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20/05/2015

KR'TNT ! ¤ 236. GORIES / HOT CHICKENS / EARL AND THE OVERTONES / BILLIE HOLIDAY /ERVIN TRAVIS NEWS

 

KR'TNT !

 

KEEP ROCKIN' TIL NEXT TIME

 

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LIVRAISON 236

 

A ROCK LIT PR ODUCTION

 

LITTERA.INCITATUS@GMAIL.COM

 

21 / 05 / 2015

 

 

GORIES / HOT CHIKENS / EARL AND THE OVERTONES /

BILLIE HOLIDAY / ERVIN TRAVIS NEWS

 

 

ERVIN TRAVIS NEWS

Toujours pas la grande forme pour Ervin. Ce sera long et cher. Peut-être faudrait-il relancer quelques concerts dont les bénéfices seraient versés à l'Association Lyme-Solidarité Ervin Travis. Les participations individuelles ne sont évidemment pas à exclure. Ervin nous a beaucoup donné durant de nombreuses années en ravivant la présence de Gene Vincent parmi nous. Qu'il en soit remercié en ces moments de combat contre la maladie serait un juste retour des flammes du rock and roll.

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BOURGES ( 18 ) - 16 / 05 / 15

 

COSMIC TRIP FESTIVAL

 

THE WILD 'N' CRAZY ROCK'N'ROLL FESTIVAL

 

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THE GORIES

 

FANTASMAGORIES

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Eh oui, on revient toujours aux Gories. Ce trio de Detroit pourrait se vanter d’avoir inventé le garage moderne, mais ce n’est pas leur genre. Ils se contentent de blaster. Tous les garagistes se souviennent du choc que produisit la parution de «Houserocking». On ne comprenait pas bien d’où sortait ce son réinventé. On se demandait même pourquoi le chanteur était noir. Mick Collins aura dû monter pas mal de coups fumants pour enfin s’imposer. Il est aux vingt dernières années ce que Jimi Hendrix fut aux seventies : un prodigieux réinventeur doublé d’un showman spectaculaire. «Thunderbird ESQ», c’est exactement la même chose que «Purple Haze» : l’un de ces hits bombastico qui font la légende du rock.

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Les trois albums des Gories font partie des grandes triplettes fatales de l’histoire du rock, au même titre que les trois albums des Stooges, les trois Velvet, les trois MC5 ou encore les trois Jimi Hendrix Experience. Dès qu’on pose l’aiguille sur «Houserocking», un truc nommé «Feral» nous saute à la gueule - You’re feral wouahhhh - Mick Collins traîne ça dans un jus de délinquance et s’arroge la couronne rouillée de roi du garage américain. Et toute la face A s’écroule comme un immeuble dans un délire de trash. On n’avait jamais rien revu de tel depuis les Sonics. Avec «I Think I Had It», Mick Collins nous plonge le museau dans la pire killerrerie de désossement inimaginable et c’est servi fumant avec des chœurs complètement déboîtés. Pire encore : il y colle un solo squelettique qui sonne comme une offense aux dieux de l’Olympe. Il détruit tout simplement le vieux mythe du solo de guitare. Avant Mick Collins, seuls les Godz (ESP) avaient eu l’idée saugrenue de s’attaquer à ce mythe. Puis il passe au sombre cannibalisme garage avec «Charm Bag». Mick chante ça dans l’ombre d’un recoin, soutenu par des chœurs à la con - Hey yeah yeah yeah - Les Gories n’en finissent plus de démantibuler tous les vieux plans garage pour les réinventer. Non seulement il fallait y penser et oser le faire, mais il faut surtout savoir le faire. Dès ce premier album, Mick Collins donnait un avant-goût de son génie déstructurateur. «Sovenreignty Flight» fait aussi partie des grands classiques goriques, car monté sur un beat hypnotic bien poundé par Peg. Un modèle du genre, probablement destiné aux jukes des Zoulous. On trouve deux reprises de Big Dix sur cet album mirobolant : «Hidden Charms» et «You’ll Be Mine». Mick Collins en fait du pâté swingué à la sauce de Detroit. C’est aussi sur ce disque qu’on trouve le cut le plus wild de l’histoire du garage : «Give Me Love». C’est tellement saturé de violence que le morceau se congestionne. Et nous aussi, d’ailleurs.

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Écouter les albums des Gories, c’est exactement la même chose que d’écouter les trois albums des Stooges : chaque cut envoie de l’oxygène au cerveau. Le second album «I Know You Fine But How You’re Doin’» parut d’abord sur New Rose, puis fut réédité par Tim Warren sur son label Crypt en 1994. C’est là qu’on trouve «Thunderbird ESQ», monté comme le «Boom Boom» de John Lee Hooker, mais Mick Collins rajoute une énorme couche de génie suspensif. C’est l’un des hits du XXe siècle, à la fois simple et dévastateur. On pressentait à travers ce cut toute la grandeur des Gories et leur écrasante supériorité. Quand on écoute «Detroit Breakdown», on note que Peg bat sec. Elle bat tout droit comme Moe Tucker, elle ne se casse pas la tête. L’autre hit du disque est «You Make It Move», fuzzé jusqu’au croupion et battu à la ramasserie déconstructiviste. Mick yeah-yeah-yeahte à la Gloria et tire tout ça vers le tribal buté, vers le bombage de bulbe. Quel beat, Bob ! Curieusement, les cuts que chante Dan Kroha sont nettement moins présents. Il devrait laisser le micro à Mick. C’est Mick qu’on va voir sur scène. Mick is the real deal. Tous ceux qui ont vu les Dirtbombs le savent. Autre monstruosité : «Let Your Daddy Ride». Mick bricole des tortillettes invétérées sur sa guitare pendant que Dan maille le cut avec la précision d’un métronome. Et ça donne une ambiance menaçante d’attentisme garage, un fleuron de la perdition. C’est là que les Gories inventent le garage moderne. Comme disait William Reid dans une interview au NME, pour sortir un hit, il suffit simplement d’avoir un peu d’imagination. Et sur «Smashed» Mick chante comme l’ami Jimi, c’est exactement le même timbre, mais il se veut plus menaçant et plus incontrôlable. Les Gories inventent même le néant du garage avec la reprise du «Ghostrider» de Suicide. Ils bouclent cet album indécent de classe avec «View From Here», un garage carnivore qui s’auto-dévore. Celui-ci, personne à part Mick Collins n’aurait jamais pensé à l’inventer, d’où l’intérêt d’écouter les albums de Gories. Son garage cannibale échappe à Dieu et au diable, c’est une sorte de stade ultime du garage. D’ailleurs, le solo de Mick finit par s’égarer, complètement paumé.

