les excès en tous genres est toujours alive and well, comme le révèle Naked Radio, un album/DVD qui vient tout juste de paraître. Dès «Golden Bid», on sent que ça va chauffer. Eh oui, c’est carrément joué aux accords de 1969 all across the USA, une vraie stoogerie. Le secret de leur vitalité, c’est la double batterie, c’est-à-dire Russell Hunter et George Butler. Larry Wallis ne fait plus partie de l’aventure, car il a perdu l’usage de ses mains. Le leadership revient à l’ancien bras droit de Mick Farren, Andy Colqhoun, qui chante et joue de la guitare. On trouve plus loin une autre stoogerie intitulée «Runnin’ Outa Road», montée sur une rythmique de rêve. On sent battre le cœur d’acier des Fairies. Ils tapent aussi dans le vieux jumping blues de Ladbroke Grove avec «The Hills Are Burning». Andy s’y comporte en vieux desperado et il a derrière lui la meilleure rythmique d’Angleterre. Andy sonne bien les cloches d’«I Walk Away», encore un cut battu comme plâtre - Freedom is mine/As I walk away/ In the sunshine - Et ils renouent avec le groove interlope de l’underground londonien dans «You Lied To Me». Duncan Sanderson y joue son dub des bas-fonds. Tiens, encore un cut bardé de son, «Midnite Crisis», véritable groove d’anticipation. Andy se met à jouer comme un diable et il enchaîne avec un autre heavy groove de Grove, «Stopped At The Border». Franchement, les Fairies s’amusent bien à déconner avec les vieux concepts. Andy joue le killer flash-man, il tire ses notes dans des éclairs de sonic attack. N’oublions pas que leur fonds de commerce est le boogie, aussi ne faut-il pas s’étonner de les voir s’embarquer dans «Down To The Wire», mais ils le font avec une extraordinaire énergie. C’est cousu de fil blanc mais joué jusqu’au bout de la nuit. Voilà ce que les Anglais appellent le kiss-ass boogie. Les Fairies rendent aussi hommage à Mick Farren avec «Skeleton Army» - The Ace of Spades is the marching song - On sent immédiatement la morsure de l’énormité à l’anglaise. C’est du stomp - The skeleton army is you and me - Et pouf Andy part en goguette sonique. Puis ils rendent un hommage définitif à Mick Farren dans «Mick» - A white Panther at the NME/ And the message is set us free/ Got a deviant strategy/ Poetry and anarchy/ On the side of you and me/ Old Bailey let us be/ Calling out hypocrisy/ In a world of LSD - Et Dieu créa non pas la femme mais Mick Farren. Pur jus fumant de mythologie.

Quant au DVD qui accompagne l’album, c’est une merveille. On retrouve les Fairies en répétition. Russell Hunter brille par son absence. George Butler bat ça seul. Andy mène le jeu et Sandy grisonne à peine. On voit aussi une promo-vidéo de «Golden Bid», cette fois avec les deux batteurs et Jaki Windmill qui fait désormais partie du groupe. On la voit s’énerver un peu. Le DVD propose aussi des interviews de Sandy, de Jaki et d’Andy. Pour Sandy, les choses n’ont pas changé : c’est toujours sex & drugs & rock’n’roll, the old shamanic hippie void. On retrouve le groupe sur scène au 100 Club pour un concert de rêve. Russel Hunter chante sur le premier cut, mais il revient heureusement derrière son kit pour une fulgurante version de «The Snake». Il semble toujours au bord de l’évanouissement. Les Fairies font une version exemplaire de «Do It» que Sandy prend au chant. Il chante aussi le vieux «Uncle Harry Last Freakout», histoire de boucler ce set magique. Quel drive fantastique ! Les Fairies soukent toujours aussi bien la médina.

La discographie des Fairies n’est pas très volumineuse, mais tout est très intéressant, notamment les trois premiers albums qui fondent leur dimension mythologique.

Never Never Land paraît en 1971 sous une pochette onirique certainement inspirée par l’univers de Tolkien : quatre lutins assis et peints de dos observent le ciel en fumant des spliffs. On a là la formation originale, Sandy, Russell Hunter, Paul Rudolph et Twink. Album infiniment attachant pour deux raisons : «Say You Love Me» et «Teenage Rebel». Paul attaque Say au big riffing de Grove, c’est un allumeur de furnace, un boogieman entreprenant. Les Fairies sortent un son idéal, le gros rock d’Angleterre et certainement le meilleur beat du temps d’avant. C’est sûr qu’en écoutant ça à l’époque, on devenait irrémédiablement élitiste. On appelait ça le London beat. «Teenage Rebel» préfigure aussi tout le rock anglais à venir, Paul y joue la carte du gras double et le London beat étend son empire sur les cervelles. On trouve aussi sur cet album les deux hits des Fairies : «Dot It» (que Sandy chante dans le concert du 100 Club, indétrônable, embarqué par les deux batteries) et «Uncle Harry’s Last Freakout», chanté au petit guttural de Grove, oh yeah. C’est en fait une belle virée de cosmic rock inside off, l’un de ces morceaux longs faits pour tripper. Paul Rudolph y tisse sa trame inter-galactique alors que sourd en des couches subterreanniques le beat de double stand. Voilà un son unique au monde, véritablement booglarized dans l’essence de la prescience. Pourtant, l’album fait flop. Sandy : «As a live act, we were the business, but as a studio act we were shit... no, not shit... we weren’t used to the studio.»

Puis Twink quitte le groupe. Les Fairies flippent : comment va-t-on écrire des chansons ? Ils vont appliquer la vieille théorie scientifique du chaos : du chaos naît la vie. Et Luke Haines ajoute : «What A Bunch Of Sweeties is either a sludged-out clueless Mandrax disaster, or a glorious rock’n’roll mess, the sound of three morons freaking out in a cosmic bin. I’d go for the latter.» (Sweeties est soit un désastre bourbeux occasionné par un bel abus de Mandrax, soit une glorieuse purée de rock enregistrée par trois freaks enfermés dans une poubelle cosmique. Je pencherais pour la glorieuse purée). What A Bunch Of Sweeties paraît l’année suivante avec sa pochette mythique : on y voit un tas de badges, de pilules et de petits objets : pipe à herbe, spliff, carte à jouer, étoile de shérif, etc. On note la présence de Trevor Burton des Move sur l’album (sur «Right On Fight On» et «Portobello Shuffle») (Rich Deakin indique que Burton avait deux problèmes : son ego et l’héro. Il voulait briller sur scène, ce qui ne plaisait pas aux autres et il dut rentrer chez lui à Birmingham - His heroin habit precipitated an early return to his native Birmingham out of concern for his health). Le «Right On Fight On» d’ouverture du bal sonne comme un coup de génie invétéré - Drriiinng ! Drriinng ! I want the Pink Fairies for a gig on Uranus ! - Et le Fairy répond : No way man ! Paul Rudolph embraye avec toute la heavyness du monde, il riffe comme un démon et va placer un peu plus loin l’un de ces solos de glougloutage en raid éclair dont il a le secret. Ils enchaînent avec le heavy shuffle d’un «Portobello Shuffle» violemment troussé au trash de Grove. Et Paul s’en va gicler sur la ligne de crête. Hallucinant spectacle ! Ils restent dans le sans-faute avec «Marylin» - Oh Marylin, won’t you carry in - riffé à la Rudolph et flingué par un solo de batterie. On leur pardonne difficilement ce suicide commercial, même si Paul fait un retour en force au sortir du fucking solo de batterie. On ne peut pas se lasser d’un tel riffeur. La B sonne aussi comme un rêve, et ce dès «Walk Don’t Run/ Middle Run». Paul roule sur un thème cousu de fil blanc, mais il l’enfarine, il ne se refuse aucune extravagance sonique, il bat les accords qu’on retrouvera dans le «Naked Girl» des Cramps et il finit par exploser son cosmos pour nous embarquer dans un spectaculaire délire de mad psyché. Russell Hunter relance indéfiniment, et ils vont droit à la déflagration finale. S’ensuit un «I Went Up I Went Down» digne du White Album, c’est du psychout so far-out d’obédience princière et chanté au gargouillis d’étranglement hallucinatoire, une véritable performance organique. Il y a du génie dans le glorious mess des Fairies, non seulement ça craque bien sous la dent, mais ça monte directement au cerveau. L’apanage des bonnes substances, dirons-nous. Paul revient au heavy riffing pour «X-Ray» et ils terminent l’album avec «I Saw Her Standing There», un fantastique coup de chapeau aux Beatles, version proto-punkoïde qui va rester pour beaucoup de musiciens anglais un véritable modèle. On note l’extraordinaire aisance de la prestance, nous voilà grâce aux Fairies au royaume des cieux, c’est là très exactement que se joue le destin du rock anglais. Il lui faut du gras et de la dégaine, du bordel et de l’intentionnalité, et de quoi altérer les sens qui n’attendent que ça. Ramené de Londres en 1972, What A Bunch Of Sweeties est resté l’un de mes all times favorites.