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C’est à Tim Warren que revint l’honneur de sortir le troisième album, «Outta Here». On y retrouvait tout ce qui nous avait chatouillé dans les deux premiers albums, ce trash detroitique trempé d’huile comme un vieux chiffon, qu’on retrouve dans «There But For The Grace Of God», le pire trash-garage qui se puisse imaginer, celui qu’on voit traîner au fond de la fosse à vidange avec des mégots et des vieux pansements. Mick tâte un peu de rockab avec son «Crawdad» - Hey crawdaddy ! - et «Stormy» préfigure les horreurs à venir de Blacktop. Il faut attendre la face B pour renouer avec le garage des damnés. Dan chante «Telepathic», mais le beat est tellement heavy que ça passe comme une lettre à la poste. Mick sauve cet album un peu plus faible que les précédents avec «Drowning», du pur trash trempé de désespoir - I’m drowning/ Somebody please/ Somebody save me/ Caus’ I’m drowning !

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On a vu arriver récemment dans les bacs un album live des Gories enregistré en 1988 : «The Shaw Tapes». On y trouve quelques reprises du type «Leaving Here» (vieux coucou repris par les Birds et Motörhead, et que chante Dan, dommage) et «Real Cool Time» des Stooges (les hurlements de Dan ne cachent pas la misère). Comme le son est pourri, on doit se contenter de plâtrées de bouillie infâme, type «Sovereignty Flight», «Thunderbird ESQ» ou encore «I Think I Had It».

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Les Gories jouaient au Cosmic Trip Festival de Bourges le deuxième soir, pris en sandwich entre les Movie Star Junkies et Big Boss Man. Comme d’habitude, pas de roadies pour les Gories. Mick et Dan viennent brancher les Stratos sur les Twin Reverb. Clic clac, direct. Ils ne passent pas une heure à exaspérer le public avec des petits réglages à la mormoille. Dan le pivert porte un T-shirt Flamin' Groovies et Mick l’un de ces T-shirts sac à patates dont il s’est fait une spécialité. Mick Collins ? L’anti-rock star - dans les apparences, mais rock star dans l’action - Peg vérifie la sonorisation de sa batterie minimaliste, un tom basse et une autre caisse. Rien au pied. Pas de cymbales à la mormoille. De toute façon, la mormoille n’intéresse pas les Gories. Ça ne peut pas les intéresser. Pourquoi ? Parce que. Peg joue tribal, elle n’a donc pas besoin de tout l’attirail. Dan porte le cheveu court et semble avoir rajeuni de vingt ans. Il paraît plus jeune qu’au temps béni des Demolition Doll Rods. Quant à Mick, c’est un énergumène toujours aussi haut et massif. Il ressemble encore un peu à un prof de gym d’université américaine et de plus en plus à un grand jazzman à l’ancienne, croisement de Monk et de Roland Kirk, à cause d’une barbe en jachère qui lui allonge le profil comme une presqu’île. Lorsqu’il part dans ses solos pétrificateurs de foules, sa tête est si mobile qu’elle devient un objet biscornu qui tournoie anarchiquement au sommet d’un buste renversé vers l’arrière. Mick Collins incarne le garage, de la même façon que Charlie Feathers incarnait l’esprit rockab.

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Sur scène, les Gories ont toujours veillé à rester très spéciaux. Ils sonnent tout simplement comme un groupe qui ne répète pas. Les incidents techniques font même partie du set. Pendant une heure, Mick Collins a joué avec un court-cicuit dans sa prise de jack et ce bruit atrocement parasite qu’aucun guitariste n’aurait pu tolérer, il a su l’intégrer dans la purée de son trash-beat. Ce genre d’incident aurait même plutôt tendance à les amuser. Quand Mick se débranche et se rebranche pour tenter d’éradiquer la friture, Dan et Peg continuent à jouer, imperturbables, comme si de rien n’était. Chez les Gories, pas de breaks techniques à la mormoille, avec le technicien barbu qui ramène une guitare propre. N’importe quel autre groupe s’arrêterait. Certainement pas les Gories. Tu veux voir du garage, camarade ? Tiens en voilà ! Et tu as de la chance, car en plus t’auras pas mieux ailleurs, sauf peut-être chez les Monsters. Ici, on parle de purée de garage, de binaire dévoyé, d’explosions orgasmiques et de solos déliquants, oui ces solos qui échappent à toutes les lois et à toutes les normes et qui sont l’antithèse des endormeurs professionnels de type Clapton.

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Les Gories ont un son qui ne peut pas intéresser les amateurs de préciosité et les coupeurs de cheveux en quatre. Mick Collins va au cœur du viscéral et c’est là que se situe son génie de garagiste. Quand il part en solo, il part physiquement. Son énorme carcasse vibre. On pense à Artaud ligoté sanglé sur un lit rodézien pendant les électro-chocs. On voit l’espèce de grosse cacahuète de son crâne tournoyer et arroser les alentours d’une pluie de gouttes se sueur. Il atteint une sorte de point de non-retour, un absolu de violence sonique qu’on croyait réservé à des gens comme Wayne Kramer ou Ron Asheton. C’est même encore pire puisqu’il transcende le vitriolique en claquant ses notes à coups rageurs de vibrato. On avait encore jamais vu une chose pareille. Dans une sorte de transe, il se rapproche de son Twin Reverb pour le défier. Comme l’ami Jimi, il continue de jouer ses notes au manche de la main gauche et lève son bras droit en l’air, comme s’il donnait le signal d’une charge de cavalerie. Puis il attrape la poignée de son ampli pour le secouer. Sur scène, Mick Collins est de plus en plus spectaculaire. On voit ses doigts immenses barrer le manche et bien sûr, on songe à Jimi Hendrix qui utilisait exactement la même technique de pincement de cordes, avec la même classe intrinsèque dans les cuisses et la même animalité de hanches. Mick Collins reste le blow fatal, la sauvagerie à deux pattes, l’archétype du trash, le wildman par excellence, le meilleur killer de sa génération, une bête qui n’en finira plus de nous fasciner. Avec ses lunettes à la Ray Charles, il passe Link Wray, Bo Didlley, John Lee Hooker, Thunderbird, Daddy Ride et tout le saint-frusquin trempé de sueur à la moulinette. Et il ne la ramène pas. Il s’en fout. Il joue. Thank you for bein’ there ! - Et il ajoute aussitôt - Thank you for staying !

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Signé : Cazengler, le gorikiki

 

Cosmic Trip Festival. The Wild’n’Crazy Rock’n’Roll Festival. Bourges (18). 16 mai 2015.

 

Gories. Houserockin’. Crypt Records 1994

 

Gories. I Know You Fine But How You’re Doin’. Crypt Records 1994

 

Gories. Outta Here. Crypt Records 1992

 

Gories. The Shaw Tapes. Live In Detroit 5/27/88. Third Man Records 2013

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LAGNY-SUR-MARNE - 15 / 05 / 2015

 

LOCAL DES LONERS

 

HOT CHICKENS

 

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Quand on est monté dans la teuf-teuf mobile, direction les Loners, pour la soirée Hot Chickens l'on ne s'attendait guère à assister à une représentation du Dialogue des Carmélites sur une musique de Francis Poulenc. Avec ces satanés Poulets Frits venus du Nord l'on entrevoyait dans nos pensées les plus aventureusement rationnelles la soirée plutôt comme une joyeuse farandole style Dansons la Carmagnole. L'on était pourtant loin du compte. Parking pratiquement vide, même pas le tonneau habituel enflammé devant l'entrée du local, cinq ou six silhouettes devant la porte. Que se passait-il ? L'on n'allait pas tarder à le savoir.

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J'éteignais le moteur de la teuf-teuf lorsque une voiture est venue se ranger à côté de la Teuf-Teuf. L'on aurait voulu le faire exprès que l'on n'y serait point arrivé, millimétrée à la fraction de seconde près, l'on a ouvert notre portière pour se retrouver face à face avec Billy et Nathalie rencontrés le samedi précédent au concert des Jallies la semaine précédente. Eclats de rire, salutations, embrassades, et puis c'est tout. Si, cinq heures plus tard, l'on est repartis après un dernier bisou, Billy et sa tribu vers Troyes et nous sur Provins.

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Pour le reste, ce n'est pas la peine. D'abord vous ne me croirez pas, ensuite c'est inracontable et enfin ce moment s'est glissé dans une de ces failles temporelles dans laquelle la réalité se métamorphose en délire dionysiaque. Tout cela de la faute des Hot Chikens. Puisque vous insistez, je vais vous révéler l'innommable. Une demi-heure plus tard c'était le grand cirque. La barrique qui crachait un feu de tous les diables, des Harley par dizaines, des carrosseries rutilantes ( mais non, teuf-teuf chérie et préférée, de vulgaires boîtes de conserves aux couleurs criardes ) et une impressionnante armée de blousons de bikers et de rockers, à croire que l'on tournait la scène de l'Armée des Morts dans Le Seigneur des Anneaux 3. La salle ne tarderait pas être pleine comme un huître, me suis faufilé devant la scène.

 

ACTE 1

 

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Très cool au début. Thierry Sellier s'en est venu le premier cajoler sa batterie, très vite suivi par Hervé Loison en veste rouge qui s'est tout de suite préoccupé de brancher sa contrebasse pivoine écarlate. N'en manquait plus qu'un. L'on a attendu pénardos, sages comme des images d'Epinal. Frémissement dans la foule. Pas d'affolement, mais l'on s'écarte précipitamment pour laisser passer le fauve. Parmi les blousons noirs l'on n'aperçoit qu'une haute stature de léopard qui se fraie son chemin. Pas de panique, ce n'est que Christophe Gillet enserré dans la magnifique étoffe de sa chemise au motif panthère-plus-rockabilly-que moi-tu-meurs qui rejoint ses acolytes.

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Les Hot Chickens ! Christophe plaque trois accords, entre deux roulements de tambour Thierry fait naviguer ses deux baguettes entre ses doigts avec l'aisance d'une majorette accomplie et c'est parti pour le rock and roll. Deux Gene Vincent ( vous ne payez pas le premier, et vous emportez le second gratuitement ), deux Eddie Cochran, puis du Buddy Holly et du Little Richard avec entre les deux packs, deux titres des Chikens. C'est là que l'on a compris que les Chikens étaient particulièrement speed. Motorcycle quelque chose, un truc à vous faire passer le Born To Be Wild des Steppenwolf pour une berceuse hémiplégique. N'imaginez pas qu'Hervé se contente de gazouiller vroum-vroum sur un ruban d'asphalte, question harmonie imitative il est du genre mégaphonique, l'avale presque son micro et il en ressort une sirène de pétrolier en flammes qui fonce droit sur le rivage. Avec Sellier qui pousse les turbines à fond – l'on entend le martèlement fou des bielles - et Christophe qui lance les gilets de sauvetage à la mer pour être sûr que personne n'en réchappera, notre intime conviction est faite, il n'y aura pas de survivants.

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Les Hot Chikens c'est un peu le poulailler en folie. Hervé ne trouve aucun perchoir à son goût. Les essaie tous en même temps, un pied sur la grosse caisse et l'autre dans l'échancrure de la contrebasse. Puis il s'accroche à sa big mama comme si elle était une danseuse de flamenco, finit par s'y vautrer dessus comme sur le divan du psychanalyste, la rejette par terre et décide de poser sa tête sur un des toms de la batterie. Thierry en profite pour varier les sonorités, un coup sur les drums et un second – comme si de rien n'y était - sur la tête du volatile effervescent. Le sang et la cervelle lui coulent par le trou des oreilles et se répandent sur le plancher, une aubaine pour ce guépard assoiffé de Christophe qui s'en vient lécher à coups de cordes râpeuses l'immonde flaque sanglante. Comme dirait Jean-Luc Godard, la phrase précédente n'est pas une image juste, c'est juste une image.