Paul Rudolph quitte le groupe et Larry Wallis arrive. Tout le monde connaît l’anecdote : Larry demande aux deux autres :

— Alors les gars, on enregistre quoi ?

Les deux autres lui répondent qu’ils n’ont pas de chansons. Et ils ajoutent :

— T’as qu’à en composer !

Larry panique :

— Mais je n’ai jamais composé de chansons !

— Do it !

Alors il do it et ça donne un nouvel album quasi-mythique : Kings Of Oblivion. Le titre est tiré de «The Bewlay Brothers» qu’on trouve sur Hunky Dory. Selon Luke Haines, tous les cuts de Larry Wallis sont punk as fuck - The Lazza-Russ ‘n’ Sandy Fairies line-up was a power trio supreme - Oui, c’est exactement ça, un power-trio suprême, c’est ce qu’on vit au Marquee à l’époque. Après ça, il n’était plus possible de s’intéresser aux groupes français. Les Fairies incarnaient l’essence même du rock. «City Kids» sonne comme un classique entre les classiques, monté sur l’extraordinaire bat russellien, heavy à souhait, bardé de relances, il joue comme une loco, il fonce à travers la nuit. À la limite, c’est lui Russell Hunter qui fait le show. Il double-gutte d’undergut. Alors Larry Wallis peut partir en solo. Ah qui dira la grandeur décadente de Rusell Hunter qu’on voit - sur le triptyque glissé dans la pochette - sous perfusion de bénédictine, avec un visage peint en vert. Cette photo en fit alors fantasmer plus d’un. Encore un hit avec «I Wish I Was A Girl». Cette fois, Sandy fait le show sur son manche de basse, il voyage en mélodie dans la trame d’un cut bâti pour durer. Ils partent à trois comme s’ils partaient à l’aventure et le Wallis part en Futana de solo gargouille. En B, les cuts auraient tendance à retomber comme des soufflés et il faut attendre «Chambermaid» pour renouer avec le cosmic boogie, et «Street Urchin’» pour renouer avec le classicisme. On retrouve l’esprit de «City Kids», le beat avantageux et la clarté du glam. Fantastique ! Ils sonnent comme d’admirables glamsters de baraque foraine. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on les vénère.

Mick Farren admirait Larry Wallis pour son côté trash : «Larry avait des pythons, des cobras et même un rattlesnake dans des gros aquariums, tout ça dans un appart minuscule. Il élevait des rats pour nourrir ses serpents. C’était un fucking nightmare. Quand il était rôti, il jouait avec ses serpents et on était sûrs qu’il allait crever.»

Le Live At The Roundhouse 1975 paru en 1982 est l’un des meilleurs albums live de tous les temps. Double batterie, Twink et Russell Hunter, Sandy sur Rickenbacker et deux killer flash-masters devant, Paul Rudolph et Larry Wallis. En fait, c’est la dernière fois que Paul Rudolph joue dans les Fairies. Et comme Larry Wallis commençait à jouer avec Motörhead, ça sentait la fin des haricots - If the Fairies were going to bow out, they were planning to do it in style (Oui ils comptaient finir en beauté) - Ils roulèrent des centaines de spliffs pour les jeter à la foule. Larry rappelle aussi dans une interview que Sandy, Russell et lui se sont goinfrés de pefedrine avant de monter sur scène - It makes you go mad. So Sandy, Russell and I took as much of that as we could get our hands on (la pefedrine rend fou aussi en ont-ils avalé autant qu’ils ont pu) - Quant à Paul Rudolph, il était arrivé à la Roundhouse en vélo avec une thermos de thé. Ce live saute à la gueule dès «City Kids» que Larry avait composé pour Kings Of Oblivion. Hello alright ? Si on aime le rock anglais, c’est là que ça se passe. Tu prends tout le proto-punk en pleine poire. Tu as là tout l’underground délinquant de Londres. Larry chante et Sandy fait du scooter sur son manche de basse. Ils enchaînent avec une version de «Waiting For The Man» de la pire espèce, claquée par les deux meilleurs trash-punksters d’Angleterre, Larry et Paul. Ils rendent un hommage dément au Velvet. Les Fairies développent une énergie qui leur est propre. Ils sont de toute évidence complètement défoncés. C’est la preuve par neuf qu’il faut jouer défoncé, c’est la clé du rock. S’ils étaient à jeun, ils ne développeraient pas une telle puissance. Ils jouent leur Velvet à outrance, ces mecs jouent à la vie à la mort, c’est saturé de son, au-delà du descriptible. Ils bouclent avec une reprise du «Going Down» de Don Nix, et en font une version heavy qui dépasse toute la démesure du monde. Ça prend des proportions terribles.

Comme Larry Wallis partageait son temps entre la reformation des Fairies et Motörhead, il se gavait d’amphètes : «I think the longest I ever stayed awake in my life was eleven days at Rockfield, and when you think about it now... God !» Onze jours sans dormir à Rockfield ! Et comme il ne mangeait pas, il avait un sacré look - I looked fantastic, my mother nearly had a nervous breakdown when she got to see me - En le voyant si joliment émacié, sa mère faillit bien s’évanouir. N’oublions pas que Larry est l’un des mecs les plus drôles d’Angleterre. Give The Anarchist A Cigarette grouille d’anecdotes hilarantes.