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En plus il y manque le son. Ce qui est dommage, car les Chikens vous concassent le rock, vous le rendent à la fois convexe et concave, ce qui relève de la quadrature du cercle qu'ils réalisent parfaitement, un rock tordu de tous les côtés mais qui file droit devant sans demander son reste. Vince Taylor, Burnette, Chickens, passent tous à la moulinette, et ils vous les ressortent sous forme de gaufrettes. Détergentes et énergétiques. Comme je suis sympa, je vous donne la recette. Sont trois qui jouent ensemble, mais chacun dans son délire. Donc vous préparez trois cocotes-minute car c'est bien connu les Chikens apprécient particulièrement les cocotes. Feu violent sous les trois.

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Dans la première vous épluchez un kit de batterie, vous faites cuire à toute vapeur, pas besoin de rajouter ail ou épices, un Sellier suffit. Attention aux clapotis, c'est comme le homard ça se cuit vivant et ça remue méchant, tenez bon le couvercle par dessus, la bestiole va y frapper dessus durant des heures. Infatigable, connaît toutes les ruses, essaiera peut-être de vous apitoyer avec le toc-toc-toc du Petit Chaperon Rouge, ne lui ouvrez-pas car il se transformera en loup et c'est vous qui lui servirez de repas. Le Sellier est un animal redoutable. Tous ses coups sont mortels.

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Dans la deuxième marmite vous mijotez un Gillet. C'est un félin peu commode. Normalement ça se prépare comme un gigot d'agneau. Le plus dur c'est de le ficeler selon les règles de l'art. Six cordes, pas une de plus. Ne se laisse jamais faire, en avez-vous immobilisé cinq qu'il tire sur la sixième, retient les autres avec ses doigts nerveux pour montrer combien il n'est pas d'accord, - employez le terme idoine : ne dites pas il n'arrête pas de bouger, dites il jamesburtonise à la perfection. L'on n'amadoue pas un Gillet même s'il est doué d'un esprit taquin. Les meilleurs cuistots finissent par jouer et sauter à la corde avec lui. Comme quand ils étaient mômes durant les récréations. C'est un jeu auquel il gagne toujours. Passe le cordon derrière vous et vous étrangle.

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Dernière casserole. Avant toutes choses, procurez-vous un Loison. C'est un volatile particulièrement malfaisant. Il est inutile d'essayer de lui mettre du sel sur la queue car il se laisse attraper relativement facilement. Le Loison ne cuit qu'à gros flocons. C'est au moment de l'ébullition que la situation se complique. Le Loison sentant qu'il va mourir lance son chant du cygne. Les connaisseurs en apprécient la suavité rockandrollienne, les néophytes s'en lassent vite, c'est que le Loison chante durant des heures. Les rares marmitons qui ont survécu à la cuisson d'un Loison racontent que son chant harmonieux est un piège terrible. EN mélomanes charmés vous perdez toute prudence, et c'est alors qu'il se jette sur vous avec des grognements de rock and porc affamé. Sur ce, après ces doctes conseils culinaires, nous nous permettons de vous souhaiter bon appétit.

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Grosse crise de délirium sur scène. Mister Loison joue de la contrebasse les pieds en haut et la tête en bas. Se roule par terre, imite le poirier, pousse des grognements de verrat conduit à l'abattoir. Christophe Gillet est victime d'un étrange dédoublement de personnalité, parfois il lève la jambe droite très haut comme une danseuse classique sur le plateau de l'Opéra Garnier, parfois il file de méchants coups de savates tel Bruce Lee dans la Fureur du Dragon. Thierry Sellier n'arrête pas de rouler les mécaniques sur son kit drumique, du genre le prochain stoppeur sur le bord de la route, on l'écrase pour laver le pare-brise avec son sang. Dans la salle c'est la tension artérielle qui monte.

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Stop : moment de recueillement. Hommage à B. B. King. Ne faites pas cette figure d'enterrement. Pensez à la New Orleans, les obsèques s'y déroulaient sous forme de grands moments festifs. On y dansait, on y chantait, on y fanfarait à foison. Everyday I have the blues, mais pas ce soir, le mojo s'est emparé des Hot Chikens. Hervé sort son harmonica, l'enfourne dans sa bouche, le ravale, le suce comme un sucre, le recrache comme un piment rouge, mais il a de l'appétit puisque c'est au tour du micro de subir le même traitement. Dans la salle ce n'est pas vraiment le blues qui domine, l'on donne dans la transe chamanique et la possession vaudou. Encore deux ou trois morceaux et les Hot décrètent qu'il est temps de se rafraîchir le gosier. Tout le monde consent car ils promettent de revenir.

 

ACTE 2

 

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Pour beaucoup l'Acte 1 serait le concert de l'année. Celui qu'ils raconteront à leurs petits enfants qui ne les croiront pas – le pépé il débloque chaque fois qu'il parle de rock. Oui mais l'Acte 2 va pulvériser cette croyance. Encore une fois, le début est très cool, Thierry Sellier assis derrière sa batterie, devait ressembler à cela lors de la photo scolaire pour sa maman. Se penche en avant et extrait d'on ne sait trop où une petite boîte imitation peau de léopard ( le diable se cache dans les détails, ne l'oubliez pas ). L'en tire une magnifique paire de lunettes de soleil – nettement plus classe que les hublots noirs de de Ray Charles – désormais il ressemble à un acteur américain ! De série Z.

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Un peu de Burnette pour remettre les idées en place, et c'est parti pour le grand safari à Jurassic Park. Les Hot sont brûlants, en grande forme. En forme de quoi, me demanderez-vous ? Difficile à définir. Quelque chose qui doit ressembler à la onzième plaie d'Egypte que dans sa colère le Seigneur avait omis d'utiliser, et que les Hot Chickens ont dû récupérer sur un stand de brocante. Une espèce de bacille qui vous coagule le cerveau et vous fait accéder à des états de conscience interdits. Les Hot ne sont plus qu'une machine à rythme haletante et spasmodique qui fonce dans la nuit. Et l'on suit derrière tels des renards glapissants. Et devant Loison essaie de percer le plafond bétonné à grands coups de cul de contrebasse... Se lancent dans un deuxième hommage à B. B. ( pas fricotin ) le King de la guitare, et Christophe Gillet se plantera par deux fois sur le rebord de la scène, et nous montrera non pas tout ce qu'il sait faire – l'a de réserve – mais ce que nous, nous ne savons pas réaliser. Sa Lucile miaule bien plus férocement que celle des Stray Cats, à chaque note l'on dirait qu'il vous arrache une dent, la lance devant lui, n'a pas le temps de retomber qu'il jette déjà la suivante, et encore, et encore, et encore... acclamations sans fin...

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Hervé Loison, a enlevé sa chemise, se traîne par terre comme un gamin qui ne veut pas sortir de sous la table. C'est qu'il a un grand projet : veut sauver notre âme. Il y a du travail, mais il ne renâclera pas à la tache. S'y donne à fond. L'a foi en ses brothers et ses sisters rock. Semble avoir une légère préférence pour celles-ci. L'est vrai que depuis qu'il arbore la nudité de son torse musclé, elles se sont précipitées sur le devant de l'estrade et lèvent les bras vers lui aussi implorantes que les suppliantes d'Eschyle. Et voici qu'il leur tend la main et les fait monter sur scène, parvient à en caser dix sur la minuscule plate-forme. C'est donc cela, les Hot Chickens ? Un piège a filles ! Quelle triste moralité ! Mais non, ce n'était qu'une ruse, ce dont il a besoin, ce sont des hommes, de gaillards solides aux biscotos de fer et pas de fragiles péronnelles, en voici tout un groupe massé devant lui. Et Loison, fait le saut de l'ange et la cohorte de blousons lui fait visiter les locaux, tandis que Christophe et Thierry, troisiémés par un volontaire tout heureux qui a d'office été appelé pour tenir la contrebasse, mènent un boucan d'enfer.

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Coucou, le revoilou. Save Your Soul ! Et la salle reprend ! Dix fois, vingt fois, cent fois, Thierry saccade le rythme, Christophe tape sur ses cordes, Hervé noircit sa voix, Mister James Brown est avec nous. Save Your Soul ! Deux cents fois, trois cents fois, le rock retrouve ses radicelles noires, transportés par la transe et la féroce psalmodie des répétitions, un dimanche après-midi, au coeur d'une plantation près de Clarksdale. Ferveur religieuse des negro-spirituals d'antan... Nous aurions pu être tous sauvés, hélas chassez le naturel et le grand Cornu rapplique au galop. Mes très chers frères le Mal nichonne dans le corps endiablé des gentes demoiselles. Et comme il y en a une dizaine qui shakent et rattlent and rollent avec frénésie sur le piédestal... notamment Nikky la panthère dans son fourreau de soie, à qui Hervé fourre sa basse entre les mains, lui pose les doigts sur les cordes et elle se débrouille mieux que bien pour une première fois. D'ailleurs à la plus légère hésitation, l'on se précipite pour lui venir en aide... Loison se repaie une visite des locaux, manière de vérifier si c'est toujours aussi bien de voler de ses propres ailes sur les bras ascendants des spectateurs. Quand il revient, je préfère ne pas vous dire. Sachez toutefois que l'on est passé pas très loin de l'orgie romaine et des antiques saturnales...

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RETOUR

 

Dans la voiture Mister B ne tarit pas d'éloges sur Christophe Gillet et Thierry Sellier qu'il traite de sacrés musiciens. Entre mecs, on parle technique et feeling, Mister B épluche les deux sets, l'explique que derrière le délire, Loison et son gang cachent une superbe connaissance de l'histoire du rockabilly, et que... c'est à ce moment que la copine intervient, ô Jake Calypso – l'a pas encore compris la différence entre les Chickens et Jake – qu'est-ce qu'il est beau, quelle énergie, quelle classe, je l'adore ! ... L'est pas prête d'y retourner la prochaine fois.

 

Damie Chad.

( Superbes photos prises sur FB de Marcel Marcello )

 

 

 

TROYES - 16 / 05 / 2015

 

MIDWAY SHOOTER BAR

 

EARL & THE OVERTONES

 

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Depuis le temps que nous entendons parler du Midway, l'occasion était trop bonne. Les Overtones, french groupe mythique des nineties – à l'époque, dixit Mister B, n'étaient pas très nombreux, et c'était une référence – viennent de se reformer et commencent à tourner dans la région. Un petit moment qu'on les a dans le collimateur et que l'on cherchait l'occasion – celle qui fait les larrons – de les voir de près. Donc nous voici à Troyes, face au Midway. Très simple pour le trouver, rue parallèle aux 3 B, avec évidemment dans l'embrasure de la porte, devinez qui ? Pile ! vous avez trouvé, Billy et Isabelle. Il n'y a pas de hasard, rien que des rencontres.

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Le comptoir est au fond, l'orchestre bénéficie d'un assez vaste espace sur la gauche, un coin Deejay à droite juste en face, une avant-salle par-devant avec tables basses et banquettes profondes. Déco western, rebel rock, and rock'n'roll. Petits prix et grosses portions pour la restauration rapide.

 

PREMIERE PARTIE

 

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Grand, guitare rythmique en bandoulière, Earl possède la classe innée. Ne reste pas en place. Transporte son micro avec lui. Des mouvements de félins qui ne laissent pas indifférents. Se fige brusquement, la gratte à la main, puis revient au micro qu'il domine de toute sa hauteur. Freddy est à la guitare. Perpétuels regards lancés à David derrière ses futs. Micka est à la basse, solitaire, comme détaché du groupe. L'on nous avait promis du white rock hyper électrique et nous avons droit à du Bison Bop, du country rock teinté de rockabilly si vous préférez. Sympa, mais pas exaltant. Les vaches qui batifolent dans les près clôturés si vous voulez, mais perso je préfère quand les Comanches brûlent les fermes, abattent le bétail et poursuivent la diligence. C'est la fatalité qui va clore cet épisode, Freddy casse une corde et le temps qu'il opère le changement l'on migre sur la terrasse. Earl nous rejoint et bougonne qu'il ne peut pas passer son temps à refaire Blue Suede Shoes.