Big Beat fit paraître en 1984 l’excellent Previously Unreleased, une série de cuts inédits enregistrés par Larry, Sandy et George Butler. On retrouve la niaque épouvantable des Fairies dès «As Long As The Price Is Right». Pas de pire powerhouse que celle-ci. Larry vrille comme un beau diable. Ils restent dans le drive des enfers avec «Waiting For The Lightning To Strike». Ils jouent comme des démons. On ne peut pas faire l’impasse sur cet album. Ils restent dans la puissance des ténèbres pour «No Second Chance», encore un cut battu sans vergogne, battu si fort que les coups rebondissent. C’est extraordinairement bien mixé. Quand on écoute «Talk Of The Devil», on les sait capables de miracles.

Côté singles, il est chaudement recommandé d’écouter «Screwed Up» de Mick Farren, car Larry y screwe le beat à sa façon et le précipite dans le gouffre béant du néant psychédélique. Autre petite merveille fatidique : «Spoiling For A Fight», véritable furiosa del sol, c’est la b-side du single «Between The Lines». On a là du pur jus de combativité boogie. Wow, les Faires cherchent la cogne - Fight ! - Et Larry part en killer solo flash !

On a longtemps pris Kill ‘Em and Eat ‘Em paru en 1987 pour un mauvais album, et chaque fois qu’on le réécoute, ça reste un mauvais album. On y retrouve pourtant la fine fleur de la fine équipe : Larry, Andy, Sandy, Russell et Twink. Sur la pochette, Larry fait le con avec un masque de singe barbu et sa strato rouge. Dans les notes de pochette, Mick Farren raconte qu’un matin de gueule de bois, il est réveillé par un coup de fil qui lui annonce la reformation des Fairies. Oui c’est ça, et Attila revient avec les Huns, hein ? - Yeah and Attila is getting his Huns back together, répond-il - You gotta be kidding - Tu plaisantes, j’espère - And then I remembered, in rock’n’roll, anything is possible - Oui, Mick avait bien raison de dire que tout est possible dans le monde du rock. Et pouf, ils démarrent avec «Broken Statue», un vieux boogie composé par Mick. Larry le joue à la folie et c’est battu comme plâtre par la doublette mythique de Ladbroke Grove. Toute la niaque des Fairies re-surgit de l’eau du lac comme l’épée d’Excalibur. Mais sur cet album, les cuts restent bien ancrés dans le boogie. Larry fait pas mal de ravages, mais il manque l’étincelle qui met le feu aux poudres. «Undercover Of Confusion» sonne comme de la viande de reformation. Pur boogie aussi que ce «Taking LSD». On croirait entendre les Status Quo, ou pire encore, les Dire Straits. Pas plus putassier que ce boogie-ci. Ils font même un «White Girls On Amphetamines» insupportable de médiocrité et de non-présence. On croirait entendre les mauvais groupes français. Larry tente de sauver l’album avec «Seing Double». Il ressort des grosses ficelles, mais au fond, on ne lui demande pas de réinventer la poudre. Il faut rendre à Cesar Wallis ce qui appartient à Cesar Wallis. «Seing Double» est à peu près le seul cut sérieux de cet album.

N’oublions pas que la presse anglaise qualifiait les Fairies de groupe le plus bruyant, le plus chevelu et le plus drogué d’Angleterre. Rich Deakin revient longuement sur le druggy side. Il relate une vieille histoire datant du temps des Deviants : «Il était 6 h 30 du matin et on s’est tous retrouvés à Ladbroke Grove. On est montés dans le van. Il y avait un jukebox à l’intérieur du van. Tout le monde était là, Boss (le père spirituel des Fairies), les Deviants, les copines et toutes les drogues inimaginables. On commençait à rouler et deux flics nous arrêtèrent. Le premier demanda à Tony Wigens de lui présenter son permis et le deuxième alla vers l’arrière du van et ouvrit la portière. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur, referma la porte et dit à son collègue : «Come on let’s go. I don’t want to do this !» Rich ajoute que the sight so many freaks freaked the poor copper out. Oh il existe aussi une histoire marrante à base de LSD. Dans son autobio, Mick Farren rappelle qu’au festival de Weeley en 1971, toute la bande avait pris une dose de particulary strong green liquid LSD, fournie par le légendaire dealer John the Bog. Paul Rudolph confirme qu’il a joué tout le set au sol, sur le dos, because the acid was so strong.

C’est un roadie de Canned Heat qui initie les Fairies au crystal meth : «You want some ?» Sandy se souvient qu’après avoir testé la meth, il n’a pas dormi pendant trois jours. Il rappelle aussi qu’à l’époque les roadies faisaient énormément de trafic de dope, sans que les groupes fussent au courant. C’est un miracle qu’un groupe comme les Fairies n’ait pas fini au trou. Rich Deakin indique que dans les années soixante-dix, on consommait énormément de Mandrax à Ladbroke Grove. Les mandies étaient plus accessibles que l’héro, mais pouvaient se révéler dangereux mélangé à de l’alcool (Billy Murcia). Et puis bien sûr l’héro. Russell partagea un appartement avec Took - Took would do awful things in the bathroom, take smack and get pretty disgusting - Dans une interview, Russell Hunter indique qu’il ne put aller au premier festival de Mont-de-Marsan en 1976 à cause d’une infection au genou - The hazard of the junkie profession - et il réussit à décrocher en 1981, grâce à sa girlfriend qui venait de mourir d’une petite overdose.

Dans une interview accordée à John Robb, Captain Sensible rend l’hommage définitif : «They were the only raunchy British act. They were rough and ready, punk as anything at the time.» (Ils furent le seul grand groupe trash anglais, bien plus punk que ne le furent les punks). C’est vrai que les Fairies n’étaient pas du genre à vouloir se calmer. Lors d’une tournée allemande en 1981, ils s’ennuyaient tellement sur les autoroutes qu’ils buvaient comme des trous - Breakfast on the road consisted of Bloody Marys, lunch was apple schnapps and on their day off the band visited the Munich Beer Festival (Bloody Mary au réveil, Schnapps aux repas et fête de la bière pour la journée de relâche) - Et pour rester dans le chaos, la presse anglaise annonçait en 1989 que les ex-membres des Fairies allaient remonter chacun dans leur coin des moutures des Pink Fairies : Twink, Paul Rudoph, Larry Wallis et de leur côté le duo Russell/Sandy. Twink et Paul Rudolph n’allèrent nulle part et c’est bien sûr le duo Russell/Sandy qui continue aujourd’hui de sévir.

Le mot de la fin revient nécessairement à Mick Farren qui écrit, dans la préface de Keep It Together : «Un vers de Bob Dylan décrit cette aventure à la perfection (mais existe-t-il une seule ligne de Dylan qui ne décrive pas tout à la perfection ?) : ‘There was music in the cafés at night and revolution on the stairs.’ Dans un style plus direct, Larry Wallis disait à peu près la même chose : ‘Sleeping single, drinking double’ (dormir seul et boire deux fois plus).» Et comme toujours, la dernière phrase d’un texte de Mick Farren s’en va résonner pour l’éternité dans l’écho du temps : «Comme je l’ai dit, l’histoire que vous allez lire n’est ni celle d’un triomphe ni celle d’une tragédie. Elle s’efforce de raconter ce qui se passe quand on tente de rester dans le réel alors tout devient équivoque. Si on y réfléchit bien et qu’on va vraiment au fond de sa pensée, il devient évident que cet état d’esprit est l’essence même du rock - Which deep down, where the spirit survives, is what the hardest core of rock’n’roll is all about.»