 

DEUXIEME PARTIE

 

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Bye bye les pâturages. La rumeur avait raison. Le set se white rockise à chaque morceau. Earl ne pioche pas dans la vitrine, file au fond du magasin dénicher des raretés sur Starday ou Decca, ces singles fabuleux que plus personne ne connaît. Enfin presque. L'on sent que depuis qu'il a quitté les Burning Dust, Earl a beaucoup écouté et farfouillé dans les mines d'or abandonnées du rockabilly, l'en ramène quelques lourdes pépites. Le tout c'est de les faire passer sans désarçonner le public. C'est pourtant facile. Je me comprends. Il suffit de s'y mettre et chaque fois que le combo se lance c'est parfait. Earl a tout ce qu'il faut, des déhanchements tayloriens, des jeux de micros très vincenal, et surtout cette souplesse elvisienne époustouflante. Le geste sûr et précis. Cette aisance, cette maîtrise et cette adéquation parfaite entre l'immobilité du corps et l'arrêt du chant. Et les trois shérifs derrière qui stoppent leur monture en plein galop, au moment où l'on s'y attend le moins. Et qui repartent à fond de train, six dixième de secondes plus tard. Reste tout de même un défaut. Trop de temps mort entre les titres, ces allées et venues, ces tournoiements à grandes enjambées, comme si Earl se parlait à lui-même, une espèce d'hésitante inquiétude, une transposition d'angoisse pratiquement métaphysique, et la machine repart, superbe, racée, jusqu'au prochain arrêt. Mais le guignon s'acharne sur Freddy qui casse une deuxième corde...

 

TROISIEME MOMENT

 

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Un peu plus hargneux. Earl se lâche et Freddy commence à se laisser aller à ses plus mauvais démons ( ce sont les meilleurs ). N'a pas écouté que Cliff Gallup, le Freddy peut s'aventurer où il veut, dans le heavy-metal comme dans le garage. Etrange mélange que cette obsession nostalgique d'une pureté rockabilesque perdue d'Earl et ce flirt très poussé de Freddy avec les dérives impures du rock and roll. Difficile de faire avancer un train sur des rails qui s'écartent sur la ligne d'horizon, mais se se rejoignent tous les deux sur la ligne de fuite du white rock des ados boutonneux des surfin' USA. Le Cindy Lou de Johnny Fay brandi comme un drapeau sur la ligne d'arrivée d'une course de hot rods. La voiture bleue carbure à l'énergie rockab et la rouge à la fureur électrique. Partent ensemble et arrivent ensemble. C'est la voix d'Earl qui cornaque la manœuvre. Bye-bye la tyrolienne, pas le temps d'étirer les sonorités, Earl avale la première syllabe des mots et bouffe la dernière, ce qui reste il le jette très vite, à peine sorti, déjà oublié, le chant comme une urgence. Et toujours ces postures lapidaires de toute beauté. Earl nous avertit qu'ils n'iront pas plus loin, mais comme tout le monde en redemande, ils resservent la soupe avec une telle abondance qu'ils reviennent aux premiers morceaux du répertoire...

 

QUATRIEME MOMENT

 

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Un dernier verre sur la terrasse, l'on échange déjà les poignées de mains du départ, lorsque Earl revient sur ses déclarations finales. L'on va vous en faire quatre autres. ( Vous multipliez par quatre. ). L'a-t-il senti qu'il manquait quelque chose, une espèce de déséquilibre dans le répertoire ? Et vlan, liste pionniers à tout berzingue, tous ces classiques auxquels il avait juré de ne plus toucher : That's All Right Mama, Jerry Lou, et toute la sainte famille. Bizarrement la salle se remplit de jeunes gens peignés à la mode fifties et l'ambiance exulte. Echange humoristique avec le public dont les intervenants n'ont pas la langue dans la poche, ce qui tombe bien car Earl a la répartie facile. Ça pétille de rire, de malice, et de complicité. A la bonne franquette du rock and roll. Finissent exsangues mais heureux parmi les rires et les applaudissements. Earl and the Overtones, un groupe qui monte en puissance.

 

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Damie Chad.

 

( Photos concert prises sur le FB Earl & the Overtones correspondent au concert donné au Club 931 de Chavin que nous saluons )

 

LADY IN SATIN

 

BILLIE HOLIDAY

 

PORTRAIT D'UNE DIVA PAR SES INTIMES

 

JULIA BLACKBURN

 

( RIVAGE ROUGE / Mars 2015 )

 

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2015, c'est le centenaire de la naissance de Billie Holiday, on s'agite un peu autour du cadavre, réédition avec les outakes de son avant-dernier disque Lady In Satin et Rivage Rouge en profite pour titrer sa traduction de With Billie de Julia Blackburn, comme par hasard : Lady In Satin. Saint Marketing, priez pour nous ! Pour Billie ce n'est pas la peine. De toutes les façons, sûr de sûr qu'elle est en enfer !

 

LE FANTÔME DE LINDA KUEHL

 

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Billie est morte en 1959, c'est en 1970 qu'une jeune journaliste amatrice de jazz décide de rassembler un maximum d'éléments – photos, disques, objets divers, papiers officiels et interviews - dans le but d'écrire par la suite une biographie de Billie. Linda Kuehl amasse un véritable trésor, cent cinquante entretiens avec des personnes qui ont côtoyé de près et même intimement Billie, amis, parents, amants, mari, musiciens, producteurs, policiers... Etrange personnalité que celle de Linda, l'est certain qu'au travers de Billie c'est elle-même qu'elle recherche. Mais cette entrée dans un monde chronologiquement proche mais en quelque sorte disparu après la tornade des sixties se révèlera très déstabilisante... En janvier 1977 après avoir assisté à un concert de Count Basie, elle monte dans sa chambre, rédige une lettre annonçant son suicide, s'assoit sur le rebord de la fenêtre et se lance dans le vide depuis le troisième étage... Difficile d'expliquer les motifs de cet acte qui n'appartiennent qu'à elle. Je ne pense pas qu'ils soient principalement dus à sa difficulté à transcrire et à mettre en forme les centaines d'heures de K7 réalisées, ni au fait que la dernière éditrice pressentie ne voyant venir rien de concret au bout de plusieurs années lui ait signifié qu'elle se retirait du projet... Plutôt à une insatisfaction profonde dont il faudrait rechercher les implications entre les composantes existentielles des morsures du sexe, de l'intellect et des paradis artificiels. Chair, esprit et rêve, trois chevaux fous qui emmêlent un peu trop souvent les rênes de l'attelage... Exit Linda Kuehl.