Signé : Cazengler, pink féru

Pink Fairies. Never Never Land. Polydor 1971

Pink Fairies. What A Bunch Of Sweeties. Polydor 1972

Pink Fairies. Kings Of Oblivion. Polydor 1973

Pink Fairies. Live At The Roundhouse 1975. Big Beat 1982

Pink Fairies. Previously Unreleased. Big Beat 1984

Pink Fairies. Kill ‘Em and Eat ‘Em. Demon 1987

Pink Fairies. Naked Radio. Gonzo Music 2017

Rich Deakin. Keep It Together. Cosmic Boogie With The Deviants & The Pink Fairies. Headpress 2007

Luke Haines. I’m Mandies, fly me. Record Collector #456 - August 2016

De gauche à droite sur l’illusse : Paul, Twink, Russell & Sandy

MONTREUIL-SOUS-BOIS / 13 - 01 - 2018

LA COMEDIA

CLUB BOMBARDIER / THOUSAND WATT BURN

CRASH MIGTHTY

 

Je ne suis pas méchant, pouvez même marcher sur mes chaussures de daim bleu sans que j'éprouve le besoin de sortir ma bate de base-ball de sous le siège de la Teuf-teuf. Mais là, le gars y a mis du vice. L'avait quatre-vingt kilomètres rien que pour lui. Le choix absolu. De l'autoroute, des quatre voies, des aires de stationnements à n'en plus finir, des bateaux à garer des porte-avions... L'a fait exprès de tomber en panne juste sur les vingt mètres où la chaussée se rétrécit. Un vicieux. Une demi-heure d'attente, des centaines de voitures s'efforçant de le contourner sans l'effleurer, et lui pas gêné, ne lui serait même pas venu à l'idée de tenter l'impossible, gesticulait autour de sa chiotte comme si c'était la huitième merveille du monde, l'aurait pu avoir honte, bouter de dépit le feu à sa tire, renoncer à vivre et se suicider en un dernier sursaut d'honneur, je ne sais pas moi, mais au moins tenter de nous faire comprendre qu'il était désolé, qu'il regrettait, qu'il implorait notre pardon, qu'il ne recommencerait jamais, mais non, s'est même lâchement écarté lorsque pour l'aider un peu j'ai essayé de l'écraser sous les roues de la teuf-teuf, rien que pour lui apprendre à vivre et lui montrer que je déteste arriver en retard à un concert. Total quand je suis rentré dans la Comedia, c'était une tragédia, le Club Bombardier avait déjà pris son envol. Pas depuis longtemps certes, mais si vous tronçonnez un bout du reptile, si vous subtilisez la sonnette au serpent, que lui reste-t-il d'intégrité ?

 

CLUB BOMBARDIER

Sont en plein voyage. Ça bourdonne grave. Vitesse de croisière. Volent tous feux éteints. A basse altitude. Ça ronronne comme une menace. Silence de mort dans la salle. Ecoute aux aguets. Tri-réacteur : basse, batterie, guitare. Du lourd, du doom, son sans altérité, rayon spectral paralysateur. Toile de fond. Décor noir. Tentures feutrées. Plus un chanteur. A la voix hiératique. Evolue sur scène. Bouge avec aisance. En pure perte. Car l'on ne suit que les modulations. Gorge profonde, organe rugissant. Pas de cri. Une lame de fond, issue des profondeurs sous-marines d'une sensibilité exacerbée. La puissance et l'onde de choc. Paralysante. Vous capte et ne vous relâche plus. Vous garde prisionnier-volontaire. Sous le charme. Sous le choc. Lenteur fascinante. Récitatifs infinis. Mais l'avion vire de l'aile. S'extrait de l'engluement nuageux. Mission terminée. Lumière dans la salle. Trois secondes s'écoulent, le temps de passer le sas du retour à la réalité. Les lambeaux pays du rêve s'estompent sous le crépitement des applaudissements. Je n'ai assisté qu'aux quinze dernières minutes d'un set aux confins des ouates stellaires.

 

THOUSAND WATT BURN

Il y en une qui a tout compris, laisse bosser les boys. Ne sont que deux, les pauvres. Mais au fur et à mesure qu'ils assurent cela devient inquiétant. Le devant de la scène ressemble au tableau de bord d'un vaisseau interplanétaire, des boîtiers de toutes les couleurs et un entremêlement de fils électriques à ligoter un brontosaure, tout ça pour une guitare ! Mais ce n'est rien comparé à l'installation de la batterie, des cymbales comme s'il en pleuvait et un mélange hétéroclite d'objets qui se représente l'évolution technologique des trois derniers millénaires, de l'antique gong himalayen des temples perdus sur les pentes neigeuses escarpées à une espèce de couvercle de boîte à chaussures rouge et plat comme une limande rectangulaire, qui s'obstinera durant dix minutes à se murer dans un silence hostile chaque fois qu'on essaie de le mener à la baguette, et qui enfin condescendra à se transformer en une espèce de vibraphone émetteur d'ondes sonores chargées de vous froisser la membrane tympanique de vos oreilles étonnées. Mais ravies.

Elle nous apprend la patience. Le genre de fille sympathique sans qu'elle ait besoin d'ouvrir la bouche. Une présence. Qui en impose. Tranquille, une madone bienfaisante drapée en toute simplicité dans son ample robe noire. Le fait que le micro ne réponde pas à sa voix ne l'émeut guère. Elle tourne un bouton. La petite lumière verte devient bleue. C'est joli, mais très inefficace. A sa place vous attraperiez une crise de nerf, elle non. Reste plénitude zen. Nous rassure en nous faisant une démonstration de bol tibétin. Pas longtemps. Côté sono, l'on possède une solution pour chaque problème, l'on ouvre des valises de câbles électriques et hop l'on sort la rallonge miracle... N'ont pas encore joué une note, tout le monde est agglutiné autour d'eux, personne ne leur en veut, aucune impatience, à croire que le happening de l'attente fait partie du spectacle, une préparation mentale, un exercice spirituel.

Non, ce ne sont pas les derniers hippies de la mort de retour de Katmandou, la guitare déchire trop. Jamais bien longtemps, vous décortique un riff dynamite, genre attaque au couteau avec égorgement garanti, le temps de laisser la place à l'émulsion drumienne. Brutale. Le chat rit varie la mort des souris qui ne dansent plus même quand il n'est pas là. A eux deux, ils vous installent une ambiance, style Néron faisant rajouter des meubles de bois rares incrustés de gemmes précieuses dans l'incendie de la maison afin de doper le jeu des acteurs, mais il faut l'avouer sans elle ils ne seraient rien. Elle a fait un pas en arrière, elle a porté le micro à ses lèvres et la beauté envoûtante du chant apparaît. Un son bouffé de déformations hertziennes, un organe truffé d'électronique échoïfiante, mais il n'y a plus qu'elle, réverbérante, une voix de prêtresse apocalyptique, elle peut vous annoncer la fin du monde dans les douze secondes qui suivent qu'il vous semble que jamais message de paix aussi suave ne vous fût un jour délivré. Elle vous capte l'esprit. Une époustouflante et détonnante voix d'ulysséenne sirène, alors les deux gars jaloux comme des poux font l'usine. Le drumer balance l'orage, l'ouragan, l'aquilon et le cyclone, le guitar-hero vous scie et vous lamine de dards venimeux de porc-épic psychédélique, font tout ce qu'ils peuvent et même davantage, mais non, c'est elle la Diva, la Callas électrique, la walk-(on the wild side)-yrie wagnerienne de nos rêves les plus fous. N'ont pas dit leurs derniers mots les matelots, profitent d'un instant de calme, le batteur appuie sur une touche et hop retentit une invocation au Prince des Ténèbres, qui vous débite la kyrielle de tous les noms du Diable, de Shitane le bien-aimé à Asmodée le maudit, mais la voix puissante de la prêtresse kashmirique chevauche la tempête, et nous emporte au fin-fond des enfers brûlants. Là où elle ira nous irons, là où elle voudra nous voudrons, là où elle sera nous serons.