 

JULIA BLACKBURN

 

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C'est en 2005 que parut le livre de Julia Blackburn consacré à Billie Holiday. Née en 1948, écrivain, intéressée par la manière dont chacun – anonymes ou célébrités – fait face à ses propres problèmes, elle a notamment écrit deux biographies sur Napoléon le titan déchu et Goya enfoncé dans sa surdité... Ayant eu accès à la somme de documents réunis par Linda Kuelh, elle a tenté de rédiger à partir de leur contenu une biographie des plus classiques de Billie Holiday. Mais elle s'est retrouvée face aux difficultés qu'avait déjà affrontées Linda Kuehl. Les serpents vivants ne se laissent pas découper en tranches aussi facilement qu'une bûche de Noël. Chacun des témoignages recueillis est une entité en soi. Ne rentrent pas dans les cases. Alors elle a opté pour la seule solution qui s'imposait : les donner tels quels, les uns à la suite des autres.

 

Petits bémols, ne donne qu'une grosse trentaine des cent cinquante interviews, la plupart résumés. L'accès aux véritables paroles prononcées ne nous est que trop rarement accordé. Nous explique que les conversations sont remplies de redites et de contradictions ( qu'elle signale dans les notes ) et que leur transcription est pénible à lire. Les régimes sans sel et sans sucre sont bons pour la santé mais ce qui donne le goût à la nourriture ce sont bien le sel et le sucre... Espérons qu'un jour l'intégralité des documents sera mis en ligne sur le net. Chacun aura alors la possibilité de se faire sa propre idée. Toutefois, tel qu'il est, le livre est une merveille.

 

UNE MERVEILLE

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Qui n'est pas sans défauts inhérents à sa constitution. Ceux qui ne connaissent rien de Billie Holiday auront peut-être intérêt à lire une vie de la chanteuse car l'ouvrage souffre d'un manque cruel, donne la parole à ceux qui ont connu la chanteuse inconnue et à ceux qui ont rencontré la star, mais aucun des intervenants ne revient sur les moments où la chrysalide ignorée est devenue aux yeux de tous le papillon multicolore. Brutale transition, il suffit de tourner une page pour que le statut de Billie se soit métamorphosé. Certains répliqueront qu'ils ont déjà tout ce qu'il faut à la maison puisque depuis longtemps Lady Sings The Blues trône dans leur bibliothèque sur le rayon de leurs livres préférés. Pour le moment nous nous contenterons de rappeler que Billie n'aimait guère son autobiographie...

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Le book est une descente prodigieuse aux joyeux temps de la ségrégation, de la prohibition, et du maccarthysme. Les interlocuteurs de Linda ne sont pas des anges, ne sont pas tout blancs et sont pour la plupart recouverts d'étranges zones de noirceurs. N'ont pas toujours été réglos avec Billie, ou avec d'autres, réécrivent l'histoire à leur façon, la mémoire leur fait défaut, comme chacun de nous ils possèdent quelques cadavres dans leur placard, sont convaincus que tout ce qu'ils pourront dire pourra être retenu à leur encontre... mais malgré tous ces atermoiements possibles, de la première à la dernière ligne l'ensemble pue l'authenticité. Moins le parfum des roses satinées que les fragrances des égouts qui débordent. Et puis il y a Linda, avec son charme et sa féminité qui ne laissent pas les hommes insensibles.

 

MISERE NOIRE

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Si Billie avait été la seule petite fille noire à connaître la misère, cela aurait été regrettable mais pas dramatique. Mais Billie n'est qu'une pièce du puzzle. C'est tout le peuple noir qui est rejeté dans les marges de la société blanche. Pour chacun, un seul impératif : s'en sortir coûte que coûte. Quel que soit le moyen employé. Le travail très rare et excessivement mal payé, la débrouille, les combines, les trafics en tout genre, le vol, le banditisme, le crime, la prostitution, et autres frivolités du même acabit. La communauté noire est un panier de crabes. Les blancs sont inatteignables, détiennent la force, les règles du jeu et les cordons de la bourse. Le noir s'attaque d'abord aux noirs. L'entraide, la pitié, la solidarité, sont de belles idées mais avant de prendre soin des autres l'on pense d'abord à soi. N'y voyez ni bien, ni mal : ce sont-là des notions de deuxième nécessité.

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A la misère sociale s'ajoute l'indigence affective que l'on rencontre aussi dans le quart-monde blanc – voir le récit de dans White Trash Blues de Ron Hacker in KR'TNT 234 du 16 / 04 / 15 – Sadie la mère de la petite Eleanor n'a pas une fibre maternelle très développée, sa fille lui sera toute sa vie un fardeau même lorsque l'enfant prodige pourvoira à ses besoins. Le père, joueur de banjo, Clarence Holiday, disparaît très vite, plus tard lorsqu'elle le retrouvera, ils s'entendront bien ensemble. Professent la même philosophie hédoniste de la vie... Sera en partie élevée par une grand-mère éloignée à Baltimore. C'est dans le nord, mais la cité est profondément raciste, les dernières émeutes noires survenues en avril 2015 témoignent encore d'une mentalité blanche très rétrograde.

 

FILLE ET FEMME

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Violée à onze ans par un voisin, prostituée à quinze ans. Dans le bordel où travaille sa mère. Un parcours sans faute. De quoi vous étendre sur le divan d'un psychanalyste jusqu'à la fin de votre vie. Genre de plaisanterie que seuls se permettent les riches. Les évènements dépendent de l'importance qu'on leur accorde. Rien que de très normal dans le milieu où elle vit. Pour Billie c'est clair : elle a davantage de choses en tête que dans le cul. Il est inutile de s'arrêter aux petits détails de l'existence. Commence à chanter dans les bars. Une manière plus agréable de se faire de l'argent de poche. Nous sommes en 1930.