On n'en est pas encore revenus. Terminent sous une ovation. Nous ont subjugués. L'on se presse autour d'Elle. Eux ils ont trois tonnes de matériel à dégager. L'on aimerait rapporter de cette goethéenne vision walpurgienne une petite amulette démoniaque, voire un objet d'adoration des plus sulpicéennes, mais non ils n'ont rien à proposer, ni un vinyle, ni un CD, ni un single, ni un maxi à emporter bien au chaud serré sur notre cœur. Juste un quatre titres à écouter sur internet !

 

CRASH MIGHTY

Douche froide. Changement climatique brutal. Les rocks se suivent et ne se ressemblent pas. A première oreille le Crash Mighty n'opère pas dans la subtilité. Genre de plantigrade mal dégrossi qui ne gêne pas pour laisser des traces partout où il passe. Et fait mal. Droit devant, pas un seul regard en arrière. Trio de base, plus chanteuse. Un peu maigrichonne, pas plantureuse pour un gramme. L'air méchant et peu commode. Aboie dans le micro, à croire qu'elle est la première de la meute à courir après la harde des sangliers. Une tenace. S'accroche au vocal comme la cerise au bocal de moonshine. Les trois guys derrière ne valent guère mieux. Une section rythmique genre peloton d'exécution. Ne prennent même pas le temps de vous attacher au poteau. Vous tirent dessus à bout portant et une fois que vous êtes mort ils vérifient si les fusils étaient chargés. Guillaume est à la basse. Un conquérant. L'a résolu la problématique de la section rythmique. Joue en lead. Avec progression logarythmique. A chaque morceau, plus vite, plus fort, plus compliqué. Spécialisé dans les motifs difficiles. Broderie en 3 D. Vous refile le nom du comparse sur les caisses – genre clouteur de cercueil sans état d'âme – Fred Talbat, le mec qui talbasse les calebasses sérieux, s'amuse à compliquer la donne, vous bâtit des cathédrales sonores avec des clochers de dentelles pierreuses juste pour que Guillaume y entremêle ses guirlandes barbelées, vous vous dites qu'à trois ils font assez de bruit pour réveiller les sept Dormants d'Ephèse, mais non, z'ont un joker, le fameux Framy JB à la lead, trouve sans cesse un coin pour enfoncer un riff à l'endroit où vous n'auriez pas pensé. Crash Mighty, une mécanique implacable. Les brodequins d'acier du destin qui vous piétinent avec méthode, Crash ne recule jamais et Mighty avance toujours. Inéluctable. Sans surprise. Mais au bout de cinq morceaux vous êtes en manque, au bout de dix vous êtes addict, au dernier vous ressentez l'imminente cessation des hostilités comme une insulte personnelle, une injustice démocratique, un affront au genre humain, une décision gouvernementale insupportable, manquerait plus que l'univers cessât d'exister sans préavis, alors exceptionnellement pour que la soirée ne se termine pas en émeute, ils auront droit à un rappel. Et Dinny Sandret reprend le micro et nous azimute ses derniers aboiements sanguinaires de louve sauvage et derrière elle les trois chasseurs de scalps déterrent une fois de plus la hache de guerre du rock'n'roll !

Damie Chad.

 

*

  • Wouahh ! T'as rentré du métal ! Tiens, American Dog, ai-je dit, tu connais ?

  • Pas écouté, un lot de plus de quatre cents CD's ! Sont partis vite, il y avait même des truc de Metallica dont j'ignorais l'existence, un collectionneur, un gars méthodique, du tout neuf, enregistrait systématiquement sur bandes pour ne pas abîmer l'objet.

  • Et le gus s'est débarrassé de sa collection, du jour au lendemain !

  • Non, il est mort. C'est un de ses amis qui m'a apporté le tout.

  • Ah, bon... parfois les mots en disent moins que ce que vous ressentez...

     

J'ai pris le chien américain, un peu comme vous recueillez un chat perdu en vous disant que le maître désolé serait heureux de le savoir à l'abri, au chaud, sur votre canapé. Je l'ai écouté avec cette étrange impression de réceptionner un témoin tendu par la main d'une ombre indistincte là-bas, depuis l'autre rive du fleuve...

 

SCARS-N-BARS

AMERICAN DOG

( Outlaws Records / 2005 )

 

Keith Pickens : batterie, choeurs / Steve Theado : guitare, choeurs / Mickael Hannon : chant, basse.

 

Workin' man : n'ont pas inventé la poudre mais savent s'en servit. Une voix burnée et la musique qui va avec. Un hors d'oeuvre pour présenter les éléments de base. Que du bio, du nature, du hard rock de l'ancien temps comme l'on n'en fait plus. Pardon comme eux en ont gardé la recette. Faded : doivent être pressés de travailler car ils enchaînent comme des forçats. Pour des gars crevés supportent mieux que bien les cicatrices et les blessures de guerre, y rajoutent même comme en filigrane un parfum de mélodie comme pour vous démontrer qu'en mieux ce serait moins bien. Revendication charpentée du maso qui n'échangerait sa place pour rien au monde. Conviction : le genre de morceau qui emporte votre conviction dès la première seconde, une course à la trompe-la-mort comme une harde de mammouths en colère qui vous foncent dessus avec la ferme intention de vous réduire en flaque de sang, une guitare effrénée, un vocal incitateur, une basse pesante et une batterie qui vous emballe le tout avec le rictus démoniaque du boucher qui vous découpe en morceaux. Lucky 13 : bluesy, une guitare qui ratelle les feuilles mortes de votre blues et c'est parti pour la voiture balai, celle qui vous emmène à la décharge municipale. Une voix insidieuse, une guitare qui strille les oreilles, vous vous obstinez sur le 13, vous êtes courageux ! Vous en remettent une couche instrumentale de béton armé pour être sûr que vous ne changerez pas d'avis. Got You by a chain : solo de guitare pour débuter, le genre de poignard qui s'enfonce dans votre cœur lentement. D'accord, vous n'êtes pas pressé mais ça s'accélère méchant, à croire que le gars qui tient le micro est poursuivi par son percepteur, et ensuite c'est la course éperdue. Z'ont vraiment l'habitude de remettre le couvert deux fois. Vous croyez que c'était terminé, mais non ce n'était que le lever du rideau. Another lost weekend : le weekend est sûrement foutu puisqu'ils l'annoncent mais le morceau lui il est drôlement appétissant. Pourvu que mon prochain vendredi soir dégage une même ardeur, ah ces coups de basse qui vous ratiboise l'hypo(po)thalamus, le genre de distraction que vous ne manquerez rien pour rien. She ain't real pretty ( but she's all I've got ) : un riff d'une perfection absolue, minaude à la manière d'une silhouette de gerce qui danse sur fond de soleil couchant. Ça tressaute de tous les côtés, vous trouverez plus fort, plus méchant, plus efficace, plus tout ce que vous voulez, davantage hard, mais pas mieux. La légèreté de l'être. Burnin yesterday : passons aux choses sérieuses. Les pompiers font les meilleurs incendiaires. Une guitare qui file droit, un drumin' qui assomme les piétons sur le bord de la route pour leur éviter de se faire écraser, une basse qui plisse le goudron, et le délire continue sans fin, z'auraient pu marteler durant deux jours entiers que l'on ne s'en serait pas aperçu. Epoustouflant. Sunday buzz : une guitare dont la caisse traîne dans le delta, la voix qui moanise dans le lointain, méfiez-vous même lorsqu'ils se tortillent gentiment devant vous, l'on ne caresse pas le mignonitou petit crotale, la guitare vous pique de ces petits suçons qui se traduisent par des cloques rouges inquiétantes, un harmonica vient de temps en temps mettre le feu au marécage, juste pour vous montrer que le pire est toujours certain. Little Girl : cymbales feutrées et cordes déchirantes. Les filles ont toujours rendu les rockers mauvais – on n'a jamais compris mais dès qu'il y en a une qui pointe le bout de son nez les boys se sentent obligés de faire les cacous - celle-là elle doit avoir du chien, car nos cabots américains lui font le coup des rois de la jungle, la voix pisse sur tous les lampadaires qui passent, et tous trois remuent la queue d'une façon convaincante. Ten til two : cavalcade finale. Devaient avoir un rendez-vous après la prise car ils y vont fort et vite. Bien fait. Ne s'agit pas de salopéger le travail si bien commencé. Juste un petit festival de ce qu'ils savent faire. Ils en rajoutent à la fin, simplement pour vous prouver que les CD devraient avoir deux faces. Comme dans les films d'aventure, ils ont gardé la scène de l'apocalypse pour la fin de la bobine.

 

Non, ils n'ont pas inventé la poudre mais s'il vous plaît passez-moi la cartouchière. Les chiens américains savent mordre. Autant que ceux de l'enfer. Merci au rocker inconnu.

Damie Chad.

 

 

ROGER KASPARIAN

ARCHIVES INEDITES D’UN

PHOTOGRAPHE DES SIXTIES

( Introduction : PHILIPPE MANŒUVRE )

( Editions GRÜND / Septembre 2014 )

 

Déjà sorti depuis plus de trois ans. C’est le copain du Gibus qui me le refile sur son camion itinérant. L’a récupéré chez le soldeur - depuis belle lurette les éditeurs ne s’embêtent plus avec les stocks, la rotation rapide de la marchandise favorise la consommation, un des avatars les moins visibles de l’obsolescence programmée, la face obscure de ce qui nous est présenté comme le développement durable par les thuriféraires du marché… Me le faut qu’il m’assure, je le prends pour lui faire plaisir, je ne suis pas un amateur de photographies, je préfère les images. Kasparian, je connais depuis longtemps, c’était une de ses photos qui ornait le super 45 tours français des Animals avec les reprises de Boom-Boom de John Lee Hooker et de Roadrunner de Bo Diddley, une de mes portes d’entrée dans le rock ‘n’ roll à l’époque. In the sixties.

Bref le genre de bouquin qui ne fait pas plaisir. Facile de comprendre pourquoi : suffit de zieuter le portrait de Pete Townshend page 82, cette fragilité, cette gracilité de moineau des rues, le genre de gamin qui prend les jambes à son cou si vous froncez les sourcils dès que vous le voyez tourner autour de votre petite sœur. Remarquez qu’à l’époque j’aurais peut-être couru plus vite. C’est cela qui fait mal, car le Townshend aujourd’hui sur les clichés il a la tronche d’un grand-père. Alors vous vous dites que vous devez lui ressembler un peu…

Mais revenons à Kasparian, l’avait disparu des radars depuis belle lurette. L’a refait surface inopinément sur Rock & Folk voici trois années, un bel article, une expo photos à Paris, et la parution du book, en rafales. Philippe Manœuvre est au guindeau, c’est à lui que la copine d’un stagiaire à la revue montre sur son portable des photos inédites des Rolling Stones. Tout de suite c’est le branle-bas de combat, ça fuse dans la cambuse, ça barde dans la sainte-barbe. D’où les trois bordées des canons. Et une quatrième, Manœuvre devant le coffre au trésor du matelot Kasparian, n’en peut plus, se prend pour Howard Carter qui découvrit la tombe de Toutankhamon. L’en écrit une préface de vingt pages, et met son nom en premier sur la couverture du livre modestement titré en grosses lettres blanches éblouissantes : Philippe Manœuvre - Roger Kasparian.

Faut être juste, le prologue est assez bien mené, colle parfaitement au boulot entrepris par Kasparian durant la décennie prodigieuse, le rock et le yé-yé, les deux mamelles du rock français. Qui ne s’est jamais remis de cette tare congénitale. Muddy Waters qui s’y connaissait déclara que le bâtard du blues s’appelait rock ‘n’ roll, cet adorable fils de pute ne se priva pas pour engendrer à son tour un avorton national qui est autant notre calamité que notre fierté. Simple question de reconnaissance putative.

Kasparian est né en 1938. Sera photographe puisque son père l’est déjà. Possède une boutique à Montreuil. Faudra qu’il reprenne la suite en 1970, finie la folle jeunesse, faut nourrir la femme et le gosse, passera son temps à tirer des portraits de famille et les photos de mariage. Une autre vie. Pas celle de Rimbaud.

Portrait de l’artiste en jeune chien pressé ? Kasparian ne se présente pas en free lance mais en pigiste. Essaie d‘être sur un maximum de coups, suggère, propose, travaille à la commande, l’est connu dans le milieu, mitraille à tous vents, vend quelques clichés, garde le reste chez lui. Plus de dix mille conservés à la maison, entassés dans des boîtes en carton. Un défaut dans l’absence de cuirasse. Un unique sujet de prédilection : le rock ‘n’ roll. Une stratégie foireuse. Il eût fallu s’adjuger une place importante dans une revue de rock ‘n’ roll. N’y en avait pas des centaines. Pas plus de trois, et plutôt moins que plus. Disco-Revue, jeep de combat pour les purs et les durs, Salut Les Copains limousine grand public, Rock & Folk qui cherche ses marques et qui sera l’indétrônable Rolls Royce des seventies. Chacune possédant ses photographes attitrés peu disposés à laisser échapper leur pitance. Kasparian place ses photos un peu partout, certaines sont même retenues pour des pochettes de disques. Mais au total, au moment de franchir l’étroit goulot qui sépare le statut de l’amateur éclairé de celui du professionnel, l’ensemble de ses publications doit sonner un peu dispersé. L’a bien une opportunité. Qu’il refuse. Ne sera pas le photographe officiel de Claude François. Les rockers ricanent dans son dos et lui donnent raison.