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Billie grandit et apprend la vie facile, les bars, l'alcool, l'herbe, les pourboires... tapine un peu, c'est elle qui choisit, plutôt des gus qui lui plaisent et avec des dollars plein les poches, autant joindre l'utile à l'agréable. Les goûts de Billie s'affirment, ne fait pas la fine bouche devant une copine mais ce qu'elle préfère, ceux sur qui elle jettera son dévolu, la gloire venue, ce sont les hommes, les vrais, les durs, les mecs, les macs, ceux qui préfèrent vous filer un oeil au beurre noir que vous offrir une rose. Ou alors uniquement les épines. Un peu, beaucoup, passionnément maso, Billie.

 

LADY DAY

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La célébrité arrive à partir de 1933, elle enregistre et chante avec Benny Goodman, Lester Young, Duke Ellington, Count Basie, Artie Show... le livre ne s'attarde guère sur l'aspect musical, s'intéresse plutôt aux rapports de Billie avec ses propres musiciens. C'est elle la patronne, une duchesse, tout le monde lui obéit, parce qu'elle le veut, parce que c'est Elle. Ne joue pas à la vierge effarouchée, se dénude entièrement dans les coulisses sans qu'aucun ne lui manque de respect. Pas bégueule, et généreuse. Donne de l'argent, offre des tournées gratuites, ne tient pas ses comptes, dépense sans compter... Une artiste accomplie.

 

STRANGE FRUIT

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Les clubs de New York se l'arrachent. L'avenir s'annonce paisible et serein. Mais si Billie s'amuse beaucoup, elle n'en jette pas moins un regard aigu sur la société dans laquelle elle évolue, blanche et raciste. Elle refuse le privilège dû à sa célébrité de dormir dans un hôtel réservé aux blancs si l'on n'accepte pas ses musiciens, elle insulte ceux qui la traitent de négresse, les frappe, les chasse, leur jette son verre à la figure, n'hésite pas à les menacer de les égorger, geste à l'appui, une bouteille brisée à la main... Elle sait se faire respecter. Elle est la première noire, le premier noir, à ne pas baisser les yeux, à revendiquer sa négritude sans mot d'excuse... Par sa violence, par son intransigeance, elle préfigure davantage les Black Panthers que Martin Luther King.

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Courageuse. Tous ses proches lui conseillent de ne pas enregistrer Strange Fruit, cet hymne qui dénonce ( très poétiquement ) le lynchage ne pourrait lui attirer que des ennuis. Nous sommes en 1939, et jusqu'à la fin de sa vie Billie inclura systématiquement le morceau dans tous ses tours de chant, dans tous ses concerts. Elle le paiera très cher.

 

FBI

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Jusqu'à Strange Fruit en 1939, Billie n'est qu'une artiste. Les autorités surveillent, mais laissent faire. L'est vrai que ces nègres qui chantent et jouent cette musique d'entertainment qu'est le jazz se débrouillent pas mal pour des singes savants. Autour des cabarets l'argent coule à flots. Il graisse bien des mains et ferme bien les yeux. L'alcool, la drogue, la prostitution qui gravitent autour sont une économie parallèle qui enrichit beaucoup de monde. L'on daigne supporter cette musique de sauvage qui semble être l'ingrédient essentiel nécessaire à la confection de la potion magique.

 

Mais avec Strange Fruit, Billie Holiday change de registre. On ne la range plus parmi les amuseurs publics. Elle devient une activiste. Aujourd'hui on la taxerait de terroriste. La police s'intéresse désormais à elle. Puisque l'on ne peut pas l'assassiner – cela provoquerait trop de scandale – l'on appliquera la méthode lente. L'on attendra même plusieurs années avant de resserrer la nasse...

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Suite à une perquisition des plus douteuses qui permet de découvrir des stupéfiants dans sa chambre d'hôtel, on lui retire sa carte de travail, celle qui lui permet de chanter dans les clubs de New York qui constituent l'essentiel de son gagne-pain. Mal défendue, elle sera en 1947 condamnée à un an de prison... Avec la bénédiction de J. Edgar Hoover, le patron très controversé du FBI...

 

LES DIX DERNIERES ANNEES

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Ne pouvant exercer à New York, Billie s'épuise dans d'interminables tournées au travers des USA... Fatigues, dépressions, Billie devient accro à l'héroïne, sans dédaigner la cocaïne et le LSD... Les hippies n'ont décidément rien inventé... Ses amants ne sont pas de la meilleure fréquentation, les milieux jazz et la pègre entretiennent d'étranges relations de voisinage : les uns gagnent de l'argent, les autres fournissent des produits... La police ne la lâche pas d'une semelle. Sans cesse dans le collimateur. Elle donnera beaucoup de monnaie pour éviter le pire... Bientôt il ne lui restera plus rien. Les contrats se font rares, les campagnes de presse salissent son image, lorsqu'elle publiera son autobiographie en 1956, le livre sera expurgé de nombreuses pages, les anciens amis dont elle évoque en toute franchise le souvenir s'empressent de demander – au vu du manuscrit obligeamment fourni par l'éditeur – la suppression de nombreux passages sous peine de futures poursuites. La Lady a intérêt a chanté un blues d'un bleu très pâlichon...

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L'enregistre encore quelques merveilles, donne aussi quelques concerts somptueux, mais le coeur n'y est plus. Bouffie, grossie, en manque perpétuel, le corps déglingué par ses multiples excès, elle n'est plus la grande Dame qu'elle fut... Lorsqu'elle s'effondre et qu'elle est admise à l'hôpital, la police envoie un de ses « amis » lui rendre visite et déposer très discrètement quelques grammes d'héroïne sous son oreiller... Elle aura l'honneur d'agoniser et de mourir avec un policier en faction devant la porte de sa chambre.

 

A LIRE

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Je ne vous ai présenté que le squelette du livre. Faut entendre les voix qui racontent les fragments de la vie de Billie, ceux - assez rares - qui l'ont aimée et tenté de la protéger, ceux qui l'ont admirée sans mot dire, et ceux qui ont profité d'elle sans pitié ni regrets, ni remords. Une belle leçon d'humanité !

 

Billie n'y apparaît pas comme une blanche colombe innocente. D'ailleurs elle aurait détesté cela. L'on devine une personnalité entière, une forte individualité, très sûre d'elle-même, qui ne regrette rien, qui assume ses errements, ses choix. N'en fait qu'à sa tête et ne rejette les fautes sur personne. Un exemple pour les rockers.

 

Damie Chad.