Il est vrai que lorsque l’on a photographié les Beatles, les Rolling Stones et Gene Vincent, le recyclage doit s’avérer difficile. Mais la problématique est mal posée. N’importe quel pékin est aujourd’hui capable de tirer, vite fait, mal fait, n’importe quelle star qui passe à portée de son portable. Oui mais ce sont des stars. A l’époque de simples vedettes. Et celles qui ne l’étaient pas en 1960 sont devenues des légendes. L’on retrouve dans les courts commentaires de Kasparian qui présentent ses clichés, les mêmes réflexions que tiennent les participants de l’aventure de Salut Les Copains ( voir KR’TNT 355 du 04 / 01 / 2018 ) : la facilité d’aborder les artistes directement sans passer par le barrage des attachés de presse. Suffit d’aller les cueillir à leur descente du train ou de les attendre dans le hall de l’aéroport. Sont enchantés de rencontrer quelqu’un et acceptent souvent de se laisser piloter dans Paris. Kasparian n’a pas de mal à obtenir des photos de groupe et des portraits individuels. Idem pour les concerts, peut même sans encombre monter sur scène. Wanda Jackson est aux anges, elle pose devant les monuments, elle pourra prouver à ses amis américains qu’elle est bien venue en France…

Kasparian photographie du lourd : Jerry Lee Lewis, Chuck Berry, The Shirelles, Who, Kinks, Yardbirds, Animals, Them, Manfred Mann et tous les autres… L’a perdu les clichés de Vince Taylor, le guignon du rock ‘n’ roll a dû s’attacher à la personne de Vince dès le premier jour de sa naissance. Une photo de plus ou de moins ne changera pas le monde, elle peut par contre saisir l’image d’un état d’esprit. Dans l’intimité les visages des Beatles trahissent une franche naïveté, sont en demande du photographe, sur scène le groupe a un peu l’aspect de plantes vertes tout heureuses de se trouver là. Quand on pense que ces quatre gugusses vont dans quelques mois devenir à un niveau planétaire les gourous musicaux d’une génération, l’on a du mal à y croire. Les Stones eux quand ils posent devant l’objectif vous prennent l’air condescendant d’un poing fermé, rien que par sa manière de tenir sa cigarette Keith vous apprend l’arrogance, et les photos de Jagger au micro, Jim Morrison a dû chamaniquement s’en imprégner.

Passons rapidement sur les estrangers. Sautez la photo de Dion en cravate de commis-voyageur et celle de Little Eva, cela vous évitera de tomber amoureux. Pour les Yardbirds il manque le son. Manfred Mann à l’aise sur leurs solex. Déboulons sur les frenchies. Tout un chapitre sur Gainsbourg en 1963, laid comme un poux, intelligent comme une tique. Photos de Johnny, Kazparian est fan, avec Joey Greco et Bobbie Clarke ( une seule grosse caisse devant lui ), belle photo de la foule lors d’un concert gratuit à Robinson Village en 1966. Plus les autres, Danyel Gérad submergé par des gosses, un max de photos de Sylvie Vartan ( c’est fou le nombre de photographes qui ont été séduits par cette jeune fille ), un Chris Long comme un jour sans pain, Françoise Hardy qui fait la belle, Moustique très beau, Eddy Mitchell pas en sa meilleure période, Ronnie Bird prêt pour l’envol… plein d’autres, notamment les tableaux vivants savamment mis en scène par Hector et ses Médiators.

A dévorer sans fin. Attention la nostalgie est masturbatoire. Mais à quoi d’autre pourraient servir de belles photos ?

Damie Chad.

 

 

DOUZE ANNEES DE JAZZ

( 1927 - 1938 )

HUGUES PANASSIé

 

( Editions Corrêa / 1946 )

 

L’introduction du rock en notre douce France n’a pas été facile. Celle du jazz ( et du blues ) qui la précéda encore moins. Hugues Panassié n’en fut pas le pionnier, mais l’un des principaux protagonistes. Son nom fut souvent traîné dans la boue, sur la fin de sa vie l’on ricanait sourdement derrière son dos. L’avait eu le tort de proclamer qu’il n’aimait pas le Be-Bop, crime impardonnable pour ceux qui arrivaient après la bataille… Une de mes copines de fac l’avait bien connu. Elle avait habité près de chez lui. Et ce grand monsieur - c’est ainsi qu’elle l’appelait - lui avait ouvert bien des horizons, lui avait fait lire Proust alors qu’elle n’avait que treize ans. C’est ainsi que l’on grandit plus vite dans sa tête…

C’est en 1927 que tout jeune Hugues Panassié contracta le jazz. N’explique pas comment le microbe s’inocula dans ses veines. Par la petite porte. Celle du jazz blanc de Jack Hilton, l’orchestre à la mode. Une foucade d’adolescent dont il aurait dû se remettre facilement, mais il s’obstina à tel point que lors de ses seize ans son père dut se résoudre à lui offrir un saxophone. Un deuxième microbe celui de la poliomyélyte lui ayant tordu la jambe, la pratique de l’instrument et l’écoute assidue de disques étaient devenues les rares distractions envisageables. Avoir un saxophone c’est bien. En jouer, c’est mieux. Mais plus difficile. Le besoin d’un professeur s’avéra nécessaire. Son père ne mégota pas et dégota un des meilleurs saxophonistes français Dick Wagner. Lui refile les rudiments de base, lui fait connaître l’existence de Fletcher Henderson dont il se procure deux disques ( = quatre morceaux ). Le jeune Panassié est tout heureux, ne jure plus que par la supériorité saxophonéenne de Bix et de l’orchestre de Red Nichols. Les années suivantes le jeune Panassié fréquente les boîtes parisiennes qui présentent la crème des musiciens français, Philippe Brun, Maurice Chaillou, Ray Ventura… les plus aventureux jazzmen français ont entendu deux ou trois disques de Louis Armstrong, sans plus, car tout le monde sait que les meilleurs musiciens de jazz sont blancs.

En 1929, les Chicagoans passent à L’Ermitage Moscovite, pas question de rater ce qui apparaît à Panassié comme le nec le plus ultra du jazz américain. Tous des blancs, bien entendu puisqu’ils sont les meilleurs. Le jeune frenchie ne tarde pas à sympathiser avec un des saxophonistes Milton Mesirow… qui accepte de lui donner quelques leçons de saxophone. Un peu une cause perdue, mais Milton transmet quelque chose de bien plus important qu’une dextérité instrumentale au jeune impétrant impatient, lui permet de mieux comprendre le jazz. Mesirow surnommé Mezz Mezzrow - le lecteur de KR’TNT se rapportera à la livraison 106 du 12 / 07 / 2012 - ne doute pas que le jazz est avant tout une musique noire, il a participé à la naissance du jazz aux Etats-Unis et fut le premier blanc à se joindre aux formations noires, l’a même joué avec Louis Armstrong… Mesirow lui apprend à écouter le jazz, à séparer le bon grain de l’ivraie, se contente d’une moue dubitative silencieuse pour indiquer les mauvais disques, mais cela suffit pour que Panassié en tire les bonnes conclusions : le jazz blanc n’est qu’un ersatz, la hot music est noire.

Panassié pataugera encore quelque temps à entendre du jazz édulcoré, mais il s’affranchit à grand pas des préventions de son milieu. Aiguise son oreille en commandant des disques directement aux USA, ne rate plus aucune des formations noires qui passent par Paris, entre en amitié avec le trompettiste Muggsy Spanier et le violoniste Eddie South. Sait qu’il ne sera jamais un grand ( et même très moyen ) saxophoniste et que sa plume lui sera plus utile pour défendre bec et ongles ses artistes préférés. Du travail en perspective, André Suarès, Lucien Rebatet, Pierre Bost, traitent de très haut ces nègres discordants qui vous écorchent les oreilles. En juin 1930, Stéphane Mougin lance Jazz - Tango dont durant longtemps Panassié sera un des piliers. L’est devenu un connaisseur reconnu, les musiciens américains se refilent son adresse, l’a des entrées dans tous les établissements, ne rate jamais une répétition… Les rencontres se succèdent, Fats Waller, Duke Ellington, Louis Armstrong. Des pages éblouissantes et étonnantes. Scènes cocasses et émouvantes. Panassié entre dans l’intimité des grands hommes. N’oublie pas de les photographier, l’iconographie du bouquin est étonnante, tous les musiciens en costume impeccable, prenant la pose, flattés en leur fort intérieur de cette considération hommagiale que leur accorde les petits blancs. Pas tous, Hugues Panassié tire à boulets rouges sur Canetti qui s’est improvisé manager de la tournée européenne d’Armstrong et qui pense davantage à se remplir les poches qu’à la santé de sa vedette… Des passes virulentes s’en suivront entre le Melody Maker où Canetti, qui vient aussi de s’emparer de Jazz-Tango a ses entrées, et la nouvelle revue de Panassié, Jazz-Hot dont le premier numéro est paru en mars 1935.

C’est qu’entre temps en 1932 Hugues Panassié reçoit la visite de jeunes gens qui avaient fondé à Saint-Cloud le Jazz-Club Universitaire quelque peu déficitaire quant à son rayonnement… Le fragile cercle d’amateurs qui regroupe une douzaine de membres sera transformé en Hot-Club de France. Institution qui bénéficie aujourd’hui d’une aura prestigieuse mais qui ne prit son essor que lentement. Les antennes projetées en province ne dépassèrent jamais la dizaine de membres et il fallut plusieurs mois pour que le club atteignît Le chiffre symbolique de cent adhérents. Il était nécessaire de se lancer dans l‘action directe. Ce fut d‘abord une émission hebdomadaire sur Radio L. L. dont les retombées ne furent pas pharamineuses. L’étape suivante - celle de l’organisation de concerts s’imposait. Ce ne fut pas une sinécure, si le premier dans le sous-sol d’un magasin de disques s’avéra être un succès, la suite fut capricieuse. Le Hot Club présentait des artistes français et américains. Les seconds étaient bien meilleurs mais leurs horaires de travail dans les boîtes mordaient sur les heures de programmation. Devaient partir au plus tôt… ou n’arrivaient que très tard. Au bout de deux ans, ces soirées devinrent courues et il n’y eut plus besoin de jongler avec les heures de passage.

C’est au Boudon que Panassié entendit pour la première fois Django Reinhardt. Le Hot Club entra en ébullition. Enfin un jazzman français de la trempe des noirs américains. L’on ne pouvait rêver mieux ! Fallait organiser un concert – comprenez : pas une apparition dans un dancing - avec un public assis en situation d’écoute et non en train de danser - ce qui donnerait à Django une assise d’estime et de sérieux qui lui ouvrirait les portes d’un studio d’enregistrement. Le concert eu lieu le 2 décembre 1934 - comme par hasard la formation, avec Grapelly ( orthographe panassienne ) au violon, prit le nom de Quintette du Hot-Club de France - et Ultraphone enregistra quelques faces de Django. C’est en cette occasion que Django grava Dinah. Une première expérience studio qui intéressa vivement Hugues Panassié. Son influence grandissait. La parution de son livre Le Jazz Hot n’y était pas pour rien. Les critiques français lui reprochèrent d’avoir osé qualifier Armstrong de génie. Tout le monde sait qu’un nègre peut certes plus ou moins bien jouer de la trompette mais qu’il lui est ontologiquement impossible d’être génial puisqu’il est noir. En Amérique le livre traduit fut accueilli avec stupéfaction, comment était-il possible que le premier livre écrit sur le jazz l'ait été en France par un français !

Ironie de l’Histoire : lorsqu’ à la fin des années vingt Panassié s’initie au jazz hot déjà en Amérique le terme hot est remplacé par swing… Très logiquement le terme Swing s’imposera pour le nom de la marque de disques que Panassié décide de fonder. Car Panassié a finement négocié avec Ultraphone qui enregistrera dix-huit titres de Django, plus quatre autres pour Swing.

Hugues décrit quasiment titre par titre toutes les sessions d’enregistrement de Swing. Des ingénieurs du son peu motivés et les tâtonnements expérimentaux pour disposer les micros de telle façon que certains instruments ne couvrent pas les autres et que tous soient audibles. En fait on essaie de tirer les enseignements des ratés précédents… qui n’apparaissent vraiment qu’à la sortie du disque dans le commerce. Les musiciens se mettent rapidement d’accord et l’on enregistre la première cire. Parfois elle se révèlera être la meilleure. Mais si on veut l’écouter, l’exemplaire est totalement saccagé, il faut donc une nouvelle prise. Qui souvent n’est pas aussi bonne. Mais la première étant irrécupérable… Les musiciens improvisent en direct leurs chorus et souvent la fraîcheur du premier jet est supérieure. Une improvisation répétée est une véritable gageure. Pour éviter ce genre de désagrément Panassié prend l’habitude de demander aux musiciens de se lancer dans un blues, ils connaissent d’instinct si parfaitement le terreau de leur musique que souvent il n’est pas besoin de vérifier la qualité de la prise. De grands noms s’inscrivent au catalogue Swing, Coleman Hawkins, Dickie Wells, Sam Allen et bien sûr Django que tous les américains veulent sur leurs disques… Amener Django au studio à huit heures relève de la mission impossible. Le guitariste se couche généralement sur les six heures, le réveiller à sept exige un maximum de délicatesse, si l’on s’y prend en douceur, si le petit crème que l’on va chercher au plus proche café est assez crémeux ( et les croissants croustillants à souhait ) vous tenez le bon bout. Vous êtes à peu près sûr de ramener Django pour dix heures…

Le livre ne s’arrête pas le premier octobre 1938 par hasard. Les menaces de guerre dissuadent de nombreux jazzmen de visiter notre capitale. Puisque la montagne du jazz ne vient plus à lui, Panassié franchit la passerelle du paquebot qui l’emmènera à New York…

Livre passionnant. Deux cent quatre-vingts pages en petits caractères. Chaque folio fourmille de renseignements, pas le temps de s’ennuyer, Hugues Panassié use d’un style alerte qui nous entraîne sur les sentiers oubliés de l’implantation de la musique populaire américaine par chez nous. Pourfend sans vergogne les intellectuels qui à la fin des années trente, venue de la revue du Cotton Club lors de l’exposition Universelle de 1937 aidant, s’emparent du jazz pour l’expliciter en oubliant de le vivre…

Finissons sur une curiosité du 12 novembre 1937, une lecture du poète Pierre Reverdy avec Bill Coleman, Stéphane Grapelly et Joseph Reinhardt en accompagnement… une conjonction jazz-littérature qui se révèlera inaudible. Dommage. Mais qui confirme les littéraires recommandations d’Hugues Panassié quant à Marcel Proust …

Damie Chad